I


AU CŒUR DE LA MONTAGNE

LE MASSIF DES BORNES

Le massif des Bornes fait partie de ce que les géographes nomment Préalpes françaises du Nord.

Ses limites sont très faciles à dessiner. Comme ses voisins préalpins, ce massif semble se dresser, seul, au milieu de contrées d'altitudes inférieures.

Au nord-est, il est limité par la vallée de l'Arve. Cette longue cluse glaciaire, au fond quasiment plat, s'étire de Saint-Gervais-les-Bains à Annemasse. Cette véritable plaine facilite grandement la circulation, et c'est sur elle que se greffe une vallée transversale, parcourue par le torrent du Borne, permettant la pénétration à l'intérieur du massif.

Au sud-ouest, celui-ci tombe dans le lac d'Annecy ; qui remplit la cluse du même nom, mais les accès sont possibles, sans trop de difficultés, par le col de Bluffy, notamment.

Dans ces deux cas, la coupure est très nette. Par contre, au sud-est et au nord-ouest, les limites sont moins franches. Si les gorges de l'Arly et la vallée de la Chaise sont bien prononcées, au sud, le plateau mégevan ressemble davantage à un vaste vallon gazonné qu'à une véritable vallée, et l'accès au massif ne peut réellement se faire que par le col des Aravis, longuement enneigé.

Au nord-ouest, les derniers chaînons du massif, qui nous intéressent tout particulièrement, viennent s'enfoncer sous le plateau des Bornes, entre Annecy et La Roche-sur-Foron, et la limite entre montagne et colline est souvent une affaire de végétation.

Cet ensemble culmine à 2.752 mètres, à la Pointe Percée, qui se dresse au sud-est du massif. L'altitude moyenne est de 1.272 mètres. Ce qui permet une occupation agricole permanente.

Les Bornes sont pénétrées par des vallées, dont la colonne vertébrale est constituée par celle du Nom, descendant de Saint-Jean-de-Sixt à Thônes. Sur cette vallée, en relation avec la cluse annécienne, par le col de Bluffy, peu élevé, viennent se greffer plusieurs gorges ou vallées, facilement contrôlables par un petit groupe d'hommes.

Le massif est peu peuplé. Les montagnes ou les plateaux haut perchés sont presque vides. Par contre, les vallées possèdent plusieurs villages, édifiés aux carre-fours, comme Thônes, gros bourg agricole, Les Clefs et Saint-Jean-de-Sixt, ou dans les ombilics glaciaires cultivables, ainsi Petit-Bornand, Entremont, Le Grand-Bornand et La Clusaz, ou bien encore aux débouchés sur l'avant-pays, tels Thorons, Aviernoz, Nâves, Alex, Dingy et La Balme-de-Thuy. Manigod, dans la haute vallée du Fier, doit sa présence à une vallée élargie et bien exposée.

UNE TERRE SABLONNEUSE ET ROCAILLEUSE

Le Dictionnaire savoyard, de A. Constantin et J. Désormaux, publié en 1902, nous dit, à l'article glière, que ce mot appartient au français local et qu'il obéit aux règles de l'orthographe française. Après quoi, il ajoute :

Glière signifie terrain rocailleux et sablonneux...

Glière, en patois, glire, auquel correspond le vieux français glaire, au sens de terre graveleuse, est une dénomination rurale, qui s'applique toujours à des terrains rocailleux et sablonneux, avoisinant le plus souvent, mais non nécessairement, un cours d'eau... L'étymologie latine glarea, glaria (gros sable, gravier) est donc bien confirmée.

Glières ou glaires désignent une étendue de cailloux ou de graviers. Le pluriel ne s'impose pas ", écrit Jean-Yves Mariotte, dans l'Histoire des communes savoyardes, tome III.

Hubert Besset et Claudette Germi, dans un ouvrage récent (1991) intitulé Les Mots de la montagne autour du Atout-Blanc, confirment également cette signification, en parlant de terres à graviers.

Comme on peut le constater, le nom est au singulier, mais ici, il est employé au pluriel, et cela depuis fort longtemps.

La montagne de Glières est désignée, pour la première fois, dans un document de 1376. Pierre de Compey, seigneur de Thorens, sy trouve alors pour procéder à une concession en emphythéose aux hommes de l'abbaye d'Entremont, de pâquis (pâturages) et des eaux de la montagne du Loup, nous dit Jean-Yves Mariotte, dans l'ouvrage précédemment cité.

Sans remonter trop avant dans le temps, lisons le compte-rendu de la séance extraordinaire du 20 mai 1866, au cours de laquelle le maire de Petit-Bornand, Charles Burlaz, demande officiellement le rattachement de ce hameau de 338 hectares à sa commune.

Les habitants du hameau des Glières, alors rattaché à Thorens, ont demandé l'annexion de leur hameau à la commune du Petit-Bornand, avec l'accord des Thoranais.

Le conseil municipal ouï la lecture et, considérant que les habitants dit hameau des Glières ont fait partie jusqu'à présent de la commune de Petit-Bornand, soit dans le rapport du culte, soit dans le rapport civil, et qu'ils ont toujours été considérés comme faisant partie de la commune ;

considérant que ce hameau est plus proche du chef-lieu de la commune de Petit-Bornand que de celui de Thorens :

considérant que c'est au Petit-Bornand que les gens du hameau font leurs provisions de toutes espèces émet à l'unanimité son avis favorable pour l'annexion des habitants du hameau des Glières...

Et de fait, les 58 habitants du plateau des Glières sont rattachés officiellement, par arrêté préfectoral. Si Thoyens ne compte plus alors que 2.449 habitants, Petit-Bornand devient une grosse bourgade de 1.490 âmes.

Tout au long des documents parlant de ce hameau, le nom apparaît toujours au pluriel, ce qui tend à prouver que ce ne sont pas les cartographes français ou les historiens qui l'ont écrit au pluriel.

Ainsi, cette terre sablonneuse et rocailleuse est devenue un nom internationalement connu et synonyme d'héroïsme.

LE PLATEAU DES GLIÈRES

Un lecteur non averti réduirait probablement le plateau des Glières au vaste champ plus ou moins vallonné et herbeux qui s'étend entre les montagnes des Prêtes et des Auges. Or, il n'en est rien.

En réalité, pour cerner ce plateau historique, il faut le prendre dans son ensemble et ses limites sont aisées à définir.

À l'est, le torrent du Borne draine, vers le nord, des eaux tumultueuses, dans une suite de verrous et d'ombilics glaciaires. À l'ouest, c'est la large vallée du Fier, coincée entre le verrou de Morette et le défilé de Dingy-Saint-Clair, qui en dessine les contours.

Au sud-est, la vallée du Nom, dominée par le mont Lachat, descend de Saint-Jean à Thônes ; et au nord-ouest, le piémont de la région de Thorens n'excède pas 600 mètres d'altitude. De partout la montagne tombe à pic, rendant l'accès très difficile.

Sur le plan géologique, le plateau des Glières est partie intégrante du faisceau des plis externes du massif des Bornes (composés de calcaire urgonien), qui s'étire du Parmelan, à l'ouest, au Bargy, à l'est.

À y regarder d'un peu plus près, on découvre une suc-cession de chaînons orientés sud-ouest - nord-est, c'est-à-dire plus ou moins perpendiculairement au trafic aérien en provenance des îles Britanniques.

Les appareils découvrent tout d'abord d'immenses lapiaz, de la Tête du Parmelan (1 832 mètres) à la montagne de Sous-Dine (2.001 mètres), profondément entaillés par la combe sculptée par la Fillière, torrent impétueux.

Le second rang de chaînons est marqué, au sud-ouest, par la Tête à Turpin, 1.541 mètres, la montagne des Frêtes et le Grépon de Montoulivert (1.914 mètres).

La troisième ligne de crêtes est constituée des arêtes du Sappey (1.757 mètres), et de la montagne des Auges (1.822 mètres).

Enfin, au sud, s'étire le mont Lachat, qui culmine à 2.022 mètres.

Derrière les premiers chaînons, s'étalent des vallons, dont les plus vastes sont ceux de Champlaitier, le bien-nommé, et du plateau des Glières proprement dit.

L'altitude de ce dernier varie entre 1.425 mètres, au col, et 1.390 mètres, à l'Outan. Le P.C. des maquisards sera installé dans un chalet central, à l'altitude de 1.410 mètres.

L'ensemble du massif est très boisé, à l'exception de deux vallons de Champlaitier et des Glières, immenses alpages, d'autant plus gras que leur terre est le résultat de la décomposition des roches environnantes. Ces terres ont donné des marais, comme celui qui occupe le centre du plateau des Glières, ou ceux compris entre les Collets et les Lanches, au lieu dit les Mouilles.

Les accès à cette forteresse naturelle ne sont pas légion. D'abord, précisons, pour les jeunes générations, qu'aucune route bitumée ne permet de grimper sur le plateau, a fortiori de le traverser. Mieux, il n'existe aucun chemin carrossable pour un véhicule automobile.

Côté Thorens, la route empierrée s'arrête au hameau d'Usillon. De là, un mauvais chemin grimpe, par la Plagne, au col du Landron.

Vers le nord, un sentier monte par le col de l'Enclave et permet de déboucher également sur le chalet du Lanciron, une des sentinelles de Champlaitier. Un autre, plus au sud, le plus dangereux, escalade le Pas du Roc, avant de parvenir dans ce pâturage. Un quatrième, à travers la forêt, permet d'atteindre les Collets, première porte d'entrée du plateau.

Côté Petit-Bornand, un chemin, permettant le pas-sage d'une charrette à cheval, grimpe par l'Essen. Celui-ci, à la Louvatière, se sépare en deux. À droite, le chemin de la Combe monte directement à l'Outan, à travers une pente raide et boisée. À gauche, on grimpe par le Nant de Talavé. Au-delà des premiers chalets des Arvoux, le chemin se scinde à nouveau en deux et, à droite, on utilise le vallon des Arvoux pour parvenir sur le plateau.

Ce chemin de l'Essen, le plus souvent utilisé par les Borniands, est de construction récente. En 1927, le conseil municipal, présidé par François Merlin, décide sa construction et adjuge les travaux à André Macciotta. C'est finalement Vaglio, entrepreneur à Bonneville, qui achèvera les travaux du chemin vicinal ordinaire n° 9, sur une longueur de 1 290 mètres, en 1931.

En 1930, le ministère de l'Intérieur a refusé d'admettre, au titre du désenclavement, les travaux de rectification du chemin de Glières, parce que le village n'atteint pas cent habitants. Petit-Bornand insiste, mais l'administration centrale, en 1932, ajourne le financement du projet parce que ce chemin ne paraît desservir aucune agglomération et qu'il aboutit à un plateau où se trouve un certain nombre de fermes disséminées, regroupant une population de 61 habitants.

Le maire n'est pas content. Il redemande une aide de l'Etat, car il veut poursuivre le chemin jusque sur le plateau, et il fait remarquer que le recensement du 1er avril 1931 a accusé 96 habitants, pour la population des hameaux de Glières ; que la population du hameau de la Combe a atteint à elle seule 45 habitants : que c'est dans ce hameau que se situe l'école primaire fréquentée actuellement par 17 élèves, altitude de l'école : 1.500 mètres, que l'accès du plateau des Glières est actuellement très difficile puisque l'unique chemin muletier qui y conduit n'est pas carrossable, qu'il présente des déclivités atteignant 45 pour 100 ; qu'aucun ouvrage d'art sérieux ne permet l'écoulement des eaux : que sa largeur, très irrégulière, descend quelque fois à 1,20 mètre, que la commune, qui a déjà dépensé 177.065.56 francs pour un tronçon de 1.290 mètres, peut bien espérer quelques sous de Paris !

Quoi qu'il en soit, en 1939, rien n'est fait.

D'autre part, un sentier, grimpant vers Monthiévret, est accessible aux mulets.

Un peu plus au nord, à partir des hameaux de Beffay et Morat, deux sentiers, très scabreux, rejoignent les chalets de Balme.

Sur le versant nord, on peut grimper à Glières en utilisant un long sentier forestier montant de Mont-Piton et qui permet de se rendre aux chalets de Balme égale-ment. Il faut ensuite franchir le col de Freu (1.694 mètres), dominant les chalets de Tinnaz, et déboucher dans Champlaitier. Il reste encore à passer le col de Spée (1.668 mètres), pour redescendre sur le vallon de l'Outan.

Par le sud, il existe deux accès longs et fastidieux. Le premier part d'Entremont et grimpe aux chalets des Auges, ou au chalet de l'Ovine, dominant le col de la Buffaz. Le second nécessite une longue approche, à l'ouest du mont Lachat, pour arriver, également, au chalet de l'Ovine.

Face au sud-ouest, deux sentiers muletiers donnent accès au plateau. Le premier monte depuis Thuy-d'en-Haut, Le Sappey, et vient terminer, également, au chalet de l'Ovine. Le second, plus utilisé, grimpe par le Nant Debout et les chalets de la Rosière, pour déboucher dans la plaine de Dran.

Quoi qu'il en soit, l'approche est longue et il est relativement facile d'empêcher un ennemi d'approcher, à condition qu'il ne monte pas partout à la fois.

Répétons-le, il n'existe qu'un véritable chemin suffisamment large pour recevoir un charroi.

LA VIE SUR LE PLATEAU AVANT LA GUERRE

Plusieurs communes se partagent cette montagne, qui est également le lieu de confluence de trois cantons.

Cependant les communes les plus concernées restent Petit-Bornand, Thorens et La Balme-de-Thuy.

En effet, Petit-Bornand possède la majeure partie du plateau des Glières proprement dit, ainsi que le seul véritable chemin d'accès.

Thorens, à l'ouest, est surtout concerné par la cluse d'Usillon, l'immense plateau de Champlaitier et quelques fermes entre les Collets et les Lanches. La limite, sur le plateau entre les deux communes, passe exactement par le monument actuel.

Quant à La Balme-de-Thuy, c'est sur son territoire qu'est édifiée la chapelle de Dran.

Enfin, sur le pourtour, Entremont-en-Bornes, 465 habitants en 1936, Les Villards-sur-Thônes, 563 habitants, Dingy-Saint-Clair, 566 habitants, Nâves, 255 habitants, et Aviernoz, 406 habitants, sont également partie prenante, sans oublier Thônes, carrefour des vallées internes.

Thônes a vu sa population décroître depuis le XIXe siècle, et ne compte plus, à la veille de la guerre, que 2.512 habitants.

C'est une charmante petite ville, qui tient une place d'honneur parmi les séjours d'été, grâce à sa situation unique dans un décor merveilleux de verdure et de fraîcheur. Un guide touristique de 1938 nous dit :

" On se sent pris d'un charme particulier dès qu'on pénètre dans ce val, où la nature a pris plaisir à entourer Thônes d'un ravissant panorama : prairies illuminées par les radieuses corolles des fleurs alpestres, mousses et cascades, sous-bois d'où s'exhale l'arôme pénétrant des cyclamens pourprés, montagnes doucement arrondies et couvertes d'épaisses forêts de sapins...

Je doute fort que les réfractaires, la Milice et les troupes d'occupation soient venus par ici pour la beauté du paysage, mais, c'est un fait, le site enchanteur incite davantage à la méditation qu'à la guerre. Les hôtels sont relativement nombreux, et rappelons que le tramway n'a cessé de relier la ville à Annecy que depuis le printemps 1939.

Thorens, tout comme Thônes, est un gros bourg rural, chef-lieu de canton, de 1.520 habitants, pouvant vivre quasiment en autarcie. En effet, la plupart des corps de métiers y sont présents. Cependant ce village est davantage tourné vers l'agriculture et l'exploitation forestière que vers le tourisme, bien qu'il possède trois hôtels, dont l'un revêtira une grande importance, en mars 1944. Thorens a une population jeune, puisque moins d'un tiers de ses habitants sont électeurs. Notons également que cette commune de piémont accueille Serge-Henri Moreau, artiste peintre, qui a acquis le moulin des Noyers, datant de 1740, et qui nous gratifiera, en 1945, d'un émouvant témoignage, avec son livre, Thoreru, berceau du maquis.

Le Petit-Bornand, qui compte 1.225 habitants à la veille de la guerre, " étage, écrit l'abbé Truffy, dans l'avant-propos, à ses Mémoires du curé du maquis des Glières, parus en 1946, ses hameaux à flanc de montagne. de part et d'autre de la pittoresque vallée du Borine. qui s'y élargit en une sorte de cirque central ois l'on entre et d'où Con sort par deux étroits goulets... Ses habitants vivent surtout des produits de l'élevage, de la transformation du lait et de l'industrie du bois. L'été, de nombreux estivants y viennent goûter le calme apaisant, l'air tonifiant et la fraîcheur verdoyante de ses montagnes... "

M. le curé aurait pu ajouter qu'un marché hebdomadaire se tient tous les mercredis, à la belle saison, et qu'à partir de 1939, la mairie demande l'autorisation de l'ouvrir toute l'année, pour permettre la vente des sur-plus de l'agriculture vivrière locale.

En ce qui concerne le plateau des Glières, il faut absolument comprendre que cette montagne n'a jamais été déserte. " Le vaste plateau. ajoute Jean Truffy, a toujours fait partie du territoire du Petit-Bornand Les chalets construits sur ce haut-seuil par les Petit-Bornandins y ont abrité jusqu'à près de cent cinquante habitants et le hameau avait, jusqu'en 1937, une institutrice détachée. "

Lorsque la guerre éclate, ils sont vingt-six à habiter en permanence sur le plateau. Ils occupent huit chalets.

Au lieu dit les Collets, Sylvie Bonzi habite une ferme avec ses enfants, Lucien, Raymond et Ida.

De la Métralière, vaste bâtiment appartenant au comte Roussy de Sales, au vallon de la Combe, on rencontre plusieurs fermes, habitées en permanence.

À commencer par celle de Marcel Merlin, qui vit là avec sa femme, Célina. Puis, dans le chalet suivant habitent Marie Missillier, appelée " la Marie du Bosson ", et sa fille, Mélanie. Un peu plus loin encore, c'est la ferme de François et Joséphine Merlin et de leur fils, Louis. En avançant vers l'est, sur la gauche du sentier, Ernest Sonnerat, sa femme Alphonsine et leurs enfants Juliette et Raymond occupent une grosse ferme, que Tom Morel choisira comme P.C.

Sur le versant opposé, le long d'un chemin de terre qui grimpe de Chez-la-Jode, sont plantés trois chalets. Seul le plus aval est occupé en permanence, par Jean-Claude Merlin, dit Carni, et sa femme Hermine, qui hébergent également leur neveu, Alexis Rey. Ce chalet deviendra le cantonnement de la S.E.S. Les deux autres chalets appartiennent à une famille Sonnerat vivant à Thorens, et au comte de Sales. Le premier deviendra l'infirmerie du Plateau et le second sera aménagé en armurerie, véritable arsenal.

Au débouché du Nant de Talavé, sur le plateau, se trouve la ferme de François Ballanfat et de sa sœur Albertine.

La huitième occupation permanente est située sur le chemin de la Combe. Il s'agit d'une ferme, que son propriétaire, Jean-Claude Jon, loue au " Sorci ", qui vit là en compagnie de sa femme, de ses deux filles et de son fils.

Vers l'Outan, vit encore Nicoud Joseph, que tout le monde appelle " le Bon Josè ".

L'école est installée dans une maison mitoyenne avec une propriété d'Ernest Sonnerat. L'institutrice, Mlle Tissot, accueille cinq élèves en 1935. Il s'agit de Louis Merlin, d'Alexis Rey, de Claudia Merlin, de Gérard Merlin, le plus jeune, et de Léa Jon. L'école cesse ses activités en juillet 1937, faute d'enfants.

Lorsque les beaux jours reviennent, la population du plateau augmente rapidement. Les alpagistes enmontagnent fin juin. Ainsi les Roux, dont le jeune fils fait chaque jour la traversée complète du plateau pour se rendre à l'école, qui ne ferme que le 31 juillet, ou la famille de M. Tolardo, ouvrier agricole de M. Contat, fermier du comte, qui " monte " à l'alpage quelques génisses, ou bien encore la famille Favre-Petit-Mermet. Les alpagistes, venus des communes environnantes, possèdent plus d'une cinquantaine de maisons, de granges ou de greniers.

Après la Libération, lorsqu'il s'agira d'attribuer des dommages de guerre, la commune de Petit-Bornand décomptera plus de 70 bâtiments agricoles ayant été incendiés dans le massif de Glières et enregistrera, par exemple, les demandes d'indemnités de Cauly François, de Ballanfit Claude, de Mme veuve Joseph Ballanfit, d'Ernest Ballanfit, d'Yvonne Bastard-Bogain, de Mme veuve Fongellaz Joseph et de Fongellaz Ignace, de Ballanfat Auguste, d'Angeline Pfund, de Mme Louis Caullireau et de Jon Emile, d'Armand Bussat, de Marie Missillier et de Mme veuve Pierre Contat, qui avaient des propriétés sises sur le fonds communal.

De plus, on trouve une scierie, propriété de Raymond Sonnerat, fonctionnant exclusivement au Nant de Talavé, à la belle saison, car il n'y a pas d'électricité sur le plateau.

L'activité principale est donc l'agriculture vivrière. Les familles vivant en permanence entre Frêtes et Auges cultivent quelques menues terres labourables à l'adret des Frêtes, où elles font pousser de l'orge, de l'avoine pour les chevaux, présents dans chaque ferme, et des pommes de terre.

Chaque famille possède environ une huitaine de vaches et de génisses, bien maigre fortune. Grâce à cet élevage laitier, les paysans des Glières fabriquent de la tomme et du beurre, à destination familiale. Cependant les excédents sont vendus à Petit-Bornand, permettant les achats nécessaires à la vie de la ferme. Cette agriculture (le subsistance est rendue possible, car les bêtes, en été, ne paissent pas la prairie, mais bel et bien les versants abrupts, les bois et les broussailles, sous la surveillance de leurs propriétaires, tandis que l'on tente de faire cieux récoltes de foin dans les vallons de Champlaitier, de Dran et des Glières.

Le foin rentré, le bois coupé, les animaux à l'étable, les Borniands des Glières attendent l'hiver. Celui-ci est rude. Non pas qu'il fasse plus froid que dans la vallée, mais parce que la couche de neige est épaisse. Durant l'hiver 1942-1943, Louis Merlin a mesuré 2,50 mètres devant la ferme, et en moyenne la couche atteint deux mètres. Les premières chutes tombent en novembre et la neige persiste jusqu'en avril. Les gens des Glières sont coupés du monde, de Noël au début d'avril, sans pouvoir descendre au village autrement qu'à pied et par un trajet scabreux et pénible.

Telle est la vie que l'on rencontre sur le plateau des Glières. Et cette vie fut si intense, qu'il fut construit une chapelle, au beau milieu de la plaine de Dran. C'est là, tout près d'un chalet d'un propriétaire thônain, que Notre-Dame-des-Neiges accueille les paroissiens venus pour la prière.

UNE FORTERESSE ACCUEILLANTE

La Résistance apparaît, ici comme ailleurs, progressivement. Sur le pourtour du plateau, dans les bourgs ruraux, des hommes se regroupent, car ils refusent la défaite, l'occupation italienne, ensuite, et la collaboration de Vichy.

Cette évolution a été étudiée dans les deux ouvrages du même auteur, La nuit sera longue et Les Maquis de l'Espoir, aussi nous n'y reviendrons pas.

Cependant, il nous paraît important de bien montrer que la concentration maquisarde de l'hiver 1944, sur ce plateau, ne s'est pas produite par hasard et que, déjà depuis janvier 1943, il est l'objet de convoitise de la part de réfractaires. En effet, cette montagne de lapiaz, de forêts et d'alpages est une forteresse accueillante pour le jeune en rupture de ban.

Dès janvier 1913, René Morel, chef des gardes-voies à Groisy-le-Ploc, organise, pour l'A.S., une compagnie de sédentaires. La trentaine de Thorens est commandée par Jean Babaz, garde forestier.

Sur l'autre versant de la montagne, la trentaine A.S. du Petit-Bornand est dirigée par Marcel Merlin.

Bien vite, ces sédentaires vont devoir accueillir les jeunes qui fuient la Relève, puis le S.T.O., créé le 16 février 1943.

Ainsi, dans le froid de l'hiver savoyard, des camps de réfractaires voient le jour, dans le massif des Bornes. Lucien Rannard en organise un à La Chapelle-Rambaud. Jean Babaz planque des gars dans la maison forestière de Champlaitier. Louis Vonderweigt est à Andey, avec quelques gars. Georges Aragnol est à Domptaz, tandis qu'un camp naît au Lova, sur la commune du Petit-Bornand. En face, Cenise, Mont-Saxonnex, Beauregard ont également de petits regroupements de réfractaires.

PREMIER CAMP DES GLIÈRES : FÉVRIER 1943

En février 1943, des jeunes réfractaires au S.T.O. décident de fuir la vallée. Ayant des connaissances à Petit-Bornand ils peuvent grimper se planquer sur le Plateau.

Il y a là Roger Broisat, Gilbert Chevalier, lbanez, son beau-frère, André Jon et Lucien Déturche.

Au hameau de la Combe, André Jon possède un chalet, qu'il loue au " Sorci ", et une vieille masure, où peu-vent se réfugier nos cinq gars.

La neige recouvre le plateau et ils ne peuvent pas faire grand-chose. Les journées sont longues. Une ou deux fois par semaine l'abbé Rémy Contat, vicaire de Bonneville, monte le ravitaillement et les nouvelles de la vallée.

PREMIER PARACHUTAGE AUX GLIÈRES : 21 MARS 1943

Dans la première semaine de mars 1943, Jean Cottet, hôtelier à Saint-Jorioz, qui héberge sciemment un agent secret britannique, Peter Churchill, explique à ce dernier qu'une vingtaine de jeunes sont réfugiés sur le Plateau des Glières et qu'il leur faut des armes. Car, ajoute-t-il, ils vont être attaqués par la Garde.

Peter envoie à Londres, via son radio, Arnaud, le message suivant :

" Très urgent. 2.000 maquisards déterminés et bien encadrés stationnés en Annecy, M16, attendent une attaque de Vichy, le 18 mars. Vous supplie d'envoyer des armes à ces hommes le plus vite possible. Leur résistance stimulera les autres maquis par leur victoire avec nos armes en nombre incalculable.

C'est ainsi la première fois qu'on entend, à Londres, parler de M16, Plateau des Glières. Londres répond :

" Très bien, c'est ce que nous attendions. Avertissez maquisards de préparer trois grands feux de joie, à 100 mètres d'intervalle, dans le sens du vent, et de ne les allumer qu'au bruit signalant l'approche de l'escadrille. Livraison de 126 containers. entre minuit et 2 heures le 13 mars. Taïaut ".

Peter informe Jean, qui fait suivre dans la vallée de Bonneville. Félix Plottier contacte alors les sédentaires du Petit-Bornand.

Marcel Merlin grimpe à la ferme Jon et rencontre Roger Broisat et ses copains, et leur demande de préparer le terrain pour un parachutage imminent.

Ce n'est pas chose facile que de préparer le terrain de largage, car la couche de neige, fondante le jour, glacée la nuit, atteint encore près de deux mètres. Au cas où le largage s'avérerait impossible sur Glières, il est prévu de parachuter sur le plateau de Cenise.

Les tas de bois, pour les feux, sont préparés par les réfractaires et quelques jeunes fermiers du Plateau. Ce travail fait, les jeunes scrutent, tous les soirs, le ciel et attendent le ronronnement des avions. On attend et on apprend la patience.

Le lundi 15 mars, un appareil anglais largue sur les Dents de Lanfon, pour la plus grande joie des réfractaires, installés à l'Aulp-Riant-Dessous. Est-ce une erreur ? Est-ce en rapport avec Peter ?

Toujours est-il que le dimanche 21 mars, 19 h 30, le message annonçant le parachutage passe sur les ondes de la B.B.C. : " Ça ne durera pas autant que les contributions. Je répète : Ça ne durera pas autant que les contributions...

Les sédentaires A.S. de la vallée se mobilisent pour grimper sur le Plateau. Là-haut, les réfractaires sont toujours à l'affût des moteurs.

Tout à coup, le bruit caractéristique perce la nuit et enfle. Les gars allument les feux. L'unique avion fait un passage à haute altitude et disparaît vers l'est. C'est fichu, pensent les réfractaires, peu au courant des méthodes de vol et de parachutage de la Royal Air Force. En effet, le pilote, ayant repéré les feux, le sens de la fumée, donc du vent dominant, venant du nord, fait décrire une large courbe sur Cenise à son appareil, avant de revenir survoler Champlaitier et de reprendre le Plateau des Glières, dans le sens ouest-est.

Un peu avant les feux, il largue quinze parachutes avec leurs containers métalliques et leurs ballots de toile, de un mètre cube environ. Les parachutes, descendus de haut, s'éparpillent sur la neige et se dispersent sur plusieurs centaines de mètres, bien que la ligne de largage soit bonne. Un ballot tombe sans corolle et s'écrase au sol.

Les gars de la vallée sont là, avec mulets et chevaux. Geinoz dirige la manœuvre de ramassage et de transport sur Saint-Pierre et Bonneville. Une partie des armes est entreposée dans la scierie de Beffay, où Simon et Jacques Hauter, dans quelque temps, s'occuperont de les répartir selon les ordres du chef de secteur, Humbert Clair, alias Lachenal.

Dans le ballot ouvert, les réfractaires restés seuls sur le Plateau, découvrent du sucre, du café, de la farine... L'abbé Contat, venu participer à la fête, épuisé, rejoint son ami Jean Truffy, à la cure du Petit-Bornand, où il passe la nuit. Il est gravement malade. Quant à Félix Plottier, il est satisfait, car tout s'est bien passé pour ce premier parachutage sur le Plateau des Glières, et les armes ainsi récupérées sont rapidement distribuées, là où on les attend avec impatience.

Quelque temps après, les cinq réfractaires quittent le Plateau et, ayant de parfaits faux papiers, se dispersent.

PARACHUTAGE À L'ANGLETTAZ : 27 MARS 1943

Dans la nuit du 26 au 27 mars 1943, la Résistance savoyarde reçoit un nouveau parachutage des Alliés, dans le massif du Parmelan.

Ce parachutage, demandé par le docteur Raisin, d'Annecy, en liaison avec l'Intelligence Service britannique, se fait au-dessus des alpages de l'Anglettaz, sur la commune d'Aviernoz.

Ce n'est pas un hasard. À 1 600 mètres, au-dessus des rochers du Béard, face au soleil couchant, le chalet de l'Anglettaz abrite un petit groupement de réfractaires, dirigés là par la Résistance annécienne Paul Viret et ses amis du mouvement " Libération " notamment. Marseillais, Lyonnais et Parisiens ont trouvé ici un asile, échappant à la déportation du S.T.O. Leur ravitaillement est assuré par des sédentaires de Thorens et d'Aviernoz. Avec quelques sous venus de l'A.S. et de Vallette d'Osia, via la Suisse, le garde forestier peut acheter des veaux.

À noter que, selon le commandement A.S., ces jeunes ne doivent pas être armés, pour l'instant.

Jean Babaz, garde forestier de Thorens, informé du parachutage, ne peut monter au chalet, car sa femme doit accoucher d'un jour à l'autre. Les réfractaires réceptionnent tant bien que mal la pluie de mitraillettes, de grenades et de munitions, ainsi que deux gros fusils au calibre impressionnant, qui ne serviront à rien. Dans la nuit, le matériel, chargé dans des sacs tyroliens, est descendu dans la vallée. Si une partie est dirigée sur Annecy, où Paul se charge de la répartir, une autre partie reste planquée au lieu dit les Laffins, dans la ferme de Jean, tandis que le corps franc de La Roche est à peu près équipé.

Malheureusement, quelques jours plus tard, la gendarmerie, aux ordres du capitaine Vallet, qui emmène une section, monte une expédition sur le chalet de l'Anglettaz. Les responsables de Thorens, prévenus à temps grâce au téléphone et à la famille Bevillard, du moulin, ont pu faire évacuer les réfractaires. Les armes, que le lieutenant Monnet, alias Baron, n'avait pu distribuer ou faire descendre dans la vallée, sont cachées sous le plancher du chalet.

Lorsque les gendarmes arrivent, ils trouvent le nid vide, l'oiseau envolé et ne peuvent s'empêcher d'arroser d'essence une grosse réserve de pommes de terre.

Cela sera un des griefs reprochés au capitaine Vallet, lorsque son heure viendra, le 1 octobre 1943.

Ce maquis de l'Anglettaz, parfois appelé maquis du Parmelan, est un des premiers à s'être installé dans le massif des Bornes.

UN NOUVEAU CAMP AUX GLIÈRES

D'autres gars arrivent dans la vallée du Borne. Les jeunes gens arrivent de la France entière, généralement par le train. Le point de chute le plus utilisé est chez Auguste Levet, transporteur, à Saint-Pierre-de-Rumilly. Si Auguste n'est pas là, Roger Broisat s'en charge. Les cars ou les voitures les déposent au hameau des Evaux.

Les cars Levet servent également à monter du ravitaillement. Roger, chargé officiellement de ce ravitaillement des camps, fait souvent appel à la boulangerie de Saint-Pierre-de-Rumilly, où la Marie Raplaz se débrouille sans tickets pour fournir le pain nécessaire, tout comme le boulanger du Petit-Bornand, Julien Missillier, dont le fils, Lucien, est entré lui aussi dans la clandestinité.

Marcel Merlin et l'abbé Jean Truffy se chargent d'un premier triage, avant la grimpée en altitude. Certains gars sont placés dans des fermes. Deux échouent ainsi chez Marcel Dénarié.

Puis, les réfractaires " agréés " sont dirigés sur les camps du Lova, de Domptaz et des Glières.

Une autre filière passe par la famille Verdel. Depuis le début de l'année, de jeunes réfractaires débarqués en gare d'Annecy avaient été dirigés sur la maison Cormoran, aux Puisots, par François et sa fille, Laurette. Au printemps, ces jeunes sont envoyés sur Thorens, puis le Plateau.

Ce deuxième camp des Glières, qui compte au début une quinzaine de jeunes, s'installe dans l'ancienne école. Les clefs de cette propriété communale ont été données par Joseph Gaillard, conseiller municipal. Dans un bâtiment mitoyen habite, donc, la famille Sonnerat. Le camp est dirigé par François Servant, alias lieutenant Simon.

Ce jeune homme, né le 27 janvier 1925, à Dinard, est arrivé au Petit-Bornand avec Paul Pizot, Ardéchois, ancien de la coloniale, par la filière de la Maison du peuple, à Annecy. Très rapidement, Simon s'impose à tous.

Le camp des Glières compte une trentaine de gars à la fin du mois d'avril 1943, dont Raymond Verdel, le frère de Laurette. La vie au camp s'écoule, rythmée par les marches en montagne et l'apprentissage militaire, sans armes.

Avec le printemps, un camp de " Jeunesse et Montagne ", dirigé par le jeune de La Roque, s'installe sur le Plateau, au lieu dit la Commanderie, provoquant le départ des réfractaires.

Cependant, un certain nombre s'installe dans la maison forestière de Champlaitier, avec la bénédiction de Jean Babaz et de son supérieur hiérarchique. Ce camp, dirigé par un certain Christian, fait quelques coups de mains.

Ainsi, attaque-t-il les " Jeunesse et Montagne ", histoire de les délester de leurs vivres et de leurs vêtements. À cette occasion, les gendarmes de Bonneville grimpent, par l'Essen, sur le Plateau, et mènent une enquête sur les lieux du vol.

Le 23 juin, Christian kidnappe le maire de Thorens, le comte Roussy de Sales, qui reste trois jours à Champlaitier. Un maquisard, Durand, se blesse accidentellement avec l'arme du comte et doit être opéré d'urgence à Annecy, mettant ainsi en branle une longue chaîne de solidarité. Cependant, cette affaire attire les forces du Maintien de l'ordre, et un peloton de G.M.R. garde le Château, tandis que la Garde cantonne à Thorens.

À noter également que Fernand Bonzi, qui, avec ses frères Philibert et Robert, avait participé à la fondation du M.R.E.R, prend ses quartiers d'été aux Collets, car dans la plaine, la police rôde à sa recherche.

LES CAMPS DE MANIGOD

Dans la haute vallée du Fier, les réfractaires sont de plus en plus nombreux et les sédentaires font de leur mieux pour les accueillir.

Ainsi de jeunes réfractaires sont-ils planqués aux chalets du Plan de la Frasse, au chalet de la Smyrne. Vers la fin du mois d'avril, l'O.V.R.A. recherche Louis Basso, un jeune de Faverges, qui refuse de partir en Allemagne. À Manigod, on ne sait rien, mais dans la nuit, les jeunes montent de la Frasse un peu plus haut, chez Gaudon, et ceux de la Smyrne émigrent à la Bonnière, entre l'Étale et la Pointe Percée.

Ces maquis ne sont véritablement organisés qu'à par-tir du mois de juin, avec l'arrivée d'Alphonse Métral et de René Paclet. Nous verrons ce qu'il en adviendra, pendant l'hiver.

Pierre Bastian remplace, en avril 1943, à la tête du secteur A.S. de Thônes, le lieutenant Lamy, qui vient d'être arrêté par la gendarmerie, et qui n'est autre que le beau-frère de Tom Morel.

RETOUR AUX GLIÈRES

En juillet 1943, une quinzaine d'Espagnols sont installés vers la Combe. Une trentaine de sédentaires est en place sur Saint-Pierre, une autre sur Thorens et une troisième sur Entremont. Un groupe, commandé par Tony, quelque peu armé par le parachutage de mars, est installé à Monthiévret.

Quant à Simon, qui a installé son P.C. à l'hôtel Belle-vue, à Petit-Bornand, il constitue un corps franc - lui, le gamin de dix-sept ans ! - avec son copain Paul, Georges Perrin, alias Sloughi, Bibi et Maurice, deux anciens marins, Jean Dujourd'hui, dit Jeannot, aspirant, Veidrein, cultivateur à Nantua, Paul Munsch, Strasbourgeois, Marius, ex-chauffeur à Valence, Rabut, de Seyssel, Pierre Tortel, Pierre Robin, dit Pao, Raymond Verdel et Georges, un gars de Lyon.

Afin de bien se vêtir, ils ont recours à Jeunesse et Montagne ", pillée pour la seconde fois, alors que la lune éclaire les champs verdoyants.

Il est intéressant de découvrir l'attitude des gendarmes, prévenus par le groupement de Thorens.

Les premiers gendarmes se présentent aux sentinelles de Monthiévret. L'officier qui les commande demande à rencontrer le chef maquisard, tout en précisant qu'il est là uniquement pour récupérer les mulets. Tony invite alors les gendarmes à déposer les armes et à casser la croûte, après quoi, ils peuvent monter sur le Plateau, emmenant avec eux les deux " miaules ".

Les Espagnols, non informés, suivent cette montée avec attention, mais sans trop s'inquiéter.

Le rapport du chef du 61e peloton, précise, entre autres : " La gendarmerie est intervenue, a pris contact avec les pillards. Mais, estimant qu'elle n'était pas suffisamment camée, elle n'a procédé à aucune arrestation... "

Quoi qu'il en soit, les " Jeunesse et Montagne " seront habillés à nouveau par le centre et à nouveau délestés de leurs vivres et vêtements, cette fois par les gars du camp des Confins. Après quoi, les autorités décideront d'évacuer définitivement le Plateau, laissant la place à la Résistance.

LONURES ET LES PARACHUTAGES

Durant l'été 1943, le commandant Vallette d'Osia ne cesse de réclamer des armes, à Londres. Il estime ses besoins à 2.500 armes individuelles.

Le 1er août, Londres lui câble :

" Espérons envoyer un représentant en Haute-Savoie. pour la lune d'août... Nous commencerons les envois en août, mais nous ne pouvons entreprendre l'armement massif de vos troupes.

Nous préférons de petits groupes bien disciplinés d'une vingtaine d'hommes au maximum... Nous ne pouvons entreprendre l'équipement d'une grande quantité de réfractaires... Votre projet de renfort ne peut être envisagé...

Vallette d'Osia n'est pas content. Il insiste et dans sa réponse, il dit :

... Même si région alpine doit rester en dehors des grandes opérations, existence de troupes armées zone alpine fixera effectifs ennemis qui manqueront à la bataille... "

Comme on le voit, les thèses que nous allons retrouver en 1944 à propos du regroupement des Glières existent déjà en 1943.

Doit-on constituer de petites équipes pour réceptionner des parachutages réduits et faire action de guérilla, ou doit-on regrouper des maquisards, fortement armés par des parachutages massifs, afin de fixer un maximum de troupes ennemies ?

Ces échanges radio se produisent au moment où le camp de jeunes réfractaires installé aux Confins, sur la commune de La Clusaz, ayant été attaqué par les troupes d'occupation italiennes, perd deux morts et plusieurs prisonniers, et que les gars se dispersent - ainsi André Macé, que nous retrouverons.

LES PRÉMICES DU DRAME

Sans expliquer dans le détail les événements qui jalonnent notre histoire depuis l'arrivée des Allemands jusqu'à la constitution du maquis des Glières, il nous paraît important de montrer la situation dans laquelle se trouve la Haute-Savoie. En effet, avec le recul de l'historien, on constate que le drame couve déjà à l'entrée de l'hiver 1943, et il apparaît clairement qu'on ne peut dissocier la bataille des Glières de tout son environnement événementiel, politique, social, économique et même idéologique.

Le 8 septembre, l'Italie ayant capitulé, la Haute-Savoie est envahie par les troupes hitlériennes. La Werhmacht prend alors position dans les principales villes du département, ainsi qu'aux frontières, sans se soucier du Plateau des Glières, qui ne revêt, à ce moment-là, qu'une faible importance.

Septembre, c'est aussi le mois où Londres envoie ses représentants, Richard Heslop, alias Xavier, et Jean Rosenthal, alias Cantinier, que nous reverrons plus loin, et qui vont jouer un très grand rôle dans la bataille qui se prépare.

Les Allemands débutent une répression farouche ; cependant, de l'avis et Ernesto Marchiandi, inspecteur général des " Fasci " en France, " la situation politique dans le département reste délicate et n'a subi aucune amélioration. Elle demeure précaire à cause des attentats terroristes continuels, lesquels, ces dernier jours, tendent à augmenter... "

Le 17 novembre, les Allemands lancent leur fameuse prime de 100.000 francs de récompense, afin d'accélérer la délation. Malgré tout, les attentats s'accentuent. À la fin de l'année 1943, ce sont 37 personnes qui ont été exécutées par la Résistance, pour collaborationnisme, auxquelles s'ajoutent 19 blessés.

Parmi les attentats les plus spectaculaires, il faut signaler, le 1er octobre, celui qui vise le chef de la gendarmerie de Haute-Savoie, le capitaine Vallet, par le jeune Simon, à Thorens, et celui qui vise le chef départemental de la Milice, Gaston Jacquemin, le 21 novembre, à Thônes, par les gars du corps franc local, que nous retrouverons aux premières loges en mars 1944.

La Résistance se bat, elle perd une quarantaine de gars, et l'ennemi, Allemands et Milice, réprime de plus belle.

Le pays est jonché de noms, synonymes de morts et de désolation : Cercier, Choisy, Annecy, Gruffy, Alby-sur-Chéran, Saint-Eustache, Bernex, Habère-Lullin, Pouilly, Thônes...

ÉCOLE DE CADRES À MANIGOD

C'est en novembre, dans la maison de la famille Lalanne, que Louis Jourdan, revenu dans notre départe-ment après des tentatives infructueuses pour gagner l'Angleterre, reprend du service en devenant le lieutenant Joubert, chargé par Romans-Petit d'organiser une véritable école de cadres, à Manigod.

Le capitaine Romans-Petit, venu de l'Ain et qui commande l'A.S. des deux départements depuis l'arrestation de Vallette d'Osia, le 13 septembre dernier, s'adressant au capitaine Maurice Anjot, à Xavier, à Cantinier, à Neyrinck, alias Nick, et au capitaine Marquet, dit, à propos des réfractaires qui affluent dans nos montagnes :

Il faut d'urgence en faire des soldats. Puisque les hommes instruits ne sont pas disponibles, il faut que les disponibles soient instruits et pour cela, il finit commencer à former des cadres parmi eux... "

L'affaire est lancée et les jeunes réfractaires de Manigod, groupés au sein d'un camp exemplaire, dirigé par Alphonse Métrai, un jeune d'Annecy, et installés dans les chalets de la Cola, prêtés par Francis Collomb, Maurice Blanchin et Moyette, reçoivent, le 20 décembre, la visite des capitaines Henri Romans-Petit et Maurice

Anjot, de Louis Jourdan, alias Joubert, et de ses cieux adjoints, Henri Onimus, dit Humbert, ancien sergent-chef au 27e B.C.A., et Noël Cuenot, alias Nollin, sergent de réserve de la région lyonnaise.

Le lieutenant A.S. Joubert définit ainsi sa mission : Former des chefs de camp et de guérilla - sous-entendu : faites pour le mieux. "

Durée du stage : 8 jours.

Deux sessions se succéderont.

Quarante hommes par session.

Moyens : quelques armes : 17 mousquetons, 8 mitraillettes ken, 1 tromblon VB, 6 grenades défensives, 3 F.M. 24-29, quelques cartouches, pas d'explosifs, un morceau de tableau noir écaillé quelques bouts de craie économisés et deux petits manuels que me remet le capitaine Anjot, avec quelques directives. un manuel de la guérilla et une biographie du général de Gaulle, de Philippe Barrès, cieux documents provenant de Londres.

Louis Jourdan se souvient de ses jeunes stagiaires :

Ce sont des garçons aguerris. rompus à une vie fruste et dure qui viennent de tous les coins du département. par des voies semées d'embûches, et, pour certains, par des marches forcées de 50 kilomètres par jour. Ils ont tous une expérience du danger et des aventures. Ils sont de toutes origines, de toutes conditions sociales... Mais quelle soif d'apprendre, de manipuler, enfin des armes, avec, au fond d'eux-mêmes, cette conscience vive de ce qu'ils ont à défendre. "

La première session débute le 22 décembre 1943.

Au saut du bat-flanc, la culture physique, dans la neige, réveille les corps. Toute la matinée, on se passionne pour l'instruction sur l'armement. On ne peut tirer, faute de munitions. C'est dommage, mais les jeunes comprennent.

Le professeur Joubert est heureux lorsqu'il dispense ses cours de guérilla dans les chalets ou lorsqu'il dirige, l'après-midi, des exercices sur le terrain.

Avec la venue de la nuit, on s'entraîne à la défense du camp, aux gardes de nuit, et cet entraînement est très réel, car l'ennemi peut survenir à tout instant.

Un soir sur deux, on organise des veillées, dans la fumée des bouffardes. Le 31 décembre, nuit de la Saint-Sylvestre, les gars ont la joie immense de recevoir la visite de Tom Morel et de Cantinier. Au moment du départ, tous chantent La Marseillaise. Cette première session prend fin le 5 janvier et la suivante ouvre, dès le lundi suivant, 10 janvier 1944.

À propos de l'utilité de cette école de cadres, laissons la parole à Louis Jourdan, pour conclure :

Les moyens dérisoires, le temps imparti, les contraintes d'un rade hiver et de la clandestinité ne permettaient évidemment pas une formation accomplie. Mais en huit jours, on avait acquis l'essentiel, renforcé sa foi dans la victoire finale et compris la nécessité, non seulement de vouloir, mais de savoir se battre.

Chacun se contentera d'emporter dans sa mémoire l'image de la guérilla idéale. si hâtivement entrevue : des petits groupes mobiles, instruits, disciplinés, qui opéreraient sur l'ensemble du département. Ils devraient être rompus à tous les genres de coups de main. L'effet de surprise. la brutalité dans l'attaque, l'art de disparaître... "'

À cette lecture, on pense immédiatement à la grosse concentration de maquisards des Glières, contraire aux lois de la guérilla. Louis Jourdan explique :

Or, quinze jours après le retour des stagiaires dans leurs camps, c'était Glières... La mission était de réceptionner des parachutages massifs, en même temps que se déclenchait une opération d'envergure des forces de Vichy, dans la région. Ainsi, ironie du sort, bien que le lieutenant Tom Morel, comme le capitaine Anjot qui lui succéda, fussent particulièrement avertis de l'efficacité de la guérilla, ils ne purent l'appliquer telle qu'on l'imagine. En effet, confrontée en premier lieu à des Français, celle-ci était inadaptée et aurait dégénéré en guerre civile, ce n'était pas le but. En second lieu, face aux Allemands et compte tenu d'une situation devenue désespérée. le combat fut pour l'honneur en devenant, selon les paroles d'Anjot, un symbole, l'affirmation. scellée dans le sang, de la résistance à l'oppression. 

Vers la fin du mois de janvier, les abords du Plateau des Glières sont soumis à une violente attaque allemande.

En effet, le 26, montant par la Dent du Cruet, attaquant par Morette, les troupes d'occupation cernent le camp du Cruet, d'où elles embarquent de nombreux prisonniers et investissent les villages de La Balme-de-Thuy et de Thuy.

À La Balme, plusieurs maisons sont incendiées et Ernest Spronck, réfugié, est torturé à mort. À Thuy, des maquisards résistant, les Allemands arrêtent, pillent et incendient, laissant derrière eux six morts, près de quarante habitations pillées et sept maisons en flammes et emmenant plusieurs personnes, qui seront déportées ou qui disparaîtront,.

Le lendemain, 27 janvier, un accrochage met aux prises, dans le défilé des Etroits, quelques maquisards, qui ont un tué, et les troupes d'occupation. Cela a pour conséquence l'arrivée de forces de l'ordre à Entremont, dès le 29 janvier, ce qui ne va pas faciliter la tâche des maquisards.

Les premiers mois de l'hiver 1943-1944 ont donc été durs. Les Allemands ont pillé, brûlé et ravagé le pays. Les miliciens ne sont plus nulle part en sécurité. Les attentats contre les collaborateurs sont de plus en plus nombreux. Pour le seul mois de janvier, le bilan, pour les attentats recensés, est de 60 morts et 5 blessés. Ce qui porte à près de cent le nombre de morts depuis l'arrivée des Allemands.

À Vichy, on ne peut accepter cette situation de terrorisme permanent en Haute-Savoie. À Paris, les Allemands font savoir à Laval qu'il doit rapidement mettre de l'ordre et éliminer les maquis, notamment en Haute-Savoie.

Les forces du Maintien de l'ordre se montrent actives et au cours d'une opération de ratissage, dans la région d'Eloise, le jeune Simon est grièvement blessé. Il mourra à l'hôpital d'Annecy.

Fin janvier, la Résistance de notre département se structure un peu plus, sur le plan politique, avec les Mouvements unis de résistance ; et sur le plan militaire, l'Armée secrète, orpheline du commandant VaIlette d'Osia depuis le mois de septembre, s'est donc donné pour chef momentané le capitaine Henri Romans-Petit, que Didier Chambonnet, chef régional, vient de nommer à la tête de l'A.S. haut-savoyarde.

Vichy a décidé de faire de la Haute-Savoie un test national et donc de mettre ce département en état de siège, pour satisfaire ses ambitions et plaire à ses amis.

II

ÉTAT DE SIÈGE

" Ma liberté se lève dans la nuit. " Maurice de Guérin

Le lundi 31 janvier 1944, à partir de onze heures du matin, le colonel Lelong fait placarder, dans toutes les villes et villages, une affiche qui, s'adressant " aux habitants de Haute-Savoie ", n'est plus ni moins que la mise en état de siège de notre département. L'intendant de police rappelle que " tout individu pris les armes à la main ou détenteur d'armes ou d'explosifs sera immédiatement traduit devant la cour martiale : jugement sans appel et exécutoire dans les vingt-quatre heures...

L'ARRIVÉE MASSIVE DES FORCES DE L'ORDRE

Nous savons quelles ont été les demandes pressantes des Allemands von Rundstaedt (qui a envoyé en décembre une note comminatoire au maréchal Pétain), pour la Wehrmacht, et Oberg, pour les S.S., en matière du maintien de l'ordre dans l'ancienne zone libre.

Le 3 janvier dernier, exprimant un souhait impératif, une note du général S.S. Oberg, adressée à Laval, précisait que l'ex-chasseur alpin, monarchiste et cagoulard, Joseph Darnand, commandait désormais l'ensemble des forces de l'ordre françaises : Police, Gendarmerie, Garde mobile, Milice et même sapeurs-pompiers. Darnand, bien conseillé par les Allemands, avait alors donné les pleins pouvoirs à la Section politique anticommuniste et à son chef, Dermar. Ainsi, avait-on pu voir, pour la première fois dans nos villes, les fameuses " canadiennes ", ces inspecteurs de police redoutables d'efficacité.

On sait que Pierre Laval, chef du gouvernement et président de la Milice, acceptant les desiderata de Berlin, a signé, le 10 janvier dernier, le décret qui donne les pleins pouvoirs à Darnand sur " toutes les forces qui assurent la sécurité publique et la sûreté intérieure de l'Etat ", comme le précise le texte. Darnand, qui était déjà secrétaire général de la Milice et secrétaire général au Main-tien de l'ordre, est donc devenu l'homme fort de la répression française. Désormais, son pouvoir est immense et un arrêté, toujours du 10 janvier, lui a même donné délégation de signature du chef du gouvernement.

Dix jours plus tard, le 20, le gouvernement de Vichy a mis en place la loi instituant les cours martiales :

" Art. J. Le secrétaire général au Maintien de l'ordre est autorisé à créer, par arrêtés, une ou plusieurs cours martiales.

Art.2 Sont déférés aux cours martiales, les individus agissant isolément ou en groupes, arrêtés en flagrant délit d'assassinat ou de meurtre, commis au moyen d'armes ou d'explosifs, pour favoriser une activité terroriste.

Art.3 Tout individu arrêté dans les conditions prévues à l'article précédent est mis immédiatement à la disposition de l'intendant de police de la préfecture régionale du lieu de l'arrestation.

L'intendant de police le place sous mandat de dépôt et prend toutes dispositions utiles pour le traduire, sur-le-champ. devant la cour martiale.

Art.4 Les cours martiales se composent de trois membres designés par arrêté du secrétaire général au Maintien de l'ordre.

Art.5 L'application des lois sur l'instruction criminelle est suspendue à l'égard des individus déférés aux cours martiales.

Si la cour martiale constate que les conditions prévues à l'article 2 de la présente loi sont réalisées et que la culpabilité est nettement établie, les coupables sont immédiatement passés par les armes.

Dans le cas contraire, les inculpés sont mis à la disposition du procureur de la République afin qu'il soit requis, par lui, ce qu'il appartiendra.

Art.6 La procédure et les conditions de fonctionnement des cours martiales, ainsi que toutes les mesures d'exécution de la présente loi. seront réglées par- arrêtés du secrétaire général au Maintien de l'ordre.

Art.7 La présente loi est applicable jusqu'au 30 juin 1944. "

On voit combien Darnand est puissant avec cette nouvelle loi, mais on voit aussi combien, à l'échelon régional, est puissant l'intendant de police. À situation d'exception, loi d'exception, semble dire le régime.

Et tout cela en parfait accord avec le général S.S. Oberg.

Darnand ne fait pas mystère de ses intentions, bien au contraire. Ne dit-il pas, dans une interview au journal Paris-Soir :

" Nous avons à faire à deux catégories de gens. qui sont pour le pays une menace perpétuelle et un mortel danger ; d'une part, les bandes qui tiennent le maquis et dont les effectifs ne sont pas tellement nombreux, d'autre part, la masse de ceux qui se font leurs complices en les ravitaillant, en les renseignant. en les abritant.

Je frapperai aussi durement les uns que les autres. Les bandes du maquis seront attaquées, partout où elles seront, avec des effectifs et des moyens nécessaires.

Véritable déclaration de guerre à la Résistance, ce dis-cours est suivi d'effets, car les Allemands et Vichy donnent les effectifs et les moyens à Joseph Darnand, pour venir à bout du soulèvement national.

Notons au passage que Maurice Bertheux, ex-professeur au lycée Berthollet d'Annecy, entre, comme directeur de la Propagande, dans le staff de Joseph Darnand, qui poursuit :

" Au mois de janvier 1944. j'ai pu me rendre compte que le maquis occupait en France nombre de régions, notamment et plus particulièrement la Haute-Savoie, le Massif central et le Vercors. À cette époque. de nombreuses forces, destinées à agir contre le maquis, avaient déjà été mirer en place en Haute-Savoie... Après avoir fait étudier sur place les effectifs en présence, les conditions d'enneigement, je nommai comme directeur des opérations le colonel Lelong, de la Gendarmerie et de l'école des cadres de la Police, pour diriger les opérations... "

Georges Lelong, né le 13 juin 1887 au Mans, est un ancien garçon de courses, d'un grand magasin parisien. Mobilisé en 1914, il trouve sa voie dans l'armée. Et, à la fin de la guerre, il entre à Saint-Cyr. Devenu officier, passé dans la gendarmerie, il est mobilisé à nouveau, à cinquante-deux ans, en 1939. La défaite et la démobilisation le retrouvent lieutenant-colonel de gendarmerie, fidèle au maréchal Pétain.

Homme trapu, écrit le journaliste Dépollier dans son journal clandestin, râblé, Légion d'honneur, croix de guerre, le colonel Lelong a établi son P. C. à l'hôtel des Acacias, avenue des Romains, gardé par les francs-gardes de la Milice, en majorité der Méridionaux. Accueil correct de ce militaire...

Militaire, homme digne et discipliné par nature, il ne peut accepter ni la " désertion " de De Gaulle, ni le bolchevisme des F.T.P.

Lors de sa nomination en Haute-Savoie, Laval aurait dit : " Il est assez bête pour nous obéir: " En réalité, Darnand vient de nommer comme intendant de police un gendarme, qui entend maintenir l'ordre avec des méthodes de gendarme, car telle est pour lui sa mission, même s'il n'ignore pas le contenu de la loi du 20 janvier dernier, ou l'envergure et le pouvoir de la Milice et de son chef. Lelong, envoyé à Annecy, luttera de toute son âme contre les communistes et les terroristes, pour protéger la France et le Maréchal.

Le nouvel intendant de police arrive donc à Annecy le 30 janvier.

Les hôtels ont été réquisitionnés depuis plusieurs jours, hôtel Régina, cinéma Palace... Le 28, l'arrivée de six cents miliciens est annoncée à Annecy, de même que celle de plusieurs centaines de S.S., venus renforcer la Milice, les G.M.R. et autres gardes mobiles.

Aujourd'hui, dimanche 30, vers seize heures, trois cohortes de miliciens, soit trois cents hommes, qui débarquent des camions, à Annecy, sont immédiatement logés dans la grande salle du casino. Dès leur installation, ils sont passés en revue par le directeur de l'Ecole des cadres d'Uriage, qui assiste également au lever des couleurs au mât de la Légion.

Le nouvel état-major prend pension à La Cité Romaine, où, quelque temps auparavant, nombreux étaient les maquisards de passage. C'est probablement cette arrivée massive qui va précipiter la décision de la Résistance, comme nous le verrons plus loin.

Lundi 31, devant l'ampleur de l'arrivage d'hier, les rumeurs vont bon train. On parle maintenant de cinq mille hommes attendus en Haute-Savoie, car la semaine prochaine doit commencer une vaste opération contre les maquis, ainsi que de la nomination par Hitler d'un Gauleiter pour la Haute-Savoie.

Vichy a décidé de mettre un terme à la situation dans notre département, en employant les grands moyens. Ce foyer d'insécurité doit disparaître. C'est une question d'honneur et de crédibilité. La Haute-Savoie s'apprête à vivre les heures les plus noires de sa courte Histoire.

Le soir, le nouvel intendant de police rencontre la presse inféodée :

" Notre mission est avant tout une mission de pacification. Il ne saurait s'agir de représailles, ni de punitions sans discrimination mais notre tâche sera rude et délicate. "

La presse fait écho à ces propos, dans une édition du 6 février :

" Depuis cinq jours, le département de la Haute-Savoie est soumis à de sévères mesures de police :

Elles ont été rendues nécessaires par l'aggravation des violences et des meurtres commis journellement par des bandes armées. Ces bandes tiennent la montagne. Elles ont créé un véritable régime de terreur, non seulement dans les campagnes. mais jusque dans les bourgs et les villes.

... Le nombre des " maquisards " est allé croissant. Exploitant les craintes des jeunes hommes soumis au S.T.O.. les chefs communistes - dont certains, venant de Moscou ont été parachutés dans la montagne ont pris la direction du mouvement et l'ont systématiquement exploité en vue d'en obtenir le désordre méthodiquement indispensable à l'avènement du communiste.

Sous le commandement d'un chef à la fois énergique et humain, entouré d'un état-major d'officiers d'élite, de nombreuses forces de gardes. de G. M. R., de milice et de gendarmes, ont été concentrées dans le département.

Ce sont des forces uniquement françaises qui sont mises en action en Haute-Savoie, pour faire respecter l'ordre et les lois de l'État français.

Il fait très froid, ce 31 janvier, aussi bien dans la rue que dans les cœurs, et la neige menace...

LA RÉSISTANCE SE STRUCTURE : LES M.U.R.

Le directoire régional de Lyon charge Georges Guidollet de reprendre la direction des Mouvements unis de résistance, en Haute-Savoie. Il arrive avec comme nom de guerre, Ostier. C'est sous ce pseudonyme qu'il œuvre pendant huit mois à la libération du département, dans l'union des tendances, des mouvements politiques et des diverses " chapelles ".

Georges se souvient :

" Tous mes amis de Francs-Tireurs - Marc Bloch, le célèbre historien, en particulier - insistèrent pour me faire désigner malgré mon jeune âge, me donnant ainsi une grande marque de confiance.

Je m'efforçai de ne pas les décevoir et très rapidement je pris contact avec les derniers responsables. toujours en fonction. Je rendis successivement visite à Viret, délégué départemental de Libération", à Annecy, à Granotier, à Bonneville, à Mériguet, à Thonon, à Simon, à Annemasse, à Audry, à Saint-Julien. Je proposai à chacun de ces résistants de la première heure en Haute-Savoie, d'assumer le commandement civil. Il était pour moi gênant d'imposer mes vues à Granotier. homme de haute valeur morale, historien réputé. ancien officier de réserve et officier de la Légion d'honneur à titre militaire, à Mériguet, qui avait réalisé, tant par son énergie que par ses qualités de conciliateur, l'unité de tous les résistants de Thonon-les-Bains à Audry, resté d'une étonnante vitalité, malgré son grand âge. Tous ces Haut-Savoyards refusèrent d'aller à l'encontre des décisions prises par le directoire de Lyon. Ils me connaissaient déjà. pour la plupart, et se fièrent à moi, pour reprendre en mains les cadres civils de la Résistance. "

Tout à fait logiquement, Ostier rencontre les chefs militaires et Jean Rosenthal, alias capitaine Cantinier, envoyé du Bureau central de renseignements, de Londres. Cet officier français, lieutenant au 501e régiment de chars, grièvement blessé en Tripolitaine, lors de la bataille de Ghardamès, fait partie de la mission Musc ", arrivée en France en septembre 1943. Avec lui ont débarqué, de l'avion Whitney, le colonel britannique Richard Heslop, alias Xavier, et le capitaine américain Paul Owen D. Johnson, radio.

Pour sa part, le colonel britannique, à la suite des demandes de Vallette d'Osia, réclamant des armes à Londres, est chargé de découvrir les maquis savoyards, de se rendre compte de leur tenue et de leur combativité et, en contact avec Londres, d'organiser, éventuellement, divers lâchers sur la Haute-Savoie.

Ostier se souvient de sa rencontre avec Cantinier.

Mes premiers contacts avec Cantinier furent plutôt difficiles : l'optique était différente. Pour lui. l'action militaire comptait seule. Pour moi, l'Armée secrète ne pouvait échapper au contrôle politique du directoire départemental des M. U. R. "

Pour bien comprendre la suite, il est donc important de bien mettre en place les " acteurs ". D'un côté, le pouvoir politique est assuré par les M.U.R., et, de l'autre, la force armée, qui officiellement dépend de la première, est représentée par l'A.S. et les F.T.P.

THÉODOSE MOREL

Le chef départemental de l'A.S. de Haute-Savoie par intérim est donc Romans-Petit.

Par mesure de sécurité, le P.C. de l'Armée secrète change très souvent de place. En janvier, il est installé à Moussy, au nord-ouest de La Roche-sur-Foron. Il est intéressant d'en connaître la composition, grâce au témoignage de Florent Mugnier.

Outre Florent, alias Gaston, chauffeur de la traction immatriculée 9123 PG 1 à bord de laquelle Tom se déplace souvent, on trouve, entre autres, le capitaine Maurice Anjot, alias Pierrot, dont nous aurons beaucoup à reparler, Maxime, un ex-gendarme devenu secrétaire, Josserand, second chauffeur, Etienne, cuisinier, et Croate, radio en liaison directe avec Londres. Humbert Clair, alias Lachenal, évadé de Lyon et chef du secteur de Bonneville, est très fréquemment de passage au P.C.

Gaston se souvient que le capitaine Anjot sortait peu et que Tom, de retour le soir, lui rendait compte de ses visites.

Après " l'entrevue " mouvementée de La Roche, avec des Allemands', le P.C. fut transféré en deux temps dans une scierie sise sous le pont de la Caille, via quelques heures passées à La Chapelle-Rambaud, dans une ferme appartenant à la mère de Florent.

Romans-Petit, qui visite fréquemment le P.C., nomme Théodose Morel, dit Tom, à la tête des maquis de la Haute-Savoie, le 1er janvier 1944. Il écrit lui-même:

J'ai choisi immédiatement Tom Morel comme adjoint. parce qu'il est venu dans l'Ain visiter quelques camps et que j'ai été conquis par son allant. " Romans-Petit a, à plusieurs reprises, visité des camps de réfractaires. Ceux-ci ne demandent qu'à devenir des maquisards, mais les armes manquent. Le chef constate : " Ce qui me frappe, au cours de mes visites dans les camps ou de mes entretiens, c'est l'absence d'armement. Il me faut donc intervenir au plus tôt auprès de Londres. pour avoir, sans plus attendre, des parachutages d'aunes. d'explosifs et de munitions... "

Arrêtons-nous, quelques lignes, sur ce jeune chef.

Tom Morel, que ses proches appellent Tho, est né à Lyon le 1er août 1915.

Il est, sans conteste, un homme hors du commun. Véritable chevalier, qu'un chroniqueur compara au général Leclerc, il est de la trempe de ces hommes, au-dessus des autres, qui éclairent l'Histoire de France. Alors qu'il vient de rentrer au collège de Mongré, à seize ans, il écrit :

" Et tous mes efforts, maintenant, consistent à me perfectionner de toutes façons à grandir davantage pour pouvoir être plus tard le chef plein d'allant, d'entrain, de jeunesse et de cran, le chef qui connaît son métier et ses hommes. mais aussi le chef qui se dévoue pour eux. Pour être chef il faut avoir du prestige, et ce prestige, il faut l'acquérir par la générosité, de l'entraide mutuelle, du dévouement. "

Trois ans plus tard, en 1934, alors à l'école Saint-Geneviève de Versailles, il écrit à un camarade :

.. Comme je t'envie ! Nous sommes faits pour une vie héroïque. "' En octobre de cette même année, il écrit encore : " Pour commander, pour pouvoir plonger dans les yeux de son subordonné un regard franc et droit, qui perce l'écorce et va chercher l'âme, il fallait que je sois moi-même parfait... Il faut être sans peur et sans reproche.

Le révérend père André Ravier parle de lui comme d'un " bénédictin-soldat ". " Tom est l'homme d'une foi absolue, qui s'impose sans cesse à lui, qui le modèle, le tire vers le haut à tout instant. Cette dimension chrétienne est, à bien des égards. fondamentale chez Tom Morel.

À vingt ans, il entre à Saint-Cyr.

Le 1er octobre 1937, il est promu sous-lieutenant, au 27e B.C.A., à Annecy. L'année suivante, il se marie, à Annecy, avec Marie-Germaine Lamy. Ils passent l'hiver à Abondance, où Tom commande la section d'éclaireurs skieurs.

En mai 1939, son bataillon gagne la Savoie, pour les manœuvres, à la frontière italienne. Tom commande toujours la S.L.S. Puis, c'est la guerre.

La S.E.S. est au Fornet, au-dessus de Val-d'Isère, sur la route de l'Iseran. Le 21 septembre, il est promu lieutenant et le 27e B.C.A. part pour le front de l'est. Tom est déçu d'être détaché de son bataillon et de ne pouvoir par-tir se battre avec ses camarades. Sa S.L.S. reste à la garde de la frontière, dans le poste le plus haut d'Europe.

En juin 1940, la section de Tom, toujours en état d'alerte, fait des prisonniers dès le deuxième jour de la guerre avec l'Italie. Par la suite, Tom ne cesse, avec ses gars, de harceler les " alpini ". Il reçoit, avec quatre de ses hommes, la croix de guerre. Dans le brouillard de la Tarentaise, il se bat comme un lion, faisant de sa section la plus recherchée par le commandement. Tom est fait chevalier de la Légion d'honneur à vingt-cinq ans.

L'armistice signé, dès l'été, derrière le commandant Villette d'Osia, il continue clandestinement le combat, car il considère l'œuvre inachevée. Il est instructeur à Saint-Cyr, replié à Aix-en-Provence, en 1941. Sa femme met au monde leur troisième enfant, François, après Robert et Philippe.

En novembre 1942, congédié par Vichy, Tom se donne à fond dans l'armée de la France, armée clandestine, où agissent déjà de nombreux officiers et sous-officiers du 27e B.C.A. Sous la couverture d'une entreprise de tissage, il travaille à la victoire, car pour lui " la France est éternelle... Nous vaincrons un jour " Les Allemands le recherchent activement, sans parvenir à l'appréhender.

Le 1er décembre, la Gestapo se rend à la maison Aussedat, à Annecy, où habite sa belle-famille et sa femme Marie-Germaine. Cette dernière échappe par miracle à l'arrestation. Le 2 décembre il rencontre sa femme pour la dernière fois et dès le lendemain, il lui écrit :

Sois joyeuse, car nos sacrifices ne sont pas vains. Le travail que j'accomplis n'est ni un amusement, ni une inutilité. encore moins le fruit- d'un raisonnement trompeur. Mais je sens. au contraire, que c'est là mon devoir, et c'est pourquoi malgré les déchirements, malgré la douleur que j'ai de te voir enlevée de ton foyer et fuyant avec mes fils, je continue mon travail.

Que cette paix de l'âme soit la tienne ; qu'elle te soutienne dans cette épreuve. J'ai l'absolue certitude que nous retrouverons tous deux notre France toute belle, et que nous aurons encore de beaux jours à passer auprès des petits... "

Marie-Germaine se réfugiera avec ses enfants dans l'Ardèche, tandis que son époux poursuit à fond l'œuvre pour laquelle il a donné son âme.

C'est donc tout naturellement que Romans-Petit pense à lui, pour le seconder à la tête de l'A.S. de Haute-Savoie, car il doit impérativement retourner dans l'Ain, où ses troupes sont de plus en plus violemment attaquées par les Allemands.

APPEL DE TOM À SES CYRARDS

Tom, qui ne dispose sur le Plateau que d'un peu moins de 300 hommes, sait que la position est intenable, avec un effectif si réduit. Aussi a-t-il déjà demandé à Navant de faire monter les gars du Chablais et du Giffre, que nous retrouverons dans quelques jours.

C'est pour cette raison qu'il lance un appel aux anciens de Saint-Cyr :

" Il y a maintenant un an, le vieux Bahut, transporté à Aix. subissait le pire des outrages. Notre casoar était déshonore. Nous avons ensemble connu l'amertume de la rude discipline et enchaînés par elle, nous n'avons pas eu le geste héroïque qui aurait lavé notre uniforme du déshonneur.

Après une année d'abandon où. suivant vos goûts et les sollicitations d'une habile propagande, vous vous êtes " reclassés " vaille que vaille, il est temps de vous demander où vous en êtes et ce que vous avez fait de votre idéal de Cyrard.

Pour moi. comme je vous l'avais dit avant notre séparation, j'ai continué mon travail d'officier : Sans cesse ma pensée a été près de vous. J'ai suivi vos efforts et j'ai appris, avec quelle tristesse parfois, le chemin que vous suiviez. Tant que mon action ne présentait pas toutes les garanties nécessaires pour que vous promissiez y prendre part sans arrière-pensée, je n'ai pas cru, en conscience. devoir faire appel à vous.

Aujourd'hui, en plein accord avec nos chefs militaires. je parle de ceux qui sont encore dignes de ce nom, je vous rappelle notre dernière réunion de la chambre Rocroi. Il est temps de me rejoindre. Votre place n'est plus dans ces organisations douteuses, qui font le travail de l'ennemi, encore moins dans des situations civiles ou des études de petits bourgeois amorphes. C'est le sort de notre pays qui se joue : cyrards de la promo Charles de Foucauld, à l'exemple de votre patron, il faut tout quitter pour la France.

Je vous attends donc, assuré que vous serez fidèles à la tradition. Ce n'est pas à la légère que je vous donne cet ordre. À défaut de vie facile, de gloire apparente, c'est le chemin de l'honneur. de votre honneur de soldat et de votre avenir d'officier, que je vous indique. J'en assume, comme chef toute la responsabilité.

Haut les cœurs et vive la France.

LES RAISONS DE LA MONTÉE SUR LE PLATEAU DES GLIÈRES

Henri Romans-Petit et Xavier font l'inventaire des terrains possibles. Il leur faut rechercher des dropping zones loin des agglomérations, car ils veulent des opérations massives, en raison de l'urgence. Le chef départemental ajoute :

" Il nous faut donc prévoir, pour la réception et l'acheminement rapide des matériels, des hommes en permanence sur les terrains acceptés, car les équipes. qui viendront de la vallée, disposeront de peu de temps avant le jour: " Xavier et le radio communiquent au War Office les terrains retenus en Haute-Savoie.

En tête de liste, d'un commun accord, figure le Plateau des Glières, véritable forteresse naturelle en hiver, déjà utilisée en mars dernier. Faut-il revenir sur les avantages incontestables de ce plateau, entre les deux lacs, argentés la nuit, d'Annecy et du Léman, à proximité des lumières de Genève, qui brillent dans le black-out de la Haute-Savoie, sur la route de l'Italie du Nord, permettant ainsi un camouflage des moteurs dans une quel-conque attaque italienne, et enfin, bénéficiant de solides équipes de montagnards et résistants sur son pourtour ?

Plus tard, Henri Romans-Petit dira :

" C'est ainsi que nous avons placé Glières en tête de la liste arrêtée par Xavier Heslop et moi, et par personne d'autre, même à titre consultatif. Jamais, à aucun moment. nous n'avons eu en vue, ni Xavier, le chef de la mission interalliée, dont l'avis était déterminant, ni moi, la création d'un réduit, d'une forteresse à Glières... Aussi, avons-nous décidé, d'un commun accord. Xavier. Anjot. Clair, Morel et moi, de mettre en place un détachement permanent au Plateau des Glières. "

Cantinier, dans un câble qu'il enverra à Londres le 2 mars, renchérit :

" Considérons Glières comme une forteresse imprenable. "

Vers la fin du mois de janvier, le P.C., gardé maintenant par l'équipe des " Parisiens " aux ordres d'Henri Deydier, est en pleine effervescence. Romans-Petit vient d'arriver avec l'envoyé de Londres, qui réclame des œufs et du jambon pour son petit-déjeuner.

La réponse de Londres est claire. Le terrain est homologué. Le capitaine Romans-Petit demande alors à Tom Morel de constituer un détachement de cent vingt hommes - c'est ce qu'il faut, estime-t-il, pour réceptionner, planquer et protéger un parachutage dans de bonnes conditions de sécurité - et de grimper sur le Plateau des Glières.

Notons cependant que Romans-Petit, dans son livre Les Obstinés, paru en 1945, écrit :

" J'ai désigné Tom Morel comme chef de tous les maquis du département et cet animateur prodigieux réalise, en quelques semaines, le regroupement des camps. selon le plan que nous avons arrêté. Il s'installe lui-même aux Glières. où il a mission de concentrer 250 hommes environ, pour assurer un plein succès aux opérations aériennes. Nous attendons. en effet, plusieurs tonnes d'armes, qui pour être acheminées vers leurs points de destination ù travers un terrain difficile et enneigé exigent un personnel nombreux. "

Cantinier a une première confirmation. André Manuel, numéro deux au B.C.R.A. londonien, lui télégraphie que des parachutages sont prévus sur la Haute-Savoie.

Le P.C. départemental est transféré à Menthonnex-sous-Clermont. " Nous nous sommes installés dans un château qui appartenait à des Suisses, se souvient Florent. La propriété bénéficiait d'un statut comparable à celui d'une ambassade... protection très appréciable. "

Tout naturellement, Tom s'adresse aux résistants de son entourage géographique immédiat, c'est-à-dire aux gars du secteur de Thônes, avec mission de préparer cette ascension, le premier parachutage pouvant avoir lieu avec la lune de février, si Londres le décide, bien entendu.

Romans-Petit et Tom ont, à plusieurs reprises, apprécié la tenue des maquisards de la Cola et des vallées environnantes. L'école des cadres de Manigod a été un magnifique tremplin.

Certains responsables de l'A.S., dont Pierre Bastian, alias Banat, se réunissent alors dans le chalet de Philibert Dupont, à Entremont, avec les résistants de la vallée.

André Vignon, ancien du Chantier de jeunesse du Billon, en Grande-Chartreuse, arrivé en Haute-Savoie en juin 1943 et installé à Entremont, sur ordre de Bastian, avec quelques gars, depuis le début du mois, se souvient :

" Notre chef c'était Jean Auresche, dit Tonton. Il y avait Henri Testa, dit Zozo, René Bonnefoy, dit Claudel ou Coco. Lucien Gaertner, André Meyer, Roger Charra, Claude Rochut, un Parisien, dit Paluche, Robert Gallay. Peut-être que j'en oublie... Vers le 20 janvier nous vîmes arriver le panier à salade " du cops franc de Thônes. qui nous amenait des armes... Enfin le lieutenant Bastian vint nous voir. Il nous dit : "... au cours d'une réunion des chefs de l'A.S., nous avons décidé que tous les maquis de la région iraient à Glières et Champlaitier pour réceptionner les parachutages promis. D'autre part, avec les opérations du Maintien de l'ordre qui vont sûrement avoir lieu, il vaut peut-être mieux être groupés que de laisser attaquer de petits camps sans liaisons entre eux." "

" Les skieurs du camp, poursuit André. Tonton, Bonnefoy, Gallay et moi, nous fûmes désignés pour attendre un parachutage à Champlaitier, ainsi que des skieurs d'autres camps. comme Julien Helfgott. Groboillot, Phaner, Onas et Nuzillat. " Avec Bastian et les sédentaires, il est décidé de laisser les réfractaires d'Entremont sur place, pour assurer les liai-sons, les transports d'armes, les passages des chefs, le ravitaillement, par Monthiévret ou les Auges, par le chemin de l'Essen, jusqu'à la Combe, avec une dizaine de chevaux et leurs propriétaires pour le transport du gros matériel.

Tom fait réquisitionner camions, chevaux, nourriture, couvertures et outils auprès des sédentaires, qui acceptent devant la grande persuasion du jeune chef.

Lucien Mégevand, alias Pan-Pan, ancien sous-officier au 27e B.C.A., responsable départemental du Service atterrissages et parachutages, le S.À.P., depuis la mort, le 18 janvier dernier, de Richard Andrès, monte sur le Plateau avec Humbert Clair afin de repérer les lieux possibles de largage.

LES PRÉPARATIFS

Le Plateau est situé à la croisée des secteurs A.S. de Thônes, de Thorens, de Bonneville et d'Annecy.

Pierre Bastian, chef du secteur A.S. de Thônes, né en 1907 à Bazoilles-sur-Meuse, est adjudant-chef au 7e B.C.A., qui cantonne à Albertville, lorsque la guerre éclate. Aspirant en 1940, il est promu lieutenant et affecté au 27e B.C.A. en juillet de cette année. À la démobilisation de novembre 1942, il suit tout naturellement son chef, Vallette d'Osia, dans la clandestinité et fait partie de ces officiers qui continuent le combat, dans l'ombre. En janvier 1943, ce jeune Vosgien, au regard clair, franc et pur, passe deux mois en prison gestapiste.

Lorsque le lieutenant Lamy, chargé par l'A.S. de structurer et de former des gars dans le Val de Thônes, est arrêté, le 14 avril 1943, le commandant d'Osia envoie Pierre Bastian à la tête du secteur. D'un abord rude, il agit, plus qu'il ne parle.

Dans le journal Libération du 29 août 1944, des résistants de Thônes écriront : 

" Jeune homme de belle prestance. au regard clair, franc et vif, il était venu pour prendre la direction des maquis récemment organisés après une période d'incertitude pendant laquelle la clique de Vichy s'était dépensée pour jeter le trouble dans la Renaissance de la France. Il brisait ainsi les espoirs d'une carrière honorable pour prendre place parmi les hors-la-loi. Il se mit, dès le début. de plein cœur à sa tâche... Bientôt, il fut l'homme populaire de la vallée et se sachant " mouillé ", il ne prit plus de précautions, inspirant bien des craintes à ses amis... Ses belles qualités d'homme et de chef suffisaient pour exciter à sa poursuite les sbires du colonel Lelong. "

Avec les gars de Montremont, Bastian constitue un groupe franc, qui mènera plusieurs opérations, et notamment l'exécution des deux chefs miliciens, en novembre 1943. Bastian contrôle tout le secteur, et il est logique que Tom l'appelle.

Bastian contacte Roger-Broisat, que nous connaissons, pour assurer clandestinement le ravitaillement dans la vallée du Petit-Bornand, et lui demande de prendre la direction du ravitaillement du nouveau camp des Glières, qui va bientôt être formé.

Avec toute son équipe, Roger met en place un nouveau réseau de ravitaillement et d'agents de liaisons, avec l'aide de la trentaine du Petit-Bornand et surtout des frères Merlin. Les gars doivent convaincre la population de faire des voyages jusqu'au Plateau enneigé, avec les chevaux, les mulets et les traîneaux. Le ravitaillement arrive parfois chez le curé Truffy en provenance des amis, comme Marius Dechamboux ou la famille Missillier. Nous savons que les boulangers sont les meilleurs amis de la Résistance et n'hésitent pas à cuire le pain avec de la farine récupérée sans tickets.

Roger se souvient des difficultés qu'il va rencontrer, au fur et à mesure que le nombre des maquisards ira grandissant :

" Ce ne fut pas toujours facile, car demander de faire un voyage, passe encore, mais vu les marchandises que nous avions à monter, c'étaient plusieurs voyages à faire par jour, et cela se renouvelait souvent. On avait prévu une rotation, mais certains se firent tirer l'oreille, On en était arrivé à leur dire que s'ils ne faisaient pas un voyage. on prendrait leur cheval pendant plusieurs jours. On n'a jamais eu à en venir là. Mais il dut comprendre que ce n'était pas amusant pour eux.

Pour assurer mes missions au-dehors. Tom avait mis à ma disposition sa traction, ainsi que son chauffeur, Florent Magnier, lorsqu'il n'était pas occupé au P. C. Il fallait, parfois, aller assez loin pour trouver du ravitaillement. Nous sommes allés plusieurs fois à Cluses et à Sallanches. Nous étions souvent ravitaillés par les hôpitaux. Paris, directeur de celui de Bonneville, nous indiquait les points de ravitaillement. De toute façon, c'était très dur d'avoir de la marchandise, bien que nous ayons eu beaucoup d'aide.

Le contrôleur de la Carte d'alimentation du secteur de Bonneville, Daniel Toumyre, était des nôtres et il nous fournissait des cartes et les tampons des mairies qu'il avait subtilisée, afin que les cartes ne soient pas toutes validées dans la même commune. Par ma cousine, Lydie Perrillat, secrétaire à la mairie du Petit-Bornand, je connaissais toutes les listes du ravitaillement et je pouvais réquisitionner le bétail avant les contrôleurs.

Le fruitier des Lignières, Veyrat, nous mettait de côté autant de beurre et de fromage qu'il pouvait. Quant au pain, je me fournissais chez Missillier, à Petit-Bornand, et chez Raphoz, à Saint-Pierre. "

Bientôt, les problèmes s'aggravant, on montera surtout de la farine sur le Plateau, et des Espagnols cuiront le pain, pour tous, dans un vieux four. " Nous montions le ravitaillement venu de l'extérieur par les cars Levet, poursuit Roger. On ne peut pas se rendre compte des services que Levet nous a rendus. Nous recevions aussi de l'aide extérieure. comme celle de Bouvard, négociant en reblochons à Saint-Pierre, ou de Raymond Fournier, de La Roche-sur-Foron. qui faisait partie du groupe A.S. et qui m'aidait an sabotage des locomotives... À partir du début février, je montais chaque jour au Plateau avec les factures de mes fournisseurs, et Tom me remettait personnellement l'argent pour régler les marchandises que nous avions apportées. "

Une autre chaîne de ravitaillement prend naissance au Grand-Bornand et amène sur le Plateau nourriture et matériel, tout comme les chaînes, plus modestes, par le Mont-Piton ou le Pas du Roc, où s'échinent des ravitailleurs, comme les trois frères Métral-Boffod d'Aviernoz, portant des charges de 20 kilos sur leur dos.

" Sous le commandement de Pierrot. a écrit un Bornandin, un premier convoi part de Grand-Bornand. Il est formé de René Bastard-Rosset, François Perrillat-Charlaz, Eugène Fournier-Bidoz. Édouard Fournier, Jean Missillier, François Cotterlaz et Norbert Angelloz. Ce soir-là, nous avons transporté 3 tonnes de pommes de terres, provenant d'une réquisition détournée par le maquis. II n'y avait pas moins de huit traîneaux, À l'Essert, Bastian nous a offert un repas à l'hôtel de France. chez Levet. Nous n'avons pas été inquiétés par la Garde mobile... " Rappelons pour mémoire que Pierrot est en réalité Pierre Perillat-Mandry, un transporteur bornandin, âgé de trente-neuf ans, au mouvement " Combat " depuis 1942.

Quoi qu'il en soit, le ravitaillement des cent vingt gars prévus au départ, est prêt.

Jacques Lalande, alias Lamorte, chef du secteur de Bonneville depuis l'arrestation de Clair, dont nous reparlerons, contacte Lucien Cotterlaz-Rannard et les gars de La Roche-sur-Foron et ceux de La Chapelle-Rambaud, leur confiant la mission de préparer l'installation des hommes. Le secteur A.S. de La Roche est, en effet, commandé par Lucien Cotterlaz-Rannard, dit Lucien Rannard.

Lorsque la guerre a éclaté, en 1939, Lucien a dix-sept ans et vit à la ferme familiale, avec ses parents, au hameau de la Balme, sur la commune de La Roche-sur-Foron. En 1940, il est président départemental de la Jeunesse agricole catholique. Responsable des jeunes ruraux de notre département, il organise de fréquentes réunions de réflexion et de formation, se déplaçant sans cesse.

Après l'invasion de la zone libre, il est contacté par le commandant Vallette d'Osia, qui lui demande de prendre en main l'organisation de l'Armée secrète, dans le canton de La Roche.

Lucien n'hésite pas une seconde, lui qui depuis plusieurs mois milite clandestinement contre Vichy et l'Allemand. De plus, faut-il rappeler que, né en 1922, il est assujetti au S.T.O., dès février 1943.

Il va rassembler autour de lui de nombreux jeunes Savoyards, ainsi que des Alsaciens et des Lorrains réfugiés. Les réfractaires sont placés dans des fermes de La Chapelle-Rambaud, notamment, tandis que Lucien constitue, en 1943, un corps franc, qui réalisera de nombreux sabotages ferroviaires.

Jean Clavel reçoit, avec ses camarades de La Chapelle, l'ordre de réquisitionner des mulets, ce qu'il fait dans les fermes Blanc et Dupont, d'Eteaux.

Grâce aux animaux, les gars, aux ordres de Jean, grimpent sur le Plateau le matériel nécessaire pour les hommes qui vont venir. La montée dans la neige profonde est lente, difficile et pénible.

Le 25 janvier, ayant eux aussi récupéré des mulets, les gars du Pays rochois prennent le chemin des Glières. Ils sont une vingtaine issus du groupe franc A.S. de Saint-Sixt et du camp de La Chapelle, commandés par Lucien, devenu Papillon ". Il serait vain de tous les nommer, mais il y a là : Pierre Rougier, Robert Dorier, Jean Clavel, Edmond Desbioiles, de La Roche, Robert Comte, de Saint-Pierrede-Rumilly, Valésia Florence, Gilbert Tochon, un Rochois, Auguste Piercy, Pierre Clavel, Maurice Dupont, Albert Démolis, Félicien Chamoux, Jean Bombardier, Kiki Fimaloz, Pierre Gavel, Jean Daussy.

Matériels, munitions mais surtout vivres - pommes de terre, viande, haricots secs, fûts de saindoux - sont acheminés sur le dos des mulets bons enfants. La section s'installe dans deux chalets à la Ravoue, dominant le Nant du Talavé et le sentier qui monte de la vallée du Borne. Elle est la sentinelle du Plateau. Pendant une semaine environ les gars repèrent les chalets, organisent différentes corvées de bois, de foin...

WINSTON CHURCHILL ET LA HAUTE-SAVOIE

Si l'on paraît très décidé en Haute-Savoie, c'est à Londres que se programment les parachutages.

Jeudi 27 janvier, le Premier ministre britannique, Winston Churchill, a réuni le cabinet de guerre pour discuter de l'aide à apporter à la Résistance française. Emmanuel d'Astier de la Vigerie, commissaire national à l'Intérieur, assiste à cette réunion, avec Georges Boris. Il a écrit :

Le Premier ministre souhaite - et il croit la chose possible - voir se développer, dans la zone comprise entre le Rhône et la frontière italienne d'une part, entre le lac de Genève et la Méditerranée d'autre part, une situation comparable à celle existant en Yougoslavie... Tout à ses opérations italiennes, il voulait limiter à la région savoyarde l'aide aux maquis. Il fallut le convaincre de la nécessité d'un appui massif à tout le Sud-Est, aux Cévennes et au Jura... Deux fris, il s'était passionné... La première fois. en évoquant le feu et la cendre dans les villages des Alpes et en prédisant l'action désespérée des maquis et des Francs-Tireurs sur la frontière... La deuxième, en évoquant la Yougoslavie.

Winston Churchill est donc prêt à aider les maquis alpins. En d'autres termes, la Grande-Bretagne est prête à envoyer des armes et du matériel aux maquisards de chez nous. Cantinier et Xavier, informés, font part de la bonne nouvelle aux responsables résistants. Mais il semble bien qu'à Londres, on pense déjà, à ce moment-là, à constituer un réduit.

Tom Morel, informé rapidement de futurs parachutages, peut donc mobiliser ses gars.

LA MONTÉE AU PLATEAU DES GLIÈRES

Dimanche après-midi, 30 janvier 1944, Tom convoque de toute urgence à Thônes le lieutenant Joubert, responsable des maquis de Serraval et Manigod.

Joubert, de son vrai nom Louis Jourdan, né le 15 février 1915, est, dès sa sortie de l'école d'Auvours, affecté au dépôt du 27e B.C.A., à Annecy, installé au château des Ducs de Nemours. Le nouvel aspirant arrive le 10 mai 1940 ! Immédiatement, il prend part aux combats sur le Rhône, sous les ordres du capitaine Hart.

Après la défaite, le dépôt 141 est dissous et Louis devient officier des sports au 27e B.C.A.., maintenu. Vallette d'Osia lui demande alors d'entraîner une S.E.S. clandestine dans le Semnoz. Ce commandement dure six semaines. Puis, il part pour Aix-en-Provence rejoindre comme stagiaire l'école de Saint-Maixent, qui cohabite avec Saint-Cyr, où il retrouve le lieutenant Théodose Morel et le capitaine Anjot.

En novembre 1942, démobilisé, il retrouve la région parisienne et sa famille, qu'il n'a pas revue depuis mai 1940. Rongeant son frein, il tente, en vain, de gagner l'Angleterre, via l'Espagne. N'y tenant plus, il revient en Haute-Savoie continuer le combat. En décembre dernier, Romans-Petit, l'appelant Joubert, lui a demandé, nous l'avons vu, d'organiser les stages de formation accélérée de cadres militaires, à Manigod.

Aujourd'hui, Tom Morel l'appelle pour une mission capitale et urgente. Pourquoi y-a-t-il urgence ? Il faut rappeler ici le véritable état de siège que subit le département depuis quelques semaines. Vichy organise la répression d'une façon accrue. Des forces du Maintien de l'ordre arrivent tous les jours et Tom pense, à juste titre, qu'elles peuvent être demain à Thônes, aussi veut-il faire monter rapidement ses gars sur le Plateau.

Au moment où arrive, en vélo, l'agent de liaison porteur de l'ordre de Tom, le lieutenant est occupé à résoudre un problème insoluble. Comment organiser la défense des trois camps de maquisards, dont il a pris le commandement la veille, en cas d'attaque allemande surprise ?

Joubert lit l'ordre. Il doit organiser immédiatement le mouvement de ses gars vers Glières. Ce n'est pas chose simple que de faire voyager cent vingt gars, de nuit, dans un pays occupé ! Il informe Jean Rivaud, alias Gaby, Loulou, un gars de Faverges, au Bouchet, et Alphonse Métrai, à Manigod, de se mettre en branle, pour le soir. Tom et Bastian ont réquisitionné des véhicules pour transporter les gars.

Louis Loiseau, alias Loulou, de Faverges, dirige un groupe de jeunes, où se trouvent notamment Albert Bianco, Bruno Dall'Agnol, installé au hameau de la Savane, sur la commune du Bouchet, tout comme celui de Jean Rivaud, où l'on trouve Georges Alexandre, dit Zozo, Georges Martin, dit Moustique, Jean Dujourd'hui, dit Jeannot de Lille, André Véron, dit le Bouif, Louis Basso, de Marlens, Jacques Meyerfeld, Maurice Perennès, Marcel Gaudin, René Joly et Pierre Chanteur, alias Pierre Fleury, dit Pierrot, un Parisien, ainsi que quatre ou cinq gars récemment arrivés. Quant aux Manigodins, aux ordres de Noël Cuenot, alias Nollin, et Alphonse Métrai, ils se préparent également dans la joie et la fébrilité de l'action, qui se présente enfin.

Alors que la nuit enveloppe le massif, vers vingt-deux heures environ, les gars de la Cola se retrouvent à la chapelle de la Gutary. Les jeunes sont emmenés dans trois camionnettes, conduites par Georges Perrotin, André Laruaz et André Fumex, alias d'Artagnan.

Les gars de Gaby montent, dans un camion découvert, par les routes enneigées du Val de Thônes. Le reste prend place dans le car Crolard, conduit par Emile Pessey. Il n'y a pas de problème pour l'essence, car Tapponier, de Saint-Julien, dont les camions sont souvent " pillés ", a ordonné un voyage sur Thônes, afin de ravitailler les maquis.

Le groupe franc de Thônes, André Guy, alias Chocolat, Roger Cerri, René Chalard, dit " le Mataf ", André Masson, Jean Mathevon, Antoine Orcet, Louis Vignot, dit Loulou, Albert Robin, Marcel Mocquais, Georges Perrotin, entre autres, sous les ordres de Bastian, assure la protection de ce transport de troupes, grâce à une bétaillère dérobée à la Milice et pilotée par Georges Laruaz.

Tandis qu'un étrange convoi traverse le bourg et grimpe vers Saint Jean-de-Sixt, la bétaillère fait plu-sieurs voyages, jusqu'à l'Essen.

Un incident regrettable est à déplorer à Manigod, cette nuit-là. Francis Avettand-Fenoël, remonté au chalet par le sentier du Banc, en compagnie d'Édouard Josserand, afin de rechercher du matériel resté au camp, trouve la mort en tombant accidentellement. À noter que deux chalets, appartenant à Mme veuve Lambersend et Joséphine Lambersend, seront incendiés. La gendarmerie constatant les dégâts, pour une valeur de 250.000 francs, conclura à un acte de malveillance.

Sur la route qui le mène dans la vallée du Borne, Raymond Millet se souvient. Vers le 10 janvier dernier, il avait pris contact avec Henri Paccard, alias Nycollin, qui lui avait indiqué qu'à Manigod existait un maquis dirigé par des Annéciens et où fonctionnait une école de cadres pour la Résistance. Ce camp possédait des armes et il était situé au fin fond d'une vallée, où les Allemands auraient de grandes difficultés à le trouver. Il avait été tout de suite emballé et avait entraîné avec lui Georges Gumet et René Paclet. Tous les trois, par Faverges, avaient rejoint la haute vallée du Fier.

Les maquisards sont déposés à l'Essert, où les gars de Pierre Gavel, de La Roche, déjà installés sur place, les accueillent et les conduisent sur la pente abrupte qui mène au Plateau. Marcel Gaudin se souvient :

" À l'Essert, nous apprîmes que notre destination était le Plateau des Glières, un nom qui, pour la plupart d'entre nous, n'évoquait rien. Bientôt commença la montée dans la nuit. II fallait souvent changer l'homme de tête, vite épuisé à tracer la piste dans la neige profonde. À mi-chemin, nous fîmes une longue halte, près d'un chalet, avant de reprendre l'épuisante montée. "

Le groupe fait halte au chalet du " Sorci ". Marcel, fatigué, pense alors à ces derniers mois de clandestinité. Ayant refusé de partir pour le S.T.O., il avait pris le car pour la Haute-Savoie et Annecy, où on lui avait indiqué un point de chute, puis la filière l'avait amené à la fruitière de Serraval, chez Maurice Cohendet, que tout le monde appelait Madelon. Il s'était retrouvé aux Chenailles, avec sept autres gars, commandés par jean Gonet, et avait dû grimper à Manigod, lorsque le lieutenant Lamy avait été arrêté. C'est Bastian qui avait amené Gaby, qui devait remplacer Gonet, parti en septembre dernier. Puis, ça avait été le retour aux Chenailles et enfin l'installation au hameau des Banderelles, au Bouchet.

La halte est terminée. Louis Vignol et Julien Helfgott s'ébranlent. Il faut à nouveau grimper dans la neige pro-fonde et dans la nuit. Epuisés mais heureux, les jeunes arrivent, au petit jour, sur le Plateau. Les nouveaux arrivants sont répartis dans les chalets.

Une trentaine d'entre eux sont dirigés au lieu dit le Paccot, aux Collets, affectés à la défense du versant ouest, dominant la vallée de la Fillière. II est bien difficile de nommer tous ces " petits gars ". Cependant, sous les ordres de Nollin, chef de trentaine et chef de ce qui va devenir la section " Lyautey ", ainsi en voie de création, on retrouve René Paclet, chef de sizaine, et son frère Paul, Louis et Gilbert George, originaires des Vosges, Marcel Hamm, un Alsacien, Jean Carraz, alias Chambot, chef de sizaine également, qui avait sauté du train qui l'emmenait en Allemagne le 15 juin de l'année dernière et rejoint Manigod, André Floccard, alias Phoque, un Lyonnais arrivé en mai dernier, Marcel Maréchal, Nannan, de son vrai nom Fernand Laydevand, André Coulombié, que tout le monde appelle Dédé le Parisien, Raymond Millet, alias Gabin, Louis Vert, alias Louis Collomb, dit Petit-Louis, venu de l'Isère, Pierre Leroy, Joseph Dalmasso, Léon Roffino, Jean Lanrernier, un gars de Cran...

Les gars de Gaby, qui formeront bientôt la section " Hoche ", s'installent dans un chalet, au centre du Plateau, appelé la Mérralière. Ceux de Loulou, qui formeront la section " Leclerc ", sont dirigés vers le sud-ouest du Plateau.

" Lyautey ", " Hoche ", " Leclerc ", trois grands noms, dont la France est fière. Trois sections, rassemblant cent vingt gars environ au sein de la compagnie Joubert, prennent possession du Plateau des Glières. André Chatelard, dit " le Docteur ", un Lyonnais, est le chef du P.C. de la compagnie.

Il va cependant de soi que l'organisation militaire clu bataillon des Glières n'en est qu'à ses débuts et que celle-ci ne sera effective que dans quelques semaines.

Quelques gars du Grand-Bornand, dont André Macé, montent également ce 31 janvier et s'installent dans un chalet de l'Outan. Un deuxième groupe viendra les rejoindre dans la soirée du mercredi 2 février, formant ainsi l'embryon de la section " Allobroges ".

Quant au groupe franc de Thônes, il s'installe à mi-pente, au-dessus d'Entremont, dans la ferme de Jules Périllat, qui avait été un refuge pour Louis Vignol et julien Helfgott, au lieu dit les Longay, afin d'assurer protection et ravitaillement des gars.

" Le 31 janvier écrit André Vignon, un gars du petit camp situé au-dessus d'Entremont, nous étions à l'hôtel de France. lorsque le lieutenant Morel arrive en coup de vent. C'était la première fois que je le voyais. Ce visage énergique. que l'on sentait plein d'un feu intérieur et en même temps plein de bonté et de charité. celui du chef qu'il fallait pour accomplir quelque chose de grand. " On ne vous a pas dit que vous deviez monter ce soir pour Champlaitier ?

- On nous en parlé mais on ne nous a pas encore fixé de jour.

- Alors pas une minute à perdre. Allez chercher vos skis, votre sac et dépêchez-vous !

Nous voilà montés au camp. Une heure et demie plus tard. nous étions redescendus à Entremont. sautions dans les voitures, qui nous menaient à l'Essert. Là, nous apprenons les derniers détails. Toute la nuit, des camions ont amené des hommes et du matériel. Dans tous les coins. des caisses, des grenades, des balles. cieux mortiers et leurs projectiles, un fusil antichar, des sacs de riz, dit pain. des caisses de reblochons... Durant la montée au Plateau, nous croisons des attelages de chevaux. qui font la navette. Nous arrivons sur le Plateau. Il fait nuit, nous chaussons let skis. Encore une heure de marche à ski et nous voici au P.C., l'ancien chalet de " Jeunesse et Montagne ".

" Il est trop tard, ce soir nous dit Tom, nous partirons ensemble demain matin pour Champlaitier. "

Marcel, de la future section " Hoche ", se souvient des premiers jours, qui " furent occupés essentiellement à nous organiser et à rendre notre chalet aussi habitable que possible. L'étable fut nettoyée, un bat-flanc installé et garni de foin pour notre repos nocturne. Le lieutenant Joubert s'était installé avec nous et il s'efforçait de nous inculquer des principes militaires, mais nous n'étions pas toujours très réceptifs, je garde. par exemple. un souvenir assez peu enthousiaste des séances de décrassage où. dans le froid et la brume du petit jour, il nous conviait à courir, en petite terne. autour du chalet en exécutant des mouvements sportifs. Nous n'avions pas d'armes, en dehors de quelques pétoires inoffensives. mais nous attendions avec la certitude de la Foi les parachutages promis, qui étaient une des raisons de notre présence sur le Plateau.

C'est également à cette date que René Dechamboux, Robert Margolliet, Jacques Lébovici et Jean Meyer rejoignent leurs camarades sur le Plateau. Quelques jours plus tard, le groupe A.S. de La Roche devient la section " Savoie-Lorraine ", pour montrer combien est grande la fraternité entre Savoyards, Alsaciens et Lorrains. Les quatre sizaines sont commandées par Jean Clavel, René Dechamboux, Robert Dorier et Pierre Rougier.

Sur le versant ouest, dans la vallée d'Usillon, l'ex-adjudant chef du 27e B.C.A., Louis Morel, a pris la relève, après la disparition du corps franc Simon.

Il est dans la vallée depuis septembre 1943. À la démobilisation de novembre 1942, cet ancien adjudant-chef du 27e B.C.A.. avait été reclassé dans les Eaux et Forêts, comme d'autres l'avaient été dans la Gendarmerie. Sa nouvelle affectation explique son pseudonyme " Forestier ", mais parfois on l'appelle Mugnier, du nom de jeune fille de sa femme. Depuis le 10 janvier, il commande tous les groupes, de Thorens à Usillon, des Glières à Mont-Piron, rassemblés dans la compagnie Forestier, officiellement créée à cette date. À la fin du mois de janvier, il a reçu l'ordre de prendre position à Champlaitier. Tom Morel lui a demandé d'assurer la protection du Plateau, sur le versant nord-ouest.

Tom monte sur le Plateau le 31 janvier en fin de jour-née, Florent Mugnier, son chauffeur, restant, avec la traction, à sa disposition au Petit-Bornand. Florent, qui loge chez Bricosson, assure du ravitaillement et des liaisons diverses.

DES ESPAGNOLS AUX GLIÈRES

On sait que depuis la guerre d'Espagne, cinq mille Espagnols, ayant fui le franquisme, se sont réfugiés en France, main-d'œuvre à bon marché.

Après la défaite de 1910, le 517e travailleurs étrangers était arrivé en Haute-Savoie et les hommes avaient été répartis dans des commandos de travail : barrage de Génissiat, bûcheronnage et charbon de bois.

Depuis le début de l'hiver, un certain nombre d'entre eux se sont regroupés, clandestinement, à la Combe d'Ire, près de Doussard, à la Louvatière, près de Thorens et au Clus, au-dessus de Nâves. Après la mort de Richard Andrès, le 18 janvier dernier, ils avaient été un peu livrés à eux-mêmes, et l'A.S. leur avait proposé de rejoindre ses rangs.

Le février, un camion charge, à Nâves, les Espagnols du Clus, aux ordres de Navarro-Sanchez Jorge, ainsi que Mazza Wiener, Julien Maffioletti et Attilio Pozzi, trois Italiens en rupture de ban. Rogrigue Perez ouvrant la route, le camion arrive à Thorens.

Angel Gomez se souvient :

" On est montés à Champlaitier par le Pas du Roc. Il faisait froid. Notre groupe était un des mieux armés. Pour 14 hommes, on avait 3 fusils-mitrailleurs, 4 mitraillettes, 5 ou 6 fusils et 6 mousquetons, sans compter les grenades et les munitions. On s'est installés dans le chalet des Eaux et Forêts, en attendant que Tom vienne nous chercher. Il était convenu que Tom viendrait seul, avec un homme. Or. on a vu arriver. de loin, tout un groupe en skis. Nous avons rapidement mis les F.M. en batterie et ouvert le feu au-dessus de leurs têtes. Tout le monde a plongé à plat ventre dans la neige. Tom a compris son erreur. Il a fait reculer ses gars et s'est avancé seul. avec un homme, vers nous. Tout s'est arrangé. "

Tom Mord a amené avec lui Lambert Dancet, alias Duparc, et les sept hommes d'Entremont arrivés hier soir, dont Jean Auresche, René Bonnefoy, Robert Gallay et André Vignon. Ce dernier se souvient de cet incident :

Descente sur Champlaitier, sous un soleil splendide. La pente est raide. Lorsque nous débouchons. quelques coups de mousquetons suivis d'une rafale de F. Al. Les balles ne sifflent pas, ce n'est donc pas sur nous. Nous nous camouflons cependant. Tom et Tonton vont voir en avant. Nous comprenons qu'il s'agit d'un groupe d'Espagnols et nous allons à leur rencontre. Ils nous avaient vus arriver et, ne sachant pas qui nous étions, nous ont adressé un tir d'avertissement.

Tandis que Tom et Duparc regagnent le Plateau de l'autre côté des Frêtes, les nouveaux arrivés d'Entremont et du Clus s'organisent. Ils restent ainsi quelques jours pour baliser, avec des feux, une zone de parachutage. Mais les liaisons avec Glières sont longues et dangereuses. "I'om décide de rapatrier ses gars sur le Plateau ou à proximité.

" Un jour, a écrit André Vignon, en allant au ravitaillement à Glières, je rapporte l'ordre de Tom, de se retirer à Glières avec les Espagnols. Le lendemain, déménagement. "

Les maquisards, en file indienne, traversent la montagne des Frêtes et, sur le Plateau, prennent possession d'un chalet, proche de " chez l'Sorci ", sentinelle avancée face au Petit-Bornand.

Les gars de Navarro, devenus la section " Ebro ", sont heureux, car ils retrouvent les autres groupes d'Espagnols.

Les dix-huit gars de la Combe d'Ire, aux ordres de Jurrado, sont venus en camion par Faverges, Thônes, au nez et à la barbe des G.M.R. Ceux de la Louvatière, vallée d'Usillon, montés à pied dans la matinée, sont commandés par Gabriel Vilchès-Agueyo, dit le " capitan Antonio ".

Gabriel Vilchès-Agueyo est né le 8 octobre 1908, à Martos, dans la province de Jaèn, en Espagne, d'une famille d'agriculteurs. Il n'a pas eu la chance d'aller à l'école et dès 1936, il combat les armées franquistes. Réfugié en France, en septembre 1939, il est intégré dans les compagnies de travailleurs étrangers et entre tout naturellement dans la Résistance, lorsque les Italiens occupent notre département.

Tous enfin rassemblés, depuis si longtemps, ces 53 Ibères, endurcis des combats de la clandestinité en Espagne et de la " captivité " française, sont heureux, car ils vont pouvoir se battre, regroupés au sein de la section

Ebro ", fiers de leur devise Hcrrriba Libertad ! "

La section est divisée en cieux groupes. Le capitaine Jurrado, un Andalou de cinquante-trois ans, commande la section " Renfort Ebro ", placée en avant et constituée d'une vingtaine d'hommes, toujours différents, se relayant de la section " Ebro " et cantonnant dans un chalet situé au débouché du Nant de Talavé.

En arrière sur la colline, cantonne la section " Ebro aux ordres du lieutenant Navarro et du capitaine Antonio.

Fernando Garcia, Espagnol, ancien du corps franc Simon et ancien agent de liaison des Espagnols, avec les sédentaires d'Annecy, tels Miguel Vera, Mora, Pégado, Rubbio ou Palomino, monte à la même époque. Devenu trop connu des autorités, arrêté à plusieurs reprises, il avait dû laisser sa place d'agent de liaison à Rodrigue Perez.

Wiener et Julien, à la demande du P.C., restent avec la section, " ceci, se souvient Julien, pour mieux dialoguer, car nos camarades Espagnols avaient beaucoup d'accent, alors que Pozzi avait rejoint une autre section. "

Antonio Buesa, né en Aragon et monté seul d'Entremont, est affecté à la section " Bayard ". Ajoutons également que Beloso-Colmenar Félix et Roda-Lopez Patricio, qui travaillaient jusqu'alors à la scierie d'Entremont, montent rejoindre leurs camarades. De plus, Hugo Schmidt, citoyen allemand, ancien des Brigades internationales, est là sous le nom de Ugo Gonzalès.

Les anciens d'Entremont, aux ordres de Jean Auresche, ont la joie de voir arriver les non-skieurs du camp avec les impedimenta, accompagnés d'autres gars venus du Grand-Bornand et du premier camp d'Entremont. Ils vont bientôt former la section " Bayard ", nom donné par Pierre Bastian.

" Nous étions installés, se souvient André Vignon, dans des chalets environnant le passage du Sorcier. On me dit un jour : " Il y a quelqu'un de ton pays qui voudrait te voir. " C'est ainsi que je retrouvai Jean Frizon, compatriote et camarade de classe à Amplepuis. Il avait fait " Jenesse et Montagne " à Glières et y était resté comme réfractaire. Ce faut une grande joie de le retrouver. C'était un skieur de premier ordre et il rejoignit la section d'éclaireurs skieurs en formation.

APPEL DE MAURICE SCHUMANN

Pendant ce temps-là, les forces du Maintien de l'ordre ne restent pas inactives.

L'intendant de police, comme il a décidé de le faire afin de clarifier la situation, reçoit tous les soirs la presse accréditée et donne connaissance du communiqué officiel :

" Les forces du Maintien de l'ordre groupées en Haute-Savoie en vue de l'épuration et de la pacification du département ont commencé leurs opérations. "

Avec ces opérations de police commencent aussi la guerre des oncles. La radio suisse annonce l'état de siège dans notre département. La B.B.C., à midi, annonce le début des opérations des forces du Maintien de l'ordre.

Le 2 février, à vingt heures, Maurice Schumann lance, de Londres, un véritable S.O.S. au maquis, contre le Waffen S.S., Darnand :

" Honneur et Patrie,

Alerte aux maquis. Alerte à la Haute-Savoie.

Allô, allô, maquis de la Haute-Savoie, S.O.S.. S.O.S...

L'Obersturmführer Joseph Darnand a décidé de déclencher demain. 3 février je répète, demain 3 février - une attaque massive contre les patriotes retranchés dans les montagnes de Haute-Savoie. Le commandement de l'opération est confié à l'intendant de police Lelong. Les troupes de l'agresseur doivent comprendre douze escadrons de la Garde et cinq escadrons des Groupes mobiles de réserve. placés sous le commandement du colonel Praxt, assisté des colonels Candille et Bertrand. Les policiers en civil associés à cette attaque. seront dirigés par le contrôleur général Delgay. Même si, comme il est possible, notre avertissement bouscule les plans de l'agresseur – et retarde l'heure H, soldats sans uniforme des maquis de Haute-Savoie, il faut que vous appliquiez sans perdre une minute votre dispositif de défense. À vous, et à vous seuls, de juger où et quand vous devez fuir. grâce à la double complicité des habitants et de la nature. Il est un seul parti que - nous le savons vous ne prendrez jamais - celui de vous rendre !

Intendant de police Lelong, colonel Praxt, colonel Candille, colonel Bertrand, contrôleur général Delgay, vous êtes désormais les otages de la France ! Chaque goutte de sang qui demain. peut-être par votre faute. coulera dans les ravins et les gorges de notre Haute-Savoie, retombera sur vos têtes...

... Mais, vous soldats de la Garde mobile, vous, soldats des Groupes mobiles de réserve, et vous aussi policiers, allez-vous donc tuer, blesser d'autres soldats, réguliers et volontaires de l'armée française. sur l'ordre d'un soldat régulier et volontaire de l'armée allemande ?

Ou vous laisserez tomber vos armes, ou vous les retournerez contre l'ennemi commun...

Mais attention ! Si au lieu de franchir le fossé de l'honneur, vous le remplissez de sang français, alors demain, il sera trop tard pour demander à cette France qui au fond, vous aussi, vous tenaille, si vous aussi elle ne vous a pas reniés.

DÉCLENCHEMENT DES OPÉRATIONS DE POLICE

L'aube du 3 février se lève sur la Haute-Savoie, en pleine effervescence. L'intendant de police supprime les libertés individuelles qui subsistaient encore, pour mieux organiser la répression, ce pourquoi il a été nommé à ce poste. Il faut considérer qu'à partir de cette date, le Plateau des Glières est encerclé par deux escadrons de la Garde, tandis que la Milice se répand dans le pays. Les barrages coupent les communications et les patrouilles des forces du Maintien de l'ordre, parcourant tour le département, contribuent à l'insécurité de la Résistance.

Incontestablement, cette date du 3 février 1944 marque le début des opérations de police de grande envergure, dans notre département.

Dans la matinée, Lelong prend cieux nouveaux arrêtés. Le premier réduit encore un peu plus les sorties du département pour les Haut-Savoyards, et le second définit les conditions probatoires de l'identité des personnes de sexe mâle, âgées de plus de quinze ans.

Le soir il déclare :

" Il n'est pas possible de donner de plus amples précisions sur les opérations entreprises, et pas davantage de dire le nombre de réfractaires arrêtés ", pour couper court aux spéculations radiophoniques. Parlant de sa tâche, il ajoute qu'il " veut user de tous les moyens de conciliation et ne rien faire pour heurter l'amour-propre des jeunes gens, qui peuvent encore rentrer dans le droit chemin.., "

RAFLE DE LA MILICE À TRÔNES : 5 FÉVRIER 1944

Les mesures de police mises en place par le colonel Lelong battent leur plein, et les conséquences commencent à se faire cruellement sentir. Les arrestations se multiplient.

Le temps est épouvantable. Depuis plusieurs jours, il fait froid et les bourrasques de neige balaient les monts et accumulent les congères.

" Notre départ du Bouchet, a écrit Marcel Gaudin, s'était fait si précipitamment, que nous avions laissé derrière nous un bon nombre d'affaires en suspens : nous avions pu envoyer à nos familles un bref message les avisant que nous les laisserions longtemps sans nouvelles, mais nous attendions tous du courrier, que nous nous faisions adresser dans les bureaux de poste de Manigod et de Serraval, ou encore chez des particuliers amis. Certains désiraient déposer. dans des mains sures, des documents qu'ils avaient emportés avec eux. Enfin, notre groupe avait laissé des dettes chez nos fournisseurs habituels, et Gaby tenait à ce qu'on ne puisse nous faire le moindre reproche, à ce sujet.

Le chef ayant obtenu l'autorisation d'envoyer deux gars vers l'ancien camp, André Véron et Marcel Gaudin partent, vendredi matin 4 février, dans le froid glacial du petit jour.

Notons au passage que ces jeunes, étrangers à la région, réussissent merveilleusement bien à se débrouiller pour se repérer et arriver à bon port, malgré des indications du style : " Vous pouvez pas vous tromper, c'est tout droit ", ou bien encore : " ... une chapelle. vous ne pouvez pas la manquer, après, c'est tout droit, dans le fond

Lorsque nous arrivons à Notre-Dame-des-Neiges. se souvient Marcel, ... la marche devient plus facile car nous n'avons qu'à nous laisser entraîner par notre poids dans la descente. Devant nous la neige ne porte pas d'autres traces que des pistes de petits animaux, mais la forme du terrain, ainsi que des trouées dans les arbres et les broussailles, nous indiquent souvent où passe le sentier d'été et nous nous efforçons de suivre ces indications. À force de descendre, nous finissons par apercevoir le pont de Abram. Comme il n'est pas gardé, nous l'empruntons...

Nos deux gars continuent, en évitant le centre de Thônes, vers le carrefour de Manigod. Les deux amis se séparent, après s'être donné rendez-vous, pour le lendemain matin. André, dit " le Bouif ", monte vers Manigod, où il a été, sous le pseudonyme de Pierre Janin, réfractaire-cordonnier. Marcel continue sur Serraval.

André récupère le courrier et passe la nuit chez les Lambersin. Samedi matin, il descend à son rendez-vous, en compagnie de villageois se rendant au marché. Alors qu'il attend depuis quelques minutes devant la scierie André, son copain Marcel arrive. Lui aussi a récupéré le courrier, payé quelques dettes chez Curt, avec qui il est descendu à Thônes.

Planqués entre les piles de planches, nos deux maquisards attendent que des villageois, partis devant, leur annoncent la voie libre, pour continuer leur chemin. Mais personne ne revient. Que se passe-t-il à Thônes

À "Thônes, une des bases arrière du Plateau des Glières, c'est donc jour de marché. Trois trentaines de la Milice française, sous les ordres de De Vaugelas, ont investi la ville, vers sept heures et demie du marin, tandis que les " canadiennes " organisent une rafle méthodique. Hommes et femmes sont dirigés sur la mairie.

Si la Milice a décidé d'organiser une rafle ici, ce n'est pas par hasard. Les renseignements qu'elle a en sa possession indiquent de fortes concentrations de terroristes, ou à tout le moins de réfractaires, dans cette région. Les va-et-vient incessants des maquis ont montré, ces derniers temps, une très grande activité de la Résistance. Tom Morel a eu raison de précipiter les événements.

Toujours dans les piles de planches de la scierie, André, Marcel Gaudin et André Véron, devant la route de Thônes, curieusement déserte, décident de repartir.

Pendant ce temps, derrière eux, sur la route des Clefs, au lieu dit la Curiaz, les gars du groupe franc Bastian, qui dormaient à poings fermés dans la ferme Barrachin, s'égayent dans la nature, pour éviter l'arrestation.

Roger Cerri se souvient.

On était rentrés vers quatre ou cinq heures, sous une neige abondante, d'une mission de ravitaillement au Plateau des Glières et on était fourbus. C'est le gosse Barrachin qui est venu nous réveiller, à sept heures et demie, nous annonçant l'arrivée des miliciens. André Rollin, Georges Laruaz et son frère. André, sont partis à travers champs, derrière la maison. Chocolat et moi. on a plongé dans le ruisseau. Les miliciens ont mitraillé à tout va. Ils ont descendu Georges. André, blessé, a réussi à fuir vers le collège. alors que Rollin était arrête. Il a été déporté et n'est pas revenu.

Nous, on a continué notre fuite, par le nant et la forêt du Mont. On s'en est sortis comme ça. Après Glapigny, sur la route de La Clusaz. on a rencontré le docteur Lathuraz. qui nous a emmenés chez Pauthex. à Saint _Jean-de-Sixt. "

Marcel et André ont passé le Fier sur le pont de la route de Chamossière et se sont dirigés vers la Tronchine, lorsqu'ils entendent une fusillade et des rafales venant de Thônes.

" Nous pensons immédiatement à une opération des forces vichystes et nous sommes saisis d'inquiétude. Que faire ?... Que vont penser nos camarades ? Que nous avons été arrêtés, ou, pire que nous avons profité de notre mission pour déserter.

Cela, jamais ! Alors, nous décidons de continuer.

Nous avançons en redoublant de prudence et en évitant les maisons. Il nous paraît probable que le pont de Morelle est ,gardé. aussi renonçons-nous à nous y rendre. " Les deux copains traversent le Fier, assez facilement, et réussissent à rejoindre le chemin du Nant Debout. Le soir, à la veillée, ils ont beaucoup de choses à raconter aux copains du chalet.

André Laruaz, fuyant du côté des fermes du Turban, est néanmoins arrêté, au collège, alors qu'il était en train d'être soigné. Pendant ce temps, la population, trop nombreuse pour la mairie, a été parquée sur la place, entre l'église et l'hôtel-de-ville.

Vers une heure de l'après-midi, la rafle terminée, les miliciens emmènent à la Commanderie des Marquisats dix-huit prisonniers, dont André Laruaz, pris au collège.

Le soir, l'intendant de police fait le point :

" ... Une opération a eu lieu dans la région de Thônes. Elle a été effectuée par la Milice française, dans des conditions atmosphériques pénibles, et elle a abouti à l'épuration de cette région : dix-huit arrestations de hors-la-loi et de complices ont été opérées. Le matériel automobile a été saisi. Au cours d'un engagement. il y a eu un tué et un blessé du côté des hors-la-loi. Les forces de l'ordre n'ont subi aucune perte. "

Le journal La Suisse annonce les arrestations de Thônes, dans son édition de lundi. André Laruaz, Robert Cilquin, dit Bob, et André Rollin décéderont en camp de concentration.

L'étau se resserre. L'état de siège s'aggrave, mais les Savoyards n'ont pas encore tout vu.

ICI LONDRES... APPEL À L'INSURRECTION...

Dimanche 6 février, 6 h 30 du matin, Maurice Schumann parle à la radio anglaise. Bien peu l'entendent à pareille heure, aussi la B.B.C. diffuse-t-elle cet appel à midi et dans la soirée. Radio Alger lui emboîte le pas, dès le lendemain.

" Allô, allô.... S.O.S., S.O.S., Savoyards ! Savoyards !

Le maquis de Haute-Savoie, le front français dont les soldats sans uniforme sont prêts à combattre pour vous et à mourir au milieu de vous, vous lance un appel à l'aide et à la solidarité, qui peut et doit faire reculer l'agresseur.

C'est du maquis lui-même que viennent de nous arriver ces adjurations.

Premièrement. Sédentaires armés. Rejoignez d'urgence les maquis de Haute-Savoie. Sédentaires armés, joignez-vous d'urgence aux maquis.

Deuxièmement. Ouvriers de Haute-Savoie, chaque fois que votre activité peut, directement ou indirectement, seconder les opérations qui sont ou qui seront engagées contre les maquis, cessez le travail, déclenchez dans ce cas la grève de solidarité avec vos frères assaillis.

Troisièmement. Patriotes savoyards, n'héritez pas à procéder, chaque fois que vous le pourrez et sans vous exposer à des risques inutiles, mais sans reculer devant les risques utiles, au sabotage des voies ferrées, des routes et des usines dont le fonctionnement favoriserait le travail des agresseurs.

Quatrièmement. Enfin, notez scrupuleusement les noms et le signalement des miliciens chargés d'encadrer et de guider la police. Chacun de ces misérables doit savoir qu'il est l'otage de la France.

Encore une fois, ces quatre consignes viennent des chefs responsables du maquis de Haute-Savoie eux-mêmes. Nous n'y ajouterons qu'un mot : Toutes nos pensées. toutes nos prières et aussi tous nos efforts - je répète. tous nos efforts - sont tendus vers le front de Haute-Savoie, ses soldats, ses martyrs, ses héros. La solidarité nationale peut et doit faire reculer l'agresseur. "

Romans-Petit est stupéfait de cet appel, car il n'a jamais donné pareil ordre de soulèvement général. Xavier n'est pas content.

PHILIPPE HENRIOT RÉPOND À LA PRESSE SUISSE

Dans son éditorial, diffusé sur les oncles, ce 6 février, Philippe Henriot, secrétaire d'État à l'Information et à la Propagande, répond au journal helvétique La Gazette de Lausanne, qui pense que les autorités françaises devraient faire la différence entre les jeunes réfractaires et les bandits de grands chemins :

" Jamais nous n'avons confondu les simples réfractaires avec les bandits, dont vous reconnaissez, un peu tardivement, qu'ils jouent un rôle que vous n'appelez plus patriotique.

Mais le malheur est que ces bandits ont peu à peu contaminé les jeunes gens qu'ils ont pris en main dans le maquis, ou, en tout cas, les ont réduits à une obéissance par la menace du revolver.

Le gouvernement français a chargé ses forces du Maintien de l'ordre de réprimer le banditisme et de châtier exemplairement ceux qui sont pris les armes à la main, en flagrant délit de tentative de meurtre.

De quel droit prétendez-vous donc que ce sont les jeunes gens que l'on traque et non les criminels ? La vérité est, au contraire, que les jeunes réfractaires. tombés dans un guêpier dont ils ont hâte de sortir, se rendent en nombre aux forces françaises, dès qu'ils peuvent échapper à la surveillance des " adjudants " rouges qui les commandent.

Le gouvernement français fait, soyez en surs, toute la distinction qu'il faut entre les égarés et les meneurs, et cela sans avoir besoin de prendre l'avis et les conseils de la presse helvétique. "

Dans l'après-midi, Lelong rencontre la presse et déclare qu'" il agira toujours avec doigté. Il n'emploiera les moyens extrêmes que contraint et forcé. " Tandis que Lelong, devant de Holstein, rédacteur en chef de l'O.F.I., envoyé par Darnand, minimise la situation, celui-ci reconnaît que Vichy a exagéré. " Laval a obtenu que celle-ci soit réglée par les Français et s 'il ne réussit pas, ce serait Doriot qui accéderait au pouvoir... et cela se traduirait par une grande emprise de l'étranger ", affirme de Folstein, qui pense que Darnand ne dispose pas des forces suffisantes.

PROBLÈMES DANS LA VALLÉE DU BORNE

Florent Mugnier, toujours grâce à la traction, va et vient dans la vallée du Borne, sans être inquiété par les gardes mobiles et les G.M.R. postés aux barrages qui s'échelonnent de Saint-Pierre à Saint-Jean. Florent sait qu'ils ne sont pas dupes, aussi leur offre-t-il, chaque fois qu'il le peut, quelques cigarettes.

Ce matin-là, il doit monter du ravitaillement au Mont-Piton. Il a passé la nuit à l'hôtel Bouillet, à Saint-Laurent. Au petit jour, il découvre sa voiture, viciée. Mis sur la piste des voleurs, Florent les retrouve et les persuade de tout rendre, avant que ses copains ne descendent du Plateau exiger leur dû. Les maquis, qui appartiennent au groupe F.T.P. Liberté Chérie ", s'exécutent, et tout rentre dans l'ordre.

C'est que le ravitaillement est une affaire difficile, même si l'aide des paysans est acquise, et les ravitailleurs ne peuvent se permettre de perdre leurs précieuses cargaisons.

Le groupe " Liberté Chérie " s'est formé vers novembre 1942, bien qu'il ne portât pas ce nom à cette époque. En effet, on l'appelait du nom de son chef, Marcel Lamouille.

Marcel, originaire de Petit-Bornand, hôtelier à Annemasse, avait été arrêté en 1939, à la suite du décret du 26 septembre, mettant le Parti communiste hors la loi. Ayant réussi à s'évader d'un camp d'internement, il était revenu au village et, clandestin, avait alors constitué un maquis, qui se déplaçait, nous l'avons vu, entre Champlaitier et Petit-Bornand. Mais la couleur de celui-ci ne plaisait guère entre les monts, et les populations se plaignaient.

Le curé du Petit-Bornand, l'abbé Jean Truffy, s'en était ouvert à Humbert Clair, à Noël 1943. Le maire, François Merlin, qui avait été interné un mois à Montluc, était d'accord avec eux pour essayer de calmer la situation et tenter de faire " oublier " quelque peu le village. De plus, on savait déjà, au P.C. de l'Armée secrète, que le Plateau des Glières devait, un jour ou l'autre, recevoir des parachutages massifs.

Les intérêts de la Résistance et ceux de certains Borniands coïncidant, l'A.S. avait décidé de régler le problème de ces maquis. Ce fut l'échec, ce que le maire du Petit-Bornand téléphona à la police, le 6 janvier dernier.

Entre-temps l'A.S., apprenant que les F.T.P. reconnaissaient le groupe " Liberté Chérie " comme étant un des leurs, essaya, en vain, d'entrer en contact.

Les 8 et 13 janvier derniers, les F.T.P. des 93-13 et 93-08 et le groupe " Liberté Chérie ", enlevaient à Bonneville et à La Roche-sur-Foron dix-neuf " canadiennes ", inspecteurs de police envoyés par Vichy afin d'accroître la répression dans la vallée. Déjà les groupes de F.T.P. avaient connu des arrestations et les enquêtes ne manqueraient pas de les décimer.

Les policiers avaient été emmenés dans des chalets construits au-dessus de Saint-Laurent et de Petit-Bornand. Les F.T.P. avaient tenté, en vain, de les échanger contre des gars retenus prisonniers par les forces du Maintien de l'ordre. Les tractations n'ayant pu aboutir, les policiers avaient été exécutés.

De plus, les maquisards avaient trouvé, sur un carnet d'un des policiers, une note prouvant que le maire désirait se débarrasser de leur groupe. Le maire, devant la tournure des événements, s'était réfugié à Cocogne, puis à Verchaix.

Les choses se précipitèrent, avec la montée des gars de l'A.S. sur le Plateau des Glières. La police de Vichy, désireuse de retrouver les policiers disparus et d'éliminer ce groupe F.T.P., passe à l'action.

L'ESSERT, LE 7 FÉVRIER

Ce lundi 7 février reste, pour beaucoup, le jour du premier accrochage d'importance entre les forces du Maintien de l'ordre et les gars des Glières.

Quelques policiers, soutenus par un escadron de gardes mobiles et un groupe de G.M.R., débarquent au Petit-Bornand, le matin, vers huit heures et demie, afin d'appréhender les hommes du groupe F.T.P. " Liberté Chérie ", installés au chalets des Cerets, sur le hameau des Lignières.

Le chef d'escadron de la Garde, conservant ses meilleurs éléments pour cette opération, écarte les débutants ", en leur donnant à garder la départementale, à la sortie amont du village.

Aux Lignières, les forces de police ratissent le hameau et le chalet des Cerets, où ont été amenés les policiers capturés à Bonneville, le 10 janvier dernier. Les recherches ne donnent rien. Marcel Lamouille et ses gars, prévenus, ont décroché la veille. Ils sont un peu plus haut dans la montagne et suivent les opérations, à la jumelle. Mais c'est à l'Essert que la situation s'aggrave brusquement. De l'autre côté du pont, les gars de Roger sont en train de préparer un transport de ravitaillement pour le Plateau. Roger se souvient :

Nous attendions un voyage de ravitaillement, lorsque la Garde ouvrit le feu. "

L'aspirant de la Garde, qui ordonne à ses hommes d'ouvrir le feu, déclarera, par la suite, qu'il avait " vu sur le pont de l'Essert une voiture louche. poussée par plusieurs hommes qui lui parurent armés. " Quoi qu'il en soit, se souvient Roger, " les gardes mobiles se sont mis à tirer. Comme d'habitude, nous n'étions pas armés, car pour passer les barrages et aller faire les marchés. nous étions plutôt bien habillés et nous ne prenions pas d'armes.

On était six ce jour-là. On a essayé de décrocher, mais la Garde tirait avec un F.M. et plusieurs fusils. Je une suis fait couper la cravate et blesser à l'épaule. Lucien Missillier, le fils du boulanger, qui était avec moi, a réussi à passer: Je suis arrivé à m'en sortir et tous les deux, nous avons rejoint le Plateau. "

André Gaillard, s'emparant d'un seau d'eau qui traînait par là, réussit à s'éclipser aussi. Malheureusement, Raymond Bouvard, alias Poucer, du groupe " Savoie-Lorraine ", Gaby Rachex, dit Besson, qui avait déja participé à la réception du parachutage de mars 1943, et Louis Carrara, du Petit-Bornand, sont arrêtés.

Sur le Plateau, le docteur Marc Bombiger soigne Roger et, lorsqu'il découvre que les balles lui ont coupé la cravate en trois endroits, et qu'elles lui ont brûlé le cou, dit en riant :

" Toi, tu es immunisé. Tu vas finir la guerre tranquille. Ils ne t'auront pas !

Le curé Truffy, informé de cette affaire, se rend auprès du commandant de la Garde afin de faire libérer les trois jeunes. Le garde le renvoie au commissaire de police, Frédérich. Celui-ci refuse de relâcher les maquisards, car l'aspirant proteste et, de plus, deux gestapistes sont présents. Massendès, commissaire de police tout acquis à la Résistance, calme l'abbé, tandis que Frédérich promet de faire ce qu'il pourra.

Sur le Plateau, Tom Mord avait jusqu'alors interdit de tirer sur la Garde et demandé à ses hommes de parlementer avec elle, plutôt que de faire couler inutilement le sang. Mais l'engrenage est inexorable. Furieux de constater que la Garde a tiré, sans sommations, sur ses gars, il donne l'ordre, à partir de ce jour, de tirer sur celle-ci, si elle s'aventure vers le Plateau.

Le soir, Lelong communique :

Vallée du Borne. Petit-Bornand. Trois individus, qui se trouvent en situation irrégulière et appartenant à un groupement de hors-la-loi, ont été appréhendés, et plusieurs véhicules automobiles saisis.

HUMBERT CLAIR DEVIENT CHEF DE L'A.S.

Ce même 7 février, Humbert Clair est officiellement nommé chef de l'Armée secrète de la Haute-Savoie, par Albert Chambonnet, alias Didier, lui-même chef régional.

Il est probable que Didier ait nommé Navant sur recommandation de Bourgès-Maunoury.

Humbert était lieutenant au 13e B.C.A., lorsque la guerre a éclaté. Après l'hiver de la drôle de guerre, passé à Neuwiller, il avait suivi le général Béthouart, à Narvik. Puis ce fut la défaite de 1940, Casablanca, Meknès et le 8e marocains, avant le retour en France, en juillet 1942.

Après la démobilisation de novembre, il avait continué le combat dans la clandestinité. En janvier 1943, cet Annécien avait reçu l'ordre d'organiser la région de Saint-Jeoire. Devenu Lachenal, il dirigea ensuite le secteur de Bonneville, jusqu'à son arrestation, le 30 septembre 1943. Interné à Montluc, il avait réussi à s'évader, grâce à Lucie Aubrac, le 21 octobre, et à reprendre du service auprès du P.C. départemental de l'A.S. et de Romans-Petit.

Aujourd'hui, ce dernier, reparti dans l'Ain, laisse le soin à Clair, devenu Navant, de mener l'A.S. à la victoire.

Navant est au P.C., entre Savigny et Minzier, dans un moulin ayant appartenu à la famille Vuichard, bâti sur le Fornant. Il appelle Florent Mugnier, qui reprend du service comme chauffeur. Florent retrouve le capitaine Anjot et les jeunes, qui, comme Olivier Pannetier, sont chargés de la garde.

Dans la soirée du 7 février, de nouveaux maquisards gagnent les Glières. Ils s'agit des gars d'Henri Onimus, alias Humbert, qui viennent de La Clusaz et d'Entremont. Passant par le pont de la Louvatière, ils grimpent sur le Plateau. La marche est épuisante. Il fait froid et la neige, humide, est profonde. A peine arrivés au camp, comme c'est la règle ici, certains sont désignés pour la garde. Ainsi s'organise la future compagnie Humbert, du nom de guerre de son chef, dont nous reparlerons un peu plus loin.

NOUVEAU MESSAGE DE LONDRES

Maurice Schumann, porte-parole de la France Combattante, parle à nouveau ce lundi soir, à la radio de Londres. Malgré les parasites que les services allemands distillent sur les ondes, on peut entendre et se rendre compte du changement, avec le dernier message.

Certains ont bien fait d'attendre. Maintenant, il n'est plus question d'insurrection. Le jour J, jour attendu par la Résistance française pour son soulèvement complet, n'est pas encore arrivé.

Que s'est-il passé en quatre jours, pour provoquer ce retour à la case départ, c'est-à-dire à la guérilla, en renonçant à l'insurrection totale ? Après l'appel lancé le 2, Romans-Petit et Xavier ont fait savoir leur désaccord. Les Anglais se sont informés auprès de Vallette d'Osia, un spécialiste, qui pense que cet ordre d'insurrection est totalement fou et suicidaire.

Dans Quarante-deux ans de vie militaire, publié en 1988, il écrit, à propos de l'appel aux armes passé sur les ondes que les Anglais, jugeant cet ordre pour le moins intempestif désiraient savoir ce que Ely et moi, nous en pensions. Depuis notre arrivée, nous avions appris que le débarquement devait encore se faire attendre des mois cet ordre fou, s'il était suivi d'exécution, allait mettre la Haute-Savoie à feu et à sang ! Notre réaction , fut assez violente. A la vacation suivante. la B.B.C. diffusa l'annulation de l'ordre précédemment émis. Cet incident, qui aurait pu avoir de si graves conséquences. n'améliora pas nos rapports avec le B.C.R.A. "

Rappelons que le B.C.R.A. en Haute-Savoie, c'est Cantinier, et, à Lyon, son supérieur hiérarchique, Bourgès-Maunoury.

Londres rectifie donc le tir et Maurice Schumann lance, le 7 février, au soir :

Honneur et patrie !

Allô, allô, maquis de la Haute-Savoie. Allô, allô, maquis de la Haute-Savoie...

Écoutez bien, écoutez bien les consignes fraternelles que nous vous adressons, en plein accord avec les autorités alliées. La mobilité dans le maquis est un élément essentiel de la lutte. L'augmentation des effectifs armés est certes plus que jamais souhaitée, mais elle ne doit en aucun cas diminuer votre mobilité.

Le but des Allemands est de vous accrocher pour vous détruire. La riposte consiste à savoir décrocher, à savoir vous disperser pour vous reformer ensuite, en vue de harceler l'ennemi à bon escient et au moment venu.

... Il est trop clair que l'ennemi calcule ses provocations pour forcer l'ensemble des patriotes à se découvrir avant l'heure H.

Laisser l'ennemi vider la France de sa jeunesse et de sa substance serait un crime.

Harceler l'ennemi en attendant de se mesurer ouvertement avec lui, saboter tantôt par la grève, tantôt par la grève perlée, tantôt par la lenteur voulue, tantôt par l'action directe, la machine de guerre ennemie en attendant de l'attaquer à visage découvert, c'est à la fois la seule et la meilleure façon de saper l'Allemagne affaiblie et l'autre France apeurée...

La France d'aujourd'hui aura toujours trop de martyrs. La France de demain n'aura jamais trop de soldats ! "

Retour à la case départ. Retour à la doctrine première. Maurice Schumann ne déclarait-il pas, il n'y a pas si longtemps :

" Le maquis, c'est encore l'armée régulière de la France. Une armée dont le premier et difficile devoir est de ménager ses forcer, d'éviter le combat à armes inégales, de ne pas se laisser accrocher; de rompre le contact pour le reprendre ensuite, de savoir se disperser, pour se regrouper aussitôt.

Aujourd'hui la bataille de France est une bataille d'usure et l'ennemi s'y usera le premier... "

En attendant, sur le Plateau des Glières, la situation d'état de siège en Haute-Savoie fait qu'ils sont chaque jour un peu plus nombreux. Certains, ayant entendu la B.B.C., grimpent dans la neige. D'autres, pressés par la police ou la gendarmerie, préfèrent rejoindre le maquis. D'autres encore montent, attirés par l'aura du jeune chef qui commande au Plateau.

Tom crée une section d'éclaireurs skieurs, à l'image de celles des bataillons de chasseurs alpins. Elle sera commandée par Lambert Dancet, alias Duparc.

Les volontaires viennent de tout le Plateau. André Véron est premier tireur au F.M., pourvu par Antoine Lazzaroto. Nous reparlerons de la S.E.S. de Duparc, qui s'installe dans le chalet à proximité de l'infirmerie. En attendant, " nous avions pour mission, se souvient André. de faire des patrouilles pour voir ce qui se passait dans la vallée et ravitailler les sections à travers le Plateau. Quand il n'y avait pas de visibilité, c'était un problème, et il n'y avait pas de matériel de transmission entre les sections, et le travail n'était pas simple. Quand cela allait mal, nous recevions des ordres pour aller aider les autres sections.

Afin de s'équiper, Tom envoie Duparc et ses hommes " réquisitionner " des skis dans les stations voisines comme La Clusaz. Les gars marchent deux nuits, pour aller et revenir au Plateau.

Dans la soirée du 8, un télégramme de Vichy, signé Joseph Darnand, donne tout pouvoir à l'intendant de police pour nommer les membres qui siégeront à la cour martiale d'Annecy, qui vient d'être créée.

 

RAFLE DE LA MILICE À THORENS : 8 FÉVRIER 1944

Un premier contingent de miliciens débarque le 1 ou le 2 février, à Thorens, venant renforcer le peloton de G.M.R. déjà sur place.

Les miliciens demandent des pelles et des pioches pour creuser des trous de F.M. et édifier des barrages. On leur indique la cabane du cimetière, où sont entreposés des outils. Ils découvrent des armes, planquées ici depuis 1942. Le fossoyeur, Fernand est immédiatement interpellé et descendu à Annecy. Questionné, torturé, il lâche le nom de François Baud.

Le 4 février, des inspecteurs de la S.A.C., des " canadiennes ", débarquent à Thorens. Ils vont droit chez François Baud. L'un d'eux fait irruption dans le magasin que tient la femme de François, alors que s'y trouve Gabriel Bermond, déserteur depuis juin 1943, de Jeunesse et Montagne ". Gabriel se planque dans le W.-C. du jardin. Laissons-lui la parole :

" Ne trouvant rien dans la maison, l'inspecteur sort, s'approche du W.-C., voit les traces dans la neige, regarde et repart. Quelques minutes s'écoulent, quand un groupe de miliciens arrive et fouille les abris de jardin. J'allais être pris. Je sors et cours vers une fenêtre, qui s'ouvre. C'est Ginette Laffin, qui a tout vu et qui me cache, au sommet de la charpente de sa maison. De là-haut, j'entends les miliciens dire : " Il n'y a rien. "

Soudain, j'entends une rafale de mitraillette. Je me dis : "Ils tirent sur François. " Ils l'ont trouvé, caché sous la mangeoire de l'étable. Arrêté, déporté, il ne reviendra pas.

Les " canadiennes " trouvent des armes chez lui, ce qui aggrave encore son cas.

Ce même jour, les policiers de Vichy procèdent à l'arrestation de Félix Bouvard. Les deux hommes sont emmenés à Annecy.

Les forces du Maintien de l'ordre décident d'une opération d'envergure sur Thorens, comme elles l'ont déjà fait sur Thônes, Faverges ou ailleurs.

Mardi 8 février, six heures du matin, les miliciens investissent le village. Il a neigé dans la nuit.

Rodrigue Perez, descendu du Plateau dans la nuit, tombe nez à nez avec un skieur en civil, près de la chapelle de Rochetaillée.

Rodrigue questionne l'homme sur la présence de la Milice à Thorens. L'homme lui répond qu'il n'y a personne. Rodrigue remercie et s'apprête à partir lorsque l'homme, ouvrant sa veste, sort un pistolet-mitrailleur qu'il braque sur le jeune maquisard, qui pense alors que " c'est foutu ". Et ce d'autant plus qu'un peloton de miliciens débouche sur le chemin.

L'officier demande les papiers à Rodrigue. Par chance, seuls les vrais papiers sortent de la poche intérieure de sa veste. En effet, l'agent de liaison des Espagnols a sur lui 45 cartes de tabac, car il doit aller dans l'après-midi à Annecy chercher la décade, et 55 cartes d'alimentation, vu qu'il se rend en ce moment chez Roger Lombard, à Sales, car c'est le jour du ravitaillement en viande de ses copains ibères.

En règle, un milicien l'escorte jusqu'au chef-lieu, aux fins de vérifications plus poussées. Rodrigue, qui a compris la situation, profite du passage sur le petit pont de pierre sous le château, pour bousculer son jeune garde et s'enfuir par le ruisseau du Flan en direction de la Fillière et échapper ainsi au pire.

Dans le village, ayant mis en place fusils-mitrailleurs et barrages, les forces du Maintien de l'ordre procèdent à la traditionnelle rafle.

Les hommes sont dirigés sur la mairie, où l'inspecteur Robert van Glaebeck interroge les Thoranais sur leur identité.

Roger Lombard, résistant A.S., venu ce jour à Thorens, est pris dans la nasse. Il se présente à la mairie, muni de ses vrais faux papiers au nom de Mugnier, employé par le marchand de bois, Roupioz. Malheureusement, un gendarme de Groisy-le-Plot l'appelle par son nom et Roger devient immédiatement suspect. Mis à l'écart, il réussit à passer par la fenêtre des toilettes, à se retrouver dans la cour de l'école et à se glisser dans les cabinets scolaires, alors que l'instituteur, M. Pellet, converse avec un milicien. Le pédagogue, s'apercevant de la présence de Roger, redouble d'efforts pour distraire le milicien et permettre au maquisard de quitter les lieux prestement. Roger saute le mur du couvent et gagne le Petit Belley, où il est soigné, car en sautant le mur, il s'est gravement arraché la peau des mains. Pendant ce temps, Rodrigue regagne le Plateau. Il descendra demain en faisant plus attention.

Louis Morel, alias Forestier, jugeant que la situation des quelques réfractaires, dont certains sont planqués depuis plusieurs mois au moulin Bevillard, devient dangereuse, rassemble Gabriel Bermond, Roger Chambard, Marcel Vaux, Jacques Lecesne, P. Pelletier, tous de " Jeunesse et Montagne ", et, avec Pierre Bevillard, les monte au Plateau. Gabriel et Jacques sont affectés à la compagnie du lieutenant Joubert.

L'ABBÉ TRUFFY RENCONTRE LE COLONEL LELONG

Pour sa part, Roger Broisat, voulant savoir ce que sont devenus ses gars, est descendu avec Lucien Missillier voir l'abbé Truffy, à la cure du Petit-Bornand.

Jeudi 10, tôt le matin, l'abbé ayant réquisitionné pour la énième fois la camionnette d'Émile Pedat, se rend à Annecy, avec Roger, afin de rencontrer l'intendant de police.

" On arrive à l'Intendance, se souvient Roger. C'est plein de miliciens. On distribue quelques cigarettes, puis finalement, le capitaine Cumes nous introduit auprès du colonel Lelong. J'ai vraiment la " pétoche ", dans cette cour pleine de miliciens.

L'intendant de police est très énervé, car cette opération, menée au départ contre le groupe Lamouille, a fait découvrir la présence d'un autre camp de maquisards, dans le secteur. La Gestapo a fait également savoir son mécontentement et ses exigences auprès de Lelong.

Après une longue discussion, l'abbé réussit à faire libérer Gaby Rachex et Louis Carrara, mais ne peut faire libérer Bouvard. Par la suite, ce dernier restera un temps à l'Intendance, comme homme à tout faire. En échange de cette libération, Lelong " me demanda, a écrit Jean Truffy, si je pouvais aller trouver les jeunes des Glières pour leur dire de disparaître pendant quelque temps. Je lui dis " oui, mais pas avant lundi 14 ". Il me dit que cela pouvait faire parce que les opérations ne commenceraient contre eux qu'au début de la semaine suivante. Il me libéra mes deux jeunes sous ma garantie. "`'

C'est la première rencontre au cours de laquelle l'intendant de police montre son envie de ne pas attaquer de front les maquisards des Glières. Nous reviendrons, plus loin, sur cette attitude, souvent ambiguë, comme le montrent les événements qui vont suivre.

L'abbé remonte au Petit-Bornand, avec deux gars et un espoir.

Les forces du Maintien de l'ordre renforcent leur dis-positif autour du Plateau des Glières et notamment à Thorens, où l'on note une grosse activité de patrouilles, dans la vallée d'Usillon.

Une dizaine de personnes, dont trois résistants, tous porteurs de fausses cartes d'identité, sont arrêtées.

LA GARDE PREND POSITION AUTOUR DU PLATEAU

Lelong doit montrer sa fermeté auprès de l'occupant et de son chef Darnand. Aussi s'apprête-t-il à relever la Garde mobile, jugée trop molle, par des Groupes mobiles de réserve. Mais, pour l'heure, il fait donner la Garde.

Le service du ravitaillement du Plateau, apprenant le départ prochain de la Garde mobile, décide de réquisitionner une trentaine de vaches, dont la plus grosse partie sur la commune de Petit-Bornand, pour les faire grimper sur l'alpage enneigé. " Prendre autant de bêtes à la fois... Les pauvres cultivateurs n'ont pas toujours eu la vie belle, surtout que nous n'avons pu leur payer qu'après la Libération... "

Le colonel commandant le groupement de la Garde en poste dans la vallée de l'Arve, est convoqué par l'intendant de police, à Annecy, le jeudi 10, à midi.

Lelong lui communique l'ordre 58/0, daté du jour. Cet ordre a-t-il été rédigé avant, ou après l'entrevue avec le curé Truffy

Quoi qu'il en soit, cet ordre spécifie que :

" ... Les opérations préliminaires sont à effectuer pendant le stationnement, dont la durée prescrite est fixée de trente-six à quarante-huit heures au maximum. Obligation est donc de commencer- les opérations le 12, au matin. "

Le colonel expose alors à l'intendant de police et aux officiers présents, à savoir le lieutenant Lepoivre, du 4e régiment de la Garde, le capitaine Cumes, de la gendarmerie de Seine-et-Oise, le commandant de G.M.R. de Monzié, et le capitaine G.M.R. Lemoine, ses craintes.

Deux cas sont possibles :

ou l'adversaire ne réagit pas et le scénario prévu par le projet d'ordre 58 se déroule normalement :

ou bien l'adversaire est décidé à se défendre et, en montagne, il interdit à sa guise, avec l'aide d'un petit nombre d'armes automatiques judicieusement placées, les deux étroits sentiers seuls utilisables par les reconnaissances, qui ne peuvent progresser qu'en colonne par un, sans possibilité de manœuvre. "

Lelong a déjà pris sa décision et tandis que la discussion se poursuit sur l'organisation militaire de l'opération, le colonel de la Garde fait convoquer ses officiers, pour son retour, à Bonneville.

En fin d'après-midi, les commandants Raulet et Collomb sont à Bonneville. " Nous pénétrons dans le réduit nauséabond qui sert de central, de salle à manger et de chambre à coucher ", a écrit le commandant Raulet ''.

Le colonel commandant le groupement leur donne lecture de l'ordre 58/0 de ce jour, émanant de Lelong. Le commandant Raulet juge qu'étant donné les difficultés connues de l'opération, il est préférable de la suspendre jusqu'au printemps, mais le commandement exige des résultats immédiats.

Le colonel poursuit :

" J'ai reçu l'ordre 58/0, le 10 février, à 17 h 30, je n'ai plus qu'à en assurer l'exécution.

... D'après les renseignements connus, le Plateau des Glières est occupé par un groupement de 280 maquisards. dotés de pistolets-mitrailleurs, fusils-mitrailleurs et même de mortiers.

Il faut donc être prudent dans la progression, car un accrochage risque de mettre les unités de la Garde, dans une situation d'impuissance. Le commandant Raulet, qui dirige le sous-groupement du Petit-Bornand, explique : " Étant donné les difficultés connues de l'opération, il semblait qu'il eût été normal de demander de suspendre l'expédition jusqu'aux beaux jours. Cette demande était impossible à formuler car, depuis le commencement des opérations en Haute-Savoie, les officiers de la Garde se trouvaient dans une situation de contrainte morale et menacés de sanctions. Fautes, remarques ou suggestions auraient amené des " sanctions inédites ", ou des " poursuites pour complicité ". Cette réponse faite au commandant Raulet par son supérieur émane incontestablement de l'intendant de police. Ce dernier a fait savoir à la Garde qu'on la trouve, dans les sphères miliciennes et allemandes, un peu molle, avec les maquis.

Le commandant Raulet se rend à Marignier, où il rencontre le capitaine Yung et ses lieutenants Maurel et Courret, responsables de l'escadron de Châteauroux, pour leur faire part de la nouvelle mission. Au cours de leur conversation, les hommes de Châteauroux font état de leurs relations avec les maquis, parlent de Lalande, dont le père avait été l'instructeur, à Saint-Cyr, du commandant Raulet. Ce dernier sait qu'il pourra compter, le moment venu, sur le capitaine Yung.

Quoi qu'il en soit, exécutant la mission, il lui donne l'ordre de se préparer à faire faire mouvement à son unité.

Sur le Plateau des Glières, on s'organise. Tom décide de créer une section d'éclaireurs skieurs. Il envoie quelques gars monter un coup de main sur la station de Megève, afin de s'équiper, entre autres, en skis, ce qui ne manque pas chez certains " B.O.F. " bien nantis de cette célèbre station.

À l'autre bout du département, le groupe franc de Griffolet, installé à Vailly depuis trois semaines, reçoit l'ordre de se regrouper en vue de son éventuelle montée sur le Plateau. Et ce d'autant plus que des gars, isolés ou par petits groupes, continuent, devant la pression de l'état de siège, d'affluer là-haut.

Cantinier, dans la soirée, fait parvenir un télégramme à Maurice Schumann, outre-Manche :

Les Allemands occupent la Haute-Savoie d'une frçon spectaculaire. La population en est excédée. Il y a dix barrages. composés chacun de dix à vingt hommes, sur quarante kilomètres de routes. Dans les artères principales, à Annecy. des murs de ciment de 1,20 mètre de hauteur, sont montés. Il n'est plus possible de s'en tirer en exhibant une seule pièce d'identité Les miliciens procèdent à des arrestations dans le sein de la gendarmerie et de la police.

Des forces de Milice venant du Midi et montrant peu d'ardeur pour monter; cernent le gros des maquis. La neige tombe en quantité énorme. Nos hommes tiendront le coup, pour peu qu'ils soient bien ravitaillés par le ciel. Je suis absolument opposé à un bombardement de la Haute-Savoie. L'aide à envisager doit avoir lieu sous la forme de parachutages massifs.

Le vendredi 11 février, dans la matinée, alors que le peloton motocycliste du lieutenant Frœhly s'installe au hameau de l'Essen, sur la commune du Petit-Bornand, avec pour mission d'éclairer la place, le commandant Raulet rencontre à nouveau le capitaine Yung, à Bonne-ville, et lui indique sa mission sur Petit-Bornand.

Le 5e escadron du 5e régiment de la Garde, arrive dans la bourgade en fin de journée. L'escadron porté du capitaine Yung est accompagné des deux escadrons portés du capitaine Gonneau, originaire de Vals, qui vient de faire mouvement depuis Sallanches, et du capitaine Montané, un Ariégeois de Foix, ainsi que d'un escadron de motocyclistes, commandé par le capitaine Basquias, de Mirande.

Si l'escadron Yung s'installe à l'Essen, en remplace-ment de celui de Frœhly, qui rejoint Petit-Bornand, l'escadron Montané, commandé pour l'heure par le lieutenant Beller, en remplacement de son chef blessé, prend position aux Lignières. Le capitaine Gonneau reste en réserve au Villard et Basquias cantonne dans le village même.

Le capitaine Yung constate la présence, à l'Essen, de cieux sections du G.M.R. " Aquitaine ".

Vers dix-huit heures, le commandant rencontre ses officiers et leur communique l'ordre 58/0.

Les officiers ironisent sur les capacités du colonel de gendarmerie en retraite Lelong à donner des ordres clairs, puis " les mesures suivantes sont arrêtées, a écrit le commandant Raulet :

Les reconnaissances auront lieu par escadron et non par peloton, car les effectifs des pelotons, réduits à 15, sont trop faibles pour les lancer dans la montagne sans soutien.

La progression sera limitée, le premier jour :

- colonne de droite, à Grobelin

- colonne de gauche, à la Ravoue.

Il y aura lieu de s'installer dans les chalets et d'attendre les ordres pour continuer la progression. Il s'agit donc d'une exploration pacifique des abords du Plateau. " Arrêtons-nous quelques instants, pour la facilité de la lecture, sur les problèmes posés par les noms de lieux. Ceux-ci émanent généralement du patois et les cartographes français ont transcrit, sur les cartes d'état-major des noms francisés, parfois bizarres. Ainsi la Revoue, que l'on appelle aussi les Arvoux ou la Ravoué ; lo Cri, devenu les Hauts Cris ; le Lova pour le Leva ; les R'bolliets transformés en Creux Golliet, etc. Quant au Grobelin du commandant Raulet, je n'en ai pas trouvé trace.

Yung, resté seul avec son supérieur, le rassure. Il a trouvé un bûcheron suisse, Ferdinand Pfünd, qui se fait appeler Kumpf et qui lui a promis d'avertir les gars du Plateau de la reconnaissance de demain matin. De plus, tout le village est au courant et quelqu'un ne manquera pas de le faire savoir, là-haut, malgré la neige abondante qui tombe ce soir.

Quand ils se quittent, le commandant dit au capitaine :

" Le départ est fixé demain, à huit heures, mais je vous interdis de partir, tant que le messager ne sera pas revenu. N'oubliez pas de me prévenir: "

RAPPORT DE LA GESTAPO

Installée dans la Villa Schmid, à Annecy, la Gestapo est très active, depuis l'arrivée de spécialistes envoyés par le général S.S. Oberg. Cette police est chargée, simultanément, d'aider les Français à éliminer le terrorisme ici, mais aussi, c'est dans sa nature, de surveiller leurs agissements.

Le gestapiste Jeewe, du Greko (Grenze Kontmissariat, commissariat frontalier) d'Annecy, dans un télégramme qu'il envoie, le 11 février à 22 h 25, au S.S. Hauptsturmffihrer Hollert, commandant de la police de sûreté et du SD, à Lyon, rend compte des décisions prises par l'intendant de police et affirme que le processus est enclenché :

Les petites opérations signalées jusqu'à présent ont permis de constater qu'un nombre relativement faible de membres actifs de bandes ont été arrêtés. Ceci n'est d'ailleurs pas le but, mais uniquement une préparation de la grande opération. Par l'arrestation de personnes suspectes, on voulait se rendre compte du lieu de refuge des principaux chefs.

Des déclarations des prisonniers et des renseignements recueillis auprès de la population contactée au cours des opérations, il apparaît que les membres des bandes, notamment de l'A.S. se sont retirés sur le Plateau des Glières, au sud-est de Thorens, sud-ouest de Petit-Bornand et au nord de Thônes.

Le colonel Lelong a donc décidé d'attaquer par encerclement ce Plateau. Les préparatifs sont en cours depuis ce soir, dix-huit heures. Pour cette attaque concentrique, il et engagé trois groupes A, B et C. Depuis ce soir, il y a en ligne, pour cela, neuf escadrons de la Garde mobile. trois Groupes mobiles de réserves et deux cents hommes de la Milice française.

Le groupe A se dirigera de Bonneville vers le sud, dans la vallée du Borne. Ce groupe est sous le commandement de deux chefs d'escadrons de la Garde, Collomb et Raulet.

Le groupe B. sous les ordres du commandant Brénod, des G. M. R. , et partant de Thorens, avancera vers l'est, dans la vallée de la Fillière.

Le groupe C, sous la conduite du capitaine Nay, partira de Faverges vers le nord. sur Thônes, et progressera plus vers le nord. sur le Plateau des Glières.

Cette avance n'a pour l'instant aucun caractère offensif et ne sert qu'à des reconnaissances et à l'encerclement. Les trois groupes de marche ont ordre de barrer toute la région et de la soumettre au plus strict des contrôles. D'autre part, les trois groupes doivent s'approcher du Plateau, afin de trouver les bases de départ pour l'attaque générale du Plateau, à une date à fixer.

En vue dune opération plus poussée de cette attaque, une conférence eut lieu chez moi, entre le colonel Lelong, le lieutenant Bock et le lieutenant Manske. Lelong désirait encore des photos aériennes du Plateau et des voies d'accès. Le lieutenant Manske les lui procurera dès que le temps le permettra. Dès l'arrivée des photos. l'attaque pourra être déclenchée. Si les prises de vue n'étaient pas possibles par suite du mauvais temps, le colonel veut néanmoins engager l'opération au début de la semaine prochaine probablement, même sans les photos. Je visiterai demain. en compagnie du colonel Lelong et du lieutenant Bock, les zones pour me rendre personnellement compte des mesures prises. "

Ce texte, que Jeewe qualifie de secret et d'urgent, nous éclaire sur les intentions du colonel Lelong, dont le P.C. vient d'être transféré à la Villa Mary, dans la journée.

Il semble bien que, pour lui, le plus urgent est d'attendre ou à tout le moins de faire patienter les Allemands. Il sait, par Darnand, les délais imposés par ces derniers et désire, tout comme son supérieur, que cette affaire soit réglée par les Français, le mérite et la gloire en revenant au régime de Vichy.

Recevant les journalistes dans ses nouveaux locaux, le responsable des forces de police déclare :

Les excès qui ont pu être commis par les uns et par les autres ne se reproduiront plus. " Il reconnaît néanmoins la difficulté de sa tâche et se dit pris entre le marteau et l'enclume. Il répète que malgré tout, il veut rester humain, même si en haut lieu, on lui reproche de temporiser.

Si je m'en allais, ajoute-t-il, il y a tout lieu de penser que je n'aurais pas beaucoup de successeurs. " Son idée est simple. Il veut de la discrétion pour " le dixième des terroristes, qui agit par patriotisme, le reste étant des égarés ou des mécontents.

Dans la soirée du vendredi 11 février, plusieurs pelotons de gardes arrivent au Petit-Bornand.

L'ESSERT, LE 12 FÉVRIER

Samedi 12 février, deux heures et demie du matin. Dans la nuit qui enveloppe Glières, un agent de liaison se présente à la sentinelle de la section " Savoie-Lorraine ", porteur d'un ordre de Tom. Les gars, harassés par une dure journée d'instruction militaire dans la neige, dorment à poings fermés, sauf les sentinelles, bien sûr.

Quelques instants plus tard Lucien Rannard, dit Papillon, le chef de la section, lit le billet :

" Un détachement de gardes et de G. Al. R. monte ce matin de l'Essen. pour une reconnaissance sur le Plateau. Leur tendre une embuscade. " Tom Morel a été averti par un Borniand, qui n'est pas le messager du commandant Raulet, comme l'espérait le capitaine Yung, mais Tom se souvient encore de l'accrochage de lundi dernier.

Lucien, ayant rassemblé ses chefs de sizaine, leur déclare :

Les gardes mobiles de l'Essert doivent, paraît-il, monter nous attaquer au petit matin. C'est donc à nous que revient l'honneur de les recevoir, puisque nous sommes en première position. Faites équiper vos hommes et qu'ils soient prêts à tout moment.

Les chefs de sizaine Pierre Clavel, dit Flamme, Pierre Rougier, dit Bayard, René Dechamboux, alias Lefort, et Robert Dorier, alias Carter, ainsi informés, rassemblent leurs gars.

" Les gars grognent un peu. regrettant leur sommeil, si brusquement interrompu, mais ils se préparent méthodiquement, bouclant leur ceinturon, quelques-uns y accrochant une grenade. ou y passant un pistolet. D'autres vérifient le bon fonctionnement de leurs mitraillettes, en les faisant manœuvrer avec un claquement sec. On sent tout de même un peu de nervosité parmi nous, car nous sommes très mal armés, à peine avons-nous cieux ou trois fusils dépareillés, quelques mitraillettes anglaises Sten. avec quelques grenades et pistolets. Toutefois nous avons deux F. M.

Nos chalets sont maintenant éveillés. On voit passer des ombres dans tous les coins. La conversation est bruyante, puis elle se calme. Il se fait aussi de longs silences, où chacun pense à son chez-soi, à ses parents, qui dorment bien paisiblement. Quelques-uns pensent aussi que nous sommes trente hommes pour défendre l'accès au Plateau et que si les G.M. R. montaient à deux ou trois cents, nous pourrions avoir chaud. D'une façon générale, le moral est bon et l'opinion de tous est résumée par l'un de nos camarades : " On ne leur demande rien à ces c.

Mais qu'ils viennent ces salauds, ils verront ce qu'on va leur mettre sur la g..." " se souvient René Dechamboux ".

Les douze gars de la section de René sont prêts depuis quatre heures lorsque arrive un nouvel agent de liaison porteur d'un morceau de papier rose, signé Tom :

Formez forte patrouille et préparez embuscade sur chemin des Esserts qui monte au Plateau. "

Lucien appelle René et Robert, et leur demande de former une patrouille de dix gars. Lucien, armé de son seul pistolet, descend avec ses hommes : Robert et sa mitraillette, Albert et son F.M., Gustave, son pourvoyeur, Jean Daussy, dit Jean II, et une mitraillette, Edmond et Gilbert qui s'occupent du tromblon lance-grenades VB, René, armé d'un fusil Mauser en mauvais état, Maurice, armé d'un mousqueton, Kiki Fimaloz et sa Sten et deux Espagnols de la section " Ebro ", équipés d'un mousqueton et d'une mitraillette.

En passant devant chez César Sonnerat, celui-ci, sur le pas de sa porte, les salue amicalement et leur souhaite bonne chance, avant de retourner à ses vaches.

Vers huit heures du matin, alors qu'il neige doucement, les douze hommes sont en position. Installés derrière un mur de neige, le F.M. en batterie, ils dominent le sentier qui monte de la vallée et aperçoivent le chalet des Bossons. " C'est un lieu sauvage : à gauche, le rocher qui nous surplombe, à droite le ravin. De cet endroit, nous dominons le sentier. sur un découvert de cent mètres. Nous dominons également un chalet, qui appartient à un paysan du Petit-Bornand et que l'on appelle chalet des Bossons. "

Que se passe-t-il, en bas, au Petit-Bornand ?

À huit heures moins le quart, le commandant Raulet, à l'hôtel Bellevue, reçoit un billet du capitaine Yung :

" L'Essert 7 h 30.

Le messager n'est pas revenu. Je pars quand même. Faites-moi confiance, mon commandant. YUNG.

Pour ce qui est du messager, il s'agit du bûcheron suisse, qui ne s'est pas rendu sur le Plateau, préférant boire, mais nous, nous savons que le commandement du Plateau a été informé d'une attaque de la Garde, pour ce matin.

Tandis que les gardes grimpent sous la neige, suivis des deux sections de G.M.R., Lucien envoie une patrouille, avec Carter et Jean II, vers l'aval, mais en vain.

Au Petit-Bornand, Bastian, étant informé de la montée des gardes, fait demander, par l'intermédiaire de Marcel Merlin, au curé Truffy d'intervenir auprès du commandant, afin de le sonder.

Vers neuf heures, alors que le ciel s'éclaircit et qu'il ne tombe plus que quelques flocons, l'abbé rencontre le commandant Raulet, à son P.C. Celui-ci préfère des-cendre avec Jean Truffy à la cure. Là, il lui explique qu'avec ce mauvais temps et le manque d'équipement de ses hommes, il espère que ceux-ci ne pourront aller bien loin et que, d'autre part, le capitaine Yung est un homme de confiance et que tout devrait bien se passer. Il semble d'ailleurs que le capitaine Yung faisait partie de l'A.S., comme le confirme l'abbé.

Le commandant Raulet, ajoute Jean Truffy, à qui alors j'expliquais les ordres donnés à Glières, me dit qu'il allait donner des ordres pour ralentir la progression de ses gardes et qu'il acceptait de rencontrer le lieutenant Bastian. pour fixer ensemble ce qu'il y avait lieu de faire.

Mais il est trop tard : lorsque le commandant revient à son P.C., c'est pour entendre la fusillade venant de l'Essert.

Vers dix heures moins le quart, les gars de Lucien aperçoivent une colonne d'uniformes bleu-noir, qui se découpent sur la neige. Les hommes, une trentaine de G.M.R., pénètrent dans le chalet des Bossons. Mais une partie du sentier est masqué et tout à coup, ils voient, à cent cinquante mètres, monter vers eux une colonne d'une cinquantaine d'hommes environ. Les autres sont toujours dans le chalet. La colonne grimpe vers les maquis. " Ils s'approchent toujours, échelonnés l'un derrière l'autre. Le premier est à moins de cent mètres. Ils ne nous ont pas encore vus. Ce sont des gardes mobiles équipés en tenue de guerre : uniforme kaki, casque. sac réglementaire et portant le fusil à la main. Ils montent péniblement, car la pente est forte et la neige est glissante. Nous nous aplatissons derrière notre barrière de neige, retenant notre respiration. le cœur battant... "'

Les G.M.R. se sont en effet arrêtés dans le chalet pour " casser la croûte ", alors que la colonne de gardes continue son ascension, échelonnée sur plus de deux cents mètres. Le peloton 23, du lieutenant G.M.R. Maurel, marche en tête, avec le capitaine.

" Soudain, reprend René Dechamboux, l'homme de tête s'arrête. regarde fixement dans notre direction, puis recule de quelques urètres. "

Le chef Rivallain, ayant découvert les maquisards, alerte la colonne, qui se met à l'abri derrière des fûts de bouleaux et d'épicéas.

Une voix, venue d'en bas, questionne :

" Hé, là-haut, qui êtes-vous ? "

Ne recevant pas de réponse, la voix recommence, en vain. Le commandant Racler, qui, à ce moment-là, arrive à l'Essert, écrira dans son rapport 52/2 D que ce sont les maquis qui, les premiers, ont demandé aux gardes de se rendre et d'avancer un par un. Par contre, il contredit la version des maquis, lorsqu'il dit :

" Maurel crie :

" Qui êtes-vous " "

Nouvelle sommation !

" Rendez-vous. Avancez un par un..." et une rafale de F. M. passe haut dans les arbres.

Yung hurle :

" Vous êtes fous. Ne tirez pas ! Ne faites pas les c..."

Les jeunes n'ont pas répondu aux sommations, car quelques jours auparavant, se rappelle René, ces mêmes gardes mobiles avaient opéré de la même manière avec quelques-uns des nôtres et avaient proprement mitraillé nos camarades. (Allusion à l'attaque du 7 février dernier.) La même voix se fait entendre encore une fois. deux fois, sans obtenir de réponse de notre part. Le silence se fait quelques secondes dans cette immensité blanche et glacée, puis deux coups de feu partent soudain du groupe des gardes mobiles. J'entends. au-dessus de moi, l'impact d'une balle qui .s'écrase contre le rocher. "

Les maquis entendant ces coups de feu, tirés par les gardes mobiles de Yung ou par des G.M.R. réfugiés au chalet des Bossons, ouvrent le feu au F.M.

Aussitôt une rafale sèche et rapide est partie de notre F.M. C'est Albert, qui vient d'ouvrir le feu. Les fusils et les mitraillettes crachent à leur tour Claquements secs et rapides des mitraillettes, détonations plus sourdes et espacées des fusils, le tout couvert par les raja, les cinglantes du F.M... Tout cela fait un vacarme infernal. J'ai déjà vidé un chargeur de mon vieux mauser...

En face, nous avons entendu le bruit d'une brève rafale de fusil-mitrailleur, mais pour le moment, nous n'entendons que les détonations de fusils. Ils ne tirent avec aucune arme automatique leur F. M. s'est peut-être enrayé Après quelques minutes de feu nous crions aux gardes :

" Rendez-vous, vous êtes perdus. "

Pas de réponse. Le tromblon entre en action. " On entend siffler les grenades VB, qui montent au-dessus des arbres, pour retomber sur les gardes mobiles en éclatant avec un bruit sourd. De l'endroit où je me trouve, nous prenons le chemin en enfilade et nous voyons déjà quelques formes allongées. "

Le garde de tête, Albert Cariou, un Breton de vingt-huit ans, est mort. Il y a des blessés, notamment le garde Raphanaud, à qui le lieutenant a demandé de tirer le blessé, Cariou, hors de la ligne de tir. Des armes gisent dans la neige. Le F.M., mis en batterie par les gardes, ne fonctionne pas. Les maquis passent à l'attaque :

Puis Albert se lève d'un air décidé et, délibérément. son F. M. sous le bras, descend le sentier en lâchant de petites rafales. Carter et Jean II. mitraillette au poing, le suivent. Albert, tout en hurlant : " Rendez-vous, tiraille sans arrêt... D'en haut. nous protégeons la descente de nos camarades. Carter et Jean II sont maintenant à moins de dix mètres des premiers gardes, mais les uns et les autres sont protégés par un gros bloc de rocher, qui oblige le sentier à faire un détour important. Ils avancent encore quelques mètres et peuvent voir un F. M. braqué dans leur direction. qu'un homme s'efforce de faire fonctionner Une rafale de mitraillette et l'homme ne peut plus nuire. Nous entendons des cris, des plaintes, des blessés d'en face. Nous échangeons encore quelques coups de feu, puis à une nouvelle sommation... les gardes mobiles lèvent les bras, un à un. à genoux derrière leurs sacs, qu'ils avaient placés devant eux pour se protéger: Nous descendons tous vers eux. "

Le capitaine Yung, qui commande ces soixante-dix hommes, est grièvement blessé. Un autre homme se tord de douleur dans la neige, le ventre en sang. Le lieutenant Maurel, le maréchal-des-logis-chef Roustaing, les gardes Couty et Gabor, sont blessés. Le garde Lassalot est tué.

" Le spectacle n'est pas beau à voir... Cette souffrance et ce sang qui rougit la neige... Nous pansons de notre mieux les blessés, se souvient René, avec nos pansements individuels. Parmi nous. aucun n'est touché. ""

Le commandant Raulet pour sa part, dit dans son rapport 52/2D :

" ... L'escadron ne peut manœuvrer, car la colonne est liée au chemin, à gauche un ravin, à droite la montagne à pic et partout la neige. Le capitaine fait cesser le feu aux éléments engagés dans la portion du sentier sous le feu, et donne l'ordre au lieutenant Courret, commandant le 2e peloton, de rester sur place avec son peloton. Les trois groupes de tête sont assaillis et brutalement désarmés par des adversaires dégringolant de la montagne.

Le lieutenant Courrez ne peut que parlementer, pour obtenir la suspension d'armes pour permettre l'évacuation des blessés. Le chef des maquisards accepte avec réticence. Discussion au sujet des blessés légers, qui finalement sont évacués... "

En ce qui concerne les G.M.R., restés au chalet des Bossons :

" Voulant parlementer avec eux, Carter est accueilli par les sommations d'usage : Retirez-vous, ou nous tirons ! "

Remonté auprès de ses camarades, il explique la façon dont il a été reçu. Les gars veulent capturer les G.M.R., " mais Lucien, notre chef de trentaine, estime, avec juste raison, qu'il y a déjà assez de sang versé comme cela. d'autant plus que c'est du sang français. Entre-temps, nous avons envoyé un messager au P.C. et à l'infirmerie... "

Marc Bombiger, médecin du Plateau, arrive avec Jean Clavel et deux gars, portant un brancard et des pansements. Le garde mobile blessé au ventre meurt pratiquement dans les bras de Jean. Le commandant Raulet, dans son rapport, parle d'un médecin du Plateau, F. Marqué. Il s'agir de Marc et ce qui importe, c'est l'acte des maquisards envers les blessés de la Garde. Le commandant Raulet poursuit :

" Hélas les médecins de la Garde sont dépourvus de matériel de pansements et des médicaments nécessaires. Marqué vide ses trousses... Imbert parviendra, par la suite, à rendre ce matériel prêté et recevra même une lettre du médecin Marqué ".

Des renforts relèvent la patrouille, qui regagne le Plateau emmenant trois prisonniers, le chef Rivallain et les gardes Hellec et Ramazelles. En chemin, elle croise Tom qui, en skis, descend sur les lieux de l'accrochage. " Il nous salue au passage d'un joyeux " Bonjour les gars " Les jeunes de la section Savoie-Lorraine " sont heureux de retrouver leur chalet, car ils sont fatigués et ils vont pouvoir dormir.

Tom donne l'ordre à ses hommes de descendre les gardes blessés et décide de laisser partir tous les gardes mobiles et les G.M.R., sauf les trois prisonniers, garants de cet accord passé avec le capitaine Yung. Le chef maquisard ignore que, sur les trois gars arrêtés le 7, deux ont été relâchés et il pense peut-être pouvoir les échanger contre ces gardes.

L'abbé Truffy nous dit que " le lieutenant Maurel, blessé, a reconnu Tom comme un de ses camarades de promotion et ils se sont embrassés sur les lieux du drame. " C'est cela, la guerre civile.

Le 2e peloton du lieutenant Courret, emmenant les morts et les blessés, peut ainsi redescendre au chalet des Bossons, où le médecin-lieutenant du 6e régiment de la Garde, Imbert, et le médecin du G.M.R. " Cévennes viennent d'arriver, pour les premiers soins.

Vers midi, l'escadron 5/5 est regroupé à l'Essen. L'adjudant Cariou pleure la mort de son frère.

" Ah. ces salauds. Ce sont des Espagnols... Jamais des Français n'auraient osé tirer sur nous. " Cette remarque, adressée au commandant Raulet, montre bien l'état d'ignorance dans lequel étaient les " soldats " de certaines forces du Maintien de l'ordre.

L'abbé Truffy, grâce à un side-car prêté par la Garde, arrive à son tour et peut faire son œuvre de prêtre.

Quant aux gars de Lucien, ils se reposent toute la journée. " Nous échangeons nos impressions. Nous avons été fortement touchés par ce premier contact avec la mort. La vue des morts et des blessés nous a fortement impressionnée et nous restons étendus, les yeux dans le vague, en pensant à la bêtise de la guerre... Le soir, après la soupe. le lieutenant Tom vient nous rendre visite et nous félicite. "Je déplore, nous dit-il, les pertes qu'ont subies les gardes mobiles mais cela leur servira de leçon. Nous ne sommes pas allés les provoquer. Ils n'avaient donc rien à faire ici... Vous, vous avez fait votre devoir. C'est bien les gars ! "

Ce violent accrochage, une fois connu dans la vallée, est largement commenté. Il s'agit du premier accrochage entre les maquisards et les forces de l'ordre ayant entraîné la mort d'hommes.

Vers quatre heures de l'après-midi, l'intendant de police débarque - en compagnie du colonel Candille, commandant la Garde dans le département, de deux officiers du régiment de la Garde et de De Vaugelas, précédé de son chien-loup - au P.C. du commandant Raulet, à Petit-Bornand. Celui-ci s'explique violemment avec l'intendant.

" Le commandant Raulet eut, en ma présence, a écrit le colonel Candille, et en prérence de plusieu.r autres officiers, le 12 février 1944, à Petit-Bornand. une altercation violente avec l'intendant de police Lelong, incident au cours duquel il reprocha à l'intendant d'exercer sur les officiers de la Garde une contrainte morale intolérable. "'

Le commandant Collomb, chef d'escadron de la Garde, ajoute que le commandant Raulet a lancé à de Vaugelas, qui se mêlait de la conversation :

" Vous n'avez pas la parole et je n'ai aucune explication à vous fournir... "

Le commandant Raulet refuse d'engager les unités sous ses ordres dans une nouvelle opération contre le Plateau. Lelong convoque le curé, l'informe de son regret d'avoir libéré les jeunes capturés le 7 février dernier, car, écrit l'abbé, " les miliciens et les inspecteurs avaient protesté et on me considérait comme suspect. C'est pour cela que l'opération avait été avancée, de peur que je ne prévienne de la date de l'opération. "

L'intendant ordonne, " 1) que le curé soit consigné dans sa cure et que, 2) tous les " étrangers " au village soit expulsés. "

Dans la soirée, en compagnie du curé de Petit-Bornand, le commandant rencontre Pierre Bastian.

Le garde mobile lui dit sa façon de penser et exige le retour des prisonniers et du matériel confisqué. Bastian demande alors au commandant s'il veut rencontrer Tom. Raulet accepte finalement, mais pas avant d'avoir récupéré ses hommes et le matériel.

Comme tous les soirs, vers 22 h 30, le responsable de la Gestapo d'Annecy, le docteur S.S. Jeewe, fait son rapport à Lyon, mais cette fois, la nouvelle est d'importance, aussi envoie-t-il son télégramme au docteur Knab, Obersturmbannführer S.S., avec la mention " très pressé ".

" En complément de mon rapport sur les mesures préparatoires, dans la grande action contre le Plateau des Glières, à l'ouest de Thorens, un détachement de vingt-cinq hommes de la Garde s'est heurté, ce matin près de la Ravoue, au sud-ouest du Petit-Bornand contre environ cent membres de l'Armée secrète (fusils, pistolets-mitrailleurs, mitrailleuses et lance-grenades). Ont été tués dans la Garde : deux officiers et trois soldats, trois blessés, et quelques - le nombre n'a pas encore été précisé - prisonniers faits par l'A.S. Les reconnaissances de la Milice faites ces jours derniers ont démontré qu'il était certain qu'une grande partie du maquis de Haute-Savoie s'est retirée sur le Plateau des Glières et l'a mis en état de défense, car à l'approche d'une patrouille vers le Plateau, le mercredi 9 février 1944, il fut observé que de nombreux hommes apparaissaient pour se rendre à leurs postes de combat.

D'un entretien avec le capitaine de Vaugelas et le lieutenant di Constanzo, de la Milice, il résulte que la neige le rend à peu près insurmontable. D'ailleurs l'expérience montre que l'attaque contre le Plateau des Glières n'est possible qu'avec des armes lourdes pour autant qu'elles puissent être amenées à proximité du point d'attaque par ce temps de neige. Le mieux serait, et ceci est désiré par la Milice, la mise en action de l'aviation.

Mais, pour ménager l'intérêt national français, ce qui est actuellement très apprécié par la population de Haute-Savoie. une attaque de l'aviation ne devrait se faire que sous les couleurs françaises. Si une action des avions de combat n'était pas possible pour des raisons quelconques, il serait nécessaire et désirable que des avions de reconnaissance prennent des vues aériennes très exactes de ce Plateau des Glières, qui seront à mettre à la disposition du colonel Lelong. Des entretiens, dans cet ordre d'idée, ont déjà eu lieu le 11 février 1944, chez moi, entre le colonel Lelong et le lieutenant d'aviation Manske, de la base de Dijon.

Étant donné que du côté allemand, toute raide possible et imaginable a été promise au chef de la police française. Darnand, pour sa première grande entreprise en Haute-Savoie, il me semble utile, notamment dans ce cas, de mettre à la disposition des Français, pour l'accomplissement de leur action, tous les moyens de combat nécessaires.

C'est clair, les Allemands vont mettre le paquet, pour que Darnand, Lelong et autres, règlent rapidement la situation dans notre département.

Le lendemain, dimanche 13, vers une heure de l'après-midi, l'intendant de police communique :

" Hier, depuis 9 h 45, au sud-ouest du village des Esserts a eu lieu un violent engagement. Une quinzaine de rebelles A.S., camouflés derrière un mur de neige, a ouvert le feu contre un détachement de gardes mobiles composé d'une cinquantaine d'hommes, aux ordres du capitaine Yung et appartenant au peloton 5/5 de Châteauroux. Les rebelles étaient armés de mitrailleuses et de mortiers. Les gardes Cariou et Lassai" furent tués. Le capitaine Yung, le lieutenant Maurel, le chef Rostaing et les gardes Conty, Gabor et Raphanand furent blessés et conduits à l'hôpital d'Annecy. Soit le capitaine Yung est décédé ce matin. Les rebelles ont fait plusieurs prisonniers et pris du matériel et des armes. " Lelong apprend le décès de l'officier dans la matinée, mais en réalité il est décédé hier soir, sur la table d'opérations.

Lelong est à cran. Il n'aime pas cette affaire. De plus, dans l'après-midi, l'intendant apprend la mort du garde Couty, décédé hier soir vers vingt-deux heures à l'hôpital de Bonneville, portant à quatre le nombre de morts. La rumeur colporte que les forces du Maintien de l'ordre auraient ouvert le feu en premier sur un groupe de rebelles qui montaient du ravitaillement. C'est alors qu'un groupe dissimulé à l'abri d'un fortin de neige, aurait répondu. La rumeur transforme vite en épopée cet accrochage meurtrier.

Une précision officielle est donnée, en début de soirée. " Le détachement. qui aurait cantonné la nuit dans un chalet, était parti en reconnaissance. À un détour du sentier, les deux gardes de tête aperçurent un fortin de neige. Ils crièrent : " Qui est là : " Une rafale leur répondit. Le capitaine fit mettre le F.M. en batterie. Les armes ne fonctionnèrent pas, la graisse étant ,{celée. Devant l'inutilité de ses efforts, le capitaine blessé fit mettre bas les armes devant les rebelles. qui s'en emparèrent. "

Lelong est irrité par la tournure que prennent les événements, et il fait savoir qu'il prépare une expédition punitive. De fait, on peut considérer que l'encerclement du Plateau est total, à partir de ce dimanche 13 février 1944, et les effectifs des forces du Maintien de l'ordre mis à la disposition de l'intendant de police par Darnand et Vichy, ne cessent de s'accroître.

On voit combien l'information est difficile. Communiqués officiels ou officieux, de sources bien informées comme on dit, ou témoignages, rumeurs s'entremêlent pour brouiller les pistes de la vérité. Chacun ne veut entendre que sa vérité, car une guerre entre Français, c'est aussi une affaire de psychologie et de propagande.

Philippe Henriot, chantre du régime, se déchaîne :

" La lumière commence à se faire dans certains esprits. La preuve en est que, dans les regroupements de résistance même, les scissions s'opèrent déjà. Les éléments troubles qui en assurent la direction commencent à devenir intolérables à ceux qui n'étaient allé rejoindre le maquis qu'avec des illusions patriotiques.

Les opérations en Haute-Savoie en apportent la preuve tous les jouas. Elles sont menées exclusivement par des forces françaises qui. jusqu'ici. ont capturé un nombre considérable de ces malfaiteurs, vrais ont trouvé dans leurs repaires les choses les plus hétéroclites... La plupart des gens interrogés, dont plusieurs sont juifs et étrangers. se déclarent fidèles à la doctrine du communisme. Gens sans aveu pour la plupart. ayant plusieurs crimes sur la conscience, cyniques dans leurs aveux. Bon nombre d'entre eux sont des adolescents... "

En dehors du fait que les forces du Maintien de l'ordre n'ont pas, à cette date, arrêté " un nombre considérable de ces malfaiteurs ", Philippe Henriot affabule, en utilisant des thèmes chers au régime depuis 1940. Chasse aux sorcières : juifs, étrangers et communistes. Pourquoi Philippe Henriot, menteur et génie de la propagande tout à la fois, ne dit-il pas que Tom Morel est catholique, français et officier de chasseurs alpins ?

Philippe Henriot est d'autant plus dangereux qu'il utilise la radio, moyen tout neuf et par conséquent magique, dégageant une très grande crédibilité. Lorsqu'il parle, la France s'arrête. Tous l'écoutent.

QUINZE JOURS DÉJÀ...

Depuis deux semaines que les premiers hommes sont montés sur le Plateau, la vie s'est plus qu'organisée et on peut dire qu'à cette date, les maquisards des Glières sont une véritable formation militaire.

Leur jeune chef est insatiable, allant d'une section à l'autre souffler l'enthousiasme dont il est habité. Quelques souvenirs nous éclairent. Alphonse Métrai, secrétaire du P.C., a écrit :

" Il était le seul qui pût rassembler. dans une unité qui adopta rapidement l'organisation militaire classique, des jeunes réfractaires déjà habitués à beaucoup d'indépendance, et de plus appartenant à des groupes de résistance différents, non seulement A. S. et F.T.P., mais à des groupes de vallées qui s'ignoraient, des jeunes peu familiarisés avec la discipline et dont les chefs avaient plus de courage et de patriotisme que d'expérience. Or, en matière militaire, rien ne remplace l'expérience, le métier. On apprend à se battre, comme on apprend à travailler le bois, le fer, ou à travailler la pierre.

Quand nous sommes arrivés sur le Plateau, à l'aube du 1er février 1944, il était là.

Il s'imposa d'emblée à tous.

Il était le chef qu'on attendait.

Excellent skieur, arc-bouté sur ses skis, tête nue, cheveux en brosse, avec ses pantalons fuseaux noirs et son anorak bleu, il glissait d'un point à un autre dit Plateau, assignant à chaque groupe son emplacement, donnant des ordres certes, mais dans un contact amical, qui lui assurait la sympathie, en même temps que la certitude que ses consignes seraient exécutées. Il est impossible de dire toute l'énergie qu'il lui fallut pour la mise en place de tous les groupes, au moment où l'on apprenait que les choses se gâtaient, dans les vallées, avec le blocus par les forces du Maintien de l'ordre.

Il fût un chef. Il sut aussi être un diplomate, avec le souci d'éviter que le sang français ne coulât inutilement, d'abord lorsqu'il prit contact avec les officiers des gardes mobiles, pour délimiter un no man's land, ensuite avec le commandant de G. M. R. Lefèvre. qu'il alla voir seul, à La Clusaz. "

René Dechamboux dit :

" Sans doute en raison de nos rapports anciens. notamment au P.C. de Moussy, Tom avait une grande confiance dans les hommes de notre section. À chacune de ses descentes vers la vallée de Petit-Bornand, il s'arrêtait à nos chalets... Pour Tom, la section " Savoie-Lorraine " était prête à tout...

Alphonse se souvient également d'un incident qui montre bien qui était Tom et quelle était l'ambiance. Des gars du groupe franc de Thônes avaient été chargés de récupérer des mousquetons, à Thônes. Parmi ces gars, Mataf, qui était, comme ses copains, un dur, et de plus, passionné par les armes, a trouvé un mousqueton tout neuf.

" La nuit est déjà épaisse, lorsque le groupe, de retour de sa mission, arrive au P. C. Dans la grande salle, on était attablé en train de manger la soupe, lorsque soudain, la porte s'ouvre brusquement, sous une bourrade, laissant apparaître, dans la pénombre, la silhouette de Mataf heureux de montrer son mousqueton, qu'il épaule dans notre direction en criant : " Haut les mains là-dedans .' " Comme un ressort, Tom s'élance vers lui, se saisit du mousqueton et lui administre une retentissante paire de claques, devant tout le monde, à lui Mataf le dur, l'homme des missions sûres.

" Tu ne sais donc pas qu'il est imprudent de mettre en joue, même lorsque l'on croit que son arme n'est pas chargée ! Que cela te serve de leçon !

Et Mataf tout ébahi de s'excuser et de s'asseoir penaud. Quelle leçon, pour tous...

Raymond Millet, alias Gabin, écrit, à propos de Tom :

" ... Notre commandant. Tom, passe à notre section pour demander six volontaires pour l'accompagner à la Verrerie. Hors il doit parlementer avec un chef G. M. R ... Je suis désigné parmi les trente volontaires et nous descendons à la Verrerie, gonflés à bloc. Mais, à cinq cents mètres environ du rendez-vous. Tom nous fait arrêter, mettre en batterie le fusil-mitrailleur et descend, seul, les mains en l'air jusqu'à la ferme du rendez-vous. Il entre, nous attendons. Dix, vingt, trente minutes... Ouf il ressort, les mains en l'air, remonte vers nous et donne l'ordre de retour. Quel homme, et sans commentaire il nous quitte pour rejoindre le P. C. Quelle impression. et nous sentons que nous avons un chef exceptionnel. La section est galvanisée. "

Marcel Gaudin, toujours en cantonnement au centre du Plateau a écrit, à propos de Tom :

" Nous le voyions assez souvent, mais il ne s'arrêtait jamais longtemps chez nous. Sous la coupe du lieutenant Joubert et à proximité de son P. C.. nous ne lui causions pas de préoccupations particulières et il préférait parcourir à ski le Plateau, pour aller porter l'encouragement de sa présence et de sa parole aux éléments éloignés.

Quant à cette première quinzaine de février :

Avec le ravitaillement arrivait parfois du matériel provenant du 27e B.C.A.., sorti des caches où il avait été camouflé Dans mes souvenirs, je revois des brodequins, des vêtements, des skis et des raquettes à neige, mais ce matériel était en quantité insuffisante pour équiper tout le monde.

Un jour, nous vîmes arriver cieux mitrailleuses Hotchkiss, avec des munitions... Nous ne nous rendions pas compte que, lourdes et encombrantes, elles étaient mal adaptées à notre lutte et ne pouvaient guère servir que dans un poste défensif Un peu plus tard, nous vîmes arriver deux mortiers de 81 avec des munitions. Mitrailleuses et mortiers furent entreposés dans notre chalet, mais à ce moment-là. les effectifs du Plateau étaient trop faibles pour permettre la constitution des équipes nécessaires au service de ces pièces.

Cependant, des gars continuant à monter, ceux en poste à " chez Paccot " assurent une sorte de triage avant répartition sur le Plateau.

Il faut comprendre la précarité de cette vie sur le Plateau pour mesurer le sacrifice de ces jeunes, venus de la France entière.

L'hiver est rude. Les gars logent dans des chalets d'alpage, donc utilisés uniquement en été, et par conséquent peu prévus pour une utilisation hivernale. Les planches, mal jointes, laissent passer la bise et la neige. Il fait froid. Répétons-le, la nuit, la température descend en-dessous de - 20 degrés. Pour se chauffer, le bois mort manquant bien vite, ils n'ont que le bois vert des sapins. Heureusement, ils ont un moral à tout épreuve. Les liaisons, longues et pénibles, dans une neige profonde, mouillée et lourde, le ravitaillement, pas toujours régulier malgré les efforts de Bastian, n'entament pas le moral de nos gars.

LES GARS DU GRAND-BORNAND

André Macé et son camarade et adjoint Paul Alanic, grimpé sur le Plateau début février, ont laissé au Grand-Bornand les jeunes du pays qu'ils ont commencé à former et instruire.

André Macé, né le 22 juillet 1921, à Meung-sur-Loire, était maréchal-des-logis d'artillerie pendant la guerre. En congé d'armistice, après 1940, il devient moniteur à l'école militaire préparatoire de Béziers. Il arrive en Haute-Savoie en juin 1943, prend contact avec Mme Maître, institutrice à Saint-Jeoire, qui le dirige sur Nique et, de là, les Confins. Après l'attaque du mois d'août, il reste dans la région, où il fonde la section A.S. du Grand-Bornand.

Voyant que les maquisards n'arrivent pas aussi nombreux et aussi rapidement qu'il le désire, Tom prend son calepin et écrit :

" Moi Tom, chef du maquis des Glières, donne l'ordre à la section A.S. du Grand-Bornand de rejoindre le camp des Glières. Signé : Tou. " Puis il déchire la page et la rend à André Macé.

Quelques jours après, les Bornandins arrivent avec armes et bagages, formant ainsi la section " Allobroges ", aux ordres d'André Macé.

Il y a là Francis Favre-Félix, Olivier Fournier, Joseph Périssin, Raymond Perrillat-Boiteux, Émilien Perrillat-Mandry, Raymond Perrillat-Merceroz, Constant Pessey, Fernand Tardy, Favre-Petit-Mer-met joseph, dont les parents sont alpagistes sur le Plateau, et Esprit Vulliet.

Quelques jours plus tard, alors qu'il descend en mission de ravitaillement, André Macé a la grande surprise de découvrir au détour du chemin, son frère Jean et quatre gars, tous originaires de Meung-sur-Loire, dans le Loiret, village natal d'André. La Milice avait effectué d'importantes rafles dans le secteur, et les jeunes, informés des filières pour rejoindre le Grand-Bornand, avaient décidé de venir se réfugier en Haute-Savoie. Outre Jean, qui sera affecté à la section " Allobroges ", on trouve Jacques Desbordes, Henri Laffray, François Blatier et Michel Churin.

PREMIER PARACHUTAGE AUX GLIÈRES : 13 FÉVRIER

On sait que l'aviation britannique attend la pleine lune pour effectuer ses missions de parachutage sur la France. Cette pleine lune ne dure que quelques jours et il est à souhaiter que le beau temps règne, même si un dicton patois dit : " E torzo bonna lânà pè balia (La lune est toujours bonne pour donner). "

Il est près de minuit, ce dimanche soir, lorsque les Annéciens sont réveillés par un important passage d'avions, qui volent vers l'Italie. Les Allemands ont interdit les sirènes, car ils ne veulent que leurs grands blessés, nombreux dans la ville, soient effrayés. Le vrombissement des avions dure une heure et quart environ.

Pendant ce temps-là, se détachant des escadrilles de bombardiers, quatre appareils ravitaillent les Glières, comme convenu. Le message " Tiens, tu auras du boudin ! " a été transmis par Jacques Roux, alias Jules.

Ces appareils ont décollé de Tempsford, près de Bedford, au nord de Londres, il y a environ quatre heures. Bob est peut-être là aujourd'hui, les yeux grands ouverts, dans le nez de l'appareil, il cherche à distinguer les trois feux dans l'alignement et le quatrième, un peu à l'écart, à 90 degrés.

Après avoir décollé, les bombardiers étaient grimpés à 8.000 pieds et redescendus aux ras des flots de la Manche avant de grimper à nouveau, en suivant une trajectoire en zig-zag, afin d'éviter la D.C.A. allemande. Les aviateurs ayant aperçu la dropping zone, les avions continuent sur Cenise, puis reviennent sur Champlaitier et se présentent à nouveau pour le largage.

Si c'est le premier parachutage reçu par les gars, montés il y a quinze jours, c'est en réalité le second sur ce Plateau et le troisième dans le massif.

Au sol, la réception, organisée par André Fumex, alias d'Artagnan, et son équipe, est prête, tandis que les autres secteurs sont en alerte sur leurs positions. Marcel, de la compagnie Joubert, se souvient :

... Nous sommes réveillés par un puissant grondement de moteurs. Dormant à moitié vêtus, nous nous précipitons pour enfiler nos chaussures et courir vers la zone balisée, dont une extrémité se trouve juste en face de notre chalet. Le lieutenant Joubert trouve que nous n'allons pas assez vite et je le revois, en chaussettes, dans la neige, alternant les cris de joie et les altercations à notre égard. "

Dès le ronronnement des avions, les gars allument les quatre grands feux de bois. Les aviateurs ayant aperçu la dropping zone, les avions continuent sur Cenise, puis reviennent sur Champlaitier et se présentent à nouveau pour le largage. D'Artagnan donne, en morse, avec une lampe électrique, l'indicatif du terrain et le pilote largue ses quatorze containers et son colis, avant de disparaître, heureux de la mission accomplie, vers le nord-ouest, tandis que des corolles sombres descendent vers le sol. La nouvelle journée de lundi n'a que quelques minutes.

Trois autres appareils le relaient et larguent à leur tour cinquante-quatre tubes métalliques. Les containers, suspendus à leurs parachutes, descendent vite et, au sol, les gars doivent faire très attention. La dispersion est grande. Le lendemain matin, la neige des Bornes est jonchée de soixante-huit parachutes aux couleurs de la France. Les hommes sont heureux et se hâtent au ramassage. Deux sections de la compagnie Joubert rassemblent les armes parachutées, F.M., fusils, munitions, explosifs...

Raymond Millet, qui se trouve à l'infirmerie, au moment du parachutage, décide de rejoindre les copains, à " Lyautey ".

" Je pars de l'infirmerie, vers trois heures du matin et file pour rejoindre mes camarades et en cours de route j'aperçois, au loin, une silhouette qui arrive rapidement sur moi en me braquant un gros calibre et demandant le mot de passe. Je crois que c'était " Mac Alahon ". Je me présente à Tom, en lui expliquant ma présence sur ce sentier. Il me félicite et continue son chemin jusqu'au P.C. C'est la dernière fois que je le vois, mais son souvenir, surtout de cette nuit, est toujours là, dans ma mémoire. Homme formidable. qui nous aurait emmenés n'importe où... jusqu'au bout... "

Au P.C., d'Artagnan a écrit : " Nos Alliés nous traitaient comme des soldats. "

Marcel Gaudin, qui participe, avec les gars de sa section, au ramassage, a établi un inventaire détaillé de ce parachutage :

Nous sommes si excités par l'événement que nous ne sentons pas la fatigue de ce travail harassant.

Le matériel reçu comportait :

- des mitraillettes Sten, qui nous étaient familières depuis longtemps :

- des fusils Lee Enfield. à la silhouette caractéristique : fût très allongé, que le canon ne dépasse que de très peu. Ces fusils nous permettent d'apprécier l'ingéniosité anglo-saxonne : leur crosse comporte un logement fermé par une trappe à ressort et contenant une burette à huile et une chaînette de métal terminée par une boucle servant au nettoyage du canon. La baïonnette n'était qu'une tige de métal noircie dont l'extrémité pouvait servir de tournevis ;

- des F.M. Bren, caractéristiques eux aussi, par leur canon facilement remplaçable et surmonté d'une poignée de transport oblique, ainsi que par leurs chargeurs en quart de cercle ;

- des revolvers Colt à barillet. semblables aux armes de cow-boys, en plus sobre ;

- des munitions en quantité ; pour les fusils, les chargeurs de 8 cartouches étaient cousus dans des cartouchières de toile kaki qu'on portait croisées sur la poitrine, comme les guérilleros mexicains :

des grenades offensives, dont le corps extérieur était une boîte cylindrique en carton :

- les redoutables grenades défensives quadrillées " Mills ", en forme de citron et dont le système de percussion est remarquablement simple ;

- quelques exemplaires d'un engin curieux, faisant penser à un tuyau de poêle soudé sur un cadre rectangulaire. La notice jointe, dont mon anglais scolaire eut bien du mal à traduire les termes techniques. nous apprit qu'il s'agissait du P. I. A. T. (Projector Infantry Anti Tank). Pour s'en servir, il fallait se mettre debout, poser un pied sur le cadre et tirer à deux mains sur le levier, qui comprimait un énorme ressort contenu dans le " tuyau de poêle ". On introduisait alors une sorte de fusée à empennage, que le ressort projetait sur un char éventuel. Je ne pense pas que quelqu'un ait utilisé cet ancêtre du bazooka.

En plus des armes et munitions, les containers renfermaient d'autres trésors :

- du matériel de sabotage (plastic, cordons, allumeurs, détonateurs) ;

- des cigarettes Navy Cut, dans des boîtes cylindriques de métal, appréciées, même des non fumeurs, en raison de l'arôme de vanille qu'elles dégageaient en se consumant ;

- des boîtes métalliques plates étanches contenant un thé savoureux, tout prêt, avec sucre et lait en poudre.

Notre attention se porta aussi sur les parachutes auxquels nous trouvâmes de nombreuses utilisations, à commencer par la confection de ballots pour le transport du matériel. La plupart de ces parachutes étaient faits d'un tissu fin, conservant le " froissé ", comme la rayonne. tissu synthétique de l'époque. Ils étaient teints de couleurs vives pour faciliter leur repérage sur le terrain... "

À la lecture des témoignages, on constate à quel point ce parachutage représente un événement, mais aussi et surtout un espoir, et renforce la détermination de poursuivre le combat. Sont également tombés du ciel quelques postes de radio récepteurs. L'un d'eux est placé au P.C. et servira bien vite à informer les maquis de la situation internationale et de l'évolution, à Vichy.

Grâce à ce premier parachutage, on peut armer tous les éléments du Plateau. Mais ce largage va attirer un grand nombre de réfractaires qui, ayant appris la nouvelle, montent aux Glières aux fins d'équipement. Le commandement du Plateau envisage alors de constituer un véritable bataillon, dont nous verrons bientôt l'organisation.

LA SECTION " BAYARD ", À OUTAN

En attendant, dimanche soir, les hommes de Jean Auresche font mouvement vers Outan, et de ce fait ne participent pas au relèvement du parachutage. La section " Bayard " s'étoffe.

Outre Jean Auresche, dit Tonton, Henri Testa, dit Zozo, René Bonnefoy, Lucien Gaertner, André Meyer, Roger Charra, Claude Rochut et André Vignon, on trouve, pour l'instant, Julien Helfgott et Paul Lan, qui seront par la suite transférés au P.C. de la compagnie, Marius Lambert, un Doubiste, qui assure les liaisons, René Bachelard, Marcel Joliot, Maurice Phaner, Antonio Buesa, un Espagnol né à Huesca, dans l'Aragon, Bruno Crosato, dit Chayotte, qui sera muté sur l'infirmerie, par la suite, Robert Oms, Albert Nuzillat, Georges Groboillot, dit Jo, tous les trois d'Evian, les deux frères Gaston et Marcel Lamouille, Jacques Bèges, René Daillefer, Paul et Pierre Pelletier, Henri Laffrey, André Floccard, Albert Noirot, Jean Lavillat et le jeune Jean Chappuis, dix-sept ans, neveu du général.

Cette nouvelle section, ainsi créée, est commandée par Roger Echasson, ancien sergent-chef au 27e B.C.A.., avec comme adjoint Paul Siegel, un garde mobile du peloton 5/5 du commandant Raulet, qui vient de rallier le plateau, après l'engagement du 12 février.

ACCROCHAGE DE L'ESSERT : SUITES

Lundi 14, à la suite de l'accrochage de samedi, le lieutenant Tom Morel écrit :

" Le commandant militaire des maquis de Haute-Savoie. à monsieur Missillier, boulanger, Petit-Bornand, Haute-Savoie.

Le maquis des Glières. ayant été attaqué par les forces du gouvernement de Vichy, à la solde de nos ennemis, a dû se défendre.

Pour empêcher toute nouvelle attaque, nous avons été contraints de détruire le chalet des Bossons, qui leur avait servi de base de départ et qu'ils voulaient à nouveau utiliser pour leurs opérations contre nous.

Nous nous excusons de ce geste, dont vous comprendrez la nécessité au point de vue militaire et nous sommes sûrs, connaissant votre patriotisme, que vous l'approuverez.

La présente lettre vous servira, au jour de la Libération, pour revendiquer, au titre de dégâts de guerre, les crédits nécessaires pour une restauration plus belle, dans un cadre enfin purifié.

Veuillez agréer, Monsieur avec mes sentiments les plus cordiaux de Français, la gratitude des maquis de la Haute-Savoie.

LE CDT MILITAIRE DES MAQUIS

Tom.

Cette lettre arrivera à son destinataire et le boulanger recevra le 9 août 1944, soit dix jours avant la libération totale du département, la somme de 25.000 francs au titre de dommages de guerre.

Tom Morel demande aux agriculteurs sédentaires de quitter le Plateau. Si certains descendent dans la vallée, la plupart restent sur le Plateau et ils seront là, lors de l'arrivée des Allemands.

Pendant ce temps, le colonel Lelong, toujours irrité par cette histoire, fait publier un nouveau communiqué, dans la matinée du 14 février :

" Dans la journée du 12, au cours d'une reconnaissance effectuée dans la région de l'Essert, au-dessus de la commune de Petit-Bornand, les forces du Maintien de l'ordre ont pris contact avec des éléments dits de l'Armée secrète. Au cours de cet engagement, les forces de police ont eu à déplorer quatre tirés, dont un officier et trois blessés. Les obsèques de ces victimes du devoir auront lieu mercredi 16 février, à 10 heures, en l'église Saint-Maurice d'Annecy... "

À La Taverne, hôtel transformé en Kommandantur, la presse sirote le Dubonnet, tandis que des chefs miliciens commentent les événements récents.

De Vaugelas, qui n'aime pas beaucoup la Garde, donne pour la énième fois sa version, à qui veut l'entendre. " Un chef ayant aperçu une mitrailleuse, s'en étonne, appelle le lieutenant, lequel appelle le capitaine. Tous regardent puis crient : "À qui avons-nous à faire ? " Une salve leur répond et ils sont tous trois atteints. Il semble qu'il y ait eu de la part des gradés, une téméraire imprudence... "

On sent bien que la Milice brûle d'impatience d'en découdre avec les maquis de Glières, car elle, elle saura s'en débarrasser. En tout cas, à Vichy, on veut activer les choses et Darnand fait parvenir de nouvelles troupes à l'intendant de police.

LES PRISONNIERS SONT RENDUS, 15 FÉVRIER

À Petit-Bornand, l'abbé Truffy célèbre un service pour les morts, et la quête pour les veuves et les orphelins, augmentée des dons que le curé a reçus en parcourant sa paroisse, rapporte 30.000 francs, qui sont envoyés avec la mention " de la part des Savoyards du Petit-Borand ".

Le courant passe bien entre le prêtre et le commandant de la Garde mobile. Ce dernier met même à la disposition de l'ecclésiastique sa voiture, avec l'essence nécessaire, un chauffeur, Irénée Durand, et un officier de liaison, en la personne du sous-lieutenant Frœhly.

Le mardi 15 février, le commandant Raulet accueille, à l'Essert, les trois gardes faits prisonniers le 12 et relâchés ce jour par Tom. Ils sont accompagnés du lieutenant Bastian et de l'abbé Truffy, qui, non seulement a appris à Tom la libération de Louis Carrara et de Gaby Rachex, nais aussi a rencontré, sur le Plateau, Cantinier et Navant.

Le curé a fait part de la proposition de l'officier de la Garde, à savoir de laisser libre le Plateau, le temps que ses Hommes le ratissent et prouvent ainsi aux Allemands qu'il n'y a personne. Tom n'est pas d'accord avec cette proposition, jugée irréaliste, car il ne veut pas abandonner cette zone de parachutages et il n'est pas sûr de pouvoir y revenir. De plus, faire faire mouvement à ses gars, avec le temps qu'il fait, cela n'est guère possible, sans compter l'effet désastreux que cela pourrait avoir sur leur moral.

Cependant, le commandant apprend qu'il pourra, grâce aux efforts conjugués de l'abbé Truffy et de Bastian, rencontrer le chef du Plateau.

Le soir, vers vingt et une heures, l'Hauptsturmführer S.S. Jeewe, informe son supérieur hiérarchique, le S.S. Obersturmbannführer docteur Knab, à Lyon, de la venue de Darnand, en Haute-Savoie, dans le télégramme n° 26 :

" Ai fait part aujourd'hui au colonel Lelong de la décision du chef de la police de sûreté, au sujet de l'engagement de l'aviation. Il me dit que Darnand viendra très probablement ici, demain, le 16 février 1944. Il me le fera savoir de suite, de sorte qu'une entrevue pourra avoir lieu dans mon bureau. Prière de faire savoir si vous venez à Annecy, demain.

Par ailleurs, Lelong me communique qu'à présent, il est incontestablement établi que des avions ont parachuté de nombreuses armes et munitions au-dessus du Plateau des Glières, dans la nuit du 14 au 15 février 1944. Le Plateau est actuellement cerné par les forces de police françaises. L'A.S., cernée sur le Plateau et comprenant quatre cents hommes environ, a donné l'ordre d'évacuation à la population qui y est établie. La population est déjà arrivée, en partie. aux sentinelles des barrages. Lelong a la certitude qu'il existe une liaison entre diverses uni-tés de la Garde et l'A.S., puisque l'A.S. était complètement cru courant d'une attaque devant avoir lieu le lendemain. L'attitude de l'A.S. commence à changer, parce qu'elle doit combattre maintenant des forces purement françaises. L'A.S. commence à être dans le doute si elle se bat pour une juste cause.

Lelong est d'avis que la situation du ravitaillement causera. sous peu, des difficultés à l'A.S. et qu'elle tentera de percer l'encerclement à un endroit. Il faut observer à ce sujet que la ceinture de barrages n'est composée que de six cents hommes, en cas d'engagement massif de l'A.S. et vu son armement excellent, ceci pourrait être tout à fait dans le domaine des réalités. L'A.S. croit cependant que le barrage est effectué par des forces de police beaucoup plus importantes...

En ce qui concerne l'attitude des forces engagées, Lelong dit que seule l'attitude des chefs est décisive et que celle-ci est très différente auprès des divers détachements. À part la Milice, il s'exprime en termes très élogieux au sujet des G.M.R. Il est moins emballé de la Garde. "`'

Visiblement le S.S. ne semble pas au courant des tractations qui se déroulent entre l'intendant de police Lelong et des hauts responsables de l'A.S.

TENTATIVES D'APAISEMENT

Nous sommes, au milieu de ce mois de février, semble-t-il, dans une tentative d'apaisement. Tout se passe comme si, après l'accrochage du 12, ayant été surprise par l'ampleur de l'événement, chaque partie essayait d'éviter le pire.

L'intendant de police, toujours sans nouvelles de son éventuelle rencontre avec le chef du Plateau des Glières, envoie une lettre au commandant Raulet, qui la reçoit le 16, apportée par motocycliste spécial.

Annecy. 14 février. Mon cher camarade.

J'ai beaucoup réfléchi depuis avant-hier, si vous voulez oublier nos griefs et m'aider à arrêter l'hémorragie de sang français. veuillez faire porter la lettre jointe, au Plateau.

Je vous demande de prendre connaissance de ces lettres et de me faire parvenir. personnellement et par un motocycliste particulier, les réponses qui vous parviendront...

Une lettre est destinée au curé du Petit-Bornand

" Je vous autorise, par la présente, à prendre connaissance de la réponse faite à une lettre que m'a adressée le maréchal-deslogis-chef Rivallain, capturé au cours de la rencontre du 12 février 1944.

J'ai attiré votre attention sur le fait que les nommés Bouvard, Carrara et Rachex ont été libérés, sur votre intervention, alors qu'ils appartenaient à l'A.S.. comme en font foi les termes de la lettre adressée par le maréchal-des-logis-chef Rivallain.

Quoi qu'il en soit, je me permets de vous rappeler mon désir de voir mettre fin à une lutte fratricide qui n'a que trop duré.

Usez de toute votre influence auprès de nos frères égarés. pour les amener à reprendre le chemin du vrai devoir. Je me tiens à votre disposition pour tenter l'impossible. Mais pour l'amour de Dieu, faites vite, avant qu'il ne soit trop tard. Ce faisant, vous aurez bien servi la cause de notre malheureux pays.

Veuillez agréer, Monsieur l'Abbé, l'assurance de mes sentiments distingués.

LELONG. "

Toujours le 11 février, en fin d'après-midi, le gendarme Georges Guillaudot arrive au moulin Vuichard, où se trouve le P.C. de l'Armée secrète. Il est envoyé par l'intendant de police. Notons au passage que le chef du Maintien de l'ordre sait trouver, quand il le veut, le P.C. de l'Armée secrète, ou, à tout le moins, la filière qui permet d'aboutir.

Le capitaine Anjot, avant de partir, dit à ses gars : " Je dois me rendre, en compagnie de ce gendarme, auprès du colonel Lelong. Ne craignez rien ! Mais si. à onze heures ce soir, je ne suis pas rentré... venez une chercher. "

Il rencontre effectivement le colonel Lelong à la Villa Mary, à Annecy, et, à vingt-deux heures, avec son béret de chasseur alpin - qui tient de la provocation, pense Olivier -, il est de retour.

" Il possédait un tel calme, une telle maîtrise de lui-même et il émanait de lui une telle détermination qu'il nous semblait que rien ne pouvait lui arriver. Ce soir-là, son calme, si communicatif nous donna véritablement confiance en lui et nous devenions. à notre tour. calmes, forts et résolus, malgré nos âges.

Navant est sur le Plateau et le capitaine Anjot décide de se rendre à Petit-Bornand, le lendemain, 15 février. Monté par Thônes, le résistant doit laisser la voiture aux Étroits, car des congères barrent la route.

Celui dont les papiers d'identité disent qu'il s'appelle Audouit, et dont le pseudonyme est maintenant Bayart, marche jusqu'à la cure. Puis, en compagnie de l'abbé, il se rend à l'hôtel Bellevue, P.C. du commandant Raulet. Les trois hommes dînent à l'hôtel de la Poste, dans la chambre du commandant.

Ce dernier trouve que " Bayart, calme, pondéré, appelle la sympathie... " (texte écrit en 1950).

Le capitaine, ayant entendu les griefs du garde mobile, promet d'intervenir, afin de faire restituer le matériel et l'armement des trois gardes. Il obtient un officier pour aider à franchir les barrages aux deux gars qui l'accompagnent et qui, pour l'heure, " cassent la croûte ", dans la salle de l'hôtel. Le capitaine Anjot rédige la lettre que les deux jeunes vont monter au Plateau :

15 février. 19 heures. De Bayart à Manant.

Inutile que je vous donne tous les détails, mais j'ai eu, hier soir. un contact personnel avec Lelong. Il y a nécessité absolue pour que nous trouvions, espérons-le, un terrain d'entente entre

nous et le M,O. (Maintien de l'ordre). Je crois qu'il y a quelque chose à faire. Redescendez avec mes deux hommes de confiance, porteur du présent pli, de façon à vous présenter à 9 heures, aux Esserts. Vous continuerez la route et me trouverez entre la Ville et Entremont.

Je vous demande instamment (mot rajouté) de faire redonner l'armement et les équipements aux gardes. C'est là, à mon sens, un geste à , faire et qui compensera, en faible partie, l'incident de l'autre jour. Au besoin redescendez cet armement, et la chose sera réglée rapidement. Que cet entretien entre Lelong et moi reste strictement secret entre vous et Tom.

Les deux agents de liaison grimpent dans la nuit et le froid.

À neuf heures du matin, le 16 février, comme convenu, ils sont au rendez-vous de l'Essen. Bayart ne peut pas rencontrer Navant, car celui-ci et Cantinier, par mesure de sécurité, lui ont donné rendez-vous à La Roche-sur-Foron. Grâce à des laissez-passer signés du commandant de la Garde, le curé et le capitaine partent à leur tour et tous se retrouvent dans un café de la ville.

Anjot désire, à nouveau, rencontrer le colonel Lelong, car il pense qu'il y a quelque chose à faire. Il convient d'un rendez-vous et d'une maison à la Louvatière et il repart avec l'abbé Truffy, à Petit-Bornand. Il peut récupérer sa voiture et rejoindre le P.C., tandis que le curé, se rendant à Annecy, indique le jour, l'heure et le lieu du rendez-vous avec Anjot, au colonel Lelong.

Ce dernier a une journée très chargée.

OBSÈQUES DES GARDES TUÉS À L'ESSERT

Ce mercredi, dans Annecy en état de siège, les mesures de sécurité sont renforcées, car on attend la visite du secrétaire général du Maintien de l'ordre, Joseph Darnand.

De nombreuses cohortes miliciennes ont été acheminées sur la capitale haut-savoyarde. De plus, la ville est totalement quadrillée et toutes les personnes arrêtées sont transférées dans les locaux de l'Intendance, occupés désormais par les unités de la police nationale.

Le temps gris a la couleur de la cérémonie officielle qui occupe la ville ce matin. On enterre le capitaine Yung et les trois gardes Cariou, Couty et Lassalot, tués au Petit-Bornand il y a quatre jours. On attendait Darnand, niais il n'est pas là, et la cérémonie débute sans lui, par une grand-messe en l'église Saint-Maurice. Outre l'intendant de police, y assistent le général-préfet Marion, le colonel commandant le 5e régiment de gardes mobiles, le chef départemental de la Légion, Antonin Vergain, les principaux chefs miliciens, de Vaugelas en tête, un colonel, un capitaine et un lieutenant de la Wehrmacht, représentant la Kommandantur, ainsi que de nombreuses délégations des forces du Maintien de l'ordre.

Après l'office religieux, les cercueils, recouverts du drapeau tricolore et portés par les gardes mobiles, sont amenés sur la place de l'Hôtel-de-Ville, devant le monument de _Jeanne d'Arc. Les troupes forment le carré, tandis que les officiers allemands regagnent le Splendid. Il y a très peu de monde en civil sur la place. Le général Lebars remet la Légion d'honneur, à titre posthume, au capitaine Yung, et la médaille militaire aux trois gardes. Après le discours de leur chef de bataillon, les corps sont emmenés au quartier Dessaix, en attendant leur transfert pour Châteauroux.

DARNAND EN VISITE EN HAUTE-SAVOIE, LE 16 FÉVRIER

Lelong, à peine de retour à la Villa Mary, doit repartir pour accueillir Joseph Darnand. Ce dernier, ayant réuni les cadres des forces de la répression à la Villa Mary, fait le point, jusque tard dans la journée, après quoi il donne à la préfecture une conférence de presse, au cours de laquelle il explique la nécessaire épuration qui doit se faire dans ce département. Vichy a de bonnes raisons de vouloir éliminer les terroristes.

Lelong, prenant la parole à son tour, ne dit rien de la libération, par Tom, des trois gardes, ni de l'évacuation d'Usillon par la Milice.

Darnand se rend à Thonon, puis de retour à Annecy, il règle certaines questions, notamment avec le préfet Marion, à qui il confie que les opérations d'épuration lui paraissent trop lentes. Il a l'intention d'acheminer un maximum de troupes sur la Haute-Savoie. Puis il quitte la ville, vers 18 h 30, pour Vichy.

Au cours d'une très courte entrevue avec un officier allemand, à la préfecture, il aurait tenu un langage ferme. " Pour le moment. ce sont les Français qui veulent rétablir l'ordre. Qu'on nous laisse agir, sans nous créer de soucis. Tout sera fait pour réduire le maquis. Si je n'y parviens pas, alors, quand je serai parti, mais alors seulement, vous ferez ce que vous voudrez et jugerez alors de la difficulté de la tâche.

Il semble bien - et cela confirme l'hypothèse - que l'occupant ait, après discussion entre Paris et Vichy, décidé de laisser le champ libre aux forces du Maintien de l'ordre françaises, pour réduire le nid de résistance de Haute-Savoie, jusqu'à la date du 12 mars 1944. Passé ce délai, si la situation reste inchangée, les troupes allemandes se chargeront du problème.

INFORMATIONS POUR LES ALLEMANDS

Ce même 16 février, le premier lieutenant allemand, officier de liaison auprès de l'état-major du colonel Lelong, transmet un rapport pour information aux postes de contrôle douanier allemand d'Annemasse et de Besançon :

" Concerne : Opérations de Lelong dans le département de la Haute-Savoie en ce qui concerne le développement des opérations conduites jusqu'ici par Lelong. La situation peut être résumée comme suit :

Le colonel Lelong dispose des effectifs suivants :

1 °) Gendarmerie : 19 pelotons avec 7 officiers. 1.118 sous-officiers et hommes ;

2°) Garde-mobile : 12 escadrons avec 15 officiers et 891 sous-officiers et hommes ;

3 °) G. M. R.: 790 officiers, sous-officiers et hommes ;

4°) Milice : 250 chefs et hommes ;

5°) Police spéciale : 35 hommes sous les ordres de l'Intendant de police.

Les unités amenées sont réparties dans le département de la Haute-Savoie. Une partie des forces a été placée à la limite de la Haute-Savoie et de l'Ain, aux ponts franchissant le Rhône. Le gros des troupes a été concentré dans le secteur d'Annecy.

Comme les différentes actions englobent urne partie des forces de surveillance, un blocage complet de la frontière n'est plus possible, de sorte qu'un déplacement des terroristes vers la Suisse et le département de la Savoie a été observé.

La température qui a régné dans ces derniers huit jours a paralysé toute entreprise de grande envergure. L'épaisseur de la neige est, particulièrement dans l'est du département. de 1,60 m à 2,20 m. Toute grande action est de ce fait irréalisable.

Dans le secteur Annecy-Cruseilles-La Roche, Bonneville-Cluses-Sallanches-Ugine-Faverges, les mesures préparatoires. consistant en un filtrage des localités situées dans ce secteur et en une reconnaissance des nids de bandits et des camps. peuvent être considérées comme accomplies. Les actions de reconnaissance et de recherches de renseignements continuent dans la zone frontière du département.

Les petites actions entreprises par le colonel Lelong ont pour but de ramener la population à avoir confiance en la sécurité et en la protection de la police. À maintes reprises, le colonel Lelong s'est rendu personnellement dans les localités et a exposé aux habitants le but de ces mesures. Ses déclarations ont trouvé parmi la population de la compréhension et de la prévenance. De même, le colonel Lelong a informé la population que ces opérations avaient lieu sans la participation des troupes d'occupation.

À la suite des opération signalées dans le rapport du 8 février 1944. ont eu lieu les opérations suivantes :

1 °) Au nord d'Annecy, dans le secteur à l'est et au nord de Faverges :

2°) Au nord d'Annecy, dans le secteur Thorens-Usillon ;

3 ° ) À l'est d'Annecy, dans le secteur La Clusaz ;

4°) Au nord-est d'Annecy, à Cluses ;

5 ° ) Thonon ;

6° ) Megève :

Résultat : 108 arrestations. Butin : 2 autos, une mitrailleuse (française). 2 mitrailleuses, 3 pistolets, un fusil de chasse. Ensuite de grandes quantités de grenades à mains, monitions, explosifs, brochures ont été saisies.

Il n'y a eu des combats qu'aux endroits suivants :

Le 1-2-44, au nord d'Annecy, près de Cruseilles, sans succès.

Le 5-2-44, à Thônes par la Milice, côté adversaire : 1 tué. 1 blessé.

Le 12-2-44, au sud du Petit-Bornand. au nord-est d'Annecy, du côté de la Garde mobile : 4 tués (1 officier et 3 hommes), 4 blessés et 3 prisonniers.

Les pertes des terroristes n'ont pas été calculées.

Selon les dires des prisonniers, il résulte que la plus grande partie des bandits sont affiliés à l'A.S. Ils se sont, depuis longtemps, retirés au Plateau des Glières, au nord de Thônes et au nord-est d'Annecy. Ceci a été confirmé le 12-2-44. La poursuite des opérations n'est pas possible en raison de la neige (1.60 m et 2,20 m). Ensuite, il manque des armes lourdes pour l'infanterie et une vue aérienne du terrain à attaquer.

Une intervention de la Luftwaffe contre le Plateau appuyerait efficacement les opérations des forces françaises de police.

Une conférence, au sujet d'une vue aérienne. a eu lieu le 13-2-44, avec le premier lieutenant Manske, du groupe d'aviation de Dijon, le colonel Lelong, le chef de groupe S.S. Jeewe et le premier lieutenant Bock. Le colonel Lelong a spécifié au premier lieutenant Manske les points les plus importants dont il désirerait avoir une vue aérienne.

Jusqu'ici, la température n'a pas permis de prendre ces vues. L'intervention de la Luftwaffe se heurte aux difficultés suivantes :

1 ° Situation atmosphérique.

2° Conservation du caractère national de l'entreprise du colonel Lelong.

Comme résultat sensible du succès des forces de police française du colonel Lelong, il est à remarquer une diminution notable des attentats et des coups de main. Le point de comparaison avant le 2-2-44 est de 1 à 20. Cependant. il est à remarquer que ces coups de main se sont déplacés vers le nord, vers la frontière suisse.

Au sujet des forces, il est à remarquer que la Milice se signale et montre une volonté d'action éminente. À côté d'elle, les autres forces de la police française sont éclipsées, particulièrement dans les circonstances difficiles telles que difficultés du terrain, intempéries et activités de nuit. Il est à remarquer aussi que l'action des officiers français de la Garde mobile. sur les ordres du colonel Prax et du commandant Collomb, est trop molle dans leur intervention, comme si, en aucun cas, ils ne voulaient se brouiller avec la population.

Par suite des entraves qui, uniquement du côté français, sont apportées contre l'entreprise de Lelong, l'épuration complète des terroristes du département de Haute-Savoie sera une question de longue durée.

L'officier allemand ignore très certainement les tractations que poursuit l'intendant de police avec les " terroristes ".

LES TRACTATIONS CONTINUENT

Le colonel Lelong ayant accepté le rendez-vous proposé par Anjot, via l'abbé Truffy, envoie cette lettre, à ce dernier :

Monsieur l'Abbé,

Ci joint, veuillez trouver une lettre destinée à qui vous savez et que je vous demande, après en avoir pris connaissance, de bien vouloir faire parvenir.

Ce faisant, vous aurez bien servi, Monsieur l'Abbé, aussi est-ce dans cet esprit que je vous prie de croire à mes sentiments les meilleurs.

LELONG.

P.S. Donnez-moi un coup de téléphone, Annecy 17-91, dès mission accomplie. Merci d'avance.

En fait, le rendez-vous, prévu à la Louvatière pour le 17 février à quatorze heures, n'eut jamais lieu, car entre-temps, dans la nuit précédente, Navant et Anjot rencontrèrent le colonel, à la Villa Mary.

Clair se souvient :

" En entrant, nous sommes passés entre les chicanes de barbelés et nous avons vu des miliciens partout, au point que je n'étais pas vraiment rassuré... Lelong nous a reçus et nous a fait des propositions stupides : ce sont de véritables conditions de capitulation... " Lelong revient sur sa théorie, qu'il poursuit depuis son arrivée à Annecy : il tient non seulement à faire la distinction entre A.S. et F.T.P., terroristes bolcheviques, mais maintenant, il demande aux chefs A.S. de se joindre à lui pour les éliminer !

Le commandant Clair obtient la libre circulation pour le capitaine Anjou et lui-même, mais ne peut demander à Tom d'évacuer le Plateau, pour les raisons déjà évoquées. Lelong est déçu. Désormais, il lui faut gagner du temps. Le 18, il écrit au capitaine Anjot :

Monsieur.

Votre messager m'a fidèlement communiqué vos intentions présentes et futures à l'égard des. forces de l'ordre. Je ne puis que les déplorer. Il est en effet profondément triste que nous soyons réduits à envisager prochainement une lutte fratricide. tout au moins partielle...

Soldat, comme vous devez certainement l'être, je ferai mon devoir, sans haine et sans crainte, tout comme vous pensez faire le vôtre. Dans ma grande affliction de camarade, de chef et de Français (sic), je veux espérer que vous reconnaîtrez où est le véritable devoir d'un fils de France...

Maurice Anjot, capitaine de son état, résistant de la première heure sait où se trouve son devoir et dans un mois, jour pour jour, il le prouvera encore !

TOM RENCONTRE LE COMMANDANT RAULET

Le 17 février, Tom Morel fait parvenir une lettre au commandant Raulet.

Le lieutenant Tom. Commandant les Forces Libres du Plateau des Glières,

au Commandant des Gardes Mobiles de la vallée du Borne.

J'ai l'honneur de vous demander une entrevue. Je vous propose le village de l'Essert, pour demain 10 heures.

Je compte sur votre honneur d'officier pour que ce rendez-vous ne soit pas un guet-apens.

Je prends toutes les précautions pour que s'il en était ainsi, votre garnison de l'Essert soit passée par les armes.

Tom.

L'officier répond immédiatement, au dos de la feuille, qui repart vers le Plateau :

" Entendu pour demain 10 heures. Mais ne dérangez pas vos hommes qui sont fatigués. Je monterai seul sur le sentier de la Revoue et vous m'arrêterez quand vous le voudrez...

Ne craignez rien. je ne serai pas armé.

Le 18, à neuf heures et demie, le commandant Raulet se rend au poste de l'Essert, en compagnie des lieutenants Frœhly et Imbert, médecin.

L'officier s'adresse aux hommes du peloton :

" Si je monte seul par ce chemin, c'est pour rencontrer le lieutenant Morel, avec qui je dois avoir une entrevue à dix heures. Je vous demande de garder secret ce voyage, car il en résulterait des inconvénients graves pour" vous, pour moi et pour vos familles. "

Puis, il monte par le sentier.

" Un homme d'une trentaine d'années n'attend, il a le béret des chasseurs. un blouson en suédine bleu ciel, des pantalons de ski.

Le contact est rude.

" Bonjour, monsieur !

- Je vous en prie - je monte vers vous en uniforme et j'ai mon képi - vous voyez que je suis commandant...

- Vous ne connaissez pas le grade que j'ai dans les Forces Libres.

- Je l'ignore, mais vous me direz " Mon Commandant ", ou bien, comme nous sortons tous deux de Saint-C "vous me direz " Mon Ancien ", sinon, à mon grand regret, je ne vous écoute pas et je redescends...

L'entrevue dure un peu plus d'une heure et la seule narration que nous en ayons est du commandant de la Garde. Écoutons-le :

" J'ai adressé à Tom des reproches sur l'incorporation, dans son unité, d'étrangers. car c'est une patrouille espagnole qui a tiré sur Yung :

" Jamais des Français n'auraient tiré...

... Tous ceux qui veulent se battre contre l'Allemand peuvent venir au Plateau. Les Espagnols étaient dans le maquis par haine des Allemands, ils sont venus. je les ai recueillis.

- Pas une raison, pour cela d'abattre...

- Et le 7 février la Garde, n'a-t-elle point fait preuve d'agressivité à notre égard ? Et le lieutenant Simon, n'a-t-il point été abattu par l'un des vôtres ? "

À travers cette réponse de Tom, on se rend compte combien il a été traumatisé par l'attaque du 7, et combien il regrette la disparition de Simon, il y a un mois à peine.

" Des erreurs, des malentendus. " C'est tout ce que peut répondre le malheureux officier de la Garde mobile.

Les deux hommes définissent ensuite les " limites des secteurs respectifs " qu'ils donneront à leurs hommes afin d'éviter les accrochages. La Louvatière n'étant pas dans le secteur de la Garde, Tom pourra assurer son ravitaillement par là.

Les deux officiers, toujours selon le commandant, s'envoient à la figure un certain nombre de gentillesses à propos de Vichy, de leur engagement respectif, puis, le garde revient à la charge et demande au chef maquisard d'éclater par petits paquets et d'évacuer momentanément le Plateau. Tom répond :

" C'est une solution, mais Alger en a choisi une autre... " Tom consent à rendre le matériel des trois gardes, sauf les casques, dont il a grand besoin.

À la suite de quoi, écrit encore le commandant, " ... nous nous quittons "en confiance ". Je suis heureux de l'entrevue et à mon retour-, je me laisse aller à l'espérance. "

LE MORAL DE LA GARDE

Ce même samedi 19, deux gardes, de l'escadron 4/2 du capitaine Gonneau, désertent et rejoignent les maquis sur le Plateau, tandis que le colonel Lelong, durcissant sa position, ordonne le renforcement du blocus.

Le capitaine de la Garde, Rabaseda, écrira le 20 février, dans son rapport à propos de ses hommes, que leurs " sympathies vont, il faut bien l'avouer; à ceux qui leur paraissent représenter les défenseurs de l'idée patriotique ".

Le lieutenant Beller ajoute, à propos d'un garde :

L'échec subi par ses camarades créa une dépression morale. qui est loin de s'amenuiser. Il a perdu confiance en sa force et en les autorités qui l'emploient...

Le commandant Raulet, dans le rapport d'ensemble daté du 20 février, conclut :

" Les lourdes pertes du combat du 12 février ont montré le danger des missions à accomplir dans la région. Gradés et gardes appréhendent d'avoir, demain, à se heurter avec des réfractaires, pour lesquels. qu'on le veuille ou non, ils ont les mêmes sympathies, celles que leur montrent les populations rurales excitées par les propagandes...

On peut peut-être se demander pourquoi le commandant Raulet et ses hommes n'ont pas fait mouvement pour rejoindre les maquis.

Sur le Plateau, Tom a reçu la lettre de Lelong, mais refuse de rallier le Maréchal. Ayant reçu une réponse négative, l'intendant de police écrit à nouveau à l'abbé de Petit-Bornand, qui retrouve le commandant Raulet.

Finalement, Tom rencontre une seconde fois le garde. Selon ce dernier, la discussion dure plus d'une heure. Les deux officiers parlent de leurs troupes, " des bons et des mauvais maquisards, des bons et des mauvais gardes ", chacun voyant différemment les choses. Puis Raulet reparle de son idée d'évacuation momentanée du Plateau, afin de faire passer la Garde dans un désert blanc et de donner le change à Vichy et aux Allemands.

Tom ne peut accepter seul cette proposition. Il faut en parler à Navant.

" Je vais parler de cette question à mon patron. le capitaine Clair. Le connaissez-vous

- Non, mais je connais son adjoint, qui est venu manger l'autre jour à la popote...

- Clair vient demain. Allez le voir, à Entremont. Je le préviendrai. "

Toujours selon l'officier de la Garde, Tom Morel lui aurait, en conclusion de leur entretien, fait une offre qu'il a déclinée :

On remet un fanion à mes unités le 20 février. J'ai invité le curé Truffy, venez, vous me ferez plaisir... Vous verrez le moral extraordinaire qui anime les jeunes...

Le commandant Raulet est déçu de ne pouvoir réussir son plan d'évacuation momentanée du Plateau. Néanmoins, le lendemain, il rencontre Humbert Clair, à Entremont. Celui-ci lui affirme : " L'ordre d'Alger est de résister et le Plateau résistera. "

VIVRE LIBRE OU MOURIR

On sait à quel point Tom Morel a, avec ses hommes, des rapports incroyablement humains, chaleureux et pleins de confiance. Et quand il demande aux trois cents hommes (environ) qui sont maintenant dans les chalets des Glières, de se plier à une discipline toute militaire, aucun ne rechigne. Cette discipline, nullement comparable à celle que l'on pouvait rencontrer dans les cantonnements en temps de paix, est une discipline nécessaire en temps de guerre. Les gradés sont intraitables quand il s'agit de monter la garde ou de respecter des règles de vie communautaires, vitales pour la sécurité de tous.

Et pourtant, ce n'est pas drôle de monter la garde, des heures durant, dans un froid qui vous transperce le corps, battant la neige de la semelle glacée. Et pourtant, ce n'est pas rien que de faire plusieurs kilomètres dans la neige profonde pour assister au lever des couleurs au mât tressé au centre du Plateau. C'est dur, mais tous viennent, à tour de rôle.

À propos de la vie quotidienne sur le Plateau, André Vignon a écrit:

" ... Beaucoup de corvées de ravitaillement, de tours de garde au poste de guet. La nuit. il fallait monter, à heure fixe. sur la crête dominant Outan pour les échanges de signaux optiques avec le P. C.. à l'endroit où la vue directe était possible. Instructions, travaux de défense et corvées diverses nous laissaient peu de loisirs. Plusieurs prises d'armes au P.C., présentation du fanion du bataillon. Nous étions fiers d'être les habitants du premier coin de terre libre, en France. Le lieutenant Morel, que nous rencontrons un jour, en allant au ravitaillement nous dit :

" Vous savez, nous aurons à nous battre, avec les miliciens peut-être, ce ne sont pas des gens intéressants. peut-être aurons-nous l'honneur d'avoir les Boches. Ce sera dur, mais nous le montrerons, qu'il y a encore des Français..." Morel aimait venir passer une veillée dans les sections. Nous chantions pour nous distraire et oublier la peine de nos journées. Il savait créer une ambiance avec son splendide entrain. D'autres veillées plus ordinaires, nous écoutions la radio, sur nos postes parachutés...

Lors d'une veillée qui se déroule dans le chalet-P.C. de Humbert, où se sont retrouvés des hommes de tous les chalets, Tom leur parle, pour la première fois, d'un bataillon. Et de fait, il est en train de mettre en place une véritable unité militaire de l'armée de l'intérieur.

Tous les jeunes, devenus des soldats à part entière de la France Combattante, sont fiers et animés de qu'il faut bien appeler "l'esprit de Glières". Cela leur permet de porter bien haut l'affirmation de la volonté française.

" Pour nous, qui étions la phalange combattante de cette armée de bonnes volontés et de courage, nous nous préparions aux futures batailles et nous nous entretenions dans notre décision farouche de ne pas laisser péricliter, entre nos mains, l'espoir de la France. Tom nous y aidait en nous communiquant son enthousiasme. Une phrase de lui, dite art début, nous fit saisir tout de suite notre situation et notre tâche: "Vous êtes mainte-

nant des soldats français. Il faut vous considérer comme ayant été parachutés à l'intérieur des rangs ennemis. Vos camarades d'Afrique du Nord, qui attendent le débarquement, vous observent et vous envient. " L'évolution fut extrêmement rapide. C'était frappant de voir combien la confiance des jeunes augmentait, au fur et à mesure que se mettait au point l'organisation militaire... Les jeunes comprirent donc vite ce que la situation exigeait d'eux et ils apportaient le meilleur esprit, pour ne pas dire de l'entrain et de l'enthousiasme, à faire face aux difficultés trop nombreuses de leur existence. L'esprit de Glières n'est pas autre chose que cet esprit qu'on mettait dans le labeur de tous les jours, et ce labeur réclamait souvent de l'héroïsme, mais toujours du dévouement allant jusqu'à l'oubli de soi ", a écrit Louis Jourdan'.

Le dimanche 20 février, une grande partie de " l'effectif disponible est rassemblée autour du commandant du camp, au pied du mât des couleurs. Deux jeunes volontaires remettent au lieutenant Morel le nouveau drapeau et lui demande de le hisser à la place de l'ancien. Le chef accepte et bientôt, dans le sombre  ciel d'hiver, se déploient au vent des montagnes nos trois couleurs, qui portent, brodée, la devise du Plateau des Glières: "Vivre libre ou mourir."

Chacun, intérieurement, au plus profond de lui-même, prête serment de " Vivre libre ou mourir ", rejoignant, par là même, ses ancêtres de 1789. Ces jeunes, envoyés par leurs sections, ont du sans-culotte, du soldat de l'An II, tout à la fois, eux qui gravaient sur leurs bannières " La Liberté ou la Mort ", " Vivre libre ou mourir "; et quand Tom dit : " Nous sommes le premier coin de France qui soit libre ", n'a-t-il pas quelque chose de Kellermann, à Valmy ?

En tout cas, ils se fichent pas mal de ce qu'on dira plus tard. Ils sont là, portant le flambeau de la Résistance pour faire triompher leurs idéaux de liberté, de justice et de paix. Ils veulent libérer la France de l'emprise du nazisme et de la collaboration honteuse. Ils sont sans calcul et ont l'enthousiasme de leurs vingt ans.

Ils sauront se montrer dignes des espoirs que la France place en eux.

LA MILICE EN HAUTE-SAVOIE

Dans notre belle Savoie, patrie des Allobroges, Ce n'est que feu et sang, un règne de terreur,

Les Patriotes traqués, des mères dans la douleur ;

D'Annecy à Thonon et de Bons jusqu'à Bioge ;

Ce n'est que Cour martiale, suivie d'exécutions. Est-ce la Gestapo ? Les troupes d'occupation ? Non ! Ce n'est que la Milice du grand traître Darnand, venue " maintenir l'ordre " dans notre département, composée de gangsters, encadrée de crapules ; Les repris de justice, les voleurs y pullulent.

Et pareils en cela aux hordes d'Attila, lorsqu'ils auront passé, rien ne repoussera. Fortement secondés par la brigade Fourcade,

Les aveux spontanés s'arrachent par bastonnades ;

Toute personne, par eux arrêtés, est jugée criminelle,

C'est tellement agréable les vengeances personnelles ;

Armé du nerf de bœuf et du pétard, grande gueule,

Voici Jean-Pierre, sombre voyou, sinistre et veule,

Le plus beau specimen des types à canadiennes, Exécuteurs zélés de la loi milicienne.

Le supplice de la roue pour lui est sans secret ; Devant toutes les souffrances, il a des rires discrets.

Avec les Fillion, Boujon et le grand Girard,

Ils sont les justiciers du people savoyard. Heureusement qu'en France, quelques juges intègres

Ne confondaient point patriotes et la pègre.

C'est ainsi qu'un samedi, quatre de nos amis, Traduits en Haute Cour, passèrent à Chambéry. Un noble acquittement les lavait de tout crime, Car de la délation, ils étaient les victimes.

France, tu redeviendras libre, forte et prospère, Malgré l'internement d'une partie de nos frères.

Maison d'arrêt de Chambéry, mars 1944. René DUSSUD, Ancien du 2e Bataillon des Glières.

COURS MARTIALES

Toujours le dimanche 20, 16 h 15, l'intendant de police communique :

" Le secrétaire général du Maintien de l'ordre est venu à Annecy dans le courant de la semaine dernière. Il a passé trente-six heures au milieu des forces du Maintien de l'ordre en Haute-Savoie, regrettant toutefois de ne pouvoir toutes les visiter. Dans la journée de mercredi 16 février, il s'est rendu à Thônes, a inspecté le groupe G.M.R. " Bretagne ", ainsi que l'escadron de gardes mobiles, cantonné dans cette ville... Il a pris contact avec les forces du Maintien de l'ordre et plus particulièrement avec les unités de police. À l'issue de cette visite, il a réuni les chefs miliciens et leur a expliqué la nécessité de leur rôle... "

La cour martiale, composée de trois hommes nommés par Darnand, sur proposition de l'intendant de police Lelong, tient sa première séance, à Annecy, à la Villa Mary, dans l'après-midi du lundi 21.

Elle condamne à mort Pierre Canali, 24 ans, Paul Démoulin, 19 ans, Roger Bouvet, 34 ans, Roger Bigot, un Girondin de 25 ans, Bastien Noël, un Vitellois, Emile Paille, originaire de la Vienne, 22 ans, van Opstal, 21 ans, et Arthur Boiteux, de Rougemont dans le Doubs, 20 ans, qui sont fusillés le matin, alors que le jour se lève à peine.

Une seconde cour martiale, siégeant à Thonon, condamne à mort Marius Bouvet, 41 ans, de Margencel, André Crépillat, 18 ans, de Maxilly, Jean Genoud, 21 ans, de Douvaine, René Trolliet, 23 ans, d'Allinges, Jean Tallieu, un Parisien de 19 ans, Ange Angeli, 21 ans, Corse, qui sont fusillés dans la cour du Savoie-Léman, le samedi 26 février.

Pendant ce temps le colonel Lelong, qui tient Darnand au courant du courrier qu'il entretient avec Tom Morel, reçoit l'ordre du secrétaire général de cesser cette correspondance et de ne pas se rendre à l'entrevue prévue avec Tom. La dernière chance est passée.

Ce qui est confirmé par le commandant Raulet, qui, dans son livre écrit en 1950, termine cette phase de relations entre les forces de l'ordre et le Plateau, par cette remarque :

" L'échange de lettres entre Lelong et le Plateau continuera un certain temps. Si mes souvenirs sont exacts, trois lettres firent envoyées de part et d'autre. Ce fut Lelong qui cessa, sur l'ordre formel de Darnand... " Il semble bien que la Gestapo soit, en partie, au courant de ces transactions. Jeewe écrit, entre autres, à son supérieur, le 21 février, en parlant de l'intendant de police :

... Rendez-vous, jour, heure, lieu. Cet officier sera accompagné de son adjoint. L'intendant fixera le lieu de rendez-vous, s'il le désire, mais il doit venir seul. Il semble qu'il s'agit ici d'une tentative de médiation de la part du commandant de l'AS. dit Plateau des Glières.

L'AVIATION ALLEMANDE VA-T-ELLE INTERVENIR ?

Le S.S. Jeewe nous apprend que le lundi 21 février devait avoir lieu, à la Villa Schmid, une réunion entre Lelong, le colonel von Schweinichen et le lieutenant-colonel Killian, de la Luftwaffe. Mais Lelong n'est pas venu, car il n'a pas encore reçu le feu vert de Vichy, pour demander officiellement l'intervention de la Luftwaffe sur le Plateau.

Le colonel von Schweinichen est furieux et, ne pouvant joindre Oberg, il repart pour Lyon. Jeewe précise à Knab :

un engagement de l'aviation sous l'emblème de nationalité française ne peut être pris en considération... Il ressort de tout ceci que le colonel Lelong ne désire pas, en aucun cas, un engagement des forces allemandes. Il serait donc utile que le S.S. Gruppenführer Oberg en informe Darnand, afin qu'il puisse donner des instructions en conséquence, à Lelong. Il me semble que Darnand ne s'oppose pas à ce que le Plateau soit bombardé par des avions allemands sous emblème allemand ; ou bien le bombardement aura lieu sans en informer Darnand. Dans ce cas, il suffirait que Lelong en soit informé deux heures auparavant. Par ailleurs, j'attire à nouveau l'attention sur le fait que les hommes cernés au Plateau des Glières peuvent rompre la ceinture de barrages relativement faible.

NOUVEAUX RENFORTS

Vers le 24 ou le 25 février, Cantinier et Navant se rencontrent pour discuter du regroupement de Glières. Cantinier pense qu'il faut continuer à le renforcer, car il poursuit son idée d'abcès de fixation de l'ennemi, car il croit le débarquement proche. Navant ne semble pas très chaud.

On peut regretter que Tom Morel ne soit informé de cette évolution que le 9 mars prochain, lors de la montée au Plateau de Cantinier. Quoi qu'il en soit, loin de nous toute polémique, les gars sur le Plateau des Glières, vivant dans des conditions difficiles, continuent de vouloir vivre libres.

Après cette entrevue, Navant donne l'ordre à des sédentaires de faire mouvement sur le Plateau. Ainsi, les effectifs se renforcent à nouveau, avec l'arrivée, le 26 février, de certains sédentaires de Thorens et de Groisy.

La section commandée par Louis Mord, alias Forestier, baptisée " Chamois ", compte, pour l'instant, une dizaine de gars, dont Roger Lombard, Paul Pizot, mais d'autres sédentaires de la Fillière sont attendus.

Jean Carraz et Léon Roffino, deux gars du Y.C. de Tom, sont chargés de récupérer Tony et Joseph, deux Polonais de l'armée allemande réfugiés à Mont-Piton, à Petit-Bornand. Parvenus sur le Plateau, chargés de leur barda avec armes et munitions, ils sont affectés au P.C. comme cuisiniers.

Le groupe F.T.P. " Liberté Chérie ", qui vivait, depuis quelques jours, retranché au-dessus du chalet des Cerets, car il pouvait penser que les policiers reviendraient cher-cher les inspecteurs, s'était décidé à monter un peu plus haut sur le Plateau, entrant dans le dispositif militaire de Tom Morel.

Marcel Lamouille avait alors demandé à ce dernier, à être intégré dans les soldats de Glières. Tom avait accepté et avait dit aux hommes : " Il n'y a plus, ici ni A.S.. ni F.T.P. Il y a l'armée française. Êtes-vous prêts à accepter notre discipline ? "

Devant la réponse positive des nouveaux arrivants, Tom les avait envoyés en position au nord-est du Plateau et avait fait appeler un sous-officier du 27, qu'il savait travailler dans la clandestinité du côté de La Roche.

Deux jours plus tard, une voiture est stoppée au barrage de G.M.R. mis en place sur le pont du Borne, à Saint-Pierre. À bord, Léopold Dechamboux, chauffeur et propriétaire du véhicule, André Wolff et un copain. Les cieux passagers veulent rejoindre le Plateau.

André Wolff, ancien sergent-chef au 27e B.C.A.., était devenu, à la dissolution de l'armée en 1942, comptable chez Dunand, marchand de grains à La Roche-sur-Foron, grâce à Gilbert Cachat. Avec ce dernier et Lucien Rannard, André s'occupait de former quelques jeunes. Hier, il a reçu un message de Tom lui demandant de rejoindre le Plateau, pour un commandement.

Le garde inspecte les papiers, puis jette un coup d'œil sur le toit de la voiture, où s'entassent skis et sacs de montagne.

" A. S . ou F.T.P. ?

A.S., répond Léopold.

C'est bon. filez...

Parvenus à Petit-Bornand, le curé leur indique le chemin du Plateau. Sur le Plateau, Tom conduit André à son commandement. André devient officiellement, pour le chef du Plateau, le chef de la section " Liberté Chérie. "

Cette attitude de la Garde est corroborée par les écrits de l'abbé Truffy : " Le commandant Raulet, qui était d'accord avec la Résistance... pensait passer de son côté, au moment voulu... "

Samedi soir, Tom écrit à sa femme, toujours réfugiée dans l'Ardèche avec ses enfants :

" Beau soleil sur la neige. Et grand soleil au cœur, puisque j'ai reçu de bonnes nouvelles de toi... Bonne et saine nourriture de campagne. Cette vie frustre et simple en compagnie de braves gens qui ne cherchent pas la complication serait parfaite, si tu étais là avec les enfants. Mais patience, tout arrivera... "

Dimanche 27 février, l'ordre de se préparer à faire mouvement, émanant du chef départemental de l'A.S., arrive au groupe de De Griffolet, installé à Vailly. Par contre le groupe franc d'Ornano reste au chalet de Basse-Meille.

Le marquis Jacques de Griffolet d'Aurimont, Bergeracois, fils d'un grand mutilé de 1914-1918, s'engage à dix-huit ans, au 7e B.C.A.. d'Albertville, après avoir fait de solides études chez les jésuites. N'étalant jamais ses titres de noblesse, promu sous-officier, il est vite très aimé de ses hommes. La guerre le retrouve adjudant-chef au 189e B.A.F. Après la défaite, il obtient le commandement d'une section d'éclaireurs skieurs, comme sous-lieutenant, au 27e B.C.A.. Après la dissolution de 1942, il continue clandestinement la lutte, avant d'être désigné par Vallette d'Osia, au printemps 1943, comme chef du secteur A.S. de Thonon. Il devient alors le lieutenant Jérôme.

Son agent de liaison, Joseph Diot, alias Jean, dit de lui :

" De Griffolet... a gravi les échelons à la force du poignet. C'est un type exceptionnel, parce qu'il est très près des gens. C'est un marquis. Il est de taille moyenne, trapu et très costaud. Il est très croyant. C'est un militaire, à qui on a donné mission de mettre en place une structure militaire dans le secteur de Thonon. Il ne veut pas que la Résistance tue à tort et à travers. Il veut éviter le sang. Sa conception de sa mission lui vaut des difficultés avec Gaston Alériguet, qui le comprend mal... "

En 1943, il est arrêté par l'O.V.R.A. italienne, et relâché. Depuis le 8 février dernier, il a quitté Thonon et s'est installé à Vailly.

Quoi qu'il en soit, recevant les ordres de Navant, Jérôme regroupe ses hommes au camp des Charmettes, au nord du Plateau de Sommand. Sous la conduite de Georges Aragnol, la vingtaine de gars se met en marche pour Bellevaux et le col de Jambaz, avançant péniblement dans une neige profonde et mouillée. À Mégevette, ils récupèrent un autre groupe, et c'est à quarante-et-un qu'ils arrivent aux Charmettes.

Pendant plusieurs jours arrivent les gars du Giffre, d'Henri Plantaz. Au complet, ils sont près de cent soixante qui se préparent à faire mouvement sur les Glières. La confirmation définitive de rejoindre le Plateau arrivera le 10 mars.

Ces ordres de marche, venant de Navant, peut-être à la demande de Cantinier, peut-importe, montrent bien l'évolution progressive de l'objectif.

LA GESTAPO ET LES GLIÈRES

La Gestapo suit de très près la situation sur le Plateau des Glières. Le chef du Greko d'Annecy, qui n'aime pas beaucoup Lelong - surtout pour ce qu'il pense être de l'incompétence, en tout cas de l'inefficacité - donne quotidiennement des informations sur la situation à ses supérieurs. Il dissèque les rapports entre les différents services de police et de forces du Maintien de l'ordre français avec une minutie toute germanique, et il est visiblement agacé par ce qu'il voit. Il ne fait qu'une confiance très limitée aux Français. Il est partisan de méthodes plus expéditives. Pour lui, on perd du temps. Il y a longtemps que l'affaire serait classée, si Paris en avait chargé la Gestapo et les S.S., etc.

Il est près de vingt-deux heures, le 27 février, lorsque Jeewe écrit, dans son rapport à Knab, son supérieur hiérarchique à Lyon :

" De Vaugelas me communique que Lelong a reçu ce matin un télégramme de Darnand avec de nouvelles instructions. Il contient certainement le résultat des pourparlers entre le Gruppenführer S.S. Oherg et Darnand, tendant à activer l'entreprise Lelong. Malheureusement le lieutenant Bock et moi, en qualité d'officiers de liaison auprès de Lelong, n'avons pas encore été informés du côté allemand, sur les points discutés à Paris.

Dans les instructions de Darnand à Lelong, il est dit :

1. Activité plus importante dans l'entreprise d'ensemble.

2. Engagement plus important de la Garde et des G. M.R. par rapport à la Milice, qui jusqu'à présent agissait presqu'exclusivement seule.

3. Renforcement des barrages mobiles sur les routes.

4. Renforcement de la ceinture autour du Plateau des Glières.

5. Ordres pour attaque du Plateau des Glières.

L'attaque doit être lancée par la Milice, renforcée de G.M.R. La Garde se charge uniquement de la protection et des barrages du territoire à l'arrière.

6. L'opération d'ensemble de Lelong en Haute-Savoie doit être terminée le 10 mars 1944, sinon les forces allemandes interviendront.

... De Vaugelas compte avec une grande résistance. Il engage à cet effet les mille hommes de la Milice devant arriver ces jours-ci. La répartition des lieux de cantonnement de ces nouvelles forces de la Milice est la suivante : trois cent cinquante à Thonon, sept cents à Evian.

Après la fin des opérations dans la région du lac de Genève et de la frontière suisse, l'attaque du Plateau des Glières doit suivre vers la fin de la semaine. L'attaque doit avoir lieu avec quatre colonnes de combat, dont trois de la Milice et une des G.M.R. Une colonne de combat de la !Milice se compose de chasseurs de montagne, qui sont munis d'un équipement d'hiver et de vêtements de camouflage... "

III

GUERRE FRANCO-FRANÇAISE

" Depuis six mille ans, la guerre Plaît aux peuples querelleurs. Et Dieu perd son temps à faire Les étoiles et les fleurs. "

Victor Hugo.

Sur le Plateau des Glières, afin de renforcer la sécurité, om décide que dorénavant aucune personne ne pourra us monter ou descendre sans un ordre de mission délié par le P.C.

MICHOU

Mercredi 1er mars 1944, Michel Fournier, dit Michou, descend dans la vallée du Borne, avec pour mission la quête des médicaments. Il est arrêté au Grand-Bornand, en compagnie d'Henriette, sa future femme (alors agent de liaison), venue apporter le matériel, par des G.M.R. du groupe " Aquitaine " du commandant Lefèvre. On apprend la nouvelle, au P.C., dans l'après-midi.

Tom Morel décide de récupérer son infirmier et de monter, pour ce faire, une expédition sur Saint-Jean-de-Sixt. Il envoie un agent au P.C. d'Onimus. Il est dix heures du soir lorsque le chef de la compagnie Humbert lit le message :

" Expédition cette nuit contre le poste de G. M. R. de Saint-Jean-de-Sixt. Agir de façon à obtenir la liberté de Michou... " Henri Onimus, alias Humbert, est né à Sausheim, dans le Haut-Rhin, en 1910. Ce jeune officier au 15/9, à Grenoble, participe aux combats de 1939-1940. Étant Alsacien et devant s'enrôler dans la Wehrmacht, il décide de gagner la zone libre. Afin d'éviter des ennuis à sa femme et à ses deux enfants, il fit demander le divorce à son épouse, qui l'obtint. Démobilisé en 1942, il s'apprête à rejoindre la Grande-Bretagne.

Le commandant Vallette d'Osia, manquant d'officiers, avait demandé du renfort au commandant Leray, alors dans le Vercors. Celui-ci lui envoie Onimus, qui devient l'adjoint de Joubert pour l'école de cadres de Manigod dont nous avons parlé ci-dessus, et c'est tout naturellement qu'il est monté sur le Plateau, en janvier, pour devenir le commandant de la compagnie Humbert, son nom de guerre.

Jean-Isaac Tresca, dit Pasquier, aspirant d'artillerie de réserve, est l'adjoint d'Humbert. Cette subordination d'un aspirant d'artillerie au chef, Humbert, fantassin, s'explique par le fait qu'Onimus avait, dans le maquis, une plus grande ancienneté et donc, une plus grande expérience.

Pasquier a écrit :

Nous ne dormirons pas cette nuit... Minuit n'est pas loin. Un dernier coup de gnole. Tout le monde est prêt. Nous sortons par groupes du chalet. Le froid est vif. Le corps se sent frais et leste, merveilleusement entraîné pour la grande activité à laquelle Tom sait nous obliger: Mais surtout notre joie est grande. Nous allons enfin agir... "

L'agent de liaison est allé réveiller les gars de la section " Savoie-Lorraine ". Il est onze heures du soir lorsqu'il arrive au chalet de la Ravoue. Les gars dorment profondément, à l'abri des guetteurs, car toute la journée, ils ont monté depuis l'Essert des sacs de pommes de terre. Lucien réveille ses gars : René, Maurice, Kiki, Robert... Gérard, un nouvel arrivé, prend le F.M. de la sizaine de René, et Robert prend le F.M. de la sizaine dont il est le chef.

" Nous sortons du chalet, a écrit René Dechamboux. Dehors, nous trouvons déjà plusieurs groupes d'hommes d'autres sections, qui nous attendent, prêts à partir. Il fait froid et la neige crisse sous nos pas. .Je suis heureux d'avoir ma canadienne fourrée. Il n'y a pas de lune, mais il frit clair tout de même...

Ce gros détachement de soixante-dix gars environ, commandé par le chef Humbert, bien organisé en sizaines, dévale la pente qui descend à l'Essert. Mais pour éviter le pont et le hameau où campent des G.M.R., les gars coupent à travers la forêt, près de la Louvatière. Les sizaines, en file indienne, progressent ensuite sur les deux côtés de la route qui mène, par les gorges du Borne, à Saint-Jean-de-Sixt, distant de quinze kilomètres. Quelques chiens hurlent dans la nuit, lorsque la colonne traverse Entremont endormi. Des avalanches, tombées à la suite des importantes chutes de neige de ces jours derniers, barrent les Étroits. Un passage est creusé à la pelle. Après trois heures de marche, très pénibles, les chaussures font mal aux pieds. Il est trois heures du matin environ lorsque les maquisards arrivent au-dessous du village de Saint-Jean.

Le chef Humbert explique la manœuvre à ses gars :

" Nous allons traverser la route un par un, afin de ne pas nous faire remarquer. au cas où il y aurait une patrouille. Après avoir traversé, nous nous séparerons en deux groupes. L'un se dirigera à gauche, sur ce bouquet d'arbres que votes apercevez là-bas. L'autre exécutera un mouvement tournant par la droite. N 'ayez pas peur de ramper et surtout pas de bruit...

La route est rapidement traversée. Tandis que la manœuvre d'encerclement se déroule parfaitement, le faisceau d'un projecteur balaie la neige. Les G.M.R. sont bien là.

Humbert fait replier ses gars. Un léger bruit et le projecteur se rallume. Silence, rien ne se passe. La campagne plonge à nouveau dans la nuit. Il est quatre heures du matin, et il fait très froid. Les gars, pénétrés par la neige, sont de plus en plus mouillés. Humbert décide alors de répartir ses gars sur les deux côtés de la route et de marcher sur Saint-Jean de cette manière. Parvenus à cinquante mètres du premier barrage, les maquis s'arrêtent, alors qu'Humbert et René avancent seuls vers le village. Laissons René raconter la suite.

" ... Brusquement une lumière nous enveloppe de toutes parts et nous aveugle. Une voix, qui sort duc faisceau lumineux. nous crie, à dix mètres devant nous :

Haut les mains ! Avancez...

Nous nous approchons. les mains en l'air. Le phare s'est éteint. Nous nous trouvons eu présence de trois G.M.R.. qui gardent le barrage, fait d'une charrette sur laquelle repose un F. M. L'un d'eux nous demande, sans aménité :

Que faites-vous, à cette heure-ci

- Nous nous promenons. répond ironiquement Humbert.

- Avez-vous des pièces d'identité ?

- Non... Je me présente. Lieutenant Humbert, chef au maquis des Glières. Messieurs. nous avons complètement encerclé le village. Vous nous avez pris un homme. ce matin. Nous venons le délivrer... Qui est-ce-qui vous commande ?

Un lieutenant, mais il est couché.

- Bien, conduisez-moi auprès de lui.

Humbert a la politesse chaleureuse des Alsaciens. Un des G.M.R. part avec lui vers une grosse ferme, située sur le mamelon, tandis que René crie aux gars d'approcher. Le village est rapidement investi.

Humbert apprend que le groupe de G.M.R. auteur de l'arrestation de Michou est celui cantonné à La Clusaz. Le lieutenant Toulze téléphone dans la station. Vers cinq heures et quart du matin, le commandant de G.M.R. arrive dans une voiture ambulance. Celui-ci ne peut plus rien faire, car le prisonnier a été emmené à Annecy. À l'heure qu'il est, il est à la Villa Mary, P.C. de Lelong.

Humbert est mécontent. " Je vais donc être obligé de prendre des otages parmi vos hommes ! " Le commandant se décide alors à téléphoner au colonel Lelong. Il est cinq heures et demie, et l'aube d'un futur jour gris pâlit la campagne.

Réveillé, Lelong demande à parler au chef maquisard. " Je suis ravi de vous entendre, mon colonel. Je m'excuse d vous déranger de si bonne heure...

- Tout le plaisir est pour moi, bien que je préférerais vous parler en tête à tête, plutôt qu'au téléphone. Que désirez-vous exactement ?

- Simplement que vous libériez immédiatement l'homme qui vous avez pris hier, qui est un brave gars et qui n'a rien d'un terroriste. Faute de quoi, je me verrais obligé de prendre quelques-uns de ces messieurs qui nous reçoivent en ce moment... J'ai votre parole, mon colonel ?

- Vous avez ma parole.

- Merci. "

Humbert raccroche, satisfait. Michou va être relâché et aucun coup de feu n'a été tiré. Les gars sont heureux de l'apprendre. Ils sont transis, sauf quelques petits malins qui se sont glissés dans une écurie, où un paysan était en train de traire. Paille, chaleur et vin chaud, ça aide !

La colonne repart, sans précautions de style, vers Entremont, où elle arrive vers sept heures et demie du matin. Restauration à l'hôtel de France. Lucien, chef de la trentaine, arrose copieusement la victoire. Une heure plus tard, les gars remontent sur le Plateau. À onze heures du matin, complètement épuisés, ils s'endorment profondément sur leurs bat-flanc.

Quelques jours plus tard, le colonel Lelong fait faire mouvement au G.M.R. " Aquitaine " sur Entremont, mettant ainsi en œuvre les ordres qu'il a reçus de Joseph Darnand et resserrant davantage l'étau autour du Plateau.

Henriette est rapidement relâchée, car il semble que la police ait cru à un rendez-vous amoureux. Mais qu'advient-t-il de Michou ? Laissons-lui la parole :

" À la Villa Mary, Lelong était en négociation avec l'A.S. J'ai vu sortir de son bureau un officier de chasseurs. en veste blanche. que je connaissais comme un des nôtres. Lelong brûlait d'envie de nie libérer', comme cadeau à l'A.S., parce qu'il avait repéré que j'étais de milieu " Anciens Combattants " et anticommuniste. Mais il voulait que je m'engage à ne pas remonter au Plateau.

Pour le fléchir, l'intendant de police le confronte avec le chanoine Clavel et fait venir son père.

" Avec mon père, il est mal tombé. Il lui a dit textuellement : " Mais, après tout. il a raison, ce gosse ! " et il a continué avec une profession de .foi gaulliste... et trois jours plus tard, il était sur le bateau France. Finalement, j'ai accepté de promettre de ne pas remonter sur le Plateau. Il m'a rendu mes papiers et m'a dit que j'étais libre.

À ce moment, alors qu'il pense pouvoir continuer le combat ailleurs, Michel Fournier entend Lelong répondre au téléphone : " C'est un communiste ! Faites-le bien parler ! "

" Alors j'ai dit, se souvient le docteur : " Si c'est comme ça, moi aussi, je suis communiste ! " Lelong m'a repris mes papiers et me donna vingt-quatre heures pour réfléchir. ajoutant que j'étais libre, si je promettais de revenir : J'ai promis. pour reprendre contact avec les miens et j'ai couché chez mes parents : c'était un P.C. habituel de la Résistance.

Pendant ce temps, Lelong fait savoir à Tom Morel que son docteur est libre. Michou revient à la Villa Mary, antre maudit. Ce jour arrive Léon Roffino, dont nous reparlerons plus loin.

" Je n'ai pas revu Lelong... J'ai été amené à l'école des frères et là, j'étais chaque nuit attaché par des menottes avec un autre prisonnier, alors qu'il n'y avait qu'un sol de ciment dur. " En effet, quelques jours plus tard, les deux hommes sont emmenés à l'école des Cordeliers, sur les bords du Thiou.

De là, Michou est transféré rue de la Paix, à la prison départementale, mais la Milice, qui ignore son arrestation, le recherche activement. Des prisonniers lui affirment qu'ils ont été torturés, afin de révéler où il se trouvait.

"Je suppose, pense Michel Fournier, que Lelong ne livrait à la Milice que les communistes et avait décidé de me protéger pour se faire un gage pour l'avenir, à la suite de l'intervention en ma faveur du chanoine Clavel et de l'évêché.

Début avril, l'ex-médecin auxiliaire de Marc Bombiger est transféré à Chambéry, où il est jugé et acquitté, ses avocats faisant valoir, qu'il n'avait jamais porté les armes. " Mais, vous savez, poursuit le docteur, que les acquittés restaient en prison. De retour dans cette prison de Chambéry!, j'ai été persécuté par les autres prisonniers, parce que j'étais le seul acquitté... "

Rappelons pour mémoire que Michel Fournier, en tant qu'étudiant en médecine, n'était nullement astreint au S.T.O. et que c'est de son plein gré, écœuré par les persécutions des juifs, ne voulant pas rester dans la place assignée par Vichy, en octobre 1942, qu'il avait offert ses services au maquis, réclamant des médecins.

En mai 1944, nouveau transfert de l'acquitté. Il doit être incarcéré au quartier Dessaix, caserne des gardes mobiles, à Annecy. De la gare à la caserne, les deux gendarmes qui encadrent Michel, " menotté ", passent devant le domicile du détenu.

Nous avons fait halte à la maison, avec ma promesse que je repartirais avec eux. Eux, pères de famille, comprenaient ma position, mais ne voulaient pas me libérer. Ils m'ont enlevé les menottes et nous avons mangé avec ma famille. " La Résistance propose un enlèvement des trois hommes, mais Michel refuse. Il ne veut pas trahir ses pandores, qui lui ont fait confiance.

À la caserne, il retrouve ses amis des Glières, prisonniers.

Quelque temps après, " à ma demande, des camarades m'ont cassé l'avant-bras gauche, en frappant avec un banc de bois. J'ai été emmené à l'hôpital et plâtré, après avoir raconté un accident. Je tremblais à l'idée d'être ramené en prison, avec mon plâtre. Je me suis fait injecter des vaccins intraveineux. J'avais de la fièvre. J'étais vraiment malade... "

Puis il y eu le bombardement du 9 mai, le débarquement du 6 juin, et la surveillance policière à l'hôpital se relâcha, ce qui permit à Michel de quitter les lieux sans trop de difficultés et de se réfugier chez son beau-frère, à Saint-Laurent-du-Pont. Malheureusement, le médecin auxiliaire des Glières a contracté une diphtérie grave et devra rester alité six mois, avant de pouvoir reprendre, à la fin de l'année 1944, ses études médicales. Mais revenons en Haute-Savoie, au début de ce mois de mars 1944.

Le 2, le lieutenant Humbert, du 6e régiment, qui a fait rendre aux maquisards les médicaments et les pansements que ceux-ci avaient utilisés lors de l'accrochage du 12 février dernier pour soigner les gardes blessés, reçoit une lettre de Marc Bombiger, qui signe : F. Marqué, ainsi libellée :

Infirmerie-hôpital du Plateau des Glières.

Mon lieutenant et très dévoué confrère.

Je me permets de vous accuser réception et vous remercie vivement pour ces médicaments que vous avez bien voulu nous faire parvenir, à la suite des malheureux événements du 12 février 1944.

Je me suis permis de vous écrire il y a quelques jours pour vous remercier, mais je crains que cette lettre ne soit pas parvenue.

Ce serait une grande joie, pour moi, que de pouvoir vous remercier pour votre geste symbolique, qui témoigne si bien que le Service de Santé est toujours fidèle à ses plus vieilles traditions, quelles que soient les cloisons qui malheureusement nous séparent.

Si cela vous est possible, ayez l'extrême obligeance de me fixer rendez-vous en m'indiquant l'heure et l'endroit où il faudra que je me rende.

Dans l'attente de votre réponse. veuillez agréer; mort lieutenant et très honoré confrère. l'expression de ma très haute considération.

Cette sympathie mutuelle est réelle et Michel Fournier confirme.

NOUVEAU MESSAGE

Dans la soirée de ce jeudi 2 mars, Cantinier fait parvenir un nouveau message à Londres. Celui-ci est intéressant, car il confirme l'évolution en marche quant à la destinée des gars du Plateau, et la volonté de cet officier de continuer à tenir le Plateau, même si le parachutage de février a permis la récupération de plusieurs tonnes.

De plus, Cantinier expédie conjointement son message à l'état-major londonien et à Schumann, porte-parole de la France Libre sur les ondes de la B.B.C., probablement pour plus de publicité.

" Nous sommes décidés à occuper le Plateau. qui est imprenable, et d'avoir pour devise Vivre libre ou mourir. "

Nous jetons un défi aux Darnand, Lelong, Calvey. Raccouillard et Battestini.

C'est de pied ferme que nous attendons les policiers et les miliciens, ces mercenaires de l'ennemi, recrutés dans les prisons. Malheureusement, ils n'ont pas le courage de monter :

Nous espérons qu'ils seront promptement relevés et que nous pourrons ainsi rencontrer, enfin, le Boche, Nous vous remercions pour votre dernier parachutage et, chaque nuit, nous attendons le suivant.

Nous pouvons tenir. Il nous faut des vêtements, des vivres, des munitions et encore quelques armes.

Nous vous demandons de nous aider et de dire aux Alliés de la France que nous sommes fiers de pouvoir nous battre, pour pouvoir incarner la Résistance. que nous sommes heureux d'être le symbole du pays, qui refuse de se soumettre,

Nous sommes l'avant-garde du combat, qui bientôt nous rendra nos libertés. Ne nous abandonnez pas.

La section " Leclerc " demande la devise du général.

Nous vous prions d'essayer de parler prochainement à nos maquis et, en particulier aux... (indéchiffrable). "

Ce message, ignoré de Tom et de ses officiers, révélé par Jean-Louis Crémieux-Brilhac, dans la Revue d'histoire de la Deuxième Guerre mondiale, de 1975, montre bien le changement de cap qui vient de se produire.

Pour l'heure, Louis Jourdan, alias Joubert, écrit :

" Je n'imagine pas que l'ont ait souscrit à cette intention. Son analyse de la situation, son réalisme - il ne dispose de que trois centaines d'hommes mal instruites - s'y opposaient.

LE GROUPE FRANQUIS, À GLIÈRES

Ce jour, 3 mars, les quarante-cinq gars du groupe Franquis, aux ordres de Marius Cochet, marchent vers le Plateau des Glières.

Marius Cochet, alias Franquis, est né le 8 septembre 1915, à Groisy, à deux pas du Parmelan. Démobilisé en 1940, comme sous-officier, Marius est un homme modeste, discret et efficace. Toujours attentif à la vie d ses camarades, il parle peu de lui.

Dès le début de 1943, il a apporté son appui au réfractaires qui affluent et participé à la mise en place de premières structures des Francs-Tireurs et Partisans. Le responsables F.T.P., appréciant ses qualités de chef, le confient bien vite le commandement de plusieurs groupes, formant ainsi le camp Maurice Coulon, du nom d'un jeune tué par les Italiens, lors de l'attaque du maquis des Dents de Lanfon, en juin 1943.

Après l'attaque de son groupe, en janvier 1944, Franquis a réussi, malgré des conditions très dures, à fait replier ses gars et, les pieds gelés, à gagner le Chaumet, sur le Plateau des Bornes.

Là, le camp Coulon, appelé aussi groupe Franquis, le 3 février, à nouveau attaqué par les G.M.R., s'était repli sur le Salève, où il avait encore été attaqué par les Groupes mobiles, le 27 février. Malgré la déroute des forces de Vichy, le groupe Franquis ne peut continuer indéfiniment une marche incessante pour échapper aux accrochages. Depuis un mois environ, les arrestations sont multipliées dans la vallée de l'Arve. La 8e compagnie F.T.P. a été sérieusement atteinte. Constant et Robert Paisant, deux gars d'Eteaux, ont décidé de rejoindre le groupe Franquis. Si le groupe est bien armé - quatre F.M., une mitrailleuse MG allemande 42 et ses quatre cents cartouches -, il n'a qu'un temps de feu trés réduit. Marius Cochet, après concertation avec ses gars, alors pris la décision de rejoindre les Glières, contrairement aux ordres de ses supérieurs hiérarchiques F.T.P.

À leur arrivée sur le Plateau, ils sont accueillis à bras ouverts. Joubert se souvient des propos tenus par le lieutenant Tom, s'adressant à Franquis :

" Ici, c'est l'année française qui se reconstitue. Nous n'avons qu'un seul but, la libération de la Patrie. Pas de politique. Nous avons une discipline militaire. Si vous acceptez, vous êtes des nôtres. " Franquis et ses gars sont parfaitement d'accord.

Repas frugal, bref repos, puis l'armement est changé et les maquisards arrivants sont équipés de matériel anglais parachuté. Tom pense utiliser la mitrailleuse légère, montée sur un affût, comme D.C.A., et la fait porter à la Métralière.

Le groupe de Marius reçoit la garde du versant ouest, sur Champlaitier, entre le Pas du Roc, le Landron et l'Enclave, formant, avec les dix-sept gars de l'A.S., commandés par Roger Lombard, la compagnie Forestier, aux ordres de Louis Morel.

Les deux hommes, Marius et Louis, ayant beaucoup d'estime l'un pour l'autre, vont parfaitement s'entendre tout au long des trois semaines qu'ils vont vivre ensemble à Champlaitier.

Le chalet de l'Artu est transformé en P.C., en infirmerie, en cuisine et en dortoir, tandis que des postes, installés dès le 5 mars, gardent les trois passages privilégiés du secteur. Une équipe, avec des serpes et des scies égoïne coupe les branches mortes. Il faut chauffer le chalet, faire cuire les aliments. Dehors, la couche de neige atteint deux mètres par endroits et la température persiste à se maintenir aux environs de - 20 degrés la nuit.

UN MOMENT PÉNIBLE

Le lieutenant Tom Morel connaît, ce vendredi 3 mat un moment très dur pour lui et les gars du Plateau.

Il réunit le conseil de guerre pour juger un maquisard, accusé de vol et de tentative de désertion avec armes et bagages. Le jeune est monté le 31 janvier, avec le groupe de Loulou, de Faverges.

Ce maquis posait des problèmes à la Résistance A.S., bien avant les Glières, et Joubert devait se rendre, en janvier, au Bouchet de Serraval pour le reprendre en main. Sur le Plateau, Tom avait changé son jeune chef, quelque peu dépassé, et nommé le chef Roger Petit, qui n'avait pas mieux réussi à instaurer la discipline que réclamait Tom - une discipline de guerre en présence de l'ennemi - et qu'il avait clairement explicitée dans un long rapport, à son P.C., connu de tous. Il y était notamment écrit que l'abandon de poste et la désertion seraient punis de la peine de mort. Ce jour, le conseil condamne donc le jeune maquisard à mort.

Alphonse Métrai, secrétaire du P.C., a écrit :

Tout est fini pour ce garçon. Le lendemain, à l'aube, devant le peloton et une délégation composée de représentants de toutes les sections, ce faible, dont le projet, s'il avait pu être mis à exécution, aurait pu provoquer le massacre de toute une compagnie, tombera. Il semble qu'il n'y ait pas grand-chose à en tirer. La décision qui le frappe ne paraît pas le faire réagir

Et pourtant, non, ce n'est pas vrai. Tout n'est pas fini pour ce malheureux ! Tom a conscience qu'il est son chef et qu'il est chrétien. Il l'appelle dans son bureau et là, seul à seul, pendant plusieurs heures, jusque très tard dans la nuit. il va préparer le condamné à mort. Nous ne saurons jamais ce qui s'est passé entre eux. mais le lendemain, ce n'est pas un lâche qui se dirige, avec courage, vers le petit bois où il sera exécuté. C'est un brave, qui fait face au peloton, en demandant pardon à ses camarades pour sa conduite et qui offre sa vie pour le bataillon des Glières. "

L'abbé Benoît, qui monte régulièrement sur le Plateau pour dire la messe, a le même témoignage :

Ce qui frappa tout le monde, c'est que. le moment venu de l'exécution. le gars reconnut sa faute, accepta de mourir, tourné vers le peloton d'exécution, refusant qu'on lui mît le bandeau sur les yeux, et fit sacrifice de sa vie pour le maquis. Ce garçon faible, de peu de volonté mourait de façon admirable...

Après l'exécution, Tom rentre dans le chalet et pleure...

Ce moment pénible passé, il descend par le Nant de Talavé, car il a une nouvelle fois rendez-vous avec le commandant Raulet. Nous sommes le 4 mars.

Le garde nous dit :

" Il me parle d'une affaire récente, où il a été contraint de prendre une décision brutale.

- C'est terrible, me dit-il, mais j'avais la preuve qu'il nous avait trahis. Alors devais-je le laisser continuer sa sale besogne...

Le soir, comme chaque fois qu'il le peut, le commandant du Plateau écrit à sa femme. Ce soir, ce sera une longue lettre.

RELÈVE DE LA GARDE

Le colonel Lelong a convoqué les commandants de la Garde, Colomb et Raulet, ainsi que de nombreux autres officiers des forces du Maintien de l'ordre, à la préfecture.

À ce moment-là, l'intendant de police a sur son bureau un rapport d'espion, lui racontant par le menu les relations entre la Garde et les maquisards des Glières, ainsi qu'entre la Garde et les habitants du Petit-Bornand. Il est

même écrit que la Garde se ravitaille à Entremont, avec des bons de réquisitions fournis par la Résistance et frappés du sigle de la IV` République! Je ne sais si Lelong a du mal à le croire, mais cela est vrai. De plus le café de France, toujours à Entremont, voit défiler tous les officiers de la Garde, venus boire, alors que leurs ordres leur interdisent formellement de dépasser l'Essert.

À propos de cette rencontre, le commandant Raulet a écrit :

Nous voici dans la salle. Lelong commence son laïcs.

... Messieurs, si vous le permettez. je vais tout d'abord donner les ordres aux officiers de la Garde.

Le groupe de la Garde de Petit-Bornand fra mouvement, le 7 mars, sur Evian. Le groupe Colomb restera à Bonneville.

Messieurs les officiers de la Garde, vous êtes libres ' '

Et, nous quittons la salle bourrée de GAI. R. et de miliciens... "

Ce que le garde ignore, c'est que cette demande de relève ne vient pas de Lelong, ou des Allemands, ni même de la Gestapo, qui trouve ces troupes bien molles, mais tout simplement de la Milice et de Joseph Darnand.

D'autre part, les Allemands cherchent à appréhender le colonel Praxt, de la Garde, car il a déjeuné en compagnie d'un chef de maquis, affirme la Gestapo. Nous, nous savons que le colonel Praxt a déjeuné en compagnie du curé de Petit-Bornand, lorsque ce dernier s'est rendu à Annecy.

Dès que le commandant est de retour sur les rives du Borne, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. La Garde est relevée par les G.M.R.

De fait, les G.M.R. sont déjà à Bonneville et à Entremont. Sur le Plateau, Tom convoque Roger et lui ordonne de faire passer un maximum de ravitaillement avant l'arrivée des G.M.R.

Roger s'empresse de réquisitionner trente-cinq vaches sur la commune du Petit-Bornand et de les faire grimper, probablement samedi 4, sur les pâturages enneigés des Glières. Ce n'est chose facile pour personne. " Prendre autant de bêtes à la fois... " Encore une fois, les agriculteurs montrent leur soutien à la Résistance.

Le soir, à l'hôtel Terminus, où le commandant Raulet a installé son P.C., la discussion va bon train sur les ruminants.

" Mais enfin, quelle est cette histoire de vaches ? questionne le commandant.

- Un détail .' On nous avait demandé de laisser passer une ou deux vaches pour l'infirmerie des Glières !

- Pour une vache...

- Oui, mais elle était accompagnée...

- Évidemment, elle n'est pas montée toute seule...

- Par trente-quatre autres et quand le troupeau est arrivé à l'Essert, il refusé de monter... Ce fut une corrida.

Je ne sais qui a parlé d'infirmerie aux gardes, mais Roger, lui, parle d'un troupeau, qui devait rejoindre une foire.

Quant au commandant Raulet, il rencontre, à sa demande, le lieutenant Tom, sur le chemin du Talavé, comme les deux premières fois.

Tom Morel va entendre, dans la bouche de son interlocuteur, des phrases importantes qu'il n'a aucune raison de mettre en doute, vu les rapports entretenus depuis le 12 février dernier :

" À Petit-Bornand, dit Raulet. vous aurez un G. M. R. qui doit avoir toute votre sympathie. Le lieutenant qui le commande épouse complètement et totalement nos idées.

- Et la Milice, où est-elle ?

- Il n'y en a pas.

- Dommage, car aussitôt, je l'aurais attaquée...

- Du calme, il y a des Allemands un peu partout... aussi un peloton de G.M.R., qui est arrivé à Entremont. Je connais l'officier qui le commande. Je l'ai vu hier. Il a compris et ne vous donnera aucune complication. Je dois le revoir cet après-midi.

- L'attaque est-elle pour bientôt ?

- Je ne sais pas, mais elle ne doit guère tarder, une huitaine, peut-être.

Tom sait donc que les G.M.R. qui cernent le Plateau, dans la vallée du Borne, ne sont pas, a priori, hostiles. Mais ce qu'il ignore, c'est que, probablement le lendemain de cette entrevue, l'officier commandant le G.M.R. d'Entremont change.

Tom obtient du commandant Raulet de faire passer un maximum de matériel par l'Essen, très rapidement, en échange du retour du matériel pris sur les trois gardes faits prisonniers le 12 février dernier. Le maquisard insiste pour faire prendre le maquis au commandant, qui refuse, arguant qu'il sera plus utile en bas.

Après quelques instants de discussion, les deux hommes se quittent.

Rappelons-nous que le seul témoin de ces entrevues entre le chef du Plateau et le chef de la Garde, est précisément ce dernier. Mais ses dires ne semblent pas devoir être mis en cause, car se recoupant avec de nombreux autres témoignages, pour les autres événements qu'il décrit dans son livre.

En tout cas, le 7 mars, la Garde quitte le Petit-Bornand, avec armes et bagages, non pour Evian, mais Cluses.

FOSSE COMMUNE

Les forces du Maintien de l'ordre n'ont pas renoncé à retrouver les policiers enlevés à Bonneville et à La Roche, aussi l'intendant de police poursuit-il les investigations dans la vallée du Borne. Celles-ci vont s'accélérer, après l'arrestation de Jacques Lelièvre.

Ce Parisien, chef du maquis du Planer, appréhendé à La Roche, violemment torturé, révèle notamment que les " canadiennes " ont été fusillées et enterrées au lieu dit le Planer. Les dix-sept policiers seraient là, sous la terre, pensent les enquêteurs.

Le G.M.R. Secchia, qui commande l'escadron cantonné à Saint-Pierre, renforce les barrages d'accès à la vallée du Petit-Bornand et, s'adressant à la presse arrivée en foule, il affirme :

" À Vichy, on n'a rien compris au maquis de Haute-Savoie. La force ne fait rien. Il faut de la constance, de la persuasion et de l'habileté. Si on nous laissait agir, renchérit-il, la Haute-Savoie serait purgée . " Lui non plus n'a rien compris.

Samedi 4 mars, huit heures du matin, Lelong, à la tête d'une forte délégation de journalistes, de photographes, et même de cameramen, et de forces de l'ordre, se rend à Saint-Laurent pour l'ouverture de la fosse. Lelong est déçu, car il n'y a que sept policiers dans la fosse de Saint-Laurent. Lelièvre, à nouveau " questionné ", révèle l'existence de deux autres fosses, mais le maquisard ignore où elles se trouvent.

Le régime et la propagande s'emparent de cette affaire et feront des obsèques solennelles à leurs policiers. Il est évident que cette histoire n'arrange en rien la situation des maquisards du Plateau des Glières.

Les forces de l'ordre vont continuer à chercher les autres cadavres et ne sont pas près de quitter la vallée.

Jamais un événement n'aura été à ce point utilisé par la propagande de Vichy, dans notre département. Peut-être prépare-t-on l'opinion aux grandes opérations de nettoyage dont parle le S.S. Jeewe, depuis trois semaines

En tout cas les feux sont braqués sur la Haute-Savoie et les Glières.

Le S.S. Sturmscharführer Becker, du Greko d'Annecy, envoie un télégramme urgent au commandant du Sipo et du SD de Vichy, le S.S. Haupsturmführer Geissler, à propos de l'organisation d'un vol de reconnaissance au-dessus du Plateau des Glières, avec la participation de De Vaugelas.

" De Vaugelas me fait savoir qu'il ne pouvait aller à Paris, à cause d'une grande opération à peine commencée, car cela exigerait une absence de plusieurs jours. Prière me faire connaître si un atterrissage intermédiaire de l'avion de reconnaissance est possible à Lyon, pour embarquer là-bas.

Vichy demande réponse urgente.

LIAISON AVEC LA VALLÉE

Quelques jours après la fin du corps franc, Simon, auquel appartenait son frère, la Résistance a préféré déplacer Laurette Verdel à Thorens, tandis que toute sa famille se dispersait dans le Pays rochois.

Laurette s'était installée, avec quelques réfractaires, à Usillon, dans un petit chalet.

La Milice se faisant de plus en plus pressante, un agent de liaison était venu leur dire de déguerpir et de grimper d'urgence sur le Plateau. Pataugeant dans la neige profonde, cherchant leur chemin dans la forêt, la dizaine de jeunes gagne les Collets, sans rencontrer la moindre garde. Tom les accueille, un peu furieux qu'ils soient passés si facilement. Cela se comprend aisément, vu l'immensité de la forêt. Tandis que les garçons sont répartis dans différentes sections, Laurette est hébergée dans le chalet de Marie Missillier.

Le lendemain, probablement le 4 mars, munie d'une lettre que lui a remise Tom, elle quitte le Plateau en compagnie de l'abbé Truffy. En descendant, ils rencontrent Pierre Bastian. Le curé et la jeune fille se rendent, à pied, à La Clusaz. Laurette passe une nouvelle nuit dans ce village avant de prendre le car du matin, qui descend à Annecy, et de remettre sa lettre au commandant " X", dans les baraquements nautiques des Marquisats, contre un mot de passe.

TRAHI PAR UNE VAREUSE

Tom envoie en liaison sur Annecy, Léon Roffino. Celui-ci rencontre les parents de Michou Fournier, sa fiancée et Henri Paccard, avant de gagner Faverges, pour remettre un pli à un certain M. Simon. Léon rencontre également André Patuel, qui lui annonce qu'il a neuf gars à faire grimper aux Glières. Après avoir emprunté ", contre un bon de réquisition, une machine à écrire à l'usine Tissot-Dupont, Léon se met en route pour les Glières, via Thônes.

Il rencontre Mme Golliet à la gare routière, qui lui remet du courrier, des médicaments, que Léon bourre dans son pantalon de golf. Mme Golliet le met en garde, car elle a appris qu'il y avait des mouvements de troupe sur Saint-Jean-de-Sixr. Vuarchet, le coiffeur, rigole et assure le jeune qu'il n'y a aucun danger. Léon repasse à la gare, récupère les deux paquets prévus, dont une vareuse de Tom Morel, et prend le car pour Saint-Jean.

Là, les G.M.R. " Aquitaine " font descendre les passagers pour le Grand-Bornand, qui doivent continuer à pied, après avoir subi une vérification d'identité dans le bureau du lieutenant Toulze, à l'hôtel Pautex. Les papiers d'identité de Léon, réquisitionné S.T.O. comme bûcheron chez Piquand, sont parfaits. Mais un G.M.R. a ouvert un paquet, d'où sort une manche galonnée.

" Tous les voyageurs sont ramenés à l'intérieur, un peu bousculés et interrogés, a écrit Léon. Nous sommes huit ou dix. Personne ne répond. Quelques personnes âgées commencent à s'affoler. Je me dis qu'après tout je ne risque pas grand-chose, étant donné que mes papiers sont en règle. Je pourrai toujours leur dire que je ne sais pas d'où vient exactement ce paquet. Au bout d'un moment je dis :

- Il est peut être à moi.

Aussitôt, trois G. M. R. me sautent dessus en criant : "On en tient un ! "

Léon est transféré de l'autre côté de la rue, enchaîné et interrogé jusque tard dans la nuit. Puis, enchaîné sur une chaise, il est placé au carrefour des trois routes, sous la garde de plusieurs G.M.R., bien au chaud à l'intérieur.

" Comme ça, si tes copains veulent venir te délivrer, ils te verront et seront bien reçus.

- Je n'ai pas de copains... "

Dans la matinée, Léon est transféré à la Villa Mary, non sans que les quatre G.M.R. qui l'escortent ne tentent de l'abattre en lui proposant de s'évader.

Là, le jeune maquisard est interrogé par l'intendant de police Lelong, entouré de cinq ou six hommes en armes.

" Lelong pose son revolver sur la table et, tout en m'interrogeant, joue en le poussant vers moi. C'est tentant, ruais il y a plein de G.M.R. dans le couloir: On me donne quelques gifles. on me bouscule... Le plus pénible est le harcèlement des questions :

" Dis que tu es de là-haut. Vous êtes plus de 2.000 ! Où sont les avant-postes ? gardés par qui ? Quels sont les mots de passe ? Où sont placées les défenses ? Les mitrailleuses ? " Une question n'est pas finie que d'autres pleuvent à gauche et à droite, accompagnées de gifles... "

Léon ne sait qu'une chose, c'est qu'il est bûcheron. Il est emmené à l'étage au-dessus, où il retrouve, attaché à un lit, Michou Fournier, qui lui fait signe de se taire, le doigt sur la bouche. Les deux hommes, détachés de leurs lits, refusent de manger le repas apporté par un certain Bouvard. L'après-midi, Léon est à nouveau interrogé par Lelong.

Léon ne sait toujours rien. Lelong, utilisant les mêmes ficelles qu'avec Michou, a fait venir la famille du prévenu, en l'occurrence ses deux sœurs :

" Vous voyez bien que votre frère est en bonne santé et qu'on ne le torture pas, comme cela se dit à Faverges. "

Après la nuit passée dans la chambre, à l'étage, Bouvard apporte le petit déjeuner. L'homme essaie de parler. Il explique aux gars qu'il est un ancien maquisard, arrêté. Il s'agit effectivement du Bouvard arrêté le 7 février dernier, à l'Essert.

Deux jours plus tard, Michou et Léon sont donc emmenés, toujours attachés ensemble, à l'école des Cordeliers, centre de triage des forces du Maintien de l'ordre, comme nous le verrons plus loin.

Il y a déjà d'autres prisonniers. Nous sommes enchaînés au radiateur, mais nous pouvons nous asseoir. Ces " braves " gendarmes nous laissent enchaînés tous les deux et c'est ainsi que nous essayons de nous allonger. Pour aller aux W. -C. dans la cour, il faut demander au gendarme qu'il nous détache. Il nous conduit, mitraillette dans le dos... Les ordres sont les ordres. Ces braves gendarmes sont pires que les G. M. R. du lieutenant Toulze, qui m'ont arrêté à Saint-Jean de Sixt. "

Le lendemain, Léon se porte volontaire pour fendre du bois pour les frères. Dans l'après-midi, le colonel Lelong vient aux Cordeliers mener de nouveaux interrogatoires.

" Les jours passent. Un matin, les gendarmes nous conduisent en fourgonnette à la prison de la rue Guillaume-Fichet... Je rencontre ici les frères Furlan, les " Diables rouges " de Thonon, Lonlon Baize (qui sera fusillé peu après) et d'autres que je connais pas. Pour dormir nous passons dans un dortoir surpeuplé... Il y a de tout : des condamnés de droit commun, des syphilos, des clochards, des voleurs... Souvent le matin avant le jour, il y a branle-bas de combat dans le couloirs. On entend chanter La Marseillaise ou L'Internationale et crier : "Je ne veux pas mourir ". On apprend que ce sont les gars qui vont être fusillés. Lorsque la porte de la cellule s'ouvre et que les gardiens compulsent leur liste, on se fait tout petit et on se regarde en se disant : " C'est toi ? C'est moi ? C'est lui ? " Ça ne nous remonte pas le moral... Demain il y en aura encore un, ou quatre, on ne sait au juste...

Après quelques jours passés dans la prison départementale, Léon Roffino est embarqué à Chambéry pour être jugé, avec d'autres gars, par la cour martiale. Il est acquitté, " par manque de preuves ", mais maintenu en prison, par arrêté du préfet Marion, de Haute-Savoie.

Quelques jours plus tard, Léon prend la direction du camp d'internement de Saint-Sulpice-la-Pointe, devenu, nous le verrons, l'annexe des prisons de Lelong.

" Je découvre un camp classique, se souvient Léon, avec des barbelés, un grillage de quatre mètres de haut, un éclairage puissant tous les dix mètres. De nuit. on y voit comme en plein jour. Je retrouve les gars d'Annecy et de Faverges... Jean Serra, Bulloz, Paul Bocgiiet, Jean Alachenaud (dont nous verrons plus loin les arrestations) et les deux frères Mermier. Au camp, notre vie est calme... "

Nous retrouverons Léon, l'agent de liaison de Tom Morel, qui ne sait pas à ce moment-là ce qui se passe sur le Plateau des Glières, où il nous faut revenir maintenant.

DEUXIÈME PARACHUTAGE AUX GLIÈRES : 5 MARS

La lune de février, pour laquelle les gars étaient montés aux Glières, n'a pu réellement être utilisée par Londres, tellement les conditions atmosphériques étaient mauvaises. Après une fin de mois épouvantable, le temps s'est nettement amélioré, depuis plusieurs jours, et, la nouvelle lune venant, Londres décide de reprendre ses parachutages.

Dimanche 5 mars, vers minuit et demi, deux appareils survolent le Plateau. D'Artagnan et son équipe ont organisé la réception. Un vent violent rend difficile la progression des avions, à travers la montagne. Le premier avion chercha pendant un quart d'heure une position favorable au largage de sa cargaison. "

Finalement, les deux appareils larguent quinze containers chacun. Au chalet Paccot, comme dans d'autres chalets, le ronronnement des avions provoque le branle-bas de combat. Les gars, qui n'ont pas pu être avertis, ignorent s'il s'agit d'avions amis ou ennemis. Grimpant sur la colline, devant le chalet, les gars découvrent les feux, dans la plaine qui s'étale à leurs pieds. Rassurés, ils regardent descendre les parachutes. Certains, poussés par la bise, filent vers la plaine de Dran. Le travail de ramassage sera long, mais les jeunes sont heureux et ce spectacle des corolles multicolores qui descendent vers eux, dans la nuit étoilée, les réjouit jusqu'au plus profond d'eux-mêmes.

La fête est finie. Les gars retrouvent leurs couches. Le chalet n'est pas confortable. Les tempêtes de neige de ces jours derniers ont transpercé les planches disjointes. Ce soir, c'est la bise, qui souffle du nord et qui entre jusqu'au plus profond du chalet. Les gars ne cessent de colmater les trous dans l'espoir d'avoir un peu plus chaud. Il faut dormir, car demain, la moitié de la section doit grimper dans un chalet plus grand, au col des Auges, et la route est longue et pénible.

Avant l'aube, dans la vallée, Jules Goy récupère des containers tombés aux Plains et planque les armes dans la chapelle du hameau du Regard, ainsi que dans le hangar des pompes, de Lortier. Ces armes serviront à équiper l'A.S. du Grand-Bornand.

C'est à peu près à ce moment-là que Fernand Bonzi et Louis Morand, répondant à l'appel de Tom, grimpent sur le Plateau, par Usillon. Fernand est dirigé sur la future section " Hoche ", tandis que Louis est envoyé vers la section " Lyautey ".

COUR MARTIALE À ANNECY

Conformément aux ordres de Joseph Darnand, lundi 6 mars, la Milice est renforcée à Thorens. Le hameau de la Verrerie est totalement investi par les gammas. D'autres G.M.R. prennent position à Thônes, et au Petit-Bornand, la Garde plie bagages.

Philippe Henriot arrive à Annecy, pour les funérailles nationales des sept policiers trouvés au Planet.

Lors d'un entretien avec Le Petit Parisien, le colonel Lelong aurait dit, à propos du 27e B.C.A..: " D'anciens éléments sont rassemblés sur un Plateau, dont nous contrôlons aujourd'hui l'accès. "

Tard dans la soirée, le cour martiale se réunit à nouveau à Annecy, et condamne à mort et sans recours :

Marcel Mouchet, Ancilevien de 24 ans, André Bos, 31 ans, originaire de Paris, Ferrero Tavanti, un Thônain de 31 ans également, François Rustaldo, 34 ans, né à Barcelonette et Jean Guilloset, 20 ans, boulanger dans la Meurthe-et-Moselle, qui sont fusillés à Sevrier, le 7 mars, à l'aube.

LA SECTION " HOCHE" S'INSTALLE À DRAN

On se souvient qu'un certain nombre de gars étaient cantonnés à la Métralière. Après le parachutage, le 7, Tom Mocel, sans tarder, les déplace vers la chapelle de Dran, car il sait que le passage de la Rosière est aisé. Les gars s'installent dans le chalet qui fait face à la chapelle.

Le rez-de-chaussée, se souvient Marcel Gaudin, était fait d'épais murs de pierres et comportait, en façade. deux pièces. dont nous fîmes des magasins. En arrière, une étable presque sans fenêtres. Le premier étage, en bois, avait deux pièces sur le devant. Le reste du chalet était une grange. à moitié pleine de foin, qui s'ouvrait vers l'arrière par une porte à deux battants, donnant sur un pont de poutres et de planches rejoignant le terrain, qui se trouvait. là, de niveau avec le premier étage.

Appuyé contre le chalet et le dépassant en direction de la chapelle, un petit bâtiment, qui devait servir l'été à la confection du fromage, nous servait à la fris de cuisine et de P. C.

La grange devint notre dortoir, mais les planches constituant les murs n'étaient pas très jointives et les nuits y étaient glaciales, aussi étions-nous obligés de nous ensevelir sous une épaisse couche de foin, pour que notre " lit " devienne peu à peu confortable. Mais qu'il était dur de s'en extraire pour aller monter la garde !

Notre effectif dépassait à peine la vingtaine, ce qui était tout de même bien peu, compte tenu des servitudes journalières, liaisons ravitaillement et corvées. C'est pourquoi nous restâmes tous groupés à Notre-Dame-des-Neiges. "

La section est commandée par Jean Rivaud, dit Gaby. Né en 1921, à Izieux, Jean fait ses études à l'institution Saint-Gildas de Charlieu. Par Aix-en-Provence et Marseille, il revient au pays. Il a vingt ans, c'est un homme gai, franc, sensible et d'un caractère pur. Il entre aux Chantiers de jeunesse, mais la mort de son père fait de lui un chef de famille et, à vingt et un ans, il doit travailler au magasin Casino de sa ville.

Sa haine de l'Allemand le fait rapidement ficher aux Renseignements généraux de Saint-Étienne. Inscrit au mouvement " Combat ", en 1942, il reçoit son ordre de départ pour le S.T.O. C'est alors qu'il gagne la Haute-Savoie et Thônes, où il devient Gaby.

Sur la porte du chalet du Bouchet, qu'il a quitté avec ses gars le 31 janvier dernier, il avait inscrit sa devise : " Espère quand même ".

Aujourd'hui, les gars patrouillant tout autour de leur chalet de Dran, reconnaissent d'autres maisons, à utiliser éventuellement en cas d'alerte. Un réseau de guetteurs est mis en place, surtout vers le vallon de la Rosière, et de nombreuses patrouilles sont organisées, surtout au petit jour.

" Nous étions pleins de confiance, a écrit Marcel Gaudin. et le moral, au beau fixe, nous empêchait de prendre conscience de notre isolement. " Et c'est vrai qu'ils sont loin, les gars de Gaby, à quatre kilomètres du P.C. de Tom. N'ayant pas de skis, il leur faut souvent plus d'une heure, très pénible, pour s'y rendre. Leurs plus proches voisins sont les gars de la section " Lyautey ", cantonnés aux Collets et " chez Paccot ".

Un soir, eut lieu une grande discussion. Tom ayant officiellement créé le bataillon des Glières, dont nous étudierons plus loin l'organisation militaire, Gaby demanda à ses gars de choisir un nom pour leur section. Étant désormais de vrais soldats, les gars de Gaby veulent donner à leur section le nom d'un grand chef militaire.

" Et. puisque Pétain nous rebattait les oreilles avec sa Révolution nationale, nous prendrions le nom d'un chef de la Révolution française (la vraie). je proposais Hoche, car de mes cour d'histoire restait le souvenir d'un chef nommé général très jeun et qui s'était fait remarquer par l'humanité dont il avait fai. preuve dans la pacification de la Vendée.

Ainsi la section devient-elle la section " Hoche ".

MERCREDI 8 MARS : RECONNAISSANCE ET LIAISONS

Le marin du 8 mars, Tom et Joubert se rendent à la section " Lyautey ". Tom confie à son officier son intention de redescendre dans la vallée.

" Je me trouvais avec Tom, se souvient Joubert, un des rares moments où nous avions l'occasion de parler ensemble, car j'étais toujours en route entre mes sections, et Tom se reposait entièrement sur moi en ce qui concernait mon secteur: C'est alors qu'il m'a dit :

" Vois-tu, maintenant que nous sommes armés et équipés, nous allons nous préparer à redescendre.

Tom était sans nouvelles de Cantinier et de Clair, depuis quinze jours. On ne sait pas, à ce moment-là, s'il faut attendre un autre parachutage ; peut-être la lune d'avril ? Tom pense donc qu'il est malsain de rester dans l'expectative et que le réflexe du chef doit être de reprendre l'initiative. Reste que le problème n'est pas facile et qu'il faudrait du temps. Cette déclaration est capitale. J'en suis le seul témoin. Tom n'envisage en aucun cas un réduit, mais les événements vont se précipiter ".

C'est alors que se produit la reconnaissance aérienne tant attendue par Lelong, de Vaugelas, Jeewe et autres.

Un petit appareil, un Fiseler Storch, survole le Plateau, sans prendre de risques - car les Allemands pensent que les maquisards sont équipés d'armes antiaériennes -, mais en prenant des photographies. Il va falloir quelques jours pour que Lelong ait ces photos, car l'appareil est basé à Paris.

Sur l'autre versant, Joseph Favre-Petit-Mermet et Jean Abbé-Décarroux arrivent au barrage G.M.R. de l'Essert. Le cheval s'immobilise. Les gardes questionnent sur le chargement. Les deux jeunes répondent qu'ils grimpent du ravitaillement à leurs parents, restés sur le Plateau.

Autorisés à poursuivre leur chemin, ils respirent profondément. Au hameau de la Combe, ils peuvent remettre les armes au lieutenant Tom. Ces armes, démontées et camouflées dans des sacs de farine et de pains, proviennent de l'entrepôt clandestin d'un hangar de Lortier, constitué à la suite du parachutage de 1943.

Joseph n'en est pas à son coup d'essai. Sa famille habite Entremont et loue un chalet d'alpage aux Glières, chaque été. En redescendant dans la vallée, Joseph se souvient de ce jour du printemps dernier, où les Italiens étaient venus visiter la maison. Il se souvient de ce pistolet que le soldat pointait sous le nez de son père. Il se souvient du silence obstiné de son père. Il avait alors dix-sept ans et sa première réaction avait été de s'engager.

Aujourd'hui, pour la Résistance, il fait l'agent de liaison ou de renseignements et le ravitailleur. Il pense à toutes les armes planquées dans la maison de César Sonnerat, que tous ici appellent " Soviet ". Marcel Merlin, Alexis Rey, Raymond Sonnerat et lui en ont transporté des containers pleins : revolvers, mitraillettes, F.M. et autres munitions. Il y a même quatre postes radio et des pansements. Il pense aussi à cette mitraillette provenant du parachutage du 21 mars de l'an dernier, enterrée chez lui, au côté de la viande de porc. Aujourd'hui, il fait froid et il pense que les armes qu'il vient de monter vont, peut être, bientôt servir...

Joseph est tiré de ses pensées par un brusque écart du cheval, qui se récupère d'une glissade. Les deux jeunes regagnent leurs foyers sans encombre.

Le hangar de Lortier sert de dépôt et de relais, comme le montre ce témoignage d'un autre jour.

Cette nuit là, se souvient Claudius Périssin, mous étions partis du Grand-Bornand en direction de Lortier en passant par la Forclaz. Nous étions une quinzaine d'hommes. Parmi eux, il y avait Alphonse Perillat, Pierrot et François Bastard. Nous transportions du ravitaillement et surtout des vêtements chauds. Au retour, nous avons descendu des caisses d'armes, qui avaient été parachutées à Glières et que les maquisards avaient entreposées à l'endroit convenu. Nous étions tous très chargés. Mais Pierrot et François Bastard ne pouvaient plus marcher. tant ils étaient surchargés.

Ces armes, en pièces détachées, ont été remontées. Cela s'est passé dans l'arrière salle du café d'Alphonse Perillat. "

Ces lignes, tirées de la brochure publiée par les Amis du Val de Thônes", montrent bien toute l'importance du rôle des populations paysannes, quant au soutien logistique qu'elles apportent aux maquisards armés.

MERCREDI 8 MARS :

LA MILICE PERD SON PREMIER HOMME

Si les barrages sont tenus par les G.M.R., la Milice, montée de Mont-Piton, fait elle aussi une reconnaissance dans le vallon de Balme et pousse jusqu'au col de Freu, ce 8 mars 1944.

Là, rencontrant les maquis, probablement " Liberté chérie ", l'accrochage est inévitable. Ne pouvant progresser davantage, et conformément aux ordres qui leur demandent de ne faire que des reconnaissances, les miliciens décrochent, après avoir incendié les chalets de Balme, en redescendant.

Hier soir, à la tombée de la nuit, une patrouille de reconnaissance, partie de la Verrerie, s'est présentée à une cinquantaine de mètres du poste de garde de la " grotte de l'Enfer ", où se trouve, pour vingt-quatre heures, la sizaine de Jean Carraz. Celui-ci se souvient de l'accrochage du 8 mars :

Au petit matin, j'étais de garde. lorsque j'ai vu entre les sapins, une forme humaine. J'ai donné l'alerte. Le milicien a été grièvement blessé par un de mes camarades. Nous avons récupéré sa mitraillette. Il s'est laissé glisser vers la vallée. Nous avons tiré sur plusieurs miliciens, situés plus bas.

Nous avions le sentiment d'être forts et difficiles à déloger, malgré des conditions matérielles précaires.

André Coulombié se souvient des cris et des hurlements des miliciens blessés. Le premier franc-garde, Raymond, grièvement atteint, décédera dans la nuit.

Le lendemain, Raymond Millet, alias Gabin, descendant vers la Verrerie en compagnie de Serge, un gars de Chambéry, découvre, le long du sentier, du sang, un soulier et de petits objets que les miliciens ont perdus dans leur fuite.

Tom écrit à Forestier :

Je vous envoie deux F. M. et les munitions correspondantes.

Je prends à mon compte votre ravitaillement et je ferai tout ce que je pourrai pour vous aider, mais je suis attaqué de partout et il faut dégarnir d'un côté pour renforcer l'autre.

Malgré tout, ça va.

Pour le matériel de cuisine, je pense qu'Henri pourra vous rapporter au moins un récipient. Je vais m'efforcer d'en récupérer d'autres, en prélevant sur les sections existantes.

Ferai l'impossible pour vous envoyer du personnel. Vous ai affecté, aujourd'hui. Un garde qui est très bien.

J'approuve votre plan de défense, mais organisez de suite votre groupement de telle sorte que vous ayez des groupes de combat avec chefs et que les relèves s'effectuent pour que tous arrivent à manger chaud et trouvent un peu de repos.

Il y a eu aujourd'hui attaque de la Milice aux chalets de Balme. Ils ont été bien reçus ! C'est une première leçon. Je suis sûr que vous les recevrez de même !

Prenez vos précautions pour les avions et ne laissez rien dans les chalets (munitions, armes, couvertures, etc. ...) qui risque de se perdre si les chalets sont bombardés ou incendiés.

Amicalement. Tom.

En fin d'après-midi, le colonel Lelong reçoit la presse annécienne et parisienne. Il y a là, l'inévitable René Dépollier, mais aussi les correspondants du Matin et des Nouveaux Temps, entre autres. Ces journalistes, envoyés par Vichy, relatent dès le lendemain les propos de l'intendant de police, qui dépeint la situation dans notre département.

" Les partisans sont nombreux. Ils sont partout où le maquis parvient à imposer sa loi. Dans chaque village, ils recrutent des adhérents... Soixante meurtres par mois, trente attentats quotidiens, des centaines d'attaques à main armée, des milliers de vols, de pillages. d'incendies, tel était le bilan habituel, depuis un an, dans la région d'Annecy. Puis, peu à peu la terreur a gagné les villes. En novembre. décembre, janvier, la situation était devenue intenable.

Il y a un an environ. une véritable armée, l'Armée secrète, la fameuse A.S., se constituait, avec l'aide de toute une population. Formée d'éléments du 27e B.C.A... ravitaillée en armes et en vivres par des avions anglo-américains, l'A.S. cherchait des effectifs ; elle crut en trouver dans des bandes qui avaient pris le nom de " Francs-Tireurs et Partisans "... "

On voit combien Lelong cherche à justifier son action, en Haute-Savoie, depuis six semaines, et combien il est amer de n'avoir pu détacher l'A.S. des F.T.P., mais il ne parle pas clairement du maquis des Glières, laissant à d'autres, peut-on le penser, le soin et la responsabilité de résoudre le problème.

DRAME À ENTREMONT, 10 MARS 1914

Ce vendredi 10 mars 1944 est un jour noir pour la Résistance haut-savoyarde, qui perd l'un de ses plus grands serviteurs, mais c'est aussi un tournant important dans l'Histoire des Glières.

Sur le Plateau des Glières, Tom Morel, ayant appris que Michou n'avait pas été relâché comme l'avait promis le colonel Lelong, a tenté, en vain, de négocier avec le commandant de G.M.R. de La Clusaz.

jeudi 9 mars, dans la matinée, un G.M.R. du groupe " Aquitaine ", André Fédieu, s'adressant à l'hôtelier de l'hôtel du Borne, où est cantonnée sa section, demande à rencontrer quelqu'un de l'A.S. C'est ainsi qu'il rencontre avant midi Pierre Bastian, à qui il raconte son histoire.

Travaillant à Lacanau, il a fait, à dix-huit ans, pour la Résistance, un certain nombre de liaisons avec Lyon, puis s'est engagé dans l'armée. Sur ordre du S.R. anglais, il s'est infiltré en 1943, dans le G.M.R. " Aquitaine ", dont on savait qu'il allait mener une action importante contre les maquis. Ayant appris que son G.M.R. avait reçu l'ordre d'attaquer le Plateau, il avait demandé à Paul Sérignat, le patron de l'hôtel, de contacter quelqu'un de la Résistance. Il explique ensuite à Pierre Bastian tout le dispositif du G.M.R., effectifs, positions, moral, etc.

Bastian et André rejoignent le chalet du corps franc. Le lieutenant fait faire mouvement à ses gars, qui s'installent sur Monthiévret, tandis qu'il continue avec le G.M.R., jusqu'au P.C. de Tom.

Tom est ainsi en possession d'informations nouvelles et de première importance. André est affecté à la section " Saint-Hubert ", sur Monthiévret, avec les gars du corps franc de Thônes.

Dans l'après-midi, Cantinier arrive au Plateau en compagnie de Joseph Bouchardy, alias Didy, ancien sergent au 27e B.C.A., de Robert Poirson, alias Roby, et d'un officier lyonnais A.S., insuffisamment vêtu et en souliers bas.

Cantinier rencontre Tom, en compagnie de Louis Jourdan, que l'on est allé chercher. Etant en liaison permanente avec Londres, l'officier interallié apporte les dernières informations, affirmant notamment la proximité du débarquement et un message londonien :

" Considérons Glières comme tête de pont. Parachuterons un bataillon. " Cantinier parle de soldats canadiens et il annonce également un prochain parachutage massif d'armes et de matériel divers.

Cette fois, il s'agit du grand parachutage, annoncé depuis si longtemps par Londres. Le message doit passer ce soir ou dans les jours qui viennent, à la radio. " Le petit homme aime le Byrrh. Le petit homme aime les tessons de bouteilles. "

Pensant toujours à un débarquement possible dans le Sud-Est de l'Europe, le B.C.R.A. considère de plus en plus les Glières comme une tête de pont, c'est-à-dire un point de fixation pour l'ennemi. Cantinier, très convaincu, ajoute que ce débarquement se rapproche. Que l'agent de liaison soit informé d'un parachutage prochain, rien de plus normal, mais on est en droit de se demander, aujourd'hui, ce qu'il savait au juste du débarquement.

Il confirme ainsi à Tom la nouvelle mission : montés pour réceptionner les parachutages, les gars deviennent les éléments avancés d'une tête de pont alliée. Cette visite de Cantinier modifie totalement la situation et Tom pense alors utiliser les renseignements que vient de lui apporter André, l'ex-G.M.R.

Rencontrant Roby, Tom lui demande de faire monter la centaine de sédentaires annéciens dont il a la charge. Roby argue de la difficulté de la manœuvre. Tom lui déclare alors son intention d'attaquer Entremont. Les quatre " visiteurs " redescendront vers minuit, avec les maquisards.

Resté seul, Tom écrit une courte lettre à sa femme :

" Tout continue à aller bien. Ayant beaucoup de travail, je t'envoie ce mot bref Je pense sans cesse à toi : moral et physique excellents. De gros baisers aux fils. Pour toi, mon grand Amour.

Vers vingt et une heures, à son P.C., en présence de Cantinier, de Humbert et de Joubert, Tom expose son plan. Il n'aura pas le temps de rassembler les chefs de section concernés et il donnera ses ordres en marchant. Il veut attaquer le G.M.R. " Aquitaine ", basé à Entremont. Il s'agit d'enlever, le plus discrètement possible, tous les postes de surveillance. Tom précise :

" Je ne veux pas d'effusion de sang.

Il est à noter que l'organisation et la réalisation de ce coup de main, de nuit, sont remarquables. En effet, il faut rappeler que les maquisards n'ont jamais manœuvré ensemble et que la plupart d'entre eux n'ont jamais tiré un coup de feu. La connaissance du métier et le charisme de Tom ont permis la réussite.

Les souvenirs d'André Macé illustrent bien ce propos :

" Son ordre est simple et m'effare un peu : "Allobroges " attaquera dans l'axe de la route, traversera le village et ira s'installer au-delà, face aux Étroits, pour empêcher l'accès des renforts de police et empêcher les G. M. R. de refluer.

Sachant le village occupé, gardé par des sentinelles G. M. R.. l'arme prête à tirer, je suis abasourdi. Comme baptême du feu, c'est gratiné. mais je ne pense pas à faire d'objection. "

De retour dans leurs secteurs, les chefs expliquent la situation.

Au chalet de " Savoie-Lorraine ", les hommes viennent de terminer la soupe, lorsque Humbert entre :

" Ce soir, nous allons exécuter un important coup de main contre les G. M. R. d'Entremont... Préparez-vous pour onze heures et demie. Le lieutenant Tom viendra avec nous. Il commandera l'opération."

Aussitôt, il règne une grande agitation dans notre chalet, se souvient René. Nous sommes tout heureux, nous avons acquis, depuis que nous sommes dans le maquis, le goût du risque et de l'aventure. Lucien, chef de trentaine, convoque les chefs de sizaine et nous donne quelques indications de détails.

Nous préparons et vérifions nos armes. À 11 h 30. nous sortons lentement de notre chalet. Des groupes des sections voisines descendent déjà en silence. On n'entend que le cliquetis des armes et le crissement des pers sur la neige. Le lieutenant Tom, un bâton de ski à la main. descend en courant vers notre chalet, accompagné du quelques hommes du P. C. Il nous lance au passage :

Bonsoir, les gars. À tout à l'heure !

Lorsqu'au P.C., Tom a parlé de descendre, lui aussi, à Entremont, les gars se sont tous portés volontaires pour l'accompagner. À Géo Decour, quarante-deux ans, ancien agent de police à Annecy et père de trois enfants, qui insiste, Tom a dit :

" Non. non, tu ne viens pas !

- Si. Je viens avec vous ! " et Géo était venu avec les gars.

La section de commandement, aux ordres de Tom Morel, doit s'occuper de l'hôtel de France, où sont cantonnés les G.M.R. et leurs chefs à capturer. La S.E.S. de Duparc, suit. Il est près de vingt-trois heures.

Pendant ce temps-là, dans la nuit étoilée et glaciale, d'autres gars descendent vers Petit-Bornand, conformément aux ordres de Tom.

Humbert descend avec la section " Allobroges " d'André Macé, et récupère la section " Savoie-Lorraine ".

" Approchez-vous. les gars. Je vais vous donner des instructions pour tout à l'heure. " Les gars font le cercle autour du chef.

"Voilà, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, nous allons capturer les G.M.R. qui sont à Entremont, car ils commencent à nous empoisonner ! Nous serons une centaine environ. Nous encerclerons totalement le village et nous prendrons les deux hôtels où ils sont cantonnés... Vous êtes désignés pour vous emparer de l'hôtel du Borne. Je vous fais confiance. Je suis sûr que la section " Savoie-Lorraine" sera cligne de son nom, comme d'habitude. En avant !

Les gars descendent dans la neige gelée. Pas très loin, les Espagnols de la section " Ebro ", à qui Tom a dit, en terminant de donner ses directives : "J'ai complètement confiance en vous .' ", descendent avec sept F.M. Leur mission ? Boucler la route qui monte vers Entremont, afin d'empêcher les forces cantonnées là de se porter au secours des G.M.R. attaqués. Parvenus sur le site, le capitaine Vilchès installe ses gars à une cinquantaine de mètres des nids de mitrailleuses. La route est prise sous le feu croisé des fusils-mitrailleurs. Angel Gomez et son copain Francisco Péréa sont à l'affût dans le fossé, près de l'Essen.

Des gars de la section " Bayard ", dont la sizaine de Julien Helfgott, avec entre autres André Vignon, de retour de l'infirmerie depuis une dizaine de jours, ayant reçu pour mission de capturer les sentinelles de l'hôtel de France, descendent en colonne par un dans la neige gelée, qui crisse bruyamment sous chaque pas.

Au chalet des Auges, une sizaine de la section Leclerc " a reçu l'ordre de se préparer et de rejoindre l'ancien chalet, sur le Plateau. Retrouvant des copains, ils partent dans la nuit vers le Nant de Talavé. Alors que les gars marchent depuis quelques heures, le chef leur donne des précisions sur leur mission. Ils doivent s'emparer de la poste. Il y a là, entre autres, Gabriel Bermond, Albert Bianco, René Clémence, Bruno Dall'Agnol, André Germain, Marcel Marchand, dit Tartarin, Marcel, le Parisien, René Palmer, dit Doussard, Roland Pichon, Serge Thélen, Léandre Vittet et Robert Jouglas, chef de la section.

Au sud du dispositif, les gars du groupe franc de Thônes gagnent, eux aussi à pied, leurs positions. Ils remontent la route départementale et se séparent en deux groupes. Roger Cerri et quelques gars font le tour du village, pour couvrir l'amont. André Guy et les autres sont en poste près de l'église, au bord de la rivière et à proximité de la chapelle. La sortie sud du village est complètement bouclée.

Comme on peut le voir, l'opération est militairement organisée. Un dispositif serré est mis en place. Rien n'est laissé au hasard. L'attaque peut avoir lieu. Laissons la parole à René.

" Nous marchons maintenant en deux colonnes sur la route d'Entremont. Humbert avance en tête. au milieu de la grand-route. Nous parcourons rapidement les kilomètres. qui nous séparent du but. Entremont dort tranquillement. Nous ne voyons personne. Rien ne bouge. Nos camarades descendus avant nous. sont déjà en position. Nous prenons un pont à droite, qui traverse le Borne, pour suivre un petit chemin qui longe le torrent. Tout est calme. silencieux. La nuit est claire, sans lune...

Bientôt nous abordons les premières maisons du village, situées sur la rive gauche du Borne. Il est une heure et demie du matin, environ. Nous avançons avec prudence. redoutant quelque barrage de G.M.R. À peine avons-nous dépassé ces quelques maisons, qu'un chien, que nous avons sans doute dérangé dans son sommeil, se met à aboyer, avec fureur. Nous sommes dans un petit verger... Ce damné chien aboie toujours. J'entend Kiki, qui murmure à côté de moi :

" Il va nous faire repérer, ce chien de malheur.

Soudain, il fallait s'y attendre, un projecteur s'allume à soixante mètres, devant nous, et vient nous éclairer de son faisceau lumineux. En même temps, des coups de sifflets stridents déchirent le silence de la nuit. Aussitôt nous nous sommes tous précipités à plat ventre dans la neige. Les F.M sont installés en position de tir. Près de moi. Kiki pointe le sien sur le projecteur. Nous ne voulons cependant pas tirer les premiers. Le projecteur nous éclaire maintenant parfaitement. Nous avançons en rampant.

Derrière le rideau lumineux et éblouissant du phare. nous entendons des bruits de voix. des ordres brefs. Cependant insensiblement nous nous sommes approchés d'un petit pont, qui enjambe un ruisseau à sec. Nous nous précipitons sous le pont et grimpons sur le talus du ruisseau. pour déboucher à quinze mètres d'un poste de garde. construit en rondins de bois et tenu par trois G. M. R.

Nous les entourons, ce sont de vieilles connaissances...

En effet, les G.M.R. en question sont ceux que les gars avaient rencontrés à Saint-Jean-de-Sixt, huit jours plus tôt. Humbert s'adresse au chef de poste :

" Je voudrais voir votre commandant, car nous avons des explications à lui demander...

- Bien. nous allons vous conduire auprès de lui. "

Après avoir donné à Lucien Rannard les dernières instructions, Humbert, accompagné d'un G.M.R., part rejoindre Tom près de la scierie Favre, tandis que les gars se remettent en route pour encercler l'hôtel du Borne. Il faut préciser que le village d'Entremont, comme beaucoup de villages de chez nous, bâti au fond de la vallée, est très étiré en longueur et que d'un bout à l'autre, il y a bien 1.500 mètres.

La sizaine de René Dechamboux marche en tête, suivie par celle de Robert Dorier.

Nous marchons depuis quelques minutes en longeant l'eau, maqués par une petite haie qui borde la berge. En face. l'on ne distingue que les masses sombres des maisons. Aucune lumière. Tout est silencieux. Je m'efforce de distinguer, dans le noir ; le pont dont nous a parlé Lucien. Nous devons nous en approcher. Je l'aperçois soudain à ma gauche, à un endroit où la haie a été coupée, un peu en contrebas, quand une voix impérieuse nous crie de l'autre rive :

" Halte là ! police

Simultanément, une rafale troue le noir. René, projeté dans la neige, retrouve son béret, percé d'un trou. Il l'a échappé belle. François s'approche de lui :

" Tu es touché.

- Non, mais il s'en est fallu de peu. J'ai reçu la rafale en plein sur moi ! Je n'ai eu que le temps de nie coucher.

- Les salauds, on va les dresser...

Rapidement le combat s'engage de part et d'autre du ruisseau. Les F.M., en position sur les deux rives, crachent la mort, mais heureusement la nuit entraîne des tirs imprécis. Cependant, Robert, trop en vue, creuse un trou dans la neige avec ses genoux. Tito est légèrement blessé à la main au cours du combat.

À la poste, les hommes de la section " Leclerc " ont investi le bâtiment. Les G.M.R. en poste derrière des tas de bois n'ont pas tiré. Ceux de l'intérieur n'ont pas résisté davantage. Ils sont fait prisonniers avec armes et bagages. Le G.M.R. qui s'occupe du central téléphonique demande s'il peut prendre son barda. Alors que Jouglas donne son accord, on entend le mitraillage dans le village. C'est à l'hôtel de France que se déroule le drame.

Les hommes de la section " Bayard " progressaient, dans la neige, derrière l'hôtel, lorsqu'ils ont entendu un aboiement, puis de grands coups de sifflet. André Vignon se souvient :

" Nous continuons à avancer, quand on entend un crépitement tout près de nous et les balles qui sifflent. Tous à plat ventre. Testa met son F. M. en batterie et lâche une demi-rafale dans la direction d'où venaient les balles. Ceux d'en face ne répondent plus. Nous entendons, venant de la route, une voix qui lance : "À l'assaut ! " et des gens qui courent au milieu du tumulte provoqué par les coups de feu. Nous avançons aussi de notre côté. criant aux G. M. R.: " Rendez-vous ! Vous êtes cernés ! " Nous entrons par la porte de derrière, enfoncée. On me dit de porter l'ordre de faire mettre un F.M. en batterie à l'arrière de l'hôtel...

Humbert a rejoint Tom, embusqué avec sa section de commandement, à la scierie Favre.

Les aboiements des chiens ayant alerté les forces de police, l'effet de surprise ne joue plus. La S.E.S. ne peut prendre par surprise le poste de garde de la route et entrer en force dans l'hôtel, comme c'était initialement prévu, alors qu'Alphonse Métrai, Pierre Robin, dit Pao, un gars de Cran, et Jean Machurar doivent neutraliser la façade du bâtiment.

Les gars sont à environ quatre cents mètres de l'hôtel ; Tom donne l'ordre d'attaque.

" À moi, la S.E.S. ", s'écrie Tom ; et il s'élance, le premier, tout droit en direction de l'hôtel où sont retranchés les G.M.R., lorsqu'une mitrailleuse se met à cracher dans sa direction.

Les hommes courent dans tous les sens. Les G.M.R. tirent par les fenêtres de la grande bâtisse. Alphonse, Pao et Jean ayant réussi à mettre leur F.M. en batterie, les G.M.R. cessent le feu et se réfugient à l'intérieur. Les gars se précipitent vers l'hôtel. Tom, Humbert et leurs hommes arrivent au pied de la façade.

Georges Perrotin est maintenant dans l'hôtel. À droite, le café ; tandis qu'il tient en respect les G.M.R. qui s'y trouvent, une rafale descend des escaliers et le blesse. Georges se retourne et aperçoit le chef Humbert et un officier de G.M.R.

" À peine Humbert a-t-il ouvert la porte. qu'il se trouve face au commandant G.M.R., revolver au poing, qui lui fait faire brusquement volte-face en le prenant par le bras, et lui appuie le canon de son revolver dans le dos, en disant :

Avance, tu vas tomber sous les balles de tes copains !

Mais, sitôt étaient-ils sortis de l'hôtel, que Tom s'élance et arrache le revolver des mains du G. M. R, et le bouscule, le plaquant contre le mur en criant :

"C'est ainsi que tu respectes tes engagements ? Tu n'as pas honte ? Tu n'es pas digne d'être un officier. Tu n'as pas tenu parole. Tu es un traître et un lâche. Tu es mon prisonnier ! "

En entendant ces paroles, on ne peut s'empêcher de penser à ce que disait l'élève de Saint-Cyr.

" Sans proférer une parole, le G. M. R. sort un petit revolver de sa poche et, à bout portant, il abat notre lieutenant d'une balle en plein cœur. Il dirige son arme contre Humbert. mais une mitraillette crépite. L'assassin a expié... "

Jean Bedet, le plus proche au moment du drame, a lâché une rafale de mitraillette sur le commandant Lefèvre.

Les gars se précipitent. Tom est transporté dans la maison d'à côté, où Marc Bombiger, médecin, descendu également, ne peut que constater le décès. Tandis que Cantinier, informé par l'adjudant Petit, se rend près de Tom, Roby, Bouchardy et l'officier lyonnais voient les blessés. Les gars sont atterrés. Tout est fini. Leur chef est mort. Le lieutenant Tom Morel a payé de sa vie sa soif de liberté et son amour de la France. Déjà il entre dans la légende.

Mais la fusillade continue devant l'hôtel de France. Les G.M.R., retranchés derrière les fenêtres, tirent sur les gars, qui, un moment désemparés, se ressaisissent et ripostent avec violence et à propos.

Au cours des combats, Georges Decour, atteint d'une rafale de F.M. dans le ventre, est transporté, dans un état grave, dans le café Vix, voisin, où les gars l'allongent sur des tables. Albert Robin, du groupe de Thônes, section " Saint-Hubert ", se souvient :

" Il respirait encore, geignait, parlait faiblement. Il me fit signe de prendre son pistolet et balbutia quelques mots dont je ne compris pas le sens. puis, dans un dernier hoquet, il rendit son dernier soupir. Je projetai donc, car j'ai cru que c'était là le sens de ce qu'il avait voulu me dire, de me servir de cette arme pour venger sa mort. "

Jean Frison a la mâchoire arrachée, alors qu'il tente d'entrer dans l'hôtel. Georges Perrotin est également blessé, au ventre - la balle a été freinée par la ceinture et un parachute, dont il s'était entouré le ventre. Marcel Mocquais, de " Saint-Hubert ", est également blessé.

Il est deux heures et demie du matin, environ, lorsque les armes se taisent.

...La fusillade s'arrête, dit André, je rejoins mes camarades dans l'hôtel. Nous voyons des G. M. R. au lit, qui se cachent sous leurs couvertures, et il faut crier pour les rassurer, les faire lever et s'habiller. Évidemment aucun d'entre eux ne nous a tiré dessus ! On entend encore quelques coups de feu, puis plus rien... Nous sortons les armes des G.M.R. de l'hôtel et cette fois, par la porte de devant. Je bute sur le corps du commandant Lefevre, qui se trouvait dans l'allée. C'est la consternation générale après ce qui vient de se produire...

Les gars en position en amont ont investi l'hôtel du Borne. Les G.M.R., paralysés par la peur des " terroristes ", sont parqués dans la salle du café. Lorsqu'ils apprennent la mort de Tom, les maquisards " reçoivent le ciel sur la tête ", puis réagissant, ils invectivent les G.M.R. prisonniers et il faut à certains beaucoup de sang-froid, pour éviter que les G.M.R. ne soient exécutés sur place, dans l'aveuglement de la colère.

Lorsque René apprend la mort de Tom, il est abasourdi :

" La maison .s'écroulant sur moi ne m'aurait pas plus accablé. Je ne puis exprimer les sentiments que je ressentis à ce moment-là. Mais à la vue de ces hommes. que j'avais là, devant moi, qui étaient en partie responsables de la mort de ce jeune chef plein d'allant, que nous aimions tous comme un frère, je fus pris d'une rage furieuse et douloureuse, à la fois... "

Dans la principale rue d'Entremont, les G.M.R., au nombre de soixante, sont regroupés, les bras en l'air. Les gars rassemblent armes, vivres et vêtements, mais le cœur n'y est plus. D'autres chargent des traîneaux. Angel Ségura enroule le corps de Tom dans une couverture. Alphonse Métrai, présent, se souvient :

" Quand nous avons chargé son corps sur un traîneau, pour le remonter au Plateau, chacun de nous se rendait compte que la grande aventure de Glières touchait à sa fin. Elle venait de perdre son âme. "

Assurant l'intérim du commandement du Plateau pendant l'opération, Joubert avait passé la nuit au P.C. et dès avant l'aube, attendait anxieusement les nouvelles. Il se souvient de ce triste moment :

" Il fait encore nuit. Tout à coup surgit, à ski, Lambert Dancet, commandant la S.E.S., qui, du plus loin qu'il m'aperçoit, me crie : " Tom est tué Prends le commandement.

C'est là que je sentis comme une chape de plomb me tomber sur les épaules. Mais il fallut vite me ressaisir et assurer les responsabilités de Tom et prendre toutes les mesures qui s'imposaient... "

Vers sept heures du matin, les hommes de la Liberté regagnent le Plateau. Ils se succèdent pour transporter Tom et Géo, là-haut, entre le ciel et la neige. Alexis Rey, Jules Goy sont là avec les copains. Une longue file noire, morne et silencieuse, grimpe sur le Plateau, dans le petit jour qui se lève. Tristesse...

Un maquisard a écrit :

Ce jour-là, nous avons perdu celui en qui nous avions une confiance aveugle, pour qui nous aurions consenti tous les sacrifices, ce chef que nous aimions. que nous admirions d'une façon telle qu'aucun mot ne pourrait en exprimer la force. Tom était mort, notre moral, notre confiance en l'avenir, qui étaient restés magnifiques d'ardeur avec ce chef. se trouvaient fortement ébranlés par sa mort.

Un autre : " ... La grande colonne serpentait dans la montagne, emmenant avec elle celui qui nous avait donné notre fière devise " Vivre libre ou mourir" Il semblait cependant que la présence de sa dépouille mortelle, au cœur du Plateau, était nécessaire encore pour galvaniser les énergies, au moment où les événements allaient s'aggraver. "

" J'eus l'honneur, avec trois autres camarades, se souvient Julien Maffioletti, de porter le corps de notre tant regretté Tom, sur quelques centaines de mètres. "

Alors qu'il fait jour, les gars regagnent leurs chalets, littéralement assommés par la nouvelle, qui fait rapidement le tour du Plateau. Cependant, reprenant le dessus, ils vont continuer le combat, pour Tom, Géo et tous les autres, qui ne seront pas morts en vain.

Le bilan est lourd. Le maquis a perdu deux tués - Théodose Morel et Georges Decour - et a trois blessés - Jean Frizon, Marcel Mocquais et Georges Perrotin.

Georges Decour, entré dans la police, à Chambéry, en 1926, avait été muré en 1942 à Annecy, par mesure disciplinaire. Le 4 mai 1943, il avait prétexté un malaise pour laisser s'enfuir de l'hôpital le lieutenant Jean Lamy, arrêté, on s'en souvient, à Thônes. Il avait été condamné à cinq mois d'emprisonnement, à Saint-Paul-d'Eyjaux. En janvier 1944, il avait encore laissé s'échapper des jeunes maquisards hospitalisés et avait dû rejoindre la clandestinité, au Bouchet, où il était devenu Géo.

On ne verra plus au P.C. cet homme, père de trois enfants, plein d'allant et d'une activité exceptionnelle. On ne verra plus sa silhouette en tenue de gardien de la paix, qui en avait surpris plus d'un.

Jean Frizon, ancien des " Jeunesse et Montagne " de Thorens et qui s'était fiancé à Renée Julliard, une fille d'Usillon, est descendu à l'hôpital de Bonneville. La Milice, qui l'apprend, le questionne violemment et le torture sur son lit d'hôpital. Son père réussira, grâce à la complicité de la gendarmerie et du directeur de l'hôpital, à le faire transporter à Lyon. Il décède dans la nuit de son arrivée. Le professeur Freydel note dans son rapport que le jeune homme a reçu une balle dans la jambe et une autre dans un bras. Or ces blessures n'existaient pas au départ d'Entremont. Son frère, qui le voit à son arrivée à Lyon, ajoute que Jean avait la langue coupée par une balle. Jean Frizon meurt le 26 mars 1944, tout un symbole ! Il repose aujourd'hui au cimetière d'Amplepuis.

Georges Perrotin et Marcel Mocquais sont emmenés par Roby et ses amis, sur Grand-Bornand. Georges rejoint ensuite Glapigny, chez " Phonce ", où il reste caché le temps que sa blessure se cicatrise, avant de reprendre le combat.

Quant au groupe mobile de réserve " Aquitaine ", il a deux tués, dont le commandant Lefvre, trois blessés et soixante prisonniers, qui, embarqués sur le Plateau, seront répartis dans les sections, y compris celle du commandement.

Nourris, logés comme les maquis, ces G.M.R., fort bien traités, vont être occupés aux menus travaux ménagers, sous la garde vigilante de Lacombe, cheminot, qui les fera marcher au sifflet.

Le corps du commandant Lefèvre est emmené à Saint-Jean-de-Sixt et déposé au chalet Laydernier.

Vendredi matin, le colonel Lelong vient sur place et décide de la mutation des restes du G.M.R., qui sera remplacé, le 12, par des miliciens, aux ordres de Dagostini. Le corps du commandant est descendu le 13, à Annecy.

VENDREDI MATIN DANS LA VALLÉE...

Dans la matinée de ce vendredi 10 mars, Humbert Clair, alias Navant, envoie une lettre au colonel Lelong, qui la recevra le 13.

Le commandant des forces françaises de l'Intérieur pour la Hante-Savoie

à

Monsieur l'Intendant de police Lelong

P.C.. le 10 mars 1944. Monsieur,

Ce matin, un de mes officiers, le lieutenant Tom. a été assassiné par votre représentant à Entremont, en l'honneur de qui il avait cru pouvoir se fier : Cet individu a payé son crime de sa vie, mais les choses ne sauraient en rester là.

Cette affaire, après plusieurs autres, prouve une fois de plus deux choses :

1 ° Il n'est pas possible de croire en votre parole. ni en celle de vos subordonnés.

2° Vous êtes décidé à obéir sans restrictions aux ordres de vos maîtres allemands.

Dans de telles conditions, aucune entente n'est possible entre vous et nous : nous ne parlons pas la même langue et nous ne travaillons pas pour le même pays.

J'ai fait tout, pour éviter la guerre civile. Vous n'avez pas voulu répondre à mes efforts. Maintenant, il est trop tard. Je ne puis plus vous considérer, tous et vos hommes, que comme des mercenaires à la solde de l'Allemagne. J'agirai en conséquence. Dieu nous jugera.

Vous n'ignorez pas qu'un certain nombre de G. M. R. sont actuellement mes prisonniers. Leur vie est entre vos mains. Je n'hésiterai pas à donner l'ordre de les exécuter, comme vous avez déjà fait exécuter tant des nôtres. si votre attitude à notre égard ne change pas du tout au tout.

NAVANT.

Cantinier, sous le pseudonyme d'Apothème qu'il utilise parfois pour ses liaisons radio, fait parvenir ce texte, le 13 mars, par radio, à Londres, à Maurice Schumann, en supprimant semble-t-il, les paragraphes : " Cette affaire... Dieu nous jugera. "

La nouvelle de l'accrochage d'Entremont se répand comme une traînée de poudre. Mais comme toujours, l'information a du mal à passer. Dans un monde de propagande et de rapports psychologiques de guerre civile, les rumeurs, nombreuses, alimentent l'opinion publique et occultent souvent la vérité.

Dans les rues d'Annecy, de Bonneville, de La Roche ou d'ailleurs les versions sur la mort de Tom se croisent et parfois s'entrechoquent. Les uns disent :

Discutant âprement, Morel aurait fait cette réflexion : "Après tout, c'est la guerre ! - Ah, c'est la guerre ? Eh bien ! voilà " aurait répondu Lefèvre, en sortant son revolver de sa poche et tirant sur Tom. "

Les autres prétendent que Tom Morel et le commandant Lefèvre auraient été tués au cours de l'action.

Certains pensent que les deux hommes se sont livré un combat singulier, un duel en quelque sorte.

D'autres, enfin, certifient que Lefèvre, voyant arriver le lieutenant Morel, aurait tiré sans sommation et aurait été immédiatement abattu par un gars de l'A.S.

Plus tard dans la journée, une nouvelle version court la campagne. " Une vingtaine de G.M.R. étant passés au maquis, ils auraient affirmé qu'il était facile de capturer leur commandant, indiquant le jour et l'heure favorables à cette capture. Ce qui fut fait, mais quand Morel s'approcha de Lefèvre, celui-ci tira. Tom s'effondra et le commandant fut tué à son tour.

En novembre 1944, dans le bulletin de liaison des F.F.I. de la 14e région, Aux Armes, on écrit :

" Morel et Lefèvre se trouvèrent face à face. Une discussion jaillit. Tom reprocha à l'officier d'avoir rompu les conventions en vigueur et l'accusa d'avoir fait verser inutilement le sang des Français. Tout à coup, Lefèvre sortit de sa poche un revolver qui avait échappé à la fouille et, à bout portant, le déchargea sur Moral, qui tomba mortellement blessé d'une balle au cœur.

Dans L'Écho de Savoie du 31 octobre 1954, André Berthet écrira :

" Les G. M. R. sont rapidement maîtrisés et capturés. Le commandant est au nombre des prisonniers. Deux maquisards le tiennent en respect. Il demande à garder son revolver ; pour sauver son honneur d'officier. On a la naïve élégance d'accepter. Une violente discussion s'engage entre Tom et lui. Tom lui demande de frire cesser le feu afin d'éviter toute nouvelle effusion de sang. En réponse, le commandant sort de sa poche son revolver et tire à bout portant sur Tom, qui est tué net au cœur. Il tire sur l'adjoint de Tom. mais déjà une rafale de mitraillette l'a abattu.

Cette multitude de versions montre bien la difficulté, surtout en temps de guerre civile, de connaître la vérité, qu'aujourd'hui seulement nous pouvons espérer cerner.

Quelles que soient les versions et les rumeurs qui hantent la Haute-Savoie, cet événement tragique soulève immédiatement une très vive émotion, surtout à Annecy, où Tom Morel était très connu.

Le colonel Lelong reste muet et s'en tient aux nouvelles mesures qu'il vient de prendre, quant à la circulation dans le département. Celle-ci est encore réduite.

" À dater du 13 mars, et jusqu'à nouvel ordre, toute personne désirant entrer ou circuler sur le territoire des communes d'Alex, La Balme-de-Thuy, Bluffy, Dingy, Thônes, Saint-Jean-de-Sixt, Entremont, Petit-Bornand, Saint-Pierre-de-Rumilly, Saint-Laurent, Saint-Sixt, La Roche-sur-Foron, dans la partie de cette commune située au sud de la voie ferrée, et Thorens, devra être munie d'un laissez-passer... "

Les laissez-passer seront distribués au compte-gouttes et en aucun cas n'excéderont douze heures de jour. Voilà, c'est clair, faites le compte. Le massif des Bornes est définitivement en état de siège, et toute personne prise dans le secteur sans laissez-passer, sera immédiatement arrêtée.

ATTAQUE SUR NOTRE-DAME-DES-NEIGES : 10 MARS 1944

Le G.M.R. " Aquitaine ", dont un poste avancé se situe à la Rosière, reçoit l'ordre, à la suite de la mort de son commandant, d'attaquer le maquis dans le couloir de Nant Debout, vallée diamétralement opposée à Entremont, et de prendre position si possible à Notre-Dame-des-Neiges.

Tom, dès qu'il a pu le faire, ayant hommes et armement, a placé là une section. En effet, la plaine de Dran est gardée, nous l'avons vu, par les gars de section " Hoche ", qui cantonnent dans le chalet construit en face de la chapelle. Gaby, le chef de section, a envoyé, comme chaque matin, une patrouille sur la piste qui monte de la vallée.

Les sept ou huit hommes de la patrouille, parmi les-quels Georges Martin, alias Moustique, et Maurice Perennès, descendent par " l'endroit " (l'adret), où serpente la piste, tracée dans la neige profonde. Ayant entendu des bruits suspects devant eux, ils se dissimulent derrière des arbres et attendent aux aguets. Bientôt, une trentaine de G.M.R., lourdement chargés, grimpent devant eux, en file indienne. Seuls ceux qui marchent en tête ont leur arme à la main. Le chargement même des G.M.R. laisse à penser qu'ils devaient s'installer au plus haut.

" On les a laissés monter, jusqu'à ce qu'ils arrivent à notre hauteur, puis on s'est rués sur le milieu de la colonne, en tirant de toutes nos armes. Les G.M.R. de tête ont immédiatement jeté leurs armes et levé les bras, les autres ont pris éperdument la faite, poursuivis par des rafales ", racontent les gars à leurs copains, qui viennent d'arriver en renfort.

En effet, à Dran, lorsqu'on a entendu les coups de feu, Gaby a immédiatement constitué deux groupes pour porter secours à la patrouille. Les deux groupes sont descendus chacun sur un versant du vallon. Il leur a fallu un petit quart d'heure pour retrouver les copains et découvrir une dizaine de G.M.R., assis dans la neige, prisonniers.

" Ils sont plus âgés que nous, la trentaine au moins. " Les jeunes maquisards reluquent leur équipement. " Ils ont des casques bleu marine et des tenues kaki pratiquement neuves. Il en est de même pour leurs brodequins. Ils ont la mine fleurie de gens bien nourris... Leur armement comprend des fusils MAS 36 neufs, et un F.M. 24/29 neuf encore enfermé dans sa gaine de toile. Leurs sacs sont énormes. avec des vivres et des vêtements en quantité. Manifestement. ils ne s'attendaient pas à être interceptés si loin du Plateau ", a écrit Marcel Gaudin.

De retour à Notre-Dame-des-Neiges, des gars procèdent à des " échanges standard " de chaussures. Puis, après un bref repos, Gaby envoie une escorte conduire les G.M.R. au P.C. du Plateau.

" Lorsque cette escorte revient, se souvient Marcel. c'est pour nous asséner un coup cruel : elle nous apprend la mort de Tom au cours d'un accrochage, la nuit précédente. à Entremont. Notre éloignement à l'autre extrémité du Plateau nous avait écartés de l'opération qui, comme chacun sait. fut un succès, mais bien chèrement payé. Cet événement imprévu éclipsa totalement. dans notre esprit, notre propre succès, et Gaby se donna beaucoup de mal pour nous remonter le moral. " À quelque temps de là, Pierrot Chanteur se souvient que quelques isolés montèrent, pour rallier le maquis. Après avoir subi une sorte d'incorporation, le P.C. du Plateau les avait dirigés sur différentes sections, dont " Hoche ". Il y a là, notamment, venus des Clefs, Édouard Crédoz, dirigé sur " Leclerc ", Gaston Gay-Perret, Emile Perrillat et Edmond Rosset, ainsi qu'un gars de Serraval, André Richarme, dit Richard.

Trois G.M.R., ex-prisonniers d'Entremont, qui se sont laissé convaincre de rejoindre la Résistance, sont envoyés à Dran. L'un d'eux, René, originaire de Corse, chante souvent des lamentos, en français ou en corse. Lors de l'attaque des miliciens, il repassera dans l'autre camp.

Dans les jours qui vont suivre, recevant quelques gars supplémentaires portant son effectif à environ trente-cinq hommes, Gaby décide d'installer en permanence un avant-poste de guet, en contrebas sur le chemin de la Rosière, à peu près à l'endroit de l'accrochage du 10 mars.

Les G.M.R. prisonniers sont maintenant au nombre de soixante-dix, ce qui n'est pas sans poser des problèmes aux maquisards.

Notons au passage que ces prisonniers sont autant de bouches supplémentaires à nourrir, alors que le ravitaillement est de plus en plus difficile à assurer.

TROISIÈME PARACHUTAGE AUX GLIÈRES : 10 MARS 1944

Dans la matinée, de retour sur le Plateau, les soldats de Glières, " harassés de fatigue. meurtris dans leur âme comme dans leur corps, lit-on dans Aux Armes de novembre 1944, ... déposèrent sur un lit de camp, le cadavre du héros, de leur camarade, qui avait partagé leurs souffrances, leurs espoirs et qui, par son sacrifice, leur donnait un ultime exemple d'abnégation et de courage. Les yeux ardents s'étaient clos, les traits si fermes et si nobles dans leur jeunesse joyeuse s'étaient figés dans le grand calme de la mort. "

Dans ce chalet de l'infirmerie, transformé en chapelle ardente, des maquisards montent une garde d'honneur. Des parachutes aux couleurs de la France, frappés de la croix de Lorraine, ont été tendus autour de la dépouille mortelle du lieutenant Tom Morel.

Les sections envoient des hommes qui se relaient régulièrement. On sent que les gars donnent tout ce qu'ils peuvent, pour témoigner la profonde et douloureuse affection du soldat pour le chef admiré.

Entre dix-neuf et vingt et une heures, le message annoncé par Cantinier est entendu à la B.B.C., alors que les appareils viennent de décoller de Grande-Bretagne : " Le petit homme aime le Byrrh. Le petit homme aime les tessons de bouteilles. "

Vers vingt-trois heures, un avion, survolant Annecy, déclenche l'alerte aérienne, avant de décrire de grands orbes au-dessus des Bornes. La trompe de l'auto des pompiers de Thônes alerte les populations endormies.

Le carrousel des trente quadrimoteurs, par vagues de trois appareils, dure plus de trois heures. Sur la plaine des Glières, descendent 584 parachutes multicolores, soit quatre-vingt-dix tonnes d'armes, de vivres et de matériel divers.

André Fumex a écrit :

Malgré le froid intense, qui faisait scintiller la neige comme une mer de cristaux sous la lune. les hommes ne se lassaient pas de contempler le spectacle féerique de cette manne, qui tombait sans compter, comme si tout d'un coup, la puissance de nos alliés était venue nous inonder de ses moyens surabondants. "

Jean-Isaac Tresca a écrit, pour sa part :

" Dans le ciel tourmenté de quelques nuages, qui brillaient à l'éclat de la lune, les avions passaient par trois. tels des monstres d'un monde lointain et envié. nous apportant le salut de ceux qui nous disaient d'avoir confiance. "

À chaque largage, les pilotes envoient la lettre V, avant de disparaître vers le nord-ouest, dans le noir.

Dès le matin, le soleil éclaire un spectacle grandiose et réconfortant, tout à la fois. La plaine est couverte de parachutes bleus, blancs, rouges, jaunes ou verts. La tâche s'annonce longue. La récupération n'est pas facile. Aussi les G.M.R., aux ordres de D'Artagnan et de Lacombe, sont-ils chargés, eux aussi, de ramasser des containers.

À midi et demi, le Fiseler Srorch mouchard est de retour. Il peut mesurer l'ampleur du parachutage. Ayant survolé le Parmelan, il poursuit son périple sur le lac, Sevrier, Saint-Jorioz, avant de repartir en direction du nord.

Si l'on fait le bilan des trois parachutages effectués sur le Plateau, cela porte le nombre de containers à 682, soit plus de cent tonnes d'armes, de munitions et de matériels divers.

L'importance de ce troisième parachutage, en regard des deux premiers, pose question. En effet, par ce parachutage massif, Londres semble confirmer sa volonté de transformer le terrain de parachutage des Glières en abcès de fixation, ce qui suppose des opérations ponctuelles - harcèlements, coups de main, embuscades - dans les parages du Plateau.

Il est hors de question, en ce qui nous concerne, de polémiquer, mais on peut répondre à tous ceux qui pensent que les maquis, ainsi pourvus, n'avaient plus qu'à redescendre dans la vallée et à disparaître, qu'à ce moment-là, cela était devenu pratiquement impossible.

En effet, l'enneigement et surtout, l'encerclement du Plateau empêchent quasiment que les armes ne soient descendues et planquées dans les vallées. La majeure partie sert à équiper les gars du Plateau, qui sont venus là, faut-il le rappeler, pour elles. Les armes non distribuées sont planquées sous les chalets, dans le creux des sapins, ou stockées à l'armurerie, après avoir été nettoyées et remontées, ce qui demande un gros travail. De plus, il ne faut pas oublier les 70 prisonniers, charge énorme pour le bataillon. On peut affirmer sans crainte que le parachutage du 10 mars cloue les gars sur le Plateau.

LES F.T.P. RESTENT

On se souvient que le groupe F.T.P. " Liberté Chérie " a rejoint le Plateau, contrairement aux directives. Aussi, son chef, Marcel Lamouille, a-t-il envoyé deux hommes dans la vallée pour connaître les ordres. Les agents de liaison sont de retour, porteurs de l'ordre de quitter le Plateau.

En effet, Rivière, commandant-adjoint F.T.P. de la zone sud, commissaire aux opérations de zone, précise dans son ordre, dont nous n'avons pas la date :

" Par ordre de l'état-major des F.T.P.F., tout l'effort de nos troupes doit être porté sur la lutte contre l'investissement du Plateau des Glières.

Cette lutte exige la mobilisation de toutes nos forces.

1) Les camps " Maurice Coulon " et " Liberté Chérie " quitteront immédiatement le Plateau et s'installeront à environ une journée de marche. Mission : actions sur les abords du Plateau des Glières.

" Savoie " se portera au sud de la 8e compagnie ou au sud-ouest de la 13e compagnie.

Ces trois camps, tout en conservant, pour le moment, leur autonomie. constitueront une compagnie... "

Marcel Lamouille se rend, le 11, au P.C. central, en compagnie d'André Wolff, et informe le commandant par intérim du Plateau :

" Nous avons reçu l'ordre de partir. Je viens vous dire que nous quittons le Plateau. "

Les trois hommes discutent pendant plus d'une heure et finalement le chef F.T.P. décide de rester, afin d'éviter que ne se fasse un trou dans le dispositif de défense du Plateau. Les " Liberté Chérie ", installés dans les chalets de Tinnaz, continuent à monter la garde au col de Freu et aux accès du Petit-Bornand, entre le Lavouillon et les falaises de Dorenday.

À l'autre bout, Franquis, chef du groupe " Maurice Coulon ", ayant reçu le même ordre, est confronté au même problème. Il s'en ouvre à Constant Paisant. Les deux hommes arrivent à la même conclusion : " Impossible de quitter le Plateau sans créer un trou dans le dispositif de défense, donc, on reste. "

LETTRE À SES PARENTS

Vendredi 11 mars, un jeune maquisard du Plateau écrit à ses parents une longue lettre :

Bien chers tous,

Tout irait très bien ici, s'il ne nous était pas arrivé une tuile, que l'on pourrait même traiter de catastrophe. À la suite d'un engagement qu'il a eu avec les G.M.R.. notre chef, le lieutenant Tom, que nous aimions comme un frère. s'est fait tuer hier soir, lâchement assassiné par le commandant des gardes, auprès duquel il s'était rendu, sans armes, pour parlementer. Alors qu'il était en train de discuter, le commandant sortit brusquement un revolver et déchargea trois balles sur notre lieutenant, si gentil, qui tomba foudroyé par une balle en plein cœur. Il fut vite vengé, car le commandant fut tué et dix gardes blessés, ainsi qu'une cinquantaine furent faits prisonniers et amenés ici au Plateau, mais le mal était fait. Le lieutenant était marié et père de trois enfants. Il meurt à vingt-huit ans. pour servir sa patrie et pour son idéal, " Vivre libre ou mourir ".

Nous sommes un peu démoralisés aujourd'hui. d'autant plus que nous sommes fatigués, car nous avons monté pas mal de marchandises ces jours-ci. Mais, aujourd'hui et demain, nous avons repos cela nous fera du bien. André me charge de bien vous saluer. Il n'est pas avec moi, mais il commande une section, un peu plus loin. Nous avons eu dernièrement des cadeaux qui nous sont tombés du ciel et nous en attendons encore pas mal, pour le courant du mois. Je crois que dans un mois environ, je descendrai en " permission libérable ", beaucoup de choses ici me portent à le croire. Maman, tu vas être contente, mardi dernier nous avons eu une messe à notre chalet et j'ai communié. Nous en aurons probablement une autre dimanche et je communierai à nouveau. Tu vois donc que tu as un fils très sage et très pieux, qui suit bien les conseils de sa maman !

Nous avons bien reçu les fruits. ainsi que les haricots et le reste, qui nous ont fait plaisir. Papa, si tout n'est pas encore réglé, fais faire une facture pour chaque chose et donne-les à Raymond.

J'ai appris toutes les belles choses qui se sont passées à La Roche et à Saint-Laurent. ces derniers temps. et je serais très heureux de me trouver ici. Évidemment, si je pouvais descendre le dimanche, ce serait encore bien mieux, mais je n'en ai pas la possibilité et il faut se résigner et attendre.

J'espère que cette lettre arrivera à bon port et que vous la recevrez bien vite.

Comment va la tante AL.., tante L.... et R... et M...? Vous les embrasserez bien pour moi.

Monsieur et madame... sont-ils revenus de R.. ,

2) Dites-leur bien des choses de rua part et dites à monsieur F... que s'il veut venir ici, il y a une place pour lui.

J'espère que j'aurai bientôt de vos nouvelles soit par Raymond, soit par un autre courrier. Je voudrais que vous m'envoyiez une boîte ou deux de confitures. Vous pouvez les remettre à Th..., du Petit-Bornand, en lui demandant de me les faire parvenir ici par son petit commis, qui me connaît.

En attendant de vos nouvelles et un petit colis, je vous embrasse tous les quatre bien fort.

BOMBARDEMENT AÉRIEN DU PLATEAU : DIMANCHE 12 MARS

Dimanche 12 mars, 13 h 15, une vague de trois appareils allemands, appartenant à l'École d'aviation de Dijon, passent au-dessus d'Annecy, en direction de l'est et disparaissent vers le Parmelan. L'alerte n'a pas retenti.

Nous sommes aujourd'hui le 12 mars, et c'est la date butoir que l'occupant a fixée à Joseph Darnand, pour venir à bout de la résistance aux Glières. Les Français ayant échoué, les Allemands se décident à entrer en lice.

Les archives de l'O.K.W. nous révèlent que l'état-major allemand met en branle, à partir de ce jour, l'opération " Korporal ", qui implique directement la 157` division d'infanterie alpine, dont le P.C. est à Grenoble. Mais nous reparlerons de ces troupes plus loin. En attendant, l'état-major fait bombarder le Plateau. Les trois Heinkel !!! lâchent leurs bombes.

Les avions, à leur premier passage, relativement haut car les Allemands pensent trouver de la D.C.A., larguent leurs bombes, qui explosent dans la neige profonde sans faire de dégâts. Au second passage, les gars sont à couvert et évitent le mitraillage. Les pilotes allemands comprennent qu'il faudra revenir avec des bombes incendiaires. En attendant, ils mitraillent les sentiers et les abords des chalets. Ce bombardement du Plateau n'est que le premier d'une longue série, car les Allemands, s'ils ont fait peu de dégâts, ont appris une chose capitale pour leur aviation : il n'y a pas sur le Plateau, comme ils l'avaient pensé au début, de défense antiaérienne.

Les gars de la section " Hoche ", qui assistent de loin à ce premier bombardement, sont heureux d'apprendre, le soir, que seuls des chalets ont été détruits et que personne n'a été touché.

Humbert Clair, qui arrive sur le Plateau afin d'étudier la succession de Tom, à la tête du bataillon, rejoint Joubert en se protégeant comme il peut. Joubert se souvient parfaitement de cette rencontre :

Il me dit qu'il pensait donner le commandement à Bastion. Je lui dis que je souhaitais vivement qu'Anjot vienne, bien que j'aie pour Bastian la plus haute estime. Or curieusement. Clair ne m'a pas parlé du grand renfort qui devait arriver dans la nuit, alors que c'est lui qui avait donné les ordres. Or ce renfort était commandé par Lalande, lieutenant ancien. depuis les débuts de l'A.S. comme Bastiat?, qui ne pouvait être le subordonné de ce dernier D'autre part, il n'a fait aucune allusion à l'évacuation du Plateau... "

Navant voyait l'importance du parachutage, d'une part, et il avait, d'autre part, vu Cantinier, qui lui avait confirmé que Londres avait dit que si, l'opération réussissait, il parachuterait en masse.

À 20 h 20, Jeewe confirme le bombardement au B.D.S. de Paris :

" Aujourd'hui, une chaîne de trois machines a bombardé le Plateau des Glières. de 13 h 30 à 15 heures. Le résultat n'est pas encore connu. Le bombardement doit être poursuivi. "

Le 14 mars, dans son télégramme n° 167, il ajoute :

" Dimanche 12 mars 1944, trois avions du groupe de l'Étoile d'aviation de Dijon ont été mis en ligne.

En tout 110 bombes de 50 kilos furent lancées. On ne connaît pas le résultat jusqu'à présent. Nous n'avons reçu que des photographies prises avant le bombardement...

Le 19 mars, il précisera cependant, que ce bombardement n'a pas eu le succès escompté, car le Heinkel !!! n'est pas adapté pour ce genre de mission.

DE GROS RENFORTS POUR GLIÈRES

La mission des hommes du Plateau étant maintenant de tenir le massif, l'état-major demande à ses maquis de gagner Glières, et notamment à ceux du Giffre et du secteur bonnevillois.

André Gaillard, chef du camp Sidi-Brahim, avait regroupé ses gars à Mieussy depuis le 26 février, sur l'ordre d'Humbert Clair. Il y a aussi ceux de Vailly et du Chablais, du Giffre, de Taninges...

De Griffolet, alias Jérôme, qui doit assurer le transport de sa troupe sur les Bornes, a " commandé " des camions, à Mieussy. Il s'agit de véhicules prêtés par l'usine du Giffre. Ceux-ci, de nuit, emmènent les gars à Mont-Saxonnex. Avec eux arrivent des gars de la région de Bonneville - dont Jacques Lalande, alias Lamotte - et du Mont.

Tous n'ont pas eu la chance de prendre ces camions, témoin l'aventure survenue au groupe d'André Garcia, dit le Juteux, dont Octave Poyer et Serge Thélen, notamment. Alors qu'à Vougy, ils attendent le camion qui doit les emmener au Mont, il se produit une méprise avec un camion allemand. Des coups de feu sont échangés pendant deux ou trois minutes, puis les gars réussissent à se réfugier chez un payasan, qui leur donne le gîte et le couvert pour la nuit. Le 12 mars au matin, l'homme les guide au village de Mont-Saxonnex.

Là, quelle effervescence ! Tous les maquis du Giffre sont arrivés, a écrit Serge Thélen. on charge les sacs sur des traîneaux attelés de chevaux. Il y a aussi les lieutenants Lalande et de Griffolet d'Aurimont qui s'activent autour des chargements et pressent les hommes... Les villageois ont préparé de la soupe chaude que l'on nous distribue avec une tranche de pain, un morceau de tomme et un quart de cidre.

Avant le départ, Lalande nous rassemble :

" Nous allons traverser le Plateau de Cenise et descendre sur le Petit-Bornand. Le village est occupé par des G. M. K.. il nous faudra, sans doute, les prendre à revers pour forcer les barrages qui cernent l'accès au Plateau des Glières.

Je compte sur vous pour exécuter les ordres qui mous seront donnés par vos chefs de section. avec discipline. Nous sommes attendus sur le Plateau, où des parachutages importants d'armes et de munitions ont lieu. Vous êtes des soldats de la France Libre. et désormais engagés dans le combat pour la Libération. "

Notre convoi s'ébranle en silence. sur la neige, poursuit Serge Théier, au milieu des habitants du village, qui nous regardent partir ".

Ils sont ainsi cent vingt environ à grimper à pied, par petits groupes, sur le Plateau de Cenise.

Parvenus au sommet, dimanche après-midi, ils peu-vent découvrir, au couchant, Glières, que la Luftwaffe bombarde.

Serge Thélen se souvient :

" Trois avions survolent Cenise, on dirait de vieux zincs. Ils se dirigent vers le Plateau des Glières.

"Cachez-vous, hurle Lalande, ce sont des Boches ! " Un moment plus tard, nous entendons des explosions et nous voyons des nuages de fumée, au sommet des montagnes. Pendant un moment encore nous entendons le bruit des moteurs, puis plus rien : le silence et ces nuages. qui s'élèvent, là-haut, vers Glières. L'angoisse nous saisit. Que se passe-t-il sur le Plateau ? Qu'est ce qui nous attend !

Sur le Plateau et à Petit-Bornand, on est informé de leur arrivée. Roger Broisat et ses gars ne pouvant s'occuper de leur réception, c'est le curé du Petit-Bornand qui reçoit, dimanche soir, l'ordre d'acheminer Jacques Lalande et ses hommes, qui forment l'avant-garde des gars du Giffre.

Jacques Lalande est né à Paris, le 23 décembre 1919, d'une famille de soldats. Son père est officier et lui, il a dix-neuf ans et entre à Saint-Cyr, lorsque la guerre menace.

Sorti sous-lieutenant dans la promotion 38-39, " La plus grande France ", après un an d'école, vu l'urgence de la situation, il est envoyé sur le front des Ardennes, où il passe l'hiver. Blessé, fait prisonnier en juin 1940, il s'évade du train qui l'emmène en Allemagne et est affecté en septembre 1940 au 27e B.C.A.., à Annecy. Démobilisé en 1942, en même temps que le bataillon est dissous, le lieutenant suit, lui aussi, son chef de corps dans la clandestinité et devient Lamotte. Alors que les premiers maquis se constituent, Vallette d'Osia fait de cet instructeur de corps francs le chef de secteur A.S. de Bonneville, après l'arrestation de Humbert Clair, en octobre 1943. Garçon infatigable, servi par une santé de fer, il met sa jeunesse et son allant au service de son idéal de liberté, bravant risques et périls avec une simplicité souriante. Tous ceux qui l'ont côtoyé ont été frappés par sa vitalité et son intrépide courage.

Après la Libération, un maquisard, compagnon d'armes de Jacques Lalande, a écrit :

" De tous les chefs que j'ai côtoyés pendant dix-huit mois de maquis, peu se révélèrent à mes yeux aussi magnifiques entraîneurs d'hommes. Je le revois encore au retour d'une exténuante tournée d'inspection à skis, installés que nous étions dans notre chalet isolé, plus engourdis encore par la chaleur du poêle ; la joie éclatait sur son visage, une joie magnifique d'apôtre. Vingt-trois ans, garçon splendide, athlétique, aux cheveux dorés, doucement ondulés, toujours souriant, d'une activité débordante et d'une vive intelligence, ayant une culture étendue et une conversation extrêmement brillante... "

Dimanche 12 mars, alors qu'il fait nuit, l'abbé Truffy conduit Lalande, de Griffolet et leurs hommes jusqu'à la fruitière des Lignières, où les gars peuvent se restaurer. Puis, Arthur Ballanfat, résistant de la première heure, les prend en charge.

La troupe, lourdement chargée, traverse le Borne et marche vers la maison d'Arthur, nouvel arrêt. Proche du hameau de l'Essert, se trouve un barrage de G.M.R. " Des éclaireurs sont partis pour parlementer avec les G.M.R., a écrit Serge Thélen. Ils reviennent bientôt accompagnés d'un jeune garde, qui a demandé à rejoindre le Plateau. les autres se sont enfuis à notre approche. Lalande nous le confie et nous le prenons en charge dans notre section. Il se nomme Fernand Décor. C'est un brave garçon, qui a échoué dans les G.M.R., croyant échapper au S.T.O., sans se rendre compte dans quelle galère il s'embarquait. Nous le baptisons immédiatement " Bornand " en souvenir de notre lieu de rencontre... Il fait encore nuit, lorsque nous .franchissons le premier poste de garde et nous sommes accueillis avec enthousiasme par les maquisards des Glières... "

Après avoir fini la nuit avec les gars de la section " Ebro ", les nouveaux arrivants sont répartis dans les différentes sections ou forment eux-mêmes de nouvelles sections, regroupées au sein de la compagnie Lamotte.

Par exemple, les gars de Vailly sont incorporés dans la section " Verdun ", aux ordres de Georges Buchet, et intégrés à la compagnie Humbert. Ils ont pour mission de défendre le col de Freu entre la Roche Parnal (1.896 m) et les falaises des Tampes, au-dessus du col de Cou, face au nord.

Le lieutenant Pierre Barillot, dit Baratier, s'installe sur Monthiévret, où il commande les sections " Saint-Hubert " et " Jean Carrier ".

Georges Aragnol retourne pour sa part à Thonon régler quelques affaires financières, payer les créanciers et donner les consignes à ceux restés à Vailly, dont Jean Diot, Mathurat, un adjudant d'aviation et deux autres gars, non requis S.T.O.

Le lieutenant Jérôme est affecté au P.C. du bataillon. Le capitaine Anjot en fera son adjoint tactique.

Le lieutenant Louis Jourdan, alias Joubert, qui assure, nous l'avons vu, l'intérim depuis la disparition de Tom, a écrit :

" j'ai senti s'appesantir sur moi le poids de responsabilités et de soucis qui avaient reposé jusqu'alors sur les épaules de Tom, ce poids qu'il portait si allègrement, si magistralement. J'ai mieux compris alors ce qu'il avait été... Nous désirions beaucoup un chef capable de remplacer celui qui était irremplaçable. J'avais demandé à Navant, notre chef départemental, de nous envoyer le capitaine Anjot, car ce dernier était, à mon avis, le seul à posséder les qualités requises pour exercer un tel commandement. "

Joubert a écrit, vendredi dernier, une lettre à l'abbé Truffy, que ce dernier a reçue le soir même :

Cher monsieur le curé,

J'ai la grande peine de vous annoncer la mort de deux des nôtres, survenue au cours d'une opération de la nuit dernière : notre chef vénéré. le lieutenant Tom, et un des braves gradés, un père de famille de trois enfants.

Je vous demanderai de vouloir bien faire votre possible pour faire à ces deux héros des sépultures dignes d'eux.

En conséquence, auriez-vous l'obligeance de faire confectionner des cercueils et de nous dire le jour et l'heure où vous pourriez faire ici, la cérémonie.

Comptant. Monsieur le curé, sur votre religieux dévouement, veuillez croire à mes sentiments chrétiens et dévoués.

L'abbé décide d'enterrer Tom Morel et Géo Decour demain lundi. Cependant, il ne peut laisser ses ouailles seules bien longtemps, aussi fait-il appel à l'abbé Benoît, aumônier du 27e B.C.A.., pour dire la messe de sépulture.

Dimanche 12, il voit arriver les parents de Tom. Laissons-lui la parole.

" Et ce soir-là, à huit heures, je reçois le père et la mère de Tom, qui viennent assister à la sépulture de leur fils. Comment sont-ils arrivés jusqu'à moi ! Ils ont demandé un laissez-passer à Lelong, qui regrette de ne pouvoir le leur donner, parce qu'il en est empêché par Knipping. Lelong est en effet supervisé et c'est en fait Knipping qui commande... Mme Morel a dit à Lelong qu'elle monterait coûte que conte. Lelong lui a répondu qu'elle ne pourrait pas passer les barrages.

Elle et son mari bénéficient d'un concours de circonstances imprévu. Ils ont pris un taxi et lorsqu'ils arrivent au premier barrage, au pont du Diable, ils se trouvent au milieu de camions de G. M. R. qui montent renforcer la garnison du Petit-Bornand. Ils sont confondus dans la colonne et passent sans encombre. Je leur offre l'hospitalité pour la nuit et j'essaye de dissuader Mme Morel de monter à Glières, le lendemain. à cause de la neige trop abondante. Mais Mme Morel tient à monter absolument. "

Les parents de Tom ont été guidés par des agents de liaison. L'officier qui commande le G.M.R. par intérim, informé de la situation, délivre un laissez-passer pour les parents de Tom et l'abbé Truffy. L'abbé Benoît, quant à lui, est monté depuis la veille.

Le lundi 13 mars, en présence du capitaine Humbert Clair, ont lieu les funérailles du jeune saint-cyrien, dans le cadre grandiose, immense et désolé du Plateau. Comme pour ajouter au pathétique, une tempête de neige balaie le Plateau, véritable linceul à celui qui venait de donner sa vie pour la Liberté.

Le curé du Petit-Bornand a écrit :

" Arrivés sur le Plateau, nous sommes immédiatement introduits dans la chapelle mortuaire. à l'infirmerie, où Tom repose avec Decour, entourés de drapeaux tricolores faits avec des parachutes. Au-dehors, une section rend les honneurs.

L'abbé Benoît ayant célébré la messe et donné l'absoute. le cortège se forme pour aller sur la colline. au centre du Plateau. L'ascension est pénible. La tempête soulève la neige et le froid est vif. Les cercueils sont transportés à grand-peine, dans une neige épaisse. Les gars se relaient pour porter leurs camarades. Silhouettes noires, émouvantes, dans un paysage de brouillard blanc.

Tous se rassemblent au pied du ruât, où flottent les trois couleurs.

Devant les cercueils, le capitaine Clair lit la citation à l'ordre de la Libération du lieutenant Tom Morel :

Commandant d'un groupe franc pendant la guerre. cet officier est chevalier de la Légion d'honneur, pour faits de guerre.

Il travaillait à plein dans la Résistance, depuis la démobilisation de l'armée. Désigné pour assumer le commandement du maquis de Haute-Savoie et dans le secteur des Glières, lors de sa constitution, il a réussi, dans des conditions extrêmement difficiles, presque entièrement bloqué, non seulement à faire vivre ses hommes, mais encore à en faire la troupe magnifique qu'est actuellement le bataillon des Glières.

Parfois très exigeant pour ses hommes et pour lui-même, mais rigoureusement juste, animé d'un moral à toute épreuve et d'un cran sans défaillance, il s'est imposé indiscutablement comme chef de ses hommes. quels que fussent leur âge et leur origine.

Il vient de tomber au cours d'un coup de main, tenté et réussi, pour délivrer cinq de ses hommes, faits prisonniers par les groupes mobiles de réserve. Lâchement assassiné par le commandant du groupe, au cours d'une conversation avec lui.

Sa perte sera un coup très dur pour ses camarades, pour ses hommes et plus encore pour Glières. qui est son œuvre.

La neige est jonchée de parachutes multicolores. les trois couleurs flottent fièrement dans le ciel. On se sent en territoire libre et, tout en pensant à nos morts, on pense à la Libération de la France. La mère de Tom déclare que le corps de son fils ne quittera pas Glières avant que la France ne soit redevenue libre. Jamais je n'ai assisté à une sépulture aussi émouvante... La France pleurait ses enfants ensevelis dans un linceul de neige. Pendant ce temps, les cloches, dans la vallée, sonnaient le glas. "'

En novembre 1944, un chroniqueur écrira, à propos de cette inhumation :

" Il n'est rien de plus grand. de plus solennel, au vrai sens du mot, que le sacrifice librement consenti de tant de jeunes hommes ensevelis. par leurs camarades, au sein de la terre natale. Il n'est rien de plus grand. de plus solennel, que ce convoi mortuaire, remontant vers les hauts sommets de la montagne, sous le ciel assombri où, gonflé par le vent d'hiver, roulent les nuages lourds de neige. Il n'est rien de plus grand, enfin, rien de plus solennel, dans la nature sauvage. que ce dernier sommeil du jeune soldat, au pied des trois couleurs. "

À peu près en même temps, à Annecy, la collaboration enterre aussi les siens. La levée des corps du commandant Lefèvre et du franc-garde Raymond, tué à la Verrerie, a lieu à l'hôtel de Verdun, à 9 h 45. Après l'office religieux, célébré en l'église Saint-Maurice, les corps suivent le parcours habituel et se retrouvent sur la place de l'Hôtel-de-Ville, au pied de Jeanne d'Arc, pour les traditionnels discours. Mais la cérémonie est écourtée car la ville est sens dessus dessous.

IV

LA WEHRMACHT PASSE À L'ATTAQUE

La guerre est l'industrie nationale de la Prusse. Mirabeau.

Le 12 mars marque un tournant incontestable dans l'engagement des Glières, et ce, pour plusieurs raisons.

Premièrement, la mort du lieutenant Tom, créateur du bataillon, transforme, nous l'avons bien vu, au moins momentanément, le moral des jeunes du Plateau. Et il faudra tout le savoir-faire du capitaine Anjot, pour maintenir bien haut l'esprit de Glières.

Deuxièmement, Londres, Bourgès-Maunoury, ou à tout le moins, Cantinier, sont décidés à faire de cette concentration de maquisards un exemple de résistance armée à l'occupant, transformant ainsi sa nature même.

Troisièmement, l'enneigement, les 70 G.M.R. prisonniers et la manne tombée du ciel excluent une sortie en masse des maquisards, condamnés, en quelque sorte, à rester sur le Plateau.

Quatrièmement, enfin, le 12 mars est passé, et c'est la date butoir fixée par l'Obergruppenführer S.S. Oberg, à Darnand pour venir à bout de ce nid de résistance.

La conjonction de ces quatre facteurs fait que, pour le bataillon des Glières, la situation change. Et on se dirige tout droit vers le premier engagement à découvert des maquis de France avec les soldats du Reich hitlérien.

Le rôle de la Milice française, même si son chef, Joseph Darnand, refusant de l'admettre, envoie à Annecy un fidèle parmi les fidèles, Max Knipping, change également. Elle n'est plus maître d'œuvre, mais devient l'auxiliaire, zélée certes, de la Gestapo et de l'occupant.

Joubert, pour sa part, ignore tout des intentions londoniennes et s'en tient à ce qu'a dit Cantinier, lors de sa venue, le 9 mars dernier. La situation est alors irréversible, d'autant plus que la quantité d'armes reçues interdit quasiment tout mouvement.

TENTATIVE DE DÉMISSION DE L'INTENDANT DE POLICE

Rappelons pour mémoire que l'intendant de police Georges Lelong commande toutes les forces du Maintien de l'ordre dans notre département. Il a déjà dû remplacer la Garde, que la Milice et la Gestapo jugent trop molle, par les G.M.R. Il ne peut empêcher la Milice et l'envoyé spécial de Darnand, Max Knipping, de prendre la direction des opérations de police contre les maquis ni éviter d'être, sans cesse, " court-circuité ".

Le colonel Lelong, estimant que la Milice outrepasse ses ordres, envoie une estafette à Vichy, porteuse de sa lettre de démission à Joseph Darnand.

Ce fait est confirmé, le 14 mars, par le télégramme que le S.S. Jeewe envoie, à 17 h 42, au Standartenführer et colonel de la police, le docteur Knochen :

" De Vaugelas vient de me faire savoir confidentiellement. qu'il avait vu hier soir par hasard, la copie d'une lettre de démission adressée par Lelong à Darnand De Vaugelas observe à ce sujet que 1 ° ) Lelong n'avait pas été d'accord avec le bombardement du Plateau des Glières par des avions allemands et que 2°) la Milice exécutait des opérations à son compte. sans en référer au préalable à Lelong. Par ailleurs, l'attitude de Lelong, ces derniers temps, laissait prévoir qu'il n'était plus disposé à prendre des mesures énergiques en Haute-Savoie. Ceci a été également confirmé par le commandant Knipping, le délégué spécial de Darnand, qui est constamment à ses côtés ces derniers temps.

On ne saura probablement jamais quel était le fond de la démarche de Georges Lelong. Voulait-il sortir de ce bourbier, car il sentait que la Milice l'entraînait trop loin ? Voulait-il se couvrir et faire reposer les responsabilités éventuelles et futures sur Vichy ? Sincérité ou manœuvre ?

Dans son procès de novembre 1944, dont nous reparlerons, il n'est fait aucune allusion à cette demande de démission.

Quoi qu'il en soit, Vichy non seulement lui refuse cette démission, mais confirme les pleins pouvoirs. Joseph Darnand lui renouvelle sa complète confiance, l'approuve totalement, mais maintient Max Knipping dans ses fonctions d'envoyé spécial, superviseur.

Max Knipping dira, en 1945 :

" En arrivant, je précisai au colonel Lelong que Darnand refusait la démission qu'il lui avait envoyée dans une lettre, et lui ordonnait de rester en Haute-Savoie jusqu'à la terminaison complète des opérations. Je confirmai à Lelong qu'il était le seul maître et que de Vaugelas devait se plier à ses ordres. Lelong me déclara qu'il ne voulait pas partager la responsabilité de certains actes des miliciens qui dépassaient les consignes qu'il leur donnait.

Je vis ensuite de Vaugelas, qui aurait voulu obtenir la direction à la place de Lelong. Je lui notifiai le refus catégorique de Darnand sur ce point et lui intimai l'ordre formel d'avoir à se plier à une discipline rigoureuse de commandement. De Vaugelas me promit que de nouveaux incidents ne se reproduiraient pas. "

13 MARS 1944 : RAFLE À ANNECY

Les collaborateurs mènent conjointement deux missions en Haute-Savoie. Premièrement, ils veulent éliminer les points de résistance armée des maquis et deuxièmement, ils veulent détruire toute résistance, au sein même de la population.

Après les rafles opérées à Thonon, Thônes, Thorens, Cluses et Faverges..., Annecy est le théâtre, ce lundi 13 mars, de la plus grande rafle des forces du Maintien de l'ordre que la ville ait connue.

Plus d'une centaine de personnes sont arrêtées et parquées sur le bateau France, où l'on peut voir, pendant les jours où se poursuit cette détention, des scènes émouvantes d'entraide et de solidarité.

Après interrogatoires et brimades, les détenus sont triés et envoyés à l'Intendance, aux Vieilles Prisons, à l'école des Cordeliers, au château des Ducs de Nemours, au camp de Novel...

Annecy, ces jours gris et froids de mars, a le triste privilège d'être une véritable ville-prison, avec douze lieux de détention, alors qu'elle ne compte que 20.000 âmes.

Le 15 mars, les principales mesures de police seront levées, ce qui n'empêche pas l'arrestation du capitaine Marquet, chef du 2e bureau départemental. Hubert Godinot, autre ancien officier du 27e B.C.A.., qui est son second depuis novembre dernier, doit maintenant assurer l'intérim.

ENTREPRISE LELONG

Entreprise Lelong ", ou Action Lelong ", tel est le nom générique qu'utilise l'Hauptsturmführer S.S. Jeewe, pour dénommer la lutte contre les maquis de Glières.

Le 14 mars, dans un télégramme qu'il envoie à dix-neuf heures, le S.S. souligne que les Français ne viendront pas à bout du maquis des Glières - en raison des conditions météorologiques, notamment :

Les conditions atmosphériques et surtout les masses de neige énormes. se trouvant sur et autour du Plateau des Glières, ne permettent pas. pour l'instant, une progression couronnée de succès des forces de police françaises engagées.

Il rend compte, ensuite, de la situation géographique du Plateau, après avoir rappelé le bombardement du 12 et le survol du massif par un avion de reconnaissance :

" La photo aérienne donne un bel aperçu du Plateau et des régions avoisinantes. Cinquante a soixante cantonnements sont repérés. Le Plateau est accessible par trois sentiers montants. Ceux-ci sont défendus par les cernés au moyen d'armes automatiques installées dans les rochers. Les voies d'accès passent parfois par des pentes rocheuses abruptes et présentant par fois des déclivités de 70 à 80 degrés. Ces défenses installées sont en mesure de repousser, à grande distance déjà. des troupes d'assaut assez fortes.

L'engagement prévu d'unités allemandes ne peut être effectué pour l'instant. parce que les forces d'invasion des forces de police françaises engagées ne peuvent pénétrer à travers les masses de neige, même sous la protection d'un feu nourri. Une nouvelle chute de neige de 70 cm. la nuit dernière, démontre l'instabilité de la situation météorologique de la région. surtout dans le massif montagneux autour du Plateau. Une attaque du Plateau est donc impossible pour le moment.

Seul un engagement plus poussé de l'aviation, avec objectif de briser et détruire tous les cantonnements sur le Plateau, a des chances de succès, parce que les forces de l'A.S., cernées, seront obligées de chercher d'autres cantonnements et de s'opposer nécessairement aux forces des barrages.

L'aviation est constamment mise au courant de la situation météorologique. Les forces de police françaises, en particulier la Milice. sont occupées à d'autres opérations en Haute-Savoie, qui en partie se développent avec succès. "

La position du gestapiste est simple. Le terrain et le temps ne permettent pas, pour l'instant, une attaque avec succès, aussi préconise-t-il un pilonnage aérien systématique du Plateau, pour affaiblir les maquisards, avant un assaut terrestre d'envergure.

Max Knipping ne dit pas autre chose. Depuis qu'il est arrivé à Annecy, il a examiné tous les rapports des chefs de francs-gardes. Il a longuement discuté avec de Vaugelas et ses subordonnés, dont nous reparlerons plus loin, et il est arrivé à la même conclusion que celui qu'il sert :

" Tous les rapports étaient concordants ; l'attaque du Plateau des Glières, défendu militairement par des positions judicieusement choisies et fortement armées par des mitrailleuses ou des fusils-mitrailleurs était une opération qui serait extrêmement coûteuse en hommes et sans doute vouée à l'échec. "

Pour le renforcer dans sa conviction, il apprend l'échec de la tentative G.M.R. sur la chapelle de Dran, contre les gars de Gaby, et il peut constater, lors de sa tournée des popotes, qu'il effectue entre le 14 et le 18 mars, que le moral de ses troupes est bien bas. Il dit, en 1945, à propos des forces du Maintien de l'ordre : " Leur moral était bas, ces hommes savaient qu'ils allaient à la mort et souffraient à la pensée d'avoir à se battre contre des Français. "

L'officier milicien parle ensuite d'une rencontre qu'il a eue avec un officier de l'A.S. Cela pose problème. Reprenons la chronologie des événements :

Max Knipping arrive à Annecy le 12 mars et en repart, pour Vichy, probablement le 16 au soir, ou le 17 au matin, selon un télégramme de la Gestapo annécienne. Cela lui laisse fort peu de temps pour rencontrer un envoyé de l'A.S.

Le 14 au soir ou le 15, le capitaine Anjot est nommé chef du bataillon des Glières. Le 15 ou le 16 se déroule la réunion dont nous parlons plus loin. Le 17, Maurice Anjot est encore à Annecy, et le soir, il prend le car Crolard pour le Grand-Bornand, afin de rejoindre Glières.

Sur le plan matériel, une rencontre entre le chef milicien et le chef du Plateau est possible, mais elle paraît bien improbable, et ce, pour plusieurs raisons.

En effet, on est en droit de penser que le capitaine du 27, nouvellement nommé pour commander les Glières, a d'autre choses à faire qu'à rencontrer un milicien, fût-ce Knipping. La détermination qu'il affiche à toutes les personnes rencontrées entre le 14 et le 17 mars, montre bien qu'il est décidé à aller jusqu'au bout, à se battre et à faire le sacrifice de sa vie.

Deuxièmement, la lettre envoyée par Lelong au capitaine Anjot, le 18 février dernier, et plus encore, celle envoyée le 10 mars par Humbert Clair à Lelong, clôt les possibilités de " négociations ", tant pour l'intendant de police que pour l'A.S.

Troisièmement, on se souvient que c'est Darnand lui-même qui a donné l'ordre à Lelong de cesser ces entrevues.

Quatrièmement, de Vaugelas, certainement informé de cette rencontre, n'aurait pas manqué d'en faire rapport à Jeewe, qu'il informe régulièrement des allées et venues de Lelong, comme les télégramme du S.S. le prouvent.

Il semble bien que, pour toutes ces raisons, Knipping n'ait pu rencontrer le capitaine Anjot. Ajoutons que le milicien, dans son procès, en 1947, reviendra sur cette affirmation et parlera d'un officier de la colonne Leclerc. À notre sens, il pourrait peut-être bien s'agir de Cantinier.

DE POLYGONE À LONDRES...

Polygone est le nom de guerre de Bourgès-Maunoury, délégué militaire du général de Gaulle, à Lyon. Ce dernier envoie à Londres, le mercredi 15 mars, un télégramme demandant davantage de propagande sur les ondes, se rapportant aux Glières et à la mort de Tom Morel. Il relaie ainsi les demandes que Cantinier fait depuis plusieurs semaines.

" La propagande fuite par la B.B.C. est insuffisante. Il faudrait qu'un chef militaire vienne au micro pour évoquer la mort édifiante du lieutenant Tom, aux Glières, du lieutenant Simon, à Annecy, et du lieutenant Brun, au Creusot. Il doit montrer que ces hommes ne sont pas des chefs de bandes, mais des chefs militaires prestigieux. Schumann peut affirmer qu'à la plus grande satisfaction des Allemands. les Français se battent entre eux. Il y a maintenant deux groupes distincts : d'une part la population civile et les maquis, d'autre part les chef G.M.R. et les miliciens. Il faut répéter aux troupes G.M.R., qui hésitent encore, l'ordre de refuser de se battre ou de prendre le maquis. Le Plateau est très fortement armé et peut recevoir tous les effectifs que vos opérations peuvent nous faire parvenir: "'' Incontestablement, la dernière phrase montre bien que le Plateau est devenu un abcès de fixation et n'est plus une dropping zone temporaire.

Ce même mercredi, quelques G.M.R., déserteurs de leur unité " Bretagne ", viennent grossir les rangs des jeunes, retranchés aux Glières. D'autres G.M.R., restés aux ordres, accompagnent les miliciens dans leur opération sur Cluses.

UNE IMPORTANTE RÉUNION À ANNECY

Rue Sommeiller, à Annecy, chez Périès, préfet révoqué par Vichy, se tient le 15 ou le 16 mars une réunion clandestine de certains chefs résistants.

Les évadés du M.R.E.F. assurent la protection, grâce à des armes apportées par Lulu, et provenant du stock de la rue François-Bulloz. Ce n'est pas la première réunion de ce genre. Au début de février, une autre réunion, rassemblant les responsables A.S. des départements de l'Ain, de la Savoie et de la Haute-Savoie, s'est tenue au moulin de Frontenex, au nord d'Annecy-le-Vieux.

Aujourd'hui, il y a là Jean Rosenthal, alias Cantinier, officier interallié, Humbert Clair, alias Navant, le capitaine Maurice Anjot, alias Bayart, qui vient de recevoir le commandement du Plateau, et Georges Guiclollet, alias Ostier, chef départemental des Mouvements unis de résistance.

Après avoir, les uns et les autres, rappelé les derniers événements et la situation du moment, on en vient au fond du problème :

Il y a, là-haut, dans la neige et le froid de Glières, plus de 450 gars. Qu'en fait-on ? Ajoutons qu'ils viennent de recevoir un gros parachutage, le troisième, de 90 tonnes d'armes, de munitions et de matériel divers, environ. De plus, depuis quelques jours, les forces du Maintien de l'ordre se renforcent et surtout les Allemands s'agitent.

Des divergences de vues apparaissent. Cantinier s'oppose à toute mesures de dispersion des maquisards rassemblés au Plateau, et encadrés par de nombreux officiers d'active. note le chef départemental des M.U.R. Pour ma part, je prévoyais un drame, car l'étreinte des troupes miliciennes et par la suite allemandes ne pouvait que se resserrer autour de ce plateau. "

Nous sommes au cœur du problème. L'officier de liaison Cantinier a, depuis plusieurs semaines, appelé de ses vœux la confrontation avec les Allemands. Il a envoyé télégramme sur télégramme, réussissant à mettre notre département à la une de la B.B.C. Il a obtenu trois parachutages pour les gars du Plateau. Mais maintenant, les choses se précipitent, car les Allemands semblent bien décidés à mettre un terme à ce regroupement.

Grimpés au départ sur le Plateau en vue de récupérer des parachutages alliés à venir, les maquisards devaient, dès réception, descendre les armes dans les vallées et armer les maquis du département.

Or, nous l'avons vu, progressivement, dans l'esprit de certains et notamment de Jean Rosenthal, les maquisards des Glières sont devenus l'embryon d'un rassemblement plus vaste, à qui une autre mission est dévolue. Cantinier est un homme qui place la France au-dessus de tout, et, pour lui, tout ce qui doit permettre à la France de retrouver sa vraie place doit être entrepris.

Il est vrai que la situation a évolué rapidement. L'état de siège dans lequel se trouve notre département depuis un mois et demi, tout comme certains appels londoniens, a incité les réfractaires et les maquisards à rejoindre le Plateau. La question de la sécurité de ces gars se pose.

" Cantinier, poursuit Georges Guidollet, n'ignorait pas que les Allemands, exaspérés par ce premier regroupement de maquisards en Haute-Savoie, fèraient l'impossible pour détruire ce foyer de résistance, mais pour lui, l'action de guérilla et de sabotage n'était pas suffisante. Il fallait fournir à Londres la preuve que la Résistance ne s'exprimait pas seulement en paroles, mais par des faits, et qu'elle représentait une force considérable avec laquelle les Allemands devaient compter. "

Le capitaine Anjot intervient à son tour. Il ne pense pas que la victoire sur l'Allemand soit si évidente, mais pour lui, outre qu'il est nécessaire de prouver la solide réalité de la Résistance aux yeux des Alliés, il ne peut être question d'abandonner les armes larguées récemment. Puisqu'il faut combattre, le capitaine en assume l'honneur.

Après une longue discussion, entre les quatre hommes, la décision est prise. " À contrecœur, poursuit le chef des M.U.R.. nous avons tous décidé de nous rallier à la position catégorique adoptée par Cantinier. En ce qui me concerne, avec le recul des années, je me rends compte que cette grave et terrible décision était. en fait. la seule solution valable, pour faire admettre par les Alliés que la Résistance intérieure était capable de combattre. Contrairement à ce que certains ont prétendu, il ne s'agissait pas d'une décision prise à la légère. ni d'une décision guidée par des considérations d'ordre personnel, mais d'une prise de conscience brutale des difficultés que nos représentants devaient surmonter à Londres. "

Entre évacuation et combat avec l'ennemi, la décision est prise au bout de deux heures d'âpres discussions : ce sera la confrontation.

Cependant Humbert Clair n'est pas convaincu et informe, assez rapidement, Cantinier de son désir de faire évacuer le Plateau.

L'officier de liaison lui explique que c'est une affaire interalliée et qu'ils ne peuvent, eux seuls, prendre une décision ; et il lui demande de patienter jusqu'au lendemain, car il doit consulter Londres pour autoriser cette évacuation.

Le lendemain, Navant se rend avenue Bouvard, chez Cantinier, qui lui présente un télégramme émanant de Londres, écrit sur " un bout de papier " :

" Considérons Glières comme tête de pont. Parachuterons un bataillon. Si opération réussit, parachuterons en masse.

Navant s'incline et remet dans sa poche l'ordre d'évacuation des Glières. L'objectif lui paraît, de bonne foi, évoluer : le regroupement, décidé à l'origine seulement pour récupérer les parachutages, paraît maintenant vouloir devenir un abcès de fixation en vue d'un débarquement allié, tout proche.

Nous, nous savons que ce télégramme n'émane pas de Londres, mais qu'il a, probablement, été fabriqué par Cantinier. En tout cas à ce moment-là, l'encombrement des services londoniens du Chiffre est tel qu'il paraît impossible que la question et la réponse aient pu faire l'aller et le retour en si peu d'heures.

Louis Jourdan, alors sur le Plateau et non informé de cette réunion, ajoute : " Cette discussion était vaine. irréaliste, puisqu'on ne pouvait évacuer le Plateau à cette date, sinon d'une manière lamentable, qui aurait ruiné le crédit de la Résistance. "

TÉLÉGRAMME À LONDRES

Cantinier envoie, ce 16 mars, un nouveau télégramme à Londres :

" Le chef dont vous avez annoncé la mort est le lieutenant Morel, appartenant au 27e bataillon de chasseurs, dont le nom de guerre était Tom.

En fait de communiste, c'était un ancien membre de la Légion, décoré de la Légion d'honneur sur le front. Honteux de ce crime, les miliciens prétendent que ce sont ses propres hommes qui ont assassiné Tom. C'est là un nouveau mensonge, que je vous demande de démentir catégoriquement à la radio... Je vous demanderai probablement l'aide de la R.A.F. pour des bombardements, si la concentration autour des Glières se poursuit... "

Cette dernière phrase montre bien que la réunion chez Périès a déjà eu lieu au moment où Cantinier envoie son message, et qu'il est parfaitement décidé à aller au bout de son engagement.

Le message de Cantinier ne passera sur les ondes que le 21, tellement les communications radio sont embouteillées.

Vers minuit, le chef milicien de Vaugelas reçoit, de l'intendant de police Lelong, l'ordre d'arrêter toutes les actions de ses hommes dans le département et de leur faire faire mouvement, pour relever immédiatement les unités de la Garde, des G.M.R. ainsi que de la Gendarmerie, qui encerclent le Plateau des Glières.

Pour mettre un terme à l'inefficacité des forces de police classiques, et venir à bout, avant l'Allemand, de Glières, la Milice doit désormais contrôler, seule, l'encerclement du Plateau.

TÉLÉGRAMME N° 133

Vendredi 17 mars, Philippe Henriot clame dans son éditorial quotidien :

" Les forces du Maintien de l'ordre ont réussi à mettre hors d'état de nuire le centre principal de la Résistance en France ", ce que les radios suisse et anglaise s'empressent de démentir.

Entre dix heures et midi, un avion survole à nouveau le Plateau des Glières. Les Allemands se préparent à une attaque d'envergure, mais auparavant, ils tiennent à connaître la situation exacte des " terroristes ". Ils surestiment la puissance de feu des maquisards et font procéder, dès l'après-midi, entre 14 heures et 16 heures, à un nouveau bombardement. Les Heinkel reviennent et lâchent leurs bombes pour la seconde fois.

Serge Thélen se souvient de ce passage :

...Alors que nous sommes réfugiés derrière nos rochers, un avion (le pilote a-il remarqué quelque chose ?) se met à longer notre falaise. Le Matelot. Octave Poyer est à la mitrailleuse : " S'il revient, je tire dessus". dit-il. tandis que j'engage les bandes. L'appareil, qui avait disparu derrière la montagne. réapparaît et fonce sur nos rochera. La mitrailleuse crépite. L'avion passe rapidement. J'accroche de nouvelles bandes. Il revient et cette fois, il nous canarde. Nous tirons de nouveau : il s'éloigne en lâchant une traînée de fumée il ne reparaîtra pas. L'aurions-nous touché ?

La Gestapo est informée, vers vingt heures, que la démission de Lelong a été rejetée et que Max Knipping et son chef, Joseph Darnand, sont à Paris.

Le docteur S.S. Jeewe nous apprend, dans le télégramme n° 183, de 20 h 11 :

... , Darnand et Knipping ne sont pas venus à Annecy, mais par contre se sont rendus à Paris. Knipping est attendu à Annecy. le 18 au soir, avec les trois commandants en chef de la Garde, G.M.R. et Gendarmerie. L'action de la Milice prévue pour ce matin, à laquelle les cieux correspondants de guerre devaient participer, n'a pas eu lieu, car les terroristes avaient déjà quitté le camp. "

Le S.S. est parfaitement au courant du voyage de Darnand à Paris, auprès de Oberg, et confirme ainsi les dires de Knipping, qui affirme en 1945 :

" Darnand fut mécontent des nouvelles que je lui ramenais de Haute-Savoie.

Comme il le faisait généralement, en pareille circonstance, il me dit : "Je vais refléchir en attendant. rentrez à Paris et reprenez votre travail au ministère. "

Peu de temps après, il prenait lui-même la direction des opérations en Haute-Savoie. après avoir décidé, avec le général Oherg, que l'attaque du Plateau serait menée de front par les unités d'aviation allemande, de l'artillerie, de l'infanterie appuyée par quelques G.M.R. et la Milice.

Le S.S. poursuit son rapport à Knochen :

" Un homme de l'AS. encerclée, a quitté le Plateau des Glières. Il rapporta que le premier bombardement de dimanche avait été presque sans résultat. Uniquement deux chalets ont été détruits. aucun tué. aucun blessé. Les encerclés du Plateau des Glières doivent se trouver, depuis la mort du lieutenant Morel, sous le commandement du chef F.T.P. Lamouille. D'autre part, il déclare que les cernés ont l'intention de quitter- le Plateau et de changer de camp.

On aimerait connaître le nom de ce déserteur. On ne sait si le S.S. est d'accord avec lui, lorsqu'il place Marcel Lamouille à la tête du bataillon des Glières, ou s'il l'écrit à Knochen pour monter l'urgence de la situation. Quoi qu'il en soit, ces renseignements ne sont pas d'un grand secours pour l'occupant.

18 MARS : LE CAPITAINE ANJOT PREND LE COMMANDEMENT

Pierre Bastian et le corps franc de Thônes sont grimpés sur le Plateau pour l'enterrement de Tom. C'est donc le 13 qu'ils s'installent, définitivement, dans le chalet de Monthiévret. Notons au passage que Bastian, plus ancien que Joubert, prend le commandement par intérim du Plateau, le 14 mars au matin, commandement qu'il remet au capitaine Anjot le 18 mars.

Samedi matin, 18 mars, le capitaine Anjot arrive sur le Plateau pour prendre le commandement des Glières. On a déjà beaucoup parlé du capitaine Maurice Anjot, depuis les premières pages de cet ouvrage, mais qui est-il ?

Né le 21 juillet 1904, à Bizerte, où son père, officier de carrière, tenait garnison, deuxième enfant d'une famille de trois garçons, il reçoit une solide éducation familiale, dans le culte de l'honneur, de la patrie et de la foi.

Après ses études au lycée de Rennes, en 1923, il entre à l'École spéciale militaire de Saint-Cyr - promotion " chevalier Bayard ", ce qui inspirera son nom de guerre - et ressort en 1925, pour être affecté comme sous-lieutenant au 7e bataillon de mitrailleurs de Sarrebourg.

Lieutenant en 1927, il prend part, à la tête de la section de mitrailleuses du 62e régiment de tirailleurs marocains, basé à Marrakech, aux opérations de pacification du Maroc, chez les Ida ou Tanant, et sillonne le Haut-Atlas : première véritable confrontation du jeune officier avec les hommes sur un théâtre d'opérations. " J'aime mes tirailleurs et veux me faire aimer et respecter d'eux ", dit-il. Ouvertures de pistes, mais aussi cérémonies riches en couleurs de l'avènement du nouveau sultan, le futur roi Mohammed V. Dans ses notes, le général Huré le qualifie " d'officier délite d'une maturité au-dessus de son âge, à l'intelligence vive, exerçant un grand ascendant sur ses tirailleurs " .

En octobre 1929, il est nommé instructeur à Saint-Cyr et y reste jusqu'en août 1935, après avoir été promu capitaine, en juin. Il est noté par le général Frère comme excellent instructeur, clair et précis. très à l'aise sur le terrain. où il sait être persuasif et vivant. Énergique et pondéré, il suit de très près ses élèves, non seulement au point de vue militaire, mais aussi au point de vue éducatif et privé, et en obtient des résultats remarquables... J'ajoute qu'il sera unanimement regretté à Saint-Cyr.

Affecté au 172e régiment d'infanterie de forteresse, à Strasbourg, il se voit confier le commandement de la compagnie du pont de Kehl et a sous ses ordres toute une série d'ouvrages de berges et d'ouvrages de lignes d'arrêt sur le Rhin. Pendant deux ans et demi, il assure la surveillance de cette porte de l'Alsace, sur laquelle il se plaît à faire flotter notre drapeau.

" Il accordait, dit le colonel Fourrière. alors lieutenant. une grande confiance à ses subordonnés, en même temps qu'il était d'une extrême courtoisie vis-à-vis de ses pairs. Sa silhouette dégagée, fine, élégante, le faisait paraître très jeune. Il corrigeait sa vue par un pince-nez, mais sa main ne tremblait pas, quand il tirait au pistolet. Il avait d'ailleurs gagné le concours régimentaire de tir à cette arme... "

" Excellent officier, possédant les plus belles qualités de chef... exerce avec succès le commandement délicat de la compagnie du pont de Kehl... Réunissant un ensemble rare de qualités morales, intellectuelles et physiques.... il mérite un brillant avenir ", écrivent les généraux Oehmichen et Pichon. En janvier 1938, il est nommé à la Direction de l'infanterie, au ministère de la Guerre, à Paris.

Le 25 mai 1940, il rejoint l'état-major de l'infanterie divisionnaire 45, sur le front de l'Aisne.

Au cours du repli sur l'Aube, les circonstances le conduisent à Troyes, où le 15 juin au matin se produit un événement caractéristique de sa personnalité : au volant d'une voiture de tourisme, qu'il conduit, accompagné de trois lieutenants de l'état-major, il se trouve subitement nez à nez, sur la place de la mairie, avec une automitrailleuse allemande, dont le chef leur intime l'ordre de se rendre. Le combat est trop inégal. Ils sont prisonniers ? C'est mal connaître le capitaine Anjot. Depuis le siège de la voiture, il ouvre le feu avec son revolver et abat le chef du blindé. Il est aussitôt imité par deux des lieutenants ; un combat singulier s'engage face à la puissante arme automatique de l'adversaire, au cours duquel conducteur et tireur ennemis sont mis hors de combat. Anjot, protégé par la visière de son casque, échappe miraculeusement à une balle de revolver et réussit à s'enfuir, à pied, malgré sa blessure. Lucidité et froide détermination, il montre là ses qualités maîtresses.

C'est en octobre 1940 qu'il est affecté au 27e B.C.A.., commandé alors par Vallette d'Osia. Ce dernier, qui en a fait son adjoint, écrit de lui :

" Officier de premier ordre, apte à exercer un commandement important ; jugement sain. très sûr, esprit clair. méthodique, ayant beaucoup pensé aux problèmes de combat. Voit particulièrement juste sur le terrain. Absolument sûr, à tous points de vue. "

Dès le printemps 1941, il prend une part très importante au projet d'organisation de la demi-brigade clandestine, chère au commandant d'Osia, qui lui donne à constituer le bataillon de l'arrondissement d'Annecy, dont il assurera le commandement.

Au mois d'août 1942, il est appelé à Aix-en-provence, à Saint-Cyr, où il assure l'instruction jusqu'en novembre. À cette date, alors que la zone sud est envahie, l'armée d'armistice est dissoute et le capitaine Anjot revient à Annecy, où il se met immédiatement à la disposition du commandant Vallette d'Osia. Comme d'autres chasseurs, il est alors poursuivi par la police de Vichy, pour menées antigouvernementales.

L'Armée secrète se met en place. Entre d'Osia et son collaborateur immédiat, le contact est permanent et ils se révèlent tous deux pleinement d'accord sur la tactique à employer : démuni d'armes lourdes, sans soutien d'artillerie et d'aviation, face à une armée nombreuse et puissamment outillée, on ne peut envisager un affrontement régulier. " Accepter un combat statique. c'est se vouer à une destruction certaine, donc à éviter à tout prix. Trouver un point faible, concentrer rapidement les moyens, frapper fort et disparaître, telle doit être notre règle.

Le capitaine, dès cet instant, est dans la Résistance ce qu'il a été dans l'armée : un homme méthodique, travaillant avec obstination et efficacité. Après l'arrestation du commandant Vallette d'Osia, en septembre 1943', il mène une vie de proscrit, se laisse pousser la moustache et les favoris, devient un autre homme, sans domicile fixe, sans autre rapport avec sa famille que de furtives rencontres, loin d'Annecy, ou dans l'ombre d'une église. Il accomplit un travail énorme au P.C., comme nous avons pu nous en rendre compte ci-dessus.

Sa personnalité se révèle encore, lorsque l'on sait qu'il n'hésite pas à rencontrer à plusieurs reprises l'intendant de police Lelong, de qui il ne peut accepter la distinction entre les différents maquis ou courants de Résistance.

Voilà l'homme qui, le 18 mars 1944, connaissant bien la situation dans les deux camps, prend le commandement du bataillon des Glières.

Il sait que, sur le plan militaire, accepter le combat avec l'Allemand est une erreur, mais il sait aussi, que sur le plan psychologique, il ne peut plus faire évacuer le Plateau. De plus, les armes parachutées le 11 mars dernier tomberaient aux mains de l'ennemi. C'est donc en connaissance de cause que le capitaine Anjot, alias Bayart, rejoint ses camarades, là-haut dans les nuages.

Elisabeth Lalanne, agent de liaison, lui apporte un message.

" Je l'ai rencontré au fond de l'église Saint-Maurice, à Annecy. Il m'a dit, je l'entends encore : " J'ai décidé je monte au Plateau. Je sais que je n'en reviendrai pas. Je vous dis au revoir. "

On s'est serré la main, sans commentaire. C'est tout. J'étais bouleversée. Je le revois s'éloigner, encore déguisé, avec sa moustache, sortir de l'église, vers son destin. "

Rencontrant par hasard Roby à Annecy, il lui déclare : " Poirson, je monte là-haut " Et comme Roby lui fait remarquer qu'il risque fort d'y " rester ", le capitaine poursuit : " 0n ne peut plus dégager ! Moi... Je veux faire mon boulot ...

Dès que sa décision a été entérinée, avant de partir, le 15 mars, il a écrit à sa femme une lettre émouvante et déterminée. Grâce à la complicité d'Hubert Godinot, il avait réussi à envoyer sa femme, Maguy, et son fils, Claude, à Paris, en attendant, comme il l'écrit dans sa lettre du 10 mars dernier, " que l'épidémie soit terminée ".

Ma chère Maguy,

Tu sais combien les événements ont marché depuis ton départ. La disparition brutale de notre camarade M. a nécessité son remplacement. Si j'ai pris cette charge, c'est parce que j'ai jugé que mon devoir était là. Ne crois pas qu'il ne m'en a pas coûté de le faire, toi absente. mais peut-être que cette absence m'a permis de surmonter plus librement le côté familial de la question. Surtout, ma petite, comprends-moi bien. Je te demande de bien peser tous les sentiments qui ont pu être les miens.

Nombreux sont ceux qui, par des raisonnements plus ou moins faux et lâches, se laissent détourner actuellement, du devoir national. En tant qu'officier, je ne puis le faire.

Comme tous, crois-moi, j'ai un cœur ; bon nombre de considérations devaient jouer dans ma décision. Je les ai toutes vues. Que cette décision soit acceptée par vous deux, Claude et toi. très crânement. Sois courageuse, ma chérie.

D'ailleurs. tout se passera bien et nous nous retrouverons tous trois, j'en ai la conviction.

J'aurais aimé t'avoir avec moi. ces journées, pour être entouré de ton affection, alors que je me suis trouvé bien seul.

Je vous aime tous les deux. Je vous serre longuement dans mes bras et vous embrasse bien affectueusement. Au revoir, mes deux chéris.

MAURICE

Notre amie, madame V.. a été véritablement aimable à mon égard. Elle m'a rendu d'infinis services, avec beaucoup de gentillesse et je te demande de l'en remercier beaucoup.

Lorsque le capitaine, par mesure de sécurité, a écrit madame V. ", il voulait parler de Mme Veiry, qui l'a courageusement caché, jusqu'au dernier moment. Le 17, il était encore chez elle, en début d'après-midi. Lorsqu'il lui a appris la nouvelle, elle lui a dit :

" Je ne comprends pas : Vous étiez en danger quand il fallait que vous circuliez à Annecy et dans la vallée, au milieu des miliciens et des Allemands. Maintenant que le danger est au Plateau, vous y montez ! Mais quoi alors ? C'est toujours pour vous, le danger !

Anjot s'était contenté de répondre :

"On me dit d'y aller : J'y vais. Et ma vie importe peu, si je parviens à sauver celle des autres ! "

Le capitaine a écrit, ce même jour, une lettre destinée à son fils, Claude :

Mon cher petit Claude,

Il y a déjà longtemps que tu es parti à Paris et lorsque tu reviendras, je serai éloigné d'Annecy pour quelque temps. Je tiens à ce que toi aussi, tu aies ton petit mot à ton retour

Je te recommande surtout d'être toujours très gentil avec ta maman, car tu sais, elle a grand besoin de calme. Sois très obéissant et toujours le bon petit élève que j'avais plaisir à faire travailler.

Je rentrerai à la maison dès que je le pourrai et nous reprendrons notre vie d'avant.

N'oublie pas ton Papa dans tes prières.

Je t'embrasse très affectueusement.

Ton père. MAURICE.

On voit à travers ces lettres combien les combattants de la Liberté, même valeureux, généreux, immenses, sont avant tout des hommes, faits de chair et de sang, conscients du sacrifice qu'ils consentent pour le bien de tous.

Vendredi, en fin de journée, Maurice Anjot-Bayart est devant la gare d'Annecy. Il s'apprête à prendre le car Crolard. Il rencontre, nous l'avons vu, Poupée Fournier, à qui il répond, lorsque qu'elle lui parle des risques " Je passerai. Je veux que pour ce dernier combat, il y ait un officier de chasseurs à leur tête...

Le soir, le capitaine est attablé à l'hôtel de la Pointe Percée, au Grand-Bornand, en compagnie du patron Raoul Beaujon, de René Bastard et de Léonce Missillier, lorsque survient Francis Missillier, de la section " Allobroges ", avec pour mission de convoyer le nouveau chef dans les neiges.

Par la Forclaz, la Cellaz et la vallée du Borne, guidé par Francis, Léonce et René, le capitaine gagne Monthiévret, apportant avec lui le drapeau de la compagnie qu'il commandait au pont de Kehl. Un gars du corps franc Bastian, Jean Mathevon, ancien des Dents de Lanfon, est chargé de le guider jusqu'au P.C.

Le lendemain, le capitaine Maurice Anjot a revêtu sa vareuse d'officier de chasseurs, coupé moustache et favoris. " Si je dois mourir, je veux mourir Anjot ", dit-il.

Devant les hommes rassemblés, qui chantent fièrement La Marseillaise à pleine poitrine, le drapeau monte au mât central. Le lieutenant Bastian présente le bataillon au nouveau chef de corps.

Cette cérémonie, toute militaire, est empreinte de vérité et lourdement chargée de symboles, au cœur enneigé de ce que Tom Morel avait baptisé " le premier coin de France libéré ". Anjot se fait exposer l'organisation en place, décrit la situation dans la vallée et les préparatifs de l'adversaire, dit Louis Jourdan, alias Joubert. Il faut saluer l'exceptionnelle maîtrise de lui-même, montrée à cette occasion : il sait ce qu'il en est, et il ne se fait aucune illusion sur les événements qui nous attendent, mais, pas un instant il ne laisse transparaître sur sont visage le moindre doute, la moindre inquiétude. Impassible, il nous dit sa certitude que les Allemands vont nous attaquer. Pas une allusion sur l'annonce de renforts : le bataillon canadien dont nous avait parlé Cantinier, le 9 mars, au cours d'une liaison qu'il avait eue sur le Plateau avec Tom. quelques heures avant sa mort. De toute évidence. il n'y croyait pas et ne voulait pas nous bercer d'illusions. Calmement, il nous encourage, nous affirme que la position est excellente, le terrain favorable. Son impassibilité sa froideur apparente, caractéristiques de sa personnalité, font sa force et sa grandeur, en ces instants dramatiques où rien ne doit ébranler notre détermination. Au cours de ce briefing, il prend les premières mesures de redistribution des forces, tout particulièrement dans la direction, qu'il estime, à juste titre, la plus dangereuse : celle du Petit-Bornand, Entremont. Il renforce spécialement la position de Monthiévret, en constituant la quatrième compagnie, aux ordres du lieutenant Lalande...

Nous verrons plus loin comment le capitaine organise ce qu'il pense être le fer de lance de la défense du Plateau. Au cours de cette première rencontre, le capitaine met au point, avec son état-major, les " lignes de fuite ", inhérentes aux règles de la tactique militaire. De plus, le lieutenant Bastian est affecté au P.C. et Joubert rejoint sa compagnie.

Rapidement, Anjot entreprend la tournée des sections. Les gars sont encore sous le choc de la disparition brutale de Tom, et le capitaine doit reprendre les gars en main et s'imposer. Raymond se souvient :

" Le capitaine Anjot passe à notre section, pour se présenter et nous connaître. L'accueil est réservé devant cet officier inconnu pour nous, d'autant plus qu'il succède à un homme exceptionnel. Anjot nous parle avec simplicité nous donne des nouvelles d'en bas, qui ne sont pas très bonnes, nous explique ses prochaines décisions et rend un émouvant hommage à Tom. Le courant passe, la confiance renaît, nous ne sommes plus tout seuls...

De chalet en chalet, c'est le même accueil. Rapidement Maurice Anjot fait le tour de ses gars, leur insuffle à nouveau la confiance, que momentanément certains avaient perdue. Même si Tom Morel reste dans le cœur de tous les gars, le capitaine, aimé de tous, incarne maintenant l'espoir et l'esprit des Glières.

En bas, dans la vallée, de nouveaux jeunes s'apprêtent à grimper dans la montagne. Louis Ganassali, parti d'Annecy, vers dix heures et demie du matin, avec Henri Duchêne et Victor Vulliez, rejoint le corps franc de Thônes, puis le chalet de Monthiévret, dans l'après-midi.

On peut mesurer là l'abîme qui sépare ces jeunes sans aucune formation militaire ou presque, ni entraînement intensif, face à l'armée régulière allemande.

LE BATAILLON DES GLIÈRES

On peut considérer que ce 18 mars le maquis des Glières a atteint ses effectifs. Seuls quelques isolés rejoindront encore le Plateau.

On sait qu'au moment de l'attaque finale, ils seront 440. Parmi eux, six officiers d'active : Maurice Anjot, Louis Jourdan, Jacques de Griffolet d'Aurimont, Pierre Bastian, Jacques Lalande, du 27e B.C.A.. et Pierre Barillot, du 6e B.C.A.., et des sous-officiers d'active ou de réserve, de chasseurs alpins pour certains, comme Louis

Morel, Henri Onimus, Louis Conte, Roger Petit, André Wolff, Lambert Dancet, Louis Vitipon, Georges Buchet, Fernand Guillemenet, Georges Aragnol, Noël Cuenot, Roger Echasson, Robert Jouglas, Henri Stein, Marcel Contassot ou Marcel Houot, ancien quartier-maître sur le Dupleix, ou bien encore les maréchaux-des-logis Paul Allanic et André Macé, dit l'Artilleur, et José Salvador, sergent dans l'armée républicaine espagnole.

Le dispositif est en place. Il importe de préciser, dès le départ, que le périmètre à garder est beaucoup trop grand pour un si petit effectif, qu'en conséquence, la place restée libre entre les postes est parfois importante et qu'en tout état de cause, la moindre brèche dans ce dispositif peut entraîner son enfoncement, d'autant plus que le capitaine ne dispose d'aucune réserve, à part la S.E.S., réduite à une dizaine de gars. Ajoutons cependant que, dans le cas présent, une réserve aurait été bonne pour le moral des hommes, mais n'aurait vraisemblablement rien changé au cours des choses.

Le colonel Wyler, de l'armée suisse, a, sur le plan militaire, analysé la tactique mise en œuvre par le capitaine Anjot. En 1984, il a écrit à ce sujet :

L'analyse objective des décisions tactiques prises par Anjot, constitue un exemple méthodologique fort précieux et toujours actuel...

Pour ce qui concerne le terrain. Anjot a tout de suite vu le double compartimentage : la plaine de Dran. bordée au sud par Notre-Dame-des-Neiges, d'une part, et le Plateau proprement dit, d'autre part. Se mettant à la place de l'assaillant, pour imaginer ses réactions probables, il a parfaitement vu que si l'ennemi perçait au sud la plaine de Dran, le bataillon pourrait encore tenir en se repliant sur le véritable Plateau. Par contre, si la défense était enfoncée au nord-est, il serait impossible d'endiguer la marée. Vu la faiblesse des moyens dont il disposait, Anjot a donc d'emblée affaibli le sud, pour renforcer Monthiévret. "

Cela lui est possible grâce à l'arrivée des hommes de Lalancle et de Griffolet.

L'avenir et l'attaque germanique vont donner raison au capitaine, et on peut d'ores et déjà dire que les douze F.M. qu'il fait mettre en place sur Monthiévret, vont permettre au bataillon des Glières d'éviter l'anéantissement total.

Au cœur du Plateau proprement dit, dans le chalet d'Ernest Sonnerat, adossé à la montagne des Prêtes, dominant l'étendue enneigée du Plateau, regardant vers le mât central et bien exposé au soleil du sud, Tom avait installé le P.C.

Maintenant, le chef du bataillon peut compter sur les officiers Jacques de Griffolet d'Aurimont - adjoint tactique chargé de le seconder dans la définition des besoins et l'inspection des positions de combat - et Pierre Bastian - responsable du ravitaillement et de la logistique extérieure.

Sont également affectés au P.C.: Alphonse Métrai, secrétaire du bataillon, qui s'occupe de la " paperasserie ", même si elle est simplifiée au maximum - clandestinité oblige. Il suit non seulement les effectifs, mais assure des liaisons avec les secteurs, ainsi que la permanence au P.C. et s'occupe des choses les plus variées. L'effectif maximum de rations qu'il enregistre est de 457 ; André Fumex, dit d'Artagnan, qui s'occupe des parachutages, de la répartition et du stockage du matériel, des armes et des munitions ;

Gilbert Lacombe, sous-chef de gare à Annecy, âgé de quarante-sept ans, père de cinq enfants, qui est le gardien-chef, toujours de bonne humeur, chargé de la surveillance des G.M.R. retenus prisonniers depuis le 10 mars et qui ont été, pour la plupart, répartis dans les sections. Cet homme est plein d'humour, lorsqu'il affiche à la porte du P.C. les horaires des trains au départ d'Annecy !

En plus, on trouve Tony Wolczyk et Joseph Brychy, deux Polonais, anciens du 372e bataillon d'infanterie de la Wehrmacht, où ils avaient été incorporés de force. Ils ont été capturés par Simon, dans un bistrot, entre Culoz et Vions. Après avoir brillamment reconnu les photos de De Gaulle, Foch et Giraud (incroyable mais vrai), et passé ainsi l'examen d'entrée dans la Résistance française, qu'ils désirent rejoindre, ils se sont retrouvés à Usillon. Après la mort de Simon, Forestier les a dirigés sur les fermes de Claude Daniel et Edmond Chaffard, à Mont-Piton. Montés à Glières avec les sédentaires de Forestier, ils ont été affectés à la cuisine du P.C.

En couverture de ce P.C., on trouve également Joseph Dalmasso, un ancien de " Lyautey " et Henry-Claude Chavanne, un gars d'Annecy, monté le l0 mars et qui fait également office d'armurier et d'agent de liaison.

Jean Debrucky, dit Jean l'Autrichien, est cuisinier et boucher pour tout le Plateau. Ce soir, assis devant le chalet, il pense à l'incroyable parcours qui l'a amené ici.

Il avait vingt-neuf ans en 1936, lorsque Hitler avait envahi son pays. Ne pouvant admettre l'Anschluss, il était parti combattre dans les Brigades internationale en Espagne et avait participé à toutes les batailles perdues. Suivant les républicains en exil en France, comme ouvrier agricole, il s'était retrouvé à la ferme Gay, à Annecy. Un jour que des soldats allemands étaient en manœuvre près de la ferme, il s'était adressé à l'un d'eux. Mal lui en avait pris, le lendemain, la ferme avait été bouclée et lui, embarqué au Pax, à Annemasse, et écroué sous le numéro 97. C'était le 9 octobre 1943. Le lendemain, il avait vu arriver Auguste Métrai, puis, le 16, André Fumex. C'était par eux qu'il avait décidé de rejoindre Manigod. Il s'était évadé du Pax, cas unique, avait rejoint Thorens et un groupe d'Espagnols, puis le Bouchet de Serraval et Manigod, et s'était tout naturelle-ment retrouvé sur le Plateau, fin janvier. Alphonse Métrai lui avait demandé de s'occuper du dépeçage des bêtes. Il avait débuté avec un Opinel, jusqu'à ce que Paccard réussisse à monter un couteau de boucher. Sentant courir un frisson, Jean décide de rentrer au P.C.

Dans le chalet de Marie Missillier, les maquisards ont deux mulets, anciens pensionnaires du 27e B.C.A., confiés à Raymond Touzé.

En face, le long d'un sentier, s'alignent trois chalets.

Le plus aval, le Gerat, où habitent Jean-Claude Merlin et sa famille, abrite les gars de la S.E.S., ou section d'éclaireurs skieurs, commandée par le sergent Dancet, alias Duparc. On y retrouve Louis Vitipon, alias Pony, Louis Loiseau, Pierre Tortel, ancien de l'école de cadres de Manigod, ancien du corps franc Simon, tout comme Jean Dujourd'hui et René Cressend, dit Bleu, Olivier Fournier-Bidoz, André Tochon-Ferdollet, Louis Fumaz, Olivier Laydevant, Alphonse Schutz, Pierre Robin, Eugène Quétand, Louis Sala, Fernand Tardy, André Véron, venu de la section " Hoche ", au F.M. avec comme servant Antoine Lazarotto. Georges Perrotin, évacué depuis sa blessure du 10 mars à Entremont, en faisait également partie.

Lambert Dancet, né en 1918 à Chamonix, s'est engagé volontaire, à dix-huit ans, dans l'armée. En 1940, il est sergent dans la S.E.S. de Tom. Après la défaite, il forme une équipe pour continuer le combat et travaille en étroite collaboration avec Vallette d'Osia, Tom Mord et Ducrettet, entre autres. Après la démobilisation, Lambert rejoint la vallée de Chamonix, où il organise un maquis. Il doit revenir à Annecy prendre en main le 2e bureau. Il est arrêté par l'O.V.R.A., qui le relâche faute de preuves. Il se marie en septembre 1943 et devient l'homme de confiance du P.C. de l'Armée secrète.

Aujourd'hui, ce jeune homme à l'aspect artiste, toujours prêt à chanter et à blaguer, a perdu celui qu'il aimait par-dessus tout et doit, grâce à sa légendaire endurance, mener à bien la tâche que son chef lui avait fixée. Chacun a encore en mémoire les paroles qu'il a prononcées sur le lit de mort de Tom :

" Dors tranquille, Tom. Ton bataillon poursuivra ton œuvre. Il tiendra et il vaincra ".

Le chalet médian, inoccupé, est aménagé en infirmerie, où le docteur Marc Bombiger, originaire de la région parisienne, secondé jusqu'au 1er mars par Michel Fournier, dit Michou, étudiant en médecine, puis par Jean Clavel, étudiant dentaire, descendu dans la vallée depuis trois jours, et par Yves Philippe de Kerarmel, Jean Pierre Petenuzzo et Michel Castelain, accueille et soigne les malades et les blessés.

Légèrement en amont, le chalet propriété du comte Roussy de Sales est transformé en arsenal. On y a entreposé les armes et les munitions qui n'ont pu être distribuées.

À la périphérie du Plateau sont disposées les compagnies, tenant tous les points de passage obligés de cette forteresse naturelle. Ce sont les derniers renforts arrivés qui ont permis la mise en place de ce dispositif.

À l'ouest, face à Thorens, la 3e compagnie, compagnie Forestier, commandée par Louis Morel, alias Forestier, forte de soixante-dix hommes environ, garde les passages du Pas du Roc, du Landron et de l'Enclave, interdisant l'accès à Champlaitier.

Elle se compose de la section F.T.P. " Maurice Coulon ", commandée par Marius Cochet, alias Franquis, en poste sur Landron, et regardant sur Usillon, et de la section " Chamois ", aux ordres de Roger Lombard. Ce dernier, propriétaire à Annemasse d'un café, que les forces de l'ordre avaient détruit, vu ses activités de Résistance, avait été obligé de se réfugier chez ses beaux-parents, à Thorens.

Sur la droite de la compagnie, la montagne de Sous-Dine, infranchissable, est laissée sans postes.

L'angle nord-est est confié à la 2e compagnie, la compagnie Humbert, commandée par Henri Onimus, secondé par Jean-Isaac Tresca, alias Pasquier.

Tout au nord, au col de Freu, on trouve la section F.T.P. " Liberté Chérie ", aux ordres d'André Wolff et la section " Verdun ", de Georges Buchet, dit Bruno, avec P.C. aux chalets de Tinnaz, sous le col de Spée.

Au-dessus des hameaux des Lignières et de la vallée du Borne, la section " Allobroges ", d'André Macé, formée de gars du Grand-Bornand et la section " Bayard ", de Roger Echasson, installées sur le replat entre le Creux Golliet et le Creux des Sarrasins, occupent trois chalets, dont ceux de Ballanfat et de " Burzon ". Paul Lan, dit Popol, ancien élève de mathématiques spéciales, venu des Bouches-du-Rhône et monté le 7 février, est, tout comme Lambert Marius, un gars du Doubs, agent de liaison de la section " Bayard ".

Un peu en arrière, la section " Mortier ", dirigée par l'adjudant Louis Conte, complète la compagnie Humbert. Il est à noter que la section de mortiers, qui possède deux mortiers de 81, dépend, normalement, du chef de corps, mais ici les difficultés de liaisons rendent cette application impossible, et la section est sous le commandement d'Humbert. Si parmi les chefs de sizaine, on trouve Marcel Contassot, dit Chanzy, ancien sergent pendant la guerre et monté le 2 mars dernier, Henri Gallicher, dit Lariflette, un Tourangeau, est arrivé avec le groupe Lalande, en provenance de Sommand.

L'adjudant Conte avait été en 1939 affecté au 179e B.A.F. du commandant Clerc. Démobilisé en 1940, il avait été par la suite réaffecté au 27e B.C.A., avant de rejoindre le maquis. À Entremont, il participe au ravitaillement du Plateau, où il grimpe en février dernier, pour prendre le commandement des mortiers.

En descendant vers le sud, le terrain est occupé par les gars de la 4e compagnie, la compagnie Lamotte, dont le P.C. est installé dans le chalet du Grédé, à Lo Cri. Cette compagnie, commandée par le lieutenant Jacques Lalande, vingt-cinq ans, " l'officier le plus ancien dans le grade le plus élevé " - après le chef du Plateau s'entend -, a en charge le principal accès au Plateau au-dessus du Borne, par l'Essen, et s'appuie au nord sur la compagnie Humbert. Julien Helfgott est affecté au P.C.

Au nord du Nant de Talavé, se trouve la section " Savoie-Lorraine ", du Rochois Lucien Cotterlaz-Rannard, installée aux Arvoux dans le chalet d'Armand Lartet, dans une position dominant le ravin de l'Essen. Dans les derniers jours, la section sera cantonnée dans cieux chalets.

Un peu plus haut, la section " Ebro ", formée d'Espagnols aux ordres du capitaine Antonio, de son vrai nom Gabriel Vilchès, cantonne dans le chalet d'Émile Merlin, face à Monthiévret. Sur les arrières de la section " Savoie-Lorraine ", chez Bastard, au lieu dit les Frechets, cantonne la section " Renfort-Ebro ".

En face, sur Monthiévret, dans les chalets de Claude Missillier et Jean Novelli, les sections " Jean Carrier " et " Saint-Hubert ", d'André Guy, dit Chocolat, sont commandées par le lieutenant Barillot, alias Baratier. Fortes de quarante-six hommes et douze F.M., elles font également partie de la compagnie Lamotte.

Antoine Orcet, de la section " Saint-Hubert " a décrit le cantonnement :

Un chalet en bon état. pour le réfectoire, la cuisine, l'écurie, deux lits, quelques bottes de foin pour dormir et dans un coin, le râtelier des armes. Un deuxième bâtiment, qui avait servi de cave à fromages, complétait le dortoir de ceux qui avaient fini leur tour de garde. Ces tours de garde étaient établis par Loulou (Louis Vignol), qui avait la charge de la cuisine. Chocolat, plus militaire, était responsable du secteur, choisissant les emplacements des postes de combat, der relations avec le P.C. et de l'organisation de la section.

La 1re compagnie, numérotée ainsi car la première formée, installée sur les versants sud et sud-ouest du massif, a en charge un immense périmètre. Louis Jourdan, alias Joubert, dispose de trois trentaines, constituées au départ par les gars de Faverges, de Manigod et de Serraval, montés le 31 janvier dernier.

Au sud-est, la section " Leclerc ", formée, en partie, des gars de Faverges, aux ordres de Robert Jouglas, cantonne dans les chalets des Auges et domine la vallée de l'Ovéran, qui grimpe d'Entremont. Robert Jouglas est un ancien adjudant-chef du 2e régiment étranger de cavalerie.

Autour de la chapelle de Notre-Darne-des-Neiges, regardant vers le sud-ouest et la vallée du Fier, les gars de Serraval forment la section " Hoche ", aux ordres de Jean Rivaud, alias Gaby, qui garde l'accès par la Rosière.

Pour compléter le dispositif, entre la section " Hoche " et les " Chamois " est disposée la section " Lyautey ", de Noël Cuenot, alias Nollin. Cette dernière, composée des gars de Manigod, garde deux postes, l'un aux Collets, sur le sentier qui monte de la Verrerie, l'autre, dans une grotte située sur le chemin des Eaux-Noires, grotte que les gars ont baptisée grotte de la Mort, ou grotte de l'Enfer, en raison de sa très grande humidité.

De plus, Serge Thélen commande une sizaine de réserve, installée au P.C. de la compagnie. " Le P.C. Joubert, a écrit Serge Thélen, où nous sommes installés. est un chalet d'alpage avec ses dépendances. Il se trouve presque au centre du Plateau, et de là, on aperçoit le mât où flotte le drapeau à croix de Lorraine. Derrière nous. les falaise abruptes de la montagne des Prêtes, devant nous, surplombant le Plateau, la montagne des Auges où se trouve un avant-poste, la section " Leclerc ". L'immense étendue est recouverte d'un épais manteau de neige sillonné de nombreux sentiers... La discipline, sans être rigoureuse, est militaire et le moral est excellent.

À tous ces hommes vivant sur le Plateau, il faut ajouter de nombreux agents de liaison et ravitailleurs, spécialistes de la marche à pied et de la débrouille, car il faut toujours passer, sans oublier les sédentaires, qui habitent sur le Plateau ou aux alentours et qui servent de support logistique aux combattants.

Le ravitaillement, nous l'avons vu, est un problème préoccupant. Nous avons également vu comment Pierre Bastian s'en acquitte avec dévouement et efficacité. Ajoutons qu'il y a trois chaînes de ravitaillement régulières : celle du Petit-Bornand, allant jusqu'à Sallanches et Cluses, celle du Grand-Bornand, et celle de Thorens, Mont-Piton, auxquelles s'ajoutent des ravitailleurs occasionnels.

Hommes et femmes des vallées du Borne et de la Fillière, qu'il se nomment Humbert, Jules, Louis, Robert, Arthur, César, Renée, Alphonsine ou Marie, qui ont pris en charge des réfractaires qu'ils ont guidés par des sentiers abrupts jusqu'au Plateau de la Liberté, qui ont assuré ravitaillement et liaisons, qui ont stocké des armes et sans qui Glières n'aurait pu être ce qu'il a été, sont tous des résistants à part entière.

DARNAND À NOUVEAU À ANNECY, 18 MARS

Si Darnand débarque à Annecy, ce 18 mars, c'est, d'une part, que l'on sent bien à Vichy que la crise qui couve depuis quelque temps au sein des forces du Maintien de l'ordre doit cesser, et que, d'autre part, les informations données par Knipping sont très pessimistes. Darnand juge qu'il est urgent qu'il prenne en main, lui-même, la direction des opérations en Haute-Savoie.

À la Villa Mary, Lelong reçoit la délégation gouvernementale, qui rassemble, autour de Joseph Darnand, les généraux Martin, directeur de la Gendarmerie, Peray, de la Garde mobile, Labarthe, des G.M.R., le juge Boisrond ainsi que le milicien Max Knipping, que Darnand a décidé d'emmener avec lui, contrairement à ce qu'affirme Knipping en 1945. Ce véritable patron des forces du Maintien de l'ordre dans notre département est bel et bien présent, comme le prouve le télégramme du S.S. Jeewe, envoyé le jour même.

On a bien senti à Vichy les hésitations qui retiennent certaines forces de police d'attaquer l'A.S. Même Knipping, apparemment dur parmi les durs, a accepté une entrevue avec un officier, comme nous l'avons vu. La presse genevoise a montré à plusieurs reprises la crise qui secoue les forces du Maintien de l'ordre, et Darnand vient à Annecy réactiver ses troupes, faire cesser les hésitations et donner un coup de fouet aux opérations de police en cours.

À propos des effectifs de la Milice dans notre département, on peut dire qu'aujourd'hui, ils sont de l'ordre de huit cents hommes, dont la plus forte concentration se trouve sur le canton de Thorens. Ce jour, vers trois heures de l'après-midi, trois trentaines quittent Annecy, équipées pour le pôle nord, avec skis et matériel de montagne.

Nous reviendrons plus loin sur la façon dont la Milice est installée à Thorens, mais pour l'heure, il est intéressant d'en connaître l'organisation, même sommaire.

D'abord Jean de Vaugelas.

Ancien directeur de l'école de Saint-Martin-d'Uriage, c'est un monarchiste convaincu, profondément anticommuniste, qui exige, dans les unités qu'il commande, une très grande rigueur.

Émile Raybaud, chef d'état-major de la Milice en Haute-Savoie pendant quelques jours était l'adjoint de De Vaugelas, à Uriage.

Charles-Jacques Dugé de Bernonville, dont, nous le verrons plus loin, Claude Maubourguet donne un portrait dithyrambique dans le journal Je suis partout, est lui aussi un royaliste convaincu, bardé de médailles monarchistes.

Henri de Bourmont est un lieutenant d'active, lui aussi de descendance noble et partisan de la monarchie.

Di Constanzo est un ancien officier. Réserviste, il reprend du service dans la Milice.

Raoul Dagostini, lieutenant d'infanterie coloniale, est un ancien de la L.V.F.

Tous ces personnages, foncièrement et viscéralement anticommunistes, ne sont pas, comme nous le verrons, des " enfants de chœur ". Pour la plupart d'entre eux, la violence, la torture, l'exécution sont modes de pouvoir et de gouvernement.

PROBLÈMES POUR LES RAVITAILLEURS

Les ravitailleurs des Glières sillonnent sans cesse les alentours du Plateau. Roger, comme les autres, a besoin de laissez-passer en règle. Jusqu'à présent, il avait eu à faire aux gardes et aux G.M.R., mais maintenant, c'est la Milice qui délivre ce genre de document.

Il se rend donc à l'hôtel Terminus, siège de la Milice française au Petit-Bornand. Un milicien lui prend ses papiers et sort vérifier la véracité de la demande. Cela dure longtemps, trop longtemps, juge Roger. De plus, il constate que plusieurs postulants aux laissez-passer, arrivés derrière lui, ont déjà obtenu satisfaction. Il comprend alors le danger de rester là, sort discrètement, discute sur le pas de la porte, puis avec le servant de la mitrailleuse plantée à l'entrée, et s'éclipse. Dorénavant Roger ne franchit plus de barrages - il y en a pourtant douze entre Annecy et le Petit-Bornand - car il n'a plus de " vrais faux papiers ".

" Je monte sur le Plateau pour prévenir qu'il nous est désormais impossible de continuer à ravitailler. Au P.C.. on me demande de faire passer des messages, car c'est le ravitaillement qui manque le plus. Je redescends à Petit-Bornand. Au passage, j'emmène avec moi François Perrillat, qui malgré une bonne grippe me suit par les sentiers et les bois, jusqu'aux champs d'Andey. Puis nous redescendons à Bonneville. "

Grâce à John Mogenier, Roger peut envoyer Jeanne Vuagnat, demoiselle de la bicyclette et agent de liaison, porter un message à Annecy. Mais la Milice le recherche. Dimanche 19, elle perquisitionne chez sa tante au Petit-Bornand. Grâce à Jeannette, sa fiancée, Roger est prévenu. François Perrillat gagne La Roche. Roger change de domicile, et le lundi 20, dès huit heures du matin, la Milice est chez lui. Daniel Toumyre réussit à s'échapper. Roger sentant que l'étau se ressert, constatant que, pour lui, les Glières, c'est fini, décide de changer d'air.

Avec Jeannette, il se rend à Marignier, où le chef-cantonnier Lucien Perrillar lui apprend que la Milice le piste en gare. Sans perdre de temps, les deux fugitifs reprennent leur route. Ils passent la nuit à la gendarmerie de Taninges et le lendemain, toujours à pied et par les sentiers, ils rejoignent le Biot, où ils peuvent se réfugier chez Rémi Comtat, curé de la paroisse. Il y resteront deux mois, mais la région passant en zone alpestre très réglementée, les deux jeunes seront obligés de repartir pour Bonneville, sous de faux noms. Pour Bastian, le problème du ravitaillement se pose avec une acuité grandissante.

À partir du 18 mars, le blocus fait par les forces de l'ordre empêche un ravitaillement important, en tout cas à la mesure des nécessités, et les rations alimentaires s'épuisent.

" ACTION HAUTE-SAVOIE "

Le soir, peu avant minuit, Jeewe envoie un télégramme à Knochen et à Knab. Il est remarquable qu'à partir de cette date, 18 mars, le S.S. n'intitule plus ses télégrammes : " action Lelong ", lorsqu'il s'agit des Glières, mais bien " action Haute-Savoie ". Exit Lelong.

Le chef de la police parisienne et le chef du SD de Lyon apprennent que leurs compatriotes ont, enfin, pris les choses en main :

" Sous la direction du colonel Schwer, une conférence a eu lieu cet après-midi, au sujet de l'action contre le Plateau des Glières. Une autre conférence aura lien demain. à Aix-les-Bains. au sujet de l'engagement de l'aviation. Knipping et de Vaugelas, de la Milice, étaient présents. Les points de barrage du Plateau ont été fixés par eux.

À partir d'aujourd'hui, 18 heures, la Milice, avec deux escadrons de G.M.R.. relèvera les forces de la Garde, qui assuraient le barrage jusqu'à présent.

L'action démarrera, au plus tel, vendredi de la semaine prochaine...

Il semble bien que le chef du Greko annécien se trompe lorsqu'il parle de Garde, car celle-ci ne garde plus le Plateau depuis plusieurs semaines déjà. D'autre part, on apprend que la Wehrmacht, représentée à cette conférence par le colonel Schwer, prévoit de débuter son opération le vendredi 24 mars, au plus tôt.

Le lendemain, 19 mars, un Fiseler Storch atterrit à Annecy, avec à son bord le lieutenant Gcetz, venant de l'École d'aviation de Dijon. Celui-ci rencontre quelques personnalités importantes, dans la ville, avant de se rendre à Aix-les-Bains, où le colonel Schwer a son P.C.

L'entretien se déroule sur l'engagement de l'aviation sur le Plateau des Glières, et le chef annécien du Greko en informe, à dix-huit heures, ses deux supérieurs hiérarchiques, dans un télégramme également signé de l'Haupsturmführer Bock, lieutenant et commandant de compagnie.

" ... On demande un Junker 88, appareil d'exploration avec outillage photographique, pour donner une image exacte de la progression et des bases de départ. Demande à présenter cependant par le commandant supérieur des armées du Sud, à la Flotte aérienne.

Les avions de combat sont avantageux pour l'engagement tactique. à cause de leur armement plus fort et de leurs possibilités d'attaque au sol. Le premier bombardement du 12 mars n'a pas eu de succès, pour cette raison que le Heinkel !!! n'est pas adapté comme avion de combat pour le bombardement de petits abris, mais seulement pour des missions opératoires... "

Le S.S. explique ensuite que lors des précédents raids sur Glières, les appareils avaient été légèrement touchés et que des groupes de maisons avaient été bombardés avec efficacité :

Au cours du premier bombardement. un avion a été atteint par des balles de mitrailleuses. Le radio a reçu une balle dans le gant. Lors du deuxième bombardement, le 16-3, par un avion, différentes bombes ont été jetées dans un groupe d'objectifs (groupe de maisons), avec une bonne efficacité. On ignore si les terroristes ont subi des pertes. "

La Milice perquisitionne toute la journée dans les maisons de Thorens. Les fouilles sont brutales et sauvages. Les miliciens s'emparent d'effets personnels et lâchent des rafales de mitraillettes dans les placards, les matelas, les sommiers et la paille des fenils. Les femmes sont " fouillées minutieusement ".

Le soir, dans les salles de cinéma, les actualités cinématographiques montrent en exclusivité des images de la fosse de Saint-Laurent, accompagnées d'un film de propagande contre la Résistance, tandis qu'un orchestre allemand donne un concert à la Soldatenheim, rue Royale, à Annecy.

LA ROSIÈRE, DIMANCHE 19 MARS 1944

Ce même dimanche 19, de bon matin, Gaby et Marcel Gaudin, quelque peu " endimanchés ", revolver au côté, descendent vers la Rosière, afin de prendre contact avec les G.M.R., et de " marchander des nouvelles des G.M.R. prisonniers contre des facilités de passages ". De fait, des G.M.R. faits prisonniers ont laissé entendre que leur chef n'était pas franchement hostile à la Résistance, qu'en tout cas il serait heureux d'avoir des nouvelles de ses hommes, et que cela pourrait servir de premier contact. Anjot a donc donné cette mission à Gaby.

" ... Nous avons laissé nos papiers et nos effets personnels à la section. Exceptionnellement, il fait très beau, le soleil brille dans un ciel sans nuages, et de la vallée montent parfois des tintements de cloches : c'est dimanche.

En approchant de notre but. nous constatons que dans certains emplacements exposés au soleil. la neige présente des crevasses profondes, au fond desquelles on aperçoit de l'herbe et même quelques petites fleurs. Ces signes auraient dû nous inquiéter, car ils signifiaient qu'un de nos principaux alliés, la neige. commençait à nous abandonner:

Soudain. alors que nous sommes tout près de la Rosière. un cri retentit : " Halte ." C'était prévu. Aussi obéissons-nous en levant les mains...

Oui, mais voilà, ce ne sont pas des G.M.R., mais des miliciens, qui encerclent les deux maquis.

Nous sommes cuits ", dit Gaby.

Les deux jeunes ne peuvent fuir. Ils sont au milieu d'un terrain découvert, en forte pente.

Nous sommes des parlementaires ", lance Gaby.

Les deux maquisards sont désarmés et emmenés dans le chalet de la Rosière. Là, assis sur un banc de bois, gardés par un milicien en armes, ils sont l'objet de la curiosité des gammas. Mais personne ne songe à leur demander leurs papiers, ou au moins leurs noms et la preuve qu'ils sont bien envoyés par le chef du Plateau pour parlementer. On les croit et on fait diligence.

Le chef de Vaugelas, en visite dans le secteur, et actuellement à la messe à Thônes, informé de cette capture, décide de monter voir ces maquisards, qui se disent parlementaires. Peut-être apportent-ils ce que Darnand n'espère plus : la reddition du Plateau

Marcel se souvient parfaitement de cette rencontre :

" Il entre. C'est un grand gaillard vêtu, lui aussi, comme un chasseur alpin, avec la fameuse tarte, mais le cor de chasse est remplacé par le gamma de la Milice. La vue de cette tenue aimée et respectée sur les épaules de ce mercenaire nous met mal à l'aise. À son arrivée, nous nous levons, mais il nous fait signe de nous rasseoir et, sans nous laisser placer un mot, il se lance dans un discours tout à fait dans le style des dictateurs de cette époque. Il va et vient devant nous. levant le menton et ponctuant ses paroles de gestes saccadés de l'avant-bras. Il nous dit que le gouvernement ne peut tolérer l'installation d'un régime communiste en Haute-Savoie, que nous sommes cernés sans appui et sans espoir de secours, que toute résistance est inutile et que les bombardements qui ont lieu, ne sont qu'un avant-goût de ce qui nous attend à plusieurs reprises. il répète, comme s'il voulait s'en convaincre lui-même :

" J' ai décidé de monter sur le Plateau et je monterai sur le Plateau. "

Il termine en disant qu'aux jeunes comme nous, égarés par la propagande anglo-communiste, il ne reste qu'une façon d'échapper au châtiment, c'est de nous rendre dans les vingt-quatre heures qui viennent. Brusquement le discours s'arrête et il s'en va, ayant parlé non comme un négociateur, mais comme un futur vainqueur dictant un ultimatum. Mais nous, ce que nous avons retenu de ses paroles, c'est que nous allons être relâchés pour inciter nos camarades à se rendre.

En effet, bientôt, trois miliciens raccompagnent les deux gars vers le lieu de leur capture. En chemin les miliciens parlent de leur idéal, de leur moral élevé et de leur résolution de grimper sur le Plateau. Ils sont désireux de connaître les résultats des bombardements allemands, cela devant leur faciliter la tâche.

" Nous leur répondons... que notre idéal vaut bien le leur que la montée au Plateau ne sera peut-être pas une partie de plaisir et que les bombardements n'ont fait que peu de dégâts et pas de victimes... Manifestement. ils ne nous croient pas.

Gaby et Marcel récupèrent leurs revolvers et s'en retournent vers Dran. Parvenus hors de vue des miliciens, après une vingtaine de minutes d'ascension, ils s'assoient dans la neige. " La réaction à ces longues heures de contraintes et d'angoisse se produit : nous sommes pris d'un fou rire nerveux et nous nous tapons mutuellement sur les épaules. en nous répétant que nous revenons de loin.

Quand je repense à cette aventure, je me dis en effet que nous l'avons échappé belle. Notre mission de contact avec les G. M. R. présentait déjà des risques insensés...

Seulement voilà, Gaby, c'était Gaby, écrit Marcel avec beaucoup d'émotion et de respect dans le verbe, c'est-à-dire le chef incontesté de la section Hoche", et lorsqu'il exposa sa mission et me demanda de l'accompagner. nul n'éleva la moindre objection. "

La très forte impression qui se dégage de Gaby, malgré sa jeunesse, et sa tenue, toujours impeccable, expliquent que cette affaire se soit bien terminée pour tous.

Gaby, de retour, se rend au P.C., tandis que les gars de " Hoche " sont surpris d'apprendre qu'ils sont désormais au contact des miliciens.

LUNDI 20 MARS 1944

À LA RECHERCHE DE MÉDICAMENTS

Jean Clavel, qui seconde le docteur Marc Bombiger sur le Plateau depuis l'arrestation de Michou, reçoit mission du docteur Marc et descend le lundi 20, en compagnie de Pierre Gavel et d'un coiffeur de La Roche-sur-Foron, dans la bourgade rochoise, afin de récupérer des produits pharmaceutiques.

Les trois hommes traversent le col de Spée, le Pas de la Truie, atteignent le chalet de Balme et descendent à travers bois, par le ruisseau du Flan. À la sortie de la forêt, vers le Chesnet, ils ont la désagréable surprise de constater que les miliciens, et même les Allemands, truffent le paysage de leurs uniformes. Mais les gars connaissent bien mieux le terrain que les sbires de Darnand et parviennent, par Montisel, à gagner La Roche. S'ils donnent des nouvelles de la situation là-haut, ils ramassent tout ce qu'ils peuvent comme médicaments. Mais les emplettes sont longues, car les médicaments sont tout aussi réglementés que les produits alimentaires, et les produits pharmaceutiques sont rares. Il leur faut écumer toutes les pharmacies et les médecins de la vallée.

Les emplettes terminées, ils ne pourront rejoindre les Glières.

NOUVELLE COUR MARTIALE À ANNECY

C'est la troisième fois, ce lundi 20 mars, que la cour martiale se réunit en Haute-Savoie et condamne à mort cinq hommes.

Jacques Lelièvre, 19 ans, chef du camp du Planet, 8e compagnie F.T.P., qui participa à l'enlèvement des inspecteurs de La Roche-sur-Foron et qui, torturé, révéla l'emplacement de la fosse de Saint-Laurent, Arsène Buffard, 26 ans, de Saint-Laurent, Jean Moënne, manœuvre à La Roche-sur-Foron, Louis Pinaud, 26 ans, et Julien Mouille, 19 ans, d'Orcier, sont fusillés, à 6 h 15, près des fours à chaux de Sevrier. Ce jour là, il fait froid.

ATTAQUE AU COL DU LANDRON

Henri Stein et Marcel Péguet, du groupe Franquis, sont descendus, dans la nuit, de Champlaitier, pour récupérer deux gars restés en bas, Joseph "tonca et Aimé Démolis, originaire de Menthonnex-en-Bornes, et vérifier par la même occasion un dépôt de farine, au col d'Evires.

Ce lundi matin, le jour est à peine levé, qu'ils sont de retour à la Plagne, groupe de maisons situé au-dessus du hameau d'Usillon. Les quatre hommes se restaurent à la ferme Merlin. Claude et Adeline vivent là depuis dix-neuf ans, avec leurs dix enfants.

Tout à coup, les chiens aboient et on entend du bruit, sur le chemin. Il est sept heures environ. La fermière sort et voit venir au loin des hommes, la hache sur l'épaule. Elle rentre et répond à Henri, qui lui demande ce qui se passe, qu'il s'agit des bûcherons de Peccoud, qui montent à leur coupe de bois.

Pour plus de sûreté, les fermiers sortent à nouveau. Les hommes se rapprochent. Ce sont des miliciens, fusil-mitrailleur sur l'épaule. Adeline rentre précipitamment :

Les miliciens sont là. Il faut vous sauver...

Les quatre jeunes sortent et se mettent à courir dans les champs qui font face à la ferme. Les miliciens ouvrent le feu. La grenade qu'Henri a lancée n'a pas, ou a mal, explosé.

Les maquisards sont morts, dans l'herbe. Les miliciens s'approchent pour les achever ou les tuer plus sûrement. Henri n'est pas mort et, au moment où une rafale va partir, un chef de section stoppe le tir, car il a reconnu son copain.

Ancien sergent au 6e B.C.A., tout comme Henri, il regarde fixement son ancien ami. Il récupère ses papiers et son revolver et les tend au fermier, en disant :

" C'était mon copain. Vous direz à ses camarades que je vais m'occuper de lui. On va le sauver... " Les trois autres corps sont tirés sur le chemin, devant la maison.

Marie-Louise, une des filles de Claude, descend chez Pollet, au cantonnement des miliciens, chercher un brancard. Tandis qu'elle remonte avec les gammas, qui l'ont mise en tête de colonne, après lui avoir dit : " Au moindre coup de feu, on te descend ", le reste de miliciens grimpe, à travers la forêt de Molliet, vers le col du Landron. De la ferme des Merlin, il faut une bonne heure pour atteindre le col.

Pendant ce temps, Marie-Louise est arrivée à la ferme familiale avec une escouade de miliciens et un brancard. Le blessé chargé, elle refuse de repartir avec les miliciens, qui ont une peur bleue de descendre seuls et qui exigent une couverture. C'est sa sœur, Claudette, qui accompagne le convoi à Usillon. Henri Stein est emmené à l'hôpital d'Annecy, mais ses blessures sont trop graves et il mourra le 6 mai 1944.

Lorsque Jean de Vaugelas apprendra cet acte, il fera une violente remontrance au franc-garde. Celui-ci lui rétorquera que son copain était sous-officier avec lui au 6e B.C.A.. De Vaugelas aurait répondu : " Dommage! Je croyais qu'il était communiste. "

Dans la lettre qu'il écrit à son père, entre les temps de service, entre le mardi 28 au soir et le mercredi 29 au matin, le milicien Jacques M... dit notamment :

" ...Le blessé de l'Armée secrète a demandé à me voir. C'est un de mes plus grands copains des chasseurs alpins... Il était avec moi dans les éclaireurs skieurs. Le chef de Vaugelas a fait envoyer une voiture. qui est venue me prendre à Thônes, pour descendre à l'hôpital d'Annecy. J'ai vu ce copain. C'est un type très chic, qui a été très content de me revoir. Je n'ai pas pu parler longtemps, il était gravement blessé. En tout cas, il m'a dit que de notre côté nous croyions bien faire, il m'a dit aussi que s'il m'avait vu. il ne n'aurait pas tiré dessus, parce qu'il me considère toujours comme un copain. Seulement, au point de vue idées, il est aussi gonflé qu'avant et il espère que ses copains le vengeront. Je lui ai dit qu'il était impossible de discuter sur ce sujet. C'est le plus fort qui aura raison. J'ai demandé au chef que ses parents puissent venir le voir. Le chef me l'a accordé. Je l'ai quitté en lui souhaitant de guérir très vite et lui, il m'a dit-" bonne chance ". Il savait que nous allions attaquer ses camarades.

En arrivant au P.C., le chef m'a appris qu'il avait certainement participé à un assassinat, d'après les renseignements, et sitôt guéri, il sera sans doute fusillé. Tant pis, puisqu'il le mérite...

Amitié et bourrage de crâne ne font pas bon ménage.

Au col du Landron, dès qu'ils aperçoivent les uniformes des gammas, les gars de la compagnie Forestier ouvrent le feu. Les sbires de Darnand se replient à couvert, mais quelques miliciens gisent dans la neige. Les autres sont cloués sur place. L'ordre de décrocher est immédiat. Un gars se souvient d'avoir dit à Forestier : " Mon adjudant! Ça y allait ! Les chamois les auraient pas doublés à la descente. " Les miliciens ont douze morts et blessés.

Vers dix heures, ils sont de nouveau chez Claude Merlin, où ils se planquent. Le fermier leur conseille de partir, avant d'être encerclés, ce qu'ils font sans se faire prier.

Vers midi, une patrouille milicienne, montée de Thorens, cherche à savoir si les maquisards sont venus. C'est alors qu'Adeline demande au chef :

" Qu'est ce que vous faites des morts ?

Faites en ce que vous voulez ! "

À la tombée de la nuit, le bûcheron Peccoud et Claude Merlin descendent les corps de Marcel Péguet, Joseph Zonta et Aimé Démolis, dans l'écurie de chez " Raca ". De là, des villageois les emmèneront, pour les inhumer au cimetière de Thorens.

À Champlaitier, les hommes sont tout d'abord heureux d'avoir renvoyé les miliciens en bas, mais, dans la soirée, ils apprennent le drame de la Plagne. Leur tristesse n'a d'égale que l'envie de vengeance qui les anime. Franquis et ses gars descendent, le soir même, chez Merlin. Il n'y a plus de miliciens.

Quinze jours plus tard, le 7 avril, l'opinion publique apprendra cet accrochage par la presse de la collaboration :

" Le lundi 20 mars, à 12 heures, une trentaine de miliciens, partie de la vallée de la Fillière, après un engagement avec un petit groupe adverse au chalet de la Plagne, est arrivée à la cote 1600, l'un des passages permettant l'accès au Champ Laitier et au Nant des Brassets. À ce moment, ils sont surpris par des rafales de fusils-mitrailleurs et de mitraillettes. Les hommes prennent leurs positions de combats, et après une fusillade, qui coûte trois morts et un prisonnier aux maquisards, reçoivent l'ordre de décrocher: Tout au long de leur repli, ils sont accompagnés par des rafales d'armes automatiques, qui arrosent de balles tous les mouvements du chemin. Par un vrai miracle, la patrouille se retire intacte.

Un autre journal écrit :

" Le 20 mars, les forces du Maintien de l'ordre ont effectué de nombreuses reconnaissances offensives, couronnées de succès. Dans la région d'Usillon, une trentaine de la Franc-Garde, qui s'était trop avancée. s'est trouvée encerclée par une bande de terroristes, très supérieurs en nombre et en armement. Après un combat sévère, les forces de l'ordre emportaient la décision. Au début de l'après-midi, les maquisards devaient se retirer en laissant sur le terrain cinq tués, un blessé et un butin important d'armes et de matériel. La trentaine de la Franc-Garde n'avait à déplorer aucune perte. "

Voilà comment, en faisant un amalgame, on " informe " le lecteur.

LA MILICE FAIT UNE RECONNAISSANCE VERS DRAN

À la suite de " l'aventure " survenue hier à Gaby et à Marcel, le lieutenant Joubert arrive à Notre-Dame-des-Neiges, pour faire le point sur la situation. Avec lui est venu la sizaine de Serge Thélen. Le bruit d'une fusillade accompagnée d'éclatements de grenades, est de plus en plus fort, à l'avant-poste, vers la vallée. La Milice utilise, pour la première fois, des mortiers de 81 mm, qui heureusement n'atteignent pas leurs objectifs.

Des gars de la section " Hoche ", la sizaine de Thélen et Joubert saisissent leurs armes et descendent vers la Rosière. René, l'ex-garde, en profite pour " retourner, une nouvelle fois, sa veste " et rejoindre la Milice.

" Lorsque nous arrivâmes à notre avant-poste. l'accrochage était terminé. Nos camarades avaient entendu, puis vu des miliciens et ils avaient tiré sur eux de toutes leurs armes. Dominés par le terrain, pris sous un feu violent, l'effet de surprise raté, les miliciens s'étaient enfuis aussi précipitamment que, naguère, les G.M.R... "

Cela, sous le feu d'enfer du P.M. de Georges Martin, dit Moustique, et de Maurice Perennès, embusqués dans un chalet voisin. Le lieutenant Joubert, arrivé dans le chalet, rouspète car le plancher est jonché de douilles et il ne faut pas gaspiller les munitions.

" Les miliciens sont en bas, dit Serge Thélen, au moment où nous arrivons, ils ont déjà subi des pertes. Le combat dure depuis longtemps. Soudain, nous voyons sortir du bétail d'un chalet, puis les flammes s'élever, des miliciens sortent en courant, nous tirons... "

Le milicien M..., qui participe à cette opération, confirme :

" Nous avons poussé une petite reconnaissance du côté de Thônes, vers le Plateau. Nous avons été très mal reçus et les Allemands nous ont dit que nous allions au massacre... "

Selon un rapport de la Gestapo annécienne, les forces du Maintien de l'ordre ont, dans cet accrochage, " un G.M.R., déserteur de février " tué et le texte confirme la désertion de René.

Le G.M.R., qui en réalité a été blessé à une cuisse, se nomme Richard Puchet, alias Paul, né en 1925, et il est originaire de l'Ille-et-Villaine. Les gars de Dran le récupéreront et pourront, après de grands efforts, le transporter jusqu'à l'infirmerie.

Quoi qu'il en soit, la Milice ne fera plus aucune incursion par le versant de la Rosière.

OPÉRATION " KORPORAL. "

Ce même lundi 20 mars, le lieutenant-général Pflaum, commandant la 157e division alpine de réserve, venu directement de Grenoble, fait le tour du massif des Bornes, accompagné du colonel Schwer, des chefs de bataillon et des commandants de compagnie des bataillons de chasseurs alpins. On imagine le remue-ménage dans la vallée du Borne !

" Le lieutenant Bock conduisit le lieutenant-général Pflaum avec l'adjoint de De Vaugelas. Raybaud, dans le dispositif des barrages de la Milice. De Vaugelas. après le retrait des forces de la Garde mobile et dans les plus courts délais, a disposé ses forces sur les principales voies d'accès vers le Plateau et exécuté, déjà, de précieuses recherches et explorations du terrain à attaquer. Le lieutenant-général Pflaum s'exprime à ce sujet devant Raybaud, de la manière la plus reconnaissante ", nous dit le rapport gestapiste.

Le lieutenant-général vient sur place se rendre compte de la situation, afin d'arrêter son dispositif d'attaque. Qu'en est-il exactement ?

Opération " Korporal ", c'est le nom de code que l'état-major de la Wehrmacht a donné à l'opération militaire devant s'engager contre le Plateau des Glières. Les officiers supérieurs se rencontrent depuis plusieurs jours, tant à Grenoble, cantonnement de la division concernée, qu'à Aix-les-Bains, chez le colonel Schwer, dont le régiment sera, avec ses trois bataillons, le fer de lance de cet engagement, et qu'à Annecy, au siège de la Gestapo.

En effet, nous l'avons vu, le colonel Schwer a tenu, le 18 mars dernier, une conférence d'état-major au sujet des Glières. Le 19, une grande réunion à Aix-les-Bains a regroupé autour du colonel des hommes de son état-major, de celui de la 157e division d'infanterie de montagne, ainsi que Jean de Vaugelas et Max Knipping, toujours sur place.

La situation est claire. Depuis le 19 mars au matin, seule la Milice encercle le Plateau, tandis que les Allemands rameutent leurs troupes.

Le S.S. gestapiste Jeewe poursuit le compte-rendu à Lyon et à Paris, concernant la visite du général de la Wehrmacht, en rappelant, tout d'abord :

À deux occasions au cours de leurs reconnaissances, les forces de la Milice ont eu des engagements avec des groupes ennemis, supérieurs en nombre. Du côté de l'ennemi, il y eut au total sept tués et plusieurs blessés. Il s'agit de membres de l'Armée secrète. Des cartes d'identité desquelles il ressort, sans discussion, qu'ils appartenaient autrefois à l'armée française. ont été trouvées sur eux. La Milice n'a eu aucune perte.

Malgré les difficultés techniques de la Milice (en premier lieu armement et équipement insuffisants), ses éléments font preuve d'entrain dans l'engagement et d'un esprit combatif très élevé.

Le lieutenant-général Pflaum, ainsi que tous les officiers ayant pris part à la reconnaissance, se sont rendu compte des grosses difficultés de terrain qui attendent les troupes. Sans la protection d'armes lourdes, l'entreprise n'est pas possible. car l'ennemi tient les hauteurs dominantes et a tout le temps. vu la situation, de déceler tout mouvement de troupes et de les gêner par l'action lointaine de ses armes automatiques, voire de les repousser.

Pour l'opération. seront engagées quatre colonnes, comptant chacune un bataillon, appuyé par quatre batteries d'artillerie, y compris une section de mortiers de campagne. La Milice tient actuellement les accès du Plateau nord et nord-ouest. Un groupe de combat de la Milice est prêt à attaquer sur la cote 1600, par le nord-ouest, avec l'appui de l'artillerie. Jusqu'à la préparation complète des groupes d'assaut, probablement terminée vendredi, la Milice et nos propres patrouilles de combat exécutent des reconnaissances et avancées d'exploration contre le Plateau.

Dans le courant de mercredi, le colonel Schwer entreprendra une reconnaissance aérienne détaillée, pour avoir une image exacte de la progression et des positions de départ. Le lieutenant-général Pflaum a accordé un appui des plus sérieux à la Milice française.

Début de l'attaque prévue pour le samedi 25 mars 1944. "

Ce télégramme n° 211, qui part du Greko d'Annecy à 23 h 45, le 20 mars, est également signé du lieutenant Bock, dont le travail va se révéler capital dans les opérations qui vont suivre.

Le lieutenant-général Pflaum, quant à lui, a regagné Grenoble, tard dans la soirée. Il confirme, dès son retour sur les bords de l'Isère, les ordres de mouvements de la 157e division.

MARDI 21 MARS 1944

LE GÉNÉRAL PFLAUM S'INSTALLE À ANNECY

Le mardi 21, Pflaum s'entretient une nouvelle fois, à Grenoble, avec le lieutenant Bock et le chef de la Milice, de Vaugelas, avant de gagner Annecy dans l'après-midi. Il installe son P.C. à l'Impérial Palace, sur les rives du lac, et rencontre immédiatement le capitaine d'aviation Borchers, en vue de l'emploi de la Luftwaffe. En effet le général, jugeant que les quatre Focke-Wulf 190 et les quelques Heinkel !!! dont il dispose sont insuffisants, demande un appui aérien supplémentaire au commandement du territoire des armées de la France-Sud.

HOMMAGE À TOM MOREL

On se souvient des demandes pressantes de Cantinier, après la mort du lieutenant. Mais le service du Chiffre, qui décode et code les messages de France, est débordé, et ce n'est que ce 21 mars que Maurice Schumann peut lancer sur les ondes l'éloge de Tom, en reprenant les termes des messages envoyés par Cantinier. Ce dernier veut à tout prix que Londres démente expressément les mensonges que Radio Paris ou autres journaux collaborateurs diffusent.

" Il s'appelait le lieutenant Tom, commence le porte-parole de la France Libre. Il était officier d'active, ancien instructeur à Saint-Cyr Magnifique entraîneur d'hommes, il avait été, pendant la bataille de France. décoré de la Légion d'honneur sur le champ de bataille. Comme ses camarades, les lieutenants Brun et Iborre, comme le chef de groupe franc Simon, dont la figure est déjà légendaire dans toute la Savoie et jusqu'en Suisse, moins de deux mois après sa mort, le lieutenant Tom vient d'être tué.

Tué par qui ? Tué comment ? On a presque peur de vous le dire...

G.M.R. de Savoie, G.M.R. de partout, dites-vous bien que le crime du 13 mars, venant après tant d'autres, hélas risque de frire peser sur vous une suspicion dont vous ne pouvez vous laver qu'en accomplissant, à votre tour le grand devoir de désobéissance envers l'ennemi et ses Waffen S.S. de Vichy.

G.M.R., pensez-y et pensez à Pucheu ! La France est magnanime. Mais elle n'entendra point l'excuse de ses fils renégats qui, sur son propre sol, auront contre Elle porté les armes et chez Elle, assuré la relève de l'ennemi.

Même si Maurice Schumann se trompe de date - Tom est bien mort dans la nuit du 9 au 10 mars 1944 - quelques G.M.R. des groupes encerclant le Plateau quittent leurs unités, pour rejoindre les hommes de la Liberté, sur le Plateau.

LA GESTAPO NE SAIT PAS TOUT

En début d'après-midi de ce mardi, jeewe envoie un rapport au Standartenführer S.S. Knochen et à l'Obersturmbahnführer Knab, à Lyon.

" Lors d'une reconnaissance de la Milice le 20 mars 1944 au soir, au Plateau des Glières, un combat eut lieu au cours duquel un G.M.R., déserteur de février a été tué et un garde également déserteur a été fait prisonnier : Celui-ci a donné. sur les forces stationnées au Plateau, les renseignements suivants :

Sur le Plateau, se trouvent neuf cents hommes, parmi lesquels cent officiers. Parmi les neuf cents hommes, se trouvent deux cents Espagnols, anciens des Brigades internationales, sous les ordres du capitaine Anthonioz. Le commandement d'ensemble du Plateau appartient au chef de bataillon FARE, alias VALLETTE D'OSIA, autrefois commandant du 27e B.C.A.., à Annecy. Il s'agit vraisemblablement du FAURE, déjà arrêté le 15-9 par le SD d'Annemasse. qui, quelques jours après, s'est évadé au cours de son transfert entre Lyon et Dijon. Son remplaçant est un capitaine PIERROT :

Les neuf cents hommes sont répartis en six compagnies : cinq compagnies françaises de l'A.S., une compagnie espagnole. La discipline du camp doit être très bonne. Les hommes sont conduits sévèrement. Alcool interdit.

Outre l'armement normal en fusils-mitrailleurs et mitrailleuses, chaque compagnie est dotée de quatre mitrailleuses anglaises ZWILLING sur affût. quatre lance-grenades anglais, deux mortiers français de 60 mm, deux mortiers français de 81 mm. un canon de 37 mm. L'uniforme des chasseurs alpins est porté en majorité avec insigne tricolore, ainsi que la croix de Lorraine. Différents membres de cette troupe portent aussi des tenues civiles ou l'uniforme kaki. Les Espagnols portent exclusivement l'uniforme kaki. Deux médecins militaires sont à leur disposition.

Toutes les maisons sont fortifiées et en partie restaurées avec du béton. Dans de nombreux emplacements sont installées des armes automatiques. Un poste émetteur et plusieurs postes optiques ont été installés. Les avant-postes sont dotés de sirènes à main avec lesquelles l'alarme est donnée en cas d'approche ennemie. La nuit, des artifices lumineux à trois feux blancs sont tirés.

Jusqu'à présent huit cents cylindres, de chacun cinq cents kilos, ont été parachutés sur le Plateau. "

Le S.S. du Greko donne ensuite un état des reconnaissances effectuées par la Milice, ce qui l'amène à mettre en place la " Répartition de l'ennemi comme suit :

1°) Direction Usillot, avant-poste de sûreté renforcé, poussé en direction de la vallée.

2°) À Saint-Laurent, là se trouve la compagnie espagnole. Ce sont de bons tireurs.

3°) En direction de Saint-Jean-de-Sixt : jusqu'à présent. aucun résultat d'exploration.

4°) En direction de Notre-Dame-des-Neiges, dans le chalet LE FORT se trouvent quarante-huit hommes. Ce point d'appui a été solidement étayé et partiellement doté d'annexes en béton. À Notre-Dame-des-Neiges même, se trouvent cinquante hommes, qui se tiennent dans des chalets bien fortifiés. Entre Notre-Dame-des-Neiges et la Commanderie se trouvent également plusieurs chalets fortifiés, occupés par six sections.

5°) Les forces principales se trouvent dans les chalets de la Commanderie, qui sont de construction solide et protégés par de nombreux ouvrages en béton.

Ce télégramme, même s'il contient quelques éléments de vérité, montre les limites de la connaissance allemande du camp retranché des Glières. En tout cas, partant de là, le commandement allemand et la Gestapo vont devoir mettre en œuvre des forces importantes pour venir à bout de près d'un millier de maquisards solidement armés et disciplinés.

Nous, nous savons que, disciplinés, ils le sont, que leur nombre et leur armement sont nettement moindres, mais qu'ils sont animés d'une foi et d'un esprit que les rapports gestapistes méconnaissent totalement, ou à tout le moins mésestiment grandement.

LA 157e GEBIRGS DIVISION

Le lieutenant-général Pflaum met donc en ligne la 157e division d'infanterie de montagne de réserve, autrement dit de chasseurs alpins.

Roland Kaltenegger, qui écrit en 1987 l'histoire des combats des 8e et 9e divisions de montagne nous dit que :

" La 8e division de montagne fut prête en 1939, sous le n° 157e division, à Munich, postée dans le cercle de défense VII. Elle était tout d'abord la seule division de ce cercle, qui comprenait un autre régiment de chasseurs alpins...

La division était commandée par le général Sckricker. Avec la victoire de juin 1940, la division Kraxler était devenue une troupe d'occupation dans le Sud de la France, intégrée au Commandement des armées du Sud-Frankreich.

Le 13 février 1943, la 157e division de réserve se trouvait fixée avec le 7e régiment de grenadiers, pour un engagement dans le Sud de la France. Ensuite, le 1" avril 1943, elle devenait la première unité du régiment des grenadiers 866. C'est à cette époque que la 157e prenait son aspect, que nous lui connaissons en mars 1944 et dont nous reparlerons plus loin.

" En septembre 1943, la 157e division étend son espace d'intervention de Grenoble en Savoie, à la suite du désarmement des unités " capitulaires" des Italiens. La 157e s'étendait également dans la partie italienne d'Aoste et de la vallée de Suse. Ce sont ces troupes à qui le lieutenant-général fait faire mouvement, dans cette avant-dernière semaine de mars.

Depuis la fin de la guerre de nombreux chiffres ont circulé sur les effectifs mis en ligne par les Allemands. Essayons aujourd'hui, grâce à l'écrivain allemand Roland Kaltenegger et au colonel suisse Christian Wyler, qui a entrepris une remarquable étude des forces allemandes engagées dans cette opération, d'y voir un peu plus clair.

La 157e division compte 14.554 hommes en mars 1944, mais quelques-uns sont indisponibles, ce qui rapporte l'effectif total opérationnel à 14.081.

Les principes organisant l'engagement des forces terrestres de la Wehrmacht, régis par un texte de 1939, décomposent les troupes en trois groupes : les troupes combattantes, les troupes d'appui et les troupes de soutien. En ce qui concerne la 157e, les troupes combattantes comptent 8.160 hommes et celles d'appui 4.370.

Lorsque l'on veut regarder de plus près les effectifs allemands sur les Glières, il est donc important de ne pas tenir compte uniquement des troupes d'assaut, car celles-ci ne peuvent être opérationnelles que si l'appui et le soutien suivent à l'arrière.

Une remarque s'impose, à propos de la 157e division de réserve de montagne, qui nous occupe. Celle-ci n'ayant été constituée qu'après le début des hostilités, elle n'a jamais été vraiment complète, et sa structure n'a jamais été conforme au règlement de la Wehrmacht. Il manque au lieutenant-général Pflaum un régiment d'infanterie d'environ 3.000 hommes. C'est pour cela qu'il accueille volontiers les 1.200 miliciens et G.M.R., environ, dont dispose Jean de Vaugelas, et des troupes fournies par le corps d'armée.

Le général Pflaum est un soldat et il différencie nettement, dans son esprit et sur le terrain, les opérations importantes véritablement militaires et les opérations de nettoyage, qui s'ensuivent, pour lesquelles il n'emploiera que quatre groupes de chasse de deux cents hommes chacun, fantassins et chasseurs, appuyés d'un groupe de canonniers de D.C.A., ainsi que de S.S., dont il n'a pas la maîtrise. De plus, il sait que ces unités seront contrôlées, par-dessus lui-même et son état-major, par la Gestapo.

Le général met en place son dispositif. L'assaut des Glières est un sous-ensemble d'une vaste opération ayant pour objectif, " l'anéantissement des groupes de terroristes ", selon le titre du rapport qu'il rédige le 15 mai 1944.

Curieusement, Roland Kaltenegger n'écrit que quelques lignes sur les combats des Glières. Nous apprenons néanmoins que ce sont les soldats de la 1e compagnie/98, du régiment de réserve des chasseurs de montagne, qui cantonnent à Annecy. Par contre l'auteur s'attarde longuement sur le décor :

" Annecy, enfant chéri de la nature, au milieu du pays des Préalpes françaises, située au bord d'un grand lac de quatorze kilomètres qui saisit la charmante ville dans ses deux bras, ce bijou était pour chaque soldat, qui avait ton coup d'œil de reste pour la petite ville, un plaisir des yeux. Des maisons soignées étaient entourées de bois et de vignobles, qui s'étiraient sur les versants. en montant. Et lorsque les décors des grandioses coulisses de la nature étaient posés, comme çà et là, le lac d'Annecy les nourrissait de son eau, par ses canaux traversés de nombreux ponts.

Plus loin, au fond. à l'est, s'élèvent des sommets, des formes bizarres, les massifs des Alpes de l'Ouest. Majestueusement le Mont-Blanc, avec ses 4 810 mètres, domine les gigantesques montagnes environnantes de rochers et de glace. Ceux qui appartenaient à la première compagnie/98 du 1er régiment de réserve des chasseurs de montagne croyaient presque être, dans le site agréable d'Annecy, dans un véritable paradis. si l'on n'avait pas été en pleine guerre mondiale. L'état-major du bataillon s'était installé dans un hôtel ancien. verrouillé hermétiquement par du fil de fer barbelé de un mètre de haut, à cause des attentats et des actes de sabotages possibles. "

L'auteur de ce tableau idyllique, né en 1941 à Lübeck, poursuit :

De plus, les relations entre les soldats de la 157e division de réserve et la population française n'étaient pas encore atteintes par cette haine qui, un peu plus tard, devait s'amplifier et empoisonner l'atmosphère. À vrai dire, les groupes des troupes d'occupation n'étaient pas traitées loyalement, très amicalement, cependant on pouvait qualifier de correcte l'entente réciproque. Plus d'un soldat avait le sentiment profond que les relations de voisinage entre Allemands et Français étaient parfois plus, fortes que la haine que la guerre avait semée. Ainsi les décisions des hauts responsables n'avaient-elles pas été considérées de la meilleure manière. lors du choix des troupes d'occupation en France.

Nous n'avons pas l'impression, en Haute-Savoie, d'avoir entretenu une " entente correcte " avec les troupes d'occupation. Il vaut mieux parfois courber l'échine et attendre son heure et " les relations de voisinage " sont restées, pour la plupart des Haut-Savoyards, des relations entre occupants et occupés. Les gens d'ici sont cependant frappés par le jeune âge des soldats. Mais il symptomatique qu'un livre d'un auteur germanique, paru pourtant en 1987, ne parle que par allusions des combats des Glières, comme si, quelque part, on se sentait mal à l'aise, ou comme si les documents, côté allemand, avaient disparu.

Quoi qu'il en soit, il s'agit, pour nous, d'estimer les forces allemandes engagées pour le seul assaut du Plateau.

Le lieutenant-général met en ligne vingt unités combattantes, six d'appui et douze unités de soutien, sur les quatorze dont il dispose'.

L'état-major de la division, comptant 156 hommes, soit une compagnie de dragons et six sections diverses, armé de 2 mitrailleuses et d'armes de poing, va s'installer en partie, dans un second temps, à Thônes.

Le groupe d'artillerie I/1057, comportant une section D.C.A. armée de 4 canons de 20 mm, une batterie de quatre obusiers de 150 mm, 8 canons de montagne de 77 mm regroupés en deux batteries, deux compagnies d'observateurs d'artillerie, 1057, et deux sections météorologiques, compte au total 893 hommes.

Le gros des effectifs mis en ligne est constitué du régiment d'infanterie 286, fort de 3.407 hommes, formé de trois bataillons équipés de 81 fusils-mitrailleurs, 42 mitrailleuses M.G.42, 9 lance-mines de 54 mm, 18 lance-mines de 81 mm, et de multiples armes individuelles, renforcés d'une compagnie de canons d'infanterie équipée de 18 canons de 75 et de 6 canons de 150, d'une compagnie antichars armée de 36 canons antichars de 37 mm, de 3 canons antiaériens de 20 mm et d'un F.M., et d'une colonne de transport.

Cette infanterie est également renforcée du bataillon de fusiliers I/297 de réserve, soit 916 hommes armés de 27 F.M., 14 mitrailleuses, 3 lance-mines de 54 mm et 6 de 81 mm, ainsi que de la compagnie de fusiliers III/297, comptant 133 soldats, armés de 9 fusils-mitrailleurs, de deux mitrailleuses M.G.42 et d'un lance-mines de 54 mm. Cette compagnie sera utilisée pour renforcer les effectifs de la Milice française, sur Thorens.

Le général allemand dispose également de la compagnie chasseurs de chars I/1057, montée sur 24 chars légers et 2 automitrailleuses, et forte de 149 hommes.

L'ensemble de ces troupes, soit 5.654 hommes, a une puissance de feu impressionnante, en rapport avec celle des maquisards. Ces soldats sont transportés par le détachement transport 1057, fort de deux compagnies et de deux colonnes de transport, soit 302 hommes, et d'une compagnie ateliers forte de 116 hommes.

Le ravitaillement est assuré par le détachement correspondant, 1057, fort de 138 hommes. Un détachement sanitaire, comptant 455 soldats, comporte deux compagnies sanitaires et une compagnie vétérinaire. La poste n'est pas oubliée et utilise 15 hommes ; de même, on note la présence de trois groupes d'intervention de gendarmerie d'armée, soit 34 gendarmes.

Christian Wyler, à qui, répétons-le, nous devons ce remarquable travail, conclut, à propos des forces engagées, que le général Pflaum a mis en ligne 23 compagnies de front et 16 compagnies logistiques, soit 6.714 hommes, armés de 226 armes automatiques, 116 armes lourdes et 24 chars légers, sans compter les armes individuelles, bien sûr. Il ajoute :

On constate ainsi que les effectif engagés ne représentent qu'un peu moins de la moitié du total. En terme de commandement et d'efficacité stratégique, soixante-dix pour cent des forces de combat sont utilisés et pratiquement toutes les forces de soutien engagées. Cela signifie que simultanément la division ne pouvait conduire aucune autre opération importante, donc que les 14.081 hommes la composant, étaient occupés par une seule et même opération.

Il faut savoir également que les troupes d'une division ne combattent jamais toutes en même temps, même si elles sont engagées dans la même opération... "

Plusieurs témoignages nous portent à croire que dans ces troupes allemandes, il y a de nombreux éléments étrangers, notamment polonais ou yougoslaves.

En effet, un Polonais resté sur le Plateau, comme nous le verrons plus loin, a clairement entendu des soldats parler sa langue. À Entremont, des soldats montrent leurs papiers yougoslaves aux villageois et se font traiter de " terroristes " par les officiers, lorsqu'ils pointent leurs canons, à côté des cibles assignées.

Le capitaine Anjot envoie un message à Navant, ainsi libellé :

" Ai pris le commandement du bataillon. Suis heureux que vous ayez bien voulu me confier cette tâche, d'autant plus facile à remplir que Tom avait fait l'essentiel et que le moral de tous est admirable. BAYART. "

MERCREDI 22 MARS 1944 : ACCROCHAGES AVEC LA MILICE

Dans la matinée de ce mercredi 22, la Milice grimpe par Beffay, sur l'envers du Petit-Bornand, histoire de repérer les emplacements de maquisards. Les miliciens montent d'autant plus facilement sur la montagne de Bellajoux, qu'il n'y a pas de gars dans le secteur. Cependant les gammas redescendent, sans pousser plus avant leurs investigations.

Par contre leurs copains, qui s'aventurent près des chalets de Balme dans l'après-midi, sont bien accueillis par les gars de la section " Verdun ".

André Wolff entend le bruit de la mitraille. Il décide de monter au col de Freu, avec quelques gars, pour voir ce qui se passe, car il n'y a pas de liaisons radio. Les miliciens montent par le col depuis les chalets de Balme. Les maquis les tirent comme des lapins sur la neige blanche. L'engagement dure quelques instants, puis les miliciens redescendent rapidement dans la vallée.

Jo Buchet s'en souvient bien : " L'accrochage a été sérieux. Les miliciens sont repartis en emportant leurs morts et leurs blessés. Ce n'était pas des montagnards et la marche dans la neige en a découragé plus d'un. "

André rejoint les gars de " Liberté Chérie " dans la soirée, car sa section est excentrée par rapport au Plateau et il ne doit pas dégarnir trop longtemps le dispositif.

René Dépollier écrit :

" Depuis cette date, toute circulation est interdite dans la zone délimitée par l'arrêté de l'intendant de police Lelong. Des coups de mains sont réalisés de part et d'autre... Les troupes d'occupation trouvant que les opérations ne marchent pas à leur guise, ont décidé de réduire elles-mêmes la Résistance. Dans ce but, des troupes ont été amenées avec armes et bagages et sont déjà à pied d'œuvre dans la région d'Entremont, de Thorens et de La Balme-de-Thuy. "`

Dans l'après-midi, vers 15 h 30, un officier supérieur S.S., arrivé à Annecy, passe en revue les Schupos, qui cantonnent dans les locaux du casino. Les hommes, précédés de la fanfare, défilent au pas de l'oie, avenue d'Albigny, avant de se regrouper sur la terrasse du casino, où l'officier se fait présenter chaque soldat policier. La Gestapo et les S.S. préparent l'après Wehrmacht.
Ce soir, vers dix-neuf heures, poursuit René, une nouvelle colonne est arrivée à Annecy, en camions. Cuisines roulantes, canons, mitrailleuses et mortiers étaient transportés sur
les camions. Un milicien interrogé sur ce déploiement de forces, aurait déclaré qu'il leur était impossible d'attaquer le maquis, car celui-ci était bien mieux armé que ne l'est la Milice. Tous
ces préparatifs de guerre inquiètent dangereusement les populations qui redoutent le pire. Le soir, le capitaine Anjot envoie un message au chef départemental de l'A.S. :

De Bayart à Navant.

Excellent moral au bataillon.

Nous avons été accrochés, les 20 et 21 mars, en trois endroits par la Milice.

1 °) à Notre-Dame-des-Neiges. Une reconnaissance poussée par nous et surprise par Milice. Un blessé chez nous, qui actuellement est soigné chez nous. Un prisonnier fait par Milice. Probablement au moins dix blessés du côté Milice à en juger traces sanglantes sur neige. Chalet Rosière visité par Milice.

2°) au col du Freu. Une reconnaissance milicienne se replie précipitamment sous notre feu.

3°) à Champlaitier. Une reconnaissance milicienne surprend 3 chasseurs du bataillon (un tué vraisemblablement, les 2 autres prisonniers). La reconnaissance se heurte à nos postes. Nous leurs faisons 12 tués. La reconnaissance se replie précipitamment.

De ces différentes opérations, il en résulte que la Milice nous tâte. Ces accrochages nous permettent, par contre, de mettre bien des choses au point. Ils ne font qu'aguerrir nos gens et leur moral ne fait que s'élever.

Faites-nous monter le maximum de gens et de chefs. Je peux tout absorber (sur le plan alimentaire excepté). Que ceux qui montent s'équipent correctement. Qu'ils apportent le maximum de choses possible.

Envoyez-moi un médecin, un peu chirurgien. Je manque de chefs de section. Donnez l'ordre à ceux qui sont en bas de monter. à condition que ce soient des types qui en veulent. Si le groupe du P.C. ne fait rien, il peut monter, j'ai de quoi l'employer.

J'insiste encore pour que le service social s'occupe de son affaire. Comme je vous l'ai dit, dans mon précédent courrier, le moral des gens du Plateau est fait de tout cela. Les 1.200 francs pour la femme et 800 pour les enfants sont-ils, oui ou non, alloués à tous ceux qui sont avec moi ? Je le demande instamment. Laissez tomber les autres - Bricoler dans la vallée est peut-être bien pour certains des nôtres, mais cela ne doit pas être une couverture sans bénéfice pour nous.

G. M. R. J'ignore où en sont les tractations d'échange des G.M.R. avec certaines personnes arrêtées par la police. Cependant, que l'on ne compte pas que je relâcherai ces G.M.R., aussi longtemps que j'en aurai besoin ici et, ici, ils me sont indispensables.

De plus j'estime que relâcher 60 hommes de la police, qui connaissant mon dispositif et la vie du Plateau offrent trop de risques pour le bataillon. pour que je les laisse descendre.

J'ai besoin de 300.000 francs.

J'échange 1.344 contre 2.131.

Je vous demande de tout mettre en œuvre au bénéfice du bataillon des Glières. Sur le papier joint, je vous renouvelle mes besoins, craignant que les papiers précédents aient été perdus. Considérez celui joint ce jour, comme le dernier valable.

Tout ce qui y est porté est à nous faire parvenir, soit par parachutage, soit par passeurs. On passe encore par ISDOFCRSPBQEWTLMNPQOFEHTPFLGT. Mes meilleurs souvenirs à tous et en particulier à nos jeunes filles.

Notons que le capitaine oublie les dix G.M.R. faits prisonnier par " Hoche ", le 10 mars dernier. Quoi qu'il en soit, ces 70 militaires sont sacrément encombrants pour un repli, même organisé.

LA TROUPE ALLEMANDE EST ENTHOUSIASTE

Ce mercredi 22, l'opération militaire " Korporal ", mise en marche par l'Oberkommando der Wehrmacht, bat son plein depuis plusieurs jours. Le moral des troupes allemandes est bon, témoin ces lignes extraites d'un journal de marche d'une compagnie engagée aux Glières, en date du 22 mars 1944.

" Un ordre inattendu de mise en route fit donné par le commandant de compagnie... Les soldats qui n'étaient pas encore bien réveillés en raison de l'heure matinale de l'alerte, eurent vite fait de remarquer l'allant des chefs et de se laisser gagner par leur enthousiasme. Bien que le lieu des opérations ne fût pas connu. chacun savait qu'il s'agissait de combattre les partisans et les terroristes. qui avaient déjà tiré sur plusieurs de nos hommes...

Hans Wilhelm, soldat cantonnant avec ses copains à Bardonecchia, en Italie, embarque, avec toute la 7e compagnie de chasseurs du bataillon de réserve II/98, dont il fait partie, pour La Roche-sur-Foron, qu'il rejoint en train. Puis les soldats marchent à pied pour rallier le nouveau cantonnement du Petit-Bornand.

Ainsi, de toute la zone où était disposée la division, arrivent les compagnies et les bataillons, les sections et les groupes, qui se rassemblent en ordre impeccable autour du Plateau.

Le Journal de Genève écrit le 29 mars :

" Deux trains ont débarqué des troupes allemandes à La Roche-sur-Foron, ce qui porte à cinq le nombre des trains ayant amené des forces d'occupation dans cette région.

Les soldats de la Wehrmacht ont pris immédiatement leurs positions. Ils ont complètement encerclé le Plateau des Glières, où se trouve un grand nombre de résistants français.

Lundi toute la journée (27 mars). on a entendu de La Roche-sur-Foron le bruit de la fusillade. "

Le rapport des forces est net. Le Grand Reich germanique bloque une division de chasseurs alpins sur la Haute-Savoie et utilise en première ligne plus de 6.500 hommes. Vichy et les forces du Maintien de l'ordre peuvent s'appuyer sur 1.200 miliciens environ, venus de toute la France, mais en majeure partie du Sud-Ouest et de la région parisienne.

En face, là-haut sur la montagne, 457 maquisards ont décidé de " vivre libres ou mourir ".

À propos des effectifs des gars des Glières, rappelons, étant donné que plusieurs chiffres circulent, que le nombre maximum de rations enregistrées au P.C. est de 465. Mais le jour de l'attaque allemande, plusieurs manquent à l'appel et ils ne sont plus que 440 environ.

440 contre 8.500 !

Le soir, le docteur S.S. Knab téléphone à son subordonné annécien et lui fait part de la découverte, lors d'une perquisition dans des locaux de l'A.S., à Grenoble, de renseignements faisant état de la demande de l'Armée secrète aux F.T.P., afin qu'il rejoignent le Plateau.

Nous, nous savons ce qu'il en est réellement. Le chef du Greko confirme :

" Selon les renseignements en ma possession. il ne se trouve que cent cinquante Espagnols rouges et cinquante F.T.P. sous les ordres de Lamouille, sur le Plateau. à part les cinq compagnies A.S. "

JEUDI 23 MARS 1944

LA MILICE TENTE DE NÉGOCIER LA REDDITION DU PLATEAU

Dans la journée de mercredi, de Vaugelas a reçu un coup de téléphone de Darnand, à Vichy, lui demandant de faire tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir la reddition des terroristes. Le secrétaire général du Maintien de l'ordre veut souffler la victoire aux Allemands, même s'il dit officiellement que cette affaire doit être réglée par les Français. En réalité, une reddition des maquis de la Haute-Savoie redorerait son blason, qui en a bien besoin.

De Vaugelas imagine alors de charger Raoul Dagostini, chef des opérations sur le terrain, de cette mission.

Dagostini, installé à Thônes et informé des intentions de son chef d'Annecy, se rend, dans la soirée du mercredi 22 mars, au collège Saint-Joseph, et demande au supérieur qui le reçoit, le chanoine Pasquier, si un prêtre ne pourrait pas faire parvenir un billet aux maquisards.

" Je ne vis aucune difficulté, écrit le chanoine. à laisser M. l'abbé Maurice Gavel, se charger de la mission proposée. Son nom n'avait été suggéré tout de suite. Ce jeune prêtre avait au Plateau son frère. Pierre. qu'il avait été voir peu de temps avant le combat d'Entremont. Enfin, je supposais qu'il pouvait très légitimement désirer revoir son frère à la veille d'événements aussi dramatiques... "'

Dagostini veut faire savoir aux responsables du Plateau que les Allemands encerclent le secteur, qu'ils feront moins le détail " que la Milice, et que les maquisards risquent très gros en restant là-haut. Usant toujours des mêmes ficelles éculées, il ajoute que la France saura faire la différence entre les braves petits gars abusés par la propagande britannique, qui retrouveraient leur liberté, quitte à satisfaire au S.T.O., et les terroristes qui seraient remis à la justice française. Il ne parle pas, bien entendu, de la cour martiale.

La Milice est certaine qu'il y a sur le Plateau de véritables bandits, en rapport avec Saint-Laurent, des Espagnols antifranquistes et cent cinquante communistes rouges, qu'il faut liquider - et cela justifie l'intervention en cours.

Jeudi 23 mars, alors que l'aube n'a pas encore blanchi le Plateau, l'agent de liaison sort du chalet. Il fait froid. Il salue les copains de garde et part sur la neige qui crisse. Rodrigue, agent de liaison de la section " Ebro " se rend à Annecy, au ravitaillement. Il remontera dans la soirée.

Jeudi 23 mars, six heures du matin, Henri Pasquier, qui a décidé d'accompagner Maurice Gavel, grimpe sur le Plateau par le vallon du Nant Debout, la Rosière. Les deux religieux font une très courte halte à Notre-Dame-des-Neiges, puis s'en vont vers le centre du Plateau.

Parvenus au P.C., le chanoine et l'abbé sont présentés à Bayart par Pierre Bastian, qui les connaît bien. Puis le chanoine remet le pli, adressé au " Commandant Voilette d'Osia, chef du camp des réfractaires des Glières ", ce qui fait sourire le capitaine Anjot. La lecture le fait encore plus sourire. La réponse sera vite rédigée.

En début d'après-midi, les deux ecclésiastiques parcourent le Plateau, à la rencontre des gars. Maurice Gavel rencontre les sections dominant le Petir-Bornand, tandis que le chanoine visite celles dominant Entremont.

Puis, l'officier Anjot et le chanoine Pasquier se rencontrent, seuls. Bayart est parfaitement conscient de la situation désespérée de ses troupes. Le ravitaillement, sauf le pain, manque : la section " Verdun ", au col de Freu, ne reçoit pas de ravitaillement entre le 21 et le 26 mars, par exemple.

" Il savait, me dit-il, écrit le chanoine Pasquier. que lui-même n'en reviendrait point. " Voyez-vous, monsieur l'abbé, cette proposition d'entrevue est inacceptable, parce qu'inutile et parce que dangereuse pour le moral de mes hommes. Inutile d'abord : depuis l'arrivée des forces du Maintien de l'ordre en Haute-Savoie, plusieurs fois nous avons eu des contacts directs ou indirects avec le colonel Lelong ou ses affidés. En même temps qu'ils reconnaissaient, du moins le disaient-ils, la pureté cde notre patriotisme et qu'ils se déclaraient enclins à séparer notre cause du terrorisme proprement dit, ils n'en continuaient pas moins à nous poursuivre, à nous pousser dans nos retranchements. à nous couper de nos sources de ravitaillement. Aujourd'hui, ils nous ont acculés sur ce Plateau. Par là, nous voici, pour demain, la proie facile de l'ennemi. Je ne crois plus à la sincérité de leurs attitudes. Une nouvelle entrevue ne servirait donc à rien. Les conditions que peut me faire le chef milicien seront certainement inacceptables pour mon honneur de soldat. Elles obligeraient à trahir mes responsabilités de chef. En outre, cette entrevue, que ne peuvent ignorer mes officiers et mes hommes. serait dangereuse pour le moral. Ils devineraient chez moi une hésitation. et celle-ci en ferait naître une, chez eux. Or, à l'heure critique où nous voici, le sacrifice étant accepté ils n'ont besoin que d'une chose, de résolution. Je ne veux pas encourir le risque de l'avoir ébranlée.

À l'écoute de ces paroles, on se rend compte combien est grand le sacrifice que les soldats de Glières vont consentir. Le capitaine est conscient que Glières ne sera pas une victoire, mais bien plus. Il sait que ce sera l'affirmation, scellée dans le sang, de cette volonté inébranlable de vivre libre dans l'honneur.

" Quoiqu'il arrive, la flamme de la Résistance ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas... "

MORT À NOTRE-DAME-DES-NEIGES

Au moment où les deux prêtres grimpent vers la Rosière, la délégation de la France Combattante, en Suisse, et le général Davet, alertent Londres sur la situation en Haute-Savoie :

" Trois bataillons d'infanterie allemands et deux bataillons de Schutzpolizei, accompagnés d'artillerie, viennent d'arriver en Haute-Savoie. 4.000 G.M.R.. miliciens et hommes de la Gestapo les appuient... Aux dires de Cantinier l'assaut des Glières va avoir lieu d'un instant à l'autre. Mais bien que ses hommes soient décidés à se faire tuer jusqu'au dernier, il est impossible de défendre le Plateau efficacement sans le secours immédiat que la propagande radiophonique donne toute raison d'espérer,

Ce que demande Cantinier, c'est que la R.A.F. bombarde les abords du Plateau, pour desserrer l'étreinte.

Il est important de savoir que ce télégramme ne parviendra à leurs destinataires que la première semaine d'avril, c'est-à-dire après l'attaque allemande.

Ce ne sont pas des appareils britanniques qui se présentent, aux environs de onze heures, à la verticale de Thorens, en provenance de Dijon, mais bel et bien des stukas. Cette fois, ils connaissent mieux la topographie et leur attaque est plus meurtrière.

Le lieutenant Joubert et quelques hommes, rentrant de patrouille, sont surpris par les quatre appareils de la Luftwaffe, qui font plusieurs passages sur la plaine de Dran et la montagne des Auges.

" Il y eut deux chalets incendiés, précise Joubert. Je me trouvais dans l'un d'eux pendant le mitraillage du stuka et n'ai eu que le temps de bondir dehors, le feu dans le foin prenant instantanément. "

Gabriel Bermond se souvient, aussi, de cette attaque :

" Quatre avions de chasse sortirent brusquement du col de la Buffaz et foncèrent sur nous. Nous vîmes des flocons de fumée et aussitôt, les obus nous passèrent sur la tête. L'un après l'autre, les quatre chasseurs mitraillèrent et canonnèrent. Ils revinrent plusieurs fois à l'attaque et disparurent. Personne ne fut touché. mais près des chalets, la neige était labourée à plusieurs endroits. "

Les oiseaux à croix gammée, débouchant de Thuy, en piqué, reviennent entre seize et dix-sept heures et recommencent leur mitraillage.

" ... Alors que nous étions en train de construire un épaulement de F.A.I. , nous entendîmes soudain le bruit des avions, a écrit Gabriel Bermond. " Ils reviennent, criai-je. Planquez-vous. " Déjà l'avion piquait. Je me blottis dans un trou. Des éclats de balles explosaient dans la neige, qui devint noire. Dès que l'avion fit passé. nous nous élançâmes hors des trous, pour aller nous abriter dans le chalet de pierre, en prévision de l'attaque suivante. À peine étions-nous entrés. que l'avion était déjà là. J'étais blotti au coin du mur. Un camarade s'était glissé sous un poêle. Un autre se coucha sous la table en la bousculant : les bouteilles tombaient et le bruit de leur chute se mêlait au crépitement des mitrailleuses. Soudain, je me sentis mouillé au mollet gauche. Après l'attaque je m'aperçus, que j'avais été touché par deux éclats. "

Les pilotes, ayant compris qu'il n'y avait pas de D.C.A. sur le Plateau, font du rase-mottes et prennent en enfilade les sentiers où se déplacent les gars, ainsi que les chalets, qu'ils cherchent à incendier. Le chalet de la Reinette brûle. À l'autre bout du Plateau, d'autres chalets flambent. L'infirmerie du docteur Marc est sérieusement atteinte.

Que s'est-il passé à Dran ?

Fernand Bonzi et Louis Basso, de retour de garde du poste au-dessus de la Rosière, avec des copains, sont à la cuisine. Louis, entendant le bruit des avions, se précipite sur le pas de la porte et regardant vers les avions, dit à son copain Fernand :

" Regarde ! Ils piquent...

- Colle-toi au mur ", lui crie Fernand.

" Mais, se souvient ce dernier. je n'ai pas eu le temps de finir ma phrase, que le mitraillage avait commencé, je me suis collé au mur... "

Marcel Gaudin, tout proche, a écrit :

" Je me trouvais avec Gaby et quelques autres dans notre petit bâtiment annexe. Soudain nous fûmes abasourdis par un énorme vacarme et environnés de flammes et d'un nuage de poussière. Stupéfiés, nous restâmes d'abord figés sur place puis, nous réalisâmes que nous étions en plein dans un mitraillage d'avion. Après la longue rafale, nous entendîmes le grondement du moteur de l'avion passant en rase-mottes au-dessus du toit. Je sortis pour voir ce qui se passait et. au moment où cet avion filait vers le centre du Plateau. j'en vis un deuxième du côté de la Tournette, qui se précipitait sur nous, presque à l'horizontale. Je me mis dans l'embrasure de la porte du chalet principal de sorte que le mur de la façade, en enfilade. me protégeait du tir et je vis arriver et ricocher les balles traçantes, partout dans la neige et sur les cailloux. Puis cet avion s'éloigna à son tour vers le centre du Plateau. Jusqu'ici, les Allemands avaient attaqué nos chalets à la bombe, procédé assez imprécis, les bombes tombant le plus souvent autour du chalet visé et causant, certes, des dégâts, mais rarement la destruction totale du chalet. Et voilà qu'ils essayaient sur nous une nouvelle méthode, le tir avec les mitrailleuses et les canons. Les projectiles étaient arrêtés par les ;murs de pierres des chalets. mais traversaient portes. fenêtres, toits et murs en planches. Les balles traçantes et les obus mettaient le feu au foin et le chalet ne tardait pas à brûler...

Après le passage du deuxième avion. j'entendis crier " Au feu " au-dessus de ma tête, dans notre grange-dortoir...

La grange, au-dessus du chalet, est en feu. Les gars en sortent précipitamment, transportant deux blessés, Louis Basso et Daniel, un des deux ex-G.M.R. qui avaient rallié le maquis. Les deux blessés graves sont mis à l'abri dans la chapelle, qui heureusement est à peu près intacte. Louis Basso a " un énorme morceau de chair, pendant d'une de ses cuisses. "

D'autres gars récupèrent les armes, les munitions et les provisions stockées au rez-de-chaussée, sous la grange dévorée par les flammes. Des grenades, des cartouches de F.M., de fusils ou de mitraillettes explosent, sans faire, heureusement, de victimes. Gaby, bien que blessé à une cheville, ordonne le départ de ses gars vers un chalet en contrebas, en allant vers la Rosière, et charge Marcel d'organiser cette réinstallation.

Alors que les avions allemands ont disparu derrière la montagne depuis quelque temps déjà, les deux religieux, qui ont quitté le P.C. avant le bombardement, repassent à Notre-Dame-des-Neiges. Ils réconfortent les blessés et reprennent leur descente, car la nuit approche.

Le lieutenant Joubert, informé, envoie l'équipe de Serge Thélen sur place. Tandis que les gars de la section " Hoche " transportent tout ce qu'ils peuvent vers leur nouvelle demeure, les deux blessés sont évacués sur l'infirmerie. Gaby se résout à les accompagner, en boitillant. C'est Pierre Valazza, ancien sous-officier au 27e B.C.A., désigné par le lieutenant Joubert, qui prendra la tête de la section.

Les gars de Serge Thélen, qui ramènent sur une luge Louis Basso, le plus touché, parviennent après des heures d'efforts à l'infirmerie. Marc est aux avant-postes du côté opposé.

Victime d'un éclatement de la cuisse, Louis Basso, qui n'a cessé de se vider de son sang, meurt en arrivant.

Louis Basso, dont la famille, d'origine italienne, était venue s'installer à Marlens, avait tenté, à plusieurs reprises, en 1943 de rejoindre le maquis. Ce n'est qu'après la capitulation italienne de septembre 1943, qu'il fut accepté dans le maquis de Serraval, " La Chenaille ", où il arrive, en novembre. " C'était un grand et robuste garçon, dit Marcel, qui avait travaillé de bonne heure. placé chez les paysans de la région, un peu fruste. mais d'une inépuisable bonne volonté... Lorsque je repense à lui, il me semble symboliser tous mes camarades humbles et obscurs, mais si fiers du rôle qu'on leur demandait de jouer et qui n'ont pas réalisé d'autre exploit que d'offrir leur jeune vie à un idéal qu'ils ressentaient profondément, par fois sans savoir l'exprimer:

" L'autre, a écrit le docteur Bombiger, avait des fractures ouvertes de la jambe, du bras et une plaie lombaire. Les pansements sulfamidés, les appareillages de fortune et les transfusions sanguines le remontèrent petit à petit. Malgré ses terribles blessures. ce combattant. un G. M. R.. guérit tout doucement. "' Nous verrons ce qu'il adviendra après l'attaque allemande.

La sizaine de Serge Thélen revient au P.C. de Joubert vers minuit. Le lieutenant leur accorde quatre heures de sommeil, avant de leur demander de partir en renfort aux Auges, comme nous le verrons plus loin.

Pendant les bombardements du Plateau, les hommes évacuent les chalets dès qu'ils entendent les moteurs. Les gars du P.C. grimpent à l'arrière du chalet, dans un abri rocheux, sous la montagne des Frêtes. Marc envoie ses aides se mettre à l'abri dans une autre grotte, mais lui restera, à partir de ce 23 mars, avec deux grands blessés, sous la protection illusoire de la croix rouge disposée sur le toit de l'infirmerie.

LE GÉNÉRAL PFLAUM VISITE LES BORNES

Pendant que la Luftwaffe bombarde les Bornes, le lieutenant-général Pflaum, accompagné des chefs de son état-major, se rend à Thônes puis dans la vallée des Villards. À plusieurs reprises, il fait arrêter son véhicule et observe à la jumelle les pentes du Lachat. Il se rend ensuite à Entremont et Petit-Bornand, et par La Roche-sur-Foron et Thorens, termine son périple.

De retour à l'Impérial, il reçoit Jean de Vaugelas et son état-major de miliciens, Dagostini et de Bernonville en tête. À l'ordre du jour, le rôle de la Milice dans l'attaque finale.

" Il ressort de cet entretien, écrit le S.S. Jeewe dans son rapport n° 226, du 23 mars, 22 h 10, qu'il a été affecté à la Milice un secteur de défense entre Usillon et Petit-Bornand, au nord-ouest du Plateau. sous commandement indépendant. Le général Pflaum a montré la plus grande compréhension, pour le côté politique, parce que la Milice et les troupes allemandes vont opérer ici, pour la première fois en France, ensemble contre des Français... "

À cette réunion, le général décide d'installer son P.C. de campagne à Thônes, à partir du lendemain, 24 mars.

Toute la journée, les bataillons, au nombre de quatre, montent en première ligne, dans leur secteur respectif. Les miliciens, qui cantonnent de Thônes à Thuy, font mouvement sur Thorens, laissant la place à l'occupant. À Annecy, les cars des miliciens stoppent, car le ministre Darnand veut féliciter ses hommes.

" Le général Pflaum observa, poursuit le S.S. Jeewe dans son rapport du 23. que cela représenterait une entreprise extrêmement difficile. nécessitant vraisemblablement un certain temps. en raison du terrain et de l'état des neiges ; qu'il n'était pas encore certain d'atteindre le but, avec les forces à sa disposition ; qu'il voulait en tout cas obtenir du Commandement du territoire des armées de la France méridionale, qu'un appui aérien supplémentaire soit mis à sa disposition. Jusqu'à présent, il dispose de quatre Focke-Wolf 190. comme avions de combat et de quelques Heinkel !!!. Il croit avoir besoin d'un appui supplémentaire. "

RETOUR DE LA MISSION PASQUIER-GAVEL

Il est vingt-deux heures lorsque les deux ecclésiastiques rencontrent le chef milicien Dagostini, à son P.C. de l'hôtel Ermitage et lui remettent la réponse du capitaine :

23 mars 1944.

Le chef du Plateau des Glières à M. Dagostini. Milice française.

Monsieur,

Il est profondément triste que des Français, tels que vous l'avez été, dans le passé, agissent comme vous le faites. Vous acceptez de détruire, au bénéfice de l'ennemi, les éléments les meilleurs du pays. Si vous attaquez, vous porterez la responsabilité de nos morts. Quant à moi, j'ai reçu une mission, il ne n'appartient pas de parlementer.

BAYART.

Le milicien est irrité. Il confie néanmoins à ses interlocuteurs qu'à la suite de la réunion qui s'est déroulée dans l'après-midi, à l'Impérial, il lui était interdit de rencontrer le commandant du Plateau.

Tandis que les ecclésiastiques regagnent le collège, deux inconnus, armés de mitraillettes, s'introduisent chez le couple Lévy, israélites réfugiés dans la commune, qui habitent à proximité de l'hôtel du Fier, cantonnement des miliciens. Quand il aperçoit les deux hommes, M. Lévy s'enfuit en pyjama, par la fenêtre, mais sa femme est tenue en respect par les agresseurs, qui fouillent la maison et se font remettre 150.000 francs, avant de s'en aller tranquillement.

À Annecy, dans la nuit froide, le chroniqueur local, René Dépollier, fait en quelque sorte le bilan de la situation. Il y a des erreurs, mais peu importe, il est le témoignage d'un homme qui, vivant ces événements en direct, raconte ce qu'il voit, ce qu'il entend, ce qu'il croit savoir, enfin ce qu'il ressent et qui a, en plus, le courage de rédiger ces souvenirs. Son témoignage est le reflet de son temps, avec ses inquiétudes et ses angoisses. Le lecteur pourra aisément rectifier de lui-même les quelques erreurs qui s'y sont glissées.

" De source bien informée, les opérations prochaines contre le maquis en Haute-Savoie vont revêtir un aspect différent de celui qu'elles eurent jusqu'à aujourd'hui et très vraisemblablement prendre une tournure plus dramatique. En effet, depuis le 3 février, les forces françaises (Garde mobile, G.M.R., Gendarmerie et Milice) se sont efforcées, avec fermeté mais généralement en usant de la persuasion. d'obtenir le résultat désiré. Quelques épisodes douloureux ont marqué cette période, tels les incidents du Petit-Bornand et d'Entremont, tout récemment encore celui d'Usillon, la Verrerie.

Il est superflu de cuire que les opérations, considérées dans leur ensemble,  n'ont pas amené la réduction totale et rapide des différents groupes du maquis et plus spécialement de celui qui est le plus important. à savoir celui formé par l'A.S. et qui s'est réfugié, depuis plusieurs mois, sur le Plateau de la Glière.

Le 10 après des tractations entre les7 représentants des forces du Maintien de l'ordre et des délégués de l'A.S., tractations qui n'ont d'ailleurs pas abouti, de nouvelles mesures ont été prises pour cerner et isoler le Plateau. Il semble qu'en dépit de cette nouvelle forme d'action et de quelques résultats positifs acquis, les opérations n'ont pas eu la rapidité que l'on espérait. C'est sans doute pour cette raison que les autorités occupantes, non satisfaites, ont décidé de mener elles-mêmes l'épuration de cette partie du maquis.

Depuis trois jours. arrivent donc des troupes, dont l'effectif total serait de l'ordre de 2.800 hommes, soit trois bataillons. Ces troupes viennent d'un lieu que nous ignorons. Elles apportent avec elles, outre les armes individuelles, des canons, des batteries, des mitrailleuses d'autres armes automatiques en grand nombre. On dit même que l'état-major s'est déjà installé au sommet de la Montagne des Prêtes, dominant ainsi de deux cents mètres le Plateau des Glières, ce qui lui assure une position stratégique indéniable (sic).

De source sûre, les troupes d'occupation allemandes commenceraient leurs opérations d'ici le 1er avril. Ce qui aurait amené monsieur Henriot. secrétaire d'État à l'information, à adresser dans son éditorial d'hier (22 mars), un suprême appel aux maquisards.

À l'exception de la Milice, les autres troupes françaises ne participeront pas à cette action allemande. Les forces en présence peuvent être évaluées de la manière suivante et de façon très approximative, en ce qui concerne le maquis : Allemands 2.800, Milice 1.000 environ, maquis A.S.. ex-Brigades internationales. F.T.P. de 1.500 à 2.000 (sic). La situation. telle qu'elle se présente, justifie les pires craintes auprès des populations, qui ne se font aucune illusion sur le sort de leurs immeubles, de leurs cultures ou de leurs propriétés alpestres.

On redoute par ailleurs. que le maquis puisse recevoir l'aide aérienne anglo-américaine. Dans ce cas, la Haute-Savoie deviendrait, pour un temps indéterminé une véritable zone de guerre. "

VENDREDI 24 MARS 1944

À Annecy, des troupes armées ont bivouaqué, dans la nuit de jeudi à vendredi, sur le Pâquier. Toute la journée de vendredi, l'avenue d'Albigny résonne du bruit des voitures, des canons tractés, des camions et des véhicules sanitaires, qui montent vers Thônes. Dans l'après-midi, les Schupos, cantonnés au casino, font sécher sur la terrasse leurs casques, qu'ils viennent de peindre en blanc.

Vers dix-sept heures, une longue file de camions vert-de-gris et de cars prend la même direction. Une heure plus tard, une unité de transmission, récemment arrivée, défile rue Royale, en chantant le vieux chant des lansquenets. Un nouveau convoi, arrivant vers dix-neuf heures, se camoufle pour la nuit sous les arbres de l'avenue d'Albigny.

Les camions allemands déversent leur flot de soldats dans les vallées du Fier, du Nom et du Borne. Le général estime que ce déploiement sera probablement terminé le samedi 25 mars, en fin de journée.

Parallèlement à ces mouvements de la Wehrmacht, la Gestapo et les S.S. s'organisent.

Nous avons signalé, dès le 18 mars, la présence à Annecy, d'un lieutenant Bock, de la Wehrmacht, agent de liaison entre son général, la Milice et la Gestapo.

L'Obersturmbannführer S.S. Knab, chef de la police de sûreté et du SD de Lyon, quitte Annecy, ce jour. Il est arrivé le 22 au soir, comme nous l'avons vu. Il s'occupe personnellement de cette affaire. Cela montre que les S.S. et la Gestapo entendent bien chapeauter cette opération qui, même menée par la Wehrmacht, n'en reste pas moins, pour eux, une opération de nettoyage de bandes de terroristes. L'armée n'étant que le bras armé de la Gestapo, dans cette affaire, ne doit en aucun cas considérer qu'elle a à faire une opération militaire.

Dans un bureau de l'Impérial, Knab, qui agit en tant que commandant supérieur des S.S. et de la police en Haute-Savoie, aidé des S.S. Kampf, Gromm et Jeewe, le noyau dur de la Gestapo annécienne, a préparé minutieusement cette opération policière, avant de repartir pour Lyon.

Un rapport officiel, du 26 mars, que nous découvrirons plus loin, signé du docteur S.S. Knab lui-même, précise clairement le rôle des S.S. dans cette opération.

LA MILICE ATTAQUE AUX AUGES

L'aube se lève sur le défilé des camions et véhicules militaires allemands qui, traversant Annecy, convergent par les avenues de Chambéry et des Marquisats, vers celle d'Albigny et la route de Thônes.

Ce vendredi 24 mars, les Allemands continuent à prendre position autour du Plateau, relevant les forces de la Milice, qui se concentre entre Petit-Bornand et Thorens, où de Vaugelas a installé son P.C.

Exemple, cette compagnie allemande qui arrive de Chambéry : " La compagnie, rapporte son journal de marche, devait être transportée de Chambéry à Saint-Pierre. Elle s'arrête toutefois à La Roche-sur-Foron, où son commandant lui donne l'ordre de se rendre à Termine, en passant par Saint-Pierre. En ce lieu, le détachement précurseur avait préparé un cantonnement. Les lieux d'hébergement, improvisés, furent occupés et les opérations de reconnaissance commencées. En outre, le contact fut pris avec la Milice.

Constant Paisant, dès les premières heures du jour, observant la vallée à ses pieds, compte une soixantaine de camions sur la route de Thorens à la Luaz. Les miliciens s'installent dans les fermes et mettent les F.M. en batterie, face à la montagne.

Sous Monthiévret, des camions apportent des cercueils - soixante-dix environ, disent les témoins - qui sont soigneusement rangés, à l'Essen, le long du chemin d'accès au Plateau. D'autres poids lourds transportent des pièces d'artillerie.

Hier, jeudi, les divers renseignements glanés ici ou là par les sédentaires résistants d'Entremont ont permis de prévoir une attaque milicienne pour le lendemain.

Louis Mermillod, réfractaire S.T.O., natif d'Entremont, " en service ", depuis le début, pour le ravitaillement et les liaisons, est grimpé sur le Plateau dans l'après-midi. En passant près de Monthiévret, il a vu l'aumônier, Maurice Gavel, qui communiait les gars du poste et qui les réconfortait de ses bonnes paroles. Il a délivré son message :

" Demain matin, attaque de la Milice d'Entremont à la section " Leclerc "  aux Auges. " Aussitôt informé, le P.C. avait envoyé un autre marcheur vers le chalet de .Joubert. Le lieutenant avait alors, comme nous l'avons vu, décidé de renforcer ses gars avec l'équipe de Serge Thélen.

Louis Mermillod était redescendu dans la vallée, heureux du devoir accompli. Il est de ces réfractaires d'Entremont, précieux " auxiliaires " des soldats du Plateau, qui, grâce à une merveilleuse connaissance du terrain, ont pu, depuis la fin du mois de janvier, permettre cette vaste entreprise.

P.C. Joubert, quatre heures du matin.

" Debout, bande de fainéants, crie le Juteux. Nous partons avant le jour ; il ne s'agit pas de se faire repérer par les zincs ! "

André Garcia vient de réveiller le groupe de Serge Thélen. Levés, équipés, fatigués par la journée d'hier épuisante, " nous gravissons péniblement la montée vers le col des Auges. La fatigue se fait sentir nous n'avons pas beaucoup dormi. À notre arrivée, nous sommes accueillis par le lieutenant Jonglas. qui commande la section.

" Des miliciens ont tenté d'approcher des chalets, hier, nous dit-il. Nous avons relevé leurs traces. Nous vous attendions pour installer un poste à cet endroit. "

Après nous être restaurés, munis de planches, de pelles, de pioches et de nos armes, nous descendons vers le lieu où nous devons installer notre poste, à l'orée de la forêt. Certains d'entre nous se laissent glisser sur la neige avec leur planche... " Il y a là, notamment, André Garcia, Bruno Dall'Agnol, Albert Bianco, Serge Thélen, Octave Poyer, Edouard Crédoz, sous le commandement de Robert Jouglas.

Les hommes de Darnand, partis à l'aube, entreprennent la reconnaissance prévue.

" Nous sommes tombés dans une embuscade tendue par les miliciens, se souvient Bruno. Aux premiers coups de feu, un gars de chez nous. André Garda, reçoit une balle, qui lui traverse le corps. Edouard Crédoz est également atteint. Ces deux gars n'étaient avec nous que depuis quelques jours. Nous nous planchons immédiatement et mettons le F. A. I. en batterie. Les miliciens ripostent au fusil et à la mitraillette. Nous ne voyons rien et nous tirons au juger, à travers les buissons. Le temps nous paraît long. Un gars fait un pansement à Édouard, tandis que les servants du F.M. tirent sans discontinuer, faisant rougir le canon. L'angoisse nous étreint. surtout que les deux blessés gémissent de plus en plus...

Jouglas, remarquable baroudeur, mène le combat, notamment en s'emparant d'un F.M. milicien.

"À un moment, poursuit Bruno, je prends l'initiative de riposter à la grenade. L'effet est immédiat. Nous entendons des cris de douleur, puis le silence. Nous avançons prudemment. Des reliefs de repas. des traces de sang jonchent la neige piétinée. Des traînées attestent que l'on a tiré un corps vers le bas de la pente.

Nous remontons vers nos chalets. La montée est très pénible, avec les corps des cieux copains. Garcia est mort et Crédoz est sérieusement touché. Tout à coup, dans un buisson, nous découvrons un milicien égaré, un pauvre type, seize ans peut-être, mort de peur, qui nous déclare, en tremblant :

" Je n'ai pas tiré... Je n'ai pas tiré... "

Son fusil est sale.

" J'étais chez moi, dans le Limousin. Je devais partir pour l'Allemagne, lorsque des gars sont venus et m'ont proposé de les suivre, disant qu'on faisait de belles balades, qu'on mangeait bien et qu'on chassait les terroristes. Je ne savais pas que c'étaient des Français. Si mon père savait, il me tuerait... "

Nous l'avons conduit au P. C, je ne sais pas ce qu'il est devenu. "

André Garcia, dit le Juteux, a agonisé de très longues minutes dans la neige, appelant son frère Jo, qui était avec lui au camp de Taninges, et qui, malade, était rentré à Oullins où la famille tenait un café.

" Garcia est mort lucidement, se souvient Serge, sans que nous ayons rien pu faire pour lui.

"Adieu les copains, adieu mon lieutenant telles ont été ses dernières paroles. C'était mon ami. Je l'ai pleuré sans honte.

Édouard est descendu à l'infirmerie. Grièvement blessé, ne pouvant quitter le Plateau, il sera achevé par les Allemands.

Quant aux miliciens, ils ont un blessé grave, le dénommé Maillard, qui décède dans la descente et que ses copains ramènent à l'hôtel Dupont, à Saint-Jean-de-Sixt.

Onze heures sonnent au clocher du Petit-Bornand, lorsque les premiers éléments d'artillerie allemands, installés de l'autre côté du Borne, bombardent les chalets de Monthiévret pour la première fois.

Aux chalets des Auges, André Garcia est installé dans une ancienne bergerie, transformée en chapelle ardente, Puis les gars peuvent manger, au menu, un chamois, tué la veille dans la tempête de neige ; à table, un visiteur de marque : le capitaine Anjot, venu inspecter les positions.

DARNAND RENCONTRE, À ANNECY, LE S.S. JEEWE

Joseph Darnand, désireux de se rendre compte sur place de la situation et des rapports avec les occupants, débarque le vendredi 24 mars à la Villa Mary, à Annecy.

Le secrétaire général du Maintien de l'ordre réunit immédiatement ses subordonnés, le colonel Georges Lelong, Max Knipping, Jean de Vaugelas, chef de la Milice stationnée en Haute-Savoie, et son chef d'état-major, le capitaine Émile Raybaud. Après avoir acquis une meilleure connaissance du dispositif qui se met en place autour du Plateau des Glières, Joseph Darnand demande à rencontrer le S.S. Jeewe, qui " mène le bal " pour les S.S. et la Gestapo.

La rencontre se déroule dans le bureau de Jeewe, à la Villa Schmid (près de l'Impérial), que la Gestapo a réquisitionnée depuis plusieurs mois. Le lieutenant Bock, officier de liaison, est présent.

La discussion porte sur l'engagement de la Milice aux côtés des Allemands, lors de l'attaque finale. La Milice de De Vaugelas est chargée, c'est une confirmation, de barrer tout le secteur nord-ouest, de Thorons au Petit-Bornand. Darnand fait valoir que ses hommes manquent d'armes lourdes pour remplir leur mission. Bock l'informe des dispositions du général Pflaum à cet égard : soit la 157e division est autorisée, et a la possibilité matérielle, de fournir ces armes lourdes, soit la Milice devra essayer de se les procurer auprès de la Garde, et, si cela s'avère impossible, Pflaum propose de mettre à la disposition de De Vaugelas une compagnie allemande.

Le gestapiste Jeewe, condescendant, ajoure même, à l'adresse de Darnand, que cette collaboration ayant des retombées politiques, le général et lui ont préféré lui en parler avant de prendre une décision.

Darnand déclare qu'il désire toujours une étroite collaboration entre la Wehrmacht et la Milice. Il observe cependant que le gouvernement français peut avoir des scrupules face à cette alliance. Il précise donc qu'il est parfaitement d'accord pour que la Milice travaille avec l'armée allemande, mais à condition que les forces du Maintien de l'ordre françaises restent sous commandement français et qu'elles soient les seules responsables du secteur qui leur est assigné, tour en restant sous le commandement suprême du général Pflaum.

Il demande également au lieutenant Bock et au gestapiste de pouvoir renforcer ses effectifs miliciens par des éléments de la Garde et des G.M.R., avec une attribution d'armes lourdes pour son secteur. Darnand tient à commander des troupes exclusivement françaises dans le secteur de Thorens.

Les Allemands font savoir qu'ils doivent en référer à leurs supérieurs et que la décision sera prise dans la soirée, lors d'une prochaine entrevue.

Darnand revient à la Villa Mary, où il reprend les discussions avec son état-major et l'étude du dispositif des forces du Maintien de l'ordre, centré sur Thorens.

Pour leur part, Jeewe et Bock traversent les jardins de l'Impérial et rencontrent les officiers de l'état-major du général Pflaum. Ce dernier fait savoir à ses interlocuteurs, qui répercutent immédiatement sur Knab, toujours à Lyon, et sur le Standartenführer S.S. Knochen, à Paris, que, vu le dispositif mis en place actuellement et la zone d'attaque de la Wehrmacht, il se pourrait bien que les maquisards se replient sur le secteur de Thorens, tenu par la Milice et qu'en conséquence, il serait souhaitable qu'il y ait sur ce versant, sous quelque forme que ce soit, des armes lourdes.

LES ALLEMANDS INVESTISSENT LE GRAND-BORNAND

Les Allemands arrivent ce jour au Grand-Bornand. Immédiatement le bourg est investi. Des forces du Maintien de l'ordre françaises les guident. Ils perquisitionnent dans de nombreuses fermes et procèdent à des arrestations. Les Bornandins sont habitués. Déjà, il y a trois jours, la Milice était venue dans la haute vallée du Borne et avait commis des exactions. Hortense Favre, Francis Perissin, Joseph Perrillat-Merceroz, Bonnaventure Perrillar, Jean Perrillat-Charlaz, François Bastard et Claudius Hudry avaient été arrêtés et relâchés quelques jours plus tard. Fernand Rey, à la vue des sbires de Darnand, s'était caché dans le fenil. Un milicien, sondant le foin avec une fourche, avait piqué à quelques centimètres de Jean, protégé par une planche, et s'en était allé. Jean resta persuadé que le milicien l'avait vu... Mais aujourd'hui, ce sont les Allemands. Sept d'entre eux, passablement éméchés, investissent la ferme Missillier au Bouchet. Fernand Rey, photographe de son état, est là pour des photographies d'identité. Rappelons que les autorités exigent sur les documents officiels des clichés récents, et Fernand, comme d'autres photographes, bat la campagne avec son appareil.

Mme Missillier, veuve, est là avec ses enfants. Sa fillette sur les genoux, elle implore les soldats, qui finissent par accepter les explications et partir, non sans avoir vu d'un très mauvais œil l'appareil photo.

Déployés en tirailleurs, ils se dirigent vers la ferme de Marius Pernet-Solliet, aux Terrets. Ils font sortir les vaches dans les champs enneigés, avant d'incendier la maison.

Non contents de leurs méfaits, ils continuent leur expédition punitive à la ferme des frères Bastard-Rosset, actuellement occupée par François Pernet-Solliet. La maison brûle à son tour. Les soldats, toujours sous l'emprise de l'alcool, se dirigent vers une troisième ferme, mais les femmes réussissent à les convaincre et la horde n'incendie pas. Les Bornandins sont sûrs que ces incendies ne sont pas le fruit du hasard, mais bel et bien le résultat d'une dénonciation de la part d'un homme, fonctionnaire de son état, que la Résistance exécutera, un mercredi matin, au-dessus de Dodes.

DERNIER MESSAGE D'ANJOT À NAVANT

Le capitaine Anjot est redescendu à son P.C. Il continue à faire parvenir des informations sur la situation au Plateau, à son supérieur hiérarchique immédiat, à savoir Navant, chef départemental de l'A.S.

Ce 24 mars, quelques heures après l'accrochage des Auges, grâce à une estafette, il fait parvenir un message dans la vallée, dans lequel il montre toute sa détermination pour le combat qui approche.

Bayart à Navant. Moral excellent. 24 mars 1944.

Depuis quelques jours la Milice exécute des reconnaissances, tâtant ainsi notre dispositif. Ces accrochages ont lieu un peu partout et à toute heure de la journée.

Le 23 mars, nous avons subi deux attaques par avions de chasse mitrailleurs. Ces attaques furent séparées par un répit de deux heures. Elles se sont soldées. pour nous, par un tué, un blessé grave, deux blessés légers. deux chalets incendiés.

Le 24 mars, un accrochage entre une patrouille milicienne et un de nos postes, nous occasionne un tué et un blessé. Le tir d'une arme automatique milicienne blesse grièvement l'une de nos sentinelle, qui, tombant dans les rochers, n'a pu être ramenée chez nous.

Les funérailles de nos braves chasseurs seront célébrées avec le maximum de grandeur. Notre médecin se dépense beaucoup, mais j'insiste pour qu'une aide lui soit apportée en personnel (2 au minimum, 1 médecin) et en matériel. Pansements - gouttières - appareils de transfusion du sang, qui sont indispensables.

Tout ce que j'ai demandé dans mon dernier courrier doit nous être envoyé au plus tôt. Nous ne pouvons attendre la prochaine lune. Que les Anglais fassent un effort. Nous ferons tout pour que le parachutage soit réceptionné.

Où sont les prisonniers évadés, qui devaient monter ? Envoyez-moi des cadres.

De notre côté, nous ferons tout notre devoir. mais que l'on nous aide. Il y a des maquis qui ne font rien dans le département. Pourquoi ne pas les utiliser.

Le chef milicien de la région de Thônes a demandé à avoir un contact avec moi : j'ai refusé. D'après un certain nombre de renseignements. l'attaque générale aura lieu dimanche. Vous demande d'envisager actions dans les vallées entourant le Plateau, pour aider notre action. Si comme on le dit, par exemple, il y a de l'artillerie dans la région de Cenise. pourquoi ne pas les mettre cul par-dessus tête, avant qu ils n'agissent.

Ci-joint, copie du matériel dont j'ai un urgent besoin (parachutages ou passeurs).

Le chef du bataillon réclame de l'aide médicale, certes, mais aussi des hommes, car il voit bien, à la lecture de son dispositif, que celui-ci est incomplet, que les postes sont trop distants les uns des autres et que le moindre trou, dans cet ensemble, peut entraîner sa perte. De plus, il manque cruellement d'officiers et de sous-officiers. Il peste contre certains, qu'il sait être en bas. Pourquoi ne montent-ils pas avec nous ?

Il ajoute un message pour le chef du secteur A.S. d'Annecy, Roby :

" Pour Roby - Faites suivre ce papier S.V.P. au plus vite.

Qui est le lieutenant Jacques ? S'il veut monter. qu'il vienne. Quant au reste. Navant peut, seul, s'en charger. Que l'on m'envoie des cadres. Resterons-nous aussi peu nombreux du 27e ? Dudule, Pan Pan... "

Les gars de Thélen descendent le corps d'André Garcia au centre du Plateau, dans la soirée, car il doit être enterré au pied du mât central. Ils passent à l'infirmerie, où sont préparées des caisses pour les corps de Basso et Garcia.

" Il y a plusieurs blessés à l'infirmerie Je vais voir Crédoz, dit Serge Thélen. Il est allongé sur une couche entourée de parachutes blancs, la tête entièrement bandée. Dès qu'il me voit, il tend le bras vers moi : "Mon fusil " dit-il seulement.

Il a reconnu son arme qu'il avait gravée à ses initiales.

Rapide et émouvante prise d'armes dans la nuit. Deux trous avaient été creusés pour recevoir les corps de nos malheureux camarades. Nous présentons les armes une minute de silence le cœur serré nous songeons aux combats qui nous attendent, à l'immensité de ces montagnes et à notre solitude, petite troupe isolée dans ce coin de France oublié.

Puis, ayant rendu visite au lieutenant Joubert, les gars regrimpent aux Auges, où ils arrivent à l'aube !

SAMEDI 25 MARS 1944 PRÉPARATION ALLEMANDE D'ARTILLERIE

Depuis quelques jours, la Wehrmacht prépare activement son attaque, que le général Pflaum pense devoir fixer au 28.

Les multiples visites qu'il a effectuées autour du Plateau l'ont convaincu que l'attaque de front, même par les chasseurs, ne sera pas chose facile. Les renseignements qu'il possède sur les effectifs et l'armement renforcent cette idée. En effet, le service de renseignements de la 157e estime l'ennemi bien au-dessus de la réalité.

Les Allemands pensent que les maquisards sur le Plateau sont au nombre de 1.000, répartis en 100 officiers, 900 hommes de troupe, dont 200 Espagnols, tireurs d'élite, et 50 F.T.P., tous regroupés au sein de six compagnies. Peut-être est-ce le mot " bataillon " très utilisé, qui les a fourvoyés ?

Ce " millier " d'hommes est retranché, toujours selon la Wehrmacht, dans une centaine de chalets, tous bétonnés, avec sirènes et signaux optiques d'alarme.

Mais, c'est au niveau de l'armement que les renseignements sont encore le plus erronés. Les Allemands estiment que les armes individuelles sont au nombre de 4.000, dont 3.000 pistolets-mitrailleurs, et que les maquisards sont équipés de 1.500 F.M., d'un canon de 37 mm, de six lance-mines et de 4 mitrailleuses Zwilling anglaises. La réalité est tout autre. Ces mitrailleuses ne sont que deux, il n'y a pas de canon d'infanterie, ni d'émetteur-récepteur, un seul lance-mines, 250 F.M. et 2.512 fusils et mitraillettes.

Le lieutenant-général Pflaum a obtenu de la Luftwaffe qu'elle entreprenne un bombardement systématique du Plateau. Il a surtout obtenu qu'aux Heinkel !!!, qui, s'ils peuvent larguer 2.500 kilos de bombes, sont, nous l'avons vu, mal adaptés au terrain, soient adjoints des Junker 87, le célèbre stuka aux ailes de mouettes, reconnaissable entre mille. Ces appareils, moins rapides que le Heinkel, peuvent atteindre 360 kilomètres à l'heure en piqué, larguer 500 kilos de bombes et mitrailler au sol avec une grande efficacité.

Parallèlement à ce bombardement aérien, le général a ordonné à son artillerie, déjà en place sur Entremont, au hameau de Ville notamment, d'entrer en action. Le groupe d'artillerie I/1O57, fort d'un effectif de 893 artilleurs, possède quatre canons antiaériens de 20 mm, peu utiles, huit canons de montagne autrichiens de 77 mm, organisés en deux batteries, et quatre obusiers de 150, formant une batterie. Certains éléments du régiment d'infanterie 286, déjà en place, peuvent tirer au mortier de 81 mm.

Le bombardement de cette artillerie, ayant débuté vers onze heures du matin, va durer toute la journée, ajoutant au ballet aérien des avions.

Pendant les piqués des avions, André Germain saute dans une cave à fromage, tandis que son camarade, Georges Lamur, de la section " Leclerc ", s'abrite sous une mangeoire à vaches.

René Dechamboux est chargé par son chef de section de porter un message à André Guy, alias Chocolat, qui cantonne à Monthiévret. Lorsqu'il arrive, après une longue marche, près du chalet, il est pris dans un violent bombardement. Les canons et les mortiers de 81, en position sur la départementale 12, face à l'Essert, tirent à tout va sur le val du Nant de Talavé, de la Pointe de Ballanfat aux falaises des Lignières. Les épicéas éclatent. Des branches se cassent, des rochers volent. Les obus sifflent au-dessus du chalet et tombent alentour, en explosant avec un grand bruit.

Cette violente préparation d'artillerie ne fait que deux blessés légers, mais un chalet est partiellement détruit. René, ayant assuré sa liaison, remonte à son cantonnement.

Louis Ganassali, Victor Vulliez, Henri Duchêne et Jacquart, arrivés hier matin sur Monthiévret, sont servis pour leur première journée aux avant-postes. Ceci dit, se rappelle Louis, " nous étions fin prêts et le moral était élevé, malgré les bombardements aériens. "

Le curé du Petit-Bornand n'est pas content. Dans la matinée, empruntant pour la énième fois la camionnette d'Émile Pédat, puis la voiture de la Banque savoisienne de La Roche-sur-Foron, il se rend à Annecy, où il rencontre l'intendant Lelong.

Lelong, selon le témoignage du prêtre, pleure devant ses remontrances et lui conseille de fuir. Mais l'abbé Truffy décide de rencontrer Humbert Clair. Navant est à Lyon, en mission auprès de Didier Chambonnet. L'abbé trouve Cantinier et l'adjure de faire secourir Glières par un parachutage, car les gars n'ont plus de ravitaillement.

De retour dans la vallée du Borne, le curé est, une nouvelle fois, consigné dans sa cure.

DARNAND VISITE SES TROUPES

Le secrétaire général au Maintien de l'ordre en France a fait savoir à ses hommes, au préfet Marion et aux Allemands, qu'il a l'intention de rester sur place tant qu'il le jugera nécessaire, autrement dit, tant que cette affaire des Glières ne sera pas terminée. Il tient par là à montrer que c'est la France, et la France seule, qui règle ses problèmes de terrorisme. C'est une constante chez le chef milicien, que nous retrouverons, lorsqu'il s'agira du sort des futurs prisonniers.

Dans l'après-midi, accompagné de son état-major, du gestapiste S.S. Jeewe, du général Pflaum et du lieutenant Bock, il visite les avant-postes, tenus par la Milice. Il est à Thorens, où il rencontre les officiers et leurs hommes. Le chef milicien du secteur, de Bernonville, commandant la 2e unité de franc-gardes, a installé son P.C. à la mairie.

Le journaliste Claude Mauhourguet, chargé de la propagande pour le journal Je suis partout, qui rencontre le commandant, dans " l'unique salle décorée de quelques allégories et de vieilles écharpes tricolores, assis derrière une table recouverte d'un tapis rouge ", nous explique :

" Le chef de Bernonville, combattant volontaire de 1914, des T.O.E. de 1939, emprisonné lors de l'affaire du C.S.A.R. , puis S.O.L. et milicien, est sans doute l'un des plus beaux soldats de notre révolution. Inlassablement, il conduit des patrouilles. visite ses postes. fait des reconnaissances. Il est présent partout et se précipite d'un bout à l'autre de son secteur, avec sa vieille guimbarde. qui poursuit un apprentissage tardif d'auto-mitrailleuse et de tracteur tous terrains. Et sa silhouette haute et mince et son blouson blanc timbré de l'insigne de son bataillon de chasseurs. sont devenus populaires dans la région. "

Ses adjoints sont Di Constanzo, à l'ouest, Mongourd, installé dans une ferme du hameau des Noyers, Perrin, à la Luaz, et Henri de Bourmont, chef de la section mortiers.

Dagostini, qui a réquisitionné une villa à Sales pour y installer son P.C., est le chef de la l" unité, à qui de Vau-gelas a confié la vallée d'Usillon et le flanc de la montagne du Bois Brûlé.

La 2e unité de franc-gardes, selon le journaliste, se compose de " six trentaines, d'une section de mortiers. d'une section de mitrailleuses. Elle est renforcée par une section de mitrailleuses de la Garde et par l'un des plus beaux G. M. R. de France. le G. M. R. Forez ".

Maubourguet nous explique ensuite comment il est devenu milicien, pour assister à la fin du terrorisme en Haute-Savoie :

" Je suis entré dans cette grande bâtisse où est installée la compagnie de passage de la Milice d'Annecy. J'ai frappé aux portes des bureaux avec une timidité de civil. Et puis, j'en suis ressorti, vêtu comme un chasseur alpin, avec un uniforme bleu foncé, des souliers à clous, un ceinturon, des cartouchières, un casque, un sac militaire et surtout un fusil. Matériellement, il n'avait fallu qu'une heure pour faire de moi un franc-garde de la Milice française.

Et soixante minutes plus tard, j'ai commencé mon travail de soldat.

Aussitôt équipé, je prends place dans le car qui conduit mon contingent dans un de ces petits villages savoyards dont les maisons deviennent attendrissantes à force d'avoir les toits penchés (sic). "

On voit combien il est aisé de s'engager dans la Milice, en ces temps troubles. Les forces du Maintien de l'ordre recrutent en masse et sans discernement.

Le secrétariat de Vichy racle les fonds de tiroirs et fait appel aux différentes centaines. C'est ainsi que Vivent, le chef départemental des Basses-Pyrénées, envoie sept miliciens, sous les ordres du chef de Malherbe, pour participer comme bénévoles aux opérations de Haute-Savoie, et d'autres chefs départementaux font de même. Nombreux sont les miliciens venant du Sud-Ouest. Claude Maubourguet nous montre qui sont - selon le régime de Vichy, bien sûr - ces franc-gardes.

" La grande majorité est composée de volontaires, qui ont abandonné leur métier pour mettre réellement en pratique les idées miliciennes. Et tous ne sont pas des jeunes gens. La trentaine d'Auvergne, par exemple. est constituée, en grande partie. par des vétérans de la guerre de 1914. Un de ses chefs de dizaine, c'est-à-dire un caporal-chef, est un chef d'escadron, en congé d'armistice. Un autre est capitaine d'infanterie. un troisième officier aviateur.

Et ces hommes sont venus de tous les milieux. On compte autant de paysans que d'ouvriers. d'étudiants. de commerçants, de médecins. notaires ou professeurs, autant de prolétaires que de nobles. Je crois bien que c'est la première fois que je rencontre une image unie et fraternelle de ce pays.

Beaucoup sont en Haute-Savoie depuis de nombreuses semaines. ils ont fermé leurs boutiques, leurs bureaux et demandé des congés sans traitement. Les paysans de Provence ont abandonné leurs fermes à l'époque des primeurs. Pour eux matériellement. il n'y a rien à gagner dans cette aventure et personne ne les a obligés à venir.

Mais. ils veulent être là jusqu'au succès final. Tel ce dentiste toulonnais. dont la maison a été presque détruite lors d'un bombardement, et qui n'a pas demandé de permission pour aller retirer des cendres ce qui peut encore être sauvé Tel ce jeune paysan, blessé d'une balle à la main. qui a caché sa souffrance, pour ne pas être conduit auprès du médecin. qui va l'évacuer. Tels ces deux autres blessés qui, dans leur trou de neige, continuent à tirer au fusil-mitrailleur, en chantant Le Chant des cohortes : "À genoux, nous fîmes le serment, miliciens de mourir en chantant. "... Mais pour bien comprendre leur état d'esprit, toujours selon la propagande officielle, il ne faut pas croire que les miliciens sont venus dans les unités de la Franc-Garde, avec des idées de vengeance partisanes... J'en connais qui portent cousus sur leur vareuse, à côté du gamma d'argent. une petite croix, ou l'image clic Sacré-Cœur.

Le chef de Bernonville leur répète souvent :

Visez juste, nais tirez sans haine. car ce sont nos frères. " À en croire la propagande, les miliciens sont des gens remarquables. En deux jours, la trentaine de Paris a fait, d'une vieille bâtisse branlante, un fort. Ils ont jeté un pont sur un ruisseau et abattu un petit bois qui les gênait dans leur mission. Ils abattent un travail incroyable, au service de la nouvelle révolution.

Satisfait de tant d'enthousiasme, le secrétaire général poursuit sa visite. Le convoi se rend ensuite au Petit-Bornand. Si la Milice est installée dans les hôtels de la ville, une compagnie de la Wehrmacht est déjà sur place. Depuis leur arrivée, les soldats nettoient leurs armes, le matériel divers et remettent en état les effets d'habillement. Ils se préparent à l'attaque. Le capitaine Geier a envoyé, vers midi, une patrouille en reconnaissance en face du village de Termine. Les Allemands ont pris contact avec les postes avancés des miliciens sur Beffay. De là, ils ont pu découvrir les objectifs de leur future attaque. Darnand est satisfait. Le chef milicien du Petit-Bornand communique aux Allemands, en présence de ses supérieurs, tous les résultats des reconnaissances effectuées par ses hommes en direction de la montagne de Bellajoux :

" L'attaque de l'objectif assigné constituait une mission très difficile qui ne pouvait être remplie que par des chasseurs de montagne, soutenus par les armes lourdes. Pour le profane, l'objectif semblait imprenable. Il était constitué par un col flanqué, à droite et à gauche, par deux pics rocheux très élevés, On ne pouvait l'attaquer qu'en emportant cieux sillons creusés dans le roc. qui conduisaient au col et dont la pente pouvait, à première vue, être estimée à environ 40 degrés. Chacun se rendait compte que si, comme nous nous y attendions. il y avait là-haut un ennemi, l'attaque serait une performance sportive de haute montagne en même temps qu'une opération militaire de grand style ", écrit le commandant de la compagnie sur le journal de marche.

NOUVELLE RÉUNION ENTRE COLLABORATEURS ET OCCUPANTS

De retour à Annecy, à seize heures, Allemands et collaborateurs se retrouvent à la Villa Schmid. Dehors, avenue d'Albigny, passent les chars légers de la compagnie de chasseurs, qui monte en ligne.

Darnand tient à définir clairement le rôle des forces françaises du Maintien de l'ordre et à récupérer les prisonniers qui ne manqueront pas d'être faits. Si le général allemand n'y est pas opposé, reste la position de la Gestapo et des S.S.

Tandis que la discussion se poursuit, le gestapiste S.S. Jeewe s'esquive pour envoyer un télégramme à ses deux supérieurs, où il donne son sentiment à propos du détachement de chasse :

J'estime qu'il est impossible et peu avisé du point de vue politique, d'adjoindre un détachement de chasse allemand à la Milice, pour son secteur. Darnand protestera énergiquement. Il ressort même de sa dernière déclaration qu'il revendique tous les prisonniers pour la Milice. Prière de faire résoudre immédiatement cette question par le Gruppenfiihrer S.S. Oberg. parce que Darnand revient constamment sur cette question auprès du général Pflaum et insiste manifestement. "

Puis, tenant compte des remarques formulées par les militaires du Petit-Bornand, il ajoute : " Par ailleurs, il faut que les détachements de chasse détachés auprès de la Wehrmacht, soient des alpinistes éprouvés. Dans le cas contraire, le commando de chasse serait inutile. "

Que d'initiatives de la part de l'Hauptsturmführer S.S. !

En attendant la réponse, Jeewe revient dans son bureau, avec ses hôtes. Le rôle de la Milice est clairement définie entre Darnand et Pflaum.

La Milice, sous le commandement de jean de Vaugelas, aura pour mission la sécurité du combat et le barrage du flanc de la montagne qui court du Petit-Bornand à Dingy-Saint-Clair, en passant par Thorens, Aviernoz, Villaz et Nâves.

De Vaugelas, présent à cette réunion, obtient que la Milice soit seule en première ligne et que des G.M.R. soient mis en couverture. À noter que Darnand a réussi à trouver quelques armes lourdes pour ces hommes. De plus le commandement allemand, sentant que la nasse qu'il met en place autour du Plateau, risque de s'ouvrir dans le secteur français, décide d'adjoindre à de Vaugelas la compagnie de fusiliers III/297, comportant 133 hommes armés de neuf F.M., de deux mitrailleuses lourdes et d'un mortier de 54.

Après la première ligne, constituée exclusivement de miliciens, la seconde ligne de barrages est constituée de trois escadrons du G.M.R. " Forez ", avec armes lourdes et de la compagnie de grenadiers allemands, placée sous les ordres du chef milicien.

Jeewe est informé qu'un télégramme de Knab, n° 4449, vient d'arriver. L'Obersturmbannführer lyonnais n'est pas très content de son subordonné, qui prend, selon lui, trop d'initiatives, et il lui fait savoir.

Si on se met d'accord sur le rôle des forces du Maintien de l'ordre françaises, du côté de la Wehrmacht, il apparaît plus difficile, pour les Allemands, de répondre favorablement à la demande incessante de joseph Darnand au sujet des éventuels prisonniers. Pour le secrétaire général, les Allemands participent à une opération de police qu'il mène depuis deux mois avec de petits moyens et qu'il va pouvoir, maintenant, mener à bien grâce à l'appui militaire de l'occupant. S'il se garde bien de dévoiler sa pensée aux Allemands, il demande néanmoins que les prisonniers soient remis aux autorités françaises.

Jeewe informe à nouveau le commandant de la police de sécurité et du SD de Lyon :

" Le gouvernement français ne peut admettre que les prisonniers éventuels faits au cours d'une action commune, accomplie par des forces françaises et allemandes contre des Français. ne lui soient pas livrés. d'abord par égard à l'opinion publique, en France ainsi qu'à l'étranger, et ensuite, pour sauvegarder l'honneur national. "

Jeewe ne peut décider seul, pas plus que Pflaum, qui envoie une estafette au général Niehoff, commandant militaire des armées du Sud de la France.

Lors de cette réunion, Darnand propose de faire larguer des tracts sur le Plateau. Grand seigneur, il dit en substance :

" Nous les rédigeons, et vous les larguez quand vous voulez." Darnand ébauche un texte, car, là encore, la Gestapo de Paris et le général Niehoff doivent être consultés.

" Français vous êtes cernés par de puissantes forces allemandes et françaises. La situation est sans issue, Rendez-vous. Vous ne serez pas traduits devant les tribunaux allemands mais jugés par des Français.

Si vous ne donnez pas suite dans les vingt-quatre heures à cet appel, vous serez sûrement détruits. "

Jeewe, qui informe, le soir, son supérieur immédiat à Lyon, ajoute dans son télégramme :

" ... Je ne juge pas nécessaire d'adjoindre à la Milice un commando de chasse allemand avec l'aide des hommes de l'Intendance de Detmar, la Milice peut elle-même procéder aux interrogatoires. Je propose donc que les commandos de chasse soient répartis sur les trois bataillons d'attaque, dont un parle français. J'ai déjà parlé en ce sens avec le général Pflaum. Il attend ma décision définitive pour le 26 mars, 16 heures. Étant donné que je ne possède, pour les commandos de chasse, qu'un seul homme parlant français, je vous prie d'en mettre à ma disposition au moins deux autres. Il faut qu'ils soient en possession d'un équipement de montagne, étant donné qu'ils marcheront avec la troupe et devront faire des ascensions jusqu'à 2.000 mètres... "

En bon policier, le S.S. Jeewe fait plus confiance en la Milice et aux " canadiennes " pour traquer les " terroristes " qu'à l'armée, fût-elle accompagnée de groupes de chasse.

Faisant allusion à la réprimande télégraphique dont il vient d'être l'objet de la part de son chef, il s'excuse, tout en ajoutant qu'il a raison :

" Je vous expose ce qui suit :

1°) À la suite de ma tournée d'inspection avec Darnand et le général Pflaum... j'ai omis de donner l'ordre que les télégrammes concernant l'action en Haute-Savoie ne devaient pas être transmis comme d'ordinaire au B.D.S. et au commandant de Lyon. Secrétaire et télégraphiste ont passé les messages aux deux services, selon mes instructions précédentes.

2°) Dans ce télégramme, je supposais n'exprimer que ma propre opinion et si le ton n'a pas été conforme à la règle, je le regrette beaucoup et vous prie de m'en excuser étant donné qu'il n'entre pas dans mes intentions de ne pas tenir compte des rapports avec muon service hiérarchique.

D'ailleurs, je me permets de faire remarquer qu'étant donné ma connaissance exacte des préparatifs actuels - j'ai assisté à toutes les conférences -, j'étais en droit de penser qu'il m'était permis de donner mon opinion quant à la mise en place du commando de chasse.

D'autre part. lors de la dernière entrevue à Paris. le S.S. Gruuppenführer Oberg m'a donné, à moi ainsi qu'au lieutenant Bock, pouvoir de faire part de mes opinions sur ce qui avait trait au nettoyage du département de la Haute-Savoie. Cette autorisation ne m'a pas été retirée, à ce que je sache... "

Pour Knab, c'en est trop et il décide de se rendre à Annecy. Jeewe, non informé de cette décision, continue d'envoyer à Lyon toutes les informations dont il dispose.

DERNIERS RENSEIGNEMENTS POUR LE S.S.

Le S.S. Knab est encore à Lyon, au moment où il prend connaissance du télégramme n° 251, que Jeewe vient de lui envoyer.

Le chef du SD apprend ainsi que l'attaque est officiellement retardée de vingt-quatre heures, et donc reportée au mardi 28 mars. Il découvre le plan d'attaque du général Pflaum.

" Pour des raisons particulières, la fin des préparatifs prévus ce jour (25 mars) a été retardée de 24 heures, étant donné que le transport d'un groupe de combat a été accidenté près de Saint-jean-de-Maurienne. à la suite de l'explosion de la voie ferrée. La mise en place sera terminée dimanche ou lundi. Le début de l'attaque dépend encore des missions de reconnaissance. L'action ne sera déclenchée probablement que le mardi 28 mars.

L'attaque sera menée par trois groupes de combat avec un bataillon en réserve. Elle sera soutenue par deux batteries de canons de montagne et une section de mortiers lourds de 150 mm. De plus, un bataillon de D.C.A. sera chargé d'opérations de sécurité dans toute la région. De plus. il y aura au nord-ouest, pour barrer le chemin. 800 hommes de la Milice, plus cane compagnie de grenadiers de la Wehrmacht, avec des armes lourdes et en deuxième lieu. 400 hommes des forces de police. Selon les circonstances, l'attaque sera soutenue par une escadrille d'aviation de combat, avec couverture de chasseurs. Jusqu'ici le groupe de combat 1/98 a exécuté des missions de reconnaissance fructueuses et est en possession de bonnes bases de départ. "

Il apprend également que deux G.M.R., déserteurs du Plateau, sont encore interrogés par la Milice, mais que des informations précieuses sont déjà en la possession du chef du Greko d'Annecy.

Le télégramme n° 252, arrivé quelques heures après, confirme ces dires.

Selon Jeewe et les déserteurs interrogés, " les effectifs seraient d'environ 800 hommes, membres des F.T.P., environ 100, qui sont rattachés à l'A.S.. ainsi que 55 Espagnols rouges. Tous sont répartis par sections de 45 hommes. Vallette d'Osia, soit-disant mort, ne doit plus se trouver sur le Plateau. Un certain Pierrot détient le commandement. Les officiers suivants sont encore là : Joubert, Jouclas. Faure (qui n'est pas identique avec Vallette d'Ouia). Imbert. Favre, Barrai. Les civils sont quelques familles avec des enfants. Parmi ces 800 hommes, environ 200 appartiennent à l'ancienne armée française, 70 G.M.R. déserteurs.

Tous les chalets ne sont pas fortifiés. Armement très bon. Il doit y avoir des armes pour doter 3.000 hommes, donc pour deux hommes : un F. M. léger et 2 fusils, mais il n'y aurait que 4 mitrailleuses lourdes et 4 lance-grenades. De plus, trois à quatre pistolets-mitrailleurs pour chaque homme, aucun canon. Il ne doit pas s'y trouver d'émetteur, la liaison se fait par courrier avec Lyon où l'émetteur doit être installé.

Lors du dernier bombardement par les avions allemands, il y a eu un tué, un blessé et un chalet détruit. Le ravitaillement est des plus précaire. On attend avec impatience une aide de l'Angleterre.

Selon ces dires, l'Angleterre a l'intention de parachuter des canons de D.C.A. avec leurs servants ainsi que 300 parachutistes canadiens. Ces deux derniers mois, il y a eu 400 containers parachutés de 300 kilos chacun.

Le moral de la troupe semble bon. On croit que personne ne se rendra. D'ailleurs, les deux hommes donnent des indications très précises sur la répartition des forces et de l'armement, pour autant qu'elle leur soit connue. Les points sont exactement indiqués sur la carte. je présenterai, demain. cette documentation à l'occasion de la conférence avec le général Pflaum. "

Il ne fait aucun doute que les renseignements détenus par la Gestapo s'affinent. Lorsqu'il parle de " Pierrot ", le gestapiste ignore qu'il s'agit d'un nom de guerre du capitaine Anjot. Il sait que les différents parachutages permettent maintenant d'armer 3.000 hommes environ, et que le dernier bombardement aérien, celui du 23, a tué un homme, Louis Basso, et détruit le chalet de Notre-Dame-des-Neiges.

En fin d'après-midi, le capitaine Anjot et le lieutenant Bastian arrivent à Monthiévret. Ils viennent, avec le lieutenant Lalande, voir les gars, qui ont essuyé un bombardement d'artillerie pendant trois heures et qui n'ont pas " coupé " au bombardement aérien.

Les officiers ont parcouru tout le dispositif de la compagnie Lamotte, accompagnés de Baratier, qui commande à Monthiévret, apporté les aménagements nécessaires et réconforté le moral des troupes de ce front particulièrement exposé.

Les gars sont anxieux. Ils ne savent pas ce qui les attend. Est-ce le prélude à l'attaque ennemie ? Bastian sait que ses gars n'ont encore jamais été confrontés à une telle situation. Il vient réconforter les anciens de Thônes et les nouveaux, prodiguer des conseils, qui sont les bienvenus.

" Il nous invite, se souvient Albert Robin, à nous protéger au maximum, à ne pas chercher protection dans le chalet. mais surtout à demeurer à notre poste de défense. Il ajoute qu'il ne pense pas à une attaque ce jour, mais qu'elle ne saurait tarder. "

Anjot et Bastian sont repartis vers le P.C. Albert prête même à Bastian ses chaussons à neige, que Riquet Duchêne devra récupérer demain, lors d'une mission au P.C.

MOUVEMENTS DANS LA NUIT

René est de retour à la section " Savoie-Lorraine " pour apprendre que la section doit être scindée en deux. Un groupe doit partir en renfort sur le col de Spée et la section " Liberté Chérie ", l'autre doit rester sur place, à proximité des Espagnols, pour épauler Monthiévret.

Lucien Rannard et Robert Dorier tirent au sort. Lucien reste sur place avec la moitié des gars, une quinzaine environ, tandis que Robert rassemble ses gars et s'apprête à faire mouvement vers la section d'André Wolff.

La nuit est déjà bien avancée lorsque les " Savoie-Lorraine " se mettent en marche, et il est quatre heures du matin lorsqu'ils rencontrent André Wolff.

Celui-ci est surpris de les voir ; il n'a pas reçu d'ordre pour ce mouvement. Les jeunes ne savent pas quoi faire. Revenir en arrière, le chemin est long jusqu'aux Arvoux... Après un long moment d'hésitation, ils décident de descendre sur Saint-Laurent, alors que le jour se lève sur la vallée. Six d'entre eux se feront prendre par les Allemands et la Milice, du côté de Mont-Piton. Les autres continueront le combat jusqu'à la Libération et parfois au-delà.

Dans la nuit avancée, malgré l'encerclement de la Milice, Marius Vesin, garde forestier à Thorens, guide jusqu'à Champlaitier six jeunes réfractaires venus de l'Est de la France, dont probablement Jacques Jouy et Edmond Maudière, venus de Champagne, et deux Annéciens.

Un jeune d'Annecy s'étant fait mal au genou, son compagnon et lui, ayant un peu trop forcé sur la bouteille d'eau-de-vie qu'ils avaient emportée, décident d'abandonner, vers le Mont.

Marius continue son ascension avec les six réfractaires. Il se souvient : " les Lorrains montèrent bien, avec beaucoup de cran, malgré les sabots non cloutés qu'on leur avait fournis et qui glissaient facilement en arrière, sur la piste damée par le passage des maquisards. "

Au chalet de l'Artu, ils récupère encore un jeune, qui était monté seul. Le petit groupe arrive à Champlaitier, vers une heure, dimanche matin. Les gars, fatigués et mouillés, sont immédiatement intégrés au groupe Franquis, tandis que Marius, retraversant les lignes miliciennes, regagne sa maison endormie, à trois heures.

Les deux Annéciens se feront prendre le lendemain par les G.M.R., et tout le village apprendra ainsi que c'est le garde forestier qui les a guidés ! Marius ne sera pas appréhendé, ce qui prouve, s'il le fallait, la solidarité des Thoranais.

À suivre ./...