V

DIMANCHE 26 MARS 1944

" Si l'on n'est plus que mille, eh bien, j'en suis ! Si même ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla ;

S'il en demeure dix, je serai le dixième

Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là.

Victor Hugo (Les Châtiments).

Ce dimanche 26 mars 1944 reste gravé au cœur des patriotes. Ce jour-là, les Forces françaises de l'intérieur ont plié devant un ennemi excessivement supérieur en nombre. Pour elles, la bataille est perdue, mais la Légende a déjà pris le relais...

MONTHIÉVRET

La nuit est froide, étoilée et silencieuse. Sur le versant est du Plateau, montant la garde au-dessus du Petit-Bornand et de la vallée du Borne, les gars n'ont pas fermé l'œil. Les gardes, ici, à Monthiévret, comme sur tout le Plateau, se sont succédé, avec relève toutes les deux heures et une vigilance accrue.

La section " Saint-Hubert ", commandée par André Guy, alias Chocolat, est composée, entre autres, de Louis Vignol, alias Loulou, son adjoint, d'André et Jean Bédet, Roger Cerri, Etienne Colombet, Riquet Duchêne, André Fédieu, Louis Ganassali, Jacquart, André Masson, Jean Mathevon, dit l'Aviateur, Antoine et Pétrus Orcet, Maurice Pépin, Albert Robin et Victor Vulliez.

Antoine a décrit les lieux : " Les prés de l'emplacement de Monthiévret sont situés au-dessus d'une barre rocheuse à pic qui longe le Borne, et sont adossés à un mur de rochers difficilement accessibles sans cordée. Donc, notre surveillance était surtout portée sur le seul endroit accessible, mais assez escarpé. la pente donnant en direction des Plains et la ferme Goy, d'où part, entre les sapins, un sentier difficile à escalader; entrecoupé de rochers, mais étant un raccourci difficilement repérable. Pour la section " Saint-Hubert ", le danger ne pouvait venir que de cette direction. Des postes aménagés en petits fortins, nous avions une vire sur la pente à la sortie du bois, avec l'avantage de la pente. Une provision de grenades et munitions. fusils-mitrailleurs en batterie et la rage de voir enfin un ennemi se mesurer à nous, nous stimulaient, malgré le froid vif, surtout la nuit.

Chocolat rassemble ses gars et, à trois heures et demie, le groupe des voltigeurs rejoint les avant-postes. Les cheveux font mal ; le froid surprend ; la faim tenaille... Chaque homme est armé d'un fusil anglais, de cinq grenades et d'un stock de cent cinquante cartouches.

Sur le sentier qui le mène à son poste, Louis Ganassali se souvient du bombardement d'hier matin. Il était à la cuisine en train de se raser, et ses copains, Victor Vulliez, Henri Duchêne, alias Riquet, et Jacquart, se reposaient, vu les gardes épuisantes de la nuit. Tout le monde avait été surpris par l'éclatement des obus d'artillerie. Le deuxième était tombé sur le chalet d'en haut, occupé par des gars de la section " Jean Carrier ".

" Chocolat m'avait envoyé cherché de l'eau au puits. Je revenais avec deux seaux pleins. lorsqu'un obus péta tout près. J'ai sursauté et j'ai lâché les seaux. Chocolat n'était pas content car les seaux étaient presque vides. Trois heures durant, nous avons entendu le grondement et le sifflement des bombes au-dessus de nos têtes. Nous avons fait tous les quatre une partie de belote, pendant le bombardement.

Notons pour mémoire que le puits dont parle Louis se situe à près de quatre-vingts mètres en direction du Nant de Talavé et que ce n'est pas une mince affaire que de s'y rendre, alors que l'ennemi bombarde le versant. Les gars étaient tous à l'extérieur, lorsqu'un obus était tombé sur leur chalet. Chocolat leur avait ordonné de remonter chercher les armes stockées dans l'écurie. Il ne restait plus rien du repas de midi qu'Etienne faisait mijoter sur le feu : viande de vache, haricots et un reblochon pour dix-huit. Brienne Colombet avait été légèrement blessé à la cuisse.

Chocolat avait alors organisé ses gars en trois sizaines, chargées de la garde en permanence. Le soir venu, ils avaient reçu leurs " vivres de guerre ", envoyés par le P.C. pour remplacer ceux détruits par le bombardement, biscuits, chocolat, bonbons, boîte de viande en conserve, pain. Les stocks sont pratiquement épuisés et il n'y a pas de vivres pour tous les gars.

Maintenant, ils marchent à travers la forêt.

Chocolat dispose ses gars en trois postes, surveillant chacun une voie d'accès. Riquet et Louis sont maintenant en position à quinze mètres l'un de l'autre, planqués dans des arbustes, en pointe de la sizaine, avec comme mission la surveillance du chemin qui monte de la vallée. Derrière eux se trouvent Jean (l'Auvergnat) et son chargeur, André Bédet, dit Toto, au F.M. Plus bas, Albert Robin et son chargeur au F.M., André Fédieu, notre G.M.R. du 9 mars dernier, encadrés par une sizaine de voltigeurs, barrent l'autre sentier par lequel peut venir le danger.

Nous sommes tendus, a écrit Albert. La nuit nous semble très longue. Le jour commence à poindre enfin et avec le jour, nous avons plus d'assurance... Nous avons la surveillance du chemin d'accès très étroit qui mène à notre chalet, situé à quelques encablures. Nous prenons ce chemin en enfilade et un surplomb d'un terrain à découvert, en direction d'Entremont. Sur notre droite, ce sont des bois, oit sont placés des voltigeurs espacés, puis un autre P. A. I. , tenu par un gars surnommé Bifin... "

En amont de ces hommes, se trouve la section " Jean Carrier ", aux ordres de Pierre Barillot, alias Bararier, ancien officier de liaison de Clair lorsque celui-ci était à la tête du secteur de Bonneville.

Pierre Barillot, sous-lieutenant d'active, ancien sergent au 6e B.C.A., commande l'ensemble du secteur de Monthiévret. Pour ce qui est de la section " Carrier ", il est secondé par André Gaillard et Fernand Guillemenet, alias Minouche, sous-officier dans l'armée de l'air.

André Gaillard commandait le camp " Sidi-Brahim ", du côté de Mégevette, qu'il avait créé en juin 1943. Alors qu'il attend dans la nuit froide, André se souvient de l'attaque allemande sur Mégevette en novembre dernier. Il se souvient qu'il avait été fait prisonnier et emmené à Annemasse avec quelques gars de son camp. Il avait pu sauter du train, alors qu'il était transféré à Lyon, mais cinq copains avaient eu moins de chance que lui, et André pense à eux.

On trouve ici Serge Aubert, dit Grand Turc, ancien des Gets, René Dujardin, Jacques Misery, venu du maquis de Mieussy, Paul Lespine, Sébastien Marcaggi, Lucien Fougerad, dit Lamoulante, Jean Pionet, un Belge, et bien d'autres. Les gars ouvrent grands leurs yeux brûlants de fatigue. Mais qu'importe, ils ont un moral d'acier.

AU PLUS HAUT : LES AUGES

Le jour se lève sur une belle journée ensoleillée. Pour tous les hommes, c'est une rude journée qui se prépare. Pour les troupes allemandes, il s'agit encore d'une journée d'installation.

Dans un chalet des Auges, à 1.750 mètres d'altitude, au sud du dispositif du bataillon, c'est le branle-bas de combat. Un homme vient réveiller le lieutenant Joubert et lui annonce la présence des Allemands, en bas, dans la vallée.

Depuis quelques heures déjà, de nombreux camions circulent sur la route empierrée d'Entremont au Petit-Bornand. La montagne des Auges, domine la gorge de 900 mètres. Avec leur jumelles, les gars de la section Leclerc " peuvent compter les véhicules et distinguer l'armement embarqué. La route fourmille de véhicules et d'hommes à pied, qui prennent position. Personne n'est surpris, le remue-ménage durant depuis plusieurs jours déjà.

FACE À LA MILICE : L'ENCLAVE

Quant à la Milice, en position sur le versant nord-ouest, elle continue timidement ses reconnaissances. Ce matin, elle attaque au col de l'Enclave, 1.495 mètres. Le col se présente comme un petit sentier entre deux murs de rochers blancs. Le passage est raide et étroit. Son accès est difficile car les grimpeurs éventuels arrivent là, essoufflés et fatigués.

Un petit poste de surveillance, situé une trentaine de mètres au-dessus du col, les attend. Un peu plus haut Forestier a disposé une vingtaine de gars et cinq F.M., qui, sans coup férir, peuvent interdire tout passage. La vue sur le col est parfaite.

En bas, dans la vallée, le chef milicien Jean de Vaugelas arrive à Thorens. Il apprend qu'un groupe a reçu l'ordre du chef de Bernonville de monter prendre la cote 1491, autrement dit le chalet de l'Enclave, légèrement situé en contrebas du col.

Constant Paisant est appelé au P.C. Le chef Forestier lui demande de porter un pli au P.C. du chef de bataillon, le capitaine Maurice Anjot. Constant part avec Hugo. La route est longue et la neige profonde, à travers la montagne des Frêtes.

AU-DESSUS DU BORNE : LE LAVOUILLON

À peu près à la même heure, huit heures environ, trois sections d'Allemands grimpent vers les alpages du Lavouillon. Ils sont partis des hameaux des Lignières et de la Place avant l'aube, pour une reconnaissance entre les falaises, comme ils disent. La pente est raide, boisée et particulièrement difficile, même pour des chasseurs alpins.

Parvenus à l'orée du champ, apercevant des hommes, ils ouvrent le feu. La riposte est immédiate. Les gars de " Liberté Chérie ", dont le sergent-chef F.T.P. Becker, ne se le font pas dire deux fois. Les premiers arrivants sont

nettoyés aux fusils-mitrailleurs. Ils font demi-tour. On ne reverra plus d'Allemands par ici ", se souvient le chef de la section, André Wolff.

Six Allemands ont certainement été touchés, mais l'artillerie allemande, après le retrait des Feldgrauen, pilonne le secteur sans désemparer, obligeant les gars à se terrer.

Puis le silence revient, pesant, sur les champs et la forêt enneigés. L'attente commence...

BOMBARDEMENTS AÉRIENS

Neuf heures, les Heinkel de la Luftwaffe reviennent faire leur terrible besogne, en toute sécurité. Ils passent à nouveau au-dessus des positions de la compagnie Forestier. Leurs objectifs sont de l'autre côtés des Frêtes. Par vagues de cinq, ils lâchent leurs bombes sur les chalets, puis ils mitraillent les sentiers, minces filets sombres sur le tapis immaculé.

Les gars de la section " Leclerc " ont creusé pour la garde un abri dans la neige et veillent, cachés sous un parachute blanc. Un gars installe un F.M. et tire sur les avions. Gabriel Bermond, monté au Plateau depuis vingt jours, et Jacques Lecène se rendent à la garde.

" On assiste, impuissants, au bombardement des chalets par les stukas. Ils brûlent les uns après les autres. Soudain, le dépôt de munitions saute et les débris de sa charpente s'élèvent presqu'à notre hauteur (200 mètres de dénivellation). "

Le chalet des Auges, où se trouve le lieutenant Joubert, qui doit sortir précipitamment, est à son tour touché et incendié.

La scierie Contas, sur le Nant de Talavé, où Alexis venait écouter le scieur, Favre, jouer de l'accordéon, avant la guerre, est en partie détruite. Les flammes qui l'embrasent font exploser des grenades et détruisent un stock d'armes que les maquis y avaient planqué.

À leur départ, les avions arrosent Champlaitier,

sans causer de dégâts, cependant. Forestier, dans le chalet à ce moment-là, regarde sa montre. Il est neuf heures passées, et les miliciens qu'il pressent, ne vont pas tarder à attaquer.

De nouveaux avions arrivent, par l'ouest. Aux Heinkel !!! se mêlent les stukas, Junker 88, aux piqués meurtriers. Les gars de la section " Renfort Ebro ", en position au-dessus de chez le Sorcier, les suivent des yeux.

Les appareils de la Luftwaffe, en formation, survolent les positions des Auges. Ayant fait demi-tour, ils reviennent par la vallée du Borne sur les positions maquisardes, qu'ils rasent à cinquante mètres, toutes mitrailleuses crachant.

Tandis qu'il descend vers le P.C. d'Anjot, Joubert se souvient qu'il a fait du bon travail avec ses deux sous-officiers Nollin et Humbert, à Manigod. On y a enseigné la guérilla, le coup de main, l'embuscade, le décrochage, l'organisation des camps, la surveillance, la sécurité, le maniement des armes et des explosifs, enfin tout ce qu'un bon maquisard doit connaître.

Certes, aujourd'hui, devant la Wehrmacht et la Luftwaffe, les techniques de la guérilla sont plutôt mal adaptées. Mais le lieutenant se dit que si l'école des cadres a permis de former des gars aux techniques de la guérilla, elle a surtout permis de créer les conditions psychologiques de la victoire. Les hommes se sentent solidaires. Ils ne font qu'un, même si cela est dur. L'esprit qui souffle sur le Plateau est celui de la détermination, de la volonté de combattre pour une grande cause : " Vivre libre ou mourir. "

Derrière lui, le chalet où il a tenté de dormir, est en flammes. Sautant de rocher et rocher, d'arbre en arbre, le lieutenant descend au P.C. chercher les instructions. Alors qu'il se débat dans la neige profonde, il est une nouvelle fois pris à partie par les avions, qui mitraillent les sentiers.

Dans la vallée, les véhicules allemands vont et viennent, tandis que l'artillerie tonne.

La population du Petit-Bornand est à la grand-messe lorsqu'on apprend la nouvelle. La scierie Goy flambe. De hautes flammes embrasent les piles de bois. Les gens se précipitent, mais une épaisse fumée, poussée par la bise, remonte la vallée.

ORDRE DE BATAILLE ALLEMAND

Au quartier de la Gestapo, on enregistre les déclarations des cinq G.M.R. déserteurs, qui, ayant réussi à quitter le Plateau, ont été " capturés " par la Milice, cantonnée à Thorens. Toutes leurs déclarations concordent avec celles des deux autres G.M.R., ayant fui hier matin.

Les G.M.R. confirment " les effectifs, l'armement, la répartition des forces. le ravitaillement, les commandants des forces de l'A.S. et l'excellent esprit de combat. Ils confirment de même la présence de certains civils. La seule contradiction importante dans les déclarations est la suivante : les G.M.R. affirment qu'on leur dit que certains terrains d'accès sont défendus par des champs de mines. " A Lyon, Knab reçoit ce télégramme alors qu'il s'apprête à gagner Annecy.

Quant au S.S. annécien, il reçoit un coup de téléphone du général remplaçant le commandant militaire de la zone sud, lui demandant de transmettre immédiatement au général Niehoff le texte du tract que les avions allemands doivent larguer au-dessus des Glières. Le texte, envoyé par Jeewe, diffère quelque peu, dans la forme, de l'ébauche de Darnand :

" Votre situation est sans issue. Ceux d'entre vous qui ne se sont pas livrés à des actes de banditisme, ne seront pas considérés comme des terroristes, mais comme des compatriotes égarés par une propagande mensongère. À ceux-là, la loi française sera appliquée avec la plus grande compréhension. Français, rentrez dans la légalité. Déposez vos armes sur place. Rejoignez immédiatement vos vallées. "

Au quartier général de campagne de la 157e division de réserve, à Thônes, le général Pflaum, informé des champs de mines, fait passer la nouvelle à ses chefs de bataillons, qui la répercutent jusqu'au bas de l'échelle. Pour l'heure, le général met en place son dispositif d'attaque, en parfait accord avec le général Niehoff et le commandant de la police de sécurité et du SD, le S.S. Knab.

Ce dernier vient d'arriver à Annecy. Il prend en main lui-même l'organisation de la police, dans cette affaire de nettoyage de maquisards. Il faut bien comprendre que la Gestapo ne fait pas la guerre, elle lutte contre des terroristes, et ce qu'elle est en train de mettre en place, avec les S.S., n'est qu'une opération de police. Le commandant de police S.S. Knab est clair.

Il envoie un télégramme à destination du commandant supérieur des S.S. en France, le S.S. Obergruppenführer Oberg et du S.S. Standartenführer Knochen, à Paris, qui confirme nettement que, si c'est la Wehrmacht qui attaque, ce sont les S.S. et la Gestapo qui dirigent cette opération.

Au cours d'un entretien, avec le général Niehoff et le lieutenant-général Pflaum, la mise en place des forces de police de sécurité a été réglée, comme suite à l'ordre du 23 mars, ainsi qu'il suit : La Wehrmacht attaquera avec trois bataillons. Les bataillons ont les bases de départ suivantes :

a) THUY, (capitaine Stœckel),

b) ENIREMONT, (capitaine Schneider).

c) PETIT-BORNAND, (capitaine Geier).

Le P. C. du régiment et celui du lieutenant-général Pflaum se trouveront à Thônes. La Milice couvrira par le nord, avec point d'appui à Thorens.

En complément de l'ordre du 25 mars 1944, les forces de police de sécurité seront réparties comme suit :

a) Au bataillon Stœckel, seront adjoints : S.S. Hauptsturntführer_Jeewe, S.S. Hauptscharführer Fronces et S.S. Oberscharführer Abt.

b) Au bataillon Schneider, seront adjoints : S. S. Obersturmführer Wannemacher. S.S. Sturscharführer Heesch. S.S. Hunterscharführer Luettke et un policier auxiliaire.

c) Au bataillon Geier, seront adjoints : S.S. Sturscharführer Baldeweg, S.S. Sturscharfiihrer Nowak et S.S. Scharführer Kuhn.

Le lieutenant Bock sera officier de liaison auprès de la Milice, ayant comme adjoint le S.S. Sturscharführer Becker. Les chefs de détachements de police de sécurité et du SD sont responsables des missions de sécurité leur incombant, durant l'engagement. Ils veilleront particulièrement à la mise à l'abri du matériel de documentation et à l'interrogation des prisonniers éventuels.

Il y aura lieu de procéder, avant tout, à la reconnaissance des points fortifiés, afin de faciliter la tâche de la troupe. Les captifs seront internés dans des prisons provisoires, à installer par les chefs de bataillons. Le centre de ramassage des prisonniers se trouvera au commissariat frontalier d'Annecy (GREKO).

Les rapports relatif à l'action sont à me remettre au P.C. du régiment. Le lieutenant Bock me transmettra les rapports. destinés au commandant supérieur des S. S. et de la police.

Le général de division Niehoff et le général de division Pflaum ont décidé d'engager la division Pflaum dans d'autres opérations, telles que l'action FRÜHLING et ensuite l'action BERGEN, à la suite de l'engagement contre le Plateau des Glières. L'action contre le Plateau des Glières doit débuter le 28 mars 1944.

PRÉPARATION D'ARTILLERIE

En attendant que toutes les troupes soient à leurs postes, que tous les rapports politiques et administratifs soient parvenus à leurs destinataires, en attendant que tout soit parfaitement prêt, l'aviation et l'artillerie bombardent le Plateau, et les miliciens poussent quelques reconnaissances.

Sur le versant est, la batterie d'artillerie allemande, installée derrière l'église du Petit-Bornand, ouvre le feu. Le premier obus tombe à cinquante mètres du chalet aval de Monthiévret, occupé par les gars de " Saint-Hubert ". Louis Vignol, Maurice Pépin, Roger Cerri, André Guy... se regardent. Ça y est, c'est reparti. Un sapin vole en éclats. Le tir se précise et les deux chalets sont rapidement atteints. Ils flambent bientôt comme des torches. Les gars, qui n'ont même pas le temps de sortir le mulet et le ravitaillement, qui brûlent, se dispersent par petits groupes, dans les bois environnants.

Aux Auges, Bruno regarde l'artillerie sur la montagne d'en face. Un canon tire sur tout ce qui bouge. " Si on sort une tête de notre tranchée, il tire. Les obus tombent devant nous, dans la falaise. ou derrière, sur les sapins. Beaucoup sont détruits. "

Entre ces bombardements et ceux de l'aviation, les onze derniers chalets encore en état sont détruits, ce dimanche. Plus d'abri sur le Plateau, que la forêt d'épicéas.

À Monthiévret, Roger peste. D'abord, lors du dernier parachutage, il n'y avait pas vraiment de vivres. Alors que les Allemands et la Milice, bouclant le Plateau, empêchent le ravitaillement d'arriver. Ensuite, il n'y avait pas d'armes lourdes.

" Des F.M., ouais. Tu tires vingt minutes avec et le canon est tout rouge. T'es obligé d'arrêter.

Les F.M. anglais Bren sont, pour cette raison, largués avec un canon de rechange, mais encore faut-il avoir le canon sous la main au bon moment.

Des rescapés écriront, plus tard :

" Aucune manœuvre n'était possible. Les groupes attaqués devaient résister Dans leurs points d'appui, s'y terrer, s'y cramponner jusqu'à l'épuisement des munitions et puis la marée passerait irrésistible, sans être affaiblie par l'obstacle, qui avait brisé les premières vagues. "

Les principales raisons en sont que le commandement ne dispose pas de réserves, que les communications se font à la vitesse des hommes marchant dans la neige profonde - rien à voir avec les moyens dont dispose l'ennemi - et enfin, il faut rappeler l'énorme handicap de nos jeunes maquisards, qui ne sont là, pour certains, que depuis une quinzaine de jours, armés de matériel récemment parachuté, sans grande expérience, devant une armée régulière, bien entraînée, bien aguerrie et bien équipée.

ATTAQUE MILICIENNE À L'ENCLAVE

Dans la matinée, le chef de la section milicienne stationnée au hameau des Cheneviers, a envoyé une patrouille au col de l'Enclave, conformément à l'ordre reçu de Thorens.

Les éclaireurs gammas, parvenus au col vers onze heures et demie, posent leurs sacs et observent le secteur. Tout est silencieux. Ils font signe à leurs copains de grimper. C'est alors que les maquisards ouvrent le feu. Les miliciens sont tirés comme des lapins. Leur uniforme bleu-noir en fait des cibles faciles, sur la neige qui recouvre la petite clairière.

Un jeune milicien, Jacques M..., qui écrit à son père le 28 mars suivant, raconte la suite de l'accrochage (nous avons supprimé les fautes d'orthographe et de français, pour la commodité de la lecture) :

... Des coups de feu ont été tirés et des rafales (de F.M.) deux types sont descendus pour nous demander du renfort, car notre patrouille était attaquée par l'A.S." Mongourd, informé, décide ale grimper à l'Enclave, avec sa centaine.

" Nous sommes montés et arrivés près du col. explique le milicien à son père. Nous avons pris contact avec notre patrouille, pour l'épauler. seulement les balles ont commencé à claquer dur, mais par coups isolés. Nos types se sont arrêtés et se sont cachés derrière des arbres. "

Les miliciens sont cloués sur place par les gars de la compagnie Forestier. " Nous ne savions pas d'où partaient les coups. alors je me suis mis à la disposition du chef Mongourd, pour tâcher d'observer avec mes jumelles. Il m'a commandé d'avancer, et c'est ce que nous avons Prit, avec huit copains.

J'étais un des plus avancés. à la lisière du bois, en face du col. Jusqu'à ce moment, les types n'avaient tiré que d'en face, mais leurs fusils-mitrailleurs se sont dévoilés des deux côtés et nous avons été pris de flanc. Ils ont aussi des fusils anglais. très précis. Nous nous sommes tous cachés pendant un moment, en croyant qu'ils ne nous avaient pas repérés. Au bout d'un moment, j'ai sorti Mes jumelles et je me suis avancé derrière un gros arbre. Mais ces salauds n'avaient vu et, chaque fois que je sortais la tête pour observer, une halle claquait au ras de l'arbre. Les E. M. se sont mis à tirer, voyant que je ne délogeais pas. et m'ont pris à partie de chaque côté. Je me suis couché et j'ai fait le mort. Trois de mes camardes, mieux placés. ont pu reculer, mais un a été blessé en descendant un glacis. Quand j'ai relevé la tête, j'ai vu que les copains reculaient et j'ai voulu faire comme eux, mais à ce moment-là, j'entendis les types d'en face qui disaient : " Mon adjudant, il y est encore ! " L'adjudant a répondu : " Mêmes éléments, continuez sur lui ! " Et les types ont gueulé : " Tirez ! Tirez ! "

Le fait que ce milicien parle d'un adjudant prouve la véracité de son témoignage, car il ne pouvait savoir qu'en face de lui se trouvait l'ancien adjudant-chef du 27e B.C.A., Louis Mord, et ses gars. Il continue de décrire ce qui, pour lui, a été un enfer :

" Les halles claquaient, traversaient et coupaient les branches. J'ai refait le mort et d'un seul coup. j'ai bondi en arrière. par cieux fois. Les rafales de F. M. accusaient le coup. mais je me disais : - Bougres de salauds, ça se paiera. J'ai appelé un tireur de F. M. avec moi, la mitraille s'étant arrêtée. Il a pu avancer jusqu'à moi, avec son chargeur : Nous nous trouvons au croisement de cieux petits sentiers. Un copain, qui, sur ma droite, avait fait comme moi, a eu le malheur de passer sur un glatir et de s'abriter derrière un tronc. J'avais vu les rafales nettoyer ce glacis à plusieurs reprises et je lui ai crié de partir. Le chef qui était dans un trou derrière moi, sort sa tête et lui crie la même chose. mais les rafales reprennent et il n'a pas pu les éviter. Il m'a crié : "Jacques. Je suis blessé. Viens me chercher ! " J'allais y aller, mais le chef m'en a empêché, le feu étant trop intense. Tous les types étaient cachés et personne ne tirait. "

Le jeune milicien reçoit l'ordre de Mongourd de neutraliser les F.M. maquisards d'en face, afin de permettre au milicien blessé de se retirer. " Aussitôt, j'ai sauté sur le F.M. Je me suis mis debout et j'ai tiré un chargeur dans la direction des postes qui m'avaient canardé. Tous leurs feux ont aussitôt cessé et mon copain a pu se retirer... À peine m'étais-je recouché que trois fusils-mitrailleurs nous ont repérés, et la mitraille a été terrible. J'ai tout lâché et je me suis couché, la tête rentrée dans la neige, nies pieds dépassant dans le sentier. Les F.M. étaient braqués sur moi, j'ai avancé en rampant. de quelques centimètres, mais les rafales reprenaient de plus belle. Elles venaient par-devant et sur les côtés... Les balles nous rasaient et venaient se planter au bout de notre nez, à quelques centimètres de ma figure. Elles noirs rasaient dans le dos, dans les deux sens et le talus de neige qui nous cachait commençait à être entamé. On ne s'est pas dégonflé, mais on a eu chaud et très sérieusement. J'ai crié aux camarades, restés derrière, de tirer, mais tout le monde était caché et personne n'a bougé... "

Ces quelques lignes montrent bien que parmi les miliciens, il existe des hommes courageux, mais que le plus grand nombre est bien peu aguerri et que dans l'ensemble, ils sont bien incapables de venir à bout des maquisards du Plateau. Ce témoignage est à lire en prévision de ce que pourra dire la propagande, dans quelques jours, lorsque tout sera fini.

Les tirs d'armes automatiques se poursuivent tout l'après-midi. Les miliciens sont cloués sur place. Ceux qui tentent d'avancer sont irrémédiablement abattus.

Les trois miliciens de pointe ne peuvent toujours pas décrocher. " Le feu continuait encore. Impossible de bouger. Tout le monde partait derrière nous, car ils nous croyaient morts et pensaient venir nous reprendre à la nuit. Ce jeu continuait et le sentier était toujours battu par rafales saccadées. Un copain essaya de décrocher, mais il fut touché et tomba. Il ne fallait pas hésiter, et éviter d'être faits prisonniers par les salauds (Katyn). Je pris le F. X14. des copains, pour les alléger, et je fis un bond en arrière, au hasard. Je tombai en avant et je suis resté couché, sans pouvoir bouger... Mes deux copains me tirèrent par les pieds, pour me mettre à l'abri. J'étais incapable de faire un mouvement. J'avais une grande douleur à l'estomac. Je me suis tâté. Je n'avais rien, j'étais simplement tombé sur un rocher pointu et je suis tombé dans les pommes... Je suis resté en plein sur le tir d'un F. M. sur le sentier. Heureusement qu'il y avait les copains. Sans eux, j'y restais. J'avais tout perdu, les jumelles, la mitraillette, les chargeurs et le fusil-mitrailleur, mais les copains ont tout récupéré... "

Finalement les trois miliciens réussissent à décrocher et à retrouver le gros de la troupe, qui descendait dans la vallée. Sorti du bois, Mongourd fait mettre les obusiers en batterie et tirer, à tout va, sur le col de l'Enclave. Les miliciens sont contents ; ils pensent ainsi venger leurs copains. Les maquisards ne sont pas touchés par ces tirs.

La nuit venue, " on a demandé, écrit encore le milicien, des volontaires pour aller chercher les blessés. Je me suis présenté, mais les copains s'y sont opposés et ils m'ont empêché de force d'y aller... " La patrouille, montée à l'Enclave, récupère sa dizaine de morts et de blessés et redescend aux Cheneviers.

Pendant ce temps, de son côté, Franquis organise lui aussi une patrouille vers le col, pour voir ce qu'il en est. Elle reviendra bredouille. Les miliciens ont disparu.

Un télégramme de Knab, à Oberg, intitulé " Opération Glières Haute-Savoie ", envoyé le lundi 27 à 17 h 15 et faisant allusion à cette attaque milicienne, fait état de " deux morts, deux blessés, quatre disparus du côté de la Milice. On ignore jusqu'à présent les pertes adverses ", conclut le S.S.

Nous pouvons informer le S.S. que les maquisards n'ont eu aucun mort, ni aucun blessé. Nous pouvons également informer le chef milicien Mongourd, qui, dès l'aube, fait tirer une trentaine d'obus sur la position, que ses hommes n'ont pu traverser dimanche, que ce pilonnage n'a servi à rien, vu que les maquisards avaient quitté les lieux, pour d'autres raisons.

LA LUFTWAFFE EST DE RETOUR SUR GLIÈRES

Des renseignements émanant du capitaine Geier, chef du bataillon chargé du secteur du Petit-Bornand, qui les reçoit des postes de Saint-Laurent, et parvenant à l'état-major du lieutenant-général Pflaum, à Thônes, font état de maquisards qui tenteraient de quitter le Plateau. Le colonel Schwer, commandant le régiment, décide d'engager ses forces, sans que son général soit au courant.

Vers midi, Constant et Hugo arrivent au sommet des Frêtes. À leurs pieds, le Plateau n'est que dévastation. Le dépôt de munitions a sauté, tous les chalets sont détruits. Des colonnes de fumée montent vers le ciel.

Alors que les deux jeunes descendent vers le centre du Plateau, l'aviation réapparaît. Sortant au-dessus du Collet, les appareils allemands prennent le Plateau dans le sens de sa plus grande longueur et vont tourner sur Cenise, avant de revenir sur leurs cibles. Certains avions larguent quelques tracts.

Sur Monthiévret, où les appareils rasent la cime des arbres, les gars sont envieux. Ils peuvent distinguer les visages des pilotes, sereins : pas de D.C.A. Au sol, certains ont entendu dire qu'il est interdit de tirer sur les aéroplanes. Mais une fois, un contrevenant touche un appareil au F.M. Roger, en position aux avant-postes, se souvient qu'au début les avions bombardaient de très haut. Puis, au fil des jours, ils étaient descendus à cinq cents mètres du sol, hors de portée des F.M. Aujourd'hui, sûrs d'eux, ils débouchent à la cime des sapins et mitraillent, aussi bien devant que derrière eux. Pendant le passage des avions, l'artillerie cesse ses tirs.

Riquet, envoyé par Chocolat au P.C. central, où il doit, entre autres choses, récupérer les chaussons à neige qu'Albert Robin a prêtés au lieutenant Bastian, monte sous le bombardement. Bruno et cinq copains de " Leclerc " descendent, eux aussi, au P.C., aux informations. " Les avions nous prennent en chasse, l'un après l'autre, Des gars se réfugient dans les grottes et tirent sur les stukas." Un avion quitte sa formation et les mitraille, heureusement sans résultat.

Albert Robin se souvient que, " planqué derrière un rocher, alors qu'un avion piquait en mitraillant, il entendait les halles s'aplatir sur les rochers alentour et un autre avion, qui remontait de toute la puissance de son moteur avec un vrombissement ahurissant qui se répercutait en écho dans la montagne.

Constant trouve d'Artagnan en train de déménager du sous-sol d'un chalet, qui achève de brûler, du matériel divers et des armes, en compagnie de quelques G.M.R. prisonniers. D'Artagnan veut replier ce matériel sur la

bordure du Plateau. L'infirmerie de Marc brûle. Les blessés, dont Richard, le G.M.R. de Notre-Dame-des-Neiges, et Edouard Crédoz, ont été sortis du chalet, au premier passage. Un second G.M.R. blessé, touché, gît mort sous un sapin.

Les deux jeunes du groupe Franquis, mission accomplie, reviennent à Champlaitier, alors qu'il fait nuit.

Du Lavouillon, où l'on attend toujours les Allemands montés dans la matinée, on entend la canonnade. André Wolff envoie un gars de la section " Lamouille " au commandant de compagnie, Humbert. André ne le reverra pas.

LES CHASSEURS ALPINS ALLEMANDS MONTENT SUR MONTHIÉVRET

Le pilonnage de l'artillerie cesse, sur Monthiévret, vers deux heures de l'après-midi. Le silence descend sur la forêt. Intrigués, les gars scrutent la pente. Les pièces de canon de 105 court, en batterie au hameau de la Ville, ont disparu dans la nuit.

Chocolat demande un volontaire, pour descendre aux nouvelles. " Comme je connais presque tout le monde, dans ce secteur, a écrit Antoine Orcet, je suis d'accord pour descendre, au moins jusque chez Goy, voir ce qui se passe, persuadé que l'attaque est finie.

À mi-chemin de la pente du sentier des Plains, un gros rocher nous sert de repaire et de relais, pour reprendre notre souffle, en montant.

J'ai de la neige jusqu'aux genoux et m'apprête à le contourner lorsqu'il nie semble voir bouger quelque chose, à travers les sapins. Je me plaque art rocher, et là, à dix mètres en dessous de moi, un homme habillé de blanc. Sur ma droite, presque à ma hauteur, de la neige roule, donc il y en a plus haut et ce sont des Allemands !

Je remonte en vitesse, et maintenant j'en ris, mais je crois que la trouille autant que l'idée d'aller vite avertir les copains, devaient me donner des ailes et je ne me rendais même pas compte du pourcentage de la pente !

En arrivant en haut, après le mot de passe aux avant-postes, je cherche Chocolat, pour lui faire part de ce que je venais de voir et prendre les décisions pour repousser l'attaque. "

" Qu'est que tu fais là " lui demande Chocolat, qui s'étonne de son retour si rapide.

- Les Chleuhs sont là !

- Quoi ?

- J'te dis qu'ils sont là, tout près, là-dessous... "

" Je me souviens, poursuit Antoine, qu'il m'a regardé en souriant, croyant que je voulais lui faire peur. Il prit ses jumelles pour surveiller la route en bas : personne, calme plat.

I! me dit, tout décontracté :

Il n'y en pas épais, en tout cas. Reste avec moi, on va les recevoir. "

Je lui ai alors expliqué qu'ils étaient habillés de blanc, et qu'ils arriveraient probablement par le haut du pré, et nombreux. "

Chocolat, d'abord surpris, affiche bien vite sérieusement sa résolution de combattre. Il envoie deux hommes, avec un F.M., juste sous la barre rocheuse du haut. Aussitôt, c'est le branle-bas de combat. L'alerte est sérieuse, mais personne n'a véritablement le temps de la transmettre immédiatement.

En bas, en effet le capitaine Geier, ayant été informé, rappelons-le, du départ des maquis du Plateau, a lancé ses hommes, certains vêtus de blanc, à l'assaut du versant.

En réalité, les Allemands montent par les deux versants qui convergent de Petit-Bornand et Entremont. A la rencontre des deux versants, les postes de Monthiévret, assurés par douze F.M. et beaucoup de munitions. La position est dominante. On voit arriver l'ennemi de loin et celui-ci grimpe des pentes très raides. Seules, les compagnies de tête sont équipées de blanc, les autres ont l'uniforme feldgrau.

Louis Ganassali, depuis son poste, voit distinctement " des costumes gris-vert grimper, dans la forêt, en dessous du F.A.I. de " quart ". Personne n'a encore tiré. "

Tout à coup, quelqu'un crie :

Les Allemands ! Les Allemands !... "

Le F.M. envoyé par Chocolat a juste le temps de se mettre en batterie. Une rafale crépite. Les premiers Allemands sont reçus par cet avant-poste, au plus bas de la pente. Il est quinze heures, environ.

Lorsque les premiers soldats ennemis arrivent à portée des postes, Chocolat donne l'ordre d'attaquer. À ce moment, un feu nourri se déclenche sur l'assaillant. Les dix-huit gars font face à une très grosse compagnie, cent cinquante hommes environ.

" Les premières balles sifflaient au-dessus de nos têtes, se souvient Antoine, et de notre part, les premières grenades explosaient en dessous. C'est alors que l'on crut que la neige bougeait. Il y en avait de partout, qui rampaient, qui se confondaient avec elle ! Devant le nombre de nos grenades, qui devaient faire des dégâts, on entendait hurler les blessés et les ordres en allemand. "

Louis veut prévenir Chocolat et les copains, qu'il pense n'être au courant de rien. Mais, sortant de sa position, il est copieusement arrosé. " Ne pouvant pas me protéger, je me suis laissé tomber à terre, à la renverse, comme mort, et j'ai rampé vers le chef, Jean et Bédet... " Chocolat lance ses grenades à deux mains, en les dégoupillant avec les dents. La première vague d'assaut allemande se replie.

Au P.C. d'Anjot, où se trouvent Joubert, rendant compte de ce qui s'est passé le matin même à la section " Leclerc ", et de Griffolet, on entend soudain un mitraillage violent, qui résonne vers Le Petit-Bornand.

" Nul doute. Monthiévret doit être attaqué, se souvient Louis Jourdan-Joubert, mais vu l'absence de moyen de transmission, Anjot n'aura aucun renseignement précis avant longtemps. De plus, rien ne dit que les Allemands ne vont pas attaquer ailleurs. Que peut-il faire, si ce n'est attendre anxieusement la suite et de faire savoir aux autres compagnies. et dans quels délais, ce qui se passe vers Petit-Bornand. Quant à moi. je regagne immédiatement mon P.C., au centre de mon dispositif ".

Les Espagnols, cantonnés sur l'autre versant, entendent le fracas des armes. Lucien Midonnet, arrivant de la zone des combats, vient leur demander de l'aide. Le " capitan Antonio ", de son vrai nom Vilchès Pardo, envoie Rodrigue au P.C., afin de prendre les ordres. En attendant, ses gars vont épuiser leurs grenades à fusils sur l'assaillant.

Assis sur un pin, adossés au talus, au bord du chemin qui monte de Petit-Bornand, pas très loin des positions de la section " Renfort-Ebro ", il y a là six gars, Gispert Barba, José Clausell, Manuel Joya, Perez Ortiz, Francisco Péréa et Braulio Ramos.

Manuel pense à ce poème de son pays, qui dit :

Les barbares mécréants

Nous ont roués à coups de bâtons.

Le Ciel aide les méchants,

S'ils sont plus forts que les bons.

" Cette fois-ci, on va être rôtis à la broche, comme des petits oiseaux, lui dit son copain Péréa.

- Possible, mais espérons qu'il restera toujours quelqu'un pour le raconter. L'essentiel est de rester ensemble. "

Il est évident que pour ces jeunes Ibères, la seule chance de pouvoir s'en sortir, c'est d'abord de rester ensemble, dans ce pays qu'ils ne connaissent pas, ou très mal. Sur Monthiévret, la guerre continue, avec rage.

" On se réapprovisionne en grenades, dit Antoine, et on attend. Une deuxième vague. mais plus bas, est reçue par les postes du dessous ; même riposte, mêmes hurlements. Mais cela dure moins longtemps, repli des Allemands. "

Tandis qu'André Fédieu change le canon du F.M. anglais, Albert Robin arrose les Allemands à la grenade offensive. "... Nous nous défendons avec acharnement : rafales de F.M., tirs de grenades, de gauche à droite. L'ennemi semble dérouté par cette riposte, sans doute inattendue, et tente une autre percée sur le front droit. Peut-être veut-il limiter ses pertes, car bien que nos tirs soient plus de l'approximation que des tirs à vue, ils ont leurs effets et causent des pertes à l'ennemi ", se souvient Albert Robin.

Tandis que les gars de la section " Saint-Hubert ", placés à l'extrême droite du dispositif qui s'étire à cet endroit sur huit cents mètres environ, ralentissent la progression des soldats ennemis qui grimpent face à eux, ils sont surpris par d'autres Feldgrauen, qui, spécialistes du combat en montagne, arrivent sur leurs arrières, tentant un difficile débordement par la droite.

Le F.M. de Jacquart, alias Bifin, placé au plus haut, s'arrête soudain de tirer. Henri Duchêne, de retour du P.C. du capitaine Anjot, se souvient :

" Mission accomplie. je suis revenu en courant sur Monthiévret. Au passage, des gars m'ont dit :

Vous êtes attaqués, laisse ton sac, tu iras plus vite. "

Dans le bois, les coups de feu claquaient de toutes parts, brisant les branches alentour, venant de je ne savais où. Devant ? Derrière ? J'ai enfin rejoint la position que j'occupais avec Louis Ganassali, à découvert. C'était un bouquet d'aulnes déplumés. Personne à l'horizon, et toujours les balles qui sifflaient. Depuis, je crois aux miracles. Ne pouvant rester la cible, inutilement, je me suis rapproché par bonds successifs de la position occupée par Jacquart et son voltigeur. Il était là. seul, derrière son F.M., transpercé de balles à la hauteur de l'estomac, encore vivant. Il m'a regardé et il m'a dit :

" Ça va toi ; va chercher du renfort. "

Ne pouvant rien pour lui, je lui ai répondu : J'y vais. "

Riquet se souvient aujourd'hui, avec beaucoup d'émotion. La nuit tombant, il repart en direction du chalet de sa section. En chemin, il rencontre Albert Robin et André Fédieu, qui tiennent sous leur feu le sentier d'accès du Petit-Bornand. Henri leur explique ce qu'il a vu :

" Ça se bat, là-haut, les gars. Je viens de passer devant la position que tenait Bifin et je l'ai vu étendu, tout ensanglanté au pied de son F. M. "

Chocolat, qui n'est pas au courant, demande à Antoine Orcet de prendre position plus haut, derrière un rocher, pendant qu'il montera voir pourquoi le F.M. s'est tu.

Tandis que Riquet, rejoint par un gars, se met en position au-dessus du F.M. d'Albert, Antoine constate :

C'est alors qu'on s'aperçoit que les Allemands sont passés par les rochers au-dessus, soi- disant infranchissables, et que nous sommes encerclés. ou tout du moins, coupés du reste de la section, ou de ce qu'il en reste, pour essayer de rejoindre la section de Baratier, dont on espérait un soutien. "

Pendant cette attaque, André Gaillard, qui s'est dirigé vers " Saint-Hubert ", constate que les Allemands progressent en direction du puits et sont en train de couper la compagnie en deux. Il vide quatre chargeurs, lorsque Serge Aubert arrive avec un sac de munitions, pour l'approvisionner en cartouches. Les deux hommes font un feu d'enfer et les Allemands finissent par disparaître. Certains sont morts.

Le calme étant revenu. j'ai rejoint ma section, dans les nids de F. M. que tenaient Karcoff, Sébastien Marcaggi et Paul Lespine. Vers seize heures. Baratier et Chocolat sont venus chercher du renfort. "

Il faut cependant savoir, pour mieux comprendre les difficultés, que pour se rendre de la section " Carrier " à la section " Saint-Hubert ", il faut franchir une croupe rocheuse à découvert, cette dernière faisant que les deux sections sont isolées sans pouvoir véritablement s'épauler que par le mouvement, ce qui est fait.

" Le jeune Lespine empoigna un sac de chargeurs, se souvient André Gaillard, et me rejoignit.

" Je vous passerai les chargeurs ", me dit-il.

Nous partîmes en file indienne. Nous étions six. Il y avait Lespine, le Belge, de la section " Saint-Hubert ", Baratier Chocolat, un camarade dont je ne me rappelle plus le nom et moi-même. Après être passés devant notre chalet, détruit par l'artillerie allemande, nous nous sommes dirigés vers le puits de Monthiévret. Puis, aux abords des rochers, au-dessus de nos têtes, deux coups de feu ont retenti.

Lespine cria :

" Les Allemands, là, à trente mètres. " Mais malheureusement, un nouveau coup de feu résonna et Lespine s'écroula dans la neige... gravement blessé, près de moi. Je pris soin de lui faire un garrot, à la cuisse gauche. avec sa ceinture. Il gémissait et atténuait ses cris, avec son mouchoir dans la bouche... Vers dix-sept heures, Baratier nous appela pour connaître notre position. mais nous n'avons rien dit, afin que les Allemands ne nous repèrent pas. "

Antoine Orcet, par bonds successifs, a réussi à atteindre le puits et il est maintenant en position derrière la margelle. Chocolat le rejoint et tous les deux tirent sur tout ce qui bouge.

Le Belge - de son vrai nom, - Jean Pionet - est toujours plus haut, derrière un rocher.

Chocolat voulant atteindre un sac de chargeurs, est blessé. Avant de s'écrouler, André Guy " appelle sa mère ", puis dit à Antoine :

" Je suis touché. Taille-toi par en bas, derrière ça ne passe plus. "

Il a encore la force de casser son fusil sur le rebord du puits, avant de mourir, foudroyé par une rafale de F.M. dans le ventre. Ce monteur électricien, originaire de la région parisienne, était, selon les Anciens, " un beau garçon, d'une belle prestance, découpé en athlète, avec un visage aux traits réguliers, patiné de bronze. Il donnait, à ceux qui l'ont connu, une remarquable impression de virilité et d'aisance, qui séduisait aussitôt. Son calme et son flegme apparents cachaient une grandeur d'âme étonnante, qui l'avait fait aussitôt apprécier de son chef (Bastian) et de ses hommes. Il aimait la vie avec passion. Cette vie qui semblait l'avoir gratifié de dons heureux et qui l'avait abandonné...

Albert et Riquet, constatant que les Allemands ont contourné le dispositif, décident de prendre contact avec Baratier, afin de savoir s'ils doivent tenir au prix de leurs vies ou décrocher ?

Albert grimpe vers la section, où il est reçu par Minouche.

" Baratier a disparu, tué blessé, prisonnier, je ne sais pas. La section "Ebro " ne peut m'apporter de soutien et j'attends une réponse du P.C., où j'ai envoyé un homme demander du renfort. Redescends à ton poste. Tenez à tout prix et. s'il faut décrocher, je vous le ferai savoir. "

Les autres gars de la section de Chocolat, quasiment encerclés, se battent comme des diables. La première sizaine est anéantie.

Jacquart, que les copains surnomment Biffin, agonise à son poste de mitrailleur. D'autres gars, anonymes, sont gravement atteints. Beaucoup sont blessés, comme Louis Ganassali, touché au mollet. Les Allemands sont à moins de cent mètres, et il y en a partout.

La retraite vers le Plateau est coupée. Les mulets allemands chargés de matériel grimpent par le Nant de Talavé. Pour les gars, impossible de remonter. Cela fait plus de deux heures que les Allemands et les Français s'entretuent entre forêt et clairières. Le ciel s'assombrir lentement et la visibilité diminue.

Tandis que quelques gars continuent à tirer sur l'assaillant, qui monte par l'Essen, ils sont à leur tour attaqués sur leurs arrières. La bataille dure jusqu'à la nuit. Des moments d'accalmie alternent avec des harcèlements violents et des tirs meurtriers.

Vers six heures du soir, Pionet, le Belge, a rejoint André, près de Paul Lespine.

C'est à peu près à la même heure, que Minouche fait savoir à Albert et à Riquet qu'il faut décrocher. " Nous faisons passer l'ordre aux voltigeurs, qui sont postés en dessous de nous et nous rejoignons Alinouche. "

Antoine, pour sa part, constatant qu'une sizaine de copains est coupée du Plateau, veut prendre position dans la combe, où les bombardements avaient déclenché une avalanche.

" Du puits à l'avalanche, il y a une cinquantaine de mètres. Deux Allemands avançaient en rampant dans la neige. Une grenade - il ne m'en reste plus que deux - bien ajustée, et la voie est libre. En courant, j'enfonce dans cette neige molle et arrive au bord du précipice. Un moment d'hésitation devant le vide. Mais à leur tour, trois Boches, que je n'avais pas vus - et pourtant j'ai dû passer tout près d'eux - se lèvent et me mettent en joue. Une fraction de seconde. deux détonations. une douleur dans le ventre. La balle est rentrée dans ma cartouchière de droite et mon casque a une échancrure, dans la visière. J'avais dégoupillé ma dernière grenade et, sans me retourner, je la lançai en arrière, au moment où la troisième balle me trouait mon pantalon, en me brûlant ce qu'on appelle les parties intimes de l'individu... Je sautai.

Après avoir roulé pendant plusieurs mètres, je suis arrêté par des branches de sapins, avec paon mousqueton cassé, au-dessus des rochers qui surplombent le Borne, en dessous de Monthiévret. Les Allemands n'envoient, à leur tour, des grenades à manche, qui éclatent plus bas. et la nuit commence à tomber.. J'entends les crépitement des armes automatiques sur le haut. Impossible de descendre de nuit. Je regarde ma montre. Elle est arrêtée à sept heures et quart et ça tire toujours "

Nous retrouverons Antoine dans l'aube du lundi, mais pour l'heure, il nous faut remonter vers Monthiévret.

Le Belge a continué de tirer sur le sentier, empêchant la progression allemande. Il fait de plus en plus sombre et il devient difficile de bien distinguer, entre les fayards et les épicéas, tout ce qui peut se terrer. Mais le calme revient.

Les derniers combats sur Monthiévret sont engagés par le groupe Minouche, qui reste sans liaison avec les autres groupes, jusqu'à la fin.

Ayant vu mourir leur chef, Chocolat, la nuit venue, des gars se regroupent, pour tenter de s'en sortir.

Roger Cerri, Louis Ganassali, Roger, André Masson, Etienne Colombet, un gars de Lyon, Jean Mathevon et Jojo, un jeune de dix-sept ans arrivé il y a une semaine à peine, réussissent à descendre dans la nuit vers une grotte que l'un d'entre eux avait repérée, quelque temps auparavant. Ils resteront là trois jours, mais nous reparlerons d'eux.

PROBLÈMES DE COMMUNICATIONS

Pendant que les combats font rage sur Monthiévret, d'autres gars marchent péniblement dans la neige, envoyés par leurs chefs de section, à la recherche d'informations et d'ordres.

Bruno, ayant reçu les ordres pour son chef, le lieutenant Robert Jouglas, remonte sur le Plateau, avec des gars de sa sizaine. La route est longue et pénible. Comme

tous, sur le Plateau, ils entendent le crépitement des armes automatiques et les coups sourds des mortiers, sur Monthiévret. Chacun sait que ce sont les gars des sections " Carrier " et " Saint-Hubert ", qui encaissent. Ce qu'on ignore encore, c'est l'envergure de l'attaque.

Rodrigue est de retour au chalet des Espagnols. Il raconte ce qu'il a vu au P.C. central.

" Il y avait un branle-bas inhabituel. J'ai demandé ce que nous devions faire. On m'a répondu :

Pour le moment, vous restez sur place. Vous ne bougez pas. "

Lucien Midonnet, toujours présent, insiste et, vers dix-huit heures, le capitaine Antonio envoie à nouveau Rodrigue au P.C.

De l'autre côté du Plateau, André Wolff, sans nouvelles de sa première estafette, en envoie une seconde au P.C. d'Onimus. Elle ne reviendra que tard dans la nuit.

Au P.C. central, Rodrigue demande à nouveau les ordres. Il est dix-neuf heures environ.

" Que devons-nous faire ?

- Attendez les ordres. On vous a dit de ne pas bouger. "

De retour, l'agent de liaison informe son capitaine. La section " Ebro " reste sur place, prête au combat.

Midonnet redescend vers Monthiévret afin d'informer ses chefs : les Espagnols ne viendront pas.

Le capitaine Antonio envoie cependant Rodrigue au P.C. de la compagnie Humbert. Lorsque Rodrigue arrivera chez Onimus, il ne trouvera personne.

À peine Rodrigue a-t-il quitté le P.C. de Maurice Anjot, que Francis Missillier et Constant Pessey, de la section " Allobroges ", d'André Macé, se présentent au capitaine.

Celui-ci ne dispose d'aucune réserve, si ce n'est un reliquat de la section d'éclaireurs skieurs de Lambert Dancet, alias Duparc, déjà en partie ventilée dans les différentes sections. Il réussit cependant à envoyer en renfort sur Monthiévret un petit groupe de cinq ou six hommes, sous le commandement de Pierre Tortel.

Quant au lieutenant Jacques Lalande, à son P.C., il ne peut que rester dans l'expectative, compte tenu des menaces qui pèsent sur les autres sections.

Pour Anjot, il reste que Monthiévret est sous les ordres du lieutenant Baratier, officier d'active, sur qui on peut compter.

On voit avec ces quelques exemples le problème que posent les communications et les liaisons entre les sections et le P.C. central. Les gars font des kilomètres exténuants, dans une neige profonde et lourde. Et même s'il sont entraînés, force nous est, aujourd'hui, de reconnaître que cela fut un handicap énorme. Mais il en était ainsi, et les gars ont dû faire avec, alors qu'en face, l'ennemi dispose de tous les moyens de communications modernes.

DANS LA NUIT DE MONTHIÉVRET...

Les avant-postes des sections " Jean Carrier " et " Saint-Hubert " sont enveloppés, dépassés, mais curieusement les Allemands ne progressent plus. Il est dix-neuf heures environ, et le bruit de la mitraille s'estompe.

Le colonel Schwer a fait stopper la progression. On n'est pas content à l'état-major de Pflaum, pas plus qu'à la Gestapo. L'opération était prévue pour le 28 et l'initiative du colonel risque de tout faire échouer. La colonne qui progressait sur Monthiévret, redescend quelque peu et attend les ordres.

Grâce aux connaissances tactiques d'Anjot, qui avait mis en place sur ces positions capitales, sur un endroit judicieusement choisi, deux sections armées de douze F.M. bien approvisionnés, les troupes d'assaut alpines de la Wehrmacht, étant sérieusement accrochées et ayant beaucoup de pertes, n'ont pu arriver rapidement sur le Plateau.

Le silence qui tombe sur Monthiévret fait penser à certains, ivres de fatigue, que les Allemands progressent sans tirer et qu'ils vont rapidement déboucher sur le Plateau.

Vers huit heures du soir, le Belge part chercher de l'aide, car il a dans l'idée d'évacuer Paul Lespine.

André resté seul, avec Paul, blessé, descend près du puits pour constater la mort d'André Guy. Il continue de trembler de froid, de fatigue, d'énervement, enfin... de la guerre. En contrebas, il regarde des Allemands allongés, morts clans la neige, et pleure...

Le lieutenant Baratier s'est retrouvé seul. Très angoissé, craignant le pire, il a appelé ses gars, par leur nom, un par un, dans l'obscurité. Personne ne lui a répondu. Il a appelé à nouveau et, resté sans réponse, il s'est mis à leur recherche.

Alors qu'Antoine Orcet s'apprête à passer la nuit pendu aux branches de son sapin, que Roger et ses copains se recroquevillent à l'intérieur d'un abri sous roche, Minouche, qui a rassemblé quelques gars des deux sections, fait route vers le Plateau.

D'autres gars, à l'affût dans la forêt, le calme revenu, réussissent également à grimper vers le Plateau et à décrocher au cœur de la nuit.

Le groupe rejoint le P.C. de Lalande, après une heure de marche très pénible dans un terrain chaotique et enneigé. Les gars expliquent la situation.

" Le feu a cessé à la tombé de la nuit... Les Allemands sont derrière nous, ils sont en train de s'infiltrer dans les bois et ils vont investir le Plateau. "

Il est huit heures environ, le lieutenant Jacques Lalande se rend au P.C. central du capitaine Anjot.

SUR LE PLATEAU, AU P.C.

Il fait nuit, mais des chalets brûlent et font danser les sapins dans la lumière rouge. Alphonse Métral se souvient :

" On s'attendait au choc. Depuis la veille. l'artillerie, l'aviation... Il n'y avait plus qu'un chalet debout, celui du P. C. Tout était en feu, les vaches meuglaient dans la neige, dans les bois. C'était affreux, vision dantesque. On savait que c'était le grand coup. "

Le lieutenant Lalande arrive au P.C. du capitaine Anjot. Immédiatement, il fait son rapport :

Mon capitaine, je suis venu vous dire que les Allemands, à la faveur de la nuit, sont en train d'investir le Plateau. Ils ont cessé le feu contre le poste de Monthiévret. Ils sont en train de nous contourner... "

De l'autre côté des Frêtes, Constant et Hugo sont de retour à la compagnie. Le chef, Forestier, est mis au courant de la situation. Sur le Plateau, que les jeunes ont quitté en fin d'après-midi, tout n'est que dévastation, le dépôt de munirions a sauté, l'infirmerie brûle. Il ne reste plus de chalet debout, la bataille fait rage vers Monthiévret... Forestier demande à son agent de liaison de taire la situation aux hommes, en attendant les ordres. Robert Paisant rentre de patrouille. Les deux frères se couchent. Le calme envahit le vallon, mais on ignore ce qui se passe au P.C. central.

26 MARS, 22 HEURES : ORDRE DE DÉCROCHAGE

Vingt heures passées, il fait très froid, mais personne ne ressent le froid, la neige, la bise et l'humidité qui transpercent les vêtements. La journée a été rude et tous écoutent religieusement le capitaine, Maurice Anjot, leur proposer une fin honorable.

Autour du capitaine, l'air grave et déterminé, les officiers Jacques Lalande, Jacques de Griffolet et Pierre Bastian, Alphonse Métrai, André Fumex...

Le capitaine ne sait pas exactement ce qui s'est passé à Monthiévret, n'ayant que des renseignements plus ou moins contradictoires et souvent grossis ou quelque peu déformés par les rescapés, dont c'est, pour certains, leur premier engagement au feu. Ce n'est pas facile de faire la guerre, même si on y est psychologiquement préparé. Tous ces hommes de France et d'Espagne ont accompli ici plus que leur devoir, au nom des valeurs inaliénables de la Liberté.

Devant le chalet, battant la semelle, Francis et Constant discutent avec Olivier Tardy et Olivier Laydevant, deux gars de la S.E.S., qui, n'ayant rien pu faire sur Monthiévret, sont de retour.

Les Allemands ne débouchent toujours pas sur le Plateau. Le commandant du Plateau prend la parole :

L'ennemi a peur de la nuit, commence le capitaine. Cette trêve qu'il nous accorde à regret, à noies d'en tirer parti. Dès que l'aube poindra, l'offensive reprendra de plus belle. Comment y ferons-nous face ? "

Il envisage la situation avec beaucoup de sang-froid.

" Nos hommes ont été magnifiques, mais ils sont exténués. Et nous ne disposons pas de réserves qui nous permettraient une relève, de boucher le trou dans le dispositif et la mise en place d'une ligne de feu continue... "

Le capitaine sait qu'aucun secours ne viendra de l'extérieur.

A ce moment-là, Maurice Anjot sait-il que les Allemands ont perdu beaucoup d'hommes, morts ou blessés ? Même s'il ne connaît pas ses propres pertes, il est parfaitement conscient de la situation. Pour lui, le devoir a été accompli et maintenant, il s'agit de sauver un maximum de gars, car la guerre contre l'occupant n'est pas terminée. Il est très lucide, lorsqu'il dit :

" S'obstiner au combat clans ces conditions, ce serait donc vouer les survivants à l'extermination. Étant donné la disproportion des forces en présence, au terme de cette longue journée d'épreuves, je crois pouvoir affirmer que l'honneur est sauf. Est-ce bien votre avis ! "

Il interroge ses camarades d'un signe de tête. La question est d'importance car, " un chasseur ne recule jamais ". Tous les hommes réunis dans ce poste de commandement de la Liberté, sont unanimes. Ils avaient juré de vivre libres ou de mourir, mais aujourd'hui, toute résistance serait vaine et suicidaire. Il leur faut, désormais, penser aux lendemains.

Il est vingt-deux heures, la décision est prise : décrochage à la faveur de la nuit.

Il faut rendre hommage au capitaine Anjot d'avoir pris cette décision, dure au cœur d'un soldat, afin d'éviter l'effusion de sang, qui n'aurait rien apporté de plus.

Un repli général sera tenté en direction de l'ouest, à travers les forêts et les lapiaz hostiles du Parmelan, là où l'ennemi s'y attendra le moins. Ceux qui sont en poste sur le versant nord pourront tenter de s'échapper directement.

Prenons l'avis d'un spécialiste, en l'occurrence le colonel Wyler, dont nous avons déjà parlé ci-dessus. " L'ordre donné par Anjot est un ordre d'exfiltration qui consiste à quitter le secteur sans combat retardateur (à la différence d'un ordre de retraite, qui implique un combat retardateur). Une retraite du bataillon se planifie pendant plusieurs semaines et suppose que de nombreux exercices d'entraînement aient été effectués. Or Anjot n'a disposé que de huit jours pour simultanément, organiser sa défense, alors qu'il subissait déjà des attaques, imaginer le décrochage. alors qu'il ne pouvait plus le planifier, faire la tournée des points d'appui, polir donner des instructions de défense immédiate. apporter continuellement des améliorations au dispositif initial et soutenir le moral, mais sans pouvoir insuffler une intention de commandement.

Ce manque de préparation, de formation à une manœuvre de mouvement dynamique et d'information au niveau de l'exécution a pu, chez certains, sur le moment, faire ressentir l'ordre d'exfiltration comme une fuite devant l'ennemi. Pourtant, cet ordre a été très intelligemment donné, au bon moment (la situation, annoncée de la bouche même de Lalande. était devenue intenable et aucune réserve ne pouvait modifier la bataille ; le lendemain, l'assaut aurait repris), dans la bonne direction (par la zone où l'ennemi était le plus faible, en exploitant la formation montagnarde de ses hommes, pour affronter un terrain très difficile). Et cette décision, même s'il a sollicité l'avis de ses officier, Anjot l'a prise seul, sous sa seule responsabilité en officier d'expérience, avec tout le poids de sa personnalité "

Le colonel Jourdan, ex-lieutenant Joubert, précise : " ... Là, nous sommes en guérilla, dans la phase de rupture d'un encerclement, forcément improvisée, mais qui demande pour être réussie à bénéficier d'un total effet de surprise et des zones de refuges connues et préparées. Encore une fois l'absence de moyen de communication a singulièrement compliqué la tache. "

Le capitaine Anjot rédige ses ordres. Son message, " De Bayart à Forestier. 26 mars, 22 heures " - le seul qui sera préservé et retrouvé - est caractéristique de son intention de manœuvre et de sa perception lucide du plan de l'adversaire : " Repliez-vous sur Joubert... L'infiltration allemande s'est faite par la droite de Lamotte, et je risque d'être coupé et tourné par les Auges " .

Anjot ajoute et répète que chacun essaye de regagner son maquis d'origine.

Le colonel Wyler commente cette décision de cette manière :

" Cette consigne. particulièrement simple. était d'abord dictée par la pression des événements.

Elle avait, en plus. un triple avantage :

Les maquis d'origine. correspondant aux camps de base de la doctrine tactique, étaient connus de chacun individuellement et le but à atteindre n'avait pas à être décrit dans les détails.

Pour la suite, le commandement saurait où adresser ses instructions ultérieures et quels seraient les effectifs concernés clans chaque camp, dans la mesure, bien entendu, du nombre des rescapés.

Enfin, les cheminements que devaient suivre les combattants pour quitter le dispositif défensif et réussir l'exfiltration avec le minimum de pertes, s'imposaient à chacun . ainsi, dans la mesure où l'ordre général de mouvement ne parviendrait pas à tous les postes, ou parviendrait trop tard, Anjot avait conscience du profond handicap des moyens de liaison - il restait une possibilité d'initiative individuelle, la tendance naturelle conduisant à chercher refuge dans des directions connues et vers des bases éprouvées, menant donc ainsi vers les maquis d'origine. Oui, Anjot, avec cette consigne apparemment sommaire, donnait le maximum de chances de succès à une opération d'une difficulté extrême, étant données les circonstances.

Cela s'avérera capital par la suite, et ce d'autant plus que certains jeunes ne connaissent pas, ou mal, la région, même si les maquis d'origine se révéleront parfois être un pis-aller, ayant été dénoncés.

Jacques Lalande sort du chalet, porteur du pli pour Onimus, qu'il remet à Francis et à Constant. Ceux-ci partent vers l'est. Les deux Olivier décident de retraverser le marais et de regagner la section Duparc. Ils disparaissent à leur tour dans l'immensité grise. De Griffolet part en direction de l'Outan et du col de Spée, pour retrouver les gars du Giffre. Des agents de liaison partent dans toutes les directions, pour donner l'ordre de repli aux sections.

Albert Bianco, descendu des Auges dans la nuit, arrive au P.C., où il s'entend confirmer l'ordre de décrochage et le départ, il y a quelques minutes, d'un agent de liaison pour sa section. Albert, fatigué, remonte dans la nuit rejoindre ses copains.

Ce n'est guère commode de transmettre les ordres à un dispositif dans lequel on ne peut se déplacer qu'à pied, de nuit, dans la neige jusqu'au ventre et dans un froid glacial. Certaines sections ne seront prévenues du décrochage que très tard dans la nuit, car il faut parfois des heures pour parcourir trois ou quatre kilomètres.

L'infirmerie est informée du décrochage. Marc Bombiger décide de déplacer, avec ses aides, les blessés intransportables vers les restes de la scierie Favre, en contrebas. Ils seront à l'abri, sous des épicéas et un peu en retrait de l'alpage. Il espère ainsi les sauver.

Il y a là Edouard Crédoz, blessé aux Auges, André Marie Daniel, le G.M.R. de Dran, blessé par le bombardement de vendredi dernier, Richard Puchet, dit Paul, l'autre G.M.R., toujours en tenue, blessé le 20, au-dessus de la Rosière. Jean Rivaud, alias Gaby, que les blessures n'handicapent pas trop, part avec le docteur.

Alphonse Métrai reçoit l'ordre de descendre les cou-leurs, qui flottent au mât, près des tombes de Tom et Géo.

Alphonse, enfonçant dans la neige, traverse le marais et grimpe vers le mât. Ému, seul dans la nuit, il descend les trois couleurs, plie rapidement le drapeau pour lequel il se bat, pense à Tom, à Géo et s'enfonce à son tour dans la nuit, vers la forêt d'Ablon.

Pendant ce temps, le capitaine Anjot, Pierre Bastian, André Fumex, Jean Debrucky, dit Jean l'Autrichien, le docteur Marc Bombiger, Gaby... s'en vont dans la nuit, en direction de la Métralière, P.C. de Joubert.

C'est la fin des Glières, mais personne ne perd son sang-froid. Maintenant, il ne s'agit pas de fuite, mais d'un repli qui permettra, plus tard, après regroupement, de réengager ailleurs le combat pour la liberté.

Toute la nuit, par petits groupes, les rescapés passent à travers les mailles du filet tendu par les Allemands et les collaborateurs français. Chaque groupe armé emporte un peu de vivres, parfois rien... Il faut marcher, marcher encore, et pour certains, le calvaire ne fait que commencer...

Les deux jeunes Polonais, affectés au P.C., aidaient aux tâches quotidiennes. L'un d'eux faisait même office de coiffeur. Chaque soir, ils partaient chercher le lait au chalet de " la Marie des Bossons ", après avoir mangé la soupe. Souvent, ils restaient à la veillée chez la fermière. Ce soir, Tony Wolczyk et son copain, Joseph Brychy, sont " au lait ", malgré les bombardements de la journée. Vers vingt-deux heures, ils sont toujours à la ferme.

À Monthiévret, vers onze heures du soir, Pionet, dit le Belge, Titin Delorme et deux gars arrivent près d'André et de Paul. Titin charge Paul Lespine sur son dos et part dans la nuit, tandis que le Belge et André repartent vers leur P.C. Le poste désert, les deux hommes se mettent en marche vers le chalet des Espagnols.

Parvenus au chalet, les deux hommes, entendant du bruit à l'intérieur, s'arrêtent et observent. Un Espagnol, qui les avait vus depuis longtemps, sort et leur remet quatre mitraillettes Sten et un gros sac de chargeurs.

Avec rage, André détruit son fusil contre un arbre. Les trois maquisards se mettent en route vers le P.C. central, En chemin, ils sont arrêtés par une voix qui retentit dans la nuit :

" Halte ! Qui va là ? "

André reconnaît la voix de Minouche. Les jeunes sont heureux de se retrouver à plusieurs. Il y a là deux ou trois gars de la section " Savoie-Lorraine " et d'autres de Monthiévret, comme Karcoff, Sébastien Marcaggi, Serge Aubert, Fonfon, Marcel Roy, Loule Gasparini, Matelot le Parisien...

Minouche lui demandant ce qu'il est advenu de Bara-der, André explique la situation. Ils arrivent du poste, avec le Belge. Il n'y a plus personne. Mieux, il semble qu'il n'y ait plus personne sur Monthiévret, même pas les Allemands.

Le groupe se disperse. Les " Savoie-Lorraine " partent vers l'Outan et le nord, pour rejoindre leurs bases rochoises. Minouche, Tintin Delorme et Lespine, qui souffre de plus en plus, partent vers le Plateau, bientôt suivis par André Gaillard, le Belge et d'autres...

En arrière, dans le talweg boisé, Jean André Fédieu et Albert Robin tentent d'atteindre, eux aussi, le Plateau.

On peut schématiser la bataille sur Monthiévret en cinq phases :

1. La Wehrmacht, habillée de blanc, attaque sur la droite la section " Chocolat ", qui résiste farouchement.

2. Attaque de la section " Jean Carrier ", sur l'aile gauche.

3. Simultanément à la phase 2, la Wehrmacht, par un mouvement tournant et grâce à de remarquables chasseurs alpins, débouche dans le dos de la section " Chocolat ".

4. La Wehrmacht, vêtue de feldgrau, lance une contre-attaque frontale.

5. La nuit tombe, décrochage des Allemands et des troupes maquisardes.

À Londres, on ignore tout de ce qui se passe en ce moment dans les Bornes. Les liaisons radio entre la France et l'Angleterre ne sont pas faciles. Cependant, Maurice Schumann continue de soutenir le moral de tous : " Le maquis, c'est encore l'armée régulière de la France. Une armée dont le premier et difficile devoir est de ménager ses forces. d'éviter le combat à armes inégales, de rompre le contact, de savoir se disperser pour se regrouper aussitôt. Aujourd'hui, la bataille de France est une bataille d'usure. L'ennemi s'y usera le premier...

... Les maquis de la Haute-Savoie, sans se faire aucune illusion sur les dangers qui les menacent encore, sont en droit de se dire que jusqu'à présent, c'est à eux, c'est à la France, qu'est resté l'avantage... "

Il est bien difficile de faire le bilan de cette bataille, devenue un symbole national de la Résistance française.

Du côté des maquisards, quatorze hommes au moins sont morts, avant que ne soit donné l'ordre de décrochage ; ou bien, blessés avant, ils sont morts ensuite :

Théodose Morel, Georges Decour, morts dans la nuit du 9 au 10 mars, à Entremont, Jean Frizon, mort des suites des coups donnés par les G.M.R. alors qu'il était à terre grièvement blessé, à Entremont également.

Aimé Démolis, Joseph "tonca et Marcel Bégum, abattus par la Milice, le 20 mars, à la Plagne (Usillon). Henri Stein, blessé le même jour, décédera à l'hôpital d'Annecy.

Louis Basso, tué par l'aviation allemande le 23 mars, à Notre-Dame-des-Neiges.

André Garcia, mort le 24 mars aux Auges, lors d'une embuscade avec la Milice.

André Guy et Jacquart, alias Biffin, tués le 26 mars, à Monthiévret. Curieusement, le corps de Jacquart ne sera pas identifié. Probablement fait-il partie des inconnus enregistrés en mairie de Petit-Bornand.

Paul Lespine, du groupe Minouche, blessé à Monthiévret le 26 mars, que les Allemands descendront à Thônes pour le fusiller.

Notons que le G.M.R. rallié, André Marie Daniel, grièvement blessé le 23 à Notre-Dame-des-Neiges, sera exécuté par les Allemands, tout comme Édouard Crédoz (nous verrons comment plus loin), grièvement blessé par la Milice lors de l'attaque des Auges.

Côté allemand, les archives, si elles parlent d'échec, puisque l'investissement du Plateau ne donnera rien, restent muettes sur les pertes de la Wehrmacht. Selon Christian Wyler, qui a cherché à approfondir la question :

L'attaque du 26 mars ayant été conduite accidentellement, contre les ordres de la division, les pertes ont été modulées, comme cela s'est vit en d'autres occasions. Les sources actuellement disponibles (journaux de marche des troupes concernées, rapport O.K.W. et listes des pertes du V. A. S. T. , à Berlin) donnent une estimation de vingt-huit tués et quelques centaines de blessés.

Notons cependant que le commandement allemand fait une demande de réquisition pour un terrain sis sur la commune d'Annecy-le-Vieux, au lieu dit la Tour, pour y inhumer des soldats. Une croix de bois sur laquelle on peut lire : " Uberst Hass Hans Rassler ", retrouvée dans le lac, à proximité, atteste de la présence de cette nécropole allemande, qui ne sera cependant ouverte qu'en juin.

VI

LA TRAQUE

" Quoique l'heure présente ait de trouble et d'ennui. Je ne veux point mourir encore. "

André Chénier (La Jeune Captive).

Un jour de 1945, André Malraux a dit, dans un de ses discours : " La liberté appartient à ceux qui l'ont conquise. "

Pour les jeunes qui tenaient sur le Plateau des Glières depuis le 31 janvier dernier, il faut maintenant conquérir cette liberté, non plus à la pointe du fusil, mais en passant à travers les mailles du filet que les troupes allemandes, la Gestapo et les forces françaises du Maintien de l'ordre ont tissé pour les piéger.

Car il s'agit bien d'un piège, tendu tout autour du massif des Bornes, et pour chacun, par petits groupes ou seul, parfois sans connaissance des lieux, il leur faudra parvenir dans leur maquis d'origine, au risque de leur vie.

Tous vont vivre une véritable traque, une véritable chasse à l'homme, dans la neige qui ne cesse de les trahir.

Il est bien difficile de narrer l'odyssée de tous et de chacun. Les événements s'enchevêtrent. Les hommes se rencontrent, puis se perdent, parfois se retrouvent. Certains passent, d'autres sont arrêtés. Nous allons essayer de raconter l'aventure du plus grand nombre, et pardon si ce récit peut paraître un peu confus, mais les témoignages de ces rescapés sont, pour nous et pour l'histoire, très précieux.

Il est important de rappeler brièvement le dispositif mis en place par l'occupant et Vichy, conjointement. Les accord passés entre eux délimitent ainsi deux zones :

Les troupes allemandes ceinturent le Plateau, des Etroits, au nord, à Nâves, à l'ouest, en passant par la vallée du Borne et Thônes. On note la présence de patrouilles de G.M.R. dans le bassin de Dingy. Bras armé de la Gestapo et des S.S., la Wehrmacht gardera tous ses prisonniers, qui seront tous fusillés ou exécutés sommairement.

Le versant nord-ouest, de Mont-Piton à Nâves, est dévolu à la Milice et aux G.M.R., renforcés d'éléments allemands postés essentiellement sur Mont-Piton. Il est à noter que ces derniers, conformément aux accords Darnand-Oberg, livreront leurs prisonniers à la Milice française.

DES GARS DE MONTHIÉVRET...

Les hommes des sections " Carrier " et " Chocolat " sont éparpillés entre leurs positions initiales et le Plateau. Certains, nous l'avons vu, sont morts ou blessés.

D'autres sont planqués sur place, attendant le moment favorable pour franchir les lignes ennemies.

D'autres, enfin, ayant reçu l'ordre de décrochage et de repli vers le centre du Plateau, se mettent en marche pour rejoindre le P.C., au prix d'énormes difficultés. Leur groupe traverse le Plateau, progressant dans une neige à moitié fondue et dans une nuit où le croissant de lune joue avec les nuages. Des hommes s'égarent. " Ce fut une nuit de cauchemar ", se souvient l'un d'eux.

Victor Vulliez, Louis Vignol et Jean Lavillat se retrouvent et décrochent ensemble par Entremont, via Ville. Victor retrouve ses parents et la maison familiale à Thonon et gagnera plus tard l'A.S. de Morzine.

Louis Vignol, qui a réussi à sortir du filet, est pris par la Wehrmacht, le 20 mai, au Grand-Bornand. Il est incarcéré à Saint-François. Il sera fusillé le 15 août, à Vieugy.

Jacques Misery, parvenu aux Collets, tente de descendre par la haute vallée de la Fillière. Après des marches et des contremarches, la faim, la soif et une grande fatigue, il se hasarde près du hameau d'Usillon. C'est là qu'il est pris le 3 avril par la Milice, et immédiatement dirigé sur le quartier Dessaix, à Annecy.

Robert Halgrain, dit Cri-cri, un gars de la Marne, Serge Aubert et d'autres gars descendent par le Perthuis, parviennent au-dessus de Nâves sans encombre et se font prendre au-dessus de Villaz, le 30 mars, par des hommes du G.M.R. " Bretagne ". Remis à la Milice, ils sont expédiés eux aussi sur le quartier Dessaix.

René Du jardin réussit à sortir seul du Plateau et à se réfugier chez Mme Carquillat, à Aviernoz.

... ALBERT, RIQUET, JOSEPH ET ANDRÉ

Albert Robin, Henri Duchêne et André Fédieu arrivent au P.C. central. Ils ne trouvent personne, mais aperçoivent le lieutenant Bastian, qui revenait sur ses pas.

" Il m'interroge, dit Albert. sur ce que nous avions vécu à Monthiévret. Je l'en informe brièvement. Pauvres petits ! " me dit-il, puis, il nous convia à aller compléter ce qui nous manquait de munitions et à le rejoindre. Le temps d'aller au lieu désigné et de revenir " où nous l'avions laissé, nous nous trouvâmes devant une multitude de traces, sans pouvoir trouver la direction qu'il avait empruntée. À contre-cœur, Fédieu, Riquet et moi-même. nous rejoignons le groupe, qui avait continué dans la direction originellement prévue.

À un certain moment. nous nous sommes scindés en deux groupes, partant dans des directions différentes...

En effet, lundi 27 mars, au matin, Henri Duchêne, vingt ans, se retrouve en compagnie d'Albert Robin, de Joseph Dalmasso et d'André Fédieu. Les gars décident de se séparer en deux groupes, estimant que leurs chances seraient plus grandes.

Henri part avec André. Après s'être heurtés à plusieurs patrouilles allemandes, ils atteignent le bas du versant sur Thorens. Tout à coup les gars tombent sur un poste milicien, alors que les Allemands suivent derrière. André se souvient :

" J'ai donc dit à mon camarade de cacher nos pistolets dans la neige, et, ayant une carte de police sur moi, j'ai fait croire aux miliciens que nous avions été prisonniers. Sur le moment. aucun problème. J'avais repéré, à cent mètres, un chemin qui rejoignait les sommets. Au moment où nous partions, une voiture contenant quatre ou cinq G.M.R. "Aquitaine" s'est arrêtée. Les G.M.R.. à qui j'avais fait lever les mains à l'hôtel du Borne à Entremont. m'ont reconnu. Mitraillettes dirigées contre nous - et c'est ainsi que nous avons été coincés. "

Henri et André sont emmenés à la mairie de Thorens.

Albert, Joseph et deux ou trois autres gars retrouvés en chemin, parviennent au hameau de la Luaz. S'adressant à un fermier, celui-ci leur indique une grange pour se planquer, en attendant la nuit. " Il viendrait alors nous apporter un peu de ravitaillement et nous indiquer un passage possible. Nous nous sommes donc exécutés. et après avoir planqué nos armes dans le foin, exténués, nous nous sommes endormis. pour être réveillés par une patrouille de G.AI.R. Nous n'avons jamais su comment et pourquoi ils étaient arrivés jusqu'à nous... "

Tous ces jeunes sont ensuite emmenés à Thorens. Nous reviendrons dans ce bourg.

... ANDRÉ ET LE BELGE

André Gaillard et Jean Pionet, dit le Belge, arrivent à leur tour au P.C. central. " Il y avait des lettres que les hommes avaient écrites chez eux, et aussi le drapeau qui avait recouvert le corps de Tom. Sur une étagère, étaient posées deux boîtes en fer blanc... Je pris une couverture blanche. puis une boîte. ne sachant pas ce qu'elle contenait, et je fabriquai une sorte de sac à clos. Le Belge avait fait de même avec l'autre boîte. "

Les deux hommes quittent le chalet et se mettent en marche vers Usillon. Au lever du jour, ils sont au bord des falaises au-dessus d'Usillon, tenaillés par la faim.

Le 28 mars, vers une heure du matin, le Belge et André réussissent à franchir les lignes miliciennes du côté de Thorens, et à trouver une ferme amie. Le lendemain, ils sont chez Adrien Mugnier, à Pouilly, où André retrouve Aimé Fougère, alias Fougeras. Le 1er avril au matin, ils sont obligés de remonter dans le Môle, car les Allemands investissent l'usine du Giffre.

Au milieu de la nuit de dimanche à lundi, l'abbé Jean Truffy, curé du Petit-Bornand, est informé que le lieutenant Baratier a réussi à passer à travers les lignes.

Nous avons vu que le lieutenant s'était mis à la recherche de ses gars, dans le noir de la forêt. C'est alors qu'il a glissé dans un petit couloir d'avalanche et qu'il s'est retrouvé plusieurs dizaines de mètres en contrebas des positions initiales. Ne pouvant remonter, il a décidé de poursuivre sa descente périlleuse.

Ayant réussi à franchir Borne et barrages, il est actuellement réfugié chez Marius Caullireau, au hameau de Puze. Les deux hommes se rencontrent, discutent et décident que le lieutenant partira dès le lendemain matin. A l'aube, guidé par Gaston Thabuis, Baratier grimpe vers Cenise et échappe ainsi définitivement à l'encerclement. Par la suite, il gagne Saint-Jeoire-en-Faucigny.

LA SECTION " ALLOBROGES "

Francis et Constant sont de retour à la section. Il est près de 22 h 30 lorsque Onimus et Pasquier arrivent à leur tour. Ils prennent connaissance du pli du capitaine Anjot. Celui-ci ordonne le décrochage en direction de Champlaitier, à la faveur de la nuit, afin de gagner les maquis d'origine.

André Macé donne l'ordre de rassembler les affaires, de boucler les sacs et de se tenir prêts à partir. Les gars du Grand-Bornand ruminent dans leurs têtes : partir à l'ouest, ce n'est pas la meilleure façon de rentrer à la maison. Mais les ordres sont les ordres, et le groupe s'en va dans la nuit, vers le col de Spée. Au col, il retrouve les hommes de la section " Mortier ", de Louis Conte, des gars de " Savoie-Lorraine " et ceux qui gardent le poste, ainsi que le lieutenant de Griffolet, qui s'apprête à descendre rejoindre ses gars à la section " Verdun ". Ils sont près d'une cinquantaine.

Les Bornandins, qui espèrent que le chemin de la Combe est libre, discutent avec Onimus. Ce dernier accepte leur demande de tenter le décrochage en direction du Petit-Bornand.

Ils sont treize à se lancer dans l'aventure. Cela leur portera-t-il bonheur ? Il y a là les frères Macé - Jean et André, fondateur de la section - Paul Allanic, André Delieutraz, Francis Favre, Raymond Hudry, Francis Missilier, Raymond Perillat-Boiteux, qui emporte avec lui les photos du Plateau, Joseph Périssin, Emilien Perrillat-Mandry, Raymond Perrillat-Merceroz, Constant Pessey et Esprit Vulliet.

En les quittant, de Griffolet leur lance :

" Bonne chance. les gars ! et n'oubliez pas, la Résistance continue ! " La petite troupe grimpe sur la butte qui domine Outan, alors que le jour se lève. Dans la matinée, Francis Favre retourne près du chalet d'Outan, rechercher une caissette contenant des papiers compromettants pour sa famille. Vers midi, entendant meugler les trois vaches, il décide, à ses risques et périls, de les détacher. Il prend de multiples précautions, car il pense que les Allemands ne sont pas loin, puis il rejoint ses camarades, planqués dans les rochers au-dessus du vallon.

Vers quatre heures de l'après-midi, ce lundi 27, ils décident de tenter de descendre par petits groupes et par l'itinéraire le plus scabreux, afin de ne pas trop attirer l'attention. Ils pensent ainsi augmenter leurs chances, qui sont bien minces.

Tout le monde réussit à sauter une barre rocheuse, derrière Raymond, qui serre précieusement contre son cœur les photographies des copains, du Plateau et de ces journées de grande aventure. Mais dans cette descente périlleuse, les gars ont perdu du ravitaillement et il ne leur reste plus que le kilo de sucre en morceaux de Francis Favre. Ils continuent à descendre dans le plus grand silence, à travers le bois qui plonge vers le Borne. La pente est raide. Heureusement, les épicéas offrent, à cet endroit, un couvert fort apprécié malgré sa discontinuité, car les fayards sont bien déplumés en mars. Bientôt, ils peuvent distinguer parfaitement le remue-ménage sur la route, les automitrailleuses qui passent devant l'oratoire, les pièces de canons de la carrière. Comment faire ?

On s'arrête pour attendre la nuit.

Au crépuscule, Francis Missillier descend, un fagot sur l'épaule pour simuler un paysan rentrant de sa dure corvée de bois. Il réussit à atteindre la maison qu'habitent en mitoyenneté les frères Mathurin et Arthur Ballanfat.

Heureusement, ce dernier, bien connu des maquisards, est là, avec ses enfants Aimé, treize ans, et Renée, une fille d'autant plus dégourdie que sa mère est décédée voilà quelque temps. Cette famille de patriotes est tout entière dévouée à la Résistance. Arthur a effectué de nombreux voyages de ravitaillement au Plateau. C'est chez lui que les gars du Giffre ont fait halte avant de grimper à Glières, le dimanche 12 mars.

Francis peut, au bout d'un moment, remonter vers ses copains avec une précieuse boule de pain et un morceau de tomme.

Dans la nuit, passée au creux d'un fayard, Veillend, un gars de Monthiévret, rejoint le groupe. Ils sont maintenant quatorze à déguster le pain, la tomme et le cidre qu'Arthur leur monte, mardi matin.

Un gars se souvient. " Mais le froid très rude, la faim, l'inquiétude ne sont rien en comparaison de la soif. Cette soif est insatiable. Manger de la neige glace la bouche. Pour se désaltérer, on remplit le quart de neige que l'on chauffe avec une bougie. Bientôt, il n'y a plus de bougie. Il faut chercher l'eau, sans se faire repérer, cent cinquante mètres plus bas ", probablement chez Arthur.

Impossible de passer. Les gars du Grand-Bornand, durs au mal, restent planqués dans ce bois jusqu'au vendredi soir, alors que le drame endeuille la vallée. Chaque soir, Arthur réussit à leur passer de quoi manger. Cependant la soif les tenaille violemment. Vendredi matin, l'un d'eux descend chez Arthur. Renée lui dit que deux Allemands sont venus chercher son père, hier. Le maquisard, inquiet, remonte. En fin de journée, les Bornandins voient brûler le chalet d'Arthur et entendent des explosions. Ils décident alors de quitter leur cache, à la nuit.

" On craignait, à juste titre, se souvient André Macé, que les Allemands n'aient découvert notre présence, malgré les précautions prises. En effet. le matin, le flanc où nous étions était éclairé par le soleil et on restait entièrement immobiles, sous les fourrés. L'après-midi. par contre, c'étaient le fond de la vallée du Petit-Bornand et l'autre flanc qui étaient ensoleillés, et on se dégourdissait un peu, sans bouger beaucoup. La pente du terrain était si grande qu'on se calait aux arbres pour dormir un peu. Aucun d'entre nous n'a eu le moindre rhume, marré le froid et les vêtements mouillés. On se serrait les uns contre les autres pour lutter contre le froid de la nuit. "

À ce stade de la narration, on peut se rappeler que le Grand-Bornand est un cas rare. En effet, bien peu de villages ont donné autant d'hommes à la résistance armée.

Il fait nuit. Les gars repartent, à la queue leu leu. Chacun pense qu'ils sont en route depuis onze heures maintenant et que cela est bien long. Un calvaire, c'est cela le prix de la liberté. Progressant comme ils peuvent au-dessus de l'Essert, ils traversent la route du Nant de Talavé. Soudain, une colonne muletière ennemie descend du Plateau. Les bâts sont chargés d'armes et de matériel divers. Les gars ont eu chaud. Ils peuvent continuer à descendre vers la Louvatière, mais le Borne est toujours là. Et après, il y aura la route !

Les eaux sont froides et bouillonnantes. Tous s'aventurent derrière Francis Missillier et Esprit Vulliet. La traversée est longue. Tout se passe bien, sauf pour Joseph Périssin, qui manque de se noyer. La route est franchie dans la foulée. Les gars ignorent qu'à cette heure, il y a bombance à l'hôtel Bellevue, sinon pour la troupe, du moins pour les officiers.

Maintenant, il est plus de deux heures du matin. Pas le temps de se reposer. Nouvelle marche, nouvelle ascension dans un vilain bois noir, qui protège des regards.

Samedi 1er avril, le jour se lève sur les quatorze gars, qui se reposent quelque peu au sommet des prés des Marguerats. Tout à coup, des rafales de mitraillettes secouent la vallée. En bas, les Allemands fusillent. Les maquisards repartent, traversent au-dessus du hameau de la Ville, puis dans le bois des Granges Neuves, où, fourbus, ils se reposent un moment. Certains, même, s'endorment profondément. Peu avant midi, le groupe se disloque. Francis Favre grimpe sur l'alpage de Tannaz. André Macé, Emilien Perrillat, Esprit Vulliet et Veillend, montant par la Lanche du Corbeau, rejoignent les Mouilles, puis les Nants. Ça sent l'écurie.

Les Allemands patrouillent sur la route du Chinaillon. En descendant vers le Bois Berger, les quatre gars récupèrent Francis Missillier. Veillend part en compagnie d'un copain vers le Nant Robert. Pendant ce temps-là, Francis Missillier, Raymond Hudry, Raymond Perillat-Boiteux et Constant Pessey passent par La Forclaz et font halte chez Constant Pochas, avant de repartir vers les Côtes. Si Raymond, le photographe, retrouve sa famille, si Francis et Constant réussissent à rentrer chez eux, il n'en est pas de même pour Jean Macé et André Delieutraz, qui sont interceptés par une patrouille, dans le chef-lieu. Ils sont emmenés en car au P.C. de Thônes, dont nous reparlerons plus loin. Midi sonne au clocher du Grand-Bornand. L'ennemi redoublant les patrouilles et les barrages, les gars sont de nouveau obligés de repartir. Marcher à nouveau, marcher encore, pour Raymond Hudry, Raymond Perrillat-Merceroz, Esprit Vulliet, Francis Favre, Joseph Périssin et Emilien Perrillat. Ils dorment aux Mouillettes. Pour eux la cavale est terminée pour l'instant. André, le chef de section, réussit à rejoindre la boulangerie Bétemps, où il peut se changer et dormir un peu, car il est épuisé. Réveillé au moment où son frère est pris, il part, traverse le village au milieu des Allemands en alerte, prend la vieille route du Chinaillon et continue à marcher, en veston et chaussures basses, jusqu'au col de la Colombière, couvert par les congères et les avalanches. Il parvient, vers deux heures du matin, dimanche 2 avril, à la ferme Bétend, au-dessus du Reposoir. Cette fois, il est sauvé et pense, silencieusement, à son frère, Jeannot. Plus tard, il se réfugie à Cluses, chez M. Gesdon, décolleteur.

Le très jeune Joseph Favre-Petit-Mermet, dix-huit ans depuis trois semaines puisque né le 6 mars 1926, réussit à traverser vers la Louvatière, à gagner le Perit-Bornand et de là son village natal du Grand-Bornand.

LA COMPAGNIE JOUBERT DÉCROCHE

André Charelard, dit le Docteur, Georges Aragnol, alias Jo, et Louis Jourdan, alias Joubert, sont dans un des rares chalets qui ne se consume pas, et qui sert de P.C. à la compagnie. Georges, fatigué, est en train de délacer ses chaussures lorsque arrive le capitaine Anjot. Il expose la situation à Joubert et lui demande son avis.

" Il me semble que l'honneur est sauf.

- Je le crois aussi mon capitaine ", répond Joubert.

C'était la question essentielle. Puisque Glières ne perdait pas son sens, on pouvait lancer l'ordre de décrochage. Il était dix heures du soir", a écrit Louis Jourdan, qui a déjà fait partir les agents de liaison vers les différents postes, avec ordre de repli sur son P.C.

On évacue. Georges lace ses chaussures et tout comme Joubert et les gars, rassemble ses affaires. Pendant ce temps-là, des agents de liaison sont envoyés dans les trois sections " Hoche ", " Leclerc " et vers les postes de " Lyautey ". De là, d'autres gars partiront vers les postes avancés. Ce sera long.

Dès qu'un certain nombre de gars sont rassemblés, on se met en marche vers le mont Terret, à travers les bois de la Tête Noire. Joubert ne part que lorsqu'il constate que la piste est déserte. Tous sont partis, il partira le dernier. Consigne est donnée à tous les retardataires de se rendre dans la forêt d'Ablon, près des chalets. Ces chalets d'alpage sont construits à l'orée du bois de Pierre Moussière, un peu avant la croix, à 1.400 mètres d'altitude. C'est par là que l'on gagnera la montagne du Parmelan, pour tenter de descendre par le col du Pcrthuis.

" Au milieu de la nuit, se souvient Marcel Gaudin. nous sommes réveillés par des appels : c'est un de nos camarades de l'avant poste. qui nous amène un agent de liaison du P.C. (Fernand Laydevant, dit Bouchon, de la section "Lyautey "). Le malheureux erre depuis des heures. Il ne nous a pas trouvés, et pour carre. à Notre-Dame-des-Neiges : finalement, il est tombé sur notre avant-poste qui l'a arrêté... Nous lisons le message qu'il apporte :

Les Boches sont sur le Plateau. Dispersez-vous et regagnez vos anciens cantonnements. " Il est près d'une heure du matin et l'agent de liaison erre depuis vingt-deux heures. Que de temps perdu !

Dans la nuit noire, nous récupérons hâtivement et à tâtons nos armes et quelques maigres provisions. Nous attendons encore l'arrivée de notre avant-poste (la sizaine de René Joly) et alors la section " Hoche ", au grand complet, décroche.

Lorsque l'avant-poste de la Rosière arrive enfin, il est quatre heures du matin. La section part vers " Lyautey ".

LES ESPAGNOLS

Il est minuit environ et aucun agent de liaison n'est venu prévenir les gars d'Espagne, qui ignorent que l'estafette, ne connaissant que son secteur, s'est perdue dans la nuit noire. Rodrigue est revenu de sa liaison chez Onimus pour dire qu'il n'avait trouvé personne. Les chefs décident d'attendre une heure du matin.

À cette heure avancée de la nuit, rien ne venant du P.C., la décision est prise de quitter les positions. On envoie des estafettes prévenir les postes avancés, comme celui situé en-dessus de chez le Sorcier, où veille notamment Julien Maffioletti, ou bien celui de José Caballero, situé plus au nord et qui ne recevra l'ordre que vers deux heures du matin. Rodrigue est, pour sa part, envoyé avertir la section " Renfort Ebro ", mais, ne trouvant personne, il revient au P.C. et retrouve ses amis.

Le gros de la troupe se met en marche vers le col des Glières pour exécuter l'ordre de repli sur le Parmelan. Parvenue au premier chalet, la colonne stoppe. Autour des planches calcinées qui fument encore, les discussions reprennent.

Antonio et Navarro ne sont pas d'accord. Il faut dire que pour des gars venus de Catalogne ou d'Andalousie, via la Combe d'Ire ou Saint-Félix, il est bien difficile d'avoir une bonne connaissance du massif des Bornes. Ils se souviennent de leurs derniers cantonnements, Usillon, Nâves et Doussard, et c'est là qu'ils pensent aller.

Manuel Joya, rescapé des combats de Pied ras d'Aolo et Ebro, parmi d'autres, interné à Saint-Cyprien, dans la Résistance française depuis le printemps 1943, se souvient :

" Vision inoubliable, scène gravée pour toujours. la traversée du Plateau. l'appel des blessés laissés à leur triste sort, sans arrières pour les transporter. Le maquisard a bien payé sa rançon à la gloire.

... Des gars, aussi désorientés que nous, nous rejoignent dans la nuit. La neige reflète assez de lumière pour nous guider vers une direction opposée au front - trébuchant, nous cramponnant aux arbustes et, à défaut, roulant, devant utiliser, dans les descentes trop raides, nos cordes de parachutes. La belle idée, ces cordes de parachute. Notre plan était de passer là où personne n'oserait le faire. En prévision. on avait fourré dans la musette, malheureusement vide de victuailles. quelques cordes et un morceau de parachute.

En passant devant un pan de chalet encore debout, Angel Gomez, un gars de Madrid, rentre dans la cuisine. Trouvant une bassine de lait, il en boit au moins deux litres. José Salvador est impressionné par les chalets, qui brûlent dans un silence pesant. Parvenus, pour les premiers, au col des Glières, les Espagnols se divisent en plusieurs groupes.

Angel Gomez et quelques copains partent vers le sud-ouest, espérant rejoindre la Combe d'Ire, par La Balmede-Thuy. Malheureusement les gars ne peuvent passer, une avalanche obstruant le passage. Ils reviennent sur leurs pas et grimpent par le mont Terrer vers le col du Perthuis. La fatigue étire leur colonne. Vers huit heures du matin, ils sont au Perthuis, où ils retrouvent le groupe du capitaine Anjot.

" Pour nous, ça a été dur ; se souvient Angel. Très dur, parce qu'on ne connaissait personne. On ne parlait pas, ou très mal, le français. On ne savait rien... "

Lundi matin, " le jour est arrivé, a écrit Manuel Joya, et, regardant la carte, je n'efforce de situer l'endroit. Nous ne sommes pas très loin du col du Perthuis. dans une grande clairière que la neige dénude plus encore. Il n'y a qu'un seul chalet. La vingtaine de gars que le hasard a réunis. sont unanimes pour déguerpir de ce lieu, trop découvert.

" Pauvre Miquelet, poursuit Manuel, perdu dans ces neiges, lui qui était chaque jour des soirs étoilés de Barcelone sous les palmiers du Paséo de Colon, toujours à l'affût de nouvelles conquêtes... "

C'est dur pour ces Méditerranéens, mais depuis huit ans qu'ils font la guerre, ils sont endurcis. Ils souffrent en silence.

Le capitaine Antonio, les lieutenants Jean Rodriguez et Perez Ortiz, Fernando Garcia, ancien du corps franc Simon, qui avait assuré de nombreuses liaisons pour le capitaine Antonio, et Rodrigue Perez continuent leur route vers la montagne des Prêtes. Ils franchissent le col du Landron et entrent dans le secteur de la section

Chamois " de la compagnie Forestier.

Parvenu au chalet-P.C. de Forestier, Rodrigue réveille Louis Morel, entortillé dans son parachute.

" On décroche...

- Quoi ? Comment, on décroche

- Les Chleuhs sont sur le Plateau. "

Branle-bas de combat dans la section, tandis que le groupe Antonio continue son chemin vers le col de l'Enclave. Il est plus de trois heures du matin lorsque Jean Sahel, reconnaissant la voix de Rodrigue, empêche ses copains d'ouvrir le feu sur les arrivants. Rodrigue informe Roger Lombard de la situation, et, tandis due ce dernier et sa section se regroupent vers le P.C., les Espagnols continuent vers la montagne de Sous-bine. Ils restent là jusqu'au jeudi 30 au soir. La nuit venue, les gars décident de descendre, sauf Fernando Garcia, qui restera une semaine au col de l'Enclave et s'en sortira comme cela.

Les autres traversent la Fillière, entre le Jourdil et la Louvatière, sur un petit pont de bois, remontent sous la Tête à Bunant et font étape à la baraque des charbonniers.

La cabane est déjà occupée par six Espagnols, qui sont en train de se faire chauffer du lait condensé en boîte que le capitaine Antonio avait fait planquer dans le bois, sous un rocher, avant de monter aux Glières.

José Salvador, Albert Pena, Téofilo Peinalver, Enrique Paternoy, Joachim Dieste et un sixième gars sont heureux de retrouver leurs copains.

Après avoir bu un bon bol de lait bien chaud, à l'étroit dans cette cabane, les gars décident de se séparer. Les nouveaux arrivants s'en vont et s'installent à proximité.

Ils resteront dans cette position inconfortable plusieurs jours, en attendant le départ des Allemands et des forces du Maintien de l'ordre, sauf Rodrigue Perez, qui décide de partir.

Julien Maffioletti et ses copains, en poste avancé au-dessus de chez le Sorcier, sont avertis du décrochage vers deux heures du matin. La sizaine part en direction du col des Glières. Julien se souvient :

" Quel terrible spectacle que cette nuit : certains chalets brûlant encore, des camarades blessés ne pouvant être transportés et nous appelant à notre passage. C'était une nuit de cauchemar : Après le col des Glières. on s'est perdus.

Alors, je me suis retrouvé seul, dans un endroit inconnu. Après plusieurs heures de marche. j'ai involontairement rejoint un groupe que je ne connaissais pas, qui montait au col du Perthuis. Le chef m'a accordé une petite heure de repos. car nous devions traverser le col avant le jour, pore ne pas être mitraillés par les avions. C'est là que j'ai connu l'adjudant Roger Petit, du 27e B.C.A., et. ensemble, nous avons pris la décision. avec un troisième camarade, de franchir les lignes ennemies du côté de Dingy... "

Les trois hommes vont encore rester un jour sous Rochebard avant de pouvoir tenter le coup. Pendant la traversée du Fier, l'un d'eux est abattu par une sentinelle allemande, les deux autres, Roger et Julien, réussissent à gagner Veyrier, via le col de Bluffy. Il est 21 h 30, le 28 mars, lorsque Julien arrive chez son père.

DES GARS DE LA SECTION " LYAUTEY "...

L'agent de liaison envoyé par le lieutenant Joubert parvient aux Collets, où se trouve de garde la sizaine de Raymond Millet, et prévient les gars de se replier sur les gorges d'Ablon. Il est deux heures du matin.

Raymond Millet et ses gars, Emile Fontaine, René et Paul Pacler, " Petit Louis " et Jean Lanternier réussissent, après une heure de marche, à rejoindre des Espagnols égarés, ainsi qu'Alphonse Métrai, puis le gros de la compagnie.

Coulombié André, dit Dédé le Parisien, en position au-dessus de la vallée d'Usillon, a été " oublié ". Il s'en va seul, deux heures plus tard. Après une marche nocturne difficile, il retrouve ses copains vers le col du Perthuis.

La sizaine de Jean Carraz avec Louis et Gilbert George, Marcel Hamm et Mataf reçoit à son tour l'ordre de décrochage, à son poste de la " grotte de l'Enfer ". Situés en contrebas du Plateau, ils n'ont rien entendu des bruits des combats.

" Nous savions que les Allemands attaquaient, mais nous n'avions aucun moyen de liaison, sinon la marche à pied dans la neige pendant deux heures et demie, pour rejoindre le P.C.de la compagnie et il n'était pas question de quitter nos positions. "

Ils partent avec leurs armes et leurs munitions, ne pouvant, comme la plupart des gars prévenus aux avant-postes, emmener leurs effets personnels, restés dans le chalet ou embarqués par un camarade. Ils rejoignent bientôt d'autres copains de la section, qui marchent comme eux vers la forêt d'Ablon.

" Nous marchions le plus vite possible, se souvient jean Carraz, pour être à couvert des avions allemands avant le lever du jour. Marche très dure. Beaucoup de neige portant mal. Nous avons reçu, au cours de la nuit, l'ordre de rebrousser chemin pour passer par le col du Perthuis, ce que nous avons fait. "

Au petit jour, les gars sont au col, où ils retrouvent le groupe du capitaine Anjot, de Joubert, de Bastian ainsi que des isolés. Ils sont beaucoup plus d'une centaine à passer par cet étroit passage, ce jour maudit de mars 1944.

MAURICE ANJOT, LOUIS VITIPON, LAMBERT DANCEY ET LES ESPAGNOLS

Lundi 27 mars 1944, huit heures du matin, de nombreux maquisards, arrivant les uns après les autres au col du Perthuis, sont en train de se battre pour leur survie. La plupart sont exténués. En bas, les Allemands patrouillent sur le chemin de la Blonnière, interdisant toute descente d'un gros groupe. La dislocation s'impose.

Anjot s'adresse à ses hommes. " Ils les félicite, leur redit qu'ils ont fait le maximum et que l'honneur est sauf. Il leur recommande de se séparer et de rejoindre leurs maquis d'origine ", se souvient Joubert.

Le capitaine a sur lui deux cent mille francs. Avant de partir, il donne mission à d'Artagnan de reprendre contact avec Navant, qui se trouve en ce moment dans son P.C. de Vers, au-dessus de Valleiry. Il lui donne deux mille francs, puis il ajoute, à l'adresse de ceux qui l'entourent :

Je vous ferai signe le moment venu. Bonne chance et à la grâce de Dieu .

Des gars commencent leur repli, par petits paquets, selon leurs affinités, leurs maquis ou pays d'origine ou bien leurs amitiés, nées de la dure épreuve de la clandestinité. Il faut faire très attention, car, en bas, les Allemands sont partout.

" Ami entends-tu le vol noir des corbeaux dans la plaine ? "

Le bord du chemin est sale. Le sang se mêle à la boue et à la neige fondue.

La Wehrmacht a installé un P.C., depuis le 22 mars dans l'après-midi, à l'hôtel des Acacias, à Alex. De là, pour l'officier et son petit état-major arrivés le 23 dans la matinée, il est facile de surveiller le massif, depuis la Blonnière jusqu'à Morette. Notons, pour l'anecdote, que ces soldats sont ravitaillés quotidiennement depuis Belley, dans l'Ain, selon la déclaration que la propriétaire fait, le 5 juillet 1945, au gendarme Pierre Gall, chargé d'enquêter sur les crimes commis dans le secteur.

À l'extrémité est du dispositif, le pont de Morette est fortement gardé. Les automitrailleuses patrouillent sur la route nationale et la départementale. À l'ouest, le défilé de Dingy est barré. Les villages et les hameaux sont investis. Les soldats du Reich sont partout. La vallée du Fier, de Nâves à Thônes, est aux mains de l'ennemi, bien équipé, bien armé et bien décidé à en finir avec les " terroristes ".

Des postes d'artillerie, en place au hameau du Cornet, au-dessus de Dingy, aux Curtils, sur la route de la Blonnière et au-dessus des Tappes, pointent leurs canons vers le Perthuis. L'occupant est renforcé par le G.M.R. " Bretagne " et des éléments épars du G.M.R. " Aquitaine ", chargés de reconnaître les maquisards.

Les premiers maquisards partis du col du Perthuis descendent sur Morette, c'est le plus direct pour retourner sur Manigod. Malheureusement, ils sont pris dans les mailles du filet allemand.

Nous verrons plus loin ce qu'il adviendra d'eux.

Le capitaine Anjot décide de partir à son tour. Se joignent à lui le lieutenant Lambert Dancet, Georges Aragnol, anciens du 27, et Marc Bombiger. Il est huit heures et demie. La petite colonne descend dans le bois de fayards dénudés. Il fait soleil et le fond de l'air est frais.

Chemin faisant, Georges demande au capitaine ce qu'il doit faire s'il s'en sort. Le chef, Bayart, lui laisse libre-choix entre le retour dans son secteur de Bellevaux ou l'intégration à un groupe de la région ouest du Plateau. Georges opte pour le retour dans le Chablais, car il pense que les gars qui sont avec Georges Buchet, sur le versant nord, pourront peut-être s'en tirer. Le capitaine lui glisse alors mille francs pour assurer l'avenir.

Tout à coup, à l'entrée de Dingy, le capitaine et Dancet plongent dans le fossé. Anjot avertit le reste de la troupe, qui suit à une trentaine de mètres, de la présence des Allemands dans le village. Une sentinelle vert-de-gris aperçoit les fugitifs.

Georges et Marc, sans s'émouvoir, continuent leur chemin et passent près du soldat. Marc entre dans le petit jardin d'une maison. Le capitaine, Dancet et Vitipon n'ont pu passer. Ils refluent, pliés en deux, à travers un verger.

Georges, après avoir regardé nonchalamment sa montre et le panneau de La Balme-de-Thuy, rejoint le docteur. Tous les deux observent le remue-ménage. Des camions sont stationnés devant l'hôtel Martinod et des soldats sont postés aux endroits sensibles. À travers les branches d'un noyer effeuillé, ils découvrent le pont sur le Fier. Celui-ci est sévèrement gardé. Il va falloir traverser la rivière. Les deux hommes s'aventurent au bord du cours d'eau. Se donnant le bras, ils parviennent sur l'autre rive. Georges fait une courte halte pour changer de chaussettes et en enfiler une paire sèche. La course reprend vers le col de Bluffy. Au-dessus du village du Pont, surgit une moto allemande. À plus de cent mètres, le soldat, assis à l'arrière, dégaine son arme. L'adjudant-pilote stoppe son engin à la hauteur des deux maquisards et l'officier du tansad demande les papiers de Marc. La carte d'identité, au nom de Chevallier, boulanger à Talloires, est très raturée. Les secondes se prolongent. L'adjudant demande alors la carte de Georges et questionne :

" Vous habitez Annecy ?

Oui. Nous étions venus chercher du ravitaillement, des œufs, du beurre, mais on n'a pas eu de chance. Quelqu'un est passé avant nous. "

L'officier lève les yeux de la carte de Marc, vers Georges, qui ne bouge pas. Intrigué, il rend la carte au docteur-boulanger et prend celle de Georges. Il compare photographie et individu et rend le document, avant d'ordonner à son chauffeur de redémarrer.

Georges se souvient avec beaucoup d'émotion dans la voix :

On est tombés sur un brave type, parce qu'on avait pas dormi de la nuit, on n'était pas rasés, bien bronzés. On a eu de la chance... "

Au col de Bluffy, Marc file sur Talloires, où l'attend sa femme, et Georges gagne Annecy.

Impossible donc, pour Maurice Anjot et Lambert Dancet, de passer par Dingy. Le capitaine veut se rendre à Annecy-le-Vieux, chez la famille Périès, où il a des affaires à régler. Vers dix heures du matin, les deux hommes font halte chez Joseph Paulme, qui habite une ferme au lieu dit chez Brachet. Le capitaine y laisse sa vareuse et sa plaque d'identité. Puis les deux hommes repartent vers la montagne. Bientôt, ils retrouvent le sergent Vitipon. Le groupe remonte alors vers la Blonnière et le chalet Chappuis.

En chemin, il rencontre Gilbert Lacombe, sous-chef de gare, et des Espagnols, qui vont dans la même direction. Ceux-ci, Manuel Corps, Florian Andu jar, un Andalou, Angel Gomez et probablement Antonio Perez-Ortiz, pensent pouvoir trouver refuge au chalet du Clus, d'où ils sont partis le 1er février dernier.

En bas, à Nâves, les Allemands sont en position. Ici, comme tout au autour du Plateau, arrivés le 25, ils ont tissé leur toile. Il s'agit de Felgendarmes, qui étaient cantonnés à l'hôtel Besançon, à Bourgoin, dans l'Isère.

Les deux officiers qui commandent le détachement du village sont installés chez Provent, en face de l'église, tandis que la troupe loge dans de multiples granges et écuries réquisitionnées et que la dizaine de sous-officiers cantonnent à l'hôtel tenu par Jean-Marie Panisset.

La mairie a été transformée en Kommandantur. Les soldats, bien campés sur deux postes, l'un au cimetière, l'autre sur le Crêt du soldat, observent la montagne de Lachat, qui domine le village. Vers deux heures de l'après-midi, le maire, Joseph Eminet, ayant obtenu l'accord des occupants, fait sonner le tocsin et demande aux villageois de rentrer chez eux. Les Allemands ont dégagé une zone interdite entre le village et la montagne, d'où les Naverois sont évacués, à l'exception des fermes des Rangets et du Chal. Rappelons que les champs, qui " montent " haut et la forêt très claire, laissent une grande zone découverte, où les déplacements sont visibles de loin.

La petite colonne de maquisards, sans descendre dans la vallée, longe le pied des falaises du Parmelan. Les quatre Espagnols connaissent bien les lieux et Manuel marche en tête. On traverse la croupe du Lachat et on s'apprête à marcher vers le chalet du Clus, par la Pierre des Trois-Croix. Gilbert Lacombe quitte le groupe, préférant prendre un autre chemin.

Ils restent donc sept. La descente sur le versant du Torchet est aisée. Ce que les maquisards ignorent, c'est que la section allemande en poste au Crêt du soldat les ayant repérés, une colonne de motos et de side-cars monte à grande vitesse jusqu'à la ferme des Rangets. Les soldats s'embusquent à proximité du chalet du Clus, tandis que les maquisards arrivent en vue de la clairière, sur le replat de Montfarcon. Le soleil a fait fondre la neige, et le bas du pré, vers le chalet, est dégagé. Il n'est pas tout à fait quatre heures de l'après-midi.

Angel, méfiant, dit aux gars de ne pas descendre vers le chalet, car il pense qu'il est surveillé. Quelqu'un a certainement dit qu'il y avait eu des maquis dans ce chalet et les Allemands sont sûrement sur leurs gardes. Mais les copains Espagnols sont trempés et épuisés par une marche de près de quinze heures. Manuel Corps, Florian Andujar et probablement Antonio Perez se dirigent vers le chalet des Sadaoui. Angel, resté en arrière, est questionné par le capitaine, qui arrive sur ses talons :

" Alors, vous n'allez pas avec les autres ?

- Mon capitaine, pour le moment je reste là. On verra bien après. "

Les trois militaires, Louis Vitipon fermant la marche, poursuivent leur route à découvert. Angel se souvient :

" J'étais sous le bois, en haut du chalet, au bord du pré sans neige. Au bout de quelques minutes. j'entends une rafale. sèche. Tout d'un coup, je vois une tête casquée qui sort du petit bois. Je fais un saut comme un cabri. Le soldat a tiré une rafale de mitraillette, mais il ne m'a pas touché A vingt mètres . Mais les autres gars ont été fauchés à bout portant. Je suis remonté un peu plus haut, en reculant pour que les traces ne marquent pas ma présence. Je me suis passé la main sur moi, pour voir si j'étais blessé. A ce moment-là, la guerre d'Espagne m'a beaucoup servi... "

Les corps du capitaine Maurice Anjot, qui n'avait pas encore quarante ans, du lieutenant Lambert Dancet, du sergent Louis Vitipon et d'un soldat d'Espagne s'enchevêtrent à quelques mètres dans la pente, derrière le chalet de la famille Sadaoui. Florian Andujar va tomber cinquante mètres plus haut, au sommet de la butte.

Manuel Corps, grièvement blessé au ventre, tente, en contournant le pré par sa droite, de trouver refuge à la ferme A..., où il avait travaillé avant de grimper sur le Plateau. Il se traîne jusqu'à la ferme des Rangets. La maison est vide, il se glisse jusque sur un lit. Les paysans, de retour, le découvrent et, affolés, le jettent dehors. Il fait encore jour. Le maquisard réussit à se glisser dans l'écurie. Il est à nouveau jeté dehors et frappé à coups de manche de pioche par la fermière, Marie A... Manuel agonise, ainsi, sur le tas de fumier.

Les époux A... seront exécutés, peu avant la Libération, par la Résistance.

La mairie fut prévenue par les troupes d'occupation que quatre individus avaient été tués et un cinquième blessé, était décédé près de la ferme des Ranger. (Un sixième a du être tué le 28 mars ", précise le P.V. n° 530, du 17 avril 1944, de la brigade d'Annecy).

Quant on retrouvera le corps du capitaine Anjot, il avait été délesté des deux cent mille francs qu'il avait sur lui. Celui qui avait si bien su reprendre le flambeau à la mort de Tom venait de mourir près de Nâves, et personne ne le savait, pas même ses meurtriers.

Pendant ce temps-là, Gilbert Lacombe arrive au Chal. Là, il peut se changer, quitter ses habits trop voyants, cachés sous le tas de fumier de la ferme. On lui donne un bleu de travail, une hache et du bois à couper. Lorsque les Allemands surviennent, il passe à travers, car il leur apparaît comme trop âgé pour faire un maquisard. Néanmoins, ils lui ordonnent de ne pas rester là. Gilbert traverse tout Nâves, assis à l'arrière de la voiture à fumier de Francis Bastard, près de la " mécanique " (le frein), et réussit, avec ce dernier, à rejoindre la ferme de Joseph Panisset, à Laval. De là, il gagnera Annecy, d'où les cheminots le feront passer en Suisse, couché dans un tender.

Angel est toujours dans le bois, au sommet du champ, sur le qui-vive. " À huit heures du soir environ (je n'avais pas de montre : j'avais tout perdu), j'ai planqué une couverture que j'avais amenée d'Espagne, ma mitraillette et des bricoles. J'ai gardé trois grenades que je portais à la ceinture et un pistolet 9 mm, de fabrication argentine qui avait été parachuté. Je le portais attaché avec une corde de parachute. Je suis descendu. car il n'y avait plus de bruit depuis longtemps.

J'ai vu les corps. À Andujar, il manquait la moitié de la tête. Le capitaine Anjot avait des traces plein la poitrine. Ils sont morts à quelques mètres dis chalet. C'est alors que j'ai entendu claquer la porte et le cliquetis d'une arme. Je me suis dit qu'il devait y avoir quelqu'un et j'ai de nouveau reculé pour me planquer dans le bois, suis resté deux longues heures, sans savoir ce que je devais faire. J'ai essayé de repartir sur Aviernoz. mais il y avait des Allemands partout. La neige craquait et faisait un bruit terrible. "

Vers onze heures du soir, Angel, n'entendant que le silence de la nuit et le souffle de sa respiration, se souvenant des longues nuits passées dans les sierras, décide de descendre par le lit d'un petit ruisseau, affluent du Grattepanche. Il ne sent pas l'eau glacée. Parvenu à un ponceau, à Moiron, il repère un milicien et un Allemand qui patrouillent. Il reste là un quart d'heure à les observer.

"Tout à coup, ils échangent cigarettes et briquet. C'est là que mon expérience fut utile. Pendant les quelques secondes pendant lesquelles le briquet était allumé, ils ne pouvaient pas me voir: Je me suis enfilé sous le pont et j'ai continué deux cents mètres dans le ruisseau, jusqu'au cimetière de Nâves, pour descendre ensuite à la ferme Panisset. J'ai frappé à la porte. C'était bien minuit passé. Le Vieux m'appelait " le Petit Frisé ". Ils m'ont servi un grand verre de gnole et donné du pain et de la tomme à manger. Je saignais par la figure... "

Angel ne peut rester chez Joseph, car la patrouille peut revenir d'un instant à l'autre. Grâce aux renseignements des fermiers, il repère les lueurs rouges des postes de garde et descend vers le Fier. Il abandonne ses grenades et son pistolet, qu'il planque, se jurant de revenir les chercher. Il traverse le Fier à la nage et remonte près de la route de Dingy. Il fait nuit, mais il peut distinguer les deux barrages que les Allemands tiennent sur la départementale. Passant entre, il se glisse en amont dans la forêt. Fatigué, il s'assoupit contre un sapin. Ayant repris son souffle, il repart vers le col des Contrebandiers, où il sait pouvoir trouver une cabane de bûcherons'. Le jour se lève. Il marche toute la matinée, sans cesser d'être aux aguets. Il peine dans la neige profonde. Parfois il enfonce jusqu'au ventre. Enfin, vers quatre heures de l'après-midi, il rencontre le beau-frère de Roger Paris, d'Alex, qui l'aide à grimper jusqu'à la cabane. Là, les deux hommes préparent la soupe et dégustent la cancoillotte au pain rassis. Les Paris feront disparaître son uniforme de chasseur aux insignes de la guerre 1914-1918 et ses chaussettes canadiennes, qu'il avait reçues après un parachutage à Glières.

Angel reste planqué une semaine environ, lorsqu'un jour il voit arriver des copains.

BASTIAN, JOUBERT, GABY ET LES AUTRES

Peu de temps après Anjot, les lieutenants Bastian et Joubert partent ensemble, avec une trentaine de gars de la région de Thônes. Gaby, que sa blessure fait souffrir, s'est joint à eux, conformément aux ordres donnés de regagner son maquis d'origine.

La descente dans la forêt est difficile. Outre la pente, la neige retarde les maquisards. Le passage est dangereux et l'ennemi les guette. Bientôt dans une clairière apparaît un chalet. La petite troupe peur se mettre à l'abri, se secouer, tenter de se sécher et surtout se reposer après la descente exténuante.

À peine les hommes sont-ils entrés, qu'un guetteur aperçoit les soldats allemands.

Depuis la fenêtre du chalet, il les voit qui patrouillent sur la route de Dingy-Saint-Clair, à moins de quatre cents mètres. L'ennemi a installé son P.C. à l'hôtel du Fier. Il a disposé son artillerie sur le chemin de la Blonnière, où débouchent des maquisards. Il n'est pas question de rester là. Francis s'est déjà installé et endormi contre un tas de bois.

Les deux jeunes lieutenants décident de faire partir leurs hommes un par un " sans défigurer le paysage ". Certains partent avec un fagot sur l'épaule, d'autres avec une fourche ou un râteau. Il est environ neuf heures du matin quand le groupe se disperse dans la nature. En bas, les Allemands s'organisent.

Les maquisards, qui ne sont pas repérés, gagnent les bois, sous les falaises calcaires. Dans ces forêts d'épicéas et de fayards dénudés, les rescapés ne sont que relativement à l'abri. Parfois la hêtraie est transparente. Mais il faut progresser. Le groupe avance vers Thônes. Il est maintenant sous la Tête à Turpin. Chaque fois que le tapis forestier s'interrompt, il faut remonter dans le versant afin d'éviter la clairière.

Les soldats de la Wehrmacht, qui patrouillent le long de la route enneigée de poste en poste, auscultent le versant avec leurs jumelles. Ce sont les champs à l'orée des bois qu'ils observent particulièrement. Les soldats attendent leurs proies. La souricière est en place. Aucun " terroriste " ne doit s'échapper du Plateau. Pour les maquisards, le franchissement des torrents qui dévalent de la montagne est parfois un obstacle insurmontable.

Lundi 27 mars, la nuit tombe lentement. Le groupe, blotti au cœur de la forêt, attend le moment propice pour franchir cette maudite route. Quel obstacle que cette minuscule départementale !

Après le passage d'une patrouille, c'est l'aventure. Les jeunes maquisards se  glissent silencieusement clans un torrent, sous un pont qui l'enjambe. Plus loin, ils sont au bord du Fier. Depuis un petit moment, il fait nuit noire. A cet endroit, la rivière est large. Elle apparaît argentée et inquiétante sous la faible clarté de la lune.

La rivière, en légère crue, est glacée. Mais il fout passer. Encre les buissons, sur les graviers, les hommes se glissent furtivement pour trouver un passage. La hauteur d'eau dépasse souvent un mètre et le courant est violent. Pour ne pas être emportés, les gars se tiennent par trois. La traversée est pénible, surtout pour ceux qui ne savent pas nager. L'eau glaciale saisit tout le corps.

Julien Helfgott a écrit :

" Nous nous cramponnons. enlacés par trois. Paul est emporté par le courant nous le rattrapons à grand-peine. "

Les gars parviennent bientôt sur la rive opposée, complètement mouillés, grelottant de froid. Certains ont déjà de la fièvre. La réaction ne se fait pas attendre et les hommes sont bientôt en sueur. Mais cela ne dure pas, la sensation de chaleur disparaît bien vite. Il faut trouver rapidement un abri. Mais où ?

Julien poursuit :

" Tout sur nous est maintenant gluant de crasse, d'eau et de sueur: Et puis la faim arrive, non pas la peur ; mais la faim, la fatigue et la soif toujours la soif qui fait racler la langue. Ah, si notes pouvions dormir, même sur cette neige !

Mais il y avait quelque chose de plus terrible que cette fatigue physique : c'était la lassitude, qui usait la patience nécessaire aux trop savantes précautions de notre décrochage. "

D'étranges oiseaux de nuit se regroupent près de la route, dans un impressionnant silence. Le ciel est clair et ponctué de milliards de petites lueurs qui, toutes, indiquent le chemin de la liberté.

La route, coincée entre les divagations du Fier et les premiers contreforts boisés de la Dent du Cruet, mène à Thônes. C'est le passage obligé, pour tout le monde et surtout pour les patrouilles allemandes. L'endroit est dangereux. Pierre Bastian ouvre la route et Louis Jourdan est en serre-file. La route verglacée scintille. Il fait froid et les vêtements trempés durcissent. Quel calvaire ! Heureusement la bise, qui a soufflé toute la journée, s'est un peu calmée avec la nuit. La tension nerveuse est grande. Il faut mettre beaucoup de patience dans le décrochage, qui est un véritable jeu du chat et de la souris, un " jeu " mortel.

Bastian et Joubert, comme tous les gars, se cloutent que Thônes doit être une véritable forteresse. Il doit y avoir un monde fou. Bastian décide d'envoyer en avant quatre éclaireurs skieurs, Eugène Quétant, Louis Sala, Pierre Tortel et Fernand Tardy, avec mission d'observer et d'écouter, près du pont qui franchit le Fier, un peu plus loin, tout en restant en contact avec le gros de la troupe.

Au bout de quelque temps, ne voyant rien, n'entendant rien, la petite troupe s'ébranle. La colonne de maquisards s'étire en file indienne le long du bas-côté de la route. Les hommes, aux aguets, marchent en suivant le monticule de neige laissé par le chasse-neige. Tout à coup des bruits de moteurs. Tour le monde plonge dans le fossé ! Une quinzaine de véhicules, avec pour tout éclairage de minuscules yeux de chats, descendent de Thônes et frôlent les maquisards terrés dans la nuit. L'alerte passée, la colonne se remet en marche encre route et montagne. Elle débouche bientôt dans la petite clairière de Morette. Sur la droite, la montagne s'élève, raide et boisée. En face, une cascade fait un bruit d'enfer, dans ce grand silence.

" Au moment où je commence l'escalade, raconte le lieutenant Joubert, j'entends une pierre qui roule. Quel boucan ! Puis : Wer da ? " et en même temps, le feu se déclenche. Cela a duré je ne sais combien de temps, mais visiblement les Allemands ont épuisé leurs munitions sur nous : fusils, mitrailleuses, pistolets-mitrailleurs, F.M., fusées éclairantes, grenades... Ils ont mitraillé tant qu'ils ont pu. À la lueur des fusées, nous pouvions voir une cinquantaine de Boches. Je n'ai jamais vu, de ma vie, un feu aussi nourri et... sur la trentaine que nous étions en bas, on s'est retrouvés huit en haut, et dans quel état ! "

René Gérard, alias Mataf, réussit à se glisser vers le Fier et à gagner Thônes, en marchant prudemment sur la rive.

Pour sa part, Julien Helfgott a un souvenir marquant de cette attaque :

" Nous nous couchons tous. Certains ne se relèveront plus. Les autres, nous rampons vers les rochers que nous escaladons. Les parois sont lisses et certaines prises ne tiennent plus. Bédet dégringole de huit mètres et se fait prendre. Gaby disparaît derrière un arbre, on ne le reverra plus... "'

Jean Rivaud, alias Gaby, chef de la section " Hoche ", vient de mourir, tué sur le coup.

Les Boches tirent sans cesse... Ils tirent de violentes rafales de mitrailleuses et de fusils-mitrailleurs, pendant près d'une heure et nous aspergent de fusées de mortiers, le reste de la nuit... "

Une douzaine de gars sont tués, blessés, ou prisonniers. Les Allemands les emmènent à Thônes. Un certain nombre de jeunes, Robert Collaciope, Louis Loiseau, René Lugaz, Raoul Dufrene, Jean-Julien Comarlot, Roger Vallet et Jean Rivaud, faisant partie de ce groupe seront retrouvés fusillés sur les graviers de la rivière. Certains étaient probablement morts avant d'être fusillés ".

Olivier Fournier-Bidoz, qui réussit à passer à travers, rebrousse chemin vers Alex en compagnie d'un copain. Malheureusement, ils se font prendre par une patrouille de gendarmes français, qui les livrent aux Allemands. Ils sont questionnés et torturés au Villaret.

Comment se fait-il que les éclaireurs n'aient pas prévenu de cette présence allemande ? Lorsqu'ils sont passés dans le bois qui longe le Fier à cet endroit, les éclaireurs se sont fait tirer dessus et ils ont cru de bonne foi que leurs copains restés en arrière avaient entendu le bruit de la mitraille, et qu'en conséquence ils rebrousseraient chemin, étant entendu qu'il leur était particulièrement dangereux de repartir en arrière, dans le champ de tir des Allemands, pour les avertir.

Pendant ce temps, les rescapés poursuivent leur ascension. Joubert, qui marche en tête, bute sur un obstacle. Se penchant, il découvre avec stupeur qu'il s'agit de Noël Cuenot, alias Nollin, chef de la section " Lyautey ", qui gît, inanimé, dans la neige. " Il est évident, se souvient Joubert. que si nous ne l'avions pas trouvé. il serait mort d'épuisement et de froid.

Le jour se lève maintenant sur le bois des Épillardes. Des hommes sont morts dans la nuit froide, à l'aube de leurs vingt ans. Les autres ne sont pas beaux à voir. Ils marchent depuis près de trente heures. Dans une petite clairière, à près de 1 200 mètres d'altitude, ils soufflent un peu. Minés par la fièvre, ils claquent des dents. Fatigués, exténués, ils dorment debout. Malheur à celui qui se couche, il ne se relèvera pas. Et pourtant dormir, dormir clans cette neige immaculée, qui leur tend les bras! La faim tiraille l'estomac. Ils la trompent en mangeant de la neige. Mais cela empire. Mais qu'importe puisqu'ils vivent, et ils veulent vivre, ne serait-ce que jusqu'à la victoire! Il y a là Louis Jourdan, Pierre Bastian, Noël Cuenot, Jean-Jacques Perrin, Julien Helfgott, bientôt rejoints par Paul Lan et René Cressend.

La descente vers le torrent de Malnant, le bien-nommé, est vertigineuse. La progression continue à flanc de versant. Parfois des falaises barrent le chemin. Il faut revenir sur ses pas et faire un grand détour.

Tout à coup, un bloc de rocher, travaillé par le gel, se détache de la paroi et heurte violemment le crâne de Pierre Bastian. C'est le drame. Il saigne abondamment. Le groupe s'arrête. On lui fait un vague pansement autour de la tête. Le lieutenant se remet lentement. Mais ses idées ne sont pas très claires.

Bientôt, à l'orée de la forêt, apparaît un chalet. C'est celui de Maurice Vuarchex. La cheminée qui fume réconforte les rescapés. Là, deux petites vieilles les accueillent, les réconfortent et leur offrent un quignon de pain et un coup de grole. Il n'y a pas cinq minutes que les hommes savourent ce havre de paix, qu'éclatent des coups de feu, roulant d'un versant à l'autre. Cette odieuse mitraille, qui troue le silence noir et blanc du Val de Montremont, les rappelle à la réalité. En bas, sur la route, près des hameaux, les Allemands ont abandonné leurs camions et tirent dans toutes les directions.

Il est environ quatre heures et demie de l'après-midi. Les Allemands encerclent la ferme de Léon Binvignat, sise au hameau des Pesetz. Les maquisards réfugiés chez lui tentent de s'enfuir. Louis Sala se planque dans la grange voisine, tandis qu'Eugène Quétant, Pierrot Tor-tel, qui avait posé ses chaussures, et Fernand Tardy, de l'ex-section de la S.E.S., gagnent le bois sous la mitraille allemande. Seul Pierrot réussit à s'enfuir. Fernand est touché. Des Thônains se souviennent d'avoir vu les Allemands le promener dans une brouette, car il était grièvement blessé, tout en chantant, comme à chaque fois qu'ils ramenaient des prisonniers.

Emile Quéré, garde forestier, qui se trouvait chez Léon, sort pour parlementer. Il est abattu sauvagement. Léon, faisant de même, est grièvement blessé. Voyant cela, les maquisards se rendent. Ivre de rage, la horde barbare fait sortir tout le monde de la ferme - Zoé, la femme de Léon, et Simone, Léonce ainsi que les jumeaux Jeannine et Marcel - et ramasse tout le monde, alentour : Jean, le fils de Léon, Émile Croso, Agathe et Joseph Sonnerat...

Le docteur Lathuraz, prévenu, arrive sur les lieux, mais il ne peut plus rien pour Léon, qui meurt dans la soirée. Le maire de Thônes, Louis Haase, réussit à faire libérer les otages et à éviter l'incendie de la ferme Binvignat.

Les maquisards seront exécutés, le 29 mars, près de la cascade de la Belle Inconnue.

Plus haut dans la montagne, le groupe Bastian se sépare et se donne rendez-vous à la nuit dans un chalet situé encore plus haut dans la montagne et que tout le monde connaît. Ce sont les dernières consignes de Bastian.

Le soir, il manque le lieutenant Bastian, Julien Helfgott et René Cressend. Les quatre autres rescapés passent la nuit dans le chalet, attendant vainement le retour de leur chef. Au petit jour, ils décident de monter en direction des chalets de Cocagne. L'ascension est laborieuse. Au fur et à mesure que les maquisards s'éloignent de la vallée du Fier, ils se sentent de plus en plus en confiance. Ils décident bientôt de se séparer et de tenter leur chance, chacun de leur côté.

Louis Jourdan, descendu seul au ravitaillement, près du Cropt, peut déguster une omelette royale chez un paysan qui accepte de nourrir Noël Cuenot, Paul Lan et Jean-Jacques Perrin. Là, bien au chaud, les quatre hommes peuvent se sécher, se reposer et se réchauffer - quel soulagement ! " Sauvés ", pensent-ils. Puis, ils repartent et se cachent au Get, dans un chalet appartenant à Aimé Bastard-Rosset. Ils dorment trente-six heures. Ils restent là une semaine, ne descendant que la nuit, pour se ravitailler. Ils attendent que les Allemands décident de partir vers d'autres cieux.

ARRESTATION DU LIEUTENANT PIERRE BASTIAN

Pendant ce temps, Julien Helfgott, qui a perdu ses lunettes, retrouve René Joly, Marcel Gaudin et d'autres rescapés dans un chalet de Bellossier. Il restera là une d:;.aine de jours. D'autre part, le lieutenant Bastian, qui s'est réfugié chez François Roux, a traversé le Torchon de Cotagne, en compagnie de René Cressend.

Le lieutenant avait-t-il réellement donné rendez-vous au village des Clefs ? A-t-il confondu avec celui qu'il avait avec son propre groupe ? Le lieutenant a-t-il, du fait de sa grave blessure à la tête, perdu ses facultés, durant au moins cet instant ? Toujours est-il qu'il veut à tout prix retrouver ses gars et les regrouper au camp des chalets de la Cola, à Manigod. Et il descend vers Les Clefs.

C'est là qu'il est pris, au lieu dit Belchamp, le jeudi 30 mars. Des témoins disent l'avoir vu, errant, l'air hébété, sur la route, au moment de sa capture par des soldats allemands revenant de corvée de lait. Les gendarmes de Thônes, informés, tentent en vain de l'arrêter pour le mettre à l'abri. Ils arrivent trop tard. Et pour ajouter à l'incroyable, jusqu'à Thônes, le lieutenant marche librement entre les deux militaires, qui le conduisent au lieu dit Sous-le-Villaret, où siège la Gestapo et où sont amenés tous les maquisards pris.

Ici aussi, nous reviendrons...

Les Allemands savent qu'ils ont fait une grosse prise. Le docteur S.S. Knab, de la Gestapo, dans le télégramme n° 297 qu'il expédie le 30 mars, à 10 h 25, d'Annecy, pour Oberg et Knochen, à Paris, signale cette arrestation :

" Parmi les prisonniers faits par les Allemands, se trouve le lieutenant Bastian alias Barrat, le dernier commandant du Plateau. Un rapport spécial vous sera adressé au sujet de son interrogatoire... "

Au siège thônain de la Gestapo, Pierre Bastian est confronté à Édouard Favre, ravitailleur du maquis, que les Allemands viennent d'arrêter. Silence. Favre est libéré le jour même vers seize heures. Bastian, trente-sept ans, dévoué corps et âme, est une dure perte pour le maquis, qui n'a pas encore, à ce moment-là, fait ses comptes.

Le lendemain, le S.S. expédie un nouveau télégramme concernant Bastian. Il y écrit notamment :

" L'arrestation, signalée hier, du lieutenant Barrat est particulièrement intéressante pour les renseignements ultérieurs,

quoiqu'après la mort de Morel, il n'ait été que passagèrement chef du camp. ainsi qu'on a pu l'apprendre entre-temps, et relevé ensuite par le capitaine Pierrot. Toutefois, il tenait entre ses mains l'organisation entière et le ravitaillement. C'est pour cela qu'il connaît les auxiliaires dans la vallée et spécialement à Annecy. Son interrogatoire est en cours. On a retrouvé sur lui 170.000 francs. Il était muni de papiers réglementaires et avait passé deux patrouilles de Milice avec succès. Grâce à la circonspection de quelques soldats allemands, on réussit à le capturer. "

Nous, nous savons ce qu'il en est. Il apparaît que le S.S. Obersturmbannführer, docteur Knab, ait voulu profiter de la situation et de l'occasion trop belles, pour se mettre en valeur auprès de ses supérieurs et également faire remarquer à quel point la Milice est incapable.

Quoi qu'il en soit, le lieutenant de l'A.S. est emprisonné à Annecy, à l'école Saint-François, où il subit les pires tortures.

Après la capture de Bastian, les Allemands se font pressants. Les communes, les hameaux et les fermes isolées de la vallée sont visités, et ce, jusqu'au mardi 4 avril. À chaque perquisition, ils embarquent leur butin, vaches, cochons, beurre, fromages..., comme chez Camille Gay-Perret, aux Clefs. La compagnie qui cantonne chez Victor Curt, au Bouchet, ratisse le village, procède à des rafles et il faut toute la fougue et la diplomatie de l'instituteur, Losserand, pour que personne ne soit embarqué ou fusillé.

Même chose à Manigod, où une quarantaine de soldats de la Wehrmacht investissent le village, dès lundi après-midi. Ayant arrêté André Veyrat-Durebex, Francis Lambersend et André Bozon-Liaudet, les Allemands décident de les fusiller près de la poste. Seule l'intervention énergique du curé, Henri Seigneur, empêche le crime. Ce dernier intervient également à Villards-Dessus, où l'ennemi recommence la manœuvre. Le soir, l'occupant s'installe et cantonne plusieurs jours à la mairie, dans la salle du café du Mont-Charvin, tandis que les officiers réquisitionnent pour leur P.C. la maison de Léon Veyrat-Durebex.

Ici, comme au Bouchet ou aux Clefs, les sbires de Pflaum et de Knab " visitent " les fermes et les hameaux, à la recherche de rescapés des Glières. Ils n'en trouvent aucun et pourtant, il y en a... Se vengeant, ils emportent force butin, qui alimente un incroyable marché noir dans la troupe.

René Cressend s'est retrouvé dans la ferme de Francis Avet, au hameau des Besseaux, à Thônes. Cet ancien de la S.E.S. du Plateau rejoindra, par la suite, le lieutenant Joubert.

Le 5 avril, les Allemands quittant les trois vallées, Noël Cuenot, Louis Jourdan, Paul Lan et Jean-Jacques Perrin sortent de leur retraite et partent, chacun de leur côté. Jourdan rejoint Le Bouchet et rencontre l'abbé, Aimé Josserand. Ce dernier, mobilisé, prisonnier en juin 1940, interné au Stalag VII.C, en Bavière, libéré en 1943, après quatre tentatives d'évasion, est depuis son retour un ardent résistant.

Millau, de son vrai nom Jean Carqueix, chef du secteur A.S. de Faverges, ignorant tout du drame de Bastian et de son groupe, se dirige, depuis le 27 mars au matin, sur Thônes. N'étant pas monté sur le Plateau, l'A.S. de Faverges est prête à venir en aide aux rescapés.

Des rescapés, il y en a, mais dans quel état ! Ides hommes seuls, fiévreux, errent dans la campagne. Le froid et la faim, la dureté des combats subis depuis plusieurs jours, la neige, le vent, la méconnaissance du terrain pour certains, autant d'épreuves qui les ont durement marqués.

Millau et ses hommes récupèrent des maquisards clans la montagne des Cotagnes. Puis, par le crêt de l'Ailly., la pointe des Ars, il atteint le petit hameau des Grangettes. Après avoir traversé le ruisseau de Champfroid, il retrouve d'autres rescapés de Glières. Ils sont maintenant une vingtaine à grimper au Villard. Là, Millau apprend que le lieutenant Joubert est à la cure du Boucher. Tout le monde est fatigué, mais il faut poursuivre le chemin. En bas, le torrent de la Chaise gronde. Heureusement, les paysans sont là pour restaurer et abriter la petite troupe. Arrêt chez les Caille, notamment, mais point de repos possible. Il faut mettre le plus de distance possible entre les rescapés et les Allemands ou leurs sbires français. Dans la nuit, le groupe arrive au Bouchet.

Millau retrouve son ami Louis Jourdan. Ils sont heureux tous les deux. Ils se connaissent bien et s'estiment l'un et l'autre.

Le col de l'Épine est franchi, le lendemain soir, par une nuit profonde et un froid intense. La descente sur Marlens doit se faire le plus discrètement possible, car la nationale est très fréquentée. La traverser n'est pas facile, mais les hommes sont rompus à ce genre de manœuvre et tout se passe bien. Le passage de la voie ferrée est un jeu d'enfants. Les maquisards atteignent bientôt le hameau des Gras, puis Verchères.

Là, dans une grange, du ravitaillement déposé par le père de Millau est récupéré en toute hâte. La troupe traverse Frontenex et, pataugeant dans la neige, parvient au col de Tamié. Les hommes, à bout de forces, s'endorment dans la sciure d'une scierie amie. Même si tout le monde est éreinté, on ne peut s'attarder ici et il faut bientôt repartir.

Fourbus mais heureux, les rescapés des Glières arrivent à Frontenex, où ils savent trouver refuge chez le frère de Millau. Tous peuvent s'endormir, sauvés pour cette fois.

Mais, revenons au col du Perthuis, lundi matin, 27 mars.

MANUEL, GALO, MIGUEL, BRAULIO ET GISPERT...

Manuel Joya, Galo Utrilla, Miguel Estève, Ramos Braulio, Gispert Barba arrivent à leur tour, à l'aube, dans l'alpage du Perthuis. Le coin est trop découvert pour rester ici.

Galo et Miguel, les plus âgés et bizarrement les plus déconcertés, s'en vont de leur côté, emportant une boîte de conserve, la moitié du trésor du groupe, tandis que Manuel, Ramos et Barba se délestent de leurs mitraillettes, des couvertures, " leur bien le plus précieux depuis 1936 ", qu'ils enfouissent au plus profond d'une fissure dans la roche. Ils ne gardent que leurs pistolets et une toile de tente. Lorsqu'il parle de son pistolet, Manuel dit : " Le mien, vraie pièce de musée, de la grosse artillerie, avec des balles d'un tel calibre qu'il est impossible de louper quoi que ce soit.

Il fait bien jour maintenant. Les trois gars dévalent la pente devant eux, lorsqu'ils sont repérés. Des coups de feu claquent. Ils dégringolent à travers la pierraille, les pieds en travers pour éviter de rouler ou de basculer en avant.

En face, les montagnes boisées nous offraient un abri plus sûr, se souvient Manuel. La nuit arrivant permettait de les atteindre. en repérant les gros bouquets de sapins pour couvrir notre marche. en évitant les fayards. l'oreille tendue à tout bruit et contournant les chalets. vrais pièges à rats. Une grosse pierre, peut-être un morceau de falaise détaché, espèce de monolithe enfoncé au bord d'un pré, nous a servi, ce jour-là. d'abri et de poste d'observation. De là-haut, dans la falaise, et d'un peu partout, nous parvenaient des cris. des rafales et des coups de feu isolés... Quand tout est tension, les jours ne finissent pas. Les sens en constant éveil bloquent le cerveau. Seul compte l'instant présent, tout en sentant autour l'invisible danger: "

Le soir venu, dans la pénombre qui les entoure et les sécurise, les gars tentent leur chance.

Cette pénombre est notre complice. Après tout, pense Manuel, c'est l'heure de la soupe, et nos ennemis, comme n'importe quel mortel, n'échappent pas à cette nécessité. Faux calcul et plus impardonnable encore. d'avoir emprunté ce chemin au fond duquel. à travers les arbres. nous apercevions la pâle lueur d'une des fenêtres d'une ferme.

Tout à coup, " près de nos têtes, si près, si inattendus, pareils à un claquement, des mots hachés en allemand coupent le silence... La première rafale crépite, les autres suivent dans l'obscurité où nous avons foncé à toutes jambes en une fuite éperdue. En remontant vers le bois, à gauche. essoufflée par l'escalade, nous avons réalisé que Barba avait disparu. " Ils réussissent à se cacher sous un énorme sapin, pour le restant de la nuit.

Au petit jour, les deux survivants décident de grimper dans l'arbre. " Nous nous sommes installés près du sommet, les pieds bien calés, les branches nous servant de siège et la musette de coussin, une corde passée autour du corps. " Après avoir avalé des galettes parachutées, ils sombrent dans le sommeil, dont ils ont un retard de plusieurs jours.

Manuel est réveillé par le tintement d'une cloche. Ramos lui fait signe que tout va bien. Ils doivent attendre la nuit pour descendre de leur perchoir, alors, en attendant, Manuel gamberge.

Il pense à sa mère, qui trouvait toujours un recours en Dieu. Il se souvient qu'elle disait souvent : " Quand le diable n'a rien à faire, il tue les mouches avec sa queue. "

L'intolérance, voilà le diable ! Nous sommes pleins de contradictions, se dit Manuel. Comment pourrions-nous être en harmonie avec les autres, qui sont, eux aussi, dans les mêmes circonstances ? ... Si au moins on pouvait fumer, nais pas question. Descendre ? pas question, non plus...

Finalement, la nuit venue, ils descendent de leur perchoir. Les jambes sont engourdies. À peine tentent-ils de traverser un pré, qu'une rafale venant de face les couche au sol. Ils restent quelque temps dans cette position. Puis, en rampant, ils repartent et parviennent jusqu'au petit bois le plus proche et retrouvent leur rocher. Ils ont mal partout. Les courbatures les font souffrir à chaque pas.

Là, embusqués dans leur trou, contre leur rocher, qu'ils ne peuvent quitter, affamés, ils attendent. Étendus à plat ventre, parlant juste le nécessaire, le menton sur le bras, ils font régulièrement demi-tour, pour se retrouver les mains sur la tête, ni endormis ni éveillés, mais dans un état second, près de l'hibernation. Les jours passent.

" Au deuxième ou au troisième jour, se souvient Manuel, j'avais la tête appuyée sur mon bras gauche, lorsqu'à deux pas de moi, ses yeux dans les miens, un grand lièvre se reposait tranquillement. Cette chair, compagne inséparable de nos cauchemars faméliques, se détachant de l'os, sa graisse dégoulinant des babines, était là, comme un défi à nos ventres aplatis. Lentement, sans détacher mon regard plongé dans le sien, mon bras a glissé à ma ceinture. empoignant le revolver. Puis, le remontant doucement à sa hauteur, je l'ajustai. Mais cela était impossible. La détonation allait alerter la vallée et pour un lièvre, nous serions tombés comme des figues mûres entre les mains de ces ruffians. Le lièvre, comme un éclair, a sauté et disparu... "

Ne pouvant plus attendre, tenaillés par la faim, ils se décident à continuer leur route. À la première ferme, Braulio est refoulé. À la seconde, il a plus de chance et obtient une tomme. Planqués dans le bois, nos deux gars dégustent leur fromage.

Le soir, ils se dirigent vers une autre ferme. Une femme entre deux âges les reçoit très chaleureusement. Ils peuvent se restaurer, se laver tandis que les fils de la maison montent la garde à l'extérieur. Puis, leurs musettes bien remplies, ils reprennent leur course à travers les champs. La nourriture, absorbée en trop grande quantité après tant de privations, cause des soucis à Manuel, qui peste en voyant Ramos dormir comme un bébé.

À Villaz, que les G.M.R. et autres miliciens ont quitté la veille, le maire leur vient en aide.

" Je le revois encore, se souvient Manuel, assis près de la table avec sa longue et grise moustache gauloise. De loin, ça sentait l'honnêteté " Sa fille dessine l'itinéraire pour rejoindre le pont d'Onnex, sur un morceau de papier qu'elle glisse dans un panier de nourriture. Le pont est libre de toute garde, mais Nâves fourmille encore d'ennemis. S'étant perdus, ils ont la bonne fortune de tomber sur un jeune cycliste, qui les croisant, fait demi-tour et les remet dans la bonne direction du pont. Là, ils peuvent se reposer dans une maison amie, chez Biollay.

Bientôt, ils ont la chance de voir arriver Navarro, à la tête de son groupe. Il y a là, épuisés mais heureux, les trois frères Fernandez - Angelo, Enrique et Léonardo - ainsi que ce cher Gispert.

Les gars sont heureux. Navarro est de retour. " La rana en el charco ! "

DES GARS DE LA SECTION " LYAUTEY " .. .

Au col du Perthuis, après le départ d'Anjot, d'autres groupes se forment. Des gars se retrouvent et se rassemblent pour tenter, ensemble, la périlleuse descente.

André Chatelard, venu avec les gars du Giffre et qui avait été affecté au P.C. du lieutenant Joubert, se retrouve avec cinq camarades pour amorcer la descente. Assez rapidement, ils font halte dans un chalet, où ils " séjournent jusqu'au lendemain. pour nous reposer de cette terrible nuit et aussi pour nous sécher auprès d'un feu. Nous sommes donc repartis le 28 au matin, en direction de la vallée et à l'aventure, car personne ne connaissait le pays.

Nous avons atterri dans un bois du Parmelan, au-dessus de Dingy-Saint-Claet nous avons été arrêtés par des G.M.R., qui nous ont conduits à Thorens, où se trouvait la Milice. Ayant marché dans la neige depuis le 26 au soir pratiquement sans manger, nous étions épuisés. " Il s'agit du G.M.R. " Bretagne ".

Ce témoignage de ce Lyonnais, même s'il peut nous paraître vague, n'en est pas moins important, car il montre le calvaire qu'ont dû endurer les jeunes qui ne connaissaient pas le pays et qui explique en partie qu'ils aient été arrêtés relativement facilement, perdus et épuisés.

Gilbert et Louis George, deux Lorrains arrivés au camp de Manigod le 8 décembre dernier, s'en vont avec deux copains, comme eux de la section " Lyautey ". Au premier chalet qu'ils rencontrent, les paysans leur donnent à manger, à boire et leur permettent un léger repos.

Puis, les quatre gars, reprenant leur fuite, réussissent à traverser la route de La Balme-de-Thug, entre deux patrouilles. Ils ont gardé leurs armes. Gilbert porte encore le F.M., tandis que les autres ont encore leurs mitraillettes Sten et des grenades. Ils franchissent la rivière et se réfugient clans une grange. Là, ravitaillés par Anthelme, ils resteront cachés plusieurs jours en attendant le départ des Allemands.

Alexandre Georges, dit Zozo, descendu depuis le Perthuis avec les copains, traverse le Fier et gagne la montagne de Veyrier, où il reste planqué quelques jours à proximité du téléphérique.

André Vert, dit P'tit-Louis, un gars de l'Isère, ancien du camp de Manigod, qui faisait office d'intendant à la section tout en étant chef de sizaine, décroche depuis le Perthuis, avec dix-huit gars, dont Emile Fontaine, André Floccard, dit Phoque, un gone arrivé en mai 1943 à Manigod, chef de sizaine également, André Coulombié, Benoît Gervasoni, un Savoyard, et d'autres. Ils longent les falaises du Parmelan, au-dessus de Dingy, jusqu'à la Tête à Turpin, sans pouvoir descendre dans la vallée du Fier. Le soir venu, ils font marche arrière et tentent leur chance sur les hauts de Nâves. Ils réussissent à traverser la route départementale, où patrouillent Allemands et miliciens. Le 29, dans la matinée, ils atterrissent à Aviernoz, à la ferme de Métral-Boffod.

Les jeunes sont planqués avec d'autres, dans la grange. Ils sont plus de vingt-cinq, avec l'arrivée vies gars de Forestier (que nous verrons plus loin), à rester sous le foin, pendant 48 heures. André Floccard, qui s'est blessé à la main avec le trépied de la mitrailleuse, est pansé par la fille de la maison, à la cuisine.

Mais le coin n'est pas sûr. " Alors, se souvient André Coulombié, nous avons vécu pendant une quinzaine de jours dans la forêt des Glières, près de Nâves, jusqu'à ce que les forces d'intervention se dispersent. Ensuite, nous avons retrouvé nos maquis respectifs pour ma part, le maquis de Manigod. "

André Floccard est placé comme employé de ferme, puis de boulangerie, à Chilly, avant de pouvoir rejoindre Manigod et la compagnie Joubert, au printemps.

Benoît Gervasoni quittera Frangy pour la Tronchine, près de Thônes, et reprendra le combat avec ses copains.

Émile Fontaine, ancien du maquis de Saint-Ruph, pour sa part, après Clarafond, près de Frangy, gagne les Bauges le 2 juin avant de revenir sur Faverges en juillet et de retrouver le capitaine F.F.I. Millau.

Georges Gumet, Raymond Miller, René Bachet, Raymond Bonzi et Louis Morand longent la falaise du Parmelan, lundi 27 dans la matinée. Raymond a écrit :

" Après quelques hésitations, nous choisissons de descendre sur Nâves, car le ratissage des Allemands sur La Baliste-de-Thuy est visible du chalet Chappuis. Du côté de Nâves - nous nous en apercevrons plus tard -, ce sont les forces françaises qui assurent l'encerclement, et le premier essai de passage vers le village échoue. Nous rejoignons la forêt. Un deuxième vers Villaz n'a pas plus de succès, malgré une tentative sous un pont. "

Vers cinq ou six heures du soir, le groupe, qui a grossi de plusieurs gars récupérés au long des sentiers et des clairières, est à l'affût en bordure de la forêt, près du hameau de Disonche, lorsqu'un gars aperçoit le jeune Martinod, qui étend du fumier dans un champ tout proche. " Nous l'appelons, a écrit Raymond Millet et sans qu'il s'arrête, nous lui disons depuis le bois que nous avons faim... Il file et revient une demi-heure plus tard, après avoir traversé un barrage de miliciens et de G. M. R.. avec deux boules de pain, un morceau de lard et une gourde de cidre. Quel festin. Le moral remonte un peu, car au tour suivant, il nous indique un passage sous un petit pont, dans un ruisseau en crue. Nous décidons, pour plus de facilité et de rapidité, de laisser nos sacs et nos armes en nous promettant de revenir les récupérer plus tard. Tout va bien. L'opération réussit et nous sommes pratiquement hors de la zone dangereuse. À cent mètres du pont, je me retourne et m'aperçois qu'il manque un gars du groupe. Je remonte. Le manquant laçait tranquillement son soulier. Tandis que je lui dis de se presser, j'aperçois une femme, vêtue de noir, qui appelle les forces de l'ordre pour leur signaler notre présence. Nous fonçons dans la descente, mais hélas ! il est trop tard, car, par un vaste mouvement encerclant, nous sommes pris au piège au fond de la rivière, bloqués par un feu nourri qui passe sur nos têtes, et cela pendant quinze à vingt minutes. Après un petit conciliabule, la décision est prise de nous rendre, car aucune issue n'est possible. "

Les gars se rendent donc aux G.M.R., groupe " Bretagne ", mains en l'air, mais Georges Gumet, restant planqué dans un buisson, réussit à échapper à la capture. Une centaine d'hommes des forces du Maintien de l'ordre emmènent les captifs dans une ferme. Là, les paysans leur donnent un peu de soupe, avant que les jeunes ne soient embarqués pour Thorens, P.C. de la Milice.

Il est minuit, ce mardi 28 mars 1914, lorsque les jeunes sont enfermés dans l'école, où ils retrouvent des copains récemment capturés. Nous reviendrons dans ce village.

SECTION " HOCHE " : FERNAND, HENRI, JEAN ET RIQUET

Nous avons laissé la section " Hoche ", au complet, partir dans la nuit. Fernand Bonzi marche en tête, direction la section " Lyautey ", vers les Collets. Les gars ne trouvent personne. Le cantonnement est vide et un moignon de bougie éclaire faiblement la grande pièce.

Pas question de descendre sur Usillon. Après avoir contourné la croupe boisée de Tête Noire, les maquisards arrivent au petit jour aux chalets d'Ablon. Il y a déjà là plusieurs gars, dont des Espagnols, qui font halte sous les sapins, épuisés par une longue marche nocturne.

Le chef de section, Pierre Valazza, ordonne la dispersion par petits groupes pour faciliter le repli. Des gars se regroupent et partent vers l'aventure.

Henri Dujourd'hui, Jean Bovio, Riquet et Fernand Bonzi partent en direction du col du Perthuis. Descendant vers la Blonnière, Fernand conduit ses copains vers le chalet, au plus haut, et tandis qu'ils y restent à l'abri, lui se hasarde vers la ferme, trouve la fermière et lui demande de quoi boire. Celle-ci lui donne dans un panier une boule de pain, un morceau de tomme et un litre de cidre et ajoute, un peu affolée :

Cachez-vous. Les Allemands viennent juste de sortir d'ici ! Ce n'est pas la peine de me rapporter le panier.

Étant à nouveau regroupés, les gars entendent des pas sur le sentier qui, descendant du chalet Chappuis, mène à Dingy. Ce sont le capitaine Anjot, le docteur Bombiger et deux autres maquisards.

Les quatre gars remontent vers le chalet Chappuis et descendent ensuite par le bois des Rochettes. Ils traversent sans encombre la route entre Nâves et Villaz.

Dans la soirée, ils parviennent à Frontenex, dès lundi soir. Là, à l'abri dans la famille, ils passent la nuit, avant de repartir dès le matin, chacun vers sa destinée.

SECTION " HOCHE " : PIERROT, MARCEL, RENÉ ET LES AUTRES...

Marcel Gaudin se souvient de la halte aux chalets d'Ablon :

" Nous y trouvons de nombreux camarades. éparpillés sous les arbres... La plupart des petits groupes qui se sont armés parlent de passer par le col du Perthuis. Cette solution ne me plaît pas, car il va y avoir beaucoup de monde et cela va attirer l'attention de l'aviation.

Lorsque je rejoins la section, elle a commencé à se désagréger spontanément en petits groupes. Pour ma part, je me retrouve avec quatre ou cinq camarades... "

Pierrot Chanteur, René Joly, un Bisontin, et Marcel Gaudin se retrouvent ensemble, avec deux gars, dont peut-être Jacques Meyerfeld. Tous décident de partir vers le sud-ouest, afin de descendre le plus rapidement possible vers le Fier. Ils remontent la Gorge d'Ablon en se maintenant dans les broussailles et les rochers, qui les rendent moins visibles qu'au centre de la gorge. Marcel se souvient :

" Nous finissons par arriver au-dessus de la vallée du Fier, mais nous éprouvons une grosse déception : nous sommes au sommet de falaises vertigineuses, impraticables sans cordes, mais surtout en pleine vue de toute la vallée. de Morette à Thônes. "

En bas, une colonne de fumée monte de Thônes. Les Allemands ont accidentellement mis le feu à l'hôtel du Fier, où certains sont cantonnés.

" Nous apercevons, poursuit Marcel, dans la neige une série d'étroites vires horizontales, formant comme des sentiers de chèvres, surplombant la paroi verticale qui descend vers La Balme-de-Thuy... Nous nous engageons sur cet itinéraire mal-aisé, nous demandant à chaque instant si nous n'allons pas être obligés de faire demi-tour.

Tout à coup, ils sont surpris par le vrombissement des avions, qui rasent la montagne et disparaissent. Les gars se terrent sous les maigres broussailles et regardent les deux monomoteurs, qui arrivant de Bluffy, disparaissent vers la Gorge d'Ablon.

Les cinq jeunes repartent vers le petit col qu'ils aperçoivent entre la Tête à Turpin et le mont Terret. Au sommet de ce passage, exposé au sud et totalement déneigé, ils retrouvent un petit groupe d'une dizaine de gars, parmi lesquels René Joly reconnaît l'adjudant Roger Petit. Il y a là Julien Maffioletti notamment, comme nous l'avons vu plus haut. Le groupe descend dans l'étroit passage des Charbonniers. S'accrochant aux branches, dégringolant de buissons en rochers, les gars parviennent enfin, au prix de très gros efforts, dans la forêt de la Frasse, qui les abrite quelque peu.

Tandis que l'adjudant et son groupe partent vers Dingy, Marcel et ses copains, dont le groupe s'est agrandi, descendent " droit en bas ", vers le Replan.

Au groupe initial s'ajoutent Georges Taisseire, dit " Pied de Bois ", Félix Perrier, Robert Buttin et Fernand Laydevant. Parvenus à un rustique et vétuste chalet d'alpage dont la cheminée fume, Marcel et René se risquent, alors que leurs copains restent dans le bois.

" ... À contre-jour, nous apercevons une femme âgée. vêtue de sombre, qui s'active près du fourneau. À notre vue, elle lève les bras au ciel.

" Sauvez-vous, malheureux, les Allemands sont partout. "

Elle reconduit René et Marcel à la porte et leur demande de se cacher dans un fourré tout proche. Puis, elle revient avec une miche de pain, qu'elle tient dans son tablier dont elle tient les coins relevés. " Elle nous raconte, dit Marcel, que les Allemands sont passés le matin, ont fouillé le chalet et l'ont menacée de tout brûler si elle aidait les terroristes. Elle nous conseille d'éviter les sentiers. Nous la remercions chaleureusement et nous rejoignons nos camarades pour reprendre la descente dans la forêt. "

Parvenus sur un promontoire, les jeunes peuvent observer la vallée, en dessous d'eux, et décident de des-cendre jusqu'au bord de la route qui relie Dingy à Morette. Là, ils s'arrêtent pour attendre la nuit.

Après dix heures du soir, ils traversent la route entre les hameaux des Salignons et Charvex, et réussissent, en formant une chaîne derrière René Joly, à franchir le Fier en crue, avant de ressortir, trempés jusqu'aux os, pas très loin de la " Vieille Verrerie " et de franchir la grand-route, malgré des hommes qui s'agitent autour d'un véhicule en stationnement, à proximité.

" ... un par un, a écrit Georges Taisseire, en quelques bonds rapides nous passons la route nationale pour tomber sur un poste de Boches. Après nous être dispersés, fait invraisemblable, nous nous retrouvons tous dans une grange vide, à mi-pente au-dessus d'Alex. Trempés jusqu'à l'os. grelottant de froid, nous avons pris un peu de repos serrés les uns contre les autres pour essayer de nous réchauffer. "

Pendant ce temps, comme nous l'avons vu, le groupe Bastian est violemment accroché par les troupes d'occupation, à deux kilomètres de là.

Mardi matin, les gars, affamés, décident de rejoindre la région de Thônes et le col du Marais. Le parcours qu'ils se tracent, en longeant la montagne, n'est pas facile, car la pente est raide et l'ennemi est tout proche. " En fin de matinée, poursuit Georges, nous trouvons un de nos camarades, mort sans doute la nuit précédente. " (Ce n'est pas Gaby, car les gars de la section " Hoche " l'aurait reconnu.) " Nous arrivons en un lieu difficile, qui nous oblige à descendre vers le petit chemin de terre qui longe le Fier, pas très loin de Thônes. Passe alors une troupe de mulets, conduite par deux Chleuhs. Nous les suivons quelques mètres, le temps de contourner l'obstacle et de rejoindre l'abri de la forêt. En fin d'après-midi. nous arrivons en vue de Bellossier Je vais aux renseignements à la première ferme dru hameau. Là, cieux femmes me prient de partir aussi vite que je suis venu, après m'avoir dit que les Allemands ne sont pas dans le village et m'avoir donné un bout de pain et du fromage. Depuis le dimanche nous n'avions rien mangé.

Toujours caché dans le bois, les gars mangent un morceau, se réchauffent avec la bouteille de gnole rapportée également par Georges et aperçoivent soudain un jeune villageois, à qui ils demandent de prévenir René Encrenaz de leur présence.

" La nuit venue arrive René, poursuit Georges, qui nous conduit chez lui où sa femme, Yvonne, a préparé à notre intention un repas mémorable. Ensuite, munis de toutes les couvertures disponibles, même celle du cheval, René nous emmène à l'abri dans une grange à foin au-dessus de Bellossier... " La plupart des gars restent dans cette bâtisse une quinzaine de jours. Mais tous ne sont pas sauvés pour autant.

Edmond Rosset, de nationalité canadienne, venu habiter en 1943 aux Clefs, d'où est originaire sa mère, réussit avec un petit groupe à rejoindre Bellossier - et le voilà qui débarque le 29 mars, vers quatre heures de l'après-midi chez R. Mortier, à qui il explique qu'il a des copains cent mètres plus haut dans le bois. Les deux hommes remontant le talweg d'un ruisseau parviennent aux rescapés. Le paysan explique le drame des Binvignat et leur donne du pain avant de leur indiquer une grange pour la nuit.

Le lendemain matin, Edmond, changé, se rend chez sa grand-mère, au hameau des Tasserands. Les autres jeunes poursuivent vers le Montremont. Edmond gagnera l'Espagne et retrouvera le combat pour la Liberté.

Ces jeunes passent à travers, tout comme Émile Perrillat. Celui-ci, ayant dormi la nuit de lundi à mardi dans une grange, se rend au hameau des Fromentières lui aussi chez René Encrenaz et peut ainsi, changé et restauré, retourner chez lui, au Cropt.

Grâce à la gentillesse des paysans, dévoués à cette jeunesse et à la Résistance, les jours s'écoulent, sans trop de craintes pour certains.

Tous les jours, poursuit Marcel, Encrenaz ou quelqu'un de sa famille nous apporte du ravitaillement et des nouvelles : les Allemands sont très actifs et multiplient patrouilles et contrôles... Dès le deuxième jour, d'autres rescapés nous sont envoyés par les habitants : nous finirons par être près d'une douzaine. Un des premiers arrivés est Julien Helfgott. Il nous raconte qu'il a fait partie du groupe des lieutenants Joubert et Bastian, et que Gaby, notre chef était avec eux jusqu'à l'accrochage avec les Allemands... "

Pendant le temps que ces jeunes rescapés séjournent à Bellossier, des sédentaires de la vallée, non seulement ne cessent de les ravitailler, mais encore informent leurs parents qu'ils sont pour l'instant tirés d'affaire. Ainsi, " une carte postale, postée le 5 avril d'Annecy, soit huit jours après notre arrivée à Bellossier, avertissait mes parents. a écrit Marcel Gaudin, que j'étais tiré d'affàire. " Et il n'est pas le seul. La solidarité des Savoyards joue à plein. Comme ces jeunes qui quittent le Plateau devant l'impossible combat, ils savent que la lutte n'est pas finie.

Lorsque le lieutenant Joubert fera à nouveau appel à eux, ils répondront présents, et se retrouveront, pour certains, chez Raymond et Martine Cailles, au Villard-de-Serraval, pour continuer le combat.

ALPHONSE, ANDRÉ, JEAN ET LES AUTRES...

Depuis qu'il a quitté le mât central, Alphonse Métral a marché le plus vite possible pour retrouver ses camarades. Il a sur lui un énorme " barda ", musettes, munitions, armement... Sous le rabat d'une musette militaire, il serre précieusement le drapeau que le capitaine Anjot avait fait monter au mât de l'espoir, après l'avoir fait flotter à Kehl. En cours de route, il a rencontré des Espagnols. Tous étaient exténués. Heureusement, d'autres gars étaient avec eux : Raymond Millet et Georges Gumer notamment. Après plusieurs heures de marche, épuisé par ces derniers efforts s'ajoutant à ceux d'une journée particulièrement harassante, ses forces l'avaient trahi et l'avait contraint, malgré le soutien de Raymond et de Georges, à laisser filer la colonne, emmenée par le capitaine Anjot.

Tous s'étaient reposés au chalet d'Ablon. Puis l'aube s'était levée et Alphonse, Dumouraz et Henri Mison étaient repartis. Les trois jeunes avaient perdu la trace du groupe qui les avait précédés et ils s'étaient retrouvés au bout des gorges au pied de la Tête à Turpin, dominant La Balme-de-Thuy. Ils avaient nettement distingué les Allemands patrouillant clans la vallée. Ils n'avaient pu descendre par là et étaient remontés au chalet d'Ablon. Là, découvrant enfin l'unique passage qui, à travers la croupe boisée du mont Terret, mène à la croix du Bénitier, ils étaient parvenus au col du Perthuis aux environs de midi. Personne, il n'y a personne !

Alphonse Métral connaît bien Dingy-Saint-Clair et il est certain de pouvoir compter sur de nombreuses familles - notamment, aux Tappes, les familles Dufournet et Quétant - pour s'en sortir. Aux Fournets, il planque ses deux camarades exténués dans le sous-sol d'un chalet inhabité et fonce vers le hameau des Tappes. Un lointain bruit de moteur l'inquiète. Serait-ce un véhicule de l'A.S., déjà au courant du repli des maquisards ? Il doit vite déchanter. À un virage, la voiture s'arrête. Des hommes en sortent précipitamment et se déploient dans le pré. Ce sont les Allemands, ils l'ont aperçu ! Profitant de la dépression offerte par un ruisseau, il remonte rapidement aux Fournets, récupère Henri Mison et Dumouraz. Par M. Dufournet, l'unique habitant des quelques maisons du hameau, qui leur donne une bouteille de cidre, ils apprennent que les Allemands sont partout, à la Blonnière et au chalet Chappuis, et qu'un groupe de maquisards doit se trouver dans le bois en dessus.

Effectivement, Alphonse retrouve d'Artagnan et la section " Lyautey " au complet. Il faut franchir l'encerclement, qui ne peut que se renforcer au fil des heures. On décide de tenter le passage par le chalet Chappuis.

Vers dix-sept heures, arrivés à l'orée du bois, ils redoublent de prudence. Dans le champ, devant eux, des traces de pas maculent la neige. Apparemment, il n'y a personne. Les traces sont celles de maquisards les ayant précédés. Il n'y a pas d'embuscade ennemie. Le groupe, trop gros, se divise. Ce chalet, repère pour tous les Annéciens, sera brûlé par la Wehrmacht.

Les premiers maquisards, dix-huit gars, sont partis vers Aviernoz, sans sortir de la forêt, nous l'avons vu. Ils sont passés sans encombre et ont atterri à la ferme de Francis Métral-Boffod, à Aviernoz.

Les autres, Jean Carraz, dit Chambot, Alphonse Métrai, André Fumex et Marcel Michéa, tous Annéciens, décident de rejoindre Annecy dans l'espoir de reprendre contact avec la Résistance.

Longeant à quelque distance l'ancien sentier d'accès au Parmelan, le groupe descend sur Nâves, qu'il contourne, tandis que le crépuscule envahit la Combe du Fier. Le village est occupé. On perçoit le ronflement des moteurs des véhicules allemands qui circulent sur la route. L'important est de sortir le plus vite possible du barrage qui ceinture le massif, avant l'aube du lendemain. Alphonse a un oncle, fermier au village de Provins, sur la commune d'Annecy-le-Vieux. Mais pour s'y rendre, il faut franchir le Fier. Nos hommes veulent se renseigner à la ferme Panisset, à mi-chemin. Ils n'en sont qu'à une centaine de mètres lorsqu'ils entendent des pas sur la route. Instinctivement, ils s'enfoncent dans la broussaille. Sur le clos du marcheur, ils croient percevoir une boille à lait, laissant supposer qu'il s'agit d'un paysan. Les maquisards s'apprêtent à lui demander où sont les soldats, lorsque l'homme, les ayant sans doute aperçus mais n'osant réagir, se mer à chanter... en allemand! L'homme disparu, les rescapés sont sur le point de repartir, lorsque, tout à coup, la sentinelle prévenue par le soldat de corvée ouvre le feu sur eux, les forçant à s'enfuir, mais en leur sauvant la vie. En effet, les gardiens du pont sont à la ferme Panisset.

À la faveur de la nuit, les quatre jeunes remontent dans le bois en s'approchant du pont de Dingy-Saint-Clair, se reposant enroulés dans leurs capes, car tous ont leur tenue " chasseur ".

Mardi matin 28 mars, au lever du jour, la course reprend vers le pont de Dingy. Les hommes coupent à travers les vergers et les champs proches de Rochebard et se retrouvent au bord du Fier. La rivière est en crue, et l'eau est boueuse et glacée. Le seul qui sait nager, Jean, s'aventure pour la traverser. Au milieu du cours d'eau, il est emporté comme un fétu de paille. Ses camarades le regardent, impuissants. Heureusement, à quelques dizaines de mètres en aval, il peut s'agripper à une branche et s'en sortir.

Les gars marchent le long de la rive à la recherche d'un meilleur passage et découvrent un câble transbordeur de bois. Nos quatre rescapés, avec de l'eau jusqu'au ventre, réussissent à traverser, accrochés au filin d'acier.

De l'autre côté, trempés et transis, il leur faut quelques instants pour reprendre leurs esprits. La pente qui s'offre maintenant devant eux est très raide. L'un derrière l'autre, le plus silencieusement possible, à travers d'épais taillis au fond d'une combe, l'ascension commence. Parvenus au bord de la route départementale, ils observent le passage des véhicules allemands qui patrouillent. Puis, ils s'enfoncent dans l'épaisse sapinière de Sur-les-Bois pour aller à la ferme Cotterlaz, l'un des maillons-relais du maquis de Manigod. Ils sont presque sauvés.

Il est huit heures du matin lorsqu'ils entrent dans la ferme amie. Dans le virage, rendez-vous de la filière utilisée l'an passé, une imposante batterie pointe ses canons vers le Parmelan. Heureux, ces rescapés peuvent enfin manger et laisser reposer leurs pieds endoloris.

Le soir, les précédant en éclaireur, le fils Corterlaz les accompagne à travers bois jusqu'au quartier des Barattes, d'où, à la faveur du couvre-feu, ils peuvent rejoindre la ville.

Comme ils portent leur uniforme de chasseurs, quelques passants attardés les prennent même pour une patrouille de la Milice.

De retour au bercail, Jean se souvient alors que le 15 juin dernier, il n'avait pu quitter la Haute-Savoie et qu'à Rumilly, il avait sauté du train qui l'emmenait en Allemagne. Après deux jours chez lui, il se réfugiera une semaine à la maison Lalanne, à Annecy.

À NÂVES, NAVARRO ET SES GARS...

Remontons à Nâves, pour comprendre comment Navarro et ses hommes ont pu passer, à travers le filet allemand.

Mardi 28, Marie-Louise Éminet, la fille du maire, voit arriver le fermier des Rangets, Joseph A..., qui cherche à rencontrer Joseph, son père, car Manuel Corps est mort chez lui. Marie-Louise, qui ignore la réalité du drame, lui conseille, en l'absence de son père, de placer le corps à l'extérieur et de prévenir les Allemands. De retour chez lui, Joseph informe sa femme qui, n'étant pas satisfaite de la réponse, descend à la Kommandantur. L'occupant, s'étant rendu sur place, autorise les époux A... à enterrer le malheureux.

Le soir, les Allemands, grâce à l'argent récupéré sur le capitaine, font la fête - à l'hôtel Panisset pour les gradés, et chez Pouly pour la troupe. Certains textes font état de 180.000 francs. Nous retrouverons le même genre de manifestation à Petit-Bornand.

Le lendemain, tôt le matin, un jeune, grand, blond et maigre, épuisé, frappe à la porte de la ferme du Chai et annonce qu'il va se rendre, car il " en a marre ". Les deux soldats qui l'arrêtent l'emmènent à l'hôtel Panisset, où il est durement interrogé. Les officiers allemands lui montrent une carte, alors que l'interprète le questionne sur l'emplacement des postes de terroristes. Le jeune homme ne sait rien. Il semble originaire de Chambéry. Il est embarqué le lendemain matin dans une limousine, pour Alex.

Dans la matinée, se tient une sorte de " conseil de guerre " à la fruitière tenue par Camille Martinod. Joseph A... arrive et annonce que trois maquisards ont passé la nuit dans sa grange. Le maire lui demande d'aller chercher trois pains à l'épicerie de Mathieu Mœnne. Joseph poursuit son chemin et rencontre Julien Panisset et son fils, André.

Il leur dit qu'il y a trois maquisards dans sa grange, et qu'il va prévenir les Allemands. Julien le somme de retourner chez lui et Joseph s'exécute. Mais sa femme n'est pas contente et encore une fois, elle décide de se rendre à la Kommandantur les informer. Aussitôt de l'hôtel Panisset partent trois side-cars. Les soldats cernent la ferme et capturent les trois gars, à bout de forces.

Dans le même P.V. de gendarmerie cité plus haut, Joseph A... affirme :

... dans la matinée, des inconnus sont venus frapper à nos volets. Comme la veille. nous avions reçu l'ordre des troupes allemandes de ne pas ouvrir et de ne recevoir quiconque, nous n'avons pas ouvert la porte. Comme le bruit se répétait souvent à notre porte. et ce, jusqu'à dix heures du soir, ma femme s'est levée, en pantoufles, en se dissimulant, et est allée prévenir d'abord le maire et les Allemands de ce qui se passait chez nous. Je supposais d'ailleurs que notre grenier était occupé par des suspects. Une dizaine d'Allemands sont arrivés et ont cerné notre immeuble. Après avoir exploré celui-ci, un coup de feu fut tiré et je crois qu'à ce moment-là, quatre inconnus qui se trouvaient dans le grenier ont dû se rendre.

Un peu après, alors que je me trouvais chez moi avec ma femme, j'ai entendu une rafale de mitraillette. Ensuite les Allemands sont venus chez moi et m'ont dit qu'ils venaient de tuer un Espagnol dans notre remise, et qu'ils commençaient par emmener les trois autres jeunes hommes de nationalité française. J'ignore d'ailleurs ce qu'ils en ont fait. Je précise que la veille, vers seize heures, les Allemands avaient dû tuer quelques jeunes gens du maquis en montagne. En outre, ils avaient blessé un jeune homme, qui est décédé dans les champs à proximité de notre habitation au cours de la nuit du 27 au 28. Je ne peux mieux préciser. "

Joseph A... tente, par la présente déposition, d'accréditer l'idée que l'Espagnol Manuel Corps, trouvé mort chez lui, a été tué par les Allemands, alors que nous ne savons ce qu'il en est.

A propos de ces trois jeunes maquisards, Denise Panisset se souvient :

" Je les ai vus arriver, pieds nus, en sang. Les Allemands leur avaient fait descendre le ruisseau, qui tenait lieu de sentier. Ils n'étaient pas beaux à voir. Sur la place de la mairie, il y avait du monde ; c'était jour de distribution des tickets d'alimentation. Les trois maquisards ont été amenés vers les deux officiers, je crois des S.S., qui ont commencé à les frapper en pleine figure, à coups de cravache. Je me suis mise à hurler ; j'avais alors dix-huit ans. Les Allemands nous ont poussés à l'intérieur de la mairie pour que nous n'assistions pas à la scène. Quand je suis ressortie, les hommes n'étaient plus là. L'interprète m'a demandé pourquoi je pleurais et si l'un d'entre eux était mon fiancé. Je lui ai répondu par la négative, mais que voir traiter des Français de la sorte me faisait très mal. L'interprète m'a répondu qu'il ne fallait pas manifester de la peine, car ce n'était que des terroristes. Plus tard, de la cour de l'hôtel qui servait de parc à véhicules, un camion, avec une douzaine de soldats, est parti en direction du Fier. J'ai toujours pensé qu'il s'agissait d'un peloton d'exécution. En tout cas, dans le village, nul ne saura ce qu'ils sont devenus.

Dans l'après-midi, le chalet Chappuis est incendié par les Allemands. Un sergent allemand, en poste à Nâves, dit à Francis Pignarre :

" Été, chalet. touristes... Après, chalet, terroristes. kaput ! "

Les trois maquisards sont embarqués en automobile mercredi matin, en direction d'Alex et de l'hôtel des Acacias, P.C. pour le secteur. Un seul semble avoir été interrogé, le grand blond et maigre, par l'officier allemand, avant que le camion ne reparte pour Thônes. Vers une heure de l'après-midi, le camion est de retour avec ses quatre prisonniers qui, ayant été sauvagement interrogés au Villaret (dont nous reparlerons plus loin), sont dans un triste état. Après une demi-heure passée à l'hôtel des Acacias, le camion repart en direction de Thônes. Ces quatre jeunes ne reviendront plus.

Samedi matin 1er avril, les Allemands ayant donné leur aval, le garde forestier joseph Bénédetti, Albert Crozet, Pierre, le fils du maire, Camille Lamouille, le fossoyeur julien Panisset, dit julien de la Poste, et le cantonnier Édouard Sandre, grimpent au Clus afin d'enterrer les corps. Camille se souvient :

" Un homme nettement plus âgé reposait au milieu des autres. Il était couché sur le flanc, sur le côté gauche, perpendiculairement à la pente. Julien a trouvé sur lui, en le fouillant, un insigne du 27e B.C.A.. un cor de chasse. C'est la seule marque distinctive qui ait été trouvée et elle ne permettait évidemment pas une identification, qu'il faudra attendre longtemps. C'était le capitaine Anjot.

L'enchevêtrement des corps suppose une fusillade dans la descente du talus, sur quelques mètres, et une glissade jusqu'au replat... (Un Espagnol gît trois cents mètres plus haut, à Montfarcon. Tous les cinq sont transportés à environ cinq cents mètres au sud, où un trou est creusé au lieu dit l'Alouette par les six fossoyeurs occasionnels. une fosse pas très profonde, où les corps sont ensevelis, enveloppés dans trois couvertures. Des branches de sapin sont déposées tout autour et au-dessus, pour les isoler au mieux de la terre, qui va les recouvrir Les Allemands avaient exigé de la chaux vive pour détruire les corps. Cela ne sera pas fait.

Une fois qu'on a eu terminé. Navarro, chef espagnol, qui devait nous observer depuis un moment. a donné un coup de sifflet. Nous nous sommes d'abord demandé ce que cela pouvait être et nous l'avons vu sortir des fourrés. Il nous apprend qu'une douzaine d'Espagnols se trouvent à Gravez. Bénédetti et moi nous décidons de descendre rapidement à Nâves pour aller chercher à manger. Nous passons chez Albert Crozet en vitesse pour boire un coup et nous remontons avec du pain, de la tomme et du vin rouge. Ils étaient tous là, au-dessus de chez Chai. Mais entre-temps. le bruit avait couru que les Allemands se préparaient à fouiller la montagne. Nous sommes redescendus en leur promettant de revenir les chercher le soir "

Le soir venu, Camille revient et emmène les Espagnols au hameau d'Onnex, à Villaz, chez Biollay. Il les laisse aux bons soins de Francis Baud, qui doit les conduire, par le col des Contrebandiers, à la Combe d'Ire.

C'est au col qu'ils retrouvent Angel Gomez.

Il y a là les trois frères Fernandez - Léonardo, Enrique et Angel -, Demétrio Fernandez, dit le Moustachu, son copain Caballero José, tous Andalous et Vicente Gomez-Torrès, un gars de Valence. José lui raconte leur aventure. Ils sont restés planqués dans les sapins, près de la Tête du Parmelan, jusqu'à ce que les Allemands quittent le Plateau. Ils sont alors descendus vers Dingy. Grâce à leurs cordes de parachutes, ils ont pu descendre une falaise haute de quatre-vingts mètres environ. Puis, ils ont été récupérés par des gens de Nâves, et emmenés à Onnex.

Les sept gars, après avoir passé quelque temps dans le Veyrier, rejoindront d'autres Espagnols regroupés à La Chapelle-Rambaud. Intégré aux F.T.P., ce groupe commandé par Jurrado sera chargé de faire du charbon de bois, en attendant la reprise de la lutte.

MONT LACHAT, VERSANT SUD

Le Plateau des Glières est limité au sud par une croupe rocheuse et boisée, qui court des chalets des Auges, occupés par la section " Leclerc ", à la Tête du Sappey au sud-ouest. Cet obstacle franchi, on trouve deux vallées, qui se rencontrent au col de la Buffàz, à 1 500 mètres. Celles-ci permettent de descendre, l'une vers Entremont, l'autre vers La Balme-de-Thuy. Au sud, se dresse la barrière du mont Lachat, qui culmine à la croix, à 2 022 mètres. Au nord-est, le passage est scabreux, mais il est plus aisé vers le sud-ouest, au lieu dit Lachat, sous la croix de l'Enclume. C'est par là qu'un certain nombre de jeunes tentent de quitter les Glières.

Il est une heure du matin environ lorsqu'un éclaireur apporte à la sizaine de Jacques Lecène et Gabriel Bermond - deux gars " Leclerc ", en position sur le versant sud des Auges -, l'ordre de décrochage. Gabriel, dit Baud, arrivé sur le Plateau le 6 mars, se rend au chalet-P.C. de la section, afin d'en savoir un peu plus.

Depuis quelque temps déjà, le lieutenant Robert Jouglas a sonné le branle-bas de combat. Les cuistots, Roland-Robert Pichon, alias Richard, dit Chtimi, et André Germain, dit Mousse, ont reçu l'ordre de distribuer aux hommes le maigre stock de vivres. Il en reste bien peu : quelques conserves de viande et quelques paquets de fruits secs, tombés du ciel. Albert Bianco, qui arrive, récupère une motte de beurre !

Bientôt toute la section est rassemblée et s'apprête à partir. Vers deux heures du matin, la colonne se met en marche sous la conduite de Michel Bozon, dit Jérôme. Les quarante-huit gars de la section ne sont pas tous là, car ceux des postes avancés, prévenus par les agents de liaison, devront rejoindre le gros de la troupe, qui marche maintenant vers le col de la Buffaz.

Tandis que Gabriel attend Jacques, qui doit venir rechercher ses affaires, que Bruno Dall'Agnol fait le tour des postes les plus éloignés, la colonne Jouglas avance péniblement vers le sud-ouest. " L'un derrière l'autre, sans bruit, en laissant nos traces de pas dans la neige, se souvient Georges Lamur. Tantôt, nous nous laissions glisser comme un traîneau, enfonçant le fusil dans la neige, longeant les bois en direction du col de la Buffaz : marche très pénible... "

Cette marche pénible, mais aussi la volonté de passer le plus possible inaperçu, scindent le groupe. Nombreux sont ceux qui perdent contact avec la tête. Par petits paquets, les gars vont tenter de franchir les mailles du filet allemand tendu de ce côté des monts.

L'ennemi, non seulement patrouille sur la grand-route, mais dispose de canons de montagne qui lui permettent d'arroser le passage obligé des Granges du Lachat. Chaque fois qu'un petit groupe se présente, les soldats de la Wehrmacht, bien équipés de jumelles sur pieds notamment, les détectent et tentent de les intercepter.

À Saint-Jean, les artilleurs sont en place à Forgeassoud, le long du chemin qui monte vers la forêt de la Perrière, et une seconde pièce boucle les Étroits. Aux Villards-sur-Thônes, la Wehrmacht a placé ses canons le long de la route nationale et notamment à Carouges, d'où ils peuvent tirer sur le versant du Lachat.

Sur ordres du lieutenant-général Pflaum, le colonel Schwer a lancé, comme nous le verrons plus loin, dès lundi, trois colonnes à l'assaut du Plateau. Celle qui grimpe par le versant du Petit-Bornand est partie la dernière, afin d'attendre la compagnie qui, partie d'Entremont, remonte la vallée de l'Ovéran, sous la montagne des Auges, et la troisième colonne, qui monte depuis La Balme-de-Thuy. En fin de matinée, la colonne d'Entremont parvient à Norcière et se déploie entre le Pas du Loup et les Auges, guidée ou secondée par une section de miliciens.

Marcel, le Parisien, marche en tête jusqu'au col de la Buffaz, suivi de Robert Jouglas, d'André Germain, de Lucien Nohérie, alias Gilbert Martin, d'André Gerlier, alias Ducellier, de l'équipe de Serge Thélen, de Georges Lamur, le Biterrois, alias Béziers, et de bien d'autres.

" La marche est pénible, a écrit Serge Thélen. Nous enfonçons dans la neige jusqu'aux genoux. Jouglas a quitté ses chaussures et marche en chaussettes dans la neige. Notre groupe s'étire. Il ya des retardataires : pas question de descendre sur Entremont, occupé par les Allemands. Jouglas nous rassemble :

" Nous ne pourrons rester ensemble, dit-il. Nous allons essayer de passer le col de la Buffaz sans nous faire repérer, ensuite, nous nous séparerons en petits groupes. Il faut essayer de passer de l'autre côté de la montagne.

Il fait presque jour lorsque nous passons le col. Nous nous séparons. Avec quelques camarades, je suis un sergent savoyard, dont la tante habite le Sappey...

Octave Poyer part avec le chef Jouglas. Georges Lamur également. Il a écrit :

Des traces de skis sur le sommet du col: nous passons sur une corniche de rocheras, l'un après l'autre. Je glisse et reste suspendu par la force des bras, cherchant un point d'appui avec les pieds. Par bonheur une racine gelée me permet de remonter En quelques secondes, je me retrouve sur la neige.

À ce moment-là, l'ennemi tire des balles explosives, qui crépitent en faisant voler en éclats des débris de terre et de rochers. Je reste à plat ventre. Ales camarades sont déjà loin. C'est le silence le plus impressionnant. Je rejoins Gerlier et deux autres gars que je ne connais pas, à une centaine de mètres du Rocher des Deux-Frères, donnant sur la vallée de Théines. "

Cette anecdote montre bien toute la difficulté, pour les gars, de rester groupés, même s'ils le désirent, et explique pourquoi ils se retrouvent souvent seuls dans une région inconnue.

Les Allemands, ayant repéré le groupe, ont ouvert le feu sur les fugitifs. On ne reverra plus Octave Poyer, qui sera porté disparu, après la guerre. Il a probablement été tué ce 27 mars, et son corps n'a jamais été retrouvé.

Bientôt, les quatre maquisards rejoignent André Germain, Robert Jouglas et Lucien Nohérie, qui ont échappé à la fusillade. Tous espèrent rejoindre Le Bouchet, où leur maquis s'était formé en janvier dernier. Mais à nouveau les Allemands ouvrent le feu sur les fugitifs.

" Les F. M. crépitent : j'entends les cris sauvages d'une patrouille allemande. visible à l'œil nu.

Gilbert Martin, André Germain et Robert Jouglas sont delà loin. Je profite d'un repli de terre, à demi-assis, mes pieds pataugeant dans la neige boueuse, une couverture sur la tête, avec une échancrure pour les yeux. Je me rends compte que nous sommes complètement encerclés.

Les armer automatiques tirent dans tous les sens. Un avion passe et repasse sur nos têtes. Ce n'est pas le moment de bouger. Le calme et le silence reviennent.

Pas loin de moi. mon camarade Gerlier me dit :

" On se retrouvera en Allemagne.

Je lui réponds que je ne me rendrai pas.

Plus bas, il y a un chalet où il ferait bon se reposer, mais il est trop en vue de la vallée. Chacun se terre comme il peut... "

Celui que Georges appelle Martin et qui se nomme en réalité Lucien Nohérie est légèrement blessé, une balle a traversé le gras du ventre en séton. Le lieutenant Jouglas, André Germain soutiennent leur camarade et réussissent à poursuivre leur chemin, au cours duquel ils rencontrent Joseph François Guidet, un autre gars de la section " Leclerc ".

Leur plan d'évacuation change, car il faut faire soigner Lucien. André Germain propose alors de se rendre à Vovray dans la banlieue d'Annecy, car, sous le vallon de Sainte-Catherine, il connaît une blanchisserie tranquille où ils pourront faire soigner leur copain. Les voilà donc partis vers leur nouveau but.

Pendant ce temps, Georges Lamur se retrouve seul, coupé de sa section.

....seul avec mon courage et ma volonté, " Aide-toi et le ciel t'aidera. " Mes pieds sont glacis. Je quitte mes chaussures et je marche pieds nus dans la neige. Le sang revient. Je me passe de la neige sur le visage et attend la nuit bienvenue. "

Cette situation n'est pas unique. Elle est un exemple, parmi tant d'autres, du véritable calvaire que vécurent ici ces petits gars.

Dans la vallée, les Allemands lancent des fusées éclairantes. En haut, des ennemis sont en position au col de la Buffaz, qu'ils inondent de lumière avec un gros projecteur. En attendant, Georges mange quelques fruits secs qu'il a la chance d'avoir emportés, tout en écoutant le bruit du Nom, en crue, dévalant vers Thônes. La lune joue avec les nuages. Quelque peu reposé, il se remet en route vers Saint-Jean-de-Sixt. Il marche toute la nuit, risquant à chaque pas de se rompre le cou.

" La marche est épuisante. Une fusée éclairante achève sa course : c'est le noir le plus complet. et puis... une autre... Je saute de rocher en rocher : parfois, j'ai juste la place du pied. Pire qu'un chamois en détresse... Ah ! Quelle nuit. 

Un groupe de six gars réussit à franchir les Granges du Lachat. Au hameau des Fours, ils peuvent s'arrêter quelques minutes et se reposer avant de repartir en direction du Fételay, où ils sont ravitaillés par Claudius Genix. Bien renseignés par le Thônain, ils peuvent continuer leur chemin. Après avoir réussi, ce qui n'est pas une mince affaire, à franchir et la route nationale et le Nom, ils rejoignent la région des Clefs et de Manigod, d'où ils étaient partis.

Cependant, le 5 avril, les pompiers des Villards découvriront, à la Côte-des-Millières, au Fételay, le corps de Vincent Barjon, un Stéphanois domicilié à Oullins, né en 1923. Il avait été tué par 5 balles de F.M. dans le ventre, alors qu'il se reposait sous un sapin, le 30 mars, vers quatre heures de l'après-midi. Peur-être était-il entrain de se restaurer quelque peu ?

LE SAPPEY

Un groupe de jeunes venus de la section " Leclerc ", comme Raymond Barat ou des sections de Monthiévret, comme Sébastien Marcaggi, arrive au-dessus du Sappey, descendant du col de la Buffaz. Ces hommes marchent depuis vingt-quatre heures et sont épuisés, privés de nourriture et d'eau. Ils décident de poursuivre leur descente. Au détour d'un sentier, ils tombent nez à nez avec une patrouille allemande. Ils sont emmenés dans la vallée.

Nous avons laissé Serge Thélen, en compagnie de quelques gars, guidés par un sergent (peut-être Raoul Dufrene) dont la tante habite au Sappey.

Alors que les jeunes sont planqués dans le bois pour attendre la nuit, ils entendent des cris. S'approchant de l'orée du bois, ils découvrent une cinquantaine de miliciens précédant deux colonnes d'Allemands marchant à la queue leu leu. Que faire ?

Le sergent " sort du bois en courant et en agitant le foulard en parachute rouge, qu'il avait autour du cou, se souvient Serge. Les miliciens se jettent sur lui, puis accourent vers nous, les armes pointées. Nous ne pouvons rien faire, à quatre ou cinq. Immédiatement, ils nous enchaînent. Un chef s'approche :

" Vous êtes nos prisonniers, nous allons vous emmener, à moins que ceux qui nous suivent (et il désigne les Allemands) ne veuillent vous garder... ou vous fusiller. "

Nous poussant à coups de crosse, ils nous emmènent, tandis que le chef milicien s'en va parlementer. Les Allemands les laissent nous conduire au hameau du Sappey, non sans nous avoir insultés dans leur langue gutturale.

Le hameau est plein de miliciens. On nous fouille, nous prend nos papiers, nos affaires personnelles, montres. couteaux... Après un bref interrogatoire, on nous enfume dans des écuries à chèvres, où d'autres camarades sont déjà enfermés. On nous a enchaînés aux mangeoires et, de temps en temps, un milicien entre nous narguer ou nous frapper. Je reçois plusieurs coups de pied, en particulier sur les jambes. que j'ai bientôt en sang.

Il y a là, également enchaîné un de nos agents de liaison, Jérôme Bozon, qui a été battu et qui ronchonne dans son coin, son béret enfoncé sur les yeux.

Le soir, les Allemands font irruption dans notre écurie. On nous fait lever à coups de cravaches, puis nous les voyons emmener quelques-uns de nos camarades, dont notre sergent. "

On peut penser que parmi les gars embarqués se trouvent Raymond Barat et Sébastien Marcaggi, qui seront fusillés par les Allemands.

Quant aux gars qui restent dans l'écurie à chèvres, ils sont embarqués le lendemain, 28 mars, à la mairie de Thorens. Tout s'est passé comme si les Allemands avaient prélevé une sorte de dîme, prenant selon des critères inconnus, probablement au hasard, quelques gars qui seront fusillés et laissant les autres à la Milice.

RETOUR SUR LES PENTES DU LACHAT

Pendant ce temps-là, d'autres gars arrivent vers le col du Lachat. Un groupe de trois, ne rencontrant aucun ennemi, descend directement sur les Villards et parvient aux premières maisons du hameau de la Côte, où les gars peuvent se réfugier dans la ferme de Jules Agnans.

Surpris par les Allemands, deux gars se planquent dans le chalet, tandis que le troisième, cherchant à gagner le bois voisin, est abattu par un tir d'arme automatique. Les deux autres sont emmenés par les Allemands et probablement fusillés à Morette. Nous n'avons pas les noms de ces malheureux.

Mardi matin, le jour se lève et Georges est toujours seul. Il atteint la forêt de sapins. Il décide de se reposer et de déguster une boîte de corned-beef, qu'il sort de sa musette.

" C'est un délice. J'ai une soif terrible. À plat ventre, je bois de l'eau de neige jusqu'à plus soif Sous un sapin, je délace mes chaussures et je goûte un repos bien mérité. "

Il attend à nouveau la nuit pour reprendre sa course solitaire vers Le Bouchet. Ne dormant que d'un œil, il sursaute à chaque rafale de fusil-mitrailleur qui déchire la vallée. La nuit venue, Georges se remet en route. La marche est pénible. La neige lourde et humide le fatigue énormément. La faim le tenaille. Il ne sent plus ses pieds. Marchant cependant sans relâche, il parvient au cœur de la nuit près du hameau du Mont, constitué de granges, d'étables et de chalets d'alpage. Il n'y a personne. Heureux, il peut s'endormir dans le foin.

À l'aube, là-haut derrière lui, trois gars tentent, eux aussi, de franchir le col. Bientôt, ils repèrent un chalet d'alpage, au sommet des prés du Lachat. Ils ont froid et ils sont morts de fatigue, mais eux aussi, ils sont poussés en avant par l'instinct de conservation. Ils enfoncent dans la neige jusqu'au ventre, mais ils avancent.

Tour à coup, ils sont mitraillés par la Wehrmacht en embuscade, et probablement tués sur le coup.

Acte de guerre, me direz-vous. Peut-être... Mais alors, pourquoi les traîner dans le chalet de Marius Sondaz, avant de l'incendier ? La ferme brûle comme une allumette, le foin attisant les flammes. Bientôt, il ne reste plus qu'un amas de planches et de poutres calcinées, noires et fumantes : blessure insupportable sur ce tapis blanc.

Qui sont ces trois jeunes morts ici ?

Ils ne seront retrouvés que le 5 avril 1944, par les pompiers des Villards. Leurs corps méconnaissables seront descendus dans la vallée et inhumés au cimetière de Morette (tombes 63, 64 et 65).

Franz, Wilhelm, Karl et les autres continuent, en hordes barbares, leur ratissage meurtrier. Il faudra qu'un jour nous fassions le compte des chalets, fermes et autres bâtisses que ces messieurs de la Wehrmacht ont incendiés au nom de la guerre.

Le froid de l'aube blanche réveille Georges. Il découvre que le coin est facilement accessible de la vallée et décide, malgré le brouillard, de remonter dans le bois.

Un chien aboie.

" De sapin en sapin, je fais une marche d'approche. Ce chien m'a senti. J'aperçois deux chalets... Je frappe à une porte, puis reviens dans le bois : qui va sortir ? J'entends des moutons. Caché derrière un arbre j'observe, sans être vu. Un homme aux cheveux blanc sort sur le balcon de bois. Je comprends qu'il est seul.

Je lui demande à boire. En ouvrant la porte, le chien, un magnifique berger d'Écosse, fait des bonds autour de moi pour m'empêcher d'entrer...

Georges ne sait pas encore qu'il a trouvé chez Joseph Mermillod-Anselme un havre de paix et le salut. Protégé par Berger, chien fidèle et affectueux, et par Joseph : " On pouvait deviner sur son visage une immense bonté d'âme ". Georges reste un mois au Mont, jusqu'au 30 avril !

Grâce aux amis, aux familles, aux sédentaires..., il peut rejoindre, comme d'autres, Le Bouchet. Une grange de la famille Dépommier, au hameau de la Savate, qui avait abrité plus d'une vingtaine de gars avant les Glières, lui sert alors de refuge, en attendant...

BRUNO, GABY, RENÉ, ALBERT ET LES AUTRES...

Gabriel Bermond, ne voyant pas revenir Jacques Lecène, décide de se charger de ses affaires et de retourner au poste.

Personne, il n'y a personne. Jacques n'est plus là. Par contre, quelques instants plus tard, arrive Bruno Dall'Agnol. Les deux hommes sont en train de discuter sur la marche à suivre lorsque surviennent deux autres retardataires, les frères Bianco, René et Albert, ce dernier emportant avec lui sa motte de beurre et des biscuits secs.

René continue son chemin. Albert voudrait bien s'arrêter, mais il suit son frère. Il accélère le pas, car René a disparu derrière une butte de neige. Parvenu au somment d'une petite pente, il découvre un petit groupe avec son frère.

" Au petit matin, j'étais crevé, je me suis arrêté un moment pour me reposer: Nous étions quatre, René, Gervais, moi et Jérôme Bozon. On s'est mis dans un fourré. Au bout d'un grand moment, on a entendu parler. Gervais, qui croyait avoir à faire à des copains, a appelé. Hélas, c'étaient des miliciens .' Pris. nous étions pris.

Ils nous ont emmenés au village le plus proche, Le Sappey. Le lendemain, on était à Thorens avec d'autres camarades du Plateau. " Ces jeunes, en réalité, ont été arrêtés par des G.M.R., et donc dirigés sur le P.C. des forces françaises.

Gabriel et Bruno décident de partir dans la direction indiquée par le chef de section et que tout le monde a prise, à savoir le col de la Buffaz.

Parvenus au col, le brouillard très dense leur fait perdre le contact avec les quelques retardataires qui les précèdent. Ils se concertent. Seuls au milieu de cette immensité grise, ils décident de redescendre vers la plaine de Dran.

" La marche était pénible, se souvient Gabriel. On enfonçait dans la neige. Le jour se leva alors qu'on était encore dans la vallée d'Ablon.

Là, ils rencontrent quelques Espagnols attardés. En grimpant le mont Terret, vers la vallée du Perthuis, ils sont bombardés par l'artillerie allemande. Les canons, dont certains sont en réalité des engins de D.C.A., et les mortiers tirent à tout va dans leur direction, tandis qu'une colonne grimpe par la Rosière.

En fin de matinée, le petit groupe arrive au Perthuis. L'accueil est chaud. L'ennemi pilonne les champs qui s'étendent entre les deux croix, ne laissant pas le loisir aux gars de s'y reposer. Il faut donc repartir. Les Espagnols décident de partir de leur côté.

Gaby, un ancien de " Jeunesse et Montagne qui a séjourné à Thorens et sur le Plateau, propose de remonter sur les lapiaz du Parmelan et de mettre le cap sur la montagne de Foge. Les éboulis et le chemin enneigé sont durs. Il ne faut pas se perdre. De plus le parcours est à découvert.

Les deux maquisards réussissent à atteindre le chalet de l'Eaud, au sommet des alpages de la montagne de la Foge. Forçant quelque peu la porte, ils s'installent et s'abritent pour la nuit. Quelle rude journée. Ils s'en souviendront, de ce lundi 27 mars 1944 ! Ils avaient marché dix-huit heures dans la neige.

" Toute l'énergie qui, toute la journée nous avait permis de lutter. tomba soudainement. Nous n'étions plus que deux loques, assis sur notre banc. Nous nous regardions, hébétés. Nous ne savions pas où nous étions, niais nous étions vivants et bien vite nous prîmes le dessus... "

Le soleil se couche, tandis que le brouillard inonde la vallée. Invisibles d'en bas, ils allument un feu. Ils découvrent de l'orge grillée et quelques morceaux de sucre. Quel trésor ! Ils peuvent faire sécher leurs vêtements et chauffer du " café ". Après un gigantesque repas, fait de biscuits et d'ersatz de café, ils s'endorment profondément.

Mardi, le soleil est déjà haut lorsqu'ils se réveillent. Nouveau " casse-croûte ", nouveau " café ". Gaby, se souvenant de ses marches de " Jeunesse et Montagne ", décide de descendre sous le Bois Brûlé. Le froid nocturne a durci la neige, qui, maintenant, " porte " les gars. Parvenus au-dessus de la pente, les deux jeunes décident de planquer leur armement. Gaby, grimpé sur les épaules de Bruno, cache les armes dans les plus hautes branches d'un sapin. Puis les deux jeunes repartent.

" La neige était molle. Nous enfoncions jusqu'au ventre, se souvient Bruno. Nous escaladions les rochers pour retomber quelques mètres plis loin, de nouveau dans la neige profonde. Nous nous rendions compte que, si l'un de nous avait une défaillance ou un accident. celui qui resterait était aussi perdu... Nous n'avions pour toute nourriture qu'un paquet de biscuits et un morceau de beurre gros comme un doigt. Au-dessous de nous, là. tout près. des chalets nous tendaient les bras. Mais pour les atteindre, il fallait franchir une falaise haute de vingt mètres. Nous avons longé la crête en vain, à la recherche d'un passage. Finalement nous avons découvert un endroit où quelques arbustes poussaient, qui nous ont permis de descendre. "

Gabriel se souvient, lui, qu'ils entendaient tirer de toutes parts et que la descente qui s'offrait devant eux était leur seule chance de salut. Bruno fait une chute terrible, heureusement sans conséquence, et ils peuvent continuer à descendre.

" La pente, les épines, les falaises, il n'y avait plus de neige... En bas, les cheminées des maisons, qui fumaient. nous attiraient comme des aimants... "

Sortant enfin du bois et des embûches, ils arrivent près de la ferme de Valentin Duret, que Gaby connaît.

" Quand il sortit, je l'interpellai. Sur le coup, il ne me reconnut pas, tellement j'étais bronzé... " Le paysan fait entrer les deux rescapés. Les Allemands, venant de la ferme voisine, passent devant celle de Valentin sans s'arrêter. Les gars peuvent se laver, se restaurer et dormir jusqu'à la nuit.

Vers vingt et une heures, après une excellente soupe, la première depuis bien longtemps, les deux jeunes, guidés par Suaton, repartent. Traversant la route entre deux patrouilles, ils atteignent la Fillière, puis le moulin de Bevillard, sous les Sages.

" Nous sommes accueillis avec joie. Des rescapés sont déjà là. C'est le refuge de toutes les détresses. "

Le lendemain soir, la Milice arrive et fouille le moulin pour la énième fois, mais la dizaine de gars, prévenue à temps, a pu s'égailler dans la nature. De grange en ferme, de forêt en bois, les gars évitent les pièges tendus par la Milice. Samedi, ils sont chez Charmot.

Vers la fin de la semaine arrive Jacques Lecène. Il raconte alors à son camarade comment, alors qu'il était au poste avancé, il vit arriver des éléments de la Wehrmacht. Il fit les sommations d'usage, ce qui eut pour effet de faire reculer les Allemands, surpris de la présence si avancée des maquisards. Sur ces entrefaites, la colonne de Jouglas était arrivée. Jacques avait emboîté le pas. Les Allemands n'avaient pas bougé. Puis la route avait été longue jusqu'ici. Mais aujourd'hui, tout est bien qui finit bien. Jacques ne sait pas ce qu'il advenu de Jouglas, mais il a dû passer à travers. Effectivement le lieutenant réussira à franchir les lignes ennemies et à parvenir à Doussard, où nous le retrouverons le 2 avril.

Dimanche, Bruno décide de partir rassurer ses parents. Via Nâves, Annecy-le-Vieux, Veyrier, il parvient, avec beaucoup de chance, à Menthon-Saint-Bernard, où, malheureusement, il est intercepté par une sentinelle vert-de-gris. Présentant sa fausse carte d'identité, que le jeune soldat regarde à la lueur d'un briquet, Bruno explique qu'il travaille dans une coupe de bois pour les gazogènes allemands.

Le jeune homme hésite, puis semble convaincu. En tout cas, Bruno peut repartir. En route, il pense que le soldat l'a parfaitement identifié : souliers et guêtres militaires, ceinturon, veste kaki, hâle...

Vers midi de ce dimanche des Rameaux, Bruno retrouve sa famille à Ugine.

Robert Pichon, un des cuisiniers de la section, qui faisait partie de la sizaine de Houot et qui était arrivé à Champlaitier en 1943, est un solide gars du Nord. Né à Boisieux, il vient de Loos, dans le Nord, et se retrouve avec Marcel Rivière, dit Touraine. Ils décident de ne pas descendre par le sud, mais de suivre les ordres et de rejoindre le Perthuis. Toujours seuls, ils amorcent la descente et se font prendre à Disonche par le G.M.R. " Bretagne ". Ils sont aussitôt embarqués à Thorens.

Quant à Marcel Houot, alias Nancy, un gars originaire des Vosges parti avec la section, s'étant retrouvé seul au col de la Buffaz, il grimpe vers le Lachat et réussir à redescendre ensuite dans la vallée du Nom sans être inquiété. Après six jours de calvaire, il est recueilli par des paysans des Villards-sur-Thônes, où il retrouve d'autres rescapés.

À L'EST, DES GARS DE " SAVOIE-LORRAINE " ET " MORTIER "

Rappelons que ces deux sections sont voisines. La section " Mortier " est installée au Frechet, tandis que la moitié restante de " Savoie-Lorraine " est aux Arvoux.

Marcel Contassot, alias Chanzy, est chef de sizaine à la section " Mortier ", en tant qu'ancien sergent pendant la guerre. L'ordre de décrochage ayant été reçu, il part avec une grande partie de la section et le chef Louis Conte, en direction du Parmelan.

Marcel est arrêté par la Milice, le 27, à Usillon. Il est amené à la mairie de Thorens, où il retrouve Louis Conte. Est également pris par la Milice Henri Gallicher, dit Lariflette, un Tourangeau. Il était venu avec le groupe Lalande.

Lorsque l'ordre de décrochage arrive à la section " Savoie-Lorraine ", Lucien Rannard rassemble les gars qui sont restés avec lui à la suite du partage de la section, afin de tenter le décrochage par Spée, le Pas de la Truie et les chalets de Balme, et rejoindre ainsi la Roche-sur-Foron.

Lucien Rannard et Jacques Lébovici sont arrêtés par les Allemands qui commencent à occuper le Plateau, le 27 mars en fin de journée.

Gilbert Tochon réussit à passer à travers, tout comme René Weil, un réfugié strasbourgeois, qui peut retrouver sa famille alsacienne.

Robert Schlick, dit Rousselot, n'a pas intérêt à se faire prendre, car, né à Bobenthal de père allemand et de mère lorraine, il est de nationalité allemande.

En février 1942, refusant l'incorporation dans l'armée allemande, il avait rejoint Annecy et avait été interné comme étranger sous le numéro matricule 517336, puis envoyé comme ouvrier agricole à Amancy. Il avait rencontré Lucien et tout naturellement était monté fin janvier sur le Plateau des Glières, d'où il tente maintenant de sortir.

Malheureusement, Robert est arrêté par les Allemands près de la Luaz et remis à la Milice, qui l'envoie à Thorens.

SUR LE VERSANT NORD-EST: LA SECTION " BAYARD "

Sur ce versant, rappelons qu'il y a plusieurs sections. Au sud-est du dispositif se trouve la section " Bayard ", qui a sur sa droite la section " Allobroges " d'André Macé, puis en allant vers le nord, d'est en ouest, on trouve la section F.T.P. " Liberté Chérie ", puis la section " Verdun " de Georges Buchez, alias Bruno, et, plus à l'ouest encore, la compagnie Forestier, formée des deux sections " Coulon " et " Chamois ".

Les gars de la section " Bayard " reçoivent l'ordre de décrochage, tard dans la nuit.

" Dépêchez-vous. Il faut évacuer. Les Allemands ont pris pied sur le Plateau. On ne peut pas les contenir. L'ordre est venu. nous devons rejoindre Champlaitier.

On emporte ce que l'on peut, se souvient André Vignon, quelques vivres de réserve. beaucoup de munitions. J'avais, en plus de mon sac et de mon fusil, un gros sac de balles de F.M.. que j'ai traîné jusqu'à Champlaitier. Nous voilà partis dans la neige dure et glissante par endroits et qui cédait parfois sous le poids. Direction le col de Spée...

Les gars partent par petits groupes. Tous ne s'en vont pas sur Champlaitier, comme nous le verrons.

Des gars du Grand-Bornand, qui logent dans des abris faits de rondins de bois et de neige tassée, se préparent à rejoindre la haute vallée du Borne par Petit-Bornand.

Une dizaine d'homme marchent péniblement, en évitant les chalets de Tinnaz, car ils ignorent qui s'y trouvent. Les Allemands sont peut-être déjà là. Les gars descendent dans le talweg de Champlaitier.

Parvenus environ au tiers de la traversée de Champlaitier, ils croisent le chef Roger E... et son adjoint Paul S..., qui partent en direction de Petit-Bornand.

" Arrivée à Champlaitier en ordre dispersé, se souvient André Vignon. Personne ! Nous comptions sur notre chef de section... Il était parti en laissant sa section se débrouiller seule. Nous nous retrouvons, en fin de compte. une dizaine de la section " Bayard ". Que faire ? Dans une région inconnue de nous, sans carte, sans chef, sans rien savoir des positions de l'ennemi. Il s'agissait seulement pour nous de sortir des barrages. On désigne l'un d'entre nous pour prendre le commandement de notre petit détachement. Nous passons par le col de l'Enclave, notre idée étant de passer les barrages en direction de Thorens ou de Mont-Piton. Nous rencontrons enfin la section de Champlaitier. dans une petite baraque en dessous du col, presque au complet avec Louis Morel et le lieutenant de Griffulet... Nous repartons avec eux à la nuit tombante pour chercher un passage. Nous ne trouvons pas le bon chemin. Nous voilà bientôt au-dessus d'un à-pic. Dans la vallée, des batteries de projecteurs fouillent la montagne où nous sommes. Nous rebroussons chemin et, fatigués, nous couchons à même la neige. "

Le matin, les gars, dont notamment Henri Testa et Jean Chapuis, trouvent le passage, mais manquent de se faire prendre, une patrouille allemande passant à proximité d'eux. La colonne est coupée en deux. Raymond Phippaz-Turban part à flanc de coteau en direction de Mont-Piton avec un groupe ; Les autres restent une dizaine. Parmi eux, un gars d'Evires, Marcel Caretti.

" Il nous dit, se souvient André, qu'il connaît les chemins et croit pouvoir passer sans danger. Nous descendons un couloir de neige. Nous décidons qu'il vaut mieux passer sans armes. Nous les cachons sous un rocher, après les avoir bien huilées. Nous mangeons les quelques biscuits qui nous restent. Nous sommes près de la lisière de la forêt. Caretti et Noirot - ce dernier. de la section " Bayard" partent en reconnaissance. Quelques coups de fusil, une rafale de mitraillette, puis plus rien... "

Marcel Caretti et Albert Noirot viennent d'être tués. Soudain le groupe est encerclé par les Allemands, accompagnés de G.M.R.

Bras en l'air, ils nous fouillent. Un G.M.R. tente de nous faire la morale :

Voilà ce que c'est que de désobéir au Maréchal ! Vos chefs vous ont bien eus. Vous êtes des pauvres types..."

Je lui réponds que si nous avions été les plus forts, ils nous lécheraient les bottes. Un Allemand s'indigne parce qu'il trouve sur l'un de nous un chapelet :

Comment ! Vous catholiques ! Pourquoi avec les terroristes ? Warum.

Aidé d'un G. M. R. qui paraît avoir une certaine sympathie pour nous. nous lui faisons comprendre que, comme lui est soldat allemand, nous sommes des soldats français. L'Allemand n'a pas compris. Peut-être a-t-il compris plus tard ! On nous conduit au P. C. de la Luaz, où nous sommes enfermés dans une cave.

Arrive un chef de la Milice, qui déclare aux Allemands en notre présence :

Comment, vous faites des prisonniers ! Cette saloperie, c'est tout juste bon à recevoir une balle dans la tête. Tout à l'heure j'en ai trouvé deux (Caretti et Noirot). Quelques coups de mousquetons, et ils tombent. Quel plaisir cela m'a fait de leur envoyer une bonne rafale de mitraillette pour les achever !

Et s'adressant à un de ses sinistres comparses, qui lui demande s'il a fait enlever les corps, ou à tout le moins, les papiers des morts, il répond :

" On s'en fout ! Ces gens-là n'en valent pas la peine. Les corbeaux se chargeront bien de les nettoyer !

Il se retire. Harassés de fatigue, malgré l'extrême gravité de notre situation, nous somnolons. Un Allemand entre et désigne le plus jeune d'entre nous, dix-sept ans, c'est Chapuis, et lance :

" Dix minutes ! Pistol "

On vient le chercher : Il pleure. Ce n'est heureusement qu'une sinistre plaisanterie. Nous le retrouverons à la mairie de Thorens, où l'on nous emmène maintenant en car.

Coco Bonnefoy est parti de son côté avec des gars du camp de Grand-Bornand, dont l'Espagnol Antonio Buesa, et Georges Groboillot, Lucien Gaertner, notamment.

Parvenus à Champlaitier, les gars descendent sur Orange, puis, longeant la montagne très haut dans le versant, parviennent à Entremont, ce qui n'est pas rien quand on sait l'activité toute germanique qui règne dans la vallée du Borne. Mais dans ces cas-là, il faut savoir, et il faut pouvoir, prendre son temps.

Ils sont une quinzaine à franchir le Borne, de nuit, au pont des Plains, et à gagner un chalet d'alpage au-dessus d'Entremont et du Roc de Charmieux. Ils restent une grosse semaine avant de se disperser à nouveau.

Coco reprendra contact avec la compagnie Joubert, sur Thônes. Antonio se réfugie quelque temps à La Clusaz. Georges rejoindra Evian et la Suisse. Lucien est pris et transféré au Villaret, où nous nous rendrons, plus tard.

Marius Lambert, qui a réussi à franchir les lignes ennemies, reste planqué deux jours et deux nuits dans une ferme de Saint-Laurent. Puis il descend à Ponchy, où il reste encore une semaine, avant de se décider à rejoindre la région de Thônes et de reprendre contact, plus tard, avec le capitaine F.F.I. Joubert.

Il semble bien que le chef de la section et son adjoint aient été capturés à ce moment-là, et qu'ils n'aient pas été remis aux autorités françaises. Mais nous en reparlerons plus loin.

LES SECTIONS " LIBERTÉ CHÉRIE " ET " VERDUN " DÉCROCHENT

La section F.T.P. " Liberté Chérie ", comptant vingt-sept hommes, plus Mirza, une petite chienne adorable, se rassemble pour décrocher.

Les gars s'étaient coupés en deux groupes afin de garder deux positions : une moitié était installée avec André Wolff et André Besson, alias Jim, un gars d'Annecy, dans un chalet sur le chemin du col de Freu, et l'autre moitié, avec huit F.T.P. de Rumilly aux ordres de Marcel Lamouille, cantonnée dans un chalet du Lavouillon, surveillait le flanc du Petit-Bornand.

Les gars de la section " Verdun ", aux ordres de Georges Buchet, alias Bruno, décrochent en même temps. Les deux sections, " Liberté Chérie " en tête, descendent vers les chalets de Balme. " Nous avons eu beaucoup de chance, se souvient Albert Faramaz, dit Bébert, car la lampe de poche de NanNan Gerin s'est allumée au cours d'une chute. Nous avons eu la trouille, car les Allemands étaient dans les chalets de Bellajoux. "

Les gars se laissent glisser sur le derrière dans la neige qui recouvre la combe nord du col de Freu, en espérant qu'aucune avalanche ne se déclenche.

La longue colonne, après avoir enfoncé dans la neige profonde, marchant maintenant sur la glace, arrive à la bifurcation de Balme : à gauche, Orange, à droite, Saint-Laurent. André Wolff décide de prendre la direction d'Orange, avec Georges Buchet et la section " Verdun ". Les F.T.P. de Lamouille et Jim décident, quant à eux, de descendre sur Saint-Laurent qu'ils connaissent bien, lorsque la nuit sera venue.

Les gars de l'A.S. continuent leur chemin, avec pour objectif de retrouver le plus vite possible le campement de départ, à Vailly, village du Chablais.

À un moment, André Wolff s'arrête pour nouer les lacets de ses chaussons à neige. Georges l'attend, tandis que les gars continuent à descendre. Les deux chefs repartent et courent dans le sentier pour les rejoindre. Tout à coup, dans la nuit qui inonde le bois, un coup de feu claque. La sentinelle allemande gueule un ordre. Elle demande le mot de passe.

" Bruno était à ma gauche. Il se planque à gauche. Aloi, je plonge à droite dans le fossé. Les Allemands, alertés par le coup de feu, sortent d'une ferme, derrière leurs lampes de poche. Ils avancent vers moi... "

André, arrêté, est gardé dans une grange jusqu'à la fin de la nuit par une sentinelle, baïonnette au canon. Au petit jour, un officier portant un foulard rouge autour du cou interroge le chasseur alpin.

" Il voulait absolument que je sois étranger. Comme quoi il était persuadé que, là-haut, il n'y avait que des étrangers. Il m'a questionné :

"Jude ? Polack ?

J'ai fait l'idiot. Je n'allais pas lui dire que j'étais alsacien. Je n'ai rien répondu. Il m'a dit. textuellement, en français : Ta vie est brève.

Peu de temps après le départ de l'officier, deux soldats emmènent André, qui pense immédiatement à " la corvée de bois ". Le long du chemin qui le mène vers le peloton d'exécution, André n'a pas peur de mourir. Il a eu le temps de faire son examen de conscience et il est serein. Tout à coup, au détour du chemin, une camionnette attend. Les soldats le poussent à l'intérieur et le véhicule roule vers Thorens, où les Allemands le remettent à la Milice, conformément à un accord passé entre Darnand et Pflaum, contrairement aux vœux du S.S. Jeewe.

Les gars de Vailly, aux ordres d'Henri Raymond, dit Riquet, continuent leur route vers leur port d'attache. Ils parviendront dans leur village après un parcours semé d'embûches, en passant par Pont-du-Giffre. Ce mouvement s'opère sans pertes - ni en équipement, ni en hommes -, véritable exploit quand on sait le ratissage mis en place par l'occupant et les forces de l'ordre, grâce à des sédentaires comme Henri Plantaz, par exemple.

Pendant ce temps, Bruno Buchet, qui n'a pas réussi à rejoindre ses gars, est descendu à travers bois.

Il fait très sombre dans la forêt, et la recherche d'un passage est périlleuse. Le moindre bruit peur être fatal. Bientôt il aperçoit les premières fermes, mais toujours pas de gars de la section. La pente est moins raide. Le replat de Saint-Laurent n'est plus très loin. Ils avance prudemment. Sortir de la forêt comporte de grands risques. Bruno observe les alentours attentivement. Devant lui, il distingue la voie ferrée, où patrouillent les gardes-voies. Cependant, un homme l'aperçoit et lui fait un signe amical.

Bruno se risque. Il se glisse comme un chat et s'intègre silencieusement à la colonne de gardes-voies. Son nouvel ami lui confie aussitôt le mot de passe, nécessaire pour le franchissement du tunnel d'Evires, soigneusement gardé. Ce qui n'empêche pas les sabotages et les explosions de se multiplier. À la sortie du tunnel, Bruno quitte discrètement la colonne, qui continue son inspection dans la nuit et gagne le lieu dit la Glacière. Là, il arrête un camion qui file vers Annecy. Ainsi caché sous la bâche, il retrouve sa famille dès le soir.

Mardi matin, Georges Aragnol rencontre à Annecy un copain, qui l'informe que le bruit court que les Allemands vont convoquer tous les anciens du 27e B.C.A. pour les confronter avec les G.M.R., anciens prisonniers du Plateau. Même s'il ignore qu'un des leurs a parlé, Georges, qui sait que Georges Buchet est à Annecy, retrouve son camarade et ils décident de retourner à Thonon, mercredi matin.

De là, ils gagnent Vailly où, à leur grande joie, ils retrouvent la section au grand complet. Quel miracle ! Les gars sont rentrés à la maison avec armes et bagages, le samedi 1er avril à quatre heures de l'après-midi. Ils ont avec eux quatre F.M. anglais, des mitraillettes Sten et des revolvers, qu'ils ont planqués dès leur arrivée dans la crèche d'une ferme inexploitée.

Rappelons quelques noms. Il y a là, entre autres : Lesage, Pierre Legrand, Gilbert Charles, Fernand Joly, Maurice Pesselier, clic Gaucho, Jean-François Raymond, dit Julot, Cursat, Germain Morel-Chevillez, dit Jimmy, Neuvecelle, dit Marco, deux autres gars et Riquet, bien entendu. Les deux sous-officiers reprenant le groupe en main, décident de donner des permissions aux gars du secteur thononais. Quant aux armes, elles doivent être camouflées aux Charges.

Pendant ce temps là, les F.T.P. de " Liberté Chérie ont passé la journée de lundi à arrêter de nombreux gars qui descendaient, sans armes et sans bagages. Bébert se souvient : " Ils nous demandaient si on était A.S. ou F.T.P. À notre réponse, ils déclinaient notre offre de venir avec nous et préféraient descendre sur Orange. Je me suis toujours demandé combien de ces gars sont arrivés à s'échapper sans encombre...

La nuit venue, Marcel Lamouille, Jim Besson, Alphonse Gerin, dit NanNan, et son fils surnommé Moustique, Melek Bassan, Maurice Rougemont, Michel Moisi, Lucien Zajakowski, le Lorrain, Gessier, dit " la Globe ", un Alsacien, Basile Dorganoff, le Russe, René Colin, un autre Lorrain, Albert Faramaz, dit Bébert, ancien du camp Lelièvre, René, un gars de Grenoble, Jean Pierre, venu de Toulon, Jean-François Georges, un Sétois que ses copains appelent Tchang, ancien du maquis des Dents de Lanfon, avec Déléan, les huit gars de Rumilly, dont Emile Becker et son frère Édouard, deux Sarrois qui avaient préféré la clandestinité à Hitler depuis 1935, et d'autres gars encore, dont quelques jeunes de l'A.S., décrochent en direction de Saint-Laurent, fidèlement suivis par Mirza.

Parvenus à proximité du bourg, les sédentaires de Saint-Laurent et du Petit-Bornand ainsi que les gars de Rumilly, quittent le groupe. Ces derniers s'en vont vers l'Albanais. Ils restent vingt-six maintenant à se diriger vers les Îles, près de Bonneville. Ils sont au bord de l'Arve bien avant que le jour ne se lève, et se planquent dans les buissons de la rive, tout près de la drague.

Là, ils réussissent à entrer en contact avec Martin, chef du sous-secteur F.T.P. de Bonneville. Ce dernier vient leur apporter de la nourriture et à boire, en attendant la nuit.

Mardi soir, donc, un gars fait traverser les rescapés en utilisant une barque servant au transport du bois. Le passeur fait même deux voyages. Tout se passe bien et les gars rescapés des Glières sont maintenant quelque peu à l'abri sur l'autre rive, à Ayse, plus précisément. Le groupe se défait, des jeunes partent, et au bout de quinze jours les F.T.P. de " Liberté Chérie " partent pour Saint-Jean-de-Tholomé. Par la suite, ils voyagent beaucoup - col du Réray, Bovère, les Carroz-d'Arâches, Bogève, Fillinges, Lucinges - avant de se regrouper avec d'autres F.T.P. sur le Plateau des Bornes.

AU NORD-OUEST, LA COMPAGNIE FORESTIER

Prévenu depuis deux heures du matin par les Espagnols, Louis Morel, alias Forestier, attend au chalet du Landron l'agent de liaison et l'ordre de repli officiel, tout en préparant le départ.

Au chalet, il y a un malade, atteint d'une congestion depuis plusieurs jours. Le chef l'a soigné avec les moyens du bord. Avec quatre verres, un rasoir, un peu de coton, il a fait des ventouses scarifiées. Mais il pense que le malade est intransportable.

En attendant le retour des patrouilles et des gars des postes avancés, on prend un copieux repas - soupe et riz - et on prépare le départ.

L'ordre arrive :

" Bayart à Forestier - 26 mars, 22 heures.

La situation sur le front du Petit-Bornand Entremont m'oblige à replier tout mon dispositif sur le groupement Joubert.

Aussitôt que vous aurez reçu les groupes Wolff et Bayard, repliez-vous également sur Joubert. Si à 2 heures du matin, vous n'avez rien vu de ces deux groupes, repliez-vous sur Joubert.

L'infiltration allemande s'est faite par la droite de Lamotte et je risque d'être coupé et tourné par les Auges.

Le chef de la compagnie plie la feuille de papier quadrillée, probablement arrachée à un carnet, et la met dans la poche de sa veste. L'ancien adjudant prend son temps. Il demande que le blessé soit sorti devant le chalet. Un lit de paille et quelques couvertures lui permettront peut-être de s'en sortir. Le capitaine A.S. pense que le gars peut être sauvé s'il reste bien en vue, mais tous ne sont pas d'accord.

Forestier et une partie des " Chamois " partent devant. Il est trois heures et demie environ. Marius Cochet, alias Franquis, chef de la section F.T.P. " Coulon ", doit partir derrière avec les retardataires.

Constant Paisant se retrouve, avec le groupe Forestier, au début d'une colonne d'une trentaine d'unités, où se trouvent, entre autres, son frère Robert, Laurent Dodanne, Fernand Bénédetti, Edmond Maudière et son copain Jacques Jouy, Charles Perret, dit Charlot, Pierre Faure, Louis Baldarelli, Paul Schaeffer, Marcel Botzum, Robert Chancel... Le jour les " prend " vers Tête Noire.

Peu après le départ de Forestier, de Griffolet d'Aurimont arrive près du chalet-P.C. de la compagnie. Il demande à la sentinelle, Armand Gaud, où sont les responsables. Armand répond que Franquis et René Stein sont à l'intérieur avec le malade, Raymond Carrier, un gars de Groisy. Il ajoute que Forestier, Roger Lombard, Paul Pizot et le G.M.R. viennent de partir avec le premier groupe.

Les derniers gars arrivent, ramassent leurs affaires et, en compagnie de De Griffolet, amorcent leur descente. Franquis a pris la décision d'emmener Raymond.

" On est partis avec le malade, se souvient Armand, en le portant à deux, car il avait 41 degrés de fièvre depuis quelques jours, et on se remplaçait souvent, car il était lourd. Il ne pouvait par marcher. Ses pieds traînaient par terre. Nous l'avons porté depuis le col du Landron jusqu'à Rochetaillée. Nous l'avons planqué dans un four à charbon de bois. Deux copains, Marcel Caretti et Fernand Bénédetti. sont restés avec lui... "

Jean Saltel, qui marche avec Franquis, repense à son passé. C'est qu'il en parcouru, du chemin, depuis deux ans.

Sorti des Chantiers de jeunesse en 1942, il avait pris en mai 1943 le train pour la Lozère. Descendu en gare de Villefort, il s'était fait embaucher par un fermier, M. Vincent, mais il avait dû partir au moins d'août pour rentrer chez lui, à Saint-Christolles.

N'ayant pu se rendre en Espagne, il avait obtenu, par une filière, de faux papiers et un biller de chemin de fer pour Annecy. Passé par le square Stalingrad" et Richard Andrès, il avait atterri au mont Veyrier en septembre dernier, avec les Espagnols. De là, il avait rejoint le camp de Déléan, à la Dent du Cruet.

À mesure qu'il marchait, ses souvenirs revenaient en foule. Maintenant, il se souvenait de son arrivée le lendemain de l'attaque allemande, de sa sortie du bois lorsque deux gendarmes et des civils étaient survenus. Les gendarmes l'avait laissé partir. Bien conseillé, il était allé au Chaumer rejoindre un autre groupe F.T.P. et de là, il avait connu Franquis.

Une glissade sur le sentier humide le ramène à la dure réalité. Aujourd'hui, il faut essayer de passer.

Les gars partis les premiers, passent la journée de lundi à se faire sécher sur les rochers, alors que l'aviation allemande bombarde le Plateau.

Forestier examine " à la jumelle " la vallée de la Fillière, à ses pieds, et le Plateau des Bornes. Son regard se porte jusqu'à Mont-Piton. Là, ainsi qu'à la Luaz et aux Biolles, il aperçoit des batteries d'artillerie allemandes qui tirent à tout va, par dessus les bois. L'Enclave est pilonnée par les mortiers de 81. Sur les routes, les mouvements de camions sont nombreux et facilement repérés par la poussière qu'ils soulèvent. Un cordon de nids de mitrailleuses cerne le pied des montagnes. Juste en dessous, vers le château de Sales, les miliciens ont disposé des emplacements de F.M.

Après une journée de repos bien méritée, à la tombée de la nuit, Forestier fait descendre ses gars à travers les bois jusqu'à la lisière inférieure, à proximité des maisons. Bien camouflés dans le bois de Sales, ils observent. Le pré est légèrement en pente jusqu'au chemin départemental. En bas, les miliciens ont placé des postes, face aux premiers taillis. Le chef note les heures de relève.

Le groupe Franquis n'a pu rejoindre. Cependant un gars arrive, affirmant qu'il a vu des miliciens. En réalité, c'est un maquisard qui portait une capote de milicien, qui a été aperçu.

Des miliciens ? Il y en a partout ! Les maquisards, en hommes d'expérience, évaluent leur nombre et leur puissance de feu. Le temps passe ainsi à observer.

Le gros de la troupe Forestier attend. Une belle lune persiste à éclairer le décor. Et comme si cela ne suffisait pas, les miliciens patrouillent sur le chemin, munis de puissants projecteurs. Ils balaient le versant de leurs pinceaux de lumière blafarde. Planqué dans le fourré avec ses hommes, le capitaine A.S. attend que la lune se cache un peu pour franchir les obstacles.

Forestier veut franchir la Fillière et rejoindre Aviernoz, où il sait trouver une maison amie. Constant et son frère, Robert, ne sont pas intéressés par le voyage. Originaires de Même, ils veulent passer chez eux où leur mère vit seule et regagner ensuite le plateau d'Evires, d'où ils étaient partis, il y a un mois.

Le chef de la compagnie est d'accord et les deux frères partent vers le nord en compagnie de Robert Chancel et Laurent Dodanne. Ce dernier, Français né en Suisse allemande, parle le français avec un fort accent. Ancien de Norvège, puis de Dunkerque, il travaillait dans une ferme d'Evires, avant de rencontrer Franquis.

" On s'est embarqués avec la lune dans le nez. se souvient Constant. Ce qui devait arriver, arriva. On est tombés sur la Milice. On s'est fait tirer au F.M. Ça a déclenché tout un feu. On s'est repliés sous le bois. Morel a cru qu'on était morts. Il en a profité pour passer avec ses gars... "

Le bois de Sales et ses environs fourmillent de maquisards qui s'apprêtent à franchir le barrage germano-milicien qu'ils ont devant eux. Nous ne pouvons tous les suivre. Cependant ces exemples nous montrent bien quelles sont les difficultés qu'ils ont rencontrées, la chance ou la malchance qu'ils ont eues.

Vers 23 h 15, des nuages sauveurs obscurcissent la campagne. Interdiction de fumer, de parler. Éviter que les affaires ne s'entrechoquent. Les mots d'ordre passent de bouche à oreille. Le bras de l'adjudant-chef s'abaisse. Les hommes courent, voûtés. Malheureusement, certains tombent sur des palissades, dressées là pour arrêter les congères. Les miliciens, médusés ou transis de froid, n'ont pas le temps de réagir. Les gars de la compagnie portent bien leur nom : les ombres ont déjà disparu dans le parc du château, vers la Fillière.

Les maquisards ne sont pas au bout de leurs peines. D'autres miliciens sont en batterie au-dessus de chez Ballansat, sur un mamelon dominant tout le secteur. Les Allemands ont un très gros dispositif sur le pont de Vuaz. Le groupe se glisse entre deux écueils et sort derrière la ferme de Philippe Contat. Ce dernier, averti par des Espagnols descendus la veille du Plateau, a placé une échelle en travers de la rivière pour en faciliter le franchissement à ses amis. L'eau est très froide. Les gars ont soif. On sort les quarts pour se désaltérer. Roger Lombard lâche le quart du capitaine, qui s'en va au fil de l'eau.

L'ennemi est partout. Il est devant, derrière et sur le pont, à moins de deux cents mètres. Comme des chats, les maquisards passent au pied du mamelon et longent la lisière du bois, en remontant vers Aviernoz. Le danger est passé. Les hommes s'embrassent. Tout à coup, l'auto-mitrailleuse allemande en position sur le pont se met en marche. Guidée par les projecteurs, elle crache des flammes devant elle. Des ordres sont criés. Les Allemands remontent la route. Qu'ont-ils entendu ?

Les jeunes gars progressent de plus en plus vite vers les Terrets. On court plus qu'on ne marche, à travers les bois et les vergers. Arrivés au sommet des Côtes, tous se couchent à l'abri dans le petit Bois Noir.

Mardi matin, 28 mars, le jour n'est pas encore levé, Forestier s'aventure près de la ferme de Francis Métral, à Possy. Caché derrière la palissade, il aperçoit la fermière, qui se rend à l'étable. Il l'appelle afin de savoir si la Milice est dans le coin. Pour toute réponse, elle lui dit qu'il y a déjà dix-huit gars descendus dans la nuit du Parmelan et qu'ils ont trouvé refuge clans la grange.

Braves paysans que cette famille Métrai. Les trois fils sont dans la Résistance. L'aîné, Joseph, est sédentaire. Avec François et André, il a assuré une partie du ravitaillement du Plateau, ces jours derniers. André se souvient :

Il fallait tuer une vache ou bien deux veaux, par semaine. Il fallait les trouver, les acheter, les monter. Que de voyages j'ai faits sur le Plateau.

Quelques instants plus tard, l'adjudant-chef et une dizaine de gars cassent la croûte, bien à l'abri dans une remise, autour d'un seau de café au lait.

Alors que la ferme est pleine de gars en transit, surviennent deux G.M.R. en patrouille. Ils repèrent des maquisards. Discussions, menaces... Deux résistants s'emparent des papiers des G.M.R., qui, inquiets, promettent de ne rien dire. Marché conclu. Les gardes ne diront rien. Personne ne sera inquiété. Après la guerre, les deux G.M.R. contacteront la Résistance pour obtenir des attestations sur leur attitude pendant cette affaire.

Le lendemain, Pierre Bevillard emmène une quinzaine de gars chez lui, au moulin. Certains y resteront plusieurs semaines. D'autres gars partent vers d'autres planques.

Louis Morel, Roger Lombard et sept autres gars prennent la direction de la Mandallaz. Le chef connaît un ami, sur les crêts de Choisy. Tout se passe bien et la petite troupe arrive, saine et sauve, chez Robert Lachavanne. Celui-ci accepte de tout cœur de les héberger. Les gars se transforment en bûcherons pendant une semaine, histoire de se refaire une santé et de se faire oublier quelque temps, en attendant des jours meilleurs, car pendant ce temps, les forces du Maintien de l'ordre continuent à sévir du côté de Thorens.

Jacques Jouy et son ami Edmond Maudière, qui ont reconnu en la ferme des Métral-Boffod la ferme où, il y a quelques jours, la Résistance d'Annecy, en la personne du fondeur Paccard, les avait placés en attendant leur montée, décident de partir dans une autre direction.

Étant arrivés ici par Duingt et le lac, Jacques trouve tout naturel de tenter d'y retourner. Les deux gars parviennent à Annecy-le-Vieux. Jacques part en avant contacter un loueur de barques.

" Celui-ci, un billet dans la main, ne me pose pas de questions. Il me dit avec un petit sourire : " Attachez-la à l'entrée de Duingt. "

Je retrouve mon ami et nous embarquions avec armes et bagages, direction Duingt, en plein milieu du lac. Retour chez le colonel Bellenger. "

Ce dernier avait leur contact lors de leur arrivée en Haute-Savoie. Les deux jeunes, grâce à lui, partent en car pour Ugine, puis Albertville, d'où ils prennent le train pour Paris, les armes dans le filet à bagages...

Robert Chancel, qui venait du Chaumez, regagne le Salève, où bientôt un maquis se reconstitue.

Pendant le temps où certains " Chamois " descendent vers le bois de Sales et la Fillière, Constant et les deux Robert se sont donc repliés dans un bois en amont. En se cherchant, ils s'aperçoivent qu'ils ont perdu Laurent. Le pensant mort à la suite du mitraillage, les trois gars poursuivent leur marche. Constant est persuadé que s'ils ne passent pas cette nuit, ils ne passeront jamais.

Ils tentent une nouvelle descente : projecteurs, nouveaux tirs nourris, nouveau repli dans le bois. Certains y font même un petit somme. Quelques heures plus tard, nouvelle tentative un peu plus loin, alors que la lune a disparu et que le brouillard fait son apparition. Il est trois heures du matin environ. Les gars passent près du hameau de la Luaz, mais se trouvent confrontés aux lacets que fait la route entre le pont de la Zone et les Molliets. Sur le point du jour, ils arrivent à la ferme de Jean Duc.

Il ne faut pas rester là. Les Allemands sont à côté ! Bon, puisque vous êtes là, entrez boire le café ! "

La Milice et les Allemands gardant la voie ferrée, Jean emmène les jeunes dans la bonne direction. Se séparant, les deux frères et leur camarade retrouvent la maison familiale et " la mère ", les larmes aux yeux.

Tandis que les trois jeunes boivent le café au lait bien chaud, quelqu'un frappe à la porte. Les G.M.R. ratissent le vallon, visitent les maisons et fouillent tous les véhicules qu'ils arrêtent sur la nationale. Les maquisards réussissent à s'enfuir en longeant une haie et à se réfugier dans une remise des Setters, où ils restent quinze jours, ravitaillés par leur mère.

Les forces du Maintien de l'ordre et les Allemands sont partout. Ces derniers patrouillent le long de la voie, tandis que d'autres remontent des locomotives couchées sur le remblai. La Milice fait souvent halte à la maison Paisant, située au bord de la route. Julie s'en sort très bien.

Après Pâques les trois jeunes rejoindront le plateau cl'Evires et reprendront la lutte.

Laurent Dodanne n'est pas mort. Remontant le bois, il rencontre deux gars isolés avec qui il passe toute la journée de mardi. Tombant d'épuisement, ils dorment profondément au moment où ils sont arrêtés par les miliciens, qui les amènent à la Luaz.

Déshabillés, ils sont mis contre un mur. Survient alors une voiture allemande. Laurent s'adresse en allemand au capitaine, qui en descend.

" Rion capitaine ! Ils vont nous fusiller. On n'est pas des maquisards.

Vous êtes allemands

- Non. Je suis suisse. Je suis berger. On a été capturés par la Milice et maintenant, ils veulent nous fusiller. "

L'officier oblige les miliciens à conduire leurs prisonniers à Thorens. Ils seront déportés en Allemagne.

Jean Saltel s'est retrouvé seul. Avant le lever du jour, il a franchi la route, grâce au ruisseau qui descend du Mont entre Sales et la Luaz. Alors qu'il dort dans une grange, le paysan propriétaire le recueille et avec Jéhu, un Alsacien et un gars du Doubs, les dirige sur Choisy, où ils trouvent refuge au hameau d'Arthaz, chez Mme Baudet. De là, les gars rejoindront leurs familles.

Vers Rochetaillée, s'étant reposés plusieurs heures, Marcel Caretti, Fernand Bénéderti et leur copain Raymond Carrier (malade) se décident à franchir les barrages. Fernand, que tout le monde appelle Pierre Pinoche, a remplacé un copain, qui a préféré partir avec le groupe de Forestier. Ils retrouvent des gars de la section " Bayard ", comme nous nous l'avons vu plus haut. Marcel part avec eux tandis que les autres tentent leur chance ailleurs.

Survient une patrouille milicienne. Fernand Bénédetti ayant la Milice derrière lui, était grimpé sur le Plateau avec Louis Motel, le 25 février dernier. Aujourd'hui, 27 mars au matin, les gammas l'ont rattrapé et enfermé à la mairie de Thorens, où nous reviendrons.

Raymond Carrier, un gars de Groisy, est arrêté en même temps par la Wehrmacht, près du hameau de Mont-Piton, et remis à la Milice française.

Marcel Botzum et Paul Schaeffer se font prendre à six heures du matin, près du hameau de la Luaz. Ils sont emmenés au hameau de Sales, P.C. du chef milicien Dagostini.

Louis Baldarelli s'est retrouvé dans un deuxième groupe, avec un copain. Ils marchent sans trop savoir où ils vont, exténués par la fatigue et affamés. Au petit jour, ils se sont endormis et ne sont plus que tous les deux. " Le camarade me parle de ses parents. se souvient Louis, puis. pour le cas où il serait tué, il inscrit leur adresse sur un morceau de papier. Ils habitaient Saint-Étienne. Combien de temps sommes-nous restés ainsi ? "

Quoi qu'il en soir, les deux jeunes sont pris par les Allemands et emmenés à l'hôtel du Parmelan, à Thorens. La découverte, lors de la fouille, de l'adresse stéphanoise, dans la poche de Louis, va entraîner une incroyable aventure, que nous découvrirons plus loin.

Robert Laurent, alias Richard, un Bressan qui était monté en février sur le Plateau, est arrêté par les troupes d'occupation au hameau de la Luaz, le 28 mars, et remis à la Milice de Thorens.

D'autres gars du groupe Franquis - ils sont vingt-cinq environ - ont repris leur route à flanc de coteau vers la Luaz.

Tout à coup, " nous avons entendu des bruits bizarres, se souvient Armand. C'étaient des Allemands qui tapaient sur des mulets, à grands coups de bâtons. Nous nous sommes cachés. Puis, nous sommes descendus pour arriver en lisière dit bois, en dessus du pont des Plies. "

Il y a là, entre autres, René Stein, Armand Gaud, François Guerrier, Victoriano Ursua-Salcédo, Jean Gerin, Jean Bajard, Louis Carrara, Franquis et le lieutenant Jacques de Griffolet.

" Nos chefs nous disent : " Reposez-vous. Posez vos bérets et passez-vous de la terre sur le visage ", avant de partir, en rampant, une longue-vue à la main. En revenant, ils nous apprennent que les miliciens sont en train de creuser trois trous pour mettre des F. M. en batterie, juste au-dessus de la route. "

Les miliciens patrouillent très près des maquisards. Franquis montre le toit rouge d'une maison, sur le versant d'en face, en demandant à ses gars de se servir de ce repère pour progresser.

Il est seize heures, ce mardi 28 mars, et les gars attendent la nuit. De Griffolet et Franquis donnent les dernières consignes. " Il faudra passer et ne pas revenir en arrière. S'il y a du grabuge, vous vous servirez de vos grenades et crierez le chiffre treize, pour avertir les copains d'avoir à se coucher... "

Vers deux heures du marin, il fait nuit noire. La lune a enfin disparu et les gars, qui avancent avec prudence, ne voient que quelques mètres devant eux.

" À peine avons-nous fait une quarantaine de mètres, se souvient Armand Gaud, que Franquis se couche et met en joue un milicien. J'entends : " Halte ! " Un coup de feu claque au même moment. Nous continuons assez vite. J'aperçois devant moi une ombre claire. C'est de Griffolet, qui porte une canadienne plus claire que les autres. Je le suis. Il se baisse. Je me baisse. Devant lui, la route est blanche dans la nuit noire. Il traverse cette route en trois enjambées. Au même moment. une rafale le fauche et le blesse mortellement. Je tire un coup de feu en direction du F.M. Entendant couler de l'eau, j'avance encore. Il y a un pont. Une grenade lancée par Franquis explose. Je n'enfile sous le pont en m'assurant qu'il n'y a personne. Une autre grenade explore. Silence, puis enchaînement de rafales de trois fusils-mitrailleurs ou mitrailleuses à balles traçantes. À l'abri dans le ruisseau, je pense aux copains qui sont dans le champ. Ça a duré longtemps...

Cette percée est tout à fait exceptionnelle et quasiment unique.

Des gars ont réussi à passer, comme Marius Cochet, alias Franquis, et d'autres, mais des gars sont morts :

De Griffolet d'Aurimont, lieutenant au 27e B.C.A., mortellement blessé, s'effondre, non sans s'être courageusement défendu. Les sbires de Darnand le fusillent littéralement au F.M., à bout portant, tandis que d'autres lancent des grenades sur lui. Il avait réussi à passer, mais était retourné en arrière pour faire passer des retardataires.

Jean Roger Gerin, né à Annecy il n'y a pas dix-huit ans, le 9 août 1926, Fontoba Casas Paulino, un Taragonnais de quarante et un ans, ancien du 517e T.É., tout comme son copain Avelino Escudo Peinado, mort à trois semaines de son vingt-cinquième anniversaire.

Bajard Jean Claude Philippe, né le 29 janvier 1922, est également tué en tentant de franchir les barrages de la Milice.

François Guerrier est arrêté peu de temps après et amené à Thorens.

Alors que le drame s'affirme au-dessus du pont des Flies, Armand réussit à descendre vers le Flan, à deux cents mètres devant lui. La rivière en crue n'est pas facile à franchir. S'aidant de son fusil, il réussit à traverser, de l'eau glacée jusqu'au ventre. Grimpant vers la ferme au toit rouge, il entend parler derrière une haie.

" C'étaient peut-être des copains. Il fallait les avertir de ma présence pour ne pas qu'ils me tirent dessus. J'ai dit un code, qu'on employait souvent : " Ça chaloupe là-bas. " Ils ont compris... "

Armand retrouve ainsi Lucien Dupont, de la Côted'Évires, Robert Ducimetière, de La Muraz, Raymond Dubois, de son vrai nom Bernard Zelkovitch, Parisien d'origine polonaise, et trois autres gars, à qui il explique que de Griffolet vient d'être mortellement mitraillé au pont.

Dans la nuit, les sept rescapés, conduits par Lucien, se rendent chez " Marius au garde ", à Daudens. De là, ils s'échappent définitivement.

ANTOINE ET ANDRÉ, DE LA S.E.S.

Deux gars de la S.E.S. avaient été chargés d'apporter l'ordre de repli à la compagnie Forestier, au cas où la première estafette échouerait.

Les deux jeunes, marchant longuement dans la nuit et dans la neige, n'arrivent qu'au petit jour sur les positions de Champlaitier.

" J'ai vu une marmite pleine de haricots, se souvient André Véron, dans laquelle les gars, avant de partir, avaient versé leur carbure. Par la suite nous avons su qu'ils avaient été prévenus par d'autres... Nous nous sommes retrouvés seuls, Antoine Lazarotto et moi. Il nous a fallu la journée pour descendre dans la plaine. Nous avons profité de la tombée de la nuit pour passer à travers les lignes ennemies. Tout à coup, un mitraillage important nous fait coucher, en nous cachant sous ma pèlerine des Chantiers de jeunesse.

Nous avons caché nos armes, qui étaient lourdes. On ne pouvait descendre par les sentiers patrouillés par les miliciens. On devait descendre par les bois et les rochers, et nous espérions bien pouvoir revenir chercher nos armes, le jour où le sort en aurait décidé autrement.

De bonne heure (mardi matin), nous avons quitté cet endroit dangereux pour tenter de trouver un autre passage. L'ennemi était en grand nombre. Nous sommes arrivés dans une ancienne carrière, un endroit où il n'y avait plus de neige et où on pensait être à l'abri. Les efforts, l'épuisement, la faim ont fait que nous nous sommes endormis.

Le réveil fut brutal. Nous avons été arrêtés par les miliciens. Ma tenue de Chantiers de jeunesse a été une excuse pour celui qui disait être le chef du camp 40 où, paraît-il, on envoyait les fortes têtes de me mettre une bonne tabassée.

Le moment où j'ai eu le plus peur, c'est lorsqu'il a dit : " Foutez-moi ça contre un arbre et débarrassez-les !

Le fait de m'avoir enfilé le couteau pour couper les boutons, ma ceinture et les lacets de mes chaussures - j'ai cru qu'il allait me tuer. À coups de pied, nous avons été emmenés à l'école de Thorens. Là, on nous a pris en photo, avec d'autres, pour un journal...

La photographie parut avec la mention : " Les terroristes ne sont que des sacs vides. Il n'y a rien à en tirer ! "

Ces jeunes vont suivre le chemin de l'Allemagne, sur lequel nous reviendrons plus loin.

ANDRÉ, LOUIS, ÉTIENNE, ROGER, PÉTRUS ET ANDRÉ...

On se souvient qu'ils sont six gars planqués en contre-bas de leurs positions de Monthiévret, dans une sorte de grotte : André Masson, de Thônes, Louis Ganassali, vingt ans, facteur à Annecy, Etienne Colombet, cuisinier à Saint-Julien, Roger Cerri, d'Annecy, Pérrus Orcet et André Bédet, dit Toto. La nuit est profonde au cœur de la forêt. Les six hommes restent ainsi, à l'abri dans leur grotte, pendant quarante-huit heures, sans oser ni bouger ni sortir.

Dans la nuit de mardi à mercredi, laissant les F.M. dans la grotte, n'emportant que leurs 9 mm, ils descendent à travers le bois Déroberts, empruntant un couloir à avalanches.

De l'autre côté de la vallée, des faisceaux de lumière balaient la route et la rivière. Les gars calculent le temps d'obscurité favorable au franchissement de la rivière. Le Borne, grossi par la fonte des neiges, est haut et il n'est pas question de le franchir aisément. Il faut faire attention aux projecteurs allemands et trouver la passerelle si souvent empruntée. Les gens d'ici l'appellent " la planche à Lotu ". Grâce à des billes de bois jetées en travers du cours d'eau, les gars peuvent parvenir sur la rive opposée et s'aplatir contre le talus, sous le hameau de la Ville.

Sur la route, passe un side-car allemand.

Il est trois heures du matin environ. Certes, il fait encore nuit, mais il faut se planquer avant le jour. André Masson, qui a tant bourlingué dans le secteur, ayant assuré le ravitaillement du Plateau avec un mulet pendant quelques semaines, marche devant.

André, voyant de la lumière dans une ferme, s'approche, tape à la lucarne de l'écurie et se fait connaître. La femme venant vers lui, André lui indique que ses copains et lui veulent rejoindre la ferme de Pierre Burnier, où ils savent trouver aide et assistance.

La fermière, bonne conseillère, lui dit que la maison de Pierre est occupée par les Allemands, le propriétaire étant en ce moment en train de " manger le foin " à Lortier. Elle lui indique ensuite où se trouvent les soldats, et les gars, ainsi renseignés, peuvent continuer leur chemin, avant que le jour ne se lève.

Montant " droit en haut ", en direction de la combe de Mayse, sous les éboulis enneigés du Golet, ils rencontrent Jean Mathevon, un copain de leur section. Lorsque le jour se lève, ils s'installent clans une grange à foin, car il n'est pas question de se déplacer au soleil, les Allemands les auraient repérés.

Les sept gars attendent la nuit en dégustant une couronne de pain. La journée de mercredi se passe sans incident. Le soir venu, ils repartent. La pente, la nuit et la neige profonde ne facilitent pas la progression. Avec l'aiguille Verte comme point de repère, ils marchent inlassablement vers Mayse.

S'étant quelque peu reposés avant de franchir le petit col du Planey, ils atteignent, avant le lever du jour, après une nuit exténuante, les bois au-dessus de la Bouvardière. Chaque gars " squatte " un sapin, car les Allemands, ayant probablement repéré des traces de pas dans la neige, ont envoyé deux cars de soldats au Chinaillon. Là, nos jeunes sont régulièrement ravitaillés par des jeunes filles, dont celles de la famille Tochon, qui " lavent même nos chaussettes ", se souviennent André et Roger.

Ils restent ainsi à l'abri jusqu'au dimanche soir, 2 avril.

Ce soir-là, le scieur Léon Bétemps, beau-frère d'André, Marcel Mermillod et d'autres sédentaires A.S. viennent chercher les gars pour les conduire à la scierie du Terret, tout près du Grand-Bornand.

Sans ralentir leur effort, les gars continuent leur route jusqu'au Plan du Bouchet, via les Mouilles et la Croix. De là, une autre équipe s'occupe des sept rescapés et les conduit jusqu'au chalet du Golet, sous la combe de Paccaly.

Le jour se levant, les gars font halte chez Guidon. Après une journée réparatrice, les cieux André, Roger, Etienne, Louis, Pétrus et Jean se remettent en route vers le col des Aravis, via les Confins.

Au col, la neige est profonde et les gars souffrent énormément.

À l'aube du mardi 4 avril, ils s'installent dans un chalet-restaurant du col, dont ils connaissent le propriétaire. André, en " fouinant " à la cave, découvre une boîte de thon de cinq kilos et une bouteille de Pastis. Mélangée à la neige, cette boisson réchauffe les gars, qui passent cieux jours gratis à l'hôtel de Lucien Thevenet, avec lits, matelas et tout le confort. Au printemps, le journal Le Petit Dauphinois pourra écrire " qu'un restaurant du col des Aravis a été cambriolé par des malfaiteurs ! "

Ils peuvent rester là, sans risques, car dans la nuit de mardi à mercredi, une chute de neige a recouvert toutes traces, même pour les avions de reconnaissance allemands. Jeudi matin, les gars repartent vers la Giettaz. Ils entrent dans le premier bâtiment qu'ils trouvent. André rencontre Marcel Payot, puis Bibolet, chez qui ils s'installent, au village du Plan.

Sortis de la souricière, les gars vont ensuite partir chacun de leur côté. André Masson se rend à Ugine. Roger, parti avec lui et Jean Mathevon, se rend au Montremont, près de Thônes, à travers le col du Marais. André Bédet se rend à Thônes, chez Mme Labaz. Les autres gars seront récupérés par des gars de l'A.S. d'Albertville quelques jours plus tard. Ces sept-là sont passés à travers.

ANTOINE, SEUL...

À la suite de ses rencontres avec les soldats allemands, Antoine Orcet reste accroché dans son épicéa pendant deux jours et deux nuits. Blessé, il attend d'être désenflé, afin de pouvoir marcher. Son idée est de remonter sur les positions de dimanche et de retrouver le passage pour redescendre sur Ville, au bord du Borne.

" Très tôt, mercredi matin. a-t-il écrit. je commence ,non escalade. Il m'a fallu toute la journée du mercredi et la nuit suivante pour enfin trouver un terrain me permettant de descendre vers le pont qui enjambe le Borne, au lieu dit le Moulin.

Vers trois heures du matin, j'arrive en vue du pont, en bordure de bois. Mais - surprise ! - une sentinelle allemande garde le passage. Il fait froid et le torrent fait un vacarme épouvantable, étant en légère crue. Ça m'arrange ! "

Nous sommes le jeudi 30 mars et les Allemands sont toujours là. Antoine observe longuement le soldat qui lui barre la route. " La seule solution, poursuit-il, est de passer le Borne, avant le lever du jour. Comme la sentinelle a froid, elle se promène du pont à la route. J'en profite pour me glisser sous le tablier en poutrelles métalliques, en prenant soin d'effacer mes traces avec un rameau de sapin.

L'eau est froide. Il faut faire vite et par chance, il commence à neiger : plus de traces. Après mes acrobaties de singe, j'arrive sur la rive, longeant la route, dans les vorgines et les herbes. En m'accrochant. je descends le torrent sur une centaine de mètres, et mes vêtements commencent à geler. Je décide, coûte que coûte, de traverser la route. "

À cet endroit, la gorge du Borne s'élargit quelque peu, pour entrer dans l'ombilic d'Entremont. Si la rive droite est encore abrupte, le versant de la rive gauche grimpe doucement vers le hameau de la Ville.

" À découvert, je traverse le petit espace entre la rivière et la route, sans courir, et je continue à avancer, m'attendant à avoir des sommations. Je gravis le talus sur le versant opposé et continue à monter, en passant à l'emplacement des pièces d'artillerie qui nous tiraient dessus quelques jours auparavant. J'étais passé.'

Je frappe à la porte d'une maison. Juste éveillée, la fermière, surprise, s'apprêtait à la traite. Elle me donne des habits secs de son mari, de la chaleur, un bol de café, du reblochon, du pain. pendant que son fils surveille. J'ai dû dormir jusqu'au lendemain matin, mais j'étais sauvé Quelle chance ! "

VII

RÉPRESSION AVEUGLE

" Dans toutes les larmes. s'attarde un espoir. Simone de Beauvoir (La Force de l'âge).

Tandis que les jeunes tentent de quitter le Plateau, l'ennemi réprime avec une violence aveugle. Pour l'exemple, par habitude ou pour exorciser le spectre de la défaite ?

Arrestations, tortures, fusillades et déportations ensanglantent les vallées alentour : Petit-Bornand, Entremont, Thônes, Nâves, Thorens et Annecy restent des hauts lieux de ce martyre.

Le 13 avril 1945, le lieutenant Jacquet, commandant la section de gendarmerie d'Annecy, établit pour le préfet un rapport " sur les événements du Plateau des Glières. du 26 mars au 4 avril 1944. (Français ou étrangers faisant partie de la Résistance tués, blessés ou déportés) " .

En préambule de ce rapport, le lieutenant de gendarmerie écrit :

" Les opérations dirigées contre le Plateau des Glières par les Troupes d'occupation, la Milice, les forces de police et les G.M.R. ont affecté douloureusement un vaste arc de cercle, allant du Grand-Bornand à Thorens, sur le territoire de la circonscription d'Annecy. Les principaux événements se sont déroulés sur le territoire du Grand-Bornand. Thônes, La Balme-de-Thuy, Alex, Nâves et Thorens.

Ces opérations ont coûté la vie à 75 membres de la Résistance. D'autre part, 78 autres, arrêtés, soit par la Milice, soit par les G.M.R., ou les Allemands, conduits au Quartier Dessaix ont été déportés en Allemagne au titre du S. T.O. "

Bien qu'il ne tienne pas compte des communes de la circonscription de Bonneville et que depuis sa date de parution la liste se soit encore allongée, nous avons tenu à vous faire connaître ce témoignage, car il montre bien l'ampleur de la répression, au lendemain de Glières.

LA 157e DIVISION DE MONTAGNE INVESTIT LE PLATEAU DES GLIÈRES

Dimanche soir, ni le chef du Greko d'Annecy, le docteur S.S. Jeewe, ni le commandant de la police de sécurité et des SD, actuellement à Annecy, le docteur S.S. Knab, ne signalent, dans les télégrammes qu'ils envoient à Paris, soit à Knochen, soit à Oberg, l'attaque montée par le colonel Schwer dans l'après-midi. Il est vrai que le colonel a reçu l'ordre, nous l'avons vu, de faire redescendre ses hommes sur leurs bases de départ.

Lundi matin, le lieutenant-général Pflaum, ayant mesuré l'erreur de son subordonné et poussé par Knab et la Gestapo, donne l'ordre d'attaque. Celui-ci parvient aux unités combattantes en fin de matinée.

À 17 h 12, le S.S. Obersturmbannführer Knab, envoie un télégramme laconique, à ses supérieurs parisiens :

La troupe a observé que les terroristes tentent de quitter le Plateau et de passer à travers. À la suite de ces renseignements, le général Pflaum vient d'ordonner de commencer l'attaque, qui ne devait débuter que mardi matin, 28 mars. Les formations allemandes attaquent en trois colonnes. "

Rappelons pour nos lecteurs qu'il s'agit de la colonne du Petit-Bornand, de celle d'Entremont et de celle de Thuy, au sud-ouest.

La colonne du Petit-Bornand, commandée par le capitaine Geier, doit entrer en contact avec le groupement Schneider, au lieu dit Chez-la-Jode.

La colonne Schneider, partie d'Entremont, grimpe directement par la vallée de Norcière, puis oblique vers les chalets Bauds, contre les Auges, pour redescendre sur le Plateau.

Quant au groupement du capitaine Stœckel, parti de Thuy, il doit rencontrer des éléments de la compagnie Schneider, au col des Glières.

Rappelons également, s'il est nécessaire, que les Allemands sont en très grand nombre, cantonnés sur tout le pourtour du massif, avec des P.C. intermédiaires à Petit-Bornand, Entremont, Dingy, la Luaz et un P.C. central à Thônes. Pour faciliter leurs nombreux déplacements, ils ont réquisitionné, depuis samedi, des villageois pour dégager les routes enneigées et notamment, dans les gorges des Étroits, où quatre-vingts deux personnes ont travaillé à déblayer une avalanche.

Au P.C. du Petit-Bornand, le capitaine Geier, le commandant du bataillon, réunit, ce lundi 27, à dix heures, ses officiers et sous-officiers, pour faire le point sur la situation créée hier soir.

À 11 h 20, il reçoit l'ordre d'attaque, pour midi.

" L'ennemi était en train de se replier et l'attaque devait avoir lieu le plus rapidement possible, précise le journal de marche de la compagnie. La compagnie se rassembla. Tous les hommes étaient là, groupé,- exactement dans les formations prévues, revêtus de leurs uniformes blancs de camouflage, les raquettes aux pieds.

Comme l'attaque n'avait pas lieu de nuit, mais de jour, le point important était de s'assurer du soutien efficace des armes lourdes. On pouvait voir, à l'attitude de chacun, avec quelle joie et quelle confiance il avançait d'un pas sûr vers l'objectif malgré la difficulté de la mission. Tant qu'il fut possible, chacun profita de couverts. Les liaisons par téléphone et par radio, avec les postes de mitrailleuses, de mortiers lourds ou de l'artillerie de montagne, prescrites par le commandant de compagnie, marchèrent à la perfection.

Le commandant de compagnie donna l'ordre " feu à volonté " pour les armes lourdes et un tir roulant se concentra sur le col étroit et difficile à atteindre. Chacun devait faire de grands efforts pour ne pas glisser - ce qui aurait mis en péril les camarades qui le suivaient et compromis l'opération tout entière. Aucun coup de feu ne fut tiré du haut du col. Chacun s'attendait à un " tour de cochon " quelconque. qui devait déclencher le feu d'artifice là-haut. L'ardeur avec laquelle chacun se pressait pour arriver au but. faisait plaisir à voir. Chacun voulait arriver en haut, le prendre, et en effet, sans qu'un coup de feu ait été tiré du col, le premier groupe arriva au but, pénétra dans les positions ennemies et les trouva abandonnées. Ensuite ce groupe protégea la progression du reste de la troupe.

Le commandant de compagnie. l'un des premiers au sommet, inspecta à la jumelle le terrain avancé, constitué par une vallée orientée obliquement, avec cieux crêtes distantes de 1.000 mètres et le col de Spée, au centre.

L'ordre suivant fût donné :

La section Hilche se déploiera sur un large front, par la gauche, vers la vallée, en direction d'un groupe de maisons, dont l'une est en train de flamber. La section Schneider avancera par la droite vers la vallée. jusqu'à une maison isolée et de là, s'organisant en hérisson, elle assurera la protection des troupes vers la droite.

Il est 16 heures lorsque l'objectif assigné est atteint, sans la moindre résistance de la part de l'ennemi. La compagnie a atteint l'objectif de la journée sans avoir subi aucune perte. Un des groupes suivants détruit les positions ennemies sur le col et ramène au P.C. de la compagnie, situé auprès de la première section (Hilche), différentes armes abandonnées par l'ennemi.

Chacun regarde avec un vif intérêt les montagnes situées en face, où l'ennemi est supposé se retrancher : Chacun espère que, malgré les grands et pénibles efforts déjà fournis, il sera possible de s'emparer encore de ces crêtes, ou du moins du col. Les hommes sont déçus de ne pas avoir rencontré d'ennemis jusqu'à présent... "

Cette vallée et ces montagnes que les troupes allemandes épient avec inquiétude ne sont pas vides. Si les maquisards sont tous partis, ou presque, certains habitants du Plateau sont encore dans leurs fermes et des jeunes se planquent dans les rochers.

Alexis Rey, réfractaire au S.T.O., habitant sur le Plateau, ne pouvait rester les bras croisés en attendant l'arrivée des Allemands. Son voisin, Raymond Sonnerat, trente et un ans, sédentaire A.S., et lui décidèrent de partir.

" Nous ne sommes pas allés bien loin, se souvient Alexis, car nous voulions savoir ce qu'il adviendrait de nos parents restés dans les fermes, et notre plus gros atout était une parfaite Connaissance du terrain. "

Les deux gars étaient ensuite remontés à deux cents mètres au-dessus des fermes, sous la montagne des Frêtes. À l'abri sous une avancée de rochers, ils attendaient.

Sous la montagne des Auges, un chien hurle à la mort.

Tout comme Raymond et Alexis, Tony et Louis voient arriver les premiers Allemands vers quatre heures et demie de l'après-midi, ce lundi 27 mars 1944. Les soldats avancent jusqu'au P.C. Un groupe s'y installe, tandis que la colonne continue à investir les autres fermes, vers chez François Merlin, et ainsi de suite jusque chez " la Marie du Bosson " et la ferme de Marcel Merlin. L'officier laisse dans chaque chalet deux ou trois hommes de garde.

Un petit groupe de soldats traverse le Plateau, en direction de la scierie. Peu avant la tombée de la nuit, les gars entendent des coups de feu venant de la scierie. Ils pensent immédiatement que les Allemands ont liquidé les blessés. Il n'est pas encore dix-neuf heures et le bâtiment brûle.

Sur leur droite, des skieurs de la 157e viennent d'incendier le chalet du comte Roussy de Sales.

Raymond, Alexis, Tony et Louis s'apprêtent à vivre leur première nuit sur le Plateau, au cœur des troupes allemandes. Tony, dans le silence de la nuit, reconnaît sa langue, que parlent des soldats " allemands ".

À Annecy, derrière ses volets clos, le journaliste Dépollier rédige son journal. Ses écrits montrent la solidité des informations parvenues, dès lundi soir, aux Annéciens. Certes, ils ne possèdent pas les détails, mais déjà ils connaissent les grandes lignes du drame qui vient de se dérouler tout près de chez eux.

On sait déjà que la plupart des gars ont tenté de fuir par le Parmelan, la vallée d'Usillon et celle du Borne. Le journaliste mentionne la fuite des soixante G.M.R. prisonniers depuis le 10 mars, et qui ont réussi à rejoindre leurs coreligionnaires, vers Thorens.

Et il ajoute :

À l'heure actuelle, la situation est la suivante : sur les effectifs totaux. qui peuvent être évalués à 450, les forces du maquis restant encore dans la montagne peuvent être de l'ordre de 120 : un groupe se trouvant sous les ordres d'un ancien capitaine. tin autre sous les ordres d'un ancien lieutenant... Les pertes, non encore évaluées, sont très importantes des deux côtés, mais la proportion est plus grande du côté du maquis... Les Allemands continuent leurs opérations qui, selon les estimations les plus optimistes. pourraient encore durer quarante-huit heures...

Puis, le journaliste, correspondant officiel et par là même autorisé à certaines interviews, consigne celle qu'il a eue dans la journée avec des hommes du G.M.R. " Bretagne ", évadés de Glières et ayant rejoint Usillon, d'où la Milice les a fait conduire, menottes aux mains, à la Villa Mary.

Ils étaient harassés et dirent que durant leur capture, ils avaient été considérés comme de véritables prisonniers. Outre les corvées, ils ont été employés au ramassage des parachutages. Les avions allemands bombardèrent et mitraillèrent de la façon suivante : dès qu'ils avaient sauté la crête de la montagne, ils lâchaient leurs bombes, pour immédiatement voler en piqué et mitrailler les chalets et les groupes qui n'avaient pas eu le temps de se camoufler: Les premiers bombardements ne firent que peu de dégâts. niais dimanche, les tirs eurent plus de précision. Les cinq chalets, incendiés, brûlèrent toute la nuit... L'un des interlocuteurs déclara à la Milice, qui l'interrogeait : `' Il y avait des gosses de 17 à 18 ans, ils ignoraient tout de la guerre. Si les Allemands s'étaient heurtés à des combattants expérimentés, ils n'auraient pas eu si facilement et si rapidement le dessus. "

Nous, nous savons ce qu'il en a été. Le journaliste continue d'inscrire fidèlement les déclarations de ces G.M.R., de la Milice, ou les renseignements qu'il a pu glaner tout au long de la journée.

" Les réfractaires disposaient, selon eux, d'un ravitaillement assez abondant, composé principalement de viande et de pommes de terre. Il n'y avait plus de pain. Les civils propriétaires des chalets étaient contrôlés par les maquis et ne pouvaient descendre dans la vallée pour le ravitaillement. Celui-ci était assuré par les maquisards eux-mêmes.

Les lueurs des chalets en flammes s'aperçoivent depuis Annecy. Le butin fait par les Allemands peut-être évalué à une soixantaine de tonnes - armes, ravitaillement et matériels divers. Les maquisards prisonniers ont été remis aux autorités françaises, qui ont été priées de prendre des sanctions. "

Dans un télégramme, envoyé à deux heures moins le quart, mardi matin, le S.S. Knab donne de très longues précisions à ses supérieurs, quant aux raisons invoquées pour l'attaque prématurée du 27.

" Ainsi qu'il a été déjà signalé l'opération a démarré aujourd'hui (en réalité, hier 27, voir l'heure du télégramme) prématurément. Le démarrage prématuré a eu lieu, ainsi qu'il a été constaté lors d'un entretien personnel avec le général Pflaum, à la suite d'une décision du colonel Schwer, commandant un régiment, sans que celui-ci en ait référé au général Pfaum et sans que la Milice en ait été avertie. Les bataillons étaient déjà en route depuis deux heures au montent où la police de sûreté et le SD en ont été informés. Le colonel Schwer a été amené à prendre cette décision lorsqu'il a été en possession de renseignements sûrs, disant que les terroristes avaient reçu l'ordre de quitter le Plateau isolément.

Prière de ne rien entreprendre par suite du démarrage prématuré. parce qu'il ne semble pas que des inconvénients en soient résultés (ce en quoi le S.S. se trompe, comme nous le verrons plus loin).

Il ressort des dépositions des terroristes faits prisonniers, qu'en raison du feu d'artillerie du 26 mars et de l'attaque d'une section d'assaut allemande le même jour, ceux-ci étaient d'avis que l'attaque générale était déclenchée et avaient donné l'ordre de décrocher dans la nuit du 26 au 27, à 24 heures, en direction de Champlaitier et de se frayer un passage isolément. Ils devaient emporter leurs pistolets-mitrailleurs et le plus de vivres possible. Une partie des terroristes s'est enfuie dans une autre direction. Peu d'arrestations jusqu'à présent. L'ennemi n'opposa aucune résistance aujourd'hui, quoique les points d'attaque eussent déjà été avancés, en partie, aux entrées du Plateau. La plupart menacent de s'échapper. puisqu'un barrage hermétique n'est pas possible, en raison des conditions de terrain. Quarante G. M. R. détenus ont été envoyés en rangs serrés vers la vallée par les terroristes, de même que dix policiers d'état qui avaient été faits prisonniers. Ils ont été arrêtés par la Wehrmacht. Comme il s'agit de membres de la police, ils doivent être remis à la Milice. Les chefs ont dû quitter le Plateau les premiers. Trois membres de la Wehrmacht. qui avaient été enlevés, doivent encore se trouver sur le Plateau...

A noter que lorsque les soldats arrivèrent vers la scierie, ils questionnèrent Richard. Celui-ci, en tenue kaki, réussit à les convaincre, leur déclarant qu'il était prisonnier et blessé par les bombardements. Cru, il fut emmené à l'hôpital, où il se remit de ses blessures.

L'Obersturmbannführer donne ensuite des informations, que ses " employés " ont recueillies sur des prisonniers, à propos des parachutages, avant de voir, " en bon policier ", la suite des événements. Sa guerre à lui, c'est la répression des terroristes !

" Un terroriste prisonnier a déclaré qu'au cours des deux derniers mois, il y a eu trois parachutages anglais. La première fois, ont été parachutés 65 cylindres, contenant armes et maté-riel ; la seconde fois, 15 avions avaient parachuté pendant deux heures et demie. Les terroristes rejettent la faute des attentats sur les F.T.P.. aucun ne veut faire partie des F.T.P. Il a été ordonné à la Milice et à la police française de resserrer le contrôle le long de la ligne de barrage et dans les localités avoisinantes et de rechercher des terroristes dispersés.

Les maires doivent être rendus responsables de la déclaration immédiate des étrangers à la localité. De Vaugelas a déclaré qu'il traduira les policiers qui sont passés aux terroristes ou se sont fait prendre facilement, devant le Tribunal militaire. Par ailleurs, il est d'avis de n'exécuter que les terroristes qui étaient chefs ou faisaient partie des F.T.P. Il lui fut répondu que cette manière de voir était trop douce, parce que des membres de la Milice également sont menacés directement par des terroristes de toutes nuances. Si les terroristes ne sont pas punis, ou intimidés, la terreur ne pourra être brisée.

Des détachements de chasse du service de sûreté ont reçu l'ordre de rechercher les complices des terroristes dans les localités à la suite des dépositions de ces derniers, et de leur demander des comptes.

Conformément aux instructions, le général Niehoff a été informé."

Voilà, pour les S.S. et la Gestapo, les choses sont claires. Les Français sont trop mous et c'est aux services allemands que revient le travail d'extirper cette gangrène du terrorisme.

Mardi 28 mars, les troupes allemandes, sur l'ordre du commandant du bataillon, nettoient le vallon en direction de la ferme de Favre, un alpagiste qui loue le chalet, transformé cet hiver, pour cause de guerre, en infirmerie.

De leur abri, Tony et Louis voient les Allemands se déployer et jugeant la situation dangereuse, décident de partir vers le Petit-Bornand, où Louis a une sœur. Les deux hommes marchent toute la matinée sur le sommet de la crête des Frêtes, vers le col de Spée. De là-haut, ils font signe aux gens qu'ils voient en bas et vers les chalets de Tinnaz, sans se rendre compte qu'il s'agit de soldats allemands. À la nuit, ils font demi-tour et repartent vers Glières.

Pour les Allemands, le but est atteint vers quinze heures, sans avoir obtenu aucun résultat.

Les soldats, ne repérant que des traces, sont déçus de ne pouvoir en découdre. Une patrouille s'avance au sud-ouest de l'infirmerie, clans la direction de la plaine de Dran, rencontre des éléments avancés de la Milice française, ainsi que, comme prévu dans le plan initial, les premiers éléments du 1/98, groupement Stœckel. D'après le rapport allemand, leurs mortiers légers prennent à partie un poste émetteur. Qu'est-ce que les Allemands ont bien pu prendre pour un poste émetteur, vu qu'il n'y en avait aucun sur le Plateau ?

En fin d'après-midi, le capitaine Geier fait établir le campement. Une noria de porteurs apporte le matériel et les sacs des bivouacs, laissés aux Mouilles. D'autres soldats descendent dans la vallée du matériel, récupéré ici ou là : armes et vivres.

Les paysans exploitant le Plateau sont priés de descendre dans la vallée. Les soldats font rassembler les bêtes et les hommes, depuis le chalet Contat. Tous descendent en direction de l'Essen. Les populations ont à peine le temps d'embarquer quelques effets personnels. Les agriculteurs du Plateau laissent derrière eux des années de leurs vies.

À la ferme de François Ballanfat, dit Carpet, située un peu à l'écart, les soldats ne font pas de détail. Le bétail ne pouvant être descendu dans la vallée, du fait de la neige très profonde, ils abattent les vaches et chargent la jument poulinière sur un radeau, pour la tirer jusqu'au sommet de la descente. François parti, les soldats dépèceront les vaches et embarqueront les meilleurs morceaux, laissant sur place, le long du ruisseau, les six ou sept têtes sanguinolentes.

Le mulet, qui avait tant servi à André Masson pour assurer le ravitaillement du Plateau, est descendu à son tour dans la vallée.

Édouard Crédoz, réfugié chez Marie Missillier, a expliqué aux Allemands qu'il était le neveu de Marie et agriculteur ici, et qu'il avait été blessé par le dernier bombardement. L'officier avait donné l'impression de le croire. Aujourd'hui, il ordonne aux deux femmes de partir.

Marie et sa fille descendent avec le bétail à Entremont, tout comme César Sonnerat, habitant un chalet en contrebas des Arvoux. Arrivés dans cette commune, ils seront relâchés, avec ordre de retourner à la mairie de Petit-Bornand. L'occupant ne les escorte même pas.

Sur le Plateau, Marie et sa fille éloignées, les Allemands exécutent Édouard Crédoz de deux balles au cœur ; il s'écroule dans le marais, où est, aujourd'hui, plantée une croix.

Il semble qu'une perquisition au chalet du B... ait permis aux ennemis de découvrir des lettres de maquisards, mais rien n'est moins sûr.

Sur le Plateau, les soldats incendient les chalets qu'ils n'occupent pas. La ferme de François Merlin s'embrase sous les yeux de son fils, caché sous la montagne. Elle brûle longtemps, dans la nuit. Raymond, Alexis, Tony et Louis s'apprêtent à passer leur deuxième nuit au cœur du massif.

Depuis son P.C. de Thônes, à vingt heures, le lieutenant-général Pflaum informe son supérieur, le commandant en chef des armées du Sud de la France, le général Niehoff :

Section Ia. La division signale :

1) La totalité du Plateau des Glières a été occupée ce 28 mars 1944, à 15 heures.

2) Des dépositions des prisonniers nous ont fait savoir que les localités de La Clusaz, Manigod, Alontremont et Le Bouchet ont été désignées comme lieu de rassemblement pour les maquis ayant rompu le barrage. L'occupation de ces localités par des détachements volants est en cours.

3) L'engagement des troupes se trouvant sur le Plateau aura lieu le 29 mars 1944, aux fins de peignage de nombreux ravins et de collectes des armes et des munitions restées sur place.

4) Propres pertes, le 28 mars 1944 : 2 sous-officiers et 2 hommes fort accidentés. Pertes ennemies depuis le début de l'opération : 35 morts et 88 prisonniers.

5) Butin : des quantités assez grandes de fusils, pistolets automatiques. revolvers à barillet et munitions. Le nombre exact n'est pas encore connu.

157e Division de Rés. la N° 1363/44
Secret du 28-3 -44.
Signé : PFLAUM, lieutenant-général.

Une heure et demie plus tard, le S.S. Sturmscharführer Maleski, secrétaire personnel de Knab, envoie le télégramme n° 283 :

" Au B.D.S. Paris, à l'attention du S.S. Standartenführer, Docteur Knochen.

À tous les chefs de police de sûreté et de SD et de détachements en France.

Objet : RECHERCHE DE TERRORISTES EN FUITE.

Lors de l'opération contre le Plateau des Glières. Haute-Savoie, environ 400 terroristes ont pris la fuite. Une grande partie tentera de rentrer dans les localités d'où ils sont originaires. Faire des recherches. Signes de reconnaissance : bruns foncés, brûlés par le soleil, vêtements civils en partie, gilets du maquis.

LES GLIÈRES VUS DE LAUSANNE

Le quotidien La Tribune de Lausanne écrit le jeudi 30 mars, à propos " du centre de résistance qui se trouvait sur le Plateau des Glières. Nous disons " se trouvait ", car il n'est pas exclu que la majeure partie des jeunes gens qui étaient venus se réfugier sur la terre savoyarde ait pu s'enfuir ailleurs. On croit qu'une faible partie des forces du maquis serait restée sur place.

La Wehrmacht attaque le Plateau de Glières, non seulement par La Roche, mais aussi par Thorens, alors qu'elle occupe toute la vallée du Petit-Bornand, pour couper toute retraite possible aux gars du maquis.

Une certaine activité aérienne a été également constatée dans cette région : elle a été survolée par des avions de reconnaissance et des bombardiers légers, qui déjà ont lâché, en certains endroits, à proximité de chalets sis en haute montagne.

Des combats d'avant-garde se sont déroulés dans la région d'Usillon, où des morts et des blessés ont été enregistrés de part et d'autre part. "

Tout cela avec des erreurs et des imperfections, certes, mais on ne peut pas dire que les Savoyards sont aussi bien informés de la situation par Vichy, que ne le sont nos voisins suisses, par leur quotidiens.

RÉPRESSION À PETIT-BORNAND : LA MORT DANS UN MATIN FROID

Mercredi matin, 29 mars, Alexis, sorti de sa cache, découvre une colonne de fumée, qui s'élève en direction de l'est. Le chalet du " Bon Josè " brûle. Un de plus.

Dans la vallée, une heure de l'après-midi, une traction noire s'arrête devant la boulangerie du Petit-Bornand. Les policiers du SD qui en descendent, se précipitent à l'intérieur. Julien Missillier, boulanger, et son fils Paul sont arrêtés alors qu'ils sont à table .Ils sont embarqués à la mairie-école.

Julien est convaincu de la fin, car la famille sait ce que c'est que la résistance. Son fils Lucien " trempe dedans jusqu'au cou ". Avec Roger Broisat, il a ravitaillé le maquis. De plus la boulangerie a accueilli des jeunes réfractaires, arrivés depuis la gare de Saint-Pierre, avant de les diriger sur les différents camps. Le boulanger, en cheville avec le minotier Montessuit afin de faire le pain du maquis, s'alimente en farine, en supplément de tickets, ou bien travaille de la farine venue nuitamment du moulin Bevillard, de Thorens. Paul, pour sa part, jeune homme de seize ans, ravitaille les maquis environnants ou fait office d'agent de liaison si le besoin s'en fait sentir.

Déjà les Allemands étaient venus à la recherche des sacs de farine en trop. La dénonciation leur avait permis de connaître la date, l'heure et l'origine de la farine récemment arrivée chez Missillier

L'occupant rassemble toutes les personnes arrêtées dans une salle de classe de l'école, tandis que la Gestapo procède aux interrogatoires, dans une autre salle. Outre Joseph Vittupier, arrêté le premier, Délestrade (propriétaire de l'hôtel du Raisin, transformé en infirmerie par la Wehrmacht) et sa belle-sœur Olga Piffaretti, sont internés à l'école.

Les troupes d'occupation ont ordre d'arrêter tous ceux qui s'aventurent sur la route, même s'ils sont de passage dans la commune. Marie Missillier et César Sonnerat, cinquante et un ans, qui n'ont rien à se reprocher, viennent grossir les rangs.

Vers seize heures, la Wehrmacht vient chercher Arthur Ballanfat, quarante-deux ans, à son domicile des Lignières, laissant Renée, quatorze ans, l'aînée, et son frère, Aimé, douze ans, bien seuls. Les Allemands patrouillent dans toute la vallée, à la recherche des maquisards qui tentent de quitter le Plateau.

C'est à peu près à la même heure que la patrouille commandée par l'adjudant-chef Schneider est de retour avec quatre prisonniers. Peu de temps après arrive la

patrouille du caporal Frei, tenant deux prisonniers. Selon le journal de marche de la compagnie, " tous ces partisans furent faits prisonniers sur les hauteurs d'où ils avaient tenté de percer en direction de Thorens. Les positions découvertes par les patrouilles sur les hauteurs furent détruites et les armes récupérées. L'organisation de tout le système défensif ennemi était impeccable. " L'Allemand se permet d'ajouter : " S'il avait été occupé par des hommes courageux, il eût été impossible d'y pénétrer. Nos hommes étaient heureux d'avoir pourtant réussi à faire prisonniers des terroristes, quand bien même il n'y en avait que six... "

Si André Michaud réussit à sortir de la nasse et à rejoindre Genève, Lucien Cotterlaz-Rannard, chef de la section " Savoie-Lorraine " est arrêté, tout comme Jacques Lébovici, alias Jacques Launnoy, alias Tito, un gars de sa section. Les quelques " Savoie-Lorraine " qui s'étaient retrouvés étaient partis en direction du col de Spée. Parvenus au col, certains avaient poursuivi vers Freu et d'autres avaient tenté de descendre par le Lova, via les chalets de Tinnaz. C'est là que Lucien et Jacques s'étaient fait prendre par les chasseurs alpins allemands.

Rocher Charra et Paul Siegel, de la section " Bayard ", se font également prendre.

Paul Siegel est (avec Georges Vadot, de la section " Hoche ", qui a réussi à s'en sortir et qui a été un remarquable combattant) l'un des deux gardes qui, lorsqu'ils étaient en garnison au Petit-Bornand, avaient demandé à rejoindre Tom Morel et la Résistance. Ce sont Arthur Ballanfat et Gérard Pessey qui les avaient guidés.

Aujourd'hui, la confrontation risque d'être dramatique, d'autant plus que le garde, pour se sauver, dénonce tout ceux qu'il connaît.

L'abbé Truffy, curé de la paroisse, reçoit une lettre apportée par une estafette et émanant du chef de détachement milicien du Petit-Bornand, qu'il doit signer et retourner sur-le-champ :

" Suivant les ordres relus et qui vous ont déjà été communiqués. je vous invite à ne pas quitter votre cure, que pour vous rendre à votre église et vice-versa. Dans la cas où cet ordre serait transgressé, il me serait désagréable de vous faire arrêter et diriger sur une résidence surveillée.

Croyez, monsieur le curé, à mes sentiments dévoués.

Signé : JACQUET. "

Fidèle à lui-même, le prêtre, qui n'a pas du tout l'intention de rester en place, refuse d'obtempérer et écrit une réponse que l'estafette apporte au P.C. du détachement.

" Je vous serais bien obligé de bien vouloir demander à vos chefs pourquoi on me place dans l'obligation de rester à la cure. Une telle mesure n'est pas prise sans certaines suspicions, ou mêmes certaines calomnies, dont j'ai le devoir de me justifier :

De plus, elle me place dans l'impossibilité de remplir mon ministère. Nous sommes à la période de Pâques, j'ai plusieurs ports de sacrements à faire. J'ai à préparer la fête de Pâques et de plus, la Confirmation, où je dois recevoir mon évêque. Cela me demande, en plus du travail habituel, de voir certains de mes paroissiens.

Je comprends que vous n'empêchiez, comme mes paroissiens, de sortir de la paroisse, mais je ne comprends pas que vous m'empêchiez d'accomplir mon ministère. Si je dois rester à ma cure, il faut que vous me permettiez de prévenir mon évêque de la situation, afin qu'il puisse m'envoyer un vicaire pour les affaires à traiter dans la paroisse.

Pour traiter de cette situation, je vous serais bien reconnaissant de venir me trouver, cet après-midi, afin que nous discutions et que vous puissiez communiquer à vos chefs ce que je vous aurai dit.

Le milicien Jacquet, ayant terminé la lecture du récalcitrant, en réfère immédiatement à son supérieur immédiat, le chef milicien de Bourmont, cantonné à Thorens.

Ce dernier n'est pas content et le fait savoir au curé, par retour d'estafette :

" Il a été convenu, depuis l'arrivée de la Milice au Petit-Bornand, que Monsieur le Curé devait rester dans sa cure ou dans son église.

Il est entendu,

1 ° Qu'entre la cure et l'église, Monsieur le Curé ne doit parler à qui que ce soit ;

2° Que s'il est appelé pour administrer les derniers sacrements, il devra être accompagné d'un milicien.

Monsieur le Curé ne devrait pas s'étonner de telles mesures, étant donné ses relations avec le maquis. Nous sommes décidés à ne pas tolérer plus longtemps les agissements des prêtres qui couvrent leur activité néfaste sous l'inviolabilité de leur ministère. "

Voilà notre curé coincé par la Milice. Il décide de rester à son poste et " à la grâce de Dieu ! "

Le soir, le chef S.S. de la Gestapo, Knab, confirme la situation à ses supérieurs :

Tout le Plateau est occupé par nos forces. Pas de résistance ennemie. Seulement engagement à Montremont entre terroristes et la troupe chargée de barrer les routes.

Un ennemi tué et six prisonniers... "

Il semble que le chef du SD de Lyon, lorsqu'il avance ces chiffres, ne fasse pas allusion à l'attaque contre le groupe Bastian-Joubert, à Morette, qui fut plus meurtrier, mais bien à l'affaire de Bellossier, qui vit la mort de Léon Binvignar et Emile Quéré, et la capture de Louis Sala, Eugène Quérant et Fernand Tardy.

On dénote de l'amertume et la volonté de grossir les événements, pour la hiérarchie, dans les propos qui suivent :

"... 400 à 800 terroristes se trouvaient sur le Plateau. dont environ 400 se sont enfuis, pendant que le reste rôde dans la région voisine. La troupe pourchasse et fait le nécessaire pour rechercher les fugitif dans toute la France. Les terroristes ont abandonné la presque totalité des armes. Des quantités particulièrement grandes d'armes et de munitions, ainsi que du matériel de sabotage ont été prises. Le dénombrement n'est pas achevé.

Aujourd'hui, vingt à trente prisonniers.

Les terroristes cantonnaient dans plus de cent chalets. La troupe a reçu l'ordre de détruire torrs les cantonnement. Les quelques familles de cultivateurs qui s'y trouvent encore seront évacuées. Les terroristes possédaient un émetteur, qui n'a pas été trouvé Ils avaient encore eu le temps d'évacuer leur état-major. Le dépôt était gazé au gaz lacrymogène. A d'autres endroits, un matériel d'adresses important et des photographies ont été saisis. De plus, des bovins en grand nombre ont été capturés. Un récepteur de poche a été trouvé... "

On reste songeur, quant au nombre de chalets occupés par 465 gars. Ils devaient être au large ! De plus on imagine assez mal les gars piégeant le P.C. - avec des gaz lacrymogènes à l'efficacité discutable en temps de guerre et arrivés ici par l'opération du Saint-Esprit -, avant de décrocher dans la nuit, Grotesque !

En ce qui concerne les postes de radio, les choses sont claires et définitives. Les Britanniques n'ont parachuté que trois ou quatre postes de radio, dans des boîtes métalliques, récepteurs uniquement, et qui ne pouvaient en aucun cas servir de moyen de liaison sur le Plateau ou avec l'extérieur, vu qu'ils n'étaient pas émetteurs. Contrairement à ce que dit le S.S. Knab, il n'y avait pas sur le Plateau des Glières de poste émetteur.

Le capitaine Ressegnier est plus terre à terre dans son rapport, qu'il envoie au nom de son chef, le général Pflaum, au commandant des Forces du Sud :

" La division signale :

1) Le Plateau a été peigné ce jour 29 mars, dans sa partie est. On a rassemblé des armes et des munitions, et détruit des cantonnements et des camps.

2) Les troupes se trouvant sur le Plateau seront engagées le 30 mars polir peigner la partie ouest et les versants ouest du Plateau.

3) Les localités nommées dans le rapport du 28 mars, alinéa 2, ont été occupées, et six prisonniers ont été faits.

4) Le nombre total de prisonniers fait à ce jour s'élève à 783.

5) Le butin fait jusqu'à présent se compose comme suit : 87 mitraillettes, 731 pistolets automatiques, 622 fusils, 160 revolvers et 2 fusils antichars.

6) Propres pertes : le 29 mars 1944 : néant. Pertes ennemies depuis le début de l'opération : 39 morts. "

Là-haut, près des étoiles, Tony le Polonais, Louis, Alexis et Raymond, s'apprêtent à vivre leur troisième nuit. Le Plateau vidé de ses habitants semble désert. Seuls les soldats de la Wehrmacht cantonnent dans les chalets qu'ils n'ont pas encore incendiés, ou bien au creux d'un sapin ou d'un rocher.

Dès six heures du matin, le jeudi 30 mars, les premiers groupes de la compagnie Geier se mettent en marche, chargés de tout leur paquetage. Le groupe de commandement part en tête vers Thorens afin d'y organiser le transport de la compagnie, dans la soirée, pour Le Petit-Bornand. Les soldats ont pour mission de ratisser les ravins, les moindres recoins, sur la partie ouest du Plateau, Champlaitier y compris.

" Au cours du nettoyage, on fit sauter et neutraliser de nombreuses casemates et positions ", précise le journal de marche de la compagnie.

Pendant ce temps, d'autres soldats, montés de la vallée, débouchent avec leurs mulets sur la Jode. Les animaux sont laissés sur place, tandis que les hommes, récupérant les armes groupées en tas, font de multiples voyages à travers le Plateau.

Au Petit-Bornand, la répression se poursuit.

Dans la matinée, le milicien Jacquet, accompagné du chef de la Légion, rencontre l'abbé Truffy et l'informe que l'ordre le concernant sera levé demain matin. Vers midi et demi, Gérard Pessey, ayant rendu visite à l'abbé, est arrêté sur le chemin du retour.

À quinze heures, la traction noire qui hante le village depuis quelques jours, stoppe devant la cure. Le sous-officier de la Gestapo vient arrêter le curé. À l'école, ce dernier retrouve une vingtaine de ses paroissiens, dont l'adjoint au maire.

Il est immédiatement interrogé sur son rôle dans la Résistance, sur les Glières, sur ses nombreuses montées au Plateau. Mettant en avant son ministère, il ne peut convaincre les gestapistes, qui continuent à l'interroger sur le boulanger, le boucher, le buraliste...

L'abbé raconte que les maquisards faisaient leur pain tout seuls, qu'ils réquisitionnaient de force le bétail... Quant au buraliste, il n'a jamais été pillé et n'a jamais remis du tabac aux maquisards... Pour les fruitiers, la partie est plus difficile, et Jean Truffy explique aux gestapistes qu'il était impossible de ne pas livrer de marchandises aux maquisards, qui étaient armés, eux !

Les policiers rétorquent " qu'on a eu à les appeler et qu'ils viendront nous défendre, poursuit l'abbé. Je fais l'idiot et leur dis que je suis bien aise de l'apprendre ; qu'ils veuillent bien me donner leur numéro de téléphone pour les appeler la prochaine fois. "

Il est renvoyé dans la cour de l'école, où deux soldats montent la garde, l'arme à la bretelle. Il en profite pour se débarrasser dans les W.-C. de tout ce qui peut être compromettant dans son portefeuille.

Il est à nouveau interrogé. Les policiers sont particulièrement excités par une histoire de tabac'. Où est ce tabac ? Qui l'a monté aux Glières ?... On va le confronter avec celui qui a monté le tabac. Les affaires se gâtent. Le curé est de nouveau envoyé dans la cour, à l'écart de ses ouailles.

Julien Missillier revient d'un interrogatoire mus-clé ". C'est au tour de son fils. Les questions portent sur Lucien, le frère résistant, sur son père, que la Gestapo accuse d'être le boulanger du maquis. Paul ne dit rien : " Je n'avais que seize ans, mais j'étais décidé à ne rien dire. "

Pendant ces interrogatoires, l'institutrice, qui habite au-dessus des salles de classes, ne cesse d'entendre les gémissements des torturés. " J'ai été frappé à coups de bâtons, se souvient Paul. J'étais allongé entre deux bancs, les pieds posés sur l'un et la tête sur l'autre. "

Arthur Ballanfat est emmené à son tour pour être confronté à Siegel. Les Allemands sont convaincus du rôle important joué par Arthur. Vers quatre heures de l'après-midi, une nouvelle escouade part perquisitionner à son domicile. Lorsqu'Arthur revient dans la salle, il passe derrière Paul, en lui disant : " C'est foutu.

Le sergent polonais chargé de la mise en place des lignes téléphoniques avec Annecy et Lyon prévient Paul, qu'il a pris en sympathie, qu'il va être confronté avec le garde. Paul est inquiet, car c'est lui que les gardes avaient contacté en premier. Paul nie tout en bloc. Le policier s'énerve et tandis que l'abbé est une nouvelle fois interrogé, le " mitron " est attaché à un arbre de la cour. Le soldat l'informe qu'il a une demi-heure pour donner le lieu où se cache son frère ainsi que les noms des maquisards qu'il connaît.

Paul ne sait rien. " J'ai toujours nié. Ils n'ont pas tiré, se souvient-il aujourd'hui, avec beaucoup d'émotion dans la voix. J'ai eu de la chance. Sincèrement, je n'ai jamais eu peur, mais j'en ai subi les contrecoups quand ils m'ont relâché... "

Tandis que les interrogatoires se poursuivent, des " paroissiens " rendent visite aux troupes d'occupation. Ici comme ailleurs, la délation fait son œuvre...

Dans la salle de classe prison, Jacques Lébovici, jeune gars de Neuilly, reconnaît en son gardien un soldat qui était avec lui à l'université de Paris. L'Allemand ne bronche pas. Dehors, le ballet des ambulances continue devant l'hôtel du Raisin.

Pour ce qui est de l'abbé, la confrontation avec Siegel est orageuse. Les Allemands renoncent à confronter le prêtre avec Arthur, car celui-ci n'a pas parlé, et ne pouvant rien tirer de plus de l'abbé, ils le renvoient dans la salle de classe, où la nuit tombe doucement.

Le soir, je puis me glisser à côté d'Arthur pour dormir et il me dit : " Vous savez, pour le tabac, je n'ai rien dit mais je suis perdu. Siegel a affirmé que je montais tous les jours. "

Je l'encourageai de mon mieux et lui donnai l'absolution... "

Montée de Thorens, une compagnie allemande atteint Champlaitier dans l'après-midi. Les hommes doivent relever la compagnie du capitaine Geier, partie du Plateau, et la section muletière chargée de redescendre les armes sur Petit-Bornand. À la tombée de la nuit, une section débouche sur les arrières de Tony et Louis. Les deux gars l'évitent de justesse et se préparent pour leur quatrième nuit.

Les troupes chargées de ratisser le Plateau sont arrivées vers trois heures de l'après-midi à Thorens. Là, des véhicules les attendaient pour les ramener à leur cantonnement de Termine, via Saint-Laurent.

Le soir, le capitaine peut faire le bilan de cette journée :

" Les formations de la Milice stationnées à Thorens avaient intercepté les éléments des partisans en fuite poursuivis par nous, et fait environ 200 prisonniers.

Les hommes de la compagnie purent ainsi voir un résultat de leurs efforts et tout le monde revint content à Termine, point de départ de l'opération.

La compagnie ramena le butin suivant : 6 P. M. anglais. 2 mitrailleuses françaises, 2 mitrailleuses anglaises, 3 fusils automatiques et 1 000 coups.

En outre, on a fait sauter 15 postes de combats et 5 maisons, et mis le feu à 20 barrages...

Bonne journée, en somme! La troupe est satisfaite... Les S.S. le sont-ils tout autant ?

Il semble bien que non. En effet, Knab, dans son télégramme du 30 mars, à Oberg et Knochen, écrit :

Opération au Plateau des Glières terminée. La troupe explore encore les régions voisines. La police de sûreté et le service de sûreté (détachement de chasse), recherchent également encore les terroristes en fuite et leur complices. La Milice est encore engagée pareillement. Selon les renseignements reçus jusqu'à présent, le résultat total de l'opération est le suivant :

a) ennemis morts : 39 dont 10 tués par la Milice.

b) prisonniers : 183 (dont 54 G.M.R. et 85 faits prisonniers par la Milice).

c) armes : 87 mitraillettes, 622 fusils, 731 pistolets automatiques. 160 revolvers à barillet, 2 panzerbuchsen (bazookas).

Les munitions et les grenades à main n'ont pas encore été dénombrées. Les terroristes avaient fait sauter, avant leur départ, avec beaucoup de succès, un dépôt d'armes d'une certaine importance. La Milice prétend n'avoir pris que peu d'armes comme butin.

Parmi les prisonniers de la Milice se trouve le chef de groupe F.T.P. du Plateau, un adjudant du 27e bataillon de chasseurs alpins d'Annecy, en plus le neveu du colonel Chappuis (du cabinet du Maréchal). De plus. la Milice aussi bien que les forces allemandes ont capturé quelques Espagnols rouges. Parmi les ennemis tués par la Milice se trouve un lieutenant de la Brigade rouge internationale, ainsi qu'un lieutenant du 27e bataillon de chasseurs alpins d'Annecy...

Il ressort de dépositions de terroristes qu'ils avaient l'ordre de quitter le Plateau pour se rassembler dans leurs camps primitifs.

Appréciations d'ensemble : l'opération était prévue comme une opération militaire parce qu'on supposait que les terroristes allaient défendre le Plateau. Comme aucune résistance n'a été opposée, on n'a pas obtenu le résultat espéré au point de vue du nombre de prisonniers et tués. Par contre, il semble que la plus grande partie du stock d'armes a été prise et que les réserves de vivres ont été gaspillées ou perdues autrement. Il est d'une importance particulière que le Plateau ne pourra plus servir de base pendant longtemps et que le fief du terrorisme, en Haute-Savoie, a perdu son prestige.

Au cours de cette opération, il a été observé également que les terroristes portent souvent des uniformes des Chantiers de jeunesse. C'est pourquoi, je réitère ma proposition d'interdire le port de l'uniforme des Chantiers, en public. "

Ces constatations, venant d'un spécialiste de la répression, sont une preuve supplémentaire, s'il en fallait, pour donner raison à Maurice Anjot, lorsqu'il a décidé le décrochage. Par cet acte, il a coupé l'herbe sous les pieds de la Gestapo, réduisant d'autant les pertes.

Quant à Glières, fief du terrorisme, en Haute-Savoie ", non seulement il a gardé son prestige, mais il a acquis ses lettres de noblesse.

Petit-Bornand, vendredi 31 mars 1944.

Ils sont près d'une vingtaine à être parqués dans cette maudite salle de classe, sans manger et sans boire. Si Joseph Vittupier est là depuis le plus longtemps, certains sont là depuis deux jours.

Dans la matinée, comme depuis le début, les deux gardes sont assis sur des tables, mitraillettes en bandoulière. Tout à coup, une rafale part et atteint grièvement au ventre le soldat assis à l'autre bout de la classe. La fausse manœuvre de son camarade provoque un branle-bas de combat, mais n'attire pas de conséquences sur les détenus. Le blessé est évacué sur Annecy.

À part cet incident, la matinée est relativement calme. Certaines personnes, qui probablement transitaient par la commune, sont relâchées.

Sur le Plateau, les soldats reçoivent l'ordre d'investir la montagne des Frêtes afin d'intercepter les maquisards entendus lors de leur arrivée, hier soir. Tony et Louis, aux aguets, ne se le font pas dire deux fois et décident de s'enfuir, en direction de Champlaitier. Les Allemands ouvrent le feu. Au sommet de la crête, les deux gars se séparent. Tony, à pied, descend vers le vallon de Champlaitier, tandis que Louis, en skis, continue jusqu'aux Collets. Du sommet des falaises, il aperçoit des soldats qui sont en train d'incendier " les Indivis ". Un homme, juché sur le toit, répand de l'essence. Louis tourne à droite et, évitant le Plateau, descend au Jourdil, où il arrive dans la soirée. À la première maison rencontrée, on ne peut le garder, car les miliciens et les Allemands sont partout. Louis se décide à aller chez son frère. Alors qu'il frappe aux volets, le plus discrètement possible, il entend pour toute réponse : " Chez nous on passe par les portes, pas par les fenêtres .'

Il passe la nuit au chaud dans une chambre près du fenil.

Retour dans la vallée du Borne. Dans l'après-midi, une section d'Allemands, menant tilbury et charrettes, arrive à la ferme d'Arthur Ballanfat, tandis qu'une autre section investit la ferme de Gérard Pessey. Aux Lignières, ils ne perquisitionnent pas, ils pillent. Voulant embarquer tout ce qu'ils peuvent, ils réquisitionnent Mathurin, le frère d'Arthur, qui habite l'autre moitié de la maison, et son mulet, que lui avait donné Marcel Lamouille. Mais la bête étant inattelable, Mathurin prend le mulet qu'Arthur avait récupéré, en 1940, lors de la dissolution du 179e B.A.F. et fait plusieurs voyages, sous la menace des troupes d'occupation. Les Allemands font de même, emmenant des jambons, le cochon, une quinzaine de vaches, la gnole, des couvertures, du linge en grande quantité...

Renée sauve le costume de son père, des draps, des couvertures, des vêtements du dimanche et une boîte de papiers de famille. Les enfants sont inquiets, car ils sont toujours sans nouvelles de leur père.

Lorsque le pillage est terminé, que le chien est abattu, les barbares achèvent leur œuvre purificatrice : quatre balles incendiaires et le chalet s'embrase. Il est quatre heures environ et l'ombre est déjà grande dans le vallon de l'Essert.

Renée et Aimé s'en vont. La maison, leur maison, brûle avec leurs souvenirs. Leur enfance s'achève...

La grand-mère s'en va de son côté et les deux enfants trouvent refuge chez le grand-père maternel.

Vers 16 h 30, la plupart des détenus de l'école sont libérés. En sortant, ils peuvent voir les colonnes de fumée qui s'élèvent des fermes de Gérard Pessey et d'Arthur Ballanfat. Julien et Paul retrouvent leur boulangerie. Le curé Jean Truffy est embarqué en voiture pour l'école Saint-François, à Annecy. Joseph Vittupier et deux autres maquisards sont dirigés sur Thônes et son centre de détention du Villaret.

Arthur, Gérard, Jacques, César, Lucien et Léon ne sortent pas. Les Allemands ont, semble-t-il, terminé leur sale besogne. Ayant tué le cochon, volé chez Arthur, ils font bombance à l'hôtel Bellevue, alors que Mme Gaillard a fait cuire l'animal sous la menace.

Les Allemands faisaient la fête. Je n'ai rien dormi, se souvient Renée. J'avais l'espoir que mon père reviendrait. Le samedi, il n'est pas revenu..."

Samedi 1er avril 1944, quatre heures et demie du matin, on assassine !

Les Allemands emmènent les détenus, attachés deux par deux, vers le chemin de Glières. Tout un symbole pour l'occupant.

Jacques Gabriel Lébovici, vingt ans depuis une semaine, et Lucien Cotterlaz-Rannard, dit Papillon, un gars né il y a vingt-deux ans au Reposoir, sont fusillés au lieu dit les Sissibles, hameau de l'Essert.

Non seulement ils appartenaient tous les deux à la section " Savoie-Lorraine ", mais Lucien en était le chef incontesté et respecté.

Un peu plus haut, César Sonnerat, un cultivateur du pays âgé de cinquante et un ans, et Roger Léon Charra, un ouvrier bijoutier d'Annecy, né le 22 septembre 1922, sont fusillés. Le procès-verbal de la mairie dira que Roger avait " une rafale de mitraillette dans le dos et une balle dans la tête à cinq centimètres au-dessus de l'oreille gauche. "

En contrebas, contre la petite falaise de la Lovatière, l'occupant exécute Gérard Léonce Alexis Noël Pessey-Magnifique, fromager-résistant de trente-quatre ans, et Arthur François Ballanfat, des Lignières, cultivateur-résistant de quarante-deux ans. C'étaient, comme César, des enfants du pays.

Les gars de la section " Allobroges ", qui ont réussi à traverser la vallée, entendent sur leurs talons, le vacarme des exécutions.

Au village, Renée et Aimé sont toujours sans nouvelle de leur père. " Comme on n'avait pas de linge, on est partis à Saxia pour coudre une robe. L'après-midi, quand on est revenir chez les grands-parents, Mathurin, revenant avec notre mulet. nous a annoncé qu'on venait de trouver le corps de mon père... "

Lundi, les villageois ont repéré les corps, mais l'occupant a interdit d'y toucher et d'enterrer les fusillés. Lorsque, mardi, les Allemands quittent la vallée, les Borniaux descendent les corps et les entreposent au hangar des pompes, tandis que Clémenceau et Paul Pezet fabriquent les cercueils. Les six victimes de la barbarie sont enterrées le mercredi 5, sans cloches, pour cause de Semaine sainte, et sans le curé Truffy, pour cause de déportation. Le prêtre, transféré à Compiègne le 17 avril, sera envoyé à Dachau, d'où il reviendra en 1945.

Il faut ajouter que la commune est également " animée " par la présence d'imposantes forces de l'ordre venues ici récupérer des cadavres de policiers exécutés en janvier dernier.

Celles-ci, à la suite de la découverte de la fosse du Plan contenant les corps des " canadiennes " enlevées à La Roche-sur-Foron, connaissent l'existence d'un second charnier se trouvant pas très loin du chalet de Marcel Lamouille, aux Cerets, renfermant les corps des inspecteurs enlevés à Bonneville.

Les recherches durent tout le samedi 1er avril, et le lendemain, dimanche, les G.M.R. découvrent au lieu dit les Lignières, deux fosses, renfermant neuf corps " en état de décomposition avancée, défigurés et mutilés par de nombreuses traces de balles ", précise le rapport. Ces policiers seront inhumés le 6 avril, en grande pompe.

Samedi matin, les Allemands sont venus à la ferme où se planquait Louis Merlin. Ils ont embarqué le cochon et d'autre butin. Cette visite étant sans dommage pour lui, dimanche marin, Louis décide de remonter sur le Plateau et vers dix heures, il est de retour à son point de départ. Il voit Tony, qu'il sait méfiant et sur ses gardes. Comment lui faire signe : il regarde le Plateau et lui tourne le dos ! Louis, ne voyant pas ce qui se passe sur le Plateau, ne peut crier ou appeler le Polonais. Il lui lance des boules de neige et des queuquions. Les pommes de pin font leur effet, et les deux compères se retrouvent.

Dans l'après-midi, un petit groupe de miliciens se présente sur le Plateau, où il n'y a plus d'Allemands. Les deux rescapés sont inquiets. Le soir, seuls dans le silence de la nuit, ils font les comptes. Il n'y a plus rien à manger. Pas très loin, Alexis et son ami sont dans la même situation.

Mardi, les deux gars ont un peu perdu la notion du temps. Le frère de Louis, le recherchant, arrive sur le Plateau. Il discute de loin - Tony est méfiant - alors qu'une trentaine de miliciens débouche, montant de Thorens. Heureusement, les forces du Maintien de l'ordre n'aperçoivent personne.

Mercredi 5, Alexis et Raymond descendent dans la vallée, mais nous en reparlerons. Jeudi 6 avril, alors que les miliciens continuent leurs patrouilles sur le Plateau, Louis, emboîtant le pas de l'une d'elle, descend chez sa sœur, à Beffay.

Tony profite de la nuit pour descendre à Mont-Piton. Dans la cour de la ferme des Chaffard, un chien aboie :

Tais-toi. Dragonne, c'est moi. Tony. " Dragonne se tait et Tony frappe à la porte. Les Chaffard l'accueillent comme l'enfant prodigue et le cachent pendant quelques jours. Puis Tony remonte sur le Plateau, où il restera jusqu'au mois de juillet, régulièrement ravitaillé par Louis. Vers la fin du mois, il descendra à Mont-Piton, à la fruitière, avant de partir définitivement rejoindre, en Italie, l'armée polonaise du général Franders et retrouver son copain Josef.

RÉPRESSION À ENTREMONT : INCENDIES ET DÉPORTATIONS

Depuis le 25 mars, le village est investi par les troupes d'occupation, et la Gestapo flaire dans tous les hameaux. Les Entremontins sont rodés. Avant eux, c'étaient les G.M.R., la Garde ou la Milice qui avaient sévi dans la vallée, et quatre jeunes, Louis Mermillod, François Fournier, Joseph Favre Petit-Mermet et Humbert Goy, avaient dû " prendre le maquis ", autrement dit gagner la clandestinité, pendant trois jours. Ils étaient revenus au moment de l'attaque allemande.

Les Allemands, commandés par le capitaine Schneider, ont installé leur P.C. à l'hôtel de France. Ils sont également au " château ", au hameau de la Pesse, où cantonne la section muletière. Certaines maisons du village sont réquisitionnées, d'autres sont visitées. Émile Fresse, ancien prisonnier de guerre 14-18, " mitron " à la boulangerie Maistre, assure l'interprétariat.

Des pièces d'artillerie sont en place, face au Plateau, comme celle installée près de la maison d'Anselme Guillaume, au hameau du Plan-Dessus. Les troupes grimpées par la vallée de l'Ovéran assurent le nettoyage de la montagne des Auges, et d'autres soldats sont chargés des barrages dans la vallée et du contrôle des allées et venues, ainsi que de surveiller les champs au débouché des bois, sur le versant des Glières. Les Allemands font évacuer un certain nombre de fermes ; ainsi la famille Goy doit-elle quitter la maison des Plains.

Des jeunes, tentant de sortir de la nasse, arrivent dans les champs, au-dessus du hameau du Regard. Deux gars sont interceptés. Ils ont à peine seize ou dix-sept ans, pensent les témoins, qui les aperçoivent. Quelle tristesse ! Un autre jeune sort près de la croix du Regard. Les Allemands ouvrent le feu. Le gars réussit à s'enfuir en remontant dans le bois. Les occupants investissent la ferme voisine, appartenant à Claude Perrillat, et embarquent son fils, Paul, et Aimé Donzel.

Deux Espagnols employés à la scierie Favre, Roda-Lopez Patricio et Belloso-Colmenar Félix, ancien du 517e T.É. et, semble-t-il, parfaitement en règle, arrêtés le 29 mars alors qu'ils achetaient du pain chez Maistre, sont descendus au siège du 517e T.É., à Annecy, le jour même. Les Allemands les récupèrent le 30 au matin et les ramènent à Thônes, au Villaret, où ils seront fusillés.

D'autres personnes sont appréhendées, surtout à partir du 30 mars. Jules Perrillat sera relâché après avoir été torturé.

Michel Bozon, alias Jérôme, résistant A.S., travaillait comme bûcheron dans une scierie du village, tout en assurant avec le corps franc de Thônes le ravitaillement du Plateau. Après l'ordre de décrochage, ayant guidé des gars de la section " Leclerc ", dont il fait partie, par le col de la Buffaz, il est redescendu dans la vallée et a repris son emploi de bûcheron, mais il a probablement été dénoncé.

Paul Sérignat, propriétaire de l'hôtel du Borne, arrêté avec Jérôme, est lui aussi déshabillé et durement frappé, derrière son hôtel.

Samedi 1er avril, une panne d'électricité sévit dans le village. L'occupant, persuadé d'avoir à faire à un sabotage, fait savoir que si la lumière n'est pas rétablie pour le soir, les choses iront très mal. Pierre Constantin en sait quelque chose, lui qui se hâte de trouver le résistant-électricien, Lucien Guillaume, qui répare prestement.

Le feu de la scierie Favre reprend légèrement, activé par une petite brise, tandis que vers quatre heures de l'après-midi, deux tractions de la Gestapo stoppent devant l'hôtel de France.

Les policiers embarquent Lucien Levet, propriétaire de l'hôtel. C'est dans ce dernier qu'il y a trois semaines s'est déroulé le drame qui vit la mort de Tom et de Géo.

L'hôtelier est incarcéré au château d'Annecy. Cet homme de quarante ans avait toujours offert un abri sûr aux gars de la résistance. Il avait assuré un précieux service de ravitaillement et de renseignements. Sa femme, s'étant rendue à Annecy, essaie en vain de le faire libérer. Elle intercède auprès d'un milicien que son mari avait connu comme officier d'aviation, mais Hirlemann ne fera rien.

Michel Bozon, Paul Sérignat et Lucien Levet seront déportés. Si les deux premiers reviendront, Lucien, déporté à Buchenwald, puis dans les mines de sel de Dora et Ellrick, trouvera la mort, le 27 décembre 1944.

Arsène Virgile Abbé-Déccaroux est également arrêté. Il hébergeait depuis 1943 des maquisards de passage et assurait des liaisons, courrier ou ravitaillement, grâce à sa brave jument.

Non contents de massacrer des hommes, les Allemands incendient deux maisons appartenant à Jules Perrillat et bâties à Longet. Si elles avaient abrité des maquisards en 1943, certains rescapés s'y abritaient encore une demi-heure avant l'arrivée des soldats. D'autre part, ils font exploser la boulangerie Maistre, dont le propriétaire est retenu prisonnier en Allemagne. Il est vrai que sa femme, Louisa, comme la plupart des boulangers haut-savoyards, ravitaillait le maquis. Les interventions courageuses du maire, Joseph Pessey, ne changent rien, et, après une sonnerie de clairon, le bâtiment explose dans un grand vacarme. Le maire a plus de chance avec la maison d'Arsène Abbé-Décarroux, sise à l'Envers, qu'il réussit à sauver.

Notons au passage que le " trésor " avait été évacué de l'église et que le maître-autel baroque, de 1685, ne fut pas abîmé.

RÉPRESSION À THÔNES :

LES FUSILLÉS NE SERONT PAS " ENCROTTÉS "

Thônes est en pleine effervescence. Les troupes d'occupation ont installé leur état-major au collège Saint-Joseph, à la sortie amont du bourg, réquisitionné tous les hôtels (Grand Hôtel, hôtels du Fier, de la Paix, du Commerce, du Midi...) pour les officiers, et mis en place une antenne sanitaire dans la villa de " Sous-la-Forêt ", dirigée par un colonel, et une infirmerie à l'hôtel Bellevue, aux ordres du médecin-major Martin. Réquisitionnée également, la colonie de vacances des Vairons, de l'abbé Doche, au Villaret. Une ligne téléphonique directe a été tirée depuis le P.C. De plus, une passerelle en bois construite entre les deux ponts permet un accès direct au Villaret, siège de la Gestapo.

Une escouade de miliciens, aux ordres de Dagostini, a sévi dans la ville jusqu'au 24 mars, date à laquelle elle a été dirigée sur Thorens. Cependant, il reste dans le secteur quelques miliciens maintenus aux barrages pour aider les reconnaissances.

Les troupes d'occupation, qui vont se livrer à une effroyable répression, portent les numéros suivants : 15. 423, 11. 824 et 26. 864. Soldats de la Wehrmacht et Gestapo portent, ici, une immense responsabilité quant aux drames qui vont ensanglanter la vallée.

La ville vit sous le régime de la terreur. Les habitants restent chez eux et ne sortent que contraints. Les patrouilles vont et viennent entre le pont de Dingy, les Villards-sur-Thônes, le col de Marais, la haute vallée du Fier et Manigod. Les side-cars sillonnent la vallée et les hameaux sont ratissés. Des pièces d'artillerie tirent régulièrement sur les passages qui permettent de descendre du Plateau, du Lachat, de la Buffaz ou sur la vallée du Fier. Les maquisards qui tentent de sortir sont mitraillés. Les arrestations sont nombreuses.

Nous avons vu les escarmouches, les fusillades, les chalets incendiés sous le Lachat, à Morette ou à Montremont.

Lundi 27, un incendie se déclare à l'hôtel du Fier, promenade Avet. Les locataires allemands évacuent. On croit tout d'abord à un acte de terrorisme, mais les pompiers, arrivés sur les lieux, éteignent ce début d'incendie, dû à un feu de cheminée.

La tension est grande. Les prisonniers, comme Pierre Bastian, sont emmenés au Villaret, où ils sont torturés et défigurés le plus souvent, " aux fins d'interrogatoires ". Bastian, nous l'avons vu, et d'autres gars sont descendus à Annecy et enfermés au château des Ducs de Nemours, à l'école Saint-François ou à la caserne Dessaix, dont nous reparlerons. Mais pour la plupart, la sentence est immédiate.

C'est à peu près à cette date que l'on apprend que Roger Mermillod, un gars de La Balme-de-Thuy, embarqué le 26 janvier dernier, est parti pour l'Allemagne. Il mourra le 22 avril 1945 à Mauthausen.

Mardi 28 mars, au soir, le lieutenant A.S. Jean Mon-net, alias Baron, monte à La Clusaz, avec pour mission de faire au mieux pour récupérer et sauver les gars.

Il est intéressant de noter à ce sujet que Navant, répondant aux demandes de Bayart mais n'ayant que bien peu de forces disponibles, avait demandé à Jean Monnet, un ancien du 27e B.C.A. lui aussi, de voir ce qu'il était possible de faire pour soulager l'emprise allemande sur Glières.

En accord avec le suprême travail qui se faisait là-haut, écrit le lieutenant en 1946 dans son livre Dans le maquis de Haute-Savoie, la guérilla s'organisait dans les vallées. Tous les hommes armés qui n'étaient pas montés au Plateau devaient, par petits groupes, se rassembler dans les vallées pour harceler l'ennemi...

Je fus, pour ma part, chargé d'aller repérer les emplacements des batteries allemandes, ceux des troupes cantonnées, ceux des P.C. et enfin les itinéraires du ravitaillement ennemi. La guérilla projetée devait commencer le 27 mars, un lundi... "

Pour sa mission, l'officier était venu à Saint-Jean-de-Sixt, dimanche, et était grimpé au sommet du Danay. De retour dans la vallée à la nuit tombante, il avait appris la mauvaise nouvelle, " l'ahurissante nouvelle: Glières avait craqué ". Sa mission avait alors changé.

Le mardi soir, il part pour Thônes. Malheureusement, il est arrêté au pont de Morette. L'officier allemand qui l'interroge, en compagnie d'un milicien et d'une milicienne, n'est pas convaincu à la vue des faux papiers. Il fait interner Baron au Villaret.

" J'ai bien cru à ce moment là, pour la troisième fois de ma vie, que je disais adieu à tous ceux que j'aimais. à mes parents, à mes amis, à la vie elle-même. Quel sinistre endroit, ce Villaret ! La nuit était venue. Nous étions tous parqués dans une étable mal éclairée. Peu à peu, je distinguais mes compagnons. C'étaient tous des gars des Glières, reconnaissables à leurs visages bronzés, à leur barbe de plusieurs jours. à leurs vêtements usés. La tristesse et la fatigue se lisaient sur leurs traits creusés. Ils étaient tous allongés contre le mur, les mains liées derrière le dos. Qu'attendaient-ils dans les demi-ténèbres de cette puante étable, dans le mauvais sommeil de cette interminable soirée ? Un jugement sommaire ? Ils ne le savaient que trop. Je ne devais jamais revoir aucun de ces pâles compagnons de ma sinistre nuit. "

Le lendemain matin, l'officier de la Wehrmacht reprend l'interrogatoire. Tandis que le commandant l'interroge à nouveau sur les raisons de sa présence ici, le milicien grogne :

" Vos papiers ? Ils sont trop exacts pour être vrais . " Mais, finalement l'officier lance :

" Allez... Vite à la maison . "

Jean, remis de sa stupeur, part se réfugier chez Mme Vuarcheix, toute dévouée à la cause.

Revenus de leur méprise, les Allemands se mirent à la recherche du résistant, mais celui-ci, restant caché à la ferme Vuarcheix et pouvant compter sur de généreuses complicités, ne fut jamais repris.

Mercredi 29 mars, Joséphine Barrucand, qui avait été blessée en janvier dernier lors de l'attaque de Thuy par la Wehrmacht, décède à huit heures du matin, des suites de ses blessures.

À neuf heures et demie, un convoi allemand formé d'un camion et deux voitures quitte Annecy et prend la route de Thônes. Peu après le col de Bluffy, au lieu dit Navoty, sur la commune d'Alex, le véhicule s'arrête. Il est dix heures.

Les Schutzpolizei cantonnés à Saint-François, appartenant à la compagnie bien connue des Annéciens commandée par le capitaine Krist, du régiment S.S.19 du colonel Prunne, ordonnent aux sept détenus de descendre et de partir. Alors que ceux-ci ont le dos tourné, ils sont lâchement abattus, sur le bord du chemin, que beaucoup connaissent pour être celui des jonquilles :

Marcel Huguet, alias Marcel Petit, dit le Gamin, né en 1903, venait de la région parisienne.

Olivier Fournier-Bidoz, Bornandin de la section éclaireurs skieurs, surnommé l'Anglet, né en 1922, avait été pris le 27, tout près de là ;

Jean Machurat, dit le Petit Ravitailleur, vingt-quatre ans, était originaire de l'Ain, pris au-dessus du Sappey ;

Sébastien Marcaggi, un Marseillais de dix-neuf ans, était à Monthiévret, de la section " Carrier ", pris au-dessus du Sappey ;

Raymond Auguste Barat, qui commençait à vingt ans une carrière dans les P.T.T., connu sous les surnoms de Dubois et Lacombe, venait de l'Ain, et avait été pris au-dessus du Sappey, lui aussi.

Le garde champêtre, Germain Brunet, ayant découvert les corps dimanche après-midi, les procès verbaux des décès sont immédiatement enregistrés par le maire d'Alex, François Fontaine. Malheureusement, il est impossible d'identifier deux jeunes :

Le premier, " un mètre soixante-dix, cheveux bruns, yeux gris ", le second, " un mètre soixante-dix. mince, cheveux roux. "

Quelques jours plus tard, on les identifiera pour être : Émile François Gustave Ravot, vingt-quatre ans, et Charles Mollet, dit Charlot, un jeune de vingt et un ans.

Tous les sept viennent de donner leurs vies pour la liberté. Ce sont probablement eux qui avaient été descendus de Thônes à Annecy, la veille.

Ils sont inhumés à Morette le 2 avril, à dix-sept heures.

Le jeudi 30 mars 1944, les Allemands fusillent treize gars près de la cascade de la Belle Inconnue, au lieu dit les Îles ou l'Isle, vers trois heures de l'après-midi. (Des procès-verbaux portent comme nom de lieu Croix Barrucand, nom de la croix de bois érigée à proximité.)

Deux jours plus tard, on découvre les cadavres de ces jeunes. Ils ont tous été abattus " d'une rafale de mitraillette et d'une balle dans la tête. d'arrière en avant et de bas en haut ".

Louis Lathuile, charpentier, et Jean-Louis Martel, menuisier, sont requis pour fabriquer des cercueils, tandis que le maire de La Balme-de-Thuy, François Déléan, a beaucoup de travail pour inscrire tous les noms sur le registre de l'état civil et mentionner, pour chacun d'eux : " tué par les troupes d'occupation (par balles).

Louis Sala, dit Loulou, né le 11 août 1922 à Blida, Eugène Quérant, né à Thônes le 25 juillet 1923, et Fernand Tardy, Bornandin, un mètre quatre-vingts, olond aux yeux bleus, faisaient partie tous les trois de la section d'éclaireurs skieurs et s'étaient fait prendre à Bellossier, lors de l'investissement de la ferme Binvignat.

Jean Julien Comarlot, dit Gueule d'amour, scieur, né en 1923, était originaire de Saint-Memmie, dans la Marne, tout comme Roger Millet, qui était agriculteur et que l'on n'avait pu identifier immédiatement. Pour le maire, il était " grand. 1,76 m, avec des cheveux bruns et des yeux marron ".

Patricio Roda-Lopez, né le 9 septembre 1905 à Myla, était espagnol, ancien du 517e T.É., tout comme Félix Belloso-Colmenar, né en 1907 à Herbas ; ils avaient été arrêtés à la boulangerie d'Entremont.

Marcel André Sonnerat, né il y a vingt-quatre ans au Petit-Bornand et cheminot à Ville-la-Grand, était le fils d'Anasthase Sonnerat, employé à la S.N.C.F.

Louis Henri Loiseau, dit " Loulou de Faverges ", était né à Barbieu, dans le Cher, le 29 août 1918, et avait reçu en plus une balle dans la poitrine, tirée d'arrière en avant.

Robert Colacioppe était grand, avait des cheveux châtains frisés et des yeux bleus, et avait reçu une rafale de P.M. dans le ventre.

Jean Marie Rivaud, dit Gaby, un gars de vingt-trois ans, originaire d'Izieu, 1,72 m, aux cheveux châtain foncé et aux yeux marron, était le chef de la section " Hoche ".

René Joseph Lugaz était né en 1924 à Jussy-Andilly. Raoul Dufrene, un Annécien de vingt-quatre ans, avait un beau regard bleu.

Le lendemain 31 mars, un capitaine allemand prévient le maire de Thônes de cette exécution et lui demande de s'occuper des corps, en les jetant dans une fosse commune, sans cérémonie.

Mais Louis Haase, à nouveau maire depuis le mois de février, n'est pas décidé à se laisser faire. Non seulement il réussit à éviter certains incendies comme celui de la maison Binvignat, mais il veut enterrer décemment ces jeunes martyrs.

" Je refuse et demande que les fusillés soient ensevelis d'une manière décente en des tombes individuelles, munies d'une croix et avec la bénédiction d'un prêtre.

Refus de la part des Allemands : " C'est un ordre qui vous est donné. Les terroristes ne s'enterrent pas mais s'encrottent. Je refuse, en disant que je ne peux pas me charger de cette mission.

" Je vous répète, me dit l'interprète du capitaine, que c'est un ordre qui vous est donné. "

Je répète que je refuse de l'exécuter et, encore une fois, je demande qu'une sépulture correcte leur soit donnée. Je reste sur ma position, et à ce moment le capitaine me dit : " Nous verrons bien qui aura raison. Je vais en référer à l'Oberst ", de Thônes. "

Vers six heures du soir, le maire est informé qu'il peut faire selon ses vœux, mais entre dix-neuf heures et six heures demain matin - et sans public.

" Je me demandais où je pouvais enterrer ces treize corps. Le cimetière de Thônes se révélait trop petit, et je pensais que malheureusement il y aurait d'autres victimes et qu'il était nécessaire de choisir un lieu plus grand. C'est dans la nuit de samedi à dimanche que me vint l'idée d'enterrer ces malheureux maquisards à proximité de l'endroit où ils avaient été fusillés et au pied même du Plateau des Glières... Le lendemain une équipe de sapeurs-pompiers et d'hommes de bonne volonté se mirent à ma disposition et commencèrent les premiers travaux.

Monsieur le curé de Thônes, monsieur le chanoine Joseph Dumont et son vicaire, l'abbé Alexis Besson se mirent entièrement à ma disposition et les inhumations commencèrent aussitôt. "

Le cimetière de Morette, ainsi créé sur les lieux du martyre, va recevoir les victimes de la barbarie tout au long de ces semaines tragiques. On ne pouvait choisir meilleur endroit pour qu'ils reposent en paix.

Ce même jeudi, dans l'après-midi, vers trois heures et demie, Sauveur Valenti est emmené au lieu dit le Calvaire. Il doit creuser sa tombe avant d'être fusillé. Mais les Allemands, trouvant que cela ne va pas assez vite, décident de le ramener au Villaret et de fusiller tous les prisonniers qu'ils détiennent encore, derrière la colonie de vacances, où le terrain est plus facile à remuer.

Sauveur, qui avait été coiffeur à Gardanne, se souvient probablement de ses copains Henri Mison, qui travaillait chez le docteur Chapuis, à Saint-Jean, Fernand Roman, placé dans la ferme de Jules Buffet, et de Maurice Ceysson, qui travaillait souvent chez Maurice Sylvestre-Gros. Tous les quatre, originaires du Midi, fuyant le S.T.O., avaient atterri aux Villards.

Il est seize heures, maintenant. Après avoir creusé un grand trou, les gars sont exécutés quatre par quatre, d'une rafale de mitraillette dans le dos. La ville retient son souffle. Les détonations roulent dans la vallée. Il pleut des larmes de tristesse.

Gaston Bocquet était né en 1920, à Sillingy, tout près d'Annecy.

Roland Laurent, né à Puteaux, venait d'avoir dix-neuf ans.

Lucien Gaertner n'avait pas encore vingt et un ans. Maurice Phaner était, pour les copains, Petit Maurice. Georges Dumas, dont les papiers disaient qu'il était chambérien et avait dix-neuf ans, était en réalité né en 1916, à Ville-la-Grand.

Jean Couston, Marseillais, n'avait que dix-huit ans et demi.

Paul Lepine, né, selon ses papiers, en 1926, était en réalité Paul Lespine, grièvement blessé à Monthiévret et né en 1926 à Lyon, dans le 6e arrondissement.

Clément Rostaing était un Mauriennais, né au Thyl, le 30 avril 1922. Il allait avoir vingt-deux ans.

Raymond Phippaz-Turban, né à Aix-les-Bains en 1922, donnait - comme son père, chef de gare à Valleiry, fusillé par les Allemands le 16 août 1941 - sa vie pour la Libération de leur pays.

Le Sétois André Prompt, était né en avril 1926. Il n'avait pas encore dix-huit ans !

Sauveur Valenti ne reverra plus les Bouches-du-Rhône, où il était né, il y a un peu plus de vingt ans.

Robert Taisseire, qui avait essayé de s'échapper, fut abattu au milieu du champ, d'une balle dans la tête. Il aurait eu dix-neuf ans en décembre. Le procès-verbal de la commune précise : " Alors que les Allemands le conduisent dans le bois pour le fusiller, il s'échappe. Avait déjà parcouru 200 mètres, quand il tomba, frappé à mort, au bas des Côtes-du-Villaret. L'équipe de secours alla le chercher sur les ordres des Allemands. C'est le premier mort trouvé sur la commune.

L'occupant recouvre les corps d'une mince couche de terre et tourne les talons, satisfait de la mission accomplie.

Ces jeunes étaient, paraît-il, des terroristes... Que dire de ceux qui, ayant le même âge qu'eux, faisaient partie du peloton d'exécution ?

Les fusillés du Villaret seront inhumés à Morette, le 4 avril.

Le vendredi 31 mars, à trois heures moins vingt du matin, le S.S. Knab, toujours à Annecy, communique : D'après les renseignements qui sont parvenus à la Division jusqu'à 17 heures (jeudi 30), le bilan total s'est augmenté comme suit :

a) Tués ennemis :41.

b) prisonniers : 227,

c) armes : 87 mitraillettes, une mitrailleuse. un lance-grenades, 2 fusils antichars. 1.011 pistolets-mitrailleurs, 662 fusils. 160 revolvers à barillet. 300 grenades à main, 130.000 cartouches, 100 kilos d'explosifs, une caisse de matériel de pionnier.

À cette occasion. il faut considérer que le plus grand dépôt d'armes et de munitions a sauté le jour avant l'occupation du Plateau, et ceci non pas comme il avait été annoncé primitivement. par les terroristes eux-mêmes, mais bien à la suite des coups tirés par les armes de bord de l'aviation.

À l'aide des aveux de prisonniers terroristes, toute une chaîne d'auxiliaires importants dans les villages de la vallée est connue. Les opérations contre eux sont en cours...

En ce qui concerne la situation sur la Plateau, il est significatif que. même après son encerclement par les forces de Lelong et jusqu'à l'arrivée des troupes allemandes. le ravitaillement était monté couramment en grandes quantité. depuis les villages de la vallée. Le transport s'effectuait là oc la Garde avait la surveillance des barrages. J'espère avec l'aide de Barrat (Pierre Bastian), trouver les officiers de la Garde responsables... "

Puis le S.S. fait une liste de ses griefs envers les Français, et notamment au sujet des prisonniers faits ici ou là, et de leur destinée.

Nous reviendrons sur le sort des prisonniers et leur déportation, un peu plus loin, mais pour l'heure, notons que le S.S. ne dit rien sur les exécutions sommaires de Thônes ou d'Alex, résolvant le problème des prisonniers, à ses yeux.

Dans la matinée, à 10 h 30, les Allemands exécutent, d'une balle dans la tête et une au cœur, un jeune homme " mesurant 1.82 m, ayant des cheveux châtain clair, frisés et courts, portant une veste bleu marine et un pantalon kaki ", au lieu dit l'Hermitage, près de Thônes.

Ce même 31 mars, à partir de neuf heures du soir, le S.S. Jeewe envoie Télégramme sur télégramme dans toute la France afin d'appréhender des maquisards du Plateau, dont il a les noms et les adresses grâce, selon ses dires, à des listes retrouvées sur le Plateau. Il envoie aux commandeurs du Sipo (police de sécurité) et aux SD locaux, une série de demandes de recherche.

La première, à Lyon, est pour " un certain terroriste Biges... dont les parents ont habité Lyon, où ils ont une fabrique de valises de maroquinerie. Je vous prie d'arrêter les parents et de les interroger sur le séjour de leur fils.

La seconde, à Marseille, est pour " un certain Lan, dont les parents habiteraient La Ciotat, où ils exploiteraient un débit de tabac ". Le télégramme précise que Lan était, avant d'être terroriste, dessinateur au Chantier naval de Marseille. Le gestapiste ajoute :

" Je vous prie d'arrêter les parents et de les interroger sur le séjour de leur fils. "

Pour l'heure, Paul Lan est au hameau du Get, chez Aimé Bastard-Rosset, en compagnie du lieutenant Joubert !

Les troupes d'occupation et la Gestapo quittent Thônes et ses vallées, le 5 avril. Mais la répression n'en est pas pour autant finie dans la vallée du Fier.

Le 13 avril, à 6 h 30 du matin, un convoi allemand monte d'Annecy. Les Schutzpolizei sont de retour, emmenant des jeunes à la mort.

Sur les bords du Fier, au lieu dit Sur-les-Îles, à deux pas de la cascade de la Belle Inconnue, sont ainsi exécutés sommairement treize gars qui avaient, à Glières, juré de vivre libres ou de mourir.

André Delieutraz, dix-huit ans, un gars de Choisy, avait été pris au Grand-Bornand, comme son camarade Jean Macé, alias Jean-François Lapinet, de la section " Allobroges ", qui venait juste d'avoir vingt ans ;

Joseph Vittupier, Saint-Gervolain de vingt et un ans, avait été pris en descendant du Plateau et gardé quelque temps à l'école du Petit-Bornand ;

Jean Paul Valsamis était un des nombreux gars de la classe 42 ;

Roger Marcel Legrand, né dans le 13e arrondissement de Paris le 27 juillet 1920, Paul Le Tallec, un Breton, né le 15 janvier 1922 à Morlaix et Lucien Garot, dit Lulu l'Avion, né le 7 février 1923, avaient été pris tous les trois le 1er avril à l'usine du Giffre, sur dénonciation d'Alphonse P..., un jeune qui était sur le Plateau avec eux et que les Allemands avaient réussi à retourner ;

Raymond Aulagnier venait de Toulon et passait pour un vieux avec ses vingt-sept ans qu'il aurait dû fêter le 15 avril prochain ;

Jacques Henri Lacostaz était né en janvier 1925 ;

Albert Nuzillat et Robert Oms venaient tous les cieux d'Evian. C'étaient des amis d'enfance, nés en 1919. Ils avaient été pris le 1er avril, à La Roche-sur-Foron ;

Un inconnu pouvait bien être Tchékalow, arrêté lui aussi à l'usine du Giffre, le 1er avril.

À ces jeunes maquisards du Plateau s'ajoute Arsène-Virgile Abbé-Décarroux, Entremontain, né le 25 juillet 1885, dont nous avons vu l'arrestation ci-dessus.

Le bruit de la fusillade achevé, le silence retombé, on se risque sur les lieux de l'exécution. Il est sept heures et demie. On ne trouve qu'un corps. Le maire de La Balme-de-Thuy rédige le procès-verbal :

" ... est décédé, au lien dit Sur-les-Îles, un individu de sexe masculin, dont l'identité n'a pu être établie. Son signalement est le suivant : taille 1,70 m, cheveux châtain foncé longs, lèvre supérieure forte, yeux bruns, portant des chaussettes grises, anglaises, une combinaison kaki (mécanicien), avec un raccommodage plus foncé sur le genou gauche, une chemise kaki avec poches, un chandail gris foncé, fermeture Éclair, un blouson de ski bleu, sans souliers. Il portait une cicatrice sur le dos de la main droite, à hauteur de l'index...

Il sera identifié pour être Roger Marcel Legrand. Il a probablement essayé de fuir, au moment de la fusillade, et est mort dans les broussailles, où il a été trouvé.

Pour les autres, il faudra attendre le 26 octobre 1944, car les Allemands les ont enterrés dans deux fosses, une contenant huit corps et une autre, quatre, " avec bien peu de terre par-dessus ".

Lorsque l'heure du bilan viendra, on découvrira que les troupes d'occupation ont réglé le problème à leur manière et que la Gestapo a ordonné une quantité impressionnante d'exécutions.

VIII

" KOLLABORATION"

" Je souhaite la victoire de l'Allemagne.

car sinon le bolchevisme s'installerait partout. Pierre Laval (avril 1942).

La Milice se montre plus qu'un auxiliaire zélé. Elle participe activement à la répression menée par l'armée, les S.S. et la Gestapo. C'est à Thorens que la collaboration de Vichy prend toute son ampleur. Les chantres du régime expliquent aux Français, à travers la propagande - radiodiffusée ou écrire - le bien-fondé de la collaboration.

THORENS, UN BOURG DANS LA GUERRE : LES EXACTIONS DE LA MILICE FRANÇAISE

André Wolff, arrêté par les Allemands, a donc été remis à la Milice. Il semble qu'ils soient plusieurs dans ce cas, et tous pris sur le versant nord du massif, dans la zone de Mont-Piton.

L'occupant a cependant gardé ses affaires, son sac de couchage, son linge, un petit poste de radio récepteur et ses armes, mitraillette Sten, et Smith et Wesson. André est enfermé dans la salle des fêtes de Thorens.

Depuis le 1er février, Thorens est coupé du monde. Les communications téléphoniques et postales avec l'extérieur sont suspendues. La censure est en place à la poste et le télégraphe est supprimé. Mieux, les Thoranais ne peuvent plus sortir du village. Ils ont dû, à plusieurs reprises depuis deux mois, déposer leurs papiers d'identité en mairie, aux fins de vérifications. C'est ce qu'on appelle l'état de siège !

De nombreux barrages sévèrement gardés hérissent les rues et les routes alentour. Les franc-gardes, qui sont plusieurs centaines, cantonnent dans tous les hameaux, d'Aviernoz au Mont-Piton, en passant par la vallée de la haute Fillière.

La particularité de cette bourgade vient, nous l'avons vu, du fait qu'elle abrite le P.C. des forces du Maintien de l'ordre. Les trois hôtels - du Parmelan, de Savoie et du Commerce - sont occupés. C'est là que cantonnent, notamment, l'état-major de la Milice avec Jean de Vaugelas, chef des forces du Maintien de l'ordre, son adjoint, le capitaine Émile Raybaud (ancien élève de Maurice Anjot à Saint-Cyr), chef d'état-major, Charles-Jacques Dugé de Bernonville, chef des opérations. Thorens même est investi par une centaine de miliciens, cantonnant à la salle des fêtes.

La zone dévolue aux forces du Maintien de l'ordre françaises par le général Pflaum, est divisée en trois secteurs d'opérations.

Au nord-est, le secteur est confié à Henri de Bourmont, un homme de petite taille et à l'expression agressive. Il ne manque pas une occasion de rappeler ses antécédents nobiliaires.

C'est la 2e unité de franc-gardes, forte de six trentaines, d'une section de mortiers et d'une section de mitrailleuses, renforcée d'une section de mitrailleuses de la Garde et du G.M.R. " Forez ", qui a en charge ce secteur.

Le chef de Bourmont a sous ses ordres le lieutenant Perrin, qui commande deux centaines cantonnées à la Luaz, aux Cheneviers et au Mont-Piton, où les allemands ont une batterie d'artillerie, et Mongourd, chef de centaine cantonné à la ferme Croset, aux Noyers, qui se dit médecin, à la belle clientèle lyonnaise, et qui est surtout play-boy et fanatique de l'ordre nouveau. Un groupe est en poste au Belles et un autre chez Biron.

Le secteur central est confié au chef milicien Raoul Dagostini, qui commande l'unité de franc-gardes. S'il n'a pas réquisitionné le château de Sales, le milicien s'est installé dans la villa du comte, au hameau de Sales, sur la route de la Verrerie.

Dagostini est un ancien officier d'infanterie coloniale, beau garçon, beau parleur et brave. Mais chez lui, on torture et on assassine. Il a amené avec lui, Mlle Maud Champetier de Ribes, fille du sénateur que les Allemands ont arrêté en 1942.

Cette dernière, véritable amazone, " les hanches délicatement moulées dans un pantalon de milicien, la crinière noire abondante, recouverte d'une casquette plate d'officier, la poitrine ferme sous une vareuse barrée des courroies du baudrier, le regard altier, les lèvres sensuelles. sautant sur le strap des motos de ses collègues masculins comme un cow-boy sur la selle de son pur sang ", comme la décrit, très bien, Serge Henri Moreau -, est connue dans tout le village.

Dagostini, en plus de ses miliciens, est renforcé par un détachement de G.M.R. fort de 90 hommes, basé à la Verrerie.

Le secteur ouest est aux ordres de Di Constanzo (bien connu à Annecy, où il a installé son repaire à la Villa Martens), renforcé du G.M.R. " Bretagne ".

Les exactions des miliciens s'accumulent. Ils font régner une véritable terreur. Les gens restent chez eux et s'activent en cachette, car les miliciens sont imprévisibles.

" Leurs divertissements eux-mêmes ne tendaient qu'à la malfaisance et à la destruction : perforer le corbillard de balles, détériorer la voiture des pompiers, pêcher la truite à la grenade, prendre pour cible les poteaux indicateurs des croisements de routes pour ensuite en publier les photos dans leurs journaux de propagande attestant de l'intensité des combats en Haute-Savoie, jeter le buste de la République à l'eau, après l'avoir traîné dans la rue et avant de l'envoyer à la récupération des métaux, car il était en bronze, étaient leurs plus doux amusements, mais il leur arrivait de se battre entre eux et de tirer des coups de feu à tort et à travers, à la suite d'un bon repas... "

Nous avons vu que depuis le début du mois de mars, les miliciens " instruisent " l'affaire du cimetière.

Nous avons vu qu'un Thoranais avait parlé, sous la torture. Nous partageons le propos de Serge-Henri Moreau, qui écrit :

" ... On ne peut humainement en vouloir à ceux qui n'eurent pas la force morale et physique de supporter tous les raffinements de cruauté en usage.

Mais l'attention de la Milice est détournée pour un temps par l'attaque des Glières par les Allemands et par l'arrivée des maquisards sur les versants nord du Plateau. Nous avons vu, plus haut, de quelle façon certains gars avaient été abattus, tandis que d'autres réussissaient à passer.

Certains sont arrêtés et enfermés dans la cave de la ferme de Lucien Merlin, à Sales, ou dans une cave au fond de la grange de la ferme Lamy. D'autres sont incarcérés dans la salle des archives de la mairie ou dans la salle des fêtes du village. Leur nombre ne cesse de grandir.

Les interrogatoires se succèdent à l'hôtel du Parmelan.

" Les coups de pieds, de poings et de nerf de bœuf les gifles accompagnées de phrases ordurières, les corps tuméfiés, les chairs à vif laissées sans soin, livrées à la gangrène, n'étaient que le prélude à des tortures plus raffinées de la part des matraqueurs. qui, pour la plupart, étaient des hommes de la S.A.C., véritables bourreaux. "

Mais Thorens n'est encore rien, en comparaison de ce qui attend certains dans les geôles annéciennes.

André Wolff est emmené pour être interrogé. C'est Chambaz, milicien de la centaine d'Annecy, qui l'interroge, d'une façon très courtoise. Il n'insiste pas lorsqu'il constate qu'André ne parlera pas. En quittant le maquisard, il lui serre la main et lui glisse son étoile d'éclaireur skieur du 27, en lui disant "Je sais qu'un skieur tient à son étoile. "

Dans la salle des fêtes, les prisonniers sont libres de leurs mouvements, sauf André Wolff et John Dujourd'hui, " menottés " ensemble.

Le 27 au soir, les deux hommes s'installent sous une table pour tenter de dormir. Mais dans la nuit, les miliciens détachent Jean et l'emmènent dans la pièce voisine. Alors commence le matraquage. Les coups pleuvent.

" J'ai entendu hurler : Ils se sont mis à le tabasser avec plaisir : Chambaz est intervenu, se souvient André, pour stopper les coups. Il a été ramené et rattaché avec moi. Mais ce pauvre John n'était qu'une plaie devant et derrière. "

Quand André le fait remarquer au milicien de garde, celui-ci gueule, plus qu'il ne répond :

" Vous pouvez tous crever ! "

Dans la nuit du 28 mars, René Bachet, Raymond Millet, Raymond Bonzi, Louis Morand et tous les gars pris vers Disonche, arrivent à Thorens sous bonne garde après avoir fait une halte dans une ferme.

" Déjà plusieurs prisonniers se trouvent là, allongés sur la paille, a écrit Raymond Millet. L'un d'entre eux geint tout le temps. Il s'agit de Jérôme Bozon. qui a été matraqué Paul Sérignat est lui aussi dans un piteux état. Vers deux heures du matin, nous subissons un interrogatoire à l'hôtel du Parmelan. Dans une grande salle, sous les spots, les chefs miliciens nous demandent des renseignements, auxquels nous répondons de façons fantaisistes. Le chef Chambaz, à l'appel de mon nom que j'ai donné. Gabin, dit qu'il m'a assez vu sur les terrains de football et qu'il est inutile de cacher mon vrai nom ! "

L'interrogatoire continue sur les raisons de leur présence au Plateau, sur la date de leur entrée dans le maquis...

Malgré les insultes, poursuit Raymond, les menaces. nous affirmons nos idées gaullistes. Bref au bout d'une demi-heure, une heure, ils nous ramènent à l'école, enchaînés, où nous tombons complètement épuisés par ces dernières quarante-huit heures terribles. "

Le 29 au matin, le peintre Serge-Henri Moreau se rend aux nouvelles, car la nuit a été chaude. Il trouve Mongourd, gonflé de suffisance comme à son habitude, de retour d'expédition.

Beau tableau de chasse, monsieur, me dit-il dès qu'il m'aperçut.

- Ah ?

- Il y en a quatre beaux ici, sur le chemin, sans compter les autres, de l'autre côté.

Me doutant bien un peu de qui il s'agissait et sachant que les miliciens nourrissaient une haine particulière contre les éléments étrangers qui apportaient un appui efficace au Maquis, je lui posai la question :

- Français ou Espagnols ?

- Français ou Espagnols. me répondit-il, ce sont tous des salauds ! "

Le peintre, arguant qu'il est en train d'écrire l'épopée des forces du Maintien de l'ordre, obtient le droit d'aller voir les corps.

" À une vingtaine de mètres du Moulin, une première victime était étendue sur le dos, bras en croix, les yeux grands ouverts, face au ciel... Il n'avait pas de chaussures...

Un peu plus loin, au pont des Flies, de jeunes miliciens montaient la garde autour d'un gisant, en devisant gaiement. Deux de ceux-là avaient le haut du visage recouvert d'un loup noir, ce qui corsait en eux l'esprit de malfaiteurs. Sans commentaire !...

J'avais devant moi l'aspirant du 27e B.C.A. de Griffolet d'Aurimont, un "salaud " qui trouva la mort après avoir fait passer, en cet endroit, la majeure partie de sa section... Sans chaussures lui aussi, son corps, sur lequel je mis un peu de décence, était horrible à voir Le nez, emporté par une balle, laissait voir la profondeur du sinus. Un doigt avait été enlevé, justement celui qu'ornait une chevalière en or, où ses initiales étaient gravées. " (En réalité cette chevalière représente les armoiries de la famille.)

Pendant ce temps-là, à Thorens, les miliciens détachent John et André, et emmènent ce dernier, afin de reconnaître un gars tué dans la nuit au pont des Flies.

André, des larmes dans les yeux, reconnaît son camarade de Griffolet.

" Je le reconnus. Je n'avais plus aucune raison de cacher qui c'était... "

JACQUES, MILICIEN, ÉCRIT À SON PÈRE

Dans la matinée, Jacques M..., chef de sizaine clans la Franc-Garde annécienne, continue la lettre à son père. Parlant du pilonnage, le 28, des Cheneviers sur l'Enclave, il lui dit :

" .. C'est moi qui vérifiais le pointage de ma pièce et qui mettais les obus, les uns à la file des autres, sans arrêt, en débouchant à 0.

Après le tir, on a démonté et on est partis au ravitaillement. avec cinq types. On tombe sur un terroriste, qui nous tire dessus. Nouveaux coups de feu, mais rien à côté de la veille. Je suis parti à sa poursuite, avec un type.

On tombe sur une patrouille allemande, qui se met en batterie sur nous. Aussitôt, j'ai crié " Franzôsiche Militz ! " Ils ont compris. Je me suis expliqué avec leur sous-officier, qui s'est mis à ma disposition pour attaquer en ligne de bataille. Je l'ai guidé et sur renseignements, nous avons fouillé la campagne. Après avoir patrouillé, je lui ai dit que le type était sans doute caché dans les bois. Il m'a remercié et nous sommes partis, chacun de notre côté.

On est très estimés des Allemands et, quand ils nous voient, ils viennent tous nous serrer la main. Le sous-officier même m'a dit : " J'ai des hommes, cherchons ensemble. "

Nous sommes partis du village et nous sommes maintenant en bas du Plateau, dans un poste. L'Armée secrète bat en retraite en jetant les armes, refoulée par les Allemands. Les officiers ont dit à leurs hommes de fuir en emportant du matériel pour se réunir ailleurs. Mais arrivés à nos postes, les types se rendent et jettent leurs armes. Les officiers essayent de passer en se défendant à la grenade. Il y a des accrochages toutes les nuits. On a eu un chef de trentaine tué et un type blessé Quand ils arrivent ici, en bas, et qu'ils ne peuvent pas passer, ils lâchent tout et remontent pour essayer ailleurs. Dans la nuit d'avant-hier, nous avons pris trois types, dont deux communistes des Brigades internationales.

J'étais couché et on m'a fait lever, à ce moment. On est parti à trois, dans la nature et à un croisement de chemins, on les a fait passer devant. On a armé nos mitraillettes et, sans rien leur dire, on leur a lâché des rafales dans le clos. Ils sont tombés sans faire ouf Ensuite, j'ai pris mon parabellum et je leur ai tiré une balle à chacun, dans la tempe. J'étais content comme tout et c'est une petite vengeance bien minime à côté de ce qu'on leur doit.

Il y a encore cent cinquante types des Brigades internationales, qui cherchent à passer toutes les nuits. La nuit dernière, on a été assaillis par trente types. On en a tué trois et pris deux. Parmi les tués, il y a un lieutenant du 27e B.C.A. Tous les autres sont remontés et attendent la nuit suivante, pour revenir. "

Le milicien fait allusion à la mort du lieutenant de Griffalet, de Jean Gerin, de Jean-Claude Bajard, ainsi qu'à celles de Paulino Fontoba-Casas et d'Avelino Escudéro-Peinado. tués le 27. Il poursuit, en parlant du 29 mars :

" Ce matin, on a ramassé des armes dans le bois. Il y en a en pagaille et autant qu'on en veut, sauf des pistolets. J'ai un fusil anglais tout neuf, sur lequel on a adapté une lunette de tir, qui lui manquait. Cette nuit, on tiré au mortier dans le bois pour déloger des types.

J'ai pas mal de souvenirs pris sur les types et j'ai la photo d'un de ceux que j'ai fusillés. Il se trouvait en ce moment dans l'armée irrégulière en Espagne.

Le chef de secteur vient d'arriver : Il nous a dit que tout à l'heure, le chef Darnand et Philippe Henriot vont venir ici. Philippe Henriot, à midi et demi, va parler sur ce qui s'est passé ici, hier, avant-hier et dimanche. " Puis faisant allusion aux combats du 26, à l'Enclave, il ajoute :

... Les copains blessés sont rentrés ce matin, en chantant Le chant des cohortes. Après l'encerclement. que nous avons eu, les types de l'A.S. ne sont même pas venus chercher nos types qui heureusement ont pu décrocher la nuit. Ils nous apprennent aussi une mauvaise nouvelle. Les deux camarades blessés à côté de moi, au col, et qui avaient été évacués sur Thorens, viennent d'être tués dans un attentat. On les vengera encore. "

Les deux miliciens sont morts des suites de leurs blessures à l'hôpital d'Annecy, mais le bourrage de crâne du milicien de base est féroce.

Henriot " annoncera aussi ce texte envoyé par l'A.S.. par les curés qui avaient été envoyés par le chef Dagostini. C'est lui-même qui vient d'entrer au P.C. et qui arrive d'Annecy, où on lui a fait passer le disque de Philippe Henriot. enregistré hier. À l'instant je suis chez le chef de poste et on garde deux étrangers de l'A.S., dont un vient d'être aussi fusillé par un copain, comme je l'ai fait l'autre nuit...

On vient de me montrer la photo d'un copain blessé dimanche, près de moi. Celui qui me disait : " mon pauvre Jacques ". Je suis photographié à côté, il est déguisé en femme. C'est un souvenir : J'ai également des photos des Brigades internationales et celle de De Gaulle, derrière laquelle il est écrit : " Affectueux souvenir et à tous courage. " Je l'ai prise hier sur un prisonnier de l'A.S.

Cher papa, je termine ma lettre, pour continuer mon service. Tous ces jours-ci, on ne dort pas. On attend les salauds pour les fusiller : Pas de jugements inutiles.

Je t'embrasse bien affectueusement ainsi que toute la famille. Je suis toujours gonflé plus que jamais et je n'ai pas peur. Je vous embrasse tous. "

Après avoir signé, le milicien ajoute quelques lignes, qui montrent bien les ravages que peut faire la propagande de Vichy chez certains jeunes :

On vient de me montrer une photo d'un chasseur alpin du 24e B.C.A., à Hyères, que je connais bien. C'est un chef tueur du maquis. qui a de nombreux attentats à son actif Il est craint de tout le monde et on ne peut pas le retourner : Tu penses, quel étonnement de retrouver ces types-là, criminels. Celui qui m'a fait appeler à Annecy. l'autre jour, c'est pareil. On vient de m'apprendre que lui et ses deux frères sont aussi des tueurs de l'A.S. Il va beaucoup mieux et je demanderai à mon chef l'autorisation de le fusiller moi-même. Je dois le revoir avant, pour le faire parler. Je vais lui montrer que je n'ai pas peur : Je termine ici. cher papa. Je pense que tout le monde est en bonne santé, à la maison.

Baisers affectueux à tous.

JACQUES. "

THORENS, CHEF-LIEU DE LA PROPAGANDE DE VICHY

Très tôt, ce mercredi 29 mars, Joseph Darnand, secrétaire d'État au Maintien de l'ordre, et Philippe Henriot, ministre de la Propagande, arrivent à Annecy, en compagnie de techniciens de la radio, car le ministre doit aujourd'hui lancer ses éditoriaux de Haute-Savoie.

Après avoir rencontré le colonel Lelong à la Villa Mary et le préfet Marion, les deux membres du gouvernements de Vichy se rendent à la préfecture, où Henriot enregistre, sur disque, son éditorial journalier. Ce qui explique que le chef, Dagostini, qui est à Annecy ce matin, puisse en parler à son P.C., où il est de retour vers onze heures, comme nous le confirme le milicien Jacques M..., dans sa lettre ci-dessus.

Vers midi, le convoi officiel part pour Thorens.

À 12 h 40, Henriot est à Thorens. Les haut-parleurs et la radio diffusent, " en direct ", l'allocution. Tous les chefs miliciens sont rassemblés à l'hôtel du Parmelan pour écouter le ministre. Le doute n'est plus permis, l'enregistrement a bien eu lieu à la préfecture et non à Thorens, pour des raisons techniques évidentes. Mais le ministre réussira à convaincre son auditoire qu'il parlait en direct de Thorens.

" C'est de Thorens, Haute-Savoie, que je vous parle ce matin. De Thorens, hier un des quartiers généraux de la fameuse Résistance. J'y suis arrivé tout à l'heure. en compagnie de Joseph Darnand. pour assister à la fin d'une légende, comme je le disais hier soir. Il est bien question. je vous l'assure, de crise dans le commandement de la Milice, de cent miliciens prisonniers et autres mensonges pitoyables, diffusés par une presse qui ravitaille en bobards la crédulité américaine.

Dans Thorens, les camions embarquent par fournées les fameux résistants qui, traqués par les forces du Maintien de l'ordre, débusqués par elles de ce Plateau inexpugnable ont la Milice campe aujourd'hui dans les anciens P.C. de la Résistance, se rendent en foule. Car la fin de cette aventure tragique. déguisée en épopée par les menteurs de Londres, c'est la capitulation, à un rythme accéléré. des bandes qui, pendant des mois, ont terrorisé le pays et en qui les naïfs et les canailles prétendent incarner le patriotisme français.

Je les ai vus, Français et étrangers mêlés, Armée Secrète et F.T.P. confondus. Je les ai vus arriver sans armes. Car le trait dominant de cette capitulation, c'est que tous ces hommes ont été lâchés par leurs chefs au premier assaut mené contre eux, et qu'eux-mêmes ont lâché leurs armes pour finir plus vite. Comme ils auraient besoin, les Français qui doutaient encore, de contempler ces visages, où ils retrouveraient exactement les plus sinistres photographies des brigades rouges. D'ailleurs hier, on abattait un ancien lieutenant des brigades espagnoles.

Ah, monsieur Edmond Rossier, qui renseignait ses compatriotes, dans La Gazette de Lausanne, pouvait bien écrire le 20 mars : " Quels sont ceux qui peuplent le maquis ? De simples bandits, des communistes ou des jeunes gens qui, plutôt que d'obéir et de s'en aller loin en Allemagne, préfèrent courir tous les dangers ?

Ces distinctions sont terminées. L'Armée secrète est en fuite. Les officiers qui commandaient sont en fuite. On a fait prisonniers un adjudant, un sergent-chef et plusieurs sergents du 27e bataillon de chasseurs. Et le sergent-chef commandait un groupe de F.T.P. !

La légende est morte. "

De l'autre côté de la rue, on entend le discours. André dresse l'oreille. C'est de lui qu'il s'agit, lui le chasseur qui commandait un groupe de F.T.P.

Dans la rue, Jean Croset conduit lentement le cheval, qui passe. Dans la charrette les morts des Flics...

" La légende est morte ! Les camions n'emportent vers les prisons qu'un ramassis de déserteurs, de gamins. Deux d'entre eux que j'ai vus tout à l'heure ont seize ans et demi. L'un d'eux est le neveu du colonel Chappuis. Ce gamin, empoisonné par des propagandes dont d'autres portent la responsabilité, était mêlé aux bandits de grand chemin, aux bandes d'assassins et de pillards. Belle conception du patriotisme et de l'amour de la France.

La population demeure stupéfaite de voir de près ceux qui l'ont fait trembler Elle contemple avec mépris ces fameux combattants de la Résistance, qui ne résistent pas. Plusieurs d'entre eux eussent pu être des braves devant le péril. mais leur chef ne leur ont donné que l'exemple de la lâcheté.

L'un d'eux qui osa signer sa lettre du pseudonyme de Bayart, a envoyé au chef milicien Dagostini, qui lui avait offert de se rendre en lui promettant qu'il ne serait soumis qu'aux lois normales françaises, le billet suivant que j'ai sous les yeux.

Philippe Henriot, qui ne cesse de calomnier les maquisards depuis le début de son allocution, fait maintenant allusion à la tentative du chanoine Pasquier. Il lit la réponse que Maurice Anjot fit parvenir au chef milicien, alors à Thônes, le 23 mars dernier :

Monsieur,

Il est profondément triste que des Français, tels que vous l'avez été, agissent comme vous le faites. Vous acceptez de détruire, au bénéfice de l'ennemi, les éléments les meilleurs du pays. Si vous attaquez, vous porterez la responsabilité de nos morts. Quant à moi. j'ai reçu une mission, il ne 'n'appartient pas de parlementer.:

BAYART.

Cette lettre, monsieur le responsable de la propagande, est tout à l'honneur du capitaine Anjot. De plus, l'Histoire lui a donné raison, et vous avez tort d'insister :

" Mais Bayart ne s'est pas battu. Il a abandonné sans ordres et sans directives les gens qu'il était chargé de commander: Dans cette Haute-Savoie, devant ce spectacle lamentable. les yeux s'ouvrent. On commence à comprendre.

On comprendra mieux encore quand on connaîtra quelques épisodes comme ceux-ci.

Cinq miliciens se trouvent, il y a quelques jours, encerclés par les terroristes. Pris entre deux feux, ils réussissent à échapper à leurs adversaires. se terrent dans la neige et attendent la nuit. Leurs camarades les considèrent comme morts. Et le lendemain, ayant trompé la surveillance de ceux qui les guettaient, ils descendaient les pentes, l'un derrière l'autre, au pas cadencé, en chantant Le Chant des cohortes. Celui qui marchait en tête avait une balle dans l'épaule, une autre lui avait traversé la joue et une autre l'avait frappé à la poitrine. Il tombait tous les vingt mètres, mais se relevait et chantant. Les témoins de cette scène, stupéfaits et bouleversés, ont pu comparer, aujourd'hui, en se souvenant de cette arrivée, les hommes des deux camps. "

Nous, nous savons, grâce à une lettre qu'un milicien a envoyée à son père, que cela ne s'est pas du tout passé comme cela, mais c'est cela la propagande. " Plus le mensonge est gros, plus il a des chances d'être cru. " La presse, même collaboratrice, ne s'y est pourtant pas trop laissé prendre, puisque certains quotidiens n'ont pas publié cet extrait dans leurs colonnes du 30 mars.

Le ministre stigmatise " un nouvel acte de cruauté de la Résistance ", en expliquant qu'un wagon sanitaire où avaient pris place deux miliciens blessés a explosé en cours de route, une bombe y ayant été placée au départ par les terroristes.

Les soi-disant terroristes ! Monsieur Rossier en a de bonnes !

Mais s'il y tient, on pourrait peut-être lui en envoyer quelques uns en parachutes. Cela lui permettrait de documenter l'Amérique sur échantillons. Mais pour nous Français qui avons vu, nous demandons, une fois de plus. qu'on nous épargne des leçons dont nous n'avons que faire.

Monsieur Rossier a dit encore : " Nous sommes tous d'accord pour désirer que la France soit bientôt délivrée de ses maux. "

Elle le sera, monsieur Rossier. Nous en avons la conviction profonde. Elle le sera par la fidélité et par le sacrifice de ceux qui ne pensent qu'à Elle. Elle le sera malgré les mensonges. malgré ceux qui y croient et malgré ceux qui les diffusent. "

Nous sommes parfaitement d'accord, monsieur le ministre. La France, dans sa grande majorité, si elle a quelque peu hésité, sait, en ce printemps 1944, où est le mensonge.

Puis, Henriot, Darnand, Marion et Lelong font la tournée des cantonnements, guidés par le chef de Vaugelas.

Henriot félicite les troupes. Leur courage et leur comportement sont exemplaires. Il visite toute la vallée de la Fillière : Thorens, Usillon, les Noyers, la Luaz, dans sa somptueuse limousine. À chaque visite, à chaque discours, il fait le salut hitlérien, que lui rendent les cohortes de Darnand.

Henriot et Darnand assistent ensuite à des interrogatoires, tandis que Lelong et Marion visitent la morgue. En réalité, c'est le garage de l'épicier Mabut, qui sert de morgue. Serge-Henri Moreau est outré par le comportement des miliciens.

" Cette ignominie atteignit un degré de sadisme indescriptible. On vit ces monstres éprouver un plaisir démoniaque à frapper du pied, en les insultant, les têtes des pauvres morts jetés à même le sol. "

Marion reconnaît le cadavre du lieutenant de Griffolet :

À celui-là, vous ferez un cercueil.

Les autres seront, selon la formule germanique, en vigueur en ce moment, " encrottés ". Le général-préfet est un bon élève. Le menuisier Convers confectionne le cercueil pour le lieutenant, tandis que les autres cadavres, chargés sur une charrette, sont emmenés au cimetière.

Henriot qui interroge quelques prisonniers, les trouve butés, sournois et vidés ".

Tandis que les tractions noires emmènent les chefs à Annecy, les miliciens rassemblent les prisonniers. Les détenus - une cinquantaine - grimpent dans des camions, après avoir décliné une dernière fois leur identité.

Et les Allemands, pendant ce temps-là ? Il y en a bien peu à Thorens. Tandis que les détenus sont embarqués, une automitrailleuse stationne devant l'hôtel du Parmelan. Elle fait partie des trois ou quatre engins de ce type qui patrouillent inlassablement entre la Luaz et le pont sur la Fillière.

Les prisonniers sont entassés à la caserne Dessaix, à Annecy.

À 19 h 40, Henriot lance de nouveau son fiel sur les ondes :

" Un peu partout, dans les fermes et les hameaux, des postes de franc-gardes ou de G. M. R. surveillent les vallées et les routes par où essaient de s'infiltrer les derniers débris de ce qu'on a osé appeler une armée. "

Le ministre fait allusion, lorsqu'il parle des G.M.R., à ceux qui, prisonniers sur le Plateau, patrouillent aux endroits stratégiques - gares, carrefours, barrages - afin de reconnaître des maquisards, qui auraient réussi à quitter le Plateau.

" On a pu voir les prisonniers faits par les forces du Maintien de l'ordre. Il y a quelques minutes à peine. j'en avais devant moi quelques-uns. venus d'un peu partout. Je les ai interrogés. À les entendre, ils n'ont jamais tiré un coup de feu. D'une voix molle, traînante, certains disent avec un regard fuyant :

"Tiré ? Nous ? Mais nous ne sommes pas des bandits. "

Mais la conviction n'y, est pas. À les croire, ils sont tous là depuis quelques jours à peine. Ils n'ont jamais pensé à faire du mal...

On sent la consigne.

Pas un n'a d'armes. On leur demande : " Mais, vous étiez armés, là-haut ?" Ils en conviennent. Il ne leur reste qu'à déclarer qu'ils imaginaient venir faire du camping ou bien qu'ils ont été trop lâches pour se servir de leurs armes. On voudrait leur trouver des circonstances atténuantes. Il n'y en a guère. Et il faut voir leur regard quand, l'interrogatoire terminé, un interrogatoire désarmant de vérité, ils demandent d'une voix suppliante et tremblante :

" Mais vous n'allez pas me fusiller. au moins ?

Quand je les regardais et que je les entendais, je souffrais. J'ai vraiment souhaité entendre un cri de fierté, un cri de défi. J'aurais voulu trouver des hommes. J'ai trouvé des loques. Je le dis comme je l'ai vu. Dans ces regards craintifs et hagards, une lueur s'allumait seulement quand on leur parlait de ces chefs. " Ils nous ont laissés tomber, dès qu'ils ont compris que nous étions attaqués. " Et, la rage au cœur, je pensais que, parmi ces chefs-là, il y en avait qui avaient déjà donné le même spectacle en 1940. On pensait qu'ils auraient cherché une occasion de se racheter. Même pas...

Certains de ces prisonniers redescendent chargés de fusils, de mitraillettes et de mitrailleuses. Des caisses d'armes que l'Angleterre leur a envoyées et dont ils ne se seront guère servis que dans les plus lâches guets-apens. Ils attendaient, paraît-il, les Canadiens, qu'on devait parachuter sur le Plateau pour leur amener des renforts.

Après l'interrogatoire d'identité, ils partent dans les camions vers les prisons qui les attendent. Oui, en vérité, il y aura sans doute, hélas, encore des attentats, encore des crises, encore des morts, mais la légende de la Résistance est bien morte.

Ce soir, je ne sais quelle mélancolie marquerait pour moi ce couchant glorieux, si je n'avais vu, une fois de plus, en face d'adversaires indignes et lâches, l'admirable cohorte des soldats des forces dis Maintien de l'ordre. Aucun ne m'en voudra de saluer parmi eux, sans diminuer personne, nos miliciens sereins, disciplinés et dévoués jusqu'à la mort. Dans les villages où ils étaient arrivés, on les regardait avec méfiance. On ne connaissait que la légende défigurée par Londres ou Alger. Quelques heures après, il n'en restait rien. Et dans un village où on les voyait partir pour rejoindre les bandits qui essayaient de fuir, les paysans demandèrent des armes et aidèrent spontanément à capturer ceux dont ils avaient enfin reconnu le véritable caractère.

Henriot stigmatise ensuite la conduite du commandant Vallette d'Osia, chef du maquis A.S. de la Haute-Savoie. Il met en parallèle l'attitude du révolté et celle du commandant de Bernonville, qui s'est rangé aux côtés de l'ordre et dirige une unité milicienne. Cette harangue d'une violence inaccoutumée pour un ministre, fût-il responsable de la propagande, produit un profond malaise dans les populations, d'autant plus que le ministre rabaisse la glorieuse conduite de Vallette d'Osia, en 1939-1940.

Le soir, tandis qu'on arrête Poncet, un industriel annécien, les " grands hommes du régime " se retrouvent à la Villa Martens, dans l'antre de di Constanzo, pour un dîner au champagne.

LA TRIBUNE DE LAUSANNE

Sous le titre " Les troupes allemandes à la rescousse ", le quotidien helvétique explique à ses lecteurs :

" Après plusieurs semaines de lutte en Haute-Savoie, les miliciens et les gardes mobiles. soutenus par des éléments de la Gestapo, n'ont pu pacifier le pays, ni mettre un terme aux attentats, ni réduire à merci la résistance française, et leur campagne a, au contraire. aggravé la situation.

M. le ministre Darnand, dans son premier appel, avait déclaré que seuls des Français seraient appelés à ramener l'ordre et la paix dans la contrée et qu'ils s'efforceraient surtout de pourchasser les terroristes.

En réalité des populations entières ont connu un régime policier, qui tendait à maintenir des villes et des villages dans l'isolement, qui assimilait tout citoyen indépendant à un individu suspect et qui loin de borner son action à réprimer les crimes, la dirigeait contre les maquis.

Dans de telles conditions, les miliciens ne pouvaient se heurter qu'à une opposition tenace et soulever de nouvelles passions dans les niasses.

Ce sont les Allemands, maintenant. qui viennent à la rescousse avec des moyens puissants. et qui infligent de cette façon un démenti catégorique aux propos conciliants que M. Darnand avait prononcés naguère. Jusqu'à présent, cinq trains pleins de soldats de la Wehrmacht ont amené des troupes fraîches dans la région de La Roche-sur-Foron où, durant des semaines, les miliciens français ont bataillé en pure perte. laissant des blessés et des morts sur le terrain et tombant dans des embuscades.

Un noyau de résistance important tient en effet la région, avec suffisamment de mobilité pour passer à l'offensive au moments opportuns et faire ainsi des prisonniers parmi les miliciens.

Les soldats allemands, qui disposent non seulement d'armes modernes, mais d'artillerie, ont la ferme intention de venir à bout du maquis. après les tentatives infructueuses des miliciens. C'est un fait important qui pourrait avoir des répercussions graves.

Pendant des mois, en effet, les forces de résistance qui multipliaient les actes de sabotage se gardaient d'attaquer les soldats allemands, qui se bornaient, de leur côté, à réprimer les actes de terrorisme. On avait la nette impression qu'il n'était, ni dans l'intérêt des troupes d'occupation. ni dans celui du maquis, d'entrer en lutte ouverte.

Cette trêve, aujourd'hui, a l'air d'être rompue, au moins dans une région, et les premiers engagements pourraient en entraîner d'autres. On savait que les agents de la Gestapo soutenaient les miliciens dans leur entreprise et déjà leur présence avait jeté la suspicion sur les forces de police. Aujourd'hui que les soldats de la Wehrmacht eux-mêmes entrent en lice ouvertement, un fossé plus profond va séparer les " collaborationnistes" des autres Français. "

PROPAGANDE, TOUJOURS PROPAGANDE

Le S.S. Knab envoie, le 30 mars, un télégramme au Standartenführer S.S. Knochen, à propos des allocutions d'Henriot, qui montre que l'occupant n'apprécie guère :

" La causerie radiophonique de Henriot, du 29-03, au sujet de l'opération Glières n'a pu être empêchée, parce qu'il avait été avisé trop tard de l'opposition allemande. Étais ce soir avec Henriot et Darnand.

Conformément aux instructions, j'en ai informé Henriot, qui déclara qu'à l'avenir, naturellement, il ne fera plus mention d'opérations de police sans l'accord du chef de groupe. Mais, il semblerait sage, au point de vue politique, de pouvoir être autorisé à présenter à la population. d'une façon tout à fait générale et à titre de propagande, des événements en rapport avec la lutte contre l'ennemi.

Par ailleurs, pour des raisons techniques, il pouvait difficilement présenter au préalable des textes de ses conférences radiophoniques, parce qu'il les rédigeait régulièrement quelques minutes seulement avant l'exposé. Darnand a l'intention de revenir sur la question lors de sa prochaine rencontre avec le chef de groupe, dans un ou deux jours. "

Cantinier enverra à Londres, le 2 avril, un télégramme à Maurice Schumann, dans lequel il " demande de réfuter les mensonges d'Henriot. Les miliciens se sont bornés à jouer un rôle d'indicateurs. Nos cinq cents gars avaient sur les bras cinq bataillons d'infanterie alpine, deux de S.S.. un groupe d'artillerie de montagne, deux groupes d'artillerie lourde, dix A.M., de la D.C.A., de la D.C.B., une nombreuse aviation.

Le Plateau a cédé après un bombardement par l'artillerie et l'aviation qui a duré dix jours. Les officiera et les hommes, après onze jours de combat, ont reçu l'ordre de se replier.

Pour se porter au secours de ses camarades du Plateau, le lieutenant, Jérôme a tenté de forcer un barrage. Il a été tué avec huit de ses hommes. Après cinq jours de combat, les Allemands ont blessé le lieutenant Barrat et l'ont fait prisonnier avec de nombreux jeunes gens. Dans la zone interdite, la Milice pille et brûle les fermes et la chasse à l'homme continue.

Ce télégramme ne sera déchiffré que le 6 avril, permettant la réponse du porte-parole de la France Libre, que nous verrons plus loin.

Un second télégramme de Cantinier, envoyé le 2 également, renchérit :

Il faut que vous diffusiez au maximum l'héroïsme déployé par les gars des Glières et le sacrifice qu'ils ont volontairement consenti.

Il faut réduire à néant les inventions de Henriot. Il a fallu engager 12.000 Allemands, pour déloger cinq cents réfractaires. Aucun détail précis sur nos pertes. Estimations minimales cent morts et cent cinquante prisonniers. Bagarre continue dans zone interdite. "

Jeudi 30 mars, dans la matinée, le soleil printanier réchauffe les gars, qui n'ont pas encore été embarqués et qui sont assis contre le mur de la cour de l'école de Thorens, lorsque des officiers allemands se présentent. Ceux-ci recherchent les Espagnols. Raymond Millet est là :

" ... Ils nous interrogent et mes camarades espagnols confirment leur nationalité ; aussitôt. ils sont embarqués. Arrivés vers moi, ils me questionnent : " Espagnol ? " J'étais brun et bronzé avec le faciès ibérique et je réponds : " Non. Franzouse. " Ils me laissent... "

Vers une heure de l'après-midi, Lucien Merlin, agriculteur à Sales, est le témoin d'un assassinat, un de plus. Probablement poussé par son égérie, Dagostini fait sortir Paul Schaeffer de la cave-prison où il est encore retenu, avec Borzum Marcel. Corvée de bois derrière la villa.

" Il marche clans le chemin qui monte vers la forêt, suivi d'un tueur, armé, et des spectateurs. À quelques mètres de l'orée du bois, on lui intime l'ordre de s'arrêter et de se retourner : Une rafale l'abattit. Perversion... "

Paul Schaeffer, né le 25 novembre 1925 à Elswig, en Suisse, était fruitier de son état et n'avait pas encore dix-neuf ans !

Quant au " on ", il s'agit, précise le rapport de gendarmerie, du milicien Perrin.

Le lendemain, vers cinq heures et demie de l'après-midi, Jean Croset est en train d'enterrer un maquisard dans le cimetière, lorsqu'il entend des coups de feu, de l'autre côté du mur d'enceinte, dans le champ Merise. Après quelques minutes, lorsqu'il arrive sur les lieux, l'instituteur Pellet est déjà là. Par terre, deux corps, ceux de deux Espagnols qui viennent d'être abattus par les miliciens Mongourd et Perrin.

Victoriano Ursua-Salcédo, né en 1918 à Mendavia, et Pablo Fernandez-Gonzales, de six ans son aîné, venaient d'Espagne et faisaient partie de la section " Ebro ".

Or, dans un rapport destiné au préfet et au maire de Thorens, signé du chef de la chancellerie de la Milice, daté du 29 mars, il est écrit :

" ... Nous trouvons tout de même un papier (certificat de travail) au nom de Ursua Victoriano, ayant travaillé clans un établissement sis à Grenoble, 14 chemin Alesnard. "

Victoriano, qui a été arrêté le 27 ou le 28, a été grièvement blessé lors de son arrestation, ce qui " permet " au milicien d'écrire qu'il a été abattu. Mais il n'est pas mort et est bien exécuté le 31 mars, comme le confirme l'état civil de Thorens, en compagnie de Fernandez-Gonzales Pablo.

Serge-Henri Moreau a écrit :

" Deux Espagnols qui se trouvaient parmi les prisonniers capturés à leur descente des Glières furent exécutés sans jugement dans les conditions suivantes : emmenés au P. C. de l'hôtel du Commerce pour un dernier interrogatoire. ils furent ensuite conduits derrière le cimetière, sur le sentier qui rejoint la route des Chappes ; il était environ 17 h 30. il faisait grand jour et les enfants sortis des écoles jouaient dans le pré voisin.

Là. ils reçurent l'ordre de marcher devant. Alors les officiers Mongourd et Perrin, qui les suivaient, déchargèrent leurs armes. Ainsi frappés par derrière, il était aisé de dire qu'ils avaient tenté de s'enfuir, mais il est également facile de juger que deux chefs n'ont nul besoin de conduire des prisonniers en promenade, alors que le cantonnement regorge d'hommes de troupe...

L'un d'eux, atteint au poumon et vomissant le sang, eut quand même la force de faire quelques pas en courant, avant de tomber pour jamais.

Dans le pré les enfants s'étaient arrêtés et regardaient curieusement ; les passants sur la route serraient les dents et les poings, impuissants devant un tel crime... "

Cela porte à dix le nombre des victimes de la Milice sur le territoire de la commune, et ce n'est pas fini.

Thorens voit partir ses enfants. Les miliciens, nantis d'une liste d'opposants au régime de Vichy, arrêtent Noël Bouvard, Albert Chappaz, Marius Fontaine, Camille Fournier, Joseph Jungo, Georges Lavillat, Henri Poiler, André et Victor Richard et Marcel Suaron, qui seront déportés, tout comme les trois Thoranais arrêtés au début du mois : Félix Bouvard, François Baud et Fernand Croset.

Seuls Félix Bouvard et Joseph Jungo auront la chance de revenir des camps de la mort.

Thorens, tout comme le Petit-Bornand, Entremont et le Val de Thônes, paye durement sa fidélité à la France, " à la vraie France, à la seule France, à la France éternelle. "

Samedi 1er avril, les miliciens commencent à évacuer la région, laissant " ... toutes les granges isolées, les meules de foin dans les prés écartées, les maisons inhabitées, saccagées, anéanties, de braves garçons de leurs âges, de leur sang, de leur race, déportés, martyrisés, morts, assassinés.

Seuls quelques franc-gardes restent encore quelques jours à Thorens, avant de partir semer la terreur et la désolation ailleurs.

GLIÈRES, " OBJET " DE PROPAGANDE

Mais la propagande n'en a pas fini pour autant. Claude Maubourguet, de journaliste, est devenu milicien (nous l'avons vu s'enrôler) pour suivre, selon ses écrits, " la fin du maquis des Glières ", pour le journal je suis Partout.

Reprenant les mensonges de son patron, Henriot, qui ne parle jamais des troupes allemandes et pour qui la reddition des Glières est due aux seules forces du Maintien de l'ordre françaises, il écrit :

" Dimanche 26 mars, le bombardement du Plateau des Glières commence. Et durant toute cette journée et celle du lendemain, des mortiers de 81 et de gros obusiers de 155 qui doivent être placés de l'autre côté du Plateau, envoient sur les chalets des maquisards bon nombre d'obus. Nous apprenons dans la soirée qu'un fort détachement, appartenant à une autre unité, prend pied dans le secteur bombardé et ne trouve pas de résistance réelle. On pense que les troupes du maquis vont refluer vers le Champ Laitier et le col des Glières et tenter de forcer le barrage que nous avons établi dans la vallée de la Fillière.

Le journaliste propagandiste ne dit pas que le " fort détachement appartenant à une autre unité " n'est autre que la 157e Gebirgs Division germanique !

Toujours selon cette propagande assez lourde, les maquisards sont, avant les combats, de forts gaillards " solidement installés dans ce massif montagneux... qui gardent sévèrement les passages... Mais bientôt, c'est la débandade.

... L'interrogatoire des prisonniers nous apprit que les chefs, pris de panique, s'enfuirent et que le commandement fut pris par les " durs", parmi ceux qui restaient. La résistance dura trois ou quatre jours ; puis une nuit, vers deux heures du matin, les terroristes reçurent l'ordre de s'échapper par tous les moyens... Cette fuite prit bientôt le caractère d'une véritable débandade. Alors commence la chasse. Toutes les issues du Plateau étaient gardées. les bois constamment sillonnés par des patrouilles, les villages cernés. Les paysans prirent souvent les armes avec nous... Un peu partout nous trouvions des armes, des munitions, des sacs abandonnés par les fuyards. Moins de quatre jours plus tard, ils étaient tous capturés.

Nous avons pris, dans notre coin, une trentaine de bonhommes, près de Thorens. Leur état moral était lamentable.

Avec le matériel qu'ils possédaient. s'ils avaient été aussi " gonflés " que veut bien le dire la propagande étrangère, ils n'auraient jamais été pris. Nos prisonniers avouèrent avoir reçu plus de 900 " parachutages ", représentant 20 tonnes de matériel. Ils avaient des vivres - pas en grande quantité d'ailleurs - mais manquaient de boisson. Certains se laissaient aller à sucer de la neige, ce qui est particulièrement dangereux - tous les montagnards le savent.

Plus d'un tiers était composé d'Espagnols rouges. Peu de réfractaires dans l'ensemble. À quelques exceptions près, leurs chefs n'étaient pas des militaires. En général, d'ailleurs, ce n'étaient pas des gars très " gonflés "...

De tous côtés, passant par les chemins les plus invraisemblables, ils arrivent hâves, déguenillés, sales. Ils lèvent les bras en l'air dès qu'ils nous aperçoivent. Nous les prenons par groupes de quatre ou cinq. La vue d'un seul revolver les intimide tellement qu'ils ne songent pas à la moindre résistance. Ils ont jonché d'armes, de munitions, de vêtements, de vivres, tous les chemins qui descendent de la montagne.

... Et tous nous disent que le bombardement de dimanche a totalement démoralisé les troupes du Plateau. Que leurs chefs se sont enfuis, sans les prévenir, on ne sait où. Que les hommes ont alors décidé de s'enfuir.

Toute la journée se passe ainsi et chaque trentaine milicienne cueille au passage tant de fuyards que la grange dans laquelle on les enferme devient trop petite pour les contenir: L'une d'elle s'est même spécialisée dans ce genre particulier de chasse. En bras de chemise, le fusil à la main, les hommes parcourent les flancs de la montagne. Déjà on dit que ce n'est plus du combat et que c'est à peine du sport.

Propagande. Qui pourrait croire à ce tissu de contre-vérités ?

Monsieur Maubourguet pourrait-il nous fournir la liste, même incomplète, des paysans savoyards qui prirent les armes aux côtés de la Milice ? Il n'aurait besoin, pour cela, que d'une feuille de papier de très petit format.

Et puis, Tom Morel, Maurice Anjot, Pierre Bastian, Jacques de Griffolet, Jacques Lalande, Louis Jourdan, Georges Buchet, Louis Morel, Georges Aragnol, Pierre Barillot, André Wolff, Humbert Onimus et les autres ne sont-ils pas des militaires ? Vous êtes bien mal renseigné, monsieur le journaliste, ou alors de très mauvaise foi.

A noter que ce " papier ", exploité à fond, est vendu à Paris Soir, qui en publie des extraits le 11 avril 1944, sans préciser sa source.

Le journaliste henriotiste parle ensuite des prisonniers, dans ]es mêmes termes que son chef de file :

" Ce sont d'abord d'affligeants imbéciles, intéressants seulement au point de vue médical. L'un d'eux avait constitué une petite bande, intitulée Le Club du Poker, dont les adhérents s'appelaient Dagobert I, Dagobert II et Dagobert III. Leur activité consistait essentiellement à boire du Pernod, à danser le swing et à pratiquer le péché d'Onan, en costume oriental... "

Oui ! On a osé écrire cela. La calomnie est énorme, mais les oreilles sont grandes ouvertes à qui veut entendre. Et le docile journaliste s'acharne, selon les directives officielles de la Propagande, sur les officiers et les F.T.P.

" Il y a aussi les lâches. tel le lieutenant de chasseurs assassin de Jacquemin, qui pleure comme une fille tout au long de son interrogatoire. tels des F.T.P. espagnols. qui sanglotent en protestant de leur innocence.

Mais il y a quand même les durs, les assassins, qui ne desserrent pas les dents. Sans doute sont-ils une minorité, mais ils existent. Presque tous sont des F.T.P. Beaucoup d'Espagnols rouges ont succombé au cours du bombardement. Et parmi les Français que nous détenons, certains affirment qu'ils ne regrettent rien et qu'ils sont prêts à recommencer.

Ceux-là ont commis des crimes. Ils seront durement punis. " Le journaliste-milicien termine son tissu de mensonges en parlant de victoire :

" Première victoire et pas seulement victoire symbolique... C'est alors que l'un de nous commence à chanter le refrain de Monica :

Nous serons victorieux...

Mes camarades, le combat qui commence

Est en nos âmes symbole d'espérance.

Peuvent pleuvoir grenades et gravats,

Notre victoire en aura plus d'éclat. "

Dans les journaux de la propagande de Vichy, on ne parle jamais des troupes allemandes de la 157e division alpine. La Milice serait-elle venue à bout toute seule du " ballon de baudruche du Plateau (qui) s'est piteusement dégonflé " ? Et la Wehrmacht et ses milliers de soldats ?

" Car, pour réduire le Plateau des Glières, il fallut autre chose que la meute des fonctionnaires prébendiers de Lelong : il fallut autre chose que les G.M.R.. peloteurs et débraillés ; il fallut autre chose que les gardes mobiles je m'en-foutistes ; il fallut autre chose que les miliciens forts en gueule : il fallut la Wehrmacht avec ses régiments. ses canons et ses avions ", répliquera G.B. à la Libération.

Si les combats des Glières sont finis, la guerre des ondes entre Paris et Londres continue.

GUERRE DES ONDES

Vendredi 7 avril, Philippe Henriot, dans son éditorial de midi, revient à la charge en stigmatisant la Résistance, la conduite de Tom Morel. Sous le titre " Honneur et Patrie ", il clame :

" Il n'était, après tout, qu'un chef d'assassins, et sa conduite pendant la guerre, pour brillante qu'elle ait été, ne saurait excuser son attitude récente. On ne peut lui accorder des funérailles publiques... "

La Résistance est, selon lui, noyautée par le communisme, qui a pris en main les opérations. " Les meneurs bolcheviques s'apprêtent à installer chez nous le régime qu'ils sont en train d'installer à Alger : " Il revient sur les radios étrangères, anglaise ou suisse, qui, toujours à ses yeux, transforment en patriotes de véritables bandits. Il poursuit sa démonstration en l'illustrant par la scène tragique d'Entremont, qui mit face à face le lieutenant Morel et le commandant Lefèvre, du G.M.R. " Aquitaine ".

" Celui-ci fait prisonnier avec son groupe, dit Henriot, refuse de se rendre. Morel lui dit alors :

" Puisqu'il en est ainsi, c'est la guerre.

- Oui, répond le commandant Lefèvre, c'est la guerre", et, sortant de sa poche un revolver, il tira sur Morel. Au même instant le commandant de G. M. R. fut abattu par plusieurs rafales de mitraillettes, tirées par les hommes du maquis.

Voilà le héros du speaker de Londres.

Voilà le cyrard pour lequel le poste de la dissidence demande les mêmes honneurs et la même gloire que pour tous ceux qui. sortis de l'École, l'environnent d'un halo de gloire. Un officier traître à sa parole prenant le maquis en compagnie de F.T.P. et d'assassins, en compagnie d'étrangers. puisqu'il y avait avec lui sur le Plateau des Glières deux compagnies d'Espagnols rouges, anciens soldats de l'armée révolutionnaire, et bornant son ambition de cyrard, d'officier et de Français. à commander sur les indications d'un déserteur des embuscades contre les soldats de sa patrie.

Voilà ce qu'on prétend offrir en modèle à l'admiration des Français.

Un saint-cyrien, célèbre pour avoir ouvert le feu sur des officiers et des soldats français au cours d'une guerre civile. il aura fallu tout le cynisme d'une certaine propagande et toute la crédulité d'une certaine clientèle pour assister à ce spectacle déconcertant.

Saint-Cyr, c'est la fidélité au serment, l'obéissance au chef et au sacrifice consenti d'avance à tous les ordres de la patrie.

Morel, renégat. rebelle et immolant à ses rancunes le propre sang de ses frères sur le sol d'une patrie déchirée et abandonnant ses chefs polir obéir aux ordres de l'étranger, n'a droit qu'au silence et à la pitié... "

Le ministre de la Propagande n'a plus rien à dire. Ses arguments sont toujours les mêmes. On y retrouve l'anticommunisme et la xénophobie, la fidélité au régime, devenus piliers de la doctrine. On pourrait retourner tous les arguments contre le speaker de Paris, mais ce serait trop facile, car nous, nous savons ce qu'il en a été.

Le soir, Maurice Schumann, " le speaker de Londres ", répond :

" Quand, sur le Plateau des Glières, 12.000 Allemands - tous entendez bien : 12.000 - eurent, après quatorze jours,

- tous entendez bien : quatorze jours - triomphé des 500 Français qui, faute de pouvoir décrocher, s'étaient accrochés plutôt que de se rendre, le commandant d'un bataillon allemand, qui avait dénombré ses morts - il y en avait 400 pour 100 Français - et ses blessés, il y en avait 300 pour 150 Français,

- , s'écria très fort, à portée d'oreilles françaises : " Les hommes du maquis se sont battus comme des lions. Quant à ces miliciens, c'est de la racaille. " "

On reconnaît bien dans ce texte le coup de patte de Cantinier qui, depuis plusieurs jours, demande à Londres de réagir et de répondre aux mensonges de Paris et d'Henriot. A Londres, on répond par d'autres mensonges. Batailles de communiqués, désinformation, action psychologique, c'est cela la guerre des ondes.

Pendant ce temps, le général-préfet de Haute-Savoie communique : " À titre bienveillant et par mesure essentiellement révocable, le couvre-feu est reporté, à compter de ce jour ; sur toute l'étendue du département, de 20 heures à 21 heures. "

RÉPRESSION À NÂVES : UN BIEN TRISTE VENDREDI SAINT

Joseph Éminet, maire du village, et les villageois se mobilisent pour confectionner des cercueils et enterrer dignement les six hommes tués près du Clus , dès que les Allemands auront le dos tourné.

Mardi 4 avril, Georges et Camille Lamouille, Jérémie Gorguet, René Martinod et Robert Panisset ayant réussi à récupérer dans les fermes suffisamment de bois, plusieurs villageois se rassemblent à la menuiserie de Marius Givre, pour confectionner les cercueils.

En début d'après-midi deux luges, tirées par des chevaux, montent au lieu dit l'Aloulette. Pendant que huit Nâvains travaillent à l'Alouette, cinq autres hommes déterrent, à la ferme des Rangers, le corps de Manuel Corps. La mise en bière terminée, les hommes redescendent au village avec les deux luges portant les cercueils. On s'arrête devant le monument aux morts, où l'abbé Constant Orsar bénit les corps.

Les Allemands ne sont pas longs à arriver, tout vêtus de blanc. Cependant, s'ils laissent enterrer leurs victimes au cimetière sans incident, ces jeunes soldats s'installent dans des maisons réquisitionnées.

C'est le vendredi 7 avril, Vendredi saint, que Nâves connaît le vrai visage de la répression et des forces de la collaboration. Les Allemands sont partis la veille, au soir.
Cinq heures du matin, les deux chefs miliciens Dagostini et di Constanzo débarquent dans le village à la tête d'un fort détachement, mettent en place des barrages et commencent à frapper à toutes les portes. Ils ne se trompent pas beaucoup, car ils possèdent une liste, établie d'après des dénonciations.

C'est une rafle !

Les miliciens rassemblent tous les hommes à la mairie. Georges Lamouille, travailleur S.T.O., qui a " oublié " de retourner en Allemagne, se planque dans la fosse d'aisance, où il reste six heures.

Camille, son frère, est embarqué.

Le milicien qui entre chez Panisset-Ronnet invite les jeunes pas trop en règle à déguerpir. François, René et Abel, les trois fils de la maison, qui étaient en train de traire, ne se le font pas dire deux fois.

À la fruitière, les miliciens appréhendent René et Gaston Martinod, deux frères, qui sont amenés à la mairie avec les autres.

Francis Pignarre, réveillé brutalement par les coups dans la porte, essaye de fuir vers le four. Peine perdu, il est amené devant la mairie, où les miliciens ont mis une mitrailleuse en batterie.

Le fils Sadaoui, Adolphe, réussit à fuir chez Maulet, au lieu dit Sur-les-Vignes. Les miliciens menacent la famille, car il figure sur leur liste de huit noms, et arrêtent son père.

Les Français aiment, paraît-il, la paperasserie. Dreyfus, qui s'est réfugié ici avec toute sa famille, lui, s'en porte bien. Juif, certes, mais pas sur la liste, même sous son faux nom de Dufour, il n'est pas inquiété.

Louis Lèbre, rescapé du Plateau, se planque sous des fascines toute la journée.

Deux miliciens frappent aux volets de la maison voisine du maire, Joseph Éminet. Marie Louise informe les sbires de Darnand que son père est à Duingt. Ils entrent dans la cuisine. L'un est originaire de Marseille, l'autre d'Arles. Un officier vient chercher l'un d'eux.

Un dialogue quelque peu insolite s'engage alors avec le milicien, resté seul avec Marie Louise :

" Vous croyez que nous sommes si méchants ? Si on est entrés dans la Milice, c'est pour ne pas partir en Allemagne.

- Et vous trouvez normal d'y envoyer les autres ? Moi, je n'aimerais pas faire le métier que vous faites...

À la maison des Sandre, le père et le fils, Jean, sont embarqués.

Les hommes arrêtés sont conduits à l'école, derrière l'église, où les contrôles d'identité sont menés par Voisin, milicien, chef de trentaine à la Franc-Garde d'Annecy.

Jean Sandre, réfractaire au S.T.O., qui avait été sept années à l'école avec le chef milicien, possède un faux ordre de mission, établi en bonne et due forme. Voisin le laisse partir. " Ouf c'était fini, mais quelle émotion. J'avais le cœur qui battait très fort en sortant. "

Francis Pignarre, présente ses papiers. Le milicien interroge :

" Pignarre, c'est un nom italien ?

Mathieu Mœnne, qui remplace le maire, a la présence d'esprit de préciser qu'il a connu le père et le grand-père de Francis. Celui-ci, grâce à de faux papiers de travail à la scierie, échappe lui aussi à l'arrestation.

Les miliciens continuent leur triste besogne et trient leurs victimes.

Prévenu par Mlle Salvi, Adolphe Sadaoui revient à la mairie se constituer prisonnier. Il est aussitôt conduit à l'école. Là, le spectacle est épouvantable. Couché sur la paille, il voit son père, nu et évanoui sous les coups qu'il vient de recevoir. Pierre a les côtes cassées et le corps couvert d'ecchymoses. Il pleure, un milicien le gifle.

Tous les autres sont contraints de rester debout, contre le mur. Les miliciens posent toujours la même question :

Où sont les armes ? "

Adolphe reconnaît les frères Martinod, Gaston et Louis, le garde-chasse Joseph Bénédetti, Bloch, un juif qui se cachait dans la maison Lèbre, Camille Lamouille et Camille Tournier.

Vers dix heures, les huit hommes sont embarqués dans un car, Pierre est chargé sur l'épaule d'un milicien, comme un vulgaire sac, quasi sans connaissance. Un autre car, bourré de miliciens, suit derrière : direction Dingy. Tous sont sûrs d'être fusillés.

À la gare de Rampon, les autocars stoppent, et tandis que Joseph Bénédetti est conduit au col des Contrebandiers afin de reconnaître un corps, Marcel Quérant, qui habite la gare, donne à manger aux prisonniers. Le voyage reprend pour Annecy, avec le retour de Joseph.

Les détenus sont enfermés à la Villa Martens, fief de di Constanzo. Aidé de Jo le Tueur, di Constanzo frappe consciencieusement à coups de matraque M. Bloch. Celui-ci s'empare d'une matraque et s'apprête à frapper le milicien, qui lui crie qu'il n'aime pas les juifs.

" Moi, je n'aime pas qu'on me frappe. Nous sommes quittes. "

Des miliciens, arrivés en renfort, le rouent de coups, jusqu'à ce qu'il perde connaissance.

Puis, c'est au tour du garde-chasse d'être torturé, puis de Louis Martinod, qui voit Joseph gisant, le ventre éclaté sous les coups. René Martinod, Camille Lamouille, Adolphe et son père Pierre suivent dans la sinistre cave.

Le soir, ils sont enfermés dans la buanderie de la Villa Mary. Là, vers huit heures du soir, Adolphe Sadaoui et Gaston Martinod sont libérés. Les autres sont conduits le lendemain au centre de criblage des Cordeliers, où nous les retrouverons.

Ce Vendredi saint, vers quatorze heures, Rodrigue Perez arrive au chalet du Clus. Il doit trouver du ravitaillement pour les copains qu'il a laissé à la Louvatière.

Il se rend chez les Chal, où on lui dit de partir rapidement, vu le bouclage de la commune par la Milice.

En descendant, précise Rodrigue, je suis passé à côté d'un trou, dont la terre était remuée de fraîche date. J'ai trouvé une pèlerine, qui avait servie pour enterrer des personnes. Cette pèlerine avait un crucifix cousu à l'intérieur et elle appartenait à un nommé Saez. " Rodrigue récupère la pèlerine, remonte au chalet, la lave et la fait sécher près du petit bassin. La nuit venue, il descend à la ferme Avrillon, où on lui fait la même réponse. De retour au Clus, la pèlerine a disparu. Toujours sans ravitaillement, ignorant ce qui s'est passé, il se rend chez les Sadaoui. Malgré leur détresse, les femmes lui servent la soupe et, emportant un ravitaillement léger, il remonte au chalet.

Samedi vers midi, en partance pour le Midi, d'où il est originaire, il rencontre M. Pignarrez qui lui donne à manger le contenu de sa musette. A peine a-t-il tout dévoré, qu'il se sent très malade de l'intestin. Avançant prudemment, il rencontre les frères Panisset, de la ferme du hameau de Laval, chez qui il peut rester jusqu'au jour où Miguel Vera, mis au courant, vient le chercher pour continuer le combat.

RÉPRESSION À ANNECY, LA VILLE AUX DOUZE PRISONS

Le chef-lieu du département est sérieusement secoué par la répression qui s'abat depuis le 31 janvier dernier sur tout le département. Il est la plaque tournante de tout le système mis en place par les miliciens de Darnand et l'intendant de police, le colonel Lelong.

La ville est une véritable fourmilière, que les convois allemands, miliciens ou autres ne cessent de traverser.

Les forces de l'ordre sont partout, en particulier les G.M.R. qui avaient été faits prisonniers à Entremont et gardés sur le Plateau des Glières jusqu'au 26 mars. Maintenant, ils arpentent les rues, se postent aux barrages ou à la gare, au service de leurs patrons collaborateurs, avec pour mission de débusquer les jeunes maquisards qui auraient réussi à passer à travers le filet.

Les multiples bâtiments transformés en prisons connaissent une activité intense, tout comme ceux occupés par les forces du Maintien de l'ordre et les troupes d'occupation.

Depuis le 12 février fonctionne, dans l'école des Cordeliers, sur les bords du Thiou, un centre de criblage où sont envoyés les suspects arrêtés au cours des rafles ou des diverses opérations du Maintien de l'ordre.

Les inspecteurs de police et des Renseignements généraux se relaient de 8 heures du matin à 23 heures. Pour garder les prévenus, on a fait appel à la gendarmerie, bien que le centre soit sous la responsabilité de la police nationale.

Lors de la comparution, les policiers ont, sur chaque suspect, une fiche provenant en principe de l'intendance de police, ou de tel ou tel autre lieu de détention.

Sur le billet, on peut lire :

Le dénommé..., arrêté par..., est mis par la disposition du Centre de criblage aux fins d'exploiter rapidement les renseignements fournis. Signé pour l'Intendant de Police, Directeur des opérations du Maintien de l'ordre en Haute-Savoie. le capitaine Cumes. "

Il y aura dans ce centre jusqu'à cinquante-quatre personnes entassées, dont six femmes, disent les rapports.

Mais, on n'interroge pas que sur le quai des Cordeliers : la Villa Mary, hôtel où est installé le P.C. des forces du Maintien de l'ordre, connaît un remue-ménage sans précédent. Dans cet hôtel de l'avenue du Parmelan sévissent, entre autres, les policiers de la S.P.A.C. L'escalier qui orne la façade nord du bâtiment est un escalier de secours pour les prisonniers, trop peu nombreux, qui parviennent à s'échapper.

Il en est de même à la Villa Martens, rue Saint-Bernard de Menthon, où sévissent di Constanzo et son accolyte, Jo le Tueur.

Depuis la mise en place de l'état de siège, l'Intendance ou Subdivision, bâtiment attenant à la caserne de Galbert, est le siège de la S.P.A.C., qu'on appelle aussi communément la S.A.C., section anticommuniste. Rappelons que le gouvernement de Vichy a créé cette Section Politique Anti-Communiste, dans le cadre du S.R.M.A.N., Service de la répression des menées antinationales, dirigé par Charles Detmar. Bien qu'il ne l'aime pas beaucoup, Joseph Darnand lui a donné les pleins pouvoirs.

Detmar, ancien chef de rayon dans un grand magasin parisien, s'est entouré de tristes individus recrutés dans plusieurs mouvements, voire dans la L.V.F. Detmar est à Annecy, car il n'a guère apprécié l'enlèvement d'une vingtaine de ses policiers, surnommés les " canadiennes " du fait du vêtement qu'ils portent, dans la vallée de l'Arve, en janvier dernier.

Autour de lui, Fourcade, membre également de l'Abwehr, ou Dumontel, ou bien encore Jouen, ou Dubusc, font de la S.A.C. une véritable Gestapo française, atrocement efficace dans la répression.

Rappelons-nous, le 14 février dernier, le martyre de François Raymond. Peu avant de mourir, Raymond eut le ventre ouvert. Ses bourreaux en sortirent les viscères et le remplirent de pierres avant de le recoudre. Les tortionnaires le jetèrent dans le lac, à proximité du repaire de la Milice, dans le virage de la Puya.

Les " canadiennes " et certains miliciens sont de parfaits tortionnaires. Ils font subir, à environ deux cent vingt personnes, des supplices sans nom. La torture est le seul mode d'interrogatoire. Les coups de pieds ou de poings sont un avant-goût. À plusieurs sur un homme entravé, ils se ruent sur commande d'un gradé, pas toujours discret. Les " canadiennes ", tout comme les miliciens, sont de bons élèves. Il est vrai qu'ils ont d'excellents professeurs avec les S.S. et la Gestapo. Ceux-ci organisent régulièrement avec leurs " collègues " français des stages d'initiation et leur fournissent tout le matériel dont ils ont besoin.

Les tortionnaires utilisent volontiers, comme instrument de torture, la presse. La tête des suppliciés est placée entre les deux plaques de la presse à imprimer. Le bourreau serre lentement jusqu'à l'éclatement de la tête. D'autres tortures sont couramment pratiquées, comme le matraquage à coups de barre de fer, les brûlures des parties sensibles, le supplice de la table ou le sel sur les plaies, l'arrachage des ongles et bien d'autres " raffinements ", tous plus barbares les uns que les autres.

Les gens qui ont parlé sous la torture ne sont pas à blâmer. Ils sont à respecter au même titre que ceux qui ont eu le courage, la force d'âme ou la chance de pouvoir résister aux mauvais traitements, aux menaces, aux chantages, à la répression sur les membres de leurs familles restés en liberté, toute surveillée. Seuls, ceux qui sont passés par la torture ont acquis le droit de juger ceux qui ont craqué.

Dans la ville en pleurs, peuplée de 20.000 âmes, on ne compte pas moins de douze prisons. Quel triste record !

Outre la prison officielle, sise rue Guillaume-Fichet, derrière la gendarmerie, le quartier Dessaix, avenue de la Plaine, la caserne de Galbert, avenue de Genève, et l'école Saint-François, près de la gare, particulièrement horrible sous l'égide des S.S. et de la Gestapo, et qui renferme des cellules qui sont de véritables cages, on trouve la maison de la Commanderie, aux Marquisats - au début les prisonniers étaient enfermés dans les caves, mais bientôt, celles-ci devenant insuffisantes, les miliciens les enferment dans les combles. Il faut encore penser à la villa Schmid, siège de la Gestapo, ancienne propriété du directeur de la S.R.O. (reparti en Suisse) et édifiée près de l'Impérial Palace, au Palais de l'Isle, ancienne prison au bord du Thiou, au château des Ducs de Nemours, dominant la ville, et, souvenons-nous, même au bateau France !

Dans la ville écrasée, les rumeurs, les bruits qui courent et les on-dit alimentent les conversations. Chacun tente de s'informer, de se rassurer, car la répression est terrible et l'incertitude distille l'angoisse.

Dans la matinée de samedi 29 mars - rappelons que l'on fusille à Alex -, Roger Petit et Julien Maffioletti, ne pouvant rester chez ce dernier, à Veyrier, traversent le lac, en barque, conduits par le père de Julien. Débarqués sur la place aux Bois, le père à peine parti, ils sont reconnus par une patrouille de sept G.M.R. du groupe " Aquitaine ", ex-prisonniers aux Glières.

" Ils m'ont reconnu, se souvient Julien, car deux étaient gardés par la section " Ebro ". dont je faisais partie. Ils nous ont déclaré, après avoir vu les papiers de Petit, qu'ils étaient très heureux de cette prise, car il était recherché depuis un certain temps. Mon père a été également aperçu, quand il partait en barque, mais nous avons nié le connaître. "

Les deux prisonniers sont violemment interrogés à la préfecture, avant d'être dirigés sur la caserne Dessaix, où Lelong a donné l'ordre de rassembler les prisonniers à venir.

Vers dix heures, six détenus arrivent à la Villa Mary. C'est le capitaine Cumes qui procède aux interrogatoires afin d'établir la fameuse fiche. Parmi les prévenus, un gaillard de quarante ans environ, très bronzé, trapu, costaud, vêtu d'un cuir noir, vêtements et souliers maculés de terre. L'homme, rescapé des Glières, menottes aux mains, répond d'une manière évasive.

Un journaliste, témoin de la scène pour l'O.F.I., raconte l'interrogatoire :

" Que faisais-tu aux Glières ? questionne le capitaine.
Je me cachais, répond le prisonnier.

- Pourquoi ?

- Parce que je ne voulais pas aller en Allemagne.

Aux Glières, que faisais-tu comme travail ?

À ce moment-là, on fait entrer deux G. M.R ? pour la confrontation. Ceux-ci le reconnaissent formellement. Il s'agit de B..., originaire de la Haute-Savoie. Il aurait fait partie du groupe Simon, puis de celui de Déléan, avant de grimper aux Glières, et aurait participé à de nombreux assassinats... Revenant sur ces exécutions, le capitaine Cumes questionne :

Pourquoi tuais-tu ?

- Parce qu'on me le commandait.

- Qui ?

Les chefs.

- Alors tu obéissais sans sourciller ? "

La fiche étant établie, Cumes décide de diriger ce dangereux terroriste sur l'Intendance et prévient Detmar de son arrivée prochaine. Celui-ci n'ira même pas au centre de criblage. Trop dangereux.

À la même heure, le franc-garde Jean Savoy, originaire de Compiègne, est sépulture, comme on dit par chez nous. Seules les autorités assistent aux funérailles à Notre-Dame et au discours du chef-adjoint de la Milice, Séguret, en l'absence de De Vaugelas.

À la gare, on embarque pour Montpellier le cercueil du chef de centaine Daniel Meillard, alors que des patrouilles allemandes et françaises procèdent à un rigoureux contrôle des identités ainsi qu'à des arrestations.

À la fin de la journée, un premier convoi de prisonniers, venant de Thorens, arrive au quartier Dessaix.

Jeudi 30 mars. Dans la matinée, André Wolff est emmené à la Villa Mary, pour " établissement de la fiche ". C'est Chambaz qui procède à l'interrogatoire, sans violence. Il cherche plutôt à s'informer au maximum sur les Glières : ordre de dispersion, quand ? qui ? pour aller où ? quels lieux de rendez-vous ? André est ramené au quartier Dessaix, tandis que d'autres rescapés sont interrogés à leur tour.

Plus grave, la Section de la répression nationale des menées antinationales, la S.R.N.M.A., continue ses arrestations à Annecy, à la suite, paraît-il, de la découverte de documents à Lyon. Jean Machenaud et l'inspecteur Dégerme sont envoyés en camp, dans le Sud-Ouest de la France.

À propos des Glières, les bruits courent. La rumeur enfle :

" Les Allemands ont eu 1.100 tués et blessés. Les effectifs du maquis aux Glières étaient de 1.300 gars et il y a 130 prisonniers. Les Allemands ont récupéré 800 armes automatiques et 100.000 cartouches... "

QUARTIER DESSAIX : PRISON POUR RESCAPÉS DES GLIÈRES

En fin d'après-midi, un nouvel arrivage de Thorens s'installe au quartier Dessaix.

Au centre de cette caserne de gendarmerie, " se trouve un local d'environ 35 mètres par 50 mètres, où les gendarmes faisaient leurs exercices, se souvient Raymond Millet. Tout autour, il y avait des bat-flanc recouverts de paille, où les prisonniers étaient couchés. Nous étions quatre-vingt-dix à cent, tous de Glières et tous ramassés dans le secteur nord...

Dans une salle au sol de terre battue, contiguë au manège, sont rassemblés les " étrangers " et notamment les Espagnols et les juifs. Il y a là, entre autres, Andrès Tripiana, Mazza Wiener, José Mari, Juan Guasch, Francisco Péréa, chef de groupe...

José se souvient : " Le colonel Lelong nous rend visite clans notre prison. La seule chose qu'il va nous dire. c'est que nous avons de sales gueules et que clans quelques heures, on va tous nous fusiller.

Ces hommes, vers le 5 avril, seront transférés au manège, avec les autres. José Mari a écrit :

" L'hygiène. il n'y en avait pas. Pas un détenu ne se lava. L'eau, encore plus que savon, était introuvable. Une lessiveuse placée dans un coin de la salle, servait de cabinet, alors, ça sentait bon... Un commando de deux hommes était chargé de vidanger, tous les jours. le récipient.

Les poux, par milliers, jouissaient, sur le corps et dans les vêtements des détenus, d'un terrain qui. pour eux, était un paradis... "

Parmi les détenus, l'adjudant Louis Conte, qui commandait la section " Mortier ". Parvenu à sortir du Plateau, le 27 au matin, il avait été arrêté par les Allemands, puis relâché peu de temps après. Malheureusement le jour de sa libération, il a été repris par la Milice, et Louis a retrouvé ses copains du Plateau des Glières.

Ils sont plus de cent à être enfermés à la caserne (liste en annexe). René Bachet, Jean Debrucky et Raymond Millet se retrouvent chargés par les G.M.R. de la cuisine :

Nous faisions la cuisine pour les cent rescapés et d'autres qui n'étaient pas des Glières et qui étaient dans des bâtiments annexes. Je peux affirmer... que tous ont bien mangé, grâce aux bonnes volontés annéciennes. De plus, nous n'étions séparés de la boulangerie, pour l'armée que par un mur de taille moyenne, et, la nuit, les boulangers nous balançaient des boules de pain par-dessus le mur, jusqu'au jour où les boules sont venues atterrir dans les marmites et ont déclenché l'alerte parmi les G. M. R.

À la cuisine, nos chefs étaient présents pour les repas, Conte, Wolff Petit et Humbert. "

Dehors la prison est bien gardée. Un réseau de chevaux de frise et de barbelés l'isole du monde. Les G.M.R. ou les miliciens refoulent les éventuels visiteurs.

Vendredi 31 mars, il fait froid et sec, mais quelques bancs de brouillard s'attardent sur le lac.

De Vaugelas demande au préfet Marion de se rendre à Thorens pour des constatations. Les Annéciens apprennent la mort des " p'tits gars " : de Griffolet et sept de ses compagnons, Lalande aurait été tué aux Glières, Bastian, capturé, aurait été fusillé, Anjot serait encore clans le Parmelan...

Le vrai le dispute au faux. C'est la guerre.

Vers 18 h 30, deux sous-officiers allemands se rendent chez Mme Berger, chez qui Pierre Bastian louait une chambre avant de grimper sur le Plateau. Ils perquisitionnent et embarquent des papiers, un étui à revolver, des cartouches, une paire de souliers neufs... Sans nouvelles de Louis Jourdan, Mme Berger questionne ses visiteurs sur Bastian. Un soldat lui répond :

" Ach ! Chef maquis, très grave pour lui...

Le S.S. Knab, dans son télégramme du 31 mars, fait état de ses griefs envers les Français, à son chef, le S.S. Oberg.

" Un G.M.R. prisonnier a déclaré qu'à l'enterrement du lieutenant Morel les parents d'Annecy et un prêtre étaient présents. Ils auraient eu l'autorisation de la Milice. Lorsque j'en ai parlé, hier, à Darnand, il déclara que ceci avait été une faute grossière, non pas de la Milice, mais de Lelong. En outre. Lelong aurait conduit des négociations au sujet des soins médicaux des terroristes. Darnand l'a réprimandé très violemment à ce sujet. Il paraît cependant que Lelong aurait changé profondément d'opinion sur l'A.S., depuis l'arrestation de bandits. "

Mais le chef S.S. est surtout préoccupé par le sort des prisonniers, dont la plupart sont aux mains des forces françaises. On sait en effet avec quelle brutalité et inhumanité la Gestapo a sévi à Petit-Bornand ou à Thônes, par exemple.

Lelong a déclaré aujourd'hui, au nom de Darnand, poursuit Knab, qu'il aurait reçu l'ordre de Darnand, de trier les terroristes qui doivent être conduits devant la Cour martiale. 1l veut mettre les autres à la disposition du Travail obligatoire, pour qu'ils soient emmenés en Allemagne. Je propose d'accepter ce règlement.

Mais je voudrais préciser à Lelong qu'il ne traduise devant la Cour martiale que les terroristes pour lesquels on doit s'attendre à la peine de mort.

Autrement, il vaudrait mieux que ce soit nous qui recevions les prisonniers. Ceux-ci seraient envoyés immédiatement au B.D.S.. avec demande d'arrêt à l'échelon III. Lelong pouvant croire qu'ils sont emmenés pour le Service du travail.

Un peu plus tard, dans un télégramme au commandeur de la police de Vichy, le S.S. Sturmbannführer Bœmelburg, et au SD de Paris, le S.S. Sturmscharführer Mueller, du Greko d'Annecy, demande un numéro de transport :

" Le 2 avril 1944. les détenus se trouvant à la prison d'ici. au nombre de 140 environ et qui sont destinés à un camp de concentration, seront dirigés sur le camp de Compiègne. Je vous prie de m'attribuer, par retour, un numéro de transport. "

Il s'agit probablement des prisonniers de Dessaix, de l'Intendance et de Saint-François, qui pour l'instant sont encore aux mains des forces du Maintien de l'ordre françaises !

René Payot, dans sa causerie hebdomadaire, à la radio suisse, déclare : "Les Français ne voient pas sans émotion les troupes allemandes s'installer en Hante-Savoie. pour réduire les jeunes gens qui se trouvent dans le maquis.

Dans la soirée du 31, à dix-neuf heures, le gestapiste Jeewe envoie au SD de Saint-Étienne un télégramme relatif à un prisonnier :

" Au cours de l'opération contre le Plateau des Glières, le ressortissant français... Roger, né le 11 février 21, a été capturé au Plateau. Sa femme se trouve actuellement chez ses parents à Saint-H... Je vous prie de l'arrêter immédiatement et de la transférer ici. Veuillez me prévenir de l'arrestation par message. Il y aurait lieu de déclarer aux grands-parents que l'arrestation de la femme n'a lieu que pour une courte durée et pour des raisons de sécurité. "

La Gestapo a retourné cet ancien chasseur, le menaçant de représailles, d'exécution. Il ne nous appartient pas de juger. Cela serait trop facile. Quoi qu'il en soir, sa trahison va coûter cher à la Résistance. Nous verrons, dans les jours et les mois qui viennent, les arrestations se multiplier.

Les forces du Maintien de l'ordre françaises et la Gestapo allemande s'opposent toujours, quant à la destinée des prisonniers.

Knab, toujours le 31 mars, à vingt-trois heures, écrit au chef de groupe Oberg, à Knochen et au commandeur à Vichy, Bœmelburg :

J'étais seulement d'accord avec la proposition de Lelong relative au traitement des détenus français. parce que l'arrangement considéré a l'avantage qu'en fin de compte tous les terroristes paient leur conduite par la mort. Si toutefois ils sont amenés devant la Cour martiale, il y a danger, du fait de la situation ici, que la plupart s'en tirent avec la détention ou même la remise en liberté.

Alême un homme comme de Vaugelas, qui est très dur dans ses façons de voir, a déclaré que l'on ne pouvait pas tous les fusiller : Pour cela, je dois proposer que les prisonniers ne soient traduits par Darnand devant la Cour martiale que si Darnand fait le nécessaire pour qu'ils soient réellement condamnés à mort.

Je vous prie de me faire connaître votre décision. si possible encore, aujourd'hui dans la soirée, car le cas échéant, je dois rompre définitivement les conversations engagées pour le transport et la prise en charge. "

Ce qui tend à prouver que la demande de Mueller concerne bien les rescapés des Glières arrêtés. D'autre part, le S.S. rappelle que :

" Les parents de Morel et l'ecclésiastique qui a assisté à son enterrement n'ont pas encore pu être saisis. Par contre le prêtre du Petit-Bornand a été arrêté parce qu'il a été maintes fois sur le Plateau. assistait les terroristes et. dans un cas, a participé à l'enterrement d'un terroriste tué. "

Lorsque le S.S. parle de l'ecclésiastique, il parle de l'abbé Benoît.

Samedi 1er avril, jour de deuil, nous l'avons vu, au Petit-Bornand, se déroulent à dix heures du matin, à Notre-Dame, les funérailles du franc-garde Jean Leber, chef de trentaine, tué à Thorens. Le général-préfet Marion, dans son discours, affirme que " la Milice est attendue ailleurs et qu'elle quitte la Haute-Savoie regrettée de la population. "

Claude Maubourguet explique à ses lecteurs la façon dont ce brave homme a été tué :

" ... Le franc-garde Barbier, de la première trentaine de Paris, entend du bruit près du torrent. Il s'avance, reçoit une rafale de mitraillette et tombe grièvement blessé. Le chef Leber, attiré par les coups de feu, arrive sur l'autre rive. On l'appelle : Les maquisards sont là. Viens vite ! " Leber, croyant que c'est un de ses hommes qui parle, s'élance. Il voit trois ombres près de lui. Il les met en joue. Les hommes lèvent les bras, Mais un de leurs complices, caché derrière eux, tire sur Leber une rafale de mitraillette. Leber tombe mortellement atteint. "

C'est la deuxième sépulture de franc-garde, depuis trois jours. Pendant ce temps-là, les miliciens et les policiers continuent un contrôle rigoureux des identités dans les rues, mais aussi dans les cafés, à la gare et autres lieux publics.

Peu avant midi, un important convoi allemand, descendant de Thônes, avec voitures sanitaires et blessés, traverse la ville et s'installe à l'école primaire de Cran.

Les Annéciens apprennent que le colonel Lelong aurait réussi à faire accepter sa démission à Vichy et due le général-préfet se porterait volontaire pour assurer la succession, dès le 5 avril prochain.

Les journalistes accrédités ont la confirmation que les Allemands ont demandé au maire d'Annecy-le-Vieux un terrain pour y établir un cimetière. Le parc de la Tour aurait leur préférence.

Le docteur Knab, S.S. Obersturmbannführer de son état, s'apprête à quitter Annecy, estimant probablement que le plus gros du travail est fait. Il était arrivé en Haute-Savoie le 26 mars dernier. Avant de rejoindre Lyon, il envoie à Oberg le résultat de l'action sur le Plateau des Glières.

" Le résultat total s'augmente des chiffres suivants :

a) ennemis tués : (49)

b) prisonniers : 10, (237)

c) armes : 35 mitraillettes, (122), 1 lance-grenades, 100 fusils, 3 000 chargeurs de mitraillettes et autres munitions.

Nos pertes : 1 blessé.

La Milice a eu 2 tués et 4 blessés (les pertes sont du premier jour de faction).

Confiscation d'un récepteur de poche.

Les ennemis tués tombèrent devant nous, à l'exception de seize, devant les lignes tenues par la Milice.

Un terroriste prisonnier, sous-officier du 27e B.C.A. , fit une déposition complète. Il déclara avoir été embrigadé de force par les terroristes, qui lui montrèrent un ordre du " gouvernement d'Alger ", selon lequel les anciens soldats seront considérés comme déserteurs. s'ils ne se rallient pas à l'A.S.

Le responsable du ravitaillement serait Gabrion, chef départemental du ravitaillement d'Annecy. La solde serait payée par le capitaine Ponard, qui aurait également charge du règlement des autres dépenses matérielles. Ponard est le chef du Centre d'accueil des prisonniers de guerre. Ces aides seront arrêtées.

Le moral des terroristes au Plateau des Glières a été brisé par le feu des armes de bord de l'aviation.

En ce qui concerne l'attitude de la Garde. qui tolérait les livraisons de ravitaillement aux terroristes, j'ai écrit à Lelong en le priant de faire arrêter les officiers et de les faire comparaître devant la Cour martiale. Il s'agit des officiers des unités de la Garde qui étaient en place au Petit-Bornand. depuis l'encerclement du Plateau. La Milice a arrêté un agent qui faisait la liaison entre les terroristes et la Suisse. Il sera transféré au Commissariat frontalier. Les cantonnements des terroristes et de leurs agents seront tous incendiés.

Nous avons mis entre parenthèses les chiffres cumulés, fournis par la Gestapo annécienne. Les chiffres que donne le S.S., quant aux pertes de la Milice, sont discutables.

Dès le lundi qui suit l'assaut, l'hôpital d'Annecy connaît une affluence anormale. Le service de chirurgie est dépassé, et l'on doit mettre des lits clans les couloirs pour accueillir les blessés. D'autre part, deux franc-gardes sont inhumés à Annecy et deux cercueils sont embarqués par le train, avant samedi soir. Le terroriste dont parle le policier est Roger E... Les arrestations prévues vont avoir lieu.

Dimanche 2 avril, la Gestapo se rend au camp de Novel, qui abrite des prisonniers évadés ou rapatriés, pour arrêter le capitaine Émile Ponard, chef de ce centre d'accueil, mais aussi trésorier clandestin de l'A.S. Handicapé par un corset, celui-ci est pris, tandis que son ami, Roby, s'enfuit vers la colline d'Annecy-le-Vieux. Les policiers ne peuvent le rattraper.

Cependant, la Gestapo appréhende Bouvard, qui travaille dans le camp, et le transfère à la Villa Schmid. Après un long interrogatoire, il est relâché dans la soirée.

Émile Ponard est interné à l'école Saint-François, avant d'être dirigé sur les camps allemands, via Compiègne, probablement dans le même voyage que le curé Truffy. Il décédera à Dachau.

On apprend que sept miliciens auraient été tués lors des combats des Glières et que leurs corps sont à l'hôtel Verdun. Rien n'est moins sûr.

Les autorités préfectorales annoncent que les forces du Maintien de l'ordre devraient quitter la Haute-Savoie dans la semaine. Il ne resterait que deux escadrons de Garde mobile et deux groupes de G.M.R., renforcés par un peloton de supplétifs de gendarmerie.

Néanmoins, il semble bien que l'occupant ne soit pas pressé de partir. Les Allemands s'installent à l'hôtel Verdun, renvoyant les miliciens. D'autre part l'hôtel Régina reçoit des infirmières et des " souris grises ". De plus, la grande salle du casino, restaurée par les Allemands, deviendrait un deuxième Foyer du soldat.

On sent nettement, en ces premiers jours d'avril, que le commandement de la France Sud a décidé d'installer à Annecy des troupes pour permettre " d'occuper " la Haute-Savoie. Jusqu'alors, les troupes d'occupation étaient venues ponctuellement. Et si la 157e division s'apprête à partir, comme le prouvent les convois qui descendent quotidiennement de Thônes avec leur butin, le haut-commandement fait d'Annecy une ville-garnison. La Résistance va devoir compter avec cette évolution.

RÉPRESSION À DOUSSARD : LA MILICE ASSASSINE

Le patient travail d'Yves Godard nous permet, aujourd'hui, d'apporter de nouvelles informations sur le drame qui se déroule le dimanche 2 avril dans le petit bourg de Doussard, et qui était resté jusque-là relativement flou.

Quatre maquisards de la section " Leclerc ", Joseph-François Guidet (que tous appellent François), trente-huit ans, Lucien Nohérie, André Germain, le plus jeune puisque né en 1923, et Robert Jouglas, quarante ans, le chef de la section, ont réussi à sortir du Plateau. Par Le Sappey, ils ont pu atteindre le Fier sans encombre. L'ayant traversé, ils sont grimpés vers les chalets du Cruet, dont les ruines sortaient à peine sous la neige. Ils atteignirent bientôt le Lindion, puis le chalet de Chavonnay-Gallay, refaisant, en sens inverse, ce que certains maquisards avaient fait en juin dernier, lorsque les Italiens avaient attaqué l'Aulp-Riant-Dessus, où sont passés nos quatre gars. Ils ont établi leur itinéraire de retraite. Par Vésonne, Doussard, Entrevernes, le Semnoz, ils gagneront la blanchisserie du Moulin-Rouge dans le val-Ion de Sainte-Catherine, où André a travaillé et où ils pourront faire soigner Lucien.

Il y a une semaine qu'ils ont quitté les Glières. Nous sommes en effet le dimanche 2 avril. Ce matin, ils descendent le versant sud du col des Nantets. Ils s'arrêtent souvent. Leur progression est lente, car Lucien, blessé par une balle allemande, comme nous l'avons vu, glisse, dérape dans les versants plus qu'il ne marche, et son dos est dans un état épouvantable. Son fond de culotte est resté accroché à un rocher. II saigne et ses copains l'aident de leur mieux.

Nos quatre gars évitent le village de Montmin, qui leur paraît trop important pour s'y aventurer, et, en fin de matinée, ils arrivent à la ferme Brachet, à Plan Mont-min. Ils sont bien tombés, Joseph Dalmasso est passé par là, avant de grimper aux Glières.

Gérard. le fils de la maison, est très impressionné par le lieutenant Jouglas, qui nettoie sa mitraillette. Le voisin offre le Lidoyon et en fin d'après-midi, la petite troupe repart. Par le chemin, le calvaire, ils atteignent Vésonne. Dans l'unique café du hameau, plein de jeunes, ils demandent le chemin de Marceau, hameau de Doussard. Tout le monde a compris et deux cyclistes proposent de les accompagner. Par la colline boisée de la Serraz, ils arrivent à Doussard et, malgré la réticence de leurs guides, entrent à l'hôtel des Touristes (encore bondé ce dimanche soir), car Lucien Nohérie est épuisé. Après une courte halte, les gars et leurs guides continuent vers Marceau-Dessous et arrivent enfin chez Michel Palmer.

Michel, né en Espagne il y a cinquante ans environ, travaille à la mine d'Entrevernes. Son fils René était aux Glières, dans la section " Leclerc ", avec ses copains. Connaissant parfaitement le chemin de repli depuis Morette, il est probable qu'il soit parti devant en éclaireur pour préparer la venue de ses camarades.

Quoi qu'il en soit, la chaleur d'un foyer et la cuisine de l'épouse de Michel, Marine Palmer, une fille du pays, réconfortent nos hommes. Les deux cyclistes ayant décliné l'offre du repas, vu l'heure avancée et le couvre-feu, retournent à Vésonne. En arrivant au Couardet, ils croisent une camionnette de la Milice, qui arrive de Faverges. Les miliciens, dirigés par le chef de centaine de Faverges, le docteur D..., reconnaissent l'un des cyclistes. Celui-ci sera dans une situation délicate dès le lendemain.

Les miliciens préparent minutieusement leur affaire, en attendant du renfort annécien. Ils barrent les routes avec des billes de bois et encerclent le hameau de Marceau-Dessous.

À la ferme Palmer, les camarades de Nohérie préparent une couchette de paille propre, dans l'écurie, le long du bat-flanc, près du veau, et se rendent chez un voisin qui tient " café " dans sa cuisine. Puis tout le monde rentre se coucher, sans se déchausser, sauf Robert Jouglas.

Le piège s'est refermé. Un chef de trentaine des Marquisats est arrivé d'Annecy, avec une quinzaine d'hommes.

À 23 h 30, on frappe violemment à la porte de la cuisine de la ferme des Palmer. Michel, en caleçon long, vient à la porte.

Un milicien questionne :

" Où sont les terroristes ?

- Quels terroristes ? "

Michel n'entendra jamais la réponse. Il ouvre. Une rafale de mitraillette l'abat sur le seuil, tandis que d'autres gammas s'engouffrent dans toute la maison. La porte de l'écurie est enfoncée. Les rafales crépirent et les balles s'écrasent contre les murs. François et André sont poussés à l'extérieur. Nohérie, qui n'a pas eu 1a force de bouger, est piétiné par le veau, affolé par la fusillade, avant d'être achevé par les miliciens, ivres de sang.

Ses deux camarades sont assassinés contre la façade.

Pendant ce temps Marine Palmer s'est précipitée sur le corps de son mari en hurlant. En sanglotant, elle crie et appelle au secours. " Puis, brusquement, elle traverse " comme une folle " le cordon de ses bourreaux, qui ne peuvent tirer sans s'entretuer. Sans réfléchir elle grimpe à une échelle, ses mains se cramponnent au rebord de la fenêtre de ses voisins. Une rafale fait éclater le carreau, une balle lui fracasse la mâchoire, une autre lui traverse l'épaule. Le rebord de la fenêtre est couvert de sang. Elle glisse le long de l'échelle et tombe, inanimée.

Quelqu'un, à côté a crié :

" Arrêtez de tirer. Y a Palmer. " On vient de découvrir René dans la cuisine, où il s'était

recroquevillé Ses anciens compagnons de jeu, l'ayant reconnu, l'épargnent, le fouillent sans ménagement et le font monter dans la camionnette. " Mme Marius Belleville, enceinte, assiste impuissante, à toute cette tragédie.

La Milice française de Joseph Darnand vient d'abattre trois jeunes maquisards, rescapés des Glières :

Joseph-François Guidez était né le 10 janvier 1906 à La Rochette, en Savoie, et avait rejoint le maquis du Bouchet, puis le Plateau dès le 31 janvier.

André Germain, originaire de Marcellaz-en-Albanais, où il était né en 1923, était un enfant de l'Assistance publique. Sa mère devait habiter Annecy-le-Vieux.

Lucien Nohérie, receveur de tramway, fils de canut, Lyonnais de vingt-quatre ans, né à La Croix-Rousse, avait pris comme nom de guerre " Marcel Martin ", réunissant le prénom de son père et le nom de jeune fille de sa mère et gardant ainsi avec lui sa famille, lui le fils unique.

Michel Palmer, cinquante ans, qui avait eu le tort d'héberger des jeunes en rupture de ban paie son geste de sa vie.

Pendant ce carnage, Robert Jouglas a bondi par le dègnu't, trappe par laquelle on descend le foin aux animaux, et réussit à se mettre hors de portée des gammas en se glissant sous le foin.

Les miliciens fouillant les quatre sacs tyroliens, y trouvant un livret militaire au nom de François Guidet et des indications sur un quatrième maquisard, son nom notamment, se mettent à fouiller la maison dans tous ses recoins, sondant le foin à coups de fourches. Robert retient son souffle.

Les gammas ne trouvent personne et, remontant dans leur véhicules, ils rentrent aux Marquisats et à Faverges, fiers d'eux.

Après le départ de la Milice, les voisins se regroupent, atterrés. On téléphone à la gendarmerie. Le commandant de la brigade territoriale, suivi de ses hommes et d'un docteur, arrive rapidement sur les lieux du drame. Marine Palmer reçoit les premiers soins avant d'être hospitalisée et sauvée.

Le maire, Claudius Chappet, est également là. François-Joseph Littoz-Monnet identifie le corps de son beau-frère, Michel Palmer, tandis que Louis Rassat, ancien de Namsos, aide aux récolements. Un numéro est placé sur chaque cadavre, que l'on n'a pas encore pu identifier. Personne ne parle et ce n'est que lundi après-midi que les gendarmes apprennent que ce carnage est l'œuvre de la Milice.

Les corps des quatre tués sont mis en bière dans quatre cercueils de bois blanc, confectionnés à la hâte. Un bras écarté étant devenu rigide, on enlève le ceinturon du mort pour lui plaquer les bras le long du corps. La gendarmerie fait des photographies pour l'identification. Les numéros sont cloués sur les cercueils et tous les signalements ont été soigneusement notés. Ils se terminent tous par " chaussé de brodequins de l'armée ". Requis, François Isard, sur son char à échelles, descend les cercueils à la mairie, car toute entrée dans l'église a été interdite par la Milice.

Pendant ce temps-là, on ne sait quand ni comment, car personne ne l'a vu, Robert Jouglas, pieds nus, s'est enfui.

Parti dans la nuit, il a trouvé une fenêtre éclairée à la ferme Vernex. Il a tambouriné aux carreaux et la fermière lui a donné une paire de chaussures qu'il a attachées avec des ficelles. Et il est reparti...

Lundi matin, le jour se lève à peine, il parvient au hameau du Bout-du-Lac. Par la fenêtre, il aperçoit des gens qui prennent leur petit déjeuner. Il tapote aux vitres. Une fillette, Simone Dagand, vient lui ouvrir. Attablé, il raconte sa nuit de cauchemar et demande son chemin pour se rendre au lieu dit le Moulin-Rouge. Il ne sait pas préciser davantage. Il ignore le nom de Sainte-Catherine qui aurait peut-être mis ses hôtes sur la piste. Personne ne connaît ce moulin. M. Dagand l'envoie chez un ami sûr, François Belleville, à Lathuille, où il reste toute la journée de lundi.

Robert pense qu'il est inutile d'aller à Vovray - Germain n'est plus là - et décide de remonter sur le Plateau. Cela fait plus d'une semaine, les choses ont dû se tasser, là-haut. Il attend la nuit pour repartir.

À Verthier, où il parvient vers trois heures du matin, Mme Talin est réveillée par son bébé qui pleure. Robert ayant vu la fenêtre s'éclairer, tapote aux carreaux. On le fait entrer.

M. Talin, à qui il demande le chemin pour Glières, lui indique d'où part le sentier qui grimpe au col de la Forclaz, lui trouve une paire de brodequins à sa pointure et lui confectionne rapidement des " chaussettes russes " pour traverser silencieusement tout le hameau de Verthier. Sur le seuil de la porte, il lui fait ses dernières indications. Robert part, seul dans la nuit, pieds nus, les chaussures attachées par leurs lacets et passées autour du cou, avec la musette bien garnie.

Pas tout à fait seul, puisque quelques jours plus tard, le chef de centaine Desplanches fait cerner la maison de Talin et torture le malheureux. Il ne dira rien. Les miliciens l'enverront aux Marquisats. Il y a bien quelqu'un, un " bon Français ", qui a vu ce maquisard sortir de la maison Talin.

Parvenu à la maison Blain, la dernière du hameau, Robert remet ses chaussures et grimpe vers la montagne. C'est sans doute en découvrant la topographie des lieux qu'il décide de gagner Annecy sous les couverts de la rive gauche du lac, reprenant ainsi le plan initialement établi. Il revient sur ses pas.

Jean Forain et Georges Millet le repèrent en train de se planquer derrière une pile de bois, près de la mairie d'Entrevernes. Les hommes hésitent, d'autant plus que Robert est coiffé d'un béret de milicien, qui porte encore la trace de l'insigne gamma arraché. Jouglas les rassure. À Millet, qui l'emmène se restaurer, Robert raconte l'affaire de Marceau et il ajoute qu'il voudrait retourner à Marseille. Forain et Millet le cachent sous un chargement de bois des frères Rassat, transporteurs à Solfier (Doussard), et, ainsi caché, le lieutenant traverse les barrages de la Puya et la ville d'Annecy. Là, il est confié à Gaston Revdelet et, grâce à une fillière S.N.C.F, il peut gagner Marseille, non sans avoir vu le lieutenant Joubert à Talloires.

Mardi 4 avril, vers quatre heures et demie de l'après-midi, les quatre cercueils sont amenés de la mairie aux emplacements qui ont été creusés dans le carré des morts sans concession, sous le clocher. Des miliciens sédentaires veulent s'opposer au curé Moccand qui veut donner l'absolution. Devant son attitude et celle des habitants, ils n'insistent pas, et l'inhumation civile peut se faire sans incidents, après cette bénédiction.

Dans la nuit, des inconnus, patriotes ceux-là, déposent des fleurs sur les tombes des jeunes victimes. La Milice de Doussard, excédée, fait savoir, après avoir enlevé les fleurs, le mercredi matin, qu'il y aurait des représailles, en cas de récidive.

La Milice a donc identifié le quatrième homme. Un rapport daté d'avril 1944 et émanant de la B.N.G.A./8 précise : " Les renseignements recueillis auprès de la franc-garde permanente d'Annecy font ressortir que le quatrième homme armé. échappé à cette expédition, était un des individus m ./disant appelé " Lieutenant_Jouglas " ...

Un avis de recherche est-il lancé par la Milice ? Toujours est-il que Robert Jouglas est arrêté le 24 avril, dans l'après-midi, alors qu'il se promène sur la Cannebière à Marseille, et fusillé le 30 avril.

Il avait promis à tous ceux qui l'ont secouru de revenir après la guerre. Aujourd'hui, c'est chose faite. Robert n'est plus, mais que tous ceux de Doussard qui l'ont aidé, lui et tous ces jeunes dans la détresse, soient ici chaleureusement remerciés. Les survivants se souviennent.

M. Talin, enfermé à la Commanderie des Marquisats, réussit à infecter le moignon de sa jambe, que la mine de charbon d'Entrevernes lui a broyée, il y a quelque temps déjà. Il est hospitalisé à Annecy. Le 3 juin, le corps franc départemental venu libérer un certain nombre de détenus hospitalisés, il pourrait être du voyage. Mais M. Talin préfère rester : sa jambe retarderait les fuyards, et sa famille pourrait subir des représailles.

Il sera libéré après quarante-neuf jours de détention.

René Palmer réussira à s'échapper des Marquisats, où il avait été affecté aux tâches ménagères, semble-t-il.

Après la Libération, la police F.F.I. de Haute-Savoie, commandée par le capitaine Barth, traquant les miliciens et les traîtres sans relâche, mettra la main sur certains miliciens, auteurs présumés de cette tuerie.

Elle arrête à Lyon, le 15 octobre 1944, Henri C..., dix-huit ans, puis Roger P..., D..., et Pierre D..., tous de Doussard, et des comparses, tels l'abbé P..., le père et le frère de P... L'un d'eux était membre de la trentaine milicienne de D..., partie intégrante de la centaine de Faverges, du docteur Desplanches.

Les quatre jeunes avouent avoir été embrigadés par les responsables miliciens de Faverges, avoir pris part à l'expédition punitive contre l'hôtelier Jacquemoud et au massacre de Marceau-Dessous. Courant octobre 1944, l'affaire suit son cours, il reste encore douze autres miliciens à démasquer.

BILAN DE LA WEHRMACHT

Le soir du dimanche 2 avril, le lieutenant Bock envoie au B.D.S. de Paris le dernier rapport militaire sur " l'action du Plateau des Glières clôturée le 31 mars 1944. à 18 heures.

Prisonniers : 237

Tués du côté ennemi : 64

Armes : a) F.M. légers : 122 et 3.000 chargeurs.

b) pistolets-mitrailleurs anglais : 1.011

c) fusils : 722

cl) revolvers à barillet : 160

e) fusils anti-chars : 2

f) lance-grenades : 2

g) grenades à main : 300

h) P.M. lourd : 1

i) une caisse contenant du matériel du génie

j) explosifs : 100 kilos

Rapport final sur l'action et matériel photographique suivront immédiatement.

Voilà donc le bilan donné par la Wehrmacht, en ce qui concerne le nettoyage du Plateau des Glières et ses abords. Nous, nous savons qu'il va s'alourdir encore, car à cette date, un certain nombre de jeunes n'ont pas encore été fusillés et il reste toujours plus d'une centaine d'entre eux en instance de déportation.

TORTURE À L'INTENDANCE

Il y a une semaine que les Allemands ont attaqué le Plateau, et les Savoyards débutent cette Semaine sainte avec beaucoup d'appréhension.

Lundi 3 avril, l'après-midi, vers dix-sept heures, trois centaines de miliciens sont rassemblées à Annecy sur le Champ de Mars pour une prise d'armes. De Vaugelas les ayant passés en revue, les miliciens défilent rue du Pâquier et rue Royale, pour se rendre à la gare. C'est le premier contingent de miliciens qui quitte le pays.

Mardi, de nouvelles troupes allemandes traversent la ville. Sur les camions, l'artillerie pointe ses canons vers le ciel. Des vaches meuglent sous les bâches. Dans la soirée, de nouvelles unités miliciennes quittent la ville.

À la caserne Dessaix, les prisonniers connaissent des conditions de détention que la Croix-Rouge pourrait réprouver.

Début avril, se souvient Raymond Millet, " la S.A.C. fait irruption dans le manège et commence à interroger chaque prisonnier : identité. Profession, appartenance politique, et plusieurs camarades sont priés de se mettre au centre du manège. Une dizaine, dont Jeannot Dujourd'hui, qui avait été reconnu comme le chauffeur de Simon, ont été transférés à l'Intendance, où Jeannot a fini ses jours sous la torture. Toutes les nuits nous chantions des hymnes patriotiques. et tout le quartier devait nous entendre, jusqu'à deux ou trois heures du matin. Cela devait être impressionnant d'entendre une centaine d'hommes révoltés hurler leur haine à l'égard du régime de Vichy.

Jean Dujourd'hui, vingt-deux ans, meurt le 11 avril au matin, à la suite des coups reçus et de la violence de la torture, venant d'hommes qui se targuent d'employer n'importe quel moyen pour faire avouer n'importe quoi ". Jean agonise pendant trois jours dans les bras de Pierre Deruaz, qui réussira à s'en sortir, et de Léger, un gars d'Evian. Ses parents venus à la morgue, réclament le portefeuille de leur fils, ainsi que l'argent qu'il contenait. Un policier répond au père que l'argent servira à aider les familles des victimes de ce terroriste. Bulhmann sera une autre victime des chaînes de bicyclette et des barres de fer de la S.A.C.

MACABRES DÉCOUVERTES SUR LE PLATEAIJ

Le matin du 5 avril, des jeunes, à la demande de l'adjoint au maire du Petit-Bornand, Jean-Claude Ballanfat, remplaçant le maire parti depuis quelque temps déjà, grimpent sur le Plateau des Glières, accompagnés par les gendarmes.

Paul Missillier, Roger et François Ballanfat, Rémi Bastard-Bogain, entre autres, montent par l'Essen, en suivant le traîneau à cheval de Pierre Nicoud, vers Monthiévret.

Près des chalets détruits et incendiés, ils trouvent trois hommes. Les corps, à moitié immergés dans leurs postes, sont penchés en avant.

Mis dans les cercueils en sapin, les corps sont descendus au Petit-Bornand, où le hangar des pompes est transformé en chapelle ardente. Ces trois inconnus sont enregistrés en mairie.

Pour l'un d'eux on peut lire :

Son signalement est le suivant : âge approximatif 25 ans, taille 1,80 m, cheveux châtain foncé crépus, nez aquilin, yeux gris bleu, teint bronzé, vêtu d'un manteau de cuir, d'un pull-over à col roulé. chemise à petits carreaux bleus et blancs. tricot de peau blanc, pantalon en toile bleue de " Jeunesse et Montagne ", pantalons kaki, chaussettes grises, chaussures modèle 40, porte-monnaie en cuir noir, fermeture Éclair contenant de l'argent, un titre de vêtements, une lampe électrique, une montre en métal blanc, un sifflet portant l'inscription P. N., avec francisque, un portefeuille en cuir noir, contenant la somme de 110 francs, une carte d'identité sans numéro, au nom de Nagan Guy, né le 2 février 1925 à Annecy de Nagan Maurice et Gobel Alphonsine, délivrée par le Commissariat d'Annecy le 2 février 1944, un certificat de travail de Louis Key, route de Nâves à Villaz, avait reçu des balles dans le côté droit et dans la cuisse droite. "

Il s'agit d'André Guy, dit Chocolat, mort le 26 mars dernier, comme Jacquart.

Un autre corps découvert, toujours non reconnu à ce jour, inhumé à Morette sous les numéros 141 ou 43, et qui pourrait bien être celui de Jacquart, a pour signalement, selon l'état civil du Petit-Bornand :

Age approximatif 24 ans, taille : un mètre soixante-douze, cheveux longs châtain. yeux bleus, nez aquilin, barbe blonde, vêtu d'une veste kaki, blouson de cuir, trois tricots de l'armée, deux bleus et un kaki. une chemise blanche rayée. pantalons en drap gris-bleu, chaussette trois couleurs. bleue, noire et blanche, souliers modèle 40, portant une montre en or, numéro 5445. cylindre 8 rubis, K dix-huit. vingt-quatre, zéro soixante-cinq, mouchoir à carreaux, porte une chevalière en métal jaune, avait reçu des balles dans les reins... "

Tandis que la luge redescend, les gendarmes et les jeunes continuent leur avance sur le Plateau. Le café des Chasseurs de Mme Bussat est brûlé, de même que les chalets du Talavé et de la Revoue. Quelle désolation !

L'expédition découvre ensuite des têtes de vaches dépecées. François Ballanfat, en voyant ainsi son bétail, pleure et épelle le nom de ses laitières. Continuant leur marche vers le col, ils parviennent jusqu'au grenier à Marcel Merlin, qui n'a pas brûlé. Les gendarmes empêchent les jeunes de toucher à une topine de graillons, intacte, laissée par les Allemands. On ne sait jamais.

Lors de leur retour vers Outan, ils découvrent le cadavre d'un autre gars. À Outan, le grenier de Pierre Nicoud a été incendié, mais la cave voûtée est restée intacte. Alors que les jeunes se précipitent pour ouvrir la porte, le brigadier Gauthier, de Saint-Julien, les arrête, car la porte est piégée. Le gendarme s'approche doucement et tente de désamorcer la grenade. Mais celle-ci explose et le blesse grièvement. Après cet accident et ayant récupéré le groupe qui inspectait sur Spée, la petite troupe redescend au village, se disant qu'il faudra revenir lorsque la neige, encore trop profonde, aura fondu.

NOUVELLES ARRESTATIONS

Le 1er avril, les Allemands, sur dénonciation d'un rescapé des Glières, retourné, Alphonse P..., font une rafle à l'usine du Giffre, afin d'arrêter Henri Plantaz. Celui-ci est tué avec d'autres résistants, et une quarantaine de personnes sont amenées à Annecy.

Parmi les prisonniers, Tchékalow, Lucien Garot et Paul Le Tallec, tous rescapés des Glières.

Le 3 avril, les Allemands arrêtent, à quelques encablures de Thorens, le jeune Jacques Misery, et le " refilent " aux miliciens, qui l'internent à Dessaix.

Florence Valcésia, rentré chez lui, a repris ses activités anti-collaboration, contre l'occupant. Le même 3 avril, au matin, il emmène un Parisien se faisant appeler François, à la gare de Pers-Jussy. De retour chez ses parents, a Chevrier, il y passe la journée. Sa mère le convainc de rester pour la nuit.

Malheureusement, tôt le matin du 4 avril, des gendarmes escortés de G.M.R. viennent ramasser celui qu'un voisin a dénoncé. Florence est immédiatement incarcéré au quartier Dessaix.

Pendant le mois d'avril, les forces du Maintien de l'ordre continuent leur répression. Le 5, Lelong fait poser des affiches prévenant tous ceux qui viendraient à aider les hors-la-loi, qu'ils seraient arrêtés et traduits devant la cour martiale.

Les arrestations se multiplient.

Dans la vallée de Vailly, où le groupe est revenu du Plateau, dans son entier, on s'apprête à reprendre les armes. On ignore ce qui s'est passé en bas. Un gars du groupe, C..., en rupture de Chantiers de jeunesse, a été arrêté par la Milice. Le pauvre gars ne résiste pas aux tortures et il parle.

Le mercredi 5 avril, la Milice est à Vailly. Georges Buchet réussit à fuir, mais Georges Aragnol est arrêté et embarqué à Annecy. Il retrouve ses copains à Dessaix. La Milice, avec les frères F... en tête, stoppe le car de Thonon et arrête Charles Gilbert et Fernand Joly. Un peu plus loin, c'est au tour de Pierre Legrand, qui roule en bicyclette, d'être appréhendé. Ces trois gars des Glières ne reviendront pas des camps. Ils sont morts à Litomérice-sur-Elbe. Georges a la chance de revenir.

Depuis quelques jours, Robert Buttin, Félix Perrier, Gilbert Martin, René Joly, Pierre Chanteur, Fernand laydevant et Georges Taisseire sont planqués dans une grange à foin, au-dessus de Bellossier, merveilleusement bien ravitaillés par René et Yvonne Encrenaz, lorsqu'ils retrouvent Julien Helfgott, Fernand Roman, Michel Castelain et Jean Bédet, quatre copains, à l'abri dans une autre grange.

Georges Taisseire se souvient :

" Un peu plus tard. deux ou trois de nos camarades nous avaient quittés pour tenter de rejoindre leur maquis d'origine. Jusqu'au 7 avril 1944, tout se passait bien. lorsqu'en début-d'après-midi, les gendarmes (informés par qui ?) se manifestent et prétendent nous mettre à l'abri. Bonnes intentions ? (L'enfer en est pavé!) Maladresse ? Toujours est-il qu'à la fin de cette journée noire, nous nous retrouvons internés à l'école des Cordeliers d'Annecy, gardés par les gendarmes. Le surlendemain, je crois, alignés dans la cour de cette école, nous sommes reconnus par des G.M.R. ex pensionnaires du Plateau. En moins de temps qu'il ne faut pour le dire nous voilà expédiés à la caserne Desaix, où se trouvent un certain nombre de nos camardes du Plateau, prisonniers dès les premiers jours dm repli. Je passe rapidement sur les conditions épouvantables de la détention : manque total d'hygiène, un peu de paille pour tout couchage, nourriture réduite à la portion congrue, juste de quoi ne pas mourir de faim. L'incertitude sur le sort qui nous est réservé... "

Les gendarmes ont arrêté Georges Taisseire, Julien Helfgott, Jean Bédet, Michel Castelain, Robert Buttin, Fernand Roman, Gilbert Martin et Félix Perrier.

Henri Onimus, chef de la compagnie qui gardait le versant nord-est du Plateau, et son adjoint Jean-Isaac Tresca, dit Pasquier, sont restés une huitaine de jours dans une grotte, sous la montagne des Frêtes. Ignorant tout du drame qui s'est déroulé pendant cette semaine, ils décident de descendre à Annecy et de prendre contact avec des responsables de la Résistance.

Onimus est reconnu, dans la soirée du samedi 7 avril, en gare d'Annecy, par des G.M.R., ex-prisonniers au Plateau.

Jeewe, chef du Greko, est informé de cette arrestation par le capitaine Cumes. Le S.S. précise à Knob :

" Étant donné qu'on a trouvé sur le Plateau des Glières une cravate de couronne mortuaire portant le nom de Humbert, l'identité du captif n'est pas établie. "

Henri Onimus est immédiatement amené au quartier Dessaix.

OPÉRATION " FRÜHLING "

Pour l'état-major allemand des forces d'occupation dans le Sud de la France, dont dépend la 157e, l'intervention de cette division se termine le 31 mars.

À partir de cette date, " la 157e division de montagne, dit le rapport, reçoit du commandement de l'armée territoriale du Sud de la France, l'ordre, dans un enchaînement immédiat, à la suite de l'écrasement du groupe de terroristes sur le Plateau des Glières, de nettoyer les terroristes dans l'espace Saint-Laurent, Clairvaux, Arinthod, Nantua, Bellegarde et Gex, dans le Sud français du Jura, en collaboration avec le service de sécurité allemand et la Feldgendarmerie, selon les plans... "

Cette opération, qui s'appelle l'opération " Frühling " comme le printemps, doit débuter effectivement le 7 avril.

Le général Pflaum, jugeant qu'il en a terminé avec les Glières, regroupe sa division dans la région annécienne.

Les Allemands réquisitionnent tout ce qui roule. On compte près de trois cent cars et camions, stationnés dans les cours de la caserne de Galbert. Les Allemands de la 157e s'en vont vers le Jura. Certains éléments descendent de Thônes, à bord de véhicules surchargés de butin.

Samedi 8 avril, la compagnie du capitaine Geier, qui a opéré au Petit-Bornand, se met en mouvement dès six heures du matin. Ces troupes vont sévir maintenant dans la région de Viry, à quelques kilomètres au sud-ouest de Saint-Claude, dans le Jura.

On essaye de retarder la mise en place de l'ennemi. Les Allemands ayant demandé cinq wagons allemands aménagés en couchettes, car le convoi part pour l'Allemagne, Adrien, qui s'est procuré auprès de Guiseppi, dit le Vieux Soldat, vingt-cinq cartouches et cinq crayons détonateurs, piège les wagons, pendant midi, alors que la gare est quasi déserte.

À 20 h 12, le train quitte Annecy avec trois wagons de Feldgrauen et deux autres remplis de gendarmes, gardes et miliciens blessés, dirigés sur l'hôpital militaire Desgenettes, à Lyon, ce que la Résistance ignorait.

Normalement, les voitures doivent exploser près de Virieu-le-Grand, vers 0 h 30. Mais un seul wagon explose, les quatre autres ayant perdu leurs crayons détonateurs, au passage en gare de Torcieu, faisant de nombreuses victimes.

ÉVASIONS À DESSAIX

À Dessaix, les prisonniers échafaudent des plans d'évasion. " Michel, qui était directeur d'un Office de ravitaillement, écrit un détenu, entrait et sortait facilement du quartier Dessaix, et sa présence, une ou deux fois par semaine, nous réconfortait. Un jour, il proposa de faire rentrer des armes dans des bottes de paille et de tenter une évasion massive. "

Mais cela ne peut se faire pour de nombreuses raisons.

Comme tous les prisonniers, Henri Onimus rumine son évasion. Finalement, il choisit le jour des douches pour tenter la belle. La veille, il discute avec son camarade, André Wolff :

" Moi, je pars, mais toi, tu es alsacien et tu ne peux rester ici. Ton compte est bon. Viens avec moi... "

Jean Daussy, alias Jean II, Lorrain comme Henri, est également contacté. Jean, de la section " Savoie-Lorraine ", s'était fait prendre au-dessus de Bellajoux, alors qu'il tentait de sortir du Plateau en compagnie de Marcel Sparr. Ce dernier, d'origine allemande, avait réussi à rejoindre La Roche.

Jean II remercie Humbert et décline son offre, car son père doit intervenir pour le faire libérer. Jean sera déporté.

Henri et André, arguant de leur qualité de sous-officiers, obtiennent de passer aux douches avant les hommes. Le 17 avril, ils sont emmenés au bâtiment des douches, mitoyens des jardins du square Gambetta. Restés seuls, ils découvrent, en entrant, les deux mousquetons des gardiens, en train de se doucher.

" Aucune hésitation. " Un tonneau contre le mur, se souvient André, et hop. On s'est mutuellement aidés pour sauter le mur et on s'est retrouvés dans les jardins. Marie-Thérèse attendait avec deux vélos.

Henri part avec Marie-Thérèse, et André se retrouve seul dans le jardin, le crâne rasé, le pantalon sans ceinture, avec, aux pieds, des chaussures de ski sans lacets. Si Onimus se rend chez Cantinier, André, en rasant les murs, réussit à se rendre chez des amis, près de la caserne de Galbert. Là, une fois changé, il peut repartir vers Annecy-le-Vieux, chez un ancien du 27, devenu garde forestier. " Deux jours après une traction-avant de la S.A.C. s'arrête au bout de la rue. Je me suis sauvé dans les prés, derrière la maison, et j'ai grimpé dans un arbre. Redescendu, j'ai fini la nuit chez le curé, qui. affolé, m'a demandé de partir au petit jour. "

André se rend alors chez Berthes, rue du Parmelan. Ne voulant compromettre que le moins de monde possible, il décide de retourner à La Roche-sur-Foron retrouver son ancien employeur, le résistant Gilbert Cachat. De là, une équipe menée par Guiseppi le Vieux Soldat vient le chercher, pour le conduire dans une ferme du col de Tamié.

André rejoindra par la suite Gilbert et les F.T.P. pour la libération d'Annemasse.

Le même jour s'évade Gaston André, dit Toutin. Malheureusement, il se fera reprendre sur le marché de Thônes, le 4 mai, et mourra en déportation.

Raymond attend son heure pour s'évader. Il ne s'évadera que le 6 mai. Écoutons-le :

" Je connais bien un dénommé Lefur qui est attaché à la caserne et fait toutes les courses pour le quartier. Il sort et entre comme il veut avec une charrette à cheval. Cette charrette s'appelle un arraba et possède à l'arrière un coffre très grand... Je demande à Lefur de passer par la cuisine, avec sa charrette, pour que l'on parte ensemble. "

Après avoir hésité, l'homme accepte. Le jour venu, Lefur vient ranger l'arraba contre la cuisine. Raymond réussit à distraire les deux G.M.R. et à se glisser clans le coffre. " Lefur ferme le couvercle et calmement. tranquillement. monte sur le siège et dit au flic qu'il va chercher des affaires dans Annecy. À la garde de la grande entrée, il répond la même chose, et je suis la conversation, de l'intérieur de mon coffre. sans trop d'inquiétude. Nous filons, une fois passée cette entrée, directement au camp de Novel. "

Là, Raymond retrouve Michel, Toto Fayolle les emmène en taxi à Aviernoz, chez Francis Métrai. Raymond pourra continuer la lutte, qu'il a chevillée au corps.

Ils ont été quatre à réussir leur évasion, car à Humbert, André et Raymond, il faut ajouter Marcel Marchand.

Ajoutons qu'un certain nombre de jeunes sont hospitalisés pour un temps, mais ne pourront pas échapper aux départs. Il s'agit notamment de Joseph Dalmasso, d'Edmond Degrave, de Robert Laurent, d'Henri Vuarchex, de Serge Aubert, de Pierre Touzard, de René, dit Tintin, et d'Armand Mouthon.

" MANIÈRE DE TRAITER LES PRISONNIERS DU PLATEAU DES GLIÈRES "

C'est le titre d'un télégramme de Jeewe, à Lyon et à Paris. Et c'est bien la grande question qui agite les milieux collaborateurs et allemands, en ce mois d'avril 1944.

Le gestapiste d'Annecy, dans un message du 6 avril, se plaint à 1'Obersturmführer Wannemacher, actuellement à Lyon, de la lenteur des interrogatoires des prisonniers des Glières.

" Les pièces à l'appui et les dépositions des prisonniers faits dans votre secteur du Plateau des Glières, que vous m'avez promises, ne m'ont pas été transmises. à l'exception du cas E...

Je vous prie de me faire savoir où se trouvent ces pièces et de quelle personne il s'agit, étant donné que les recherches correspondantes et les interrogatoires ne pourraient avoir lieu, en raison de l'encombrement de la prison locale. En particulier, je vous prie de me faire tenir les pièces concernant le curé du Petit-Bornand, vu que même le nouveau chef de la milice et le directeur du service de renseignements de la milice, Ch. avenaz, sont intervenus en sa faveur.

Dans la nuit du 7 au 8 avril, la cour martiale condamne à mort Lauro Tassile. Il est exécuté, samedi 8 avril, à l'aube, à Sevrier, là où la répression a déjà fusillé, le 20 mars dernier. Cet ancien coureur cycliste du Vélo Club d'Annecy est condamné pour le meurtre du gendarme A..., mais surtout, souvenons-nous de la phrase terrible de Knab, quant à la cour martiale. Rappelons que le frère de Lauro a été tué par les G.M.R., aux Carroz d'Arâches.

C'est ce même jour qu'arrivent aux Cordeliers les personnes arrêtées à Nâves, comme nous l'avons vu plus haut.

Louis Martinod, Pierre Sadaoui, Camille Lamouille, Bloch, Camille Tournier et Joseph Bénédetti sont interrogés plusieurs jours encore. Finalement les forces du Maintien de l'ordre décident de leur incarcération à la caserne Dessaix.

Le 16 avril, Jeewe a un gros problème et il télégraphie, à 14 h 37, de toute urgence, à Knab :

" Lelong vient de m'aviser que, par ordre de Darnand, une commission était arrivée à Annecy pour interroger, comme il a été convenu, les prisonniers faits par les Allemands lors de l'opération contre le Plateau des Glières.

Ceci est en contradiction ,flagrante avec les instructions du S.S. Gruppenführer Oberg. Je n'ai pas sous la main la copie du télégramme, qui nous a été adressé en son temps. Il y est dit, autant que je sache, que chacun doit conserver ses prisonniers. "

Il est important de préciser, à ce moment du texte de Jeewe, que la totalité (ou presque) des prisonniers faits par la Wehrmacht ont été fusillés et que la Gestapo n'en possède plus que deux : Pierre Bastian et Roger E... Le S.S. poursuit :

Les prisonniers faits par les Français doivent tous être traduits devant la Cour martiale. Les prisonniers faits par les Allemands ne devaient être remis aux Français, aux fins d'interrogatoire, que dans des cas très urgents, et seulement si les intérêts allemands ne sont pas lésés. Prière de me transmettre par télégramme la copie du message du Gruppenführer Oberg, afin que je puisse répondre à Lelong en conséquence.

Il semble qu'il n'y ait eu que trois maquisards, dont André Wolff, pris par les Allemands et remis à la Milice.

" À mon avis, ajoute Jeewe, Darnand procède. encore et toujours, selon les désirs exprimés au général Pflaum, selon lesquels les prisonniers doivent lui être remis. Est-ce que cela n'a pas été réglé, au cours d'un entretien personnel entre le Gruppenführer Oberg et Darnand ? "

Jeewe est donc toujours tourmenté par le sort des prisonniers des Glières. Il sent que ceux-ci risquent d'échapper à la Gestapo et il essaie par tous les moyens de les garder, mais on sent, nous, que des intérêts et des enjeux supérieurs le dépassent.

Trois jours plus tard, Jeewe, dans son télégramme n° 441, indique à son supérieur Knab la liste des personnes arrêtées, à la suite de certaines dénonciations.

Ont pu être arrêtés, comme complices des terroristes du Plateau des Glières :

1° Capitaine Émile Potard, né le 19-7-04, à Albertville, chef du centre d'accueil des anciens prisonniers de guerre, à Annecy.

2° Arragain Jeanne, née Clavel, née le 20-2-97, domiciliée à Annecy. 2 rue du Pâquier, propriétaire de café. Le mari est déjà en fuite depuis des semaines.

3° Maurice Mallet, né le 12-5-17. employé au Ravitaillement d'Annecy. Il y a encore de nombreuses autres personnes signalées, qui en partie sont déjà en fuite depuis des semaines...

Selon communication de la police française, le capitaine Pierres, alias Bayart, alias Anjot, chef du Plateau après la mort é lieutenant Morel, a été tué dans les environs de Nâves. Des parents de la famille de Pierrot veulent l'avoir reconnu. J'ai demandé à la police française d'exhumer Pierrot, pour identification de la personne. "

Mme Arragain sera dirigée sur Ravensbrück, où elle décédera.

M. Ritz, de la caisse d'Épargne, est également arrêté et relâché dans la soirée, de même qu'un docteur qui avait été appréhendé dans la matinée.

Il est bien difficile de donner les noms de toutes les personnes arrêtées. Cependant en avril, seront encore appréhendés, le plus souvent sur lettres de dénonciation parvenant à Lelong, les frères Entremont, fromagers de leur état, les frères Fayolle, Mme Lyard, à qui l'on reproche de s'occuper du maquis, emmenée avec un bébé de quelques mois, M. Mayer, de la poste centrale, le fils Colin, dit la Fouine, à qui l'on reproche de faire de la spéléologie du côté de la grotte de l'Adiau, Philippe Bichard, Titi Machenaud, le chanoine Fromager, jean Lavorel, propriétaire du café La Coupole, où il avait des armes planquées, Baussand, Georges Guillaudot, gendarme-résistant, Jacques Moulard, Dunoyel, André >maison, Narcisse Joubert, Léon Megevand, Cladé, Montessuit, Léon Ducret, Bonjour, Pinès, Morello, Félix Rolland, Paul Pons, Chantreuil, de l'état-major régional des F.T.P., transféré d'Annemasse. Le gendarme Pierre Gal est toujours incarcéré, depuis le mois de février.

Si certains prisonniers sont relâchés, comme Clerc, Bichard, libéré le 25 avril, ou le chanoine Fromager, relâché le 28, ou bien encore Joseph Bénédetti, de Nâves, la plupart sont progressivement embarqués pour des destinations inconnues.

Le 17 avril, à 18 h 45, un convoi part de l'école Saint-François, direction Compiègne et les camps de la mort. Il emmène trente-cinq gars, dont les trente raflés au Giffre le 1er avril, et parmi eux, André (Gérard) Tribouillard et Max (Blaise) Gavard, rescapés des Glières. Ce dernier avait été arrêté en même temps qu'Alphonse P..., qui les dénonça. L'abbé Jean Truffy et le capitaine Émile Ponard sont également du voyage.

Ce même jour, à Nâves, le maire Éminet fait exhumer les cadavres trouvés au Clus, afin de procéder à une reconnaissance légale, faite par le gendarme Clerc. Il y a là également Mme Doucet, belle-mère du capitaine Anjot, et Mme Puthod.

N'oublions pas non plus les personnes arrêtées avant l'assaut du Plateau, lors des rafles de mars, et qui restent détenues. Ainsi Bulloz, Jacob, Daviet et trois autres détenus sont-ils envoyés en camp à Saint-Sulpice-la-Pointe, le 23 avril au soir.

Si Pierre Sadaoui, arrêté à Nâves, s'en sort en restant prisonnier près de trois mois à la caserne Dessaix, les autres sont envoyés en camps, où Camille Tournier et Bloch trouveront la mort.

DEUX HÉROS, PIERRE BASTIAN ET JACQUES LALANDE

Nous avons vu comment Pierre Bastian, alias lieutenant Barrat, a été arrêté, puis incarcéré par la Gestapo à l'école Saint-François, à Annecy.

Le révérend père Louis Favre, arrêté le 3 février dernier, est également à Saint-François. Il réussit à faire parvenir à Marcel Durupthy dix-sept billets, parmi lesquels quelques-uns nous parlent de Pierre Bastian.

" Le lieutenant Bastian, toujours aux fers depuis son arrivée ici. a été emmené hier chez les miliciens pour interrogatoire. Il est revenu un peu plus abîmé : il faut le porter aux W. -C. J'ai pu, une fois aller lui laver le visage et les mains...

Deux jours plus tard, le 9 avril, il écrit :

On l'a conduit à la Milice, d'où il est revenu à moitié mort. Il a perdu connaissance trois fois durant l'interrogatoire. Et on le laisse aux fers . "

Le 10, il dit :

On ne lui enlèvera ses fers - pour le fusiller - que lorsqu'il aura avoué. Il ne mange presque plus et nous avons cessé de nous plaindre depuis qu'il est là.

On voit combien le lieutenant souffre le martyre. L'agonie dure plusieurs semaines, et la Gestapo, si elle l' " interroge ", n'est pas la seule responsable de la fin tragique. À travers ce précieux témoignage du père Favre, qui sera fusillé dans l'été, force est de constater que la Milice française est la principale à s'acharner sur le malheureux.

Le 19, le S.S. Jeewe, dans son télégramme n° 441, dit :

" Le lieutenant Barras commence à parler. Il a avoué avoir été pendant quelques jours commandant du Plateau. Il fut auparavant le chef du secteur de Thônes. Le chef du département de la Haute-Savoie est un capitaine Navant. Recherches le concernant sont en cours.

Ces quelques " révélations " sont sans conséquences pour les résistants, même pas pour Clair, que la Gestapo a déjà identifié. Bastian se sait, quant à lui, condamné.

Le 24 avril, ses gardiens lui retirent ses fers. Le père Favre, qui peut lui couper les cheveux et bavarder avec lui, nous dit que son " moral est bon ".

Supplicié pendant près de trois semaines, il ne parle pas. Il est important ici de remercier le lieutenant Pierre Bastian, car, en se taisant jusqu'au bout, il a sauvé des dizaines de maquisards ou de jeunes réfractaires au S.T.O., venus se réfugier dans les vallées de Thônes et qu'il connaissait parfaitement, tout comme les nombreux sédentaires des trois vallées. Plus l'homme se taisait et plus les brutes ont frappé.

Mercredi 26 avril se tient à Chavoire une importante réunion clandestine dirigée par Cantinier, qui rassemble des officiers A.S., dont les lieutenants Louis Jourdan et Jacques Lalande.

À la fin de la réunion, Jacques, qui a réussi à sortir des mailles du filet en restant planqué quelques jours chez Julie Dufournet, aux Blonnettes, sur la commune de Dingy, et qui revient d'un petit séjour à Aix-en-Provence, s'adresse à son camarade Joubert :

" Je suis grillé à Annecy. Si tu veux, je te rejoins demain. Je vais me mettre au vert chez toi, pendant trois ou quatre jours, le temps d'y voir plus clair...

En attendant, le lieutenant Lalande rentre à Annecy régler quelques affaires. Il habite au 23 rue de la Paix, dans le bâtiment des Ponts et Chaussées. Personne ou presque ne le connaît.

Jacques Lalande rassemble ses affaires et descend les escaliers de granite. Mais, dans la maison, il y a un milicien qui connaît le lieutenant. Gilbert J..., fonctionnaire aux Ponts, travaille au deuxième étage et aperçoit, par la fenêtre, le maquisard qui s'en va. L'occasion est trop belle, pour ce sans-grade, de faire parler de lui et - qui sait ? - de monter dans la hiérarchie.

J... dévale à son tour les marches, serrant son pistolet dans la poche de son imperméable. Il court derrière le maquisard. Lalande remonte la rue de la Paix, tourne dans la rue Revon. J..., courant toujours derrière et apercevant deux " hirondelles " en bicyclettes, crie : " Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! "

Entendant les appels, les policiers jettent leurs bicyclettes dans les jambes du malheureux lieutenant, qui s'écroule, permettant ainsi à J... d'arriver et de l'arrêter.

Le lieutenant Jacques Lalande est embarqué aux Marquisats.

Il est atrocement martyrisé par les miliciens et supporte tout avec un grand courage. Il meurt sous les coups de la torture, sans dire une seule parole. Les miliciens remettent ensuite le corps à la Gestapo, qui, ayant appris l'arrestation d'un officier des Glières, le réclame.

Ce fait explique que, pendant longtemps, on ait cru que c'étaient les Allemands qui l'avaient fusillé. Il n'en est rien. Jacques Lalande a été assassiné par la Milice française. Barbaroux, chef de la centaine d'Annecy, au cours de son interrogatoire devant la cour martiale du Grand-Bornand, donnera sa version des faits, qui montre que le lieutenant a bien été martyrisé par la Milice. Notons cependant que Barbaroux est absent, pour cause de maladie, au moment des faits et qu'il s'agit du récit des deux " fossoyeurs " du boulanger Raymond :

De concert avec les hommes du chef di Constanzo. nous avons amené ce prisonnier au 50 rue des Marquisats. et avec l'aide du chauffeur de di Constanzo et de ce dernier, nous lui avons foutu une telle tabassée qu'il en est crevé le

lendemain... "

Le 28 avril, à 21 h 30, comme des voleurs, les Allemands, à bout d'arguments, hissent sur un camion les deux martyrs, Pierre Bastian et Jacques Lalande, maintenant réunis.

Peu après le col de Bluffy, le long du bois des Ferrières, le camion stoppe. Les soldats obligent Pierre Bastian à porter le corps de son camarade mort, avant de les fusiller.

Peut-être Pierre a-t-il lancé un dernier regard vers ce Parmelan qu'il avait tant parcouru ? Pierre Bastian avait trente-sept ans et Jacques Lalande, vingt-quatre. Jacques Lalande ne porte aucune trace de balles, ce qui prouve bien qu'il est mort sous la torture milicienne. Leurs corps, méconnaissables, ne seront découverts que le 3 mai, à seize heures. Inhumés au cimetière de Morette, ils laissent au pays la Gloire de leur combat, et à la jeunesse, l'exemple de leur sublime et fécond sacrifice.

Vous qui passez dans la descente du col, vers Alex, devant un petit monument au souvenir, ayez une pensée pour eux.

SÉPULTURES POUR MAQUISARDS

Le 30 avril, une manœuvre conjointe des gars de Joubert et de Forestier aboutit sur le Plateau. La neige est partie, il fait beau, mais le pays est toujours en guerre.

Des hommes et des femmes sont montés avec les maquisards. On a apporté des cercueils, car on sait que l'on va encore trouver des corps.

À huit heures du matin, dit le maire-adjoint de Petit-Bornand, nous avons constaté le décès d'un individu de sexe masculin, dont l'identité n'a pu être établie et dont la mort paraît remonter à un mois. Le corps, qui a été trouvé à la montagne de Glières, avait été calciné par l'incendie de la scierie Contal et nous n'avons pas pu prendre le signalement... " Il s'agit probablement du G.M.R. Daniel.

Une demi-heure plus tard, les découvertes macabres continuent. On trouve, près des chalets de l'Outan, un corps dont le décès remonte à deux semaines. " Âge approximatif vingt-huit ans et taille de 1.65 m, cheveux châtain forcé, front fuyant. sourcils châtain foncé. pommettes saillantes, nez légèrement busqué menton rond, visage ovale, tête allongée. vêtu d'une chemise bleue, chaussé de brodequins modèle 17. ferrés, chaussettes grises, foulard kaki, veste de drap gris portant intérieurement un tampon " Martin Henri, Chambéry , pantalon gris bleu, portait à son bras gauche une plaque d'identité portant les renseignement suivants : Reynes Gabriel. classe 1936. recrutement de Valence, matricide 1351...

Avec un travail aussi sérieux, il sera facile d'identifier Gabriel Reynes, ressortissant espagnol, tué par les Allemands sur le Plateau même.

Vers neuf heures, on découvre le corps d'un homme de vingt-deux ans environ, mesurant 1,65 mètre, avec des " cheveux châtain clair, un front fuyant, un visage ovale, un nez cave. une bouche petite, des incisives larges. un menton large. vêtu d'une veste de drap noir, d'un maillot kaki. d'une chemise blanche à rayures bleues, d'une culotte kaki à lacets, portant des chaussons de ski avec jambières à crochets. un foulard de laine verte et un béret noir... "

Il sera reconnu pour être Marcel Clévenot.

Pendant ce temps, d'autres personnes se rendent au centre du Plateau, où sont inhumés Tom et Géo, afin de procéder à l'exhumation des deux cercueils.

Près de l'infirmerie, on déterre le cercueil de Louis Basso. Puis, les cercueils, placés sur des luges, sont descendus dans la vallée.

Le 2 mai, la Résistance enterre une seconde fois Théodose Morel et Georges Decour, mais cette fois, la cérémonie se déroule au cimetière de Morette, sous la protection des gars du Val thônain. Tom repose au milieu de ses hommes.

Ce même jour on inhume Louis Basso, Gabriel Reynes et un inconnu, qui pourrait bien être le G.M.R. Daniel. Ces hommes sont enterrés, à dix heures du matin, après l'absoute donnée par M. le plébain de Thônes.

COUR MARTIALE

Lelong se prépare à partir. Le commandant de gendarmerie Calveyrac, en Haute-Savoie depuis octobre 1943, est appelé en consultation à Vichy.

A Alger, le lieutenant-colonel Christofini, fondateur de la Phalange africaine, a été exécuté, à la suite d'un jugement. Le gouvernement de Laval ordonne des représailles. Et comme par hasard, elles vont s'exercer sur la Haute-Savoie, " ce nid du terrorisme ". Le 4 mai, à treize heures, le lieutenant de gendarmerie Gott, accompagné de quelques gendarmes, vient au quartier Dessaix chercher onze maquisards.

La cour martiale tient séance ce 4 mai, à Annecy, dans une chambre de la prison. Composée de cinq hommes en uniforme et présidée par le capitaine Lombard, assisté du lieutenant Gott, elle doit juger onze prévenus.

15 h 45. Après avoir traversé une cour inondée de lumière, où attendent onze cercueils, les prévenus, aux noms aux consonances étrangères, sont projetés dans une salle grise et sans âme.

Mais, laissons la parole à Julien Helfgott, vingt-quatre ans, maquisard des Glières, pris à Bellossier par les gendarmes, et qui vit aujourd'hui cet enfer :

Les prisonniers sont jetés dans une salle étriquée. devant cinq hommes assis, paraissant mal à l'aise, vêtus avec recherche, le revolver à la ceinture. Nous étions devant nos assassins. devant la cour martiale. A leur droite, huit gendarmes français, blêmes, entrechoquèrent maladroitement leurs armes, au premier commandement. Le local est exigu, nous sommes pressés les uns contre let autres, C'est là qu'en une minute va se livrer urne parodie de justice : en fait la décision est prise, depuis le matin. Le président déroule une mince feuille de papier et lit :

" Par arrêté de la Cour martiale. créée en application de la loi du 20 janvier 1944. modifiée par celle du I 1 février 1944, relative à l'état de siège, les prévenus dont les noms suivent, sont accusés de tentatives de meurtres, de meurtres et d'attaques à main armée. Ils sont en conséquence coupables de crimes prévus par ces lois et condamnés à mort. L'exécution aura lieu ce jour, par fusillade. "

Une minute à peine s'est écoulée, puis trois mots encore : "Emmenez les condamnés. Aucun d'entre nous n'a tremblé, mais nos poings se sont serrés et pris d'une soudaine révolte, nous faisons violemment éclater notre indignation, nous clamons notre mépris à nos juges. Les misérables ont tourné la tête. "

Roger Petit ajoute :

Nous avons protesté, voulant savoir pourquoi nous étions condamnés et surtout désirant nous défendre " .

Sont condamnés à mort :

Florence Valcésia, de La Roche-sur-Foron, de la section " Savoie-Lorraine ", dont le père était un militant italien antifasciste,

Louis Conte, ancien adjudant-chef du 27' B.C.A., qui commandait la section " Mortier ",

Fernand Décor, G.M.R. rallié au maquis, qui avait été arrêté au-dessus de Thorens,

Julien Helfgott, du P.C. de Lamotte, et Bernard Zelkovitch, de la section " Coulon ", israélites tous les deux,

Robert Schlick, de père allemand et de mère lorraine, qui avait refusé le 10 mai 1942 de rejoindre la Wehrmacht,

l'adjudant Roger Petit, ramassé avec Julien Maffioletri par les G.M.R.,

Hugo Schmidt, un ancien des Brigades internationales et qui était sur le Plateau avec les Espagnols, André Fédieu, G.M.R., qui avait rejoint les Glières le 9 mars dernier, et Maurice Dupont.

Le onzième homme est transféré devant une juridiction civile.

Selon les termes de la loi, ils doivent être passés par les armes dans les vingt-quatre heures, sinon ils devront être rejugés.

On nous conduisit, ajoute Roger Petit, dans une cellule. Nous étions cinq, dont Conte et moi. Là. sous prétexte d'accéder à notre demande, trois d'entre nous, y compris l'adjudant Conte, furent emmenés. Il me quitta en me disant : " C'est mon tour " et après nous avoir embrassés.

Le pasteur Chapal, appelé, confesse ceux qui le désirent, et, au milieu de l'après-midi, G.M.R. et gendarmes emmènent en fourgon cellulaire Florence Valcésia, Louis Conte, Fernand Décor, Bernard Zelkovitch et Hugo Schmidt, au champ de tir de l'avenue de Genève.

Florence apercevant sa sœur, Flora, sur le trottoir, lui lance :

C'est moi ! On va nous fusiller... Adieu ! Je meurs pour la France ! "

Il est 16 h 30 environ. Les pompes funèbres ont amenés les cercueils. Ce sont les gendarmes qui forment le peloton d'exécution. Parmi eux, Conte reconnaît un ami. L'adjudant-chef lui demande de cacher son corps, pour que sa femme ne le voir pas. Les larmes aux yeux, le gendarme supplie Louis de lui pardonner. Mme Conte, qui habite tout près de là, entend les détonations, qui résonnent dans le champ. Les cinq poitrines qui chantaient La Marseillaise se sont tues.

Le 21 décembre 1987, Pascal, neveu de Florence, écrira ce poème :

Force tranquille de vingt ans

Au bord des lèvres ton sourire,

Tu avais choisi ce pays combattant

Un pays confronté au pire

Au fascisme, aux corbeaux

Aux délateurs et aux salauds

Pour la survie des libertés

Tu as quitté père, mère, sœurs

Copains et douceur du foyer

Rejoignant le Plateau, en sueur.

Comme toi, d'autres jeunes âmes

s'apprêtent à se servir de leurs armes,

À perdre leurs vies contre l'envahisseur.

Au nom des générations libertines et dorées

Vous donnèrent vos vies pour notre futur libéré...

La nouvelle de cette exécution court la ville comme une traînée de poudre, et l'émotion est grande. Les condamnés auraient été choisis par Vichy. Il s'agirait de représailles. Les Annéciens sont bouleversés. Les sphères officielles s'en rendent compte et sursoient à l'exécution des cinq autres condamnés. Leurs vies sont en balance avec celle de l'amiral Derien, en cours de jugement à Alger. L'amiral, sous la pression du Comité d'Alger, ne sera condamné qu'aux travaux forcés à perpétuité, et les sursitaires de la mort virent arriver les jours suivants avec confiance.

Les condamnés sont maintenus au secret, chacun dans une cellule, puis les autorités les regroupent tous les cinq dans une même cellule. Plus tard, Roger Petit et Maurice Dupont sont déportés en Allemagne, tandis que Robert Schlick, André Fédieu et Julien Helfgott restent en prison à Annecy. Ils sont de véritables otages. Julien veut vivre ardemment, pour témoigner, mais aussi parce qu'il a vingt ans et qu'à vingt ans, on ne meurt pas.

Roger et Maurice rentreront des camps, alors que Robert et Julien s'évaderont avec les détenus de la prison, la veille de la libération de la ville, le 18 août 1944. Ces jeunes, après des mois d'enfer, s'en sortiront et pourront témoigner pour leurs copains.

Le soir de l'exécution, les gars des Glières, entassés à la caserne Dessaix, au courant de la nouvelle, chantent la Marseillaise à pleins poumons, tandis que la garde est renforcée.

Roger Petit, qui n'apprendra l'exécution que vers le 10 mai, se souvient :

" Conte, remarquable d'énergie et de tenue, en avait imposé aux inspecteurs qui l'avaient interrogé. Avant même d'être fusillé, il serra la main de son exécuteur en lui disant : " Surtout, visez juste. " Jamais je n'oublierai l'adjudant Conte. Il a été mon compagnon au 179e au Plateau des Glières, à la cour martiale et dans les derniers moments. C'était un homme étonnant. sublime même. "

À cinq heures de l'après-midi, René Dépollier, journaliste accrédité par l'O.F.I., rencontre le colonel Lelong, sur le départ.

" Je vais quitter, enfin, un poste peu enviable. Je retourne à mon école. Tout ne s'est pas passé comme je l'aurais voulu. Mon intention était d'arracher au maquis, par la persuasion, tout ce qu'il y avait de bon. J'aurais ensuite agi par la force contre les mauvais éléments. Je n'ai pas toujours fait ce que j'aurais voulu. Ce n'est pas moi qui ai organisé la croisière sur le bateau. Ce n'est pas de ma faute si certains excès regrettables ont été commis. À un moment donné, je ne commandais plus. J'étais plutôt forcé de subir l'excès de zèle de certains. "

Vrai ou faux, Lelong s'en tient à cette idée qu'il n'est pour rien dans les exactions commises depuis son arrivée, le 31 janvier dernier, et que tout est à mettre sur le compte de la Milice. Il est certain qu'au plus fort de la crise, c'est de Vaugelas le véritable patron des forces du Maintien de l'ordre en Haute-Savoie. Mais de Vaugelas n'a pas toujours été chez nous.

Le journaliste fait alors allusion à divers incidents, plus que regrettables.

" Il y eut peut-être des erreurs, mais elles ont été réparées dans toute la mesure du possible. En tout cas, je puis vous affirmer que toutes les exécutions n'ont concerné que des individus qui le méritaient. C'est un épisode douloureux qui se termine. "

À la lecture de ces lignes, qu'il me soit permis de répondre. Permettez-moi, monsieur l'intendant de police, de m'inscrire en faux contre vos dires, car tous les gars qui ont été fusillés par vos soins, à Sevrier ou au champ de tir, ne " le méritaient pas ". Et leur sacrifice n'en est que plus grand.

Lorsque le journaliste aborde le fait de la torture faite par des Français, et qu'il ajoute : " Est-ce vraiment humain ? Ce qui peut s'expliquer venant de la part des étrangers, ne peut être acceptable de la part de Français... ", Lelong répond : " Je vous comprends mais j'étais dépassé par une aile marchante qui ne faisait plus de police, mais de la politique de partisans.. , "

Ce jour, cinq jeunes sont arrêtés à Annecy et déportés. Parmi eux, se trouvent Francis Ladite, Louis Bruley et Joseph Aubin, tous rescapés des Glières. Ils ne reviendront pas des camps. Le 8, la Milice arrêtera, à Rumilly, Édouard, un des frères Becker, de la section " Liberté Chérie ".

Un communiqué remis à la presse annonce la dissolution, pour le 5 mai 1944, de la Direction départementale des opérations du maintien de l'ordre en Haute-Savoie. Mais le cauchemar n'est en pas terminé pour autant, car le même arrêté prend des mesures analogues à celles en vigueur depuis la mise en place de l'état de siège, le 31 janvier dernier.

EMBARQUEMENT POUR L'INCONNU

Quant à ceux de la caserne Dessaix et de l'Intendance, ils sont séparés, et une partie est internée au Château, tandis que d'autres sont embarqués pour Lyon, en plusieurs convois. Le premier part le 25 avril, le second le 29, à 5 h 40 du matin, dans une gare désertée. Il est à noter qu'ils restent prisonniers des autorités françaises.

Certains étant hospitalisés à Annecy évitent le départ, ainsi Marcel Contassot, Robert Laurent. Ceux-ci seront libérés par le corps franc départemental de Raymond, lors d'un coup de main sur l'hôpital, le 3 juin 1944.

D'autres, également hospitalisés, n'ont pas cette chance, car ils sont de retour à Dessaix avant le grand départ, comme Serge Aubert. Ce dernier avait été hospitalisé car ses pieds étaient partiellement gelés, et il avait des traumatismes à la colonne vertébrale et à la tête à la suite des mauvais traitements que la Milice lui avait fait subir à Thorens, ainsi qu'une plaie à la jambe gauche et une forte angine.

Le dernier départ est le plus important. Ils sont quatre-vingt-un prisonniers à être livrés aux Allemands, ce 17 mai 1944. Le train s'ébranle d'Annecy. Qui sait ce qu'il adviendra.

" Le voyage a duré plus de douze heures, se souvient Julien Maffioletti, car les voies étaient coupées et c'est vers quatre heures du matin que nous arrivons dans une gare de Lyon, où un couloir de G.M.R. armés, au coude à coude, nous oblige à monter dans des cars. Nous pensions être tous fusillés, mais nous voyons bientôt un fort, la Duchère, où nous passons un mois et demi de terreur, car presque tous les jours des gars. venant d'autres endroits, étaient fusillés. Nous pensions que notre tour viendrait aussi, riais un jour, vers le début de juillet, nous sommes transférés à la prison Saint-Paul à Lyon, où nous restons encore un mois. "

Georges Taisseire se souvient de ce voyage Annecy-Lyon :

" Nous sommes transférés en chemin de fer à Lyon. Liés par paire avec des menottes et sous la menace constante d'un excité, brandissant son pistolet et proférant les pires injures. Nous sommes conduits au fort de la Duchère et séparés en trois chambrées. Une paillasse a remplacé la paille de la caserne Dessaix : le luxe ! Une demi-heure de promenade par jour dans la cour du fort, avec quelques iris, en décor, les poteaux d'exécution appuyés contre un mur, bien en évidence. Bien entendu, la nourriture est réduite à sa plus simple expression.

Le 26 mai, l'aviation alliée bombarde la gare de triage de Lyon-Vaise. Le fort, situé au-dessus, à quelques encablures, est touché par quelques bombes. L'une d'elles a ravagé notre chambrée. Je me souviens avoir été soulevé par le souffle et un éclat gros comme une main a roussi ma paillasse... "

" Dans la pièce à côté de la nôtre, a écrit André Vignon, notre ami Guillemenet, aviateur voit arriver, comme nous, tous les avions, et a un réflexe admirable :

" Planquez-vous contre les murs ! " nous crie-t-il. Une bombe éclate juste au milieu de la clé de voûte, celle-ci s'effondre au milieu de la pièce dans un nuage de poussière. Grâce à la recommandation de Minouche, il n'y avait que deux blessés légers, Jacques Bèges et Gaston Grimbaum, qui ont pu s'évader par la suite.

Dans une autre chambrée, André Véron, blessé, est évacué sur l'hôpital de l'Antiquaille. Ce qui sera sa chance...

Fernand Bénédetti, qui a tenté comme quelques gars de se faire la belle, échoue dans sa tentative.

Suite à ce bombardement anglo-américain, les prisonniers sont transférés à la prison Saint-Paul. Placés dans le quartier des politiques, les rescapés des Glières sont entassés à cinq et plus par cellule.

Albert et René Bianco, René Bachelard, René Bachet, Robert Abs et Robert Berthelot sont là, dans la même cellule. Roland Pichon se retrouve avec André Descoutes et André Chatelard entre autres, dans la cellule 25.

Serge Aubert, Jean Bédet, Georges Taisseire, qui n'a pas encore dix-sept ans, et un quatrième gars sont dans la même cellule. " Au fil des jours, une amitié solide se noue entre Serge. Jean et moi-même. Le débarquement de Normandie nous donne un immense espoir de liberté prochaine. Serge Aubert, d'origine normande a sa joie tempérée par l'inquiétude de savoir sa famille particulièrement exposée aux risques de la guerre. Il est natif de Merville-Franceville. Complètement désœuvrés, privés de tout, les journées sont longues. Il faut meubler les heures en des parties de cartes interminables, en des mots croisés fabriqués et vite résolus. Chaque matin, avec le soi-disant café au goret d'orge grillée, la ration de pain journalière, qu'il faut économiser miette par miette pour arriver jusqu'au soir. Le midi et le soir, la soupe, un peu d'eau tiède dans laquelle nage une feuille de choux. La nuit, les paillasses déroulées laissent une place à chacun. Heureux de ne pas se retrouver près de la tinette, aux senteurs infâmes, et puis, dès le couvre-feu, les punaises qui se parachutent depuis le plafond. Leurs morsures laissent des plaques sur la peau et des démangeaisons intolérables : écrasées. elles dégagent une odeur nauséabonde... "

André Vignon trouve lui aussi la prison plutôt inconfortable. " Les poux, la crasse, des bataillons de punaises, nous sommes tous couverts d'impétigo, sur les jambes principalement. La nourriture est plutôt rare, malgré les quelques colis de la Croix-Rouge d'Annecy. qui ne nous a pas oubliés, et ceux que peuvent nous faire passer nos familles... "

Le 19 juillet, au matin, des camions allemands pénètrent dans la cour intérieure. On entend des portes qui claquent, des hommes qui " gueulent ". Visiblement, on embarque des gars. En effet, la Gestapo a ordonné l'exécution de cinquante-deux prisonniers. Ceux-ci sont embarqués vers le nord, par la route départementale 485. Loin de la grande ville, au lieu dit Pont-de-Dorieux, sur la commune de Châtillon-d'Azergues, l'occupant fusille...

Parmi les fusillés, deux gars des Glières : Edmond Boscono, un gars d'Annecy, qui n'avait pas encore vingt ans, et Yves Philippe de Kerarmel, un Parisien de vingt-trois ans. Nul ne sait pourquoi ils se sont retrouvés dans cette charrette des condamnés.

Le 5 août, Georges Taisseire, grâce à un petit colis de biscuits " apporté par l'aumônier, peut " fêter " ses dix-sept ans ! Ces festivités entraînent une phénoménale diarrhée, dans la cellule.

Le 9 août, tout le quartier de Saint-Paul où s'entassent les rescapés des Glières est entièrement vidé. Tout le monde est conduit dans la cour de la prison.

" Les Boches sont là. se souvient Georges. Une liste de noms s'égrène et nous voyons partir nos copains, les uns après les autres... Alors que nous attendons notre tour, la porte de la cour se referme. Nous ne restons que les cinq de la cellule des moins de 18 ans ". Moments d'inquiétude, interrogations ! Un peu plus tard, un gardien vient nous chercher pour nous conduire dans une cellule d'un autre bâtiment. L'inquiétude et l'interrogation demeurent : pourquoi cette différence de traitement ? "

Les gars qui ont été appelés sont embarqués vers une salle pour une visite médicale. " Le docteur était un Allemand. a écrit André Vignon. Ce fut très vite fait. La seule chose qu'il regardait c'était, après avoir fait quitter le pantalon, ce que l'on cache d'habitude. Nantis de papiers du S.T.O., on nous emmène à la gare des Brotteaux, pour nous mettre dans le train de l'Allemagne. Il paraît que sur les registres d'écrou de Saint-Paul. nous étions enregistrés avec la mention détention d'armes ", ce qui était relativement anodin pour l'époque. (Et ce qui est exact)... J'ai même pu faire prévenir un cousin lyonnais, qui m'a apporté à Perrache, où nous passions ensuite, un peu de linge et quelques vivres. Mais nous étions toujours sous bonne garde. C'étaient maintenant, avec des Allemands en civil, des " petits mecs" dit P.P.F. avec des mitraillettes dont ils n'auraient pas hésité à se servir en cas d'évasion. Un Allemand d'un certain âge, assez corpulent, fait le tour des compartiments - nous voyageons, en effet, dans des wagons de troisième classe,

"Si vous restez tranquilles, dit-il. je serai gentil avec vous, sinon, je donne le, feu. " Le convoi s'ébranle... "

Le train fait un arrêt prolongé en gare de Saint-Georges-de-Reneins. Les Allemands, installés dans un wagon avec des tonneaux de vin, donnent à boire aux jeunes futurs travailleurs S.T.O. qui le demandent.

Le train stoppe bientôt en gare de Dijon. Les rescapés des Glières sont emmenés dans une caserne, où ils peuvent acheter des vêtements de travail. Puis les autorités françaises les remettent aux Allemands. Trois jours plus tard, ceux-ci les conduisent à la gare.

" Pendant le trajet. nous avons chanté les chants du maquis, dit Julien, et La Marseillaise, malgré les menaces des soldats allemands. En gare, un convoi était prêt et ils nous ont enfermés dans les wagons à bestiaux... " Les wagons restent clos jusqu'à la frontière allemande, c'est-à-dire à la frontière de la Lorraine. En passant à Culmont-Chalindrey, les gars ont pu voir un entassement indescriptible de machines, de wagons et de rails tordus sous l'effet du bombardement allié. Le train s'arrête souvent, repart, ralentit à nouveau, puis repart.

Si les bombardements ralentissent son trajet, ils ne le stoppent malheureusement pas. Au delà de Saverne, en roulant vers Strasbourg, les Allemands ne ferment plus les portes systématiquement et tous les jeunes n'iront pas à destination. Certains réussissent à prendre la clef des champs. Maurice Joly n'est déjà plus là ; il a sauté du train, à Dijon.

Serge Aubert réussit à sauter lui aussi du train, le 12 août, et à rejoindre le maquis de Morestel, dans l'Isère.

Roland Pichon saute en marche vers Colmar. À nouveau arrêté, il est interné à la prison de Mulhouse, puis envoyé au camp de Caguenau-Schirmeck, avant de connaître la forteresse de Radstadt, où les Alliés le libèrent le 13 avril 1945.

Le train stoppe en gare de Mulhouse-est et " c'est là que nous avons pu mettre à exécution notre projet d'évasion se souvient André Vignon. On entend la sirène d'alerte, suivie d'une certaine animation des employés. Nous faisons comme si nous allions dans un abri, sans trop de hâte, passons de l'autre côté de la barrière qui délimite la gare et nous marchons calmement. J'étais avec Rivière et Raspoutine. Une fois en rase campagne nous rencontrons Albert Robin et Lucien Donot. qui avaient fait la même chose que nous. " Les gars se scindent à nouveau en deux, Raspoutine et Rivière partent de leur côté, tandis que Robin, Donot et Vignon font de même, dans une autre direction. Les trois derniers passent la nuit chez M. Hamman, plâtrier à Cernay, qui leur fournit une carte et des vivres pour traverser les Vosges.

C'est solide, un rescapé des Glières. Quand on a vécu deux mois dans la neige, traverser le ballon d'Alsace, le Grand Ventron, longer le lac des Corbeaux, et rejoindre Cornimont est " un jeu d'enfant " !

" Notre idée, se souvient André, était de regagner la Hante-Savoie, mais les circonstances nous ont amenés à rester à Plancher-Bas, près de Champagney (Haute-Saône), où nous avons rejoint les F.F.I. du territoire de Belfort... "

Tandis que ceux-là réussissent leurs évasions, les copains continuent vers le néant.

" Après neuf jours de voyage, poursuit Julien Maffioletti, sous arrivons dans un triste état à Dresde... Jusque-là, nous sommes restés tous les rescapés des Glières ensemble. A Dresde, il y a eu la désinfection et le triage.

A la suite de ce triage les gars sont dispersés et envoyés sur des lieux de travail très différents les uns des autres. Julien, Francisco Péréa, Fernand Bénédetti et André Chatelard sont dirigés sur Leipzig. Ils travailleront dans une petite usine.

" Notre travail consistait à recouvrir de laine de verre de vieilles chaudières de locomotives, et ceci douze heures par jour, avec comme repas. un quart de soupe, midi et soit. En réalité citait de l'eau chaude avec de temps en temps quelques morceaux de pommes de terre. Cela a duré près de dix mois, sans sortir, mime quand il y avait des bombardements, et il y en avait.. . car nous étions à côté d'un terrain d'aviation. "

Julien et ses copains seront libérés en 1945 par les Américains.

Andrès Tripiana, Laurent Dodanne, Albert et René Bianco, Louis Morand, d'Annecy-le-Vieux, Gilbert Mar-tin et René Bachet sont affectés à un moulin de Riesa, construit sur les bords de l'Elbe, entre Dresde et Torgau.

Sous les bombardements incessants, ils travaillent là jusqu'en avril 1945, et lorsque les troupes alliées se rencontrent sur le fleuve, le contremaître du moulin leur dit, en français, de ficher le camp.

" Il ne nous avait jamais parlé en français. Nous n'avons pas demandé notre reste et avec nos hardes, nous avons déambulé dans la campagne. On avait "emprunté" un petit chariot à quatre roues pour transporter nos vêtements et nos couvertures. Trois jours après nous sommes repris et ramenés à la prison de Riesa. Nous n'y restons que trois nouveaux jours, car nos gardes nous ouvrent les portes... "

Les sept rescapés des Glières seront récupérés et pris en charge par des soldats russes, puis par les Américains, avant d'être rapatriés en France.

Si d'autres " Savoyards " sont également libérés par les troupes alliées, comme Jacques Misery, libéré le 8 mai 1945, certains n'ont pas attendu et ont pu partir plus tôt.

Henri Gallicher, travailleur S.T.O. à Ané près de Dresde, s'évade en février 1945 et reste planqué à Neundorf, près de Freiberg, où il est libéré par les Russes. Il sera de retour à Annecy le 18 mai 1945.

André Véron, hospitalisé comme nous l'avons vu, n'est pas parti avec les copains. Il est interné à Saint-Paul. Une révolte des détenus entraîne l'arrachage des radiateurs. André passe devant le conseil de discipline de la prison. Arrive enfin le 14 août 1944. Après de multiples tractations, les détenus sont libérés par les Allemands. Mais André doit encore travailler comme cordonnier pendant deux jours pour l'ennemi, condition pour que tous les prisonniers soient libérés. Par la suite, il rejoint la Résistance et continue le combat.

Les destinées des prisonniers partis d'Annecy sont multiples. Si la plupart sont affectés comme travailleurs astreints au S.T.O., d'autres connaissent les camps de concentration, aux noms tristement célèbres.

Presque tous ceux qui ont été ramassés par la Milice, les G.M.R. et parfois par la Wehrmacht, et qui entrent dans le cadre des accords Oberg-Darnand, sont envoyés travailler outre-Rhin. Cependant, c'est parfois plus complexe, car les prisonniers ont été l'enjeu du bras de fer entre les Allemands et Darnand, qui a rencontré à plusieurs reprises le Gruppenführer S.S. Oberg, à Paris, ainsi que toutes les autorités allemandes à Annecy, pendant son long séjour.

Quant à tous ceux qui ont été pris plus tard, souvent par la Gestapo, ils sont déportés en camps de concentration. De plus, il ne fait aucun doute que les Allemands ont fait de même pour tous les prisonniers politiques, c'est-à-dire des hommes et des femmes pris dans les villages environnants ou à Annecy, et suspectés d'avoir aidé le maquis des Glières, ou autres.

Si certaines personnes se sont retrouvées travailleurs S.T.O et certaines déportées en camp, il faut voir là le résultat des discussions et des tergiversations. L'enjeu politique, dépassant l'enjeu militaire, nous apparaît fort bien, à travers les télégrammes du gestapiste annécien, Jeewe, que nous avons pu lire ci-dessus.

Louis Baldarelli, de la section " Chamois ", avait été pris par les Allemands et remis à la Milice de Thorens. On se souvient qu'au moment de son arrestation, il avait dans la poche une adresse stéphanoise.

Après avoir été furieusement torturé à l'Intendance annécienne, il est embarqué dans la capitale du Forez, aux fins d'interrogatoires, lui qui ne peut plus ouvrir la bouche, qui a les yeux clos par les coups et les lèvres ensanglantées et coupées. On le questionne à nouveau violemment sur la Résistance stéphanoise, qu'il ignore totalement. Au bout de trois mois, un soldat allemand lui dit de se lever et l'emmène dans la cour. Là, trois jeunes sont le dos au mur. Louis comprend qu'il va être fusillé. Malgré ce simulacre d'exécution, il ne parle pas, vu qu'il ne sait rien de la Résistance stéphanoise.

Enfin, il est dirigé sur Compiègne, puis Dachau, le 2 juillet 1944.

" Je dois à un médecin ou à un infirmier qui se trouvait avec nous clans le wagon d'être arrivé vivant à Dachau. Voyant que j'étais très faible et que je commençais à manquer d'air, il réussit à soulever ma tête jusqu'à la hauteur de la lucarne pour me faire récupérer. Ensuite, il me fit allonger le long de la porte, le nez et la bouche collés à la fente d'une planche. contre la porte. J'étais entouré de cadavres. Je suis resté enseveli sous les cadavres pendant un jour et une nuit. Les corps qui s'amoncelaient les uns sur les autres dégageaient une odeur insupportable. Le trajet dura. je pense, quatre ou cinq jours. 75 hommes sur 100 étaient morts en arrivant à la gare de Dachau. Pour le train, je pense que 700 ou 800 sont morts durant le trajet. Je me souviens de la place d'appel du camp, où, derrière des tables, d'anciens déportés nous posaient des questions : nom de famille, prénoms, adresse, profession, situation de famille et même la religion. Puis après les douches et la désinfection. nous reçûmes tin numéro matricule. Le mien : 76439. Puis trous fûmes conduits au bloc 23 pour quarantaine. Après quelques jours, nous avons été affectés au camp de Allach. "

Louis, libéré par l'armée américaine le 28 avril 1945, viendra grossir le flot des témoins de cet holocauste. Il venait des Glières.

Avec lui, Joseph Aubin, Louis Bruley, Michel Castelain, Francisque Chaleyssin, Charles Gilbert, Robert Comte, André Gaston, Blaise Gavard, Pierre Gavel, Noël Granger, François Guerrier, François Joly, Francis Lacôte, André Laruaz, Pierre Legrand et André Rollin ne sont pas revenus. Eux aussi étaient à Glières...

Quant aux " moins de 18 ans " que nous avons laissés à Saint-Paul, ils connaissent une destinée plus heureuse.

" Le 13 août, nous sommes emmenés au greffe de la prison, a écrit Georges Taisseire, pour y recevoir un billet de levée d'écrou. Stupeur ! Sans autres explications, nous nous retrouvons sur le trottoir devant la prison Saint-Paul, où nous attend l'aumônier de la prison, qui nous donne l'adresse d'un foyer d'accueil, avec, pour chacun, une pièce de un franc, prix du tramway pour nous y rendre.

C'est incroyable. Nous sommes abasourdis par cette liberté qui nous arrive, alors que nous nous attendions au pire. Je crois que pour moi, cela a été un des moments les plus forts de ma vie... "

Ces jeunes doivent leur libération à l'inlassable travail du commissaire Masard, de Lyon. Jean Bédet a eu du nez lorsqu'il donna une fausse date de naissance, lui qui était né en 1924 !

VOYAGE VERS L'ENFER

Nous avons laissé Léon Roffino, arrêté au début de mars à Saint-Jean-de-Sixt, dans le camp de Saint-Sulpice-la-Pointe. Début juillet, le camp est investi par l'occupant. Léon a écrit des pages forts émouvantes sur son aventure, qui montrent bien quel fut le martyre de certains maquisards de Glières. Pour ceux qui ont connu l'enfer des camps de concentration et pour ceux qui ne sont pas revenus, écoutons-le.

" Un dimanche matin, quand nous nous réveillons pour l'appel. nous découvrons que le camp est entouré d'Allemands. Une mitrailleuse est postée sur le château d'eau, à environ huit cents mètres. Les gendarmes nous rassemblent. Ils nous font descendre nos affaires personnelles, et les S.S. nous accueillent à la porte du camp. Colonnes par quatre, à coups de crosse et à coups de gueule, en direction de la gare. Un train de wagons à bestiaux, dont certains sont déjà pleins, nous attend. Sur le quai, le rythme change : les Allemands nous font monter à coups de crosse dans le dos : " Los, schnell ! schnell ! " Nous sommes une centaine par wagon. Le train démarre rapidement. Il est très difficile de s'asseoir. On le fait à tour de rôle clans les coins. Un bidon d'huile de 50 litres nous sert de tinette. Nous roulons jour et nuit, avec de très nombreux arrêts et changements de direction, dus probablement à des sabotages... " Rappelons pour mémoire que Léon et d'autres doivent ce voyage au préfet de notre département, qui les a maintenus en prison alors qu'ils avaient été acquittés par la cour martiale de Chambéry.

Trois jours après. alerte aérienne sérieuse : le train est parqué entre deux wagons-citernes et un train militaire qui transporte des canons et des munitions. Nous sommes à Dijon-triage. Les bombes tombent dru. Nous ne sommes pas rassurés et transpirons beaucoup. Que faire ? Certains essayent de démonter le plancher, sans beaucoup de résultat... "

Le train repart. Arrêt à la gare de Dijon, où la Croix-Rouge fait passer de la nourriture aux déportés. Le train repart. En rase campagne, arrêt impromptu. Des gars qui avaient tenté de s'évader sont fusillés devant les déportés descendus de leurs wagons à bestiaux. " Los, los ! " Les déportés remontent. Le train repart. Nouvel arrêt, les S.S. font descendre un déporté qui chantait à tue-tête, le déshabille et le mettent dans un wagon à charbon avec d'autres punis. Le train repart...

" Deux jours et deux nuits encore. Le train s'arrête. Ce n'est plus un wagon, c'est une porcherie des plus écœurante. Les portes s'ouvrent. Ça gueule de tous les côtés. Des chiens aboient. Nous sautons du wagon et tombons sous les coups de pied, les coups de crosse, les coups de schlague. Ça dure assez longtemps. On nous aligne quatre par quatre au bout des voies. Au loin, une grande porte d'entrée. Nous sommes à moitié abrutis. Nous comprenons enfin que c'est un camp de concentration. Nous saurons ensuite que c'est Buchenwald. Il est peut-être minuit ou deux heures du matin. Nous pénétrons sous ce sinistre porche, où il faut saluer en passant devant les officiers "gris ", qui sont là et qui distribuent des coups de cravache. Je me dis que là, il fait bon être petit. On nous aligne sur une place par carrés de cinquante hommes, les paquetages et les valises à nos pieds. On nous fait rester là debout, sans bouger, jusqu'au jour. Quel changement après l'entassement des wagons.

Derrière les barbelés de cette place, des hommes en habits rayés, ceux que nous appellerons les K. Z., nous disent :

" Si vous avez des bijoux, des objets quelconques, lancez-les nous, on vous les rendra lorsque vous serez passés de notre côté ! "

Arrivent ensuite des S.S., qui nous alignent par deux, bagages à la main. Nous sommes conduits dans les sous-sols d'un immense bâtiment en béton, dans le grand camp. Il y a 12 ou 14 bâtiments semblables de 4 à 6 étages. Dans un magasin nous sommes dépouillés de tout ce que nous avons : bijoux, bagues, montres, dentiers. prothèses, lunettes... Tout est consigné sur une carte établie à notre nom (j'ai encore la mienne) et signée par l'intéressé. Nous nous retrouvons complètement nus.

Après ces formalités que nous croyons sincères, les coups recommencent à être distribués, accompagnés de coups de gueule. Nous sommes obligés de partir en courant en file indienne, le long d'un très long couloir qui monte. On nous pousse à grands coups de pieds dans le derrière, pour- arriver à la salle des tondeurs ou " ramasseurs de poils ". Ce sont des K. Z. allemands, polonais ou tchèques, qui nous rasent à la tondeuse électrique des pieds à la tête...

Toujours en courant, il faut suivre de nouveau le grand couloir, qui monte à la douche. C'est une vaste pièce carrée, avec des grandes pommes d'arrosoir au plafond. Nous sommes environ 40 ou 50. Dans un angle, face à la porte d'entrée, la célèbre baignoire remplie d'un désinfectant très acide. Il faut courir à cette baignoire, sauter dedans tête comprise, y rester quelques secondes, sinon de chaque côté se trouvent des K.Z., de vraies brutes, (sans doute des Tchèques), qui tiennent le gars plongé sous l'eau, souvent jusqu'à suffocation. Ensuite, ils le balancent à côté sur le carrelage. S'il se relève. c'est la douche comme tout le monde. S'il reste au sol, il est traîné à l'arrière, sans doute en direction du fur crématoire. Douche collective, avec de l'eau chaude, bouillante, puis froide. Toute la gamme y passe. Le savon est une espèce de cendre râpeuse, qui ressemble à du savon mou. Ici, les S.S. nous abandonnent. Nous ne sommes plus qu'entre les mains des K.Z... fondateurs de Buchenwald... Ils cognent, torturent, gueulent. Rien de plus salaud qu'un K.Z.

De nouveau dans le couloir. En montant, nous traversons un air chaud suffocant. qui nous sèche. Une rangée de K.Z., à gauche et à droite ; ils trempent de gros pinceaux à badigeonner dans des seaux remplis d'un produit désinfectant qui pire et qui brûle... Celui qui marque la moindre hésitation en reçoit un coup dans la figure, et en particulier dans les yeux (beaucoup en souffriront longtemps). "

Puis, les déportés sont habillés de rayé et du triangle rouge frappé du F. Ils reçoivent des claquettes en bois, une gamelle, une cuiller et une couverture, avant d'être dirigés sur les baraquements de bois.

Là, entassés à six par châlit de deux, sur de la poussière de paille remplie de vermine, ils vont apprendre à survivre. Pour la corvée de soupe, " il faut monter au grand camp, à environ huit cents mètres, par un chemin raviné et caillouteux. Avec les claquettes aux pieds, c'est presque un exploit. Aussi nous préférons marcher pieds nus, deux par gros bidon de soupe. Il ne s'agit pas de le renverser ! Corvée journalière d'épouillage. Piqûres, corvées internes. Les piqûres sont certainement des expériences. Les S.S. sont là, avec leurs chiens... Un jour, je suis de corvée de macchabées. Il faut passer le long des blocs, ramasser les morts qui ont été jetés là pour faire de la place... "

Léon transportera des cadavres jusqu'au crématoire. Il fera les corvées du " Seheife Kommando ", transportant les excréments, connaîtra plusieurs séances de piqûres, se colletera avec un Kapo et sera envoyé à la carrière, où il tirera inlassablement des wagonnets et ramènera un nombre incalculable de blocs de pierre, qui s'entasseront sur la place d'appel. Il se découvrira et saluera les S.S., verra à plusieurs reprises la femme du commandant, Elsa Koche, qui se faisait tanner des abat-jour en peau humaine. Léon avalera cet extrait de betterave sucrière au goût écœurant qui fait office de soupe. Il échappera aux bombardements, qui visent les ateliers de V1, jusqu'à ce jour où il sera transféré au " Kommando Gazelle ".

" Tous les jours, il faut aller à pied jusqu'à la mine. Nous croisons des écoliers avec la blouse noire des Hirlerjugend. Ils nous lancent des pierres, nous menacent de leurs couteaux, nous crachent dessus. J'ai réussi un jour à prendre un couteau à l'un de ces gamins, je l'ai toujours.

Chaque jour, c'est l'appel, l'embarquement dans les bennes, regroupement, appel, répartition des équipes. Il y a trente-cinq kilomètres de galeries. Les prisonniers français de 14-18 ont extrait la potasse qui servait à fabriquer des explosifs. Il faut percer les galeries avec des mèches de quatre mètres de long. Les porions chargent les explosifs. Immédiatement après le tir (il y en a quatre à six par jour), nous dégageons le sel à la pelle et à la main puis, par wagonnets de quatre, nous allons boucher les anciens boyaux qui font environ un mètre de diamètre. Le gaz des explosifs nous aveugle et nous fait vomir. Pendant les trois premiers jours, je suis rentré au camp dans le cirage, soutenu par les copains. Naturellement, on se défend comme on peut. Un jour, on a enterré un porion que les copains avaient tué. Je l'ai fait avec un plaisir incroyable : il a été bien muré celui-là. Nous travaillons douze heures par jour ou par nuit. Nous sommes des groupes de deux cent cinquante qui vont et viennent. Chaque semaine, nous changeons de poste. Les coups sont incessants. Comme nos gardiens ne travaillent que quatre heures par jour, nous en avons trois différents dans lu journée et ils sont toujours en pleine forme pour s'occuper de nous... Quand on me frappe, je baisse la tête et me dis : " Si ça me fait mal, c'est que ça te fait mal aussi, et moi je t'aurai un jour !

Courant décembre, je suis pris dans un éboulement avec trois camarades. Cela est aussitôt appelé " sabotage " par nos porions. Nos numéros sont relevés et donnés aux S.S. Nous ne sommes pas grièvement blessés (il y aura un mort, une semaine plus tard) mais j'ai été atteint aux jambes, à l'épaule et dans le dos. Nous n'avons pas de soins, pas d'eau pour nous laver (à part le café). Nous n'avons pas eu une goutte de liquide depuis le mois d'août parce que nous étions punis. Nous avons ainsi passé trois mois et demi sans nous laver et sans boire. Nous sommes encore privés de soupe pour une semaine. Quelques copains essaient de nous dépanner par cuillerées. Ils en ont déjà tellement peu... Je tiens !e coup. Pendant tout ce temps, je garde le moral. Je suis persuadé qu'un jour nous finirons par triompher de tous ces salauds. C'est assez dur, mais finalement, la punition est levée. Un énorme bidon de soupe épaisse nous est réservé. J'avale ma gamelle en peu de temps. Les Kapos appellent pour le " rab", tous se jettent dessus comme des bêtes (il faut les comprendre...). Avec mes copains Paul Gruffcuz, de Thonon, et R. Lange, de Toulouse. nous ne bougeons pas. Nous avons assez mangé. Les Kapos nous tentent, nous bousculent, remplissent nos gamelles à nouveau. D'un commun accord, avec beaucoup de regrets mais très fiers, nous les versons dans le bidon, ce qui nous vaut encore une bonne correction. Mais nous savons bien qu'il n'y a jamais eu de " rab " pour la nourriture : c'est donc que d'autres camarades en avaient été privés...

Ensuite, je suis envoyé avec un petit commando d'une dizaine d'hommes à la caserne S.S. pour graver des planches tombales pour le cimetière S.S. de Brunschvig. C'est Bratti, de Lyon, un fabricant d'accordéon, qui nous commande. C'est vraiment un chic type. Nous sommes bien nourris, tranquilles, pas de coups, pas de gueulantes. Nous terminons plus vite que prévu en huit ou dix jours.

Mes blessures commencent à suppurer. Il me faut donc un travail loin du sel. La firme A.E. G. demande des spécialistes pour installer des cabines de transformateurs de 15.000 volts dans les galeries creusées par les détenus, qui sont destinées à faire fonctionner des machines-outils déjà utilisées par des milliers de S.T.O. de tous les pays. Le contremaître vient nous chercher le matin au puits, après l'appel, et nous enferme dans les postes où nous devons travailler. La première semaine est très dure, car ce contremaître est un ancien prisonnier de guerre de 14-18, en France. Sur les plans, il nous trace le travail à effectuer. Ça se passe bien. Comme il voit que son travail est fait en temps voulu et dans les normes, au bout de quelques semaines, il nous fiche complètement la paix. Il lui arrive même de nous apporter des betteraves, des croûtons de pain, des patates que nous dégustons crues, en fines lamelles. Dans les galeries principales sont installées de grosses portes étanches pour limiter l'inondation au cas où nous crèverions une poche d'eau. Depuis quelques jours. lorsque nous remontons en surface, nous entendons le canon. Notre vie n'a guère changé mais nous sommes moins bousculés. Cependant. nous sommes très inquiets car, après chaque passage, les portes étanches sont refermées derrière nous. Nous nous disons qu'ils vont sans doute nous noyer. Les journées ou les nuits sont très longues. Nous avons hâte d'être de nouveau en haut.

L'hiver approche. Il fait froid et surtout, nous manquons d'eau. De août à décembre, nous n'avons pas eu une goutte d'eau pour boire ou nous laver, si ce n'est celle que le Bon Dieu nous envoie du ciel. Le jour de Noël, on ne nous envoie pas au travail. Une citerne d'eau est amenée sur la place d'appel. Il est environ six ou sept heures du matin. Appel général. Tous nus avec la gamelle, encore appel et réappel, gueulantes, etc. C'est leur rituel de conneries. Un par un. nous passons à la citerne remplir notre gamelle. Nous rejoignons notre place dans les rangs, la gamelle pleine d'eau à nos pieds. Le commandant S.S. nous fait un sermon et dit : " Maintenant, lavez-vous. " Personne ne bouge. Nous sommes 430 environ. Les coups de trique commencent à tomber à tour de bras. D'un commun accord, sans nous être concertés, nous prenons notre gamelle et l'avalons d'un seul trait. On peut imaginer la suite...

Nous étions un groupe de 500 lors de notre arrivée au mois d'août. En octobre, de ce groupe nous restions environ 120, en décembre nous étions 80, et à la fin nous ne serons qu'à peine une trentaine... Mais d'autres prisonniers viennent prendre la place des morts.

La fin de l'hiver arrive. En contrebas du camp se trouve la route de Walbeck, le village voisin. Depuis quelques jours, cette route a un trafic important de jour comme de nuit. Les S.S. creusent des trous d'homme tout autour du camp. Ils postent des soldats avec des F.M. Cette tension dure plusieurs jours. Un matin, un commandant de la Wehrmacht est à l'appel. Il se présente comme le nouveau commandant du camp. Il s'appelle Otto Mulher. Il appartient à la garde territoriale. Les S.S. sont partis dans la nuit défendre Berlin. L'eau nous est distribuée maintenant deux ou trois fois par semaine. La soupe est meilleure la ration de pain, normale. Le travail est toujours le même. mais nous ne sommes plus soumis aux brutalités habituelles. Les appels sont moins longs. Pour nous, ça sent boni...

Nous commençons à entendre des canonnades dans le lointain. Un matin, pas de réveil. Nous sommes le 10 ou le 11 avril 1945. Des camarades s'aventurent dehors. Il n'y u plus de gardiens aux miradors, ni autour du camp. Personne ne peut y croire. Nous ne savons pas ce qui se passe, car depuis notre transfert, nous n'avons eu absolument aucune nouvelle des événements qui se déroulaient à l'extérieur. Nous récupérons les armes laissées à l'entrée du camp. sous le mirador, et, aussitôt, les plus valides (environ 60 à 80 sur les 380 qui restent) nous nous organisons sous les ordres de Jean, un capitaine belge. Nous sommes une quarantaine de Français, des Belges et quelques autres. Nous décidons de nous installer dans les baraquements qu'occupaient les S.S. et où se trouvent encore pas mal de nourriture et de matériel (en particulier des couvertures, du linge. etc.). Nous organisons notre défense car derrière la colline où nous sommes, se trouvent des centaines de baraquements en bois dans lesquels sont parqués des milliers de personnes de tous pays travaillant dans les ateliers de la mine. Tous sont armés. Ils volent, ils pillent. Nous montons désormais une garde vigilante sur notre bien. Nous échangeons quelques coups de feu qui nous font respecter par toute cette pègre de Polacks, de Tchèques. de Russes. d'Allemands, etc. Nous accrochons un drapeau français au mirador. "

Et puis, un jour, les Américains arrivent. Ils foncent vers Berlin. Les déportés attendent leur libération définitive, non sans s'organiser vigoureusement et se ravitailler à plusieurs reprises dans les villes et villages environnants. L'arrivée prochaine des Russes provoque le départ de nos déportés vers les troupes américaines. Cette fois, ça y est, ils sont sauvés. Ils parviennent en camion à Giitersloch, en Wesphalie, où ils sont bien traités. Léon est soigné, mais il refuse obstinément qu'on l'ampute de la jambe et a la chance d'être admirablement bien soigné dans une famille allemande, par Agnès.

Après d'incroyable péripéties qui l'emmèneront jusqu'en Pologne, puis en Hollande, Léon, toujours blessé, arrive à Paris, étape vers Annecy et Faverges, où il arrive à la fin de juillet 1945, dans la liesse générale.

Quel chemin parcouru depuis un an et demi, et ce jour maudit de mars 1944, où il se faisait arrêter par les G.M.R., à Saint-Jean-de Sixt.

Le 14 mars 1951, Léon est cité à l'ordre de la brigade.

À l'heure du bilan, on ne peut s'empêcher de repenser à tour ce qui a précédé le drame. Le lieutenant Tom Morel a su faire l'unité des maquisards, et le capitaine Anjot a su, lui, en sauver un maximum.

On ne peut s'empêcher de penser à cette réunion au cours de laquelle de hauts responsables ont, finalement, décidé de transformer une zone de parachutages en véritable camp retranché. Certes, la Résistance haut-savoyarde avait besoin de faire savoir à Londres qu'elle était militairement capable de combattre l'occupant, en dehors de la guérilla.

Certes, Londres avait fait des promesses qui n'ont jamais été tenues, et au moment de sortir de ce guêpier, certains, au courant, ont dû se demander ce qu'il était advenu du bataillon canadien promis à la tête de pont savoyarde.

Certes, il y a tout cela, mais on ne m'empêchera pas de penser que toute guerre a besoin de martyrs et que, plus encore, tour mouvement en guerre a besoin de martyrs.

Le bilan est terrible et, malheureusement, il n'est pas clos à la date du mois d'avril 1944.

Les morts du Plateau mêlent leur sang à celui de tous les gars abattus lors de leur sortie de la montagne, ou lâchement fusillés, voire brûlés sans aucune raison. Ces morts, qui sont probablement plus d'une centaine, s'ajoutent à tous ceux qui, partis pour des terres lointaines, ne reviendront pas des camps de la mort. Des jeunes retranchés sur le Plateau, l'Association des Rescapés des Glières estime à 161 le nombre de morts ou de disparus, car il y aussi ceux dont on n'a jamais retrouvé les corps.

Mais à ces morts que l'on peut " qualifier " de militaires, il faut ajouter tous ceux qui, arrêtés ici ou là, dans la campagne ou à la ville, ont été fusillés, torturés et fusillés pour que vive la Liberté.

André Malraux a dit un jour de 1973, sur le Plateau des Glières : " La France ne choisit pas entre ses morts... Ils sont tous là aujourd'hui, qui nous regardent... "

IX


APRÈS GLIÈRES : LA LIBÉRATION

Alors que le printemps reverdit l'alpe, la Haute-Savoie, profondément meurtrie mais non vaincue, s'apprête à vivre des mois d'espoir et de grande liesse dans l'apothéose de sa Libération.

Nous renvoyons le lecteur qui désirerait connaître le détail de ces quelques mois au livre intitulé Le Prix de la Liberté, du même auteur, paru à La Fontaine de Siloé, en mai 1993. Cependant, il nous paraît important d'en donner ici les grandes lignes, comme pour réaffirmer que l'événement des Glières ne doit pas être sorti de son contexte historique.

Le 30 avril 1944, quelques plaques de névés, salies par le vent, témoignent de la rigueur de l'hiver. Une manœuvre conjointe de Joubert et Forestier découvre les chalets incendiés, ruinés, et récupère quelques armes. On a amené des cercueils et on trouve encore quelques corps. Et là, devant ce spectacle de désolation, témoin de tant de souffrance, tous, du fond de leur cour, au bord des larmes, ils se jurent de poursuivre le combat jusqu'au bout. Le bataillon des Glières n'est pas mort.

On procède à l'exhumation des sépultures de Tom Morel et Géo Decour. Les deux cercueils placés sur des luges de bois sont descendus dans la vallée. Le 2 mai, les corps des deux maquisards seront inhumés au cimetière de Morette.

LES DIFFICULTÉS DE LA MILICE

Le chef départemental de la Milice, Yvan Barbaroux, écrit un long rapport à son chef régional sur la situation en Haute-Savoie.

"... Comme je le signalais dans mon rapport du 30 mars dernier, le prestige de la Milice remonte progressivement. La dernière opération du Plateau des Glières a fait que le public blâme l'action de la fameuse armée de la résistance, qui n'a opposé aux forces miliciennes aucune force des soi-disant patriotes. Ceux qui se sont battus sur le Plateau étaient des Espagnols, pour la plupart.

L'état d'esprit des miliciens en Haute-Savoie n'a pas changé. Cependant, il est un fait à signaler : c'est le peu d'empressement que mettent les bénévoles à répondre à l'ordre de mobilisation que j'ai lancé... Pendant les opérations, j'avais également fait appel aux volontaires pour venir renforcer les rangs de la franc-garde. Personne n'a bougé. Il est inadmissible que des franc-gardes, appartenant à d'autres régions, se soient dérangés pour combattre et défendre les biens de gens aussi indifférents que les Savoyards... "

Si le milicien fait part de ses difficultés de recrutement, il est encore bien plus inquiet, lorsqu'il aborde la situation des maquis.

" Pour ce qui est du maquis en Haute-Savoie, je tiens à signaler que la situation est actuellement pire qu'avant les opérations. Les forces du Maintien de l'ordre ayant disparu du département, le maquis s'est réorganisé et devient plus menaçant que jamais.

À mon avis, il faudrait maintenir en Haute-Savoie assez de forces pour contenir le flot, sans cesse croissant, des " Rouges". Pour bien faire, il faudrait une centaine de franc-gardes à Annecy et une autre centaine à Thonon. Cela répondrait parfaitement aux désirs exprimés par les maires de la Haute-Savoie et nous pourrions neutraliser le banditisme, qui ne va pas tarder à se manifester à nouveau, et ce, sur une plus grande échelle encore. "

CIMETIÈRE DE MORETTE : INHUMATIONS

Mardi 2 mai, la Résistance unanime et clandestine (car la guerre est loin d'être finie et l'ennemi peut surgir) enterre une seconde fois Théodose Morel et Georges Decour.

La protection du cimetière est assurée par les maquisards du Val thônain. L'épouse de Tom ne peut être là, car toujours réfugiée dans l'Ardèche avec ses enfants. Le premier chef du Plateau repose au milieu de ses gars.

Samedi 6 mai, la Résistance enterre les lieutenants Jacques Lalande et Pierre Bastian. L'église de Thônes est bondée. La foule, recueillie, écoute, à la fin de l'office, le maire Louis Haase lui demander de ne pas se rendre à Morette, pour des raisons de sécurité. Les cercueils chargés sur un camion, le maire, assisté de sa femme et de son fils, abbé, et des parents de Jacques Lalande, se rend à Morette. Le lieutenant Godinot et quelques gars assurant la protection, le colonel Lalande prononce une courte allocution avant que les deux corps ne soient mis en terre, clans cette nécropole du martyre, qui compte déjà trente-sept tombes.

RÉSISTANCE ET RÉPRESSION

Au début du mois de mai, la Résistance reçoit un parachutage dans la région de Vaulx, tandis que la R.A.F. bombarde l'usine de roulements à billes d'Annecy, la S.R.O. Nous avons à déplorer 14 morts et 26 blessés. L'entreprise, à laquelle les Allemands avaient commandé 400 000 roulements d'entraînement des chaînes de traction des panzers, ne fonctionnera plus. Aucun roulement n'a été produit pour l'Allemagne dans cette usine annécienne.

À partir du jeudi 11 mai, c'est le commandant Calveyrac qui dirige le service du Maintien de l'ordre, en Haute-Savoie, en remplacement du colonel Lelong. Il porte le couvre-feu à 21 h 30, pour tout le département.

Le 16 mai, la Résistance se restructure totalement.

Navant, parti dans l'Isère, est remplacé à la tête de l'A.S. dans le premier temps, par le commandant Nizier, puis par le commandant Godard, alias Jean, récemment évadé d'Allemagne. Joubert est devenu chef du secteur A.S. de Thônes. Valentin Morel remplace de Griffolet, à Thonon. Des camps se montent un peu partout, comme celui de la Mandallaz, par Pan-Pan, tout près d'Annecy, aux ordres de Georges Buchet, devenu Jo.

Les F.T.P. se restructurent également à la suite des nombreuses arrestations de l'hiver et sont placés sous le commandement du commandant Augagneur, alias Grand.

Armée secrète et F.T.P. sont, à partir de la mi-mai, placés sous le commandement de Joseph Lambroschini, alias Nizier, chef départemental des F.F.I. Nizier crée également un corps franc départemental, commandé par Roger Loison, alias Raymond, où l'on retrouve, entre autres, René Gérard, alias Mataf, Pierre Tortel et Bruno Crosato, dit Chaillotte, tous rescapés des Glières.

Quant aux M.U.R., ils poursuivent leurs travaux poli-tiques et fondent le comité départemental de libération, appelé à diriger le département, le moment venu.

Les 19 et 20 mai, les forces du Maintien de l'ordre et l'occupant, décidés à réduire la Résistance dans le Chablais, de la même manière que cela le fut aux Glières, précise la Kommandantur, débarquent en force à Thonon et dans la région.

En tout, ce sont près de quarante-cinq chalets et fermes que les Allemands incendient dans la région de Vacheresse.

Le samedi 20 mai, les Allemands investissent Bernex, brûlent l'hôtel du Midi et fusillent Joseph Buttay, quarante-neuf ans, Paul Seydoux, scieur à Saint-Paul, et Ferdinand Roch, cultivateur, en traversant le Bois-Fayet.

À Thollon, Lugrin, Ballaison, Vinzier, Brécorens, Orcier, Publier, les hordes barbares ne laissent que morts, ruines et désolation.

C'est ce samedi 20 mai que deux rescapés des Glières, Louis Vignol et Maurice Pépin, vont connaître un tragique destin. Montés depuis Entremont, où ils se planquent avec des copains, ils sont venus au ravitaillement au Grand-Bornand. Ils sont repérés par des soldats de la Wehrmacht qui, venant du col de la Colombière, traversent le bourg. Les deux jeunes tentent de s'enfuir.

Louis, dit Loulou, est très vite arrêté. Maurice grimpe vers le bois des Côtes, lorsqu'il est abattu. Louis Vignol sera fusillé le 15 juin, à Vieugy. Il était né en 1921, à La Ciotat. Travailleur acharné, il était devenu instituteur. En 1943, il avait été appelé au S.T.O. et avait gagné le maquis. C'est à Argentine, en Savoie, qu'il avait rencontré Julien Helfgott, qui allait devenir son grand ami. Leur camp ayant été attaqué par les Italiens, les deux jeunes avaient gagné Thorens et Champlairier au printemps 1943. Après de multiples péripéties, Julien et Louis s'étaient retrouvés à Longez, sur Entremont, puis à l'école des cadres de Manigod. Loulou avait alors intégré le corps franc de Thônes, de Pierre Bastian. Il était à Monthièvret le second, efficace et riant, d'André Guy.

Le début du mois de juin est marqué par des événements d'une grande portée. Le général de Gaulle devient le chef du Gouvernement provisoire de la France Libre et les Alliés débarquent en Normandie.

En Haute-Savoie, à peine a-t-on le temps de savourer la joie du débarquement, que la Milice frappe avec violence, à Bonne-sur-Menoge, où sept jeunes sont arrêtés et remis aux Allemands. Ils sont fusillés à Vieugy.

Le corps franc départemental ayant tendu, le 13 juin, une embuscade à un G.M.R. que le préfet Marion rapatriait sur Annecy, le sous-préfet Jacques Lespès donne l'ordre aux forces de l'ordre de déposer les armes. Il est arrêté et fusillé le 15 juin, dans la cour de la caserne de Galbert, à Annecy.

Les 15 et 18 juin, les Allemands fusillent vingt-cinq maquisards et des civils, à Vieugy, tout près d'Annecy. Les Puisots sont incendiés par les Allemands, guidés par la Milice annécienne, faisant trois morts. Quelques jours plus tard, la Milice et les troupes d'occupation investissent Etercy. Le bilan est lourd : huit morts, dont deux miliciens.

Le mois de juillet n'arrête pas les drames. Les Allemands ayant investi le massif des Bauges, le 4, ils sèment la terreur à Leschaux, où ils fusillent neuf maquisards.

Le 8 juillet, les gestapistes d'Annemasse exécutent cinq prisonniers. Le lendemain, ceux de Cluses assassinent le docteur Arnaud, qui avait réalisé un véritable service médical clandestin.

Le 14 juillet est salué à sa façon. Certains résistants se lancent dans une vague d'attentats sans précédent, qui fait une vingtaine de victimes, d'autres défilent, mais tous déposent des gerbes devant les monuments aux morts.

Depuis plusieurs jours, la nouvelle court la campagne autour de Thorens. Le maquis va défiler pour le 14 juillet. Mieux, afin de frapper un grand coup, le capitaine F.F.I. Louis Morel, alias Forestier, a décidé d'annoncer que l'on va fêter la Libération de la ville. Le 13 au soir, la B.B.C. et la radio suisse annoncent l'événement.

Ce défilé est conçu comme une opération militaire. Les Évadés, de Lulu Bollard, installés depuis le 1er juillet à la Verrerie, assurent la protection, tandis que la compagnie " Chamois ", au grand complet, s'ébranle de la Mitry et monte vers l'église. Ils sont cent quarante maquisards et sédentaires du secteur à défiler en ordre parfait, derrière les quatre clairons de pompiers, le chef Forestier et ses adjoints.

Des jeunes filles jettent des fleurs, au passage des hommes. Au monument, les gendarmes du Plot présentent les armes, tandis que retentit la sonnerie aux morts. Des gerbes sont déposées et La Marseillaise éclate, pleine de joie et d'espérance. De ce jour date véritablement la libération de Thorens, dont l'organisation, tant communale qu'économique, est prise en main par la Résistance.

Les Alliés parachutent des armes et des munitions sur Vinzier ; quatre personnes sont fusillées à Seyssel, huit à Vieugy, et le 18, la Gestapo exécute, sur la route de Les-chaux, Pierre Lamy, inspecteur du travail, dont le travail inlassable a permis à de très nombreux jeunes Haut-Savoyards d'avoir pu éviter le S.T.O.

Le 22 juillet, les troupes d'occupation investissent Saint-Gingolph à la frontière suisse. Deux soldats F.T.P. sont morts en combattant, avant que l'ennemi n'exécute six otages, ne brûle quatre-vingt-une maisons et ne déporte plusieurs habitants, dont deux ne sont pas revenus des camps. Saint-Gingolph, un village martyr de plus, en Haute-Savoie.

1er AOÛT 1944 :

LE GRAND PARACHUTAGE DES GLIÈRES

Le 1er août est pour toute la Résistance savoyarde un symbole de renouveau, mais plus encore pour les rescapés des Glières, puisque ce jour-là, les Alliés et les F.F.I. organisent un impressionnant parachutage sur le Plateau.

La réunion préparatoire, avec Cantinier, Nizier, Godard et tous les chefs de secteur, a lieu au P.C. de Joubert, à Montremont. C'est le commandant Godard qui rédige les ordres.

André Fumex est chargé de mettre en place les structures du parachutage. Il monte sur le Plateau pour repérer les paysages qui, en été, sont bien différents de ceux qu'il a quittés le 26 mars dernier. Les souvenirs, revenant en foule, lui nouent la gorge. Mais d'Artagnan n'est pas un homme du passé. Tout au plus y puise-t-il la force pour aller de l'avant. Il inspecte le grand champ, repère la zone de largage, devant les ruines du P.C., qui se termine à l'est par un petit bois d'airolles, nettement visible d'en haut. C'est lui qui allumera, le moment venu, les feux délimitant la dropping zone, ainsi que celui, plus fourni, qui, à l'écart, indiquera aux pilotes le sens et la force du vent.

Le lundi 24 juillet, tous les chefs de secteur reçoivent l'ordre de mobilisation de leurs troupes, signé Nizier. Ce dernier y ajoute un post-scriptum :

.. , Si l'objectif et la main-d'œuvre est de 3.000 hommes. l'opération peut être réalisée en trente-six heures. Il importe que tous les adhérents de l'A.S. comprennent que l'armement du département et la vie de beaucoup de leurs camarades dépendent uniquement de leur présence sur le Plateau, le jour J. "

Toute l'A.S., maquis et sédentaires, est mobilisée. Nizier ne disposant que de 800 hommes armés pour assurer la protection du Plateau, demande à l'état-major F.T.P. de lui fournir 400 gars. Augagneur, alias Grand, et Bonfils envoient les hommes demandés.

Ostier, le 6 août, écrira à Martel :

" Toutes ces mesures prises hâtivement, le parachutage étant prévu dans les 24 heures donnent l'éveil aux Allemands, qui renforcent leur surveillance. Néanmoins, par suite du temps incertain, le message ne passe pas durant toute la semaine. Ce fait présente l'avantage de pouvoir parachever la mobilisation et l'inconvénient d'avoir mis l'ennemi sur le pied d'alerte.

Enfin, lundi 31 au soir, le message est donné annonçant le parachutage pour le mardi 1er, à 11 heures. Les Allemands établissent des barrages sur la route de Thônes, mais cela n'empêche pas nos sédentaires de rejoindre le Plateau. "

Effectivement, une première fois à 19 h 30, puis une seconde à 21 h 15, le message tant attendu est passé : " Sur mon balcon, je ferai pousser des volubilis ". Il s'agit de onze heures G.M.T., donc treize heures, en France.

Le capitaine F.F.I. Joubert, responsable de la sécurité de l'opération, a sous ses ordres 720 maquisards, bien rodés. Les différents accès au Plateau sont bouclés. Le défilé de Dingy, le col de Bluffy, le col de l'Épine, le passage des Esserieux, la vallée d'Usillon, les gorges du Borne, le plateau de Cenise et le col des Aravis, sont surveillés par les F.F.I.

Depuis plusieurs heures, les mouvements des éléments non armés ont déjà commencé. C'est une immense mobilisation. Les F.F.I. raclent les fonds de tiroir. Tous les sédentaires sont embauchés. Bonneville envoie 400 hommes sur le Plateau ; Thonon, 1.200 ; Rumilly, 350 ; Thônes, 300 ; Annecy, 270 ; Faverges, comme Saint-Julien, 1 50 ; les Évadés sont 140, tandis que Frangy et Annemasse envoient 60 gars chacun. Impressionnants mouvements - qui s'amplifient au petit jour.

Ainsi, entre vingt-deux heures et la matinée, les camions, les camionnettes et les voitures réquisitionnés à la barbe de l'occupant transportent 3.070 gars sur le Plateau. Lorsque tout le monde est amené au pied du Plateau, les camions cessent leur noria et stationnent à Thorens et au Petit-Bornand, en attendant leurs précieux chargements. Vers midi, tous seront en place ou presque.

Il fait un temps splendide et le ciel est d'un bleu profond, d'un bleu de France. Le silence de l'alpage est bientôt troublé par un ronronnement lointain. Tout le monde retient son souffle et scrute l'horizon vers l'ouest. C'est l'heure.

Bientôt, ils apparaissent, quelque peu en retard, puisqu'il est 13 h 30. Mais qu'importe, puisqu'ils sont là. Par formations de douze appareils, c'est une véritable armada qui se présente. En six vagues, les soixante-douze bombardiers de la Royal Air Force survolent Thorens. En bas, la population agite des mouchoirs, des torchons blancs en signe d'allégresse, comme pour remercier ces aviateurs qui ont survolé toute la France pour venir larguer leur précieuse cargaison sur les Alpes et qui apportent tant d'espoir. Les forteresses volantes semblent harcelées par une nuée de moustiques argentés. Une multitude de chasseurs - soixante-trois très exactement - virevoltants, escortent les gros porteurs. Il est de ces spectacles dont on se souvient jusqu'au terme de sa vie. Celui-là en est un.

Les premiers appareils larguent à la verticale des feux. Dans cet immense champ d'azur, fleurissent des centaines de fleurs aux pétales bleus, blancs, rouges et or. En bas, les gars n'en croient pas leurs yeux. Comme on dit chez nous, ils n'en ont jamais tant vu !

Quelle magnifique revanche sur cet hiver froid et meurtrier, pensent plus d'un.

Les containers, largués par trente-six appareils, se sont éparpillés sur quatre kilomètres, environ. Une vingtaine se sont écrasés sur les rochers et pour d'autres - une trentaine - les parachutes ne s'étant pas ouverts, ils se sont enfoncés dans le sol. Malgré cela, dans l'ensemble, le largage est une magnifique réussite.

En bas, on court dans tous les sens pour récupérer tout ce qui tombe du ciel, tandis que le ronron amical des moulins alliés continue d'emplir la montagne.

Le ramassage s'organise. Il faut faire vite, car on ignore quelle sera la réaction allemande. Chaque homme porte cinquante kilos. Chaque unité lourdement chargée descend vers les camions. Les 1.200 gars de Thonon, qui répondent au nom de code " Joseph ", descendent soixante tonnes de matériel au Petit-Bornand. Les 400 hommes de Bonneville en descendent vingt tonnes. Au Petit-Bornand, arrivent encore deux tonnes et demie, descendues par " Rose ", nom de code d'Annemasse. " Thérèse ", c'est-à-dire Thônes, transporte vingt-cinq tonnes, et " Fany " (Faverges) ramène sept tonnes et demie, dans la petite ville du Bout-du-lac. À l'ouest, Thorens, dont le nom de code est " Théophile ", accueille les 150 F.T.P. de " Juliette ", c'est-à-dire Saint-Julien, avec 7,5 tonnes de matériel et les trois tonnes de " Francine " (Frangy), les 17,5 tonnes de Rumilly, que l'on a baptisée " Ruth ", ainsi que les 1.500 kilos d'Annecy.

Les colonnes partent au fur et à mesure de leur chargement, pour le " voyage ", tandis que la " sieste ", nom de code donné au triage, se poursuit. D'Artagnan est chargé du tri, au prorata des effectifs à armer. Les lots de chaque secteur sont passés en compte aux chefs de secteur, au fur et à mesure de leur constitution. La base de la répartition est la suivante :

- 1 F.M. pour 10 hommes,

- 1 fusil, ou carabine ou mitraillette par homme,

- munitions pouvant être transportées par les hommes.

Mais le partage n'est pas facile. Les armes ont failli partir. Augagneur, alias Grand, n'est pas content. Le commandant Nizier, se promenant entre les containers, est furieux. Il s'en ouvre à Emonet, qui l'accompagne. Il pense " qu'a partir du moment où la fusion A. S. et F.T.P. est entrée dans les faits, on ne peut se prévaloir de l'antériorité des attributions prescrites par de lointains états-majors. L'unité A.S.-F.T.P. ayant été décidée au plus haut niveau, il importe qu'elle soit effective partout. "

... Il a été réceptionné 432 tubes, écrit Guidollet, alias Ostier, chef des M.U.R. Les F.T.P., qui avaient répondu à notre demande en nous envoyant 400 hommes armés, exigèrent alors le partage par moitié du matériel parachuté, au mépris des effectifs réels de l'A.S. et des F.T.P. Ecœuré mais soucieux de sauvegarder l'unité de la Résistance, je pris sur moi d'accepter un compromis, bien que peu équitable, après des discussions assez vives entre Nizier et Godard., représentant de l'A.S., et Grand, représentant des F.T.P.. en présence de Cantinier et de Niveau. "

Quoi qu'il en soir, nous venons de vivre, avec ce parachutage, un événement lourd de conséquences. Le chef des M.U.R., Ostier, fait l'inventaire :

50 F.M., 280 fusils (210 utilisables et 70 brisés), 80 mitraillettes Sten, des munitions, des tonnes d'explosifs et de pansements... "

Il aurait pu ajouter 12 bazookas, 10 antichars, 49 containers d'explosifs et de grenades, de la pharmacie et des pistolets. Une vingtaine de fusils se révéleront inutilisables.

La Résistance haut-savoyarde réceptionne 162,5 tonnes, ce jour-là, ce qui n'est pas rien, même si cela ne permettra d'armer que le vingtième des hommes.

D'autre part, il y a de nombreux enseignements positifs. Ostier écrit, toujours dans son rapport :

" C'est au cours d'une pareille épreuve qu'on peut juger efficacement les hommes et les choses.

a) Les hommes : si les troupes permanentes de l'A.S. ont fait preuve de discipline et de sang-froid. par contre les sédentaires ont manqué " d'allant" et d'énergie. Certains chefs n'ont peut-être pas donné tout ce qu'on attendait d'eux.

h) L'organisation : mettre sur pied 3.500 hommes et plus de 150 camions, cars et voitures n'est pas une sinécure. Cependant grâce à sa solide et vaste organisation, l'A.S. y est arrivée. Ce fait est remarquable. si l'on songe que les Allemands, qui avaient demandé, en même temps. 50 camions à la préfecture (sous menace d'interner le commissaire de police, le commandant de gendarmerie et diverses autres personnalités) n'en ont obtenu que 6 ! "

L'impact d'une telle opération est une autre pièce à verser au dossier. À Annecy, les Allemands sont très inquiets. On a encore en tête le bataillon de Canadiens ! Debout, dans la cour du quartier de Galbert, les Feldgrauen regardent descendre des parachutistes sur le Parmelan. L'ennemi pense qu'une opération aéroportée est en cours sur le Plateau, venant renforcer les bruits qui courent depuis plusieurs jours et savamment entretenus par le S.R. de la Résistance.

Certains d'entre eux ont tenté d'intervenir par le col de Bluffy. Ils ont été stoppés par une équipe de Joubert, dirigée par Vanette - parachuté avec Raymond, chef du corps franc - qui détruisit un camion rempli d'Allemands à l'aide d'une grenade Gammon.

Il est incontestable que la démonstration de force qu'est ce parachutage, en plein jour, des forces alliées, prouvant ainsi la maîtrise du ciel français, ainsi que l'efficacité de la Résistance savoyarde, capable de mobiliser plus de trois mille maquisards pour récupérer jusqu'au dernier plus de quatre cents containers métalliques, ont contribué à démoraliser les soldats occupants. L'effet psychologique, dans cette affaire, est capital.

L'impact est tout aussi important sur la population française. Débarquement de Normandie, et maintenant formidable parachutage - les Annéciens sont plus que réconfortés. Ils sentent, tout en restant pragmatiques, que les choses bougent et que peut-être l'heure de la délivrance approche. Le nombre des volontaires qui désirent s'engager dans les F.P.I. augmente chaque jour, ce qui n'est pas sans poser de problèmes à l'encadrement civil et militaire.

REPRÉSAILLES À THÔNES

Ne pouvant pénétrer dans le massif des Bornes, l'occupant envoie ses avions sur Thônes. Jeudi 3 août, vers cinq heures de demie, une vague de trois avions de la Luftwaffe bombarde le petit bourg.

" La première bombe. se souvient le chef de secteur Millau, alors sur place, est tombée sur l'angle de l'église, côté rue Blanche, tuant une dame à l'intérieur. Le souffle m'a projeté dans le couloir qui rejoint le Nom. Je saignais du nez. Mme Mielloux, gérante de l'Étoile des Alpes, sort avec ses deux filles, Jeannette et Simone. Je me rappellerai leurs prénoms toute ma vie. Leur mère me cria :

Sauvez mes enfants ! Sauvez mes enfants !

C'est alors qu'arriva Félix Burgat. Nous étions tous au bord de la rivière et nous héritions à sauter à l'eau.

La deuxième bombe est tombée tout près de nous. sur la scierie Agnans. Comme la première. c'était une bombe de gros calibre. Elle nous a décidés à plonger dans la "gouille " froide. La troisième est tombée aux Ferrasses, à l'entrée du village. Georges Perrottin nous aide pour faire traverser les filles de Mme Mielloux et les mettre à l'abri. "

En réalité, la deuxième bombe est tombée dans le jardin de M. Verjus, et la troisième, près de Bellossier.

Le bombardement surprend le lieutenant Joubert à Saint-Jean-de-Sixt. Il descend en compagnie de quelques gars, le plus rapidement possible, à Thônes. Parvenu sur la place, il organise les secours et s'institue, comme il le dit lui-même, " tambour de ville ", pour informer la population sur la conduite à tenir. Bien lui en prend, car la Luftwaffe est en train de faire un deuxième passage. En fait, c'est le troisième, mais bien peu ont pris garde aux avions venus, dans la matinée, survoler la région à haute altitude.

Il est sept heures du soir et la population se met à l'abri, sous les arcades. Certains ont déjà quitté le bourg. Cette fois, la surprise ne joue plus. Les dégâts sont minimes, car si la première bombe tombe dans le cimetière, les deux autres n'explosent pas. On déplore cependant la mort de Marthe Kaiser.

Le bilan du bombardement est lourd. On dénombre dix morts : Joseph Chais, Mme veuve Léon Collomb, Ernestine Quétant, Camille Atrux, Jeanne Mauris, Félix Edouard Favre, Jean-Louis Rey-Barat, Rosalie Uglietti et Marthe Kaiser. La petite Anne-Marie Poline, dix ans, meurt rue Blanche, à côté de sa mère, Éléonore, blessée.

Malheureusement, le bombardement du 3 août n'est pas le dernier, dans le Val de Théines. Le lendemain, vers une heure de l'après-midi, le tocsin sonne à toute volée car trois appareils allemands survolent le bourg, avec sous leurs ventres les bombes menaçantes. Ce sont probablement les mêmes qu'hier, mais personne ne s'attarde à vérifier.

Aujourd'hui, une pluie de tracts remplace les bombes. Il en existe de trois sortes :

Français.

Différentes communes françaises ont été bombardées par l'aviation allemande. Pourquoi ? Parce que leurs habitants ont fait cause commune avec le maquis et la soi-disante " Résistance", en tout et pour tout une bande de voleurs. de terroristes et d'assassin, qui prétendent être des patriotes, mais qui ne sont que des rebelles, réfractaires aux ordres du gouvernement légal français et des autorités d'occupation.

Français.

Ne croyez pas que les terroristes et les maquisards soient les maîtres, du fait d'occuper passagèrement vos villages, pour fuir à l'approche des formations allemandes. Si vous ne voulez pas qu'on vous prive, à titre de représailles, pour complicité et intelligence avec l'ennemi, de courant, d'eau, de courrier et même de ravitaillement, et qu'au même titre vos forêts brillent et la circulation s'arrête, rompez avec les rebelles et indiquez-les aux autorités légales."

" Français,

il faut que vous compreniez. une fois pour toutes, que l'attitude des autorités allemandes d'occupation envers les terroristes et les maquisards est basée sur les clauses du traité d'armistice stipulant que :

Tout Français rencontré les armes à la main, porteur illégal d'armes ou complice par le fait de tolérer de telles contraventions, est passible de la peine de mort et de la confiscation de ses biens.

Vous avez été prévenus maintes fois et en temps voulu. que vous vous exposiez à des représailles impitoyables. pour le cas on vous feriez cause commune avec ces éléments. Déjà le fait de tolérer leur présence dans nos villages, sans les indiquer aux autorités compétentes, fait preuve de complicité.

N'attendez aucune clémence, si vous persistez à faire cause commune avec la soi-disante Résistance. Ce sont des mauvais Français, qui mènent leur pays à la ruine. "

Vers 17 h 30, les trois maudits rapaces sont de retour et lâchent des bombes, pour mettre leur menace à exécution. La première explosion, sur la scierie Agnans, fait de sérieux dégâts, tout comme la bombe qui explose près de la gare routière.

Les avions poursuivent leur route vers les Viliards-sur-Thônes. La population, avertie, fuit le bourg.

La première bombe tombe à proximité de l'église, détruisant l'épicerie-mercerie et deux maisons, dont celle de Jean Mermillod-Pupils. Elle tue Mme Vallanzasca et sa fille de un an, réfugiées d'Annecy, et blesse Adèle Sylvestre, sa fille et Régis Genans-Boiteux.

Presque immédiatement un second avion en piqué lâche sa bombe, qui détruit la maison de Paul Genans, sans faire de victimes. Quelques instants plus tard une troisième bombe explose en amont de l'église, près de la route départementale, soufflant les vitraux.

Les avions s'en vont vers le nord. La dernière bombe est pour Le Petit-Bornand, où on déplore une blessée.

Thônes pleure ses morts. Le 6 août, les victimes sont enterrées en présence du général-préfet. Louis Haase, maire remarquable, fait, à cette occasion, une courte allocution :

" Au nom de la grande famille de Thônes. je tiens à apporter ce matin un suprême hommage de pitié à ces victimes innocentes qui. jeudi dernier, vers dix-huit heures, ont été si brutalement ravies à nous, par une mort horrible et si imprévue.

L'heure n'est pas aux discours, elle est aux larmes, à la consternation et à la prière. Et c'est ce que nous leur offrons. à l'instant de ce poignant au revoir. La douleur des familles est la nôtre à tous. Nous y communions dans un intense sentiment de fraternité, qui rapproche nos cœurs bouleversés de nos cœurs déchirés. Qu'elles sachent bien toute la profondeur de notre sympathie. toute la ferveur de notre prière pour elles et leurs chefs défunts, comme aussi la volonté du conseil municipal d'adoucir leur chagrin par tous les témoignages de sympathie et d'assistance qui sont en notre pouvoir.

Puisse le sang de cet holocauste innocent épargner aux survivants de nouvelles larmes et préserver notre commune de nouveaux désastres. "

Antoinette Veyrat, quarante-trois ans, décédera le 5 août au matin, à Annecy, des suites de ses blessures, tout comme Françoise Donzel, âgée de soixante ans, ce qui porte à douze le total des morts de Thônes.

Les dégâts matériels sont importants. L'église est sérieusement endommagée. Une partie de la poste est détruite. Les bâtiments alentour ont beaucoup souffert.

VERS LA LIBÉRATION

Le 10 août, les Allemands fusillent pour la quatrième fois, à Vieugy. Cette fois, ils sont sept, et cela porte à quarante le nombre de victimes, ici.

Après le grand parachutage des Glières, les Alliés font encore deux largages, un à Boëge et l'autre à Eloise.

C'est le 12 août que commencent véritablement les combats pour la libération totale du département. Nizier lance l'ordre de mobilisation générale. Les sédentaires sortent de l'ombre. l'A.S. mobilise ses compagnies, tout comme les F.T.P.

Le premier accrochage a lieu à Longchamp, sur la commune des Glières, où les hommes de Forestier, en embuscade, accrochent violemment les Allemands en déplacement sur la vallée de l'Arve.

Le lendemain, 13 août, débutent les combats menés à Alby-sur-Chéran et Balmont pour isoler le département. Ils sont l'œuvre de la compagnie Joubert, regroupant un maximum de gars de Glières, anciens des camps de Manigod, Le Bouchet, Serraval. Cette fois, il la tiennent, leur revanche, non pas sur les Allemands, mais sur leur destinée. Lors de ces combats, Hubert Godinot trouve la mort, à la tête du corps franc de Thônes.

Dans la foulée, les maquisards de tout le département, poursuivant leurs objectifs, attaquent différentes garnisons allemandes.

Le 16 août, sur les rives du lac Léman, les F.F.I. libèrent Evian, tout comme Saint-Gingolph, sans qu'un coup de feu soir tiré. À Machilly et à Saint-Cergues, les F.T.P. engagent de violents combats contre l'occupant et réussissent à libérer le secteur.

Au soir de ce mercredi 16 août, tout le Chablais est libéré, sauf Thonon, où une forte garnison allemande résiste. Dans la matinée, l'A.S. a engagé le combat et réduit au silence la garnison de Rives. Sur Crête, les combats continuent jusque dans l'après-midi du 17 août. A.S. et F.T.P. viennent à bout de l'occupant et jeudi soir, on fête la Libération. Celle-ci a été chèrement acquise. Les combats pour la libération du Chablais ont fait vingt-quatre morts, tant maquisards que civils, dont Jean-François Cottet-Dumoul in, rescapé des Glières.

Ce même mercredi 16 août, les combats sont engagés à Saint-Julien et dans les communes environnantes, où les Allemands tiennent garnison : Valleiry, Viry et Bossey, ainsi que sur le pont Carnot.

Saint-Julien est libéré vers dix-sept heures. Les maquis déplorent la mort d'un jeune, et les Allemands ont quatre morts. Si à Viry et à Bossey, les choses se pas-sent assez bien, c'est à Valleiry et surtout près du pont Carnot, que les choses se passent mal. Le 17 au soir, la Résistance compte déjà quinze morts dans le secteur, et les Allemands occupent toujours le fort. Les combats continueront après la libération d'Annecy, faisant encore des victimes, dont Marius Cochet, rescapé des Glières, où, faut-il le rappeler, il était le chef de la section F.T.P. " Franquis ".

Le 17 août voit la libération, outre de Thonon, de la haute vallée de l'Arve, et notamment de Chamonix et Saint-Gervais, deux garnisons allemandes. Les F.F.I. perdent un homme, sur le pont Sainte-Marie, aux Houches, tué à l'abri de son drapeau blanc.

Le 18 août, alors que les Allemands bombardent le Chablais, faisant plusieurs victimes, de violents combats, débutés le 14, continuent pour la libération de Cluses. En fin d'après-midi, par une chaleur épouvantable et après cinq jours de combats, de marches et de contre-marches, les F.F.I. libèrent la ville. La liesse est générale, mais on dénombre huit morts du côté des maquis.

Dans la matinée, les F.T.P. et l'A.S. libèrent Annemasse, après quelques heures de combat. Une partie des Allemands est internée en Suisse, tandis que les autres sont faits prisonniers par les F.F.I.

Samedi 19 août, Annecy est encerclée. Pendant toute la nuit, l'état-major F.F.I. et l'occupant sont restés en contact, et, à l'aube, ce dernier accepte la reddition sans conditions, si ce n'est que ses troupes seront protégées par la convention de Genève. Deux maquis trouvent la mort, avenue de Genève, au cours du seul véritable incident de cette capitulation.

Ça y est, c'est fini. Samedi 19 août 1944, dix heures et demie, la Haute-Savoie est entièrement libérée. Les combats pour la libération ont fait cinquante-cinq morts du côté des maquis. Mais il ne saurait être question d'oublier tous ceux tombés depuis août 1939. Le bilan est lourd, mais la Haute-Savoie s'est libérée elle-même, faisant plus de 3 500 prisonniers allemands.

Dans la foulée, les maquisards de tout le département, poursuivant leurs objectifs, attaquent différentes garnisons allemandes.

Le 16 août, sur les rives du lac Léman, les F.F.I. libèrent Evian, tout comme Saint-Gingolph, sans qu'un coup de feu soit tiré. À Machilly et à Saint-Cergues, les F.T.P. engagent de violents combats contre l'occupant et réussissent à libérer le secteur.

Au soir de ce mercredi 16 août, tout le Chablais est libéré, sauf Thonon, où une forte garnison allemande résiste. Dans la matinée, l'A.S. a engagé le combat et réduit au silence la garnison de Rives. Sur Crête, les combats continuent jusque dans l'après-midi du 17 août. A.S. et F.T.P. viennent à bout de l'occupant et jeudi soir, on fête la Libération. Celle-ci a été chèrement acquise. Les combats pour la libération du Chablais ont fait vingt-quatre morts, tant maquisards que civils, dont Jean-François Cottet-Dumoulin, rescapé des Glières.

Ce même mercredi 16 août, les combats sont engagés à Saint-Julien et dans les communes environnantes, où les Allemands tiennent garnison : Valleiry, Viry et Bossey, ainsi que sur le pont Carnot.

Saint-Julien est libéré vers dix-sept heures. Les maquis déplorent la mort d'un jeune, et les Allemands ont quatre morts. Si à Viry et à Bossey, les choses se passent assez bien, c'est à Valleiry et surtout près du pont Carnot, que les choses se passent mal. Le 17 au soir, la Résistance compte déjà quinze morts dans le secteur, et les Allemands occupent toujours le fort. Les combats continueront après la libération d'Annecy, faisant encore des victimes, dont Marius Cocher, rescapé des Glières, où, faut-il le rappeler, il était le chef de la section F.T.P. " Franquis ".

Le 17 août voit la libération, outre de Thonon, de la haute vallée de l'Arve, et notamment de Chamonix et Saint-Gervais, deux garnisons allemandes. Les F.F.I. perdent un homme, sur le pont Sainte-Marie, aux Houches, tué à l'abri de son drapeau blanc.

Le 18 août, alors que les Allemands bombardent le Chablais, faisant plusieurs victimes, de violents combats, débutés le 14, continuent pour la libération de Cluses. En fin d'après-midi, par une chaleur épouvantable et après cinq jours de combats, de marches et de contre-marches, les F.F.I. libèrent la ville. La liesse est générale, mais on dénombre huit morts du côté (les maquis.

Dans la matinée, les F.T.P. et l'A.S. libèrent Annemasse, après quelques heures de combat. Une partie des Allemands est internée en Suisse, tandis que les autres sont faits prisonniers par les F.F.I.

Samedi 19 août, Annecy est encerclée. Pendant toute la nuit, l'état-major F.F.I. et l'occupant sont restés en contact, et, à l'aube, ce dernier accepte la reddition sans conditions, si ce n'est que ses troupes seront protégées par la convention de Genève. Deux maquis trouvent la mort, avenue de Genève, au cours du seul véritable incident de cette capitulation.

Ça y est, c'est fini. Samedi 19 août 1944, dix heures et demie, la Haute-Savoie est entièrement libérée. Les combats pour la libération ont fait cinquante-cinq morts du côté des maquis. Mais il ne saurait être question d'oublier tous ceux tombés depuis août 1939. Le bilan est lourd, mais la Haute-Savoie s'est libérée elle-même, faisant plus de 3 500 prisonniers allemands.

ÉPURATION

Il ne saurait être question, dans ces quelques lignes, de montrer ce qu'a été l'épuration dans notre département. Il s'agit simplement, pour nous, d'informer le lecteur sur la destinée de certaines personnes que nous avons vues agir lors des combats des Glières.

En ce qui concerne les troupes allemandes qui ont opéré à Glières, elles ont donc quitté notre département pour l'Ain et l'opération " Frühling ", puis pour le Vercors, où elles répriment en juillet 1944 la même concentration de maquisards qu'à Glières. Par la suite, elles retraitent vers l'Alsace et l'Allemagne, comme les unités combattantes de ce pays.

Les gestapistes en poste à Annecy sont bien peu à passer à travers.

Jeewe est arrêté et exécuté. Mayer et sa maîtresse française, Lina Dalhion, se suicident, le 19 août. Gromm est arrêté dans sa villa de Saint-Jorioz et exécuté.

Les Schupos aux ordres du capitaine Krist, qui ont fusillé bon nombre de résistants, à Alex notamment, et Pierre Lamy, en juillet, sont arrêtés et fusillés à Vieugy, en représailles des martyrisés de Saint-Genis-Laval.

Philippe Henriot, ministre de la Propagande, est exécuté le 28 juin 1944, à 5 h 30 du matin, par un commando dirigé par Gonard, alias Morlot, commandité par la Résistance.

Pour ce qui est des miliciens, les troupes amenées ici à grand renfort de publicité en février-mars 1944, ont regagné leurs départements d'origine ou le Limousin, pour sévir de la même manière qu'entre les monts. Après la Libération, l'épuration a rattrapé certains dignitaires.

Joseph Darnand, " grand maître de la Milice ", ayant fui en Italie, est arrêté le 28 avril 1 945 par les résistants piémontais et remis aux autorités françaises du corps expéditionnaire en Italie. Jugé par la Haute Cour de justice, il est condamné à mort le 3 octobre 1945 et exécuté le 10 octobre, au fort de Châtillon.

Jean de Vaugelas devient, après Glières, le directeur des forces du Maintien de l'ordre dans la région de Limoges, puis le commandant de la Franc-Garde permanente de la Milice. Pour avoir permis, aux Glières, " le succès complet de l'attaque ", il est cité le 6 juillet 1944 à l'ordre de la Nation.

Pris en Pologne, il réussit à s'évader et par de sombres filières, à gagner l'Amérique du Sud. Il meurt dans un accident de voiture, à Mendoza, en Argentine, en 1954.

Max Knipping est arrêté en 1945, jugé et exécuté.

Le capitaine Rayhaud, ancien chef d'état-major de De Vaugelas, en Haute-Savoie, poursuit son activité dans le Limousin, puis ailleurs en France. Il vit encore en 1968.

Charles-Jacques Dugé de Bernonville, devenu chef de corps dans la Milice, pour être " un chef milicien de grande classe et pour son action en Hante-Savoie. clans le Vercors et en Saône-et-Loire ", est cité à l'ordre de la Nation, le 6 juillet 1944. Après la guerre...

Henri de Bourmont, après ses exploits de Thorens, est nommé chef régional de la Milice à Lyon, puis il fuit le pays et rejoint les troupes allemandes en Poméramie, où il est tué.

Di Constanzo rejoint la Bretagne, où il commet de multiples atrocités et meurtres, avant d'être arrêté, jugé et exécuté en 1945.

Raoul Dagostini, qui " a pris volontairement le commandement d'une cohorte de la Milice française, au cours des opérations entreprises en Haute-Savoie " est cité à l'ordre de la

Nation, le 6 juillet 1944. Après la Libération, il est fusillé, de même que sa maîtresse Maud Champetier de Ribes.

Le milicien Jacques M..., dont nous publions la longue lettre à son père dans ces pages, apprenant que ses camarades de la Franc-Garde d'Annecy ont été arrêtés et transférés au Grand-Bornand, décide de les rejoindre. Il est fusillé, avec 75 autres miliciens, le 25 août 1944, après être passé devant la cour martiale. Parmi eux, le chef de trentaine Chambaz, que nous avons vu avec André Wolff, à Thorens.

L'Association des Rescapés des Glières, alors présidée par Louis Jourdan, se démène pour faire arrêter le plus grand nombre de G.M.R. " Aquitaine ", qui, ayant été prisonniers au Plateau, ont, après le 26 mars, été à l'origine de très nombreuses arrestations. Le lieutenant Toulze est condamné à mort à Toulouse, le 21 avril 1945, et des G.M.R. sont traduits devant la cour de justice de Chambéry. En revanche, le chef du G.M.R. . Bretagne ', le commandant Pézean, est acquitté par la cour de justice de Rennes, le 31 août 1945. Il reçoit les félicitations. Rappelons pour mémoire que ces G.M.R., éléments du filet franco-allemand autour du Plateau, étaient en poste entre Thorens et Nâves, et certains épaulaient les Allemands jusqu'à Morette. Pour mémoire...

PROCÈS DU LIEUTENANT-COLONEL LELONG

On se souvient que Georges Lelong, après avoir quitté, le 5 mai 1944, la Direction départementale des forces du Maintien de l'ordre, est devenu directeur de l'école de police d'Aincourt.

Quelque temps après la Libération, le 2 septembre

1944, il s'est volontairement constitué prisonnier, à Paris. Après deux mois de prison préventive, le 30 octobre, il est amené à Annecy, où l'on vient de décider de le traduire devant la cour martiale. En réalité, Georges Lelong est traduit devant le tribunal militaire permanent de Lyon, siégeant en cour martiale à Annecy.

Cela a son importance, car contrairement à la cour martiale, la sentence rendue par un tel tribunal n'est pas immédiatement exécutable, et le recours est possible.

Ce même jour, Camille Francillon, avocat au barreau d'Annecy, requis par le bâtonnier Bouchet pour assurer la défense du prévenu, rencontre le lieutenant-colonel, incarcéré à la maison d'arrêt départementale. Il apprend à le connaître.

Cet ancien garçon de courses, devenu officier après la Grande Guerre, passé dans la gendarmerie, fut à nouveau mobilisé en 1939, et nommé au gracie de lieutenant-colonel de gendarmerie, après la défaite.

Georges Lelong réaffirme à son avocat sa conviction profonde. Militaire, officier de gendarmerie, donc un homme discipliné, il est resté fidèle au maréchal Pétain et n'était pas du tout favorable au général de Gaulle.

Quant à l'affaire des Glières, il réitère la thèse qu'il avait déjà développée, en privé, l'hiver dernier. À partir du 7 février, après l'accrochage des Esserrs, il avait rencontré l'abbé Truffy. Il avait montré sa bonne volonté en libérant les jeunes maquisards.

Aujourd'hui, l'abbé Truffy n'est pas là pour témoigner, attendu qu'il croupir dans les baraquements de Dachau.

Foncièrement anticommuniste, Lelong ne portait pas les F.T.P. dans son cœur, mais sur le Plateau, il reconnaissait qu'il y avait, avec ces anciens chasseurs alpins, de véritables soldats. Il avait rencontré Humbert Clair et Maurice Anjot pour tenter de les persuader de quitter le Plateau, quitte à revenir plus tard, lorsque le calme serait revenu, dans la région. Le colonel ne cachait pas son désir d'éliminer les F.T.P.

Il apprend à son avocat qu'il n'était pas en excellents termes avec la Milice. Il n'aimait pas beaucoup de Vaugelas, qui fouillait souvent son bureau - le S.S. Jeewe nous l'avait déjà dit. Il confirme qu'il est intervenu auprès de ceux qu'il n'a cessé d'appeler les Boches pour limiter les interventions aériennes sur le Plateau. Maître Francillon, qui sait qu'un des fils du détenu est lieutenant dans les Forces françaises libres, prend note et axera sa défense sur cette idée.

Jeudi 2 novembre, neuf heures, le tribunal militaire entre en séance, à Annecy. Le colonel Martin, officier à l'état-major de la 14e région militaire, président de la cour, est assisté d'Augagneur, ex-Grand, commandant F.T.P., de Jean Carqueix, ex-Millau, capitaine A.S., du lieutenant Gaude André - tous à l'état-major départe-mental des F.F.I. - et de l'adjudant Maître, du Bataillon du 19 août. Ces cinq juges ont été nommés par le général commandant la 14e région militaire.

M. Blet, commandant assimilé de justice militaire, est nommé commissaire du gouvernement. Le capitaine Poilblanc fait office de greffier.

Le président du tribunal questionne le prévenu sur son identité :

" Lelong Georges Alphonse, marié, trois enfants, né le 13 juin 1887, air Mans (Sarthe), ex-intendant de police, domicilié à Paris. 30 avenue de l'Observatoire, civil, de nationalité française. "

Le colonel se tient droit, dans le box des accusés. La foule excitée et nombreuse découvre un homme de taille moyenne, avec des cheveux châtain, peignés avec la raie au milieu. Son visage est ovale, son nez rectiligne et ses yeux, marron foncé, traduisent une très grande dignité.

La foule, qui n'a pas pu prendre place dans le prétoire, est massée dans les couloirs et dans les pièces voisines. Elle apprend que le civil Georges Lelong est accusé de trahison. Elle exulte et vocifère sa haine.

Le président, après avoir fait lire par le greffier l'ordre de convocation, fait connaître à l'accusé les faits pour lesquels il est poursuivi et rappelle l'avertissement indiqué dans l'article 79 du Code de justice militaire. Après quoi, le président procède à l'interrogatoire de Lelong et à l'audition des témoins.

Quatre photographies aériennes du Plateau des Glières sont produites. Ces pièces à conviction sont déposées sur la table du tribunal, et on demande à Lelong et à certains témoins de les reconnaître, conformément à l'article 329 du Code d'instruction criminelle. Lelong ne peut que reconnaître avoir commandé ces photographies aux services de renseignements aériens allemands.

Puis, on en vient à parler des cours martiales et des différentes opérations de police menées dans le département.

Après quoi, le commissaire du gouvernement, le commandant Blet, demande que l'accusé soit reconnu coupable des faits relevés à sa charge en l'acte d'accusation dressé contre lui, et à ce qu'il lui soit appliqué l'article 75, paragraphes 1 et 5 du Code pénal.

La parole est à la défense. Maître Francillon développe les thèses de son client avec beaucoup de conviction.

La plaidoirie terminée, le président demande à l'accusé s'il a quelque chose à ajouter pour sa défense, avant de déclarer les débats clos. L'ex-intendant de police est reconduit à la prison, tandis que la cour se retire pour délibérer.

La délibération a lieu à huis clos. Le colonel Martin pose alors deux questions à la cour :

Premièrement, le nommé Lelong " est-il coupable d'avoir, dans le département de la Haute-Savoie. en tout cas sur le territoire français. au cours des mois de février à mai 1944. en tout cas depuis un temps non prescrit, porté les armes contre la France, en dirigeant des opérations militaires contre des unités des Forces françaises, notamment contre celles stationnées sur le Plateau des Glières. Deuxièmement, le même est-il coupable d'avoir, dans les mêmes circonstances de temps et de lieu, en temps de guerre, entretenu des intelligences avec les agents d'une puissance étrangère, en vue de favoriser les entreprises de cette puissance contre la France, notamment en collaborant avec les autorités militaires allemande qui ont participé à l'attaque des Forces françaises du Plateau des Glières ? "

Le vote, à bulletin secret, sur chacune des questions et sur les circonstances atténuantes, donnent l'accusé coupable, à la majorité. Le président lit alors le texte de la loi et demande au tribunal de statuer sur l'application de la peine. Puis, le tribunal entre à nouveau en séance publique.

La foule, qui s'est maintenant massée sur la place de la Mairie, n'attend qu'un verdict.

La cour " condamne le nommé Lelong Georges Alphonse, sus qualifié, à la majorité à la peine de mort.

À la dégradation civique et ordonne la confiscation, au profit de la Nation, de tous les biens présents et à venir du condamné, de quelque nature qu'ils soient, meubles, immeubles, divis ou indivis.

Le condamne, en outre, aux frais envers l'État, le tout par application de l'arrêté ministériel du 16 octobre 1944, du décret du 20 mai 1940, des articles 75, paragraphes 1 et 5. 84, paragraphes 37, 38, 39 du Code pénal, modifiés par le décret der 29 juillet 1939, et 95 du Code de justice militaire. "

" Les frais envers l'État " se montent à 128,30 francs, payables au percepteur des contributions directes. Le jugement précise, en outre que " le président de la République mande et ordonne à tous huissiers sur le requis de mettre ledit jugement à exécution... " Qui est le président, de quelle République ? L'administration est ainsi faite.

Le colonel Martin fait appeler maître Francillon :

" Le colonel Lelong est condamné à mort, mais pas déshonoré ", lui annonce-t-il.

La sentence est lue au condamné, dans sa prison, en présence de la garde rassemblée sous les armes.

Camille Francillon sort de l'audience fatigué et bien décidé à faire appel auprès du chef du Gouvernement provisoire, le général de Gaulle, qui doit rendre visite à la Haute-Savoie le week-end suivant.

" Par décret, en date du 9 novembre 1944, M. le Président du Gouvernement provisoire de la République Française. a rejeté le recours en grâce de Lelong et a estimé que la Justice devait suivre son cours. "

Ces quelques lignes apparaissent en première page du jugement officiel concernant Georges Lelong. Mais tout cela n'est pas très clair. En effet, le décret est introuvable dans le Journal officiel, et, le 16 novembre dans la matinée, maître Francillon sera au contraire informé de la grâce présidentielle. Quoi qu'il en soit, la sentence du tribunal militaire ne sera pas exécutée, car, note toujours le même greffier :

" L'an mil neuf cent quarante quatre, le seize novembre, le nommé Lelong Georges, Alphonse, détenu à la Maison d'arrêt d'ANNECY, a été enlevé de cette prison par une bande armée et a été exécuté sommairement dans les environs d'Annecy. Le Greffier. "

Que s'est-il passé ?

Vers onze heures, des F.T.P. du Chablais pénètrent dans la prison et tirent de leurs cellules, l'ex-intendant de police Lelong et l'ex-préfet Marion. Le colonel chante La Marseillaise en sortant de la prison, car il a compris où l'emmène sa destinée.

Pendant ce temps, un homme se rend chez Odesser et lui demande un appareil photographique, afin de fixer sur la pellicule l'exécution des deux traîtres. Le colonel et le général sont exécutés dans la carrière de la Puya. C..., qui commande le groupe, donne le coup de grâce.

Quelques jours plus tard, le commandant Grand, rencontrant un des maquisards responsables, lui rappelle la sentence réservée aux anarchistes, en Union soviétique. Le jeune, qui a parfaitement compris le message, restera planqué quelque temps, avec ses copains, dans une cabane, sur les rives du Léman.

À suivre ./...