LE SENS DE GLIÈRES
Le 26 mars 1944, premier anniversaire.
Au printemps de 1944, le nom de Glières sortit brusquement de l'obscurité pour prendre place au premier rang des lieux sacrés de l'indépendance française. Jusqu'alors, les habitants de la vallée de Thônes eux-mêmes le connaissaient à peine. Seuls les gens de la Balme, d'Entremont ou de Thorens qui ont coutume, chaque été, de conduire leurs troupeaux sur cette combe isolée, savaient l'endroit où devait s'établir le premier camp retranché de la Résistance. Les autres se représentaient vaguement des alpages perdus derrière les montagnes de leur horizon familier.
Et voilà que, du jour au lendemain, Glières est devenu toute la vie de ce coin de Savoie, À occupé toutes les pensées, nourri toutes les angoisses. Le monde entier apprit le nom de ce plateau où passa la plus inégale des guerres. On dut reconnaître alors que l'âme de la France n'était pas morte et qu'elle saurait bien, le moment venu, faire naître en son corps enchaîné un sursaut libérateur. Glières devint pour les hommes libres un symbole, pour les combattants un exemple et pour la Patrie une ferme assurance.
Contre cinq cents jeunes Français à peine, à qui l'on venait d'apprendre le maniement des armes, il fallut une division allemande avec des mortiers, des canons et des mitrailleuses lourdes, avec des stukas surtout et des balles explosives. Un contre vingt. Et les gars de Glières ont accepté cette lutte extraordinaire ; ils ont voulu aller jusqu'au bout de cette aventure sans issue, - sans issue pour les stratèges et pour les prudents, mais avec une immense ouverture sur l'espérance pour ceux qui savaient les dessous et qui sentaient l'inquiétude de l'univers devant la France. Il est à certains moments des hécatombes qu'il faut savoir consentir afin de s'assurer, dans l'échec immédiat, la garantie d'un succès total pour l'avenir. Glières fut un de ces sacrifices. Dès lors, en parler aujourd'hui, évoquer dans la lumière grandissante de la victoire ces heures héroïques et douloureuses de notre nuit, ce n'est pas seulement faire amende honorable à des hommes qui ont lutté et qui sont morts dans l'ignominie, confondus avec les scélérats et traités comme des rebelles ; c'est rendre à la Résistance française le visage idéal qu'elle aurait mérité d'avoir toujours et c'est confondre à la fois, par cette authentique vision de gloire, ceux qui ont donné de la Résistance une caricature et ceux qui ont intérêt aujourd'hui à la discréditer. Bref, c'est rendre au maquis sa signification dans l'histoire de la conscience française.
Une cause mise hors la loi par la faute de ceux qui auraient dû en prendre la charge ne pouvait éviter de recueillir des aventuriers prêts à s'en servir pour leur propre compte ou des hommes de parti trop heureux de pouvoir habiller avantageusement leurs visées personnelles. Mais il fallait toute la mauvaise foi de la propagande d'alors pour confondre les soldats de la liberté avec les bandes armées qui ne travaillaient guère pour le pays. On nous trompe aujourd'hui par une confusion en sens inverse : au lieu d'étendre à tous les odieux procédés de quelques-uns, on prête à l'ensemble le désintéressement et l'héroïsme de ceux qui n'avaient en vue que la libération de la France. Dans un cas comme dans l'autre, la Résistance. À tout à perdre et ceux qui ne se sont pas laissé entamer par la propagande allemande finissent par se dire, en voyant certains patriotes d'hier se faire payer leurs services et ceux des morts : C'était cela finalement, la Résistance ?
Eh bien non ! La Résistance, la vraie Résistance, ce n'était pas cela et Glières en est une preuve. Pas plus que n'importe quelle cause humaine, elle n'avait le pouvoir de sanctifier ceux qui entraient dans ses rangs. Elle les prenait comme ils étaient, pour en tirer avantage ou pour en pâtir : hommes de parti s'ils étaient hommes de parti, violents s'ils voulaient exercer la violence, braves s'ils désiraient donner la mesure de leur bravoure, héroïques s'ils acceptaient de se consacrer à la France jusqu'à la mort et au martyre. La chance de Glières, c'est d'avoir été l'oeuvre de soldats passionnés de liberté, c'est d'avoir da son existence à la rencontre d'hommes pour qui l'idéal dictait d'impérieux devoirs et pour qui le devoir se suffisait à lui-même, suffisait à la vie, suffisait à la mort. Glières n'À connu ni faiblesses, ni mesquineries, ni calculs d'ambition. Dans un moment d'enthousiasme, les âmes se sont élevées jusqu'au désintéressement absolu, celles du moins qui n'y étaient pas déjà installées par nature.
Une cause placée si haut méritait l'unanimité ; elle l'obtint. Malgré les difficultés et les dangers de toutes sortes, elle vécut deux mois grâce à la coopération d'officiers et de civils, de réfractaires et de gens du pays, de prêtres et de paysans, de jeunes gens venus de tous les milieux et de jeunes filles qui voulaient avec eux rivaliser de courage. Mais surtout une soixantaine de F.T.P. savoyards rejoignirent sur le Plateau les hommes de l'Armée Secrète et demandèrent à combattre pour la cause commune sous les chefs qu'on leur donnerait. Glières fut ainsi une image synthétique de la France, parce que ce fut une oeuvre d'unité. Dans ce coin de Savoie désigné par sa position pour faire le geste de la renaissance française à l'intérieur, toutes les énergies de la nation furent représentées et elles travaillèrent harmonieusement à une même oeuvre nationale. C'est pourquoi la Résistance a brillé là-haut de toute la force d'un idéal qui, par miracle, aurait pris corps.
L'histoire parlera des erreurs, des faiblesses ou des crimes d'avant et d'après la Libération, car elle est objective ; mais l'histoire ne les mettra pas au compte de la Résistance, car elle est juste et n'À pas intérêt à entretenir les confusions qu'ourdissent les propagandes. Il lui plaira de reproduire les contrastes de la réalité, pour la plus grande gloire du vrai maquis. Il lui sera plus facile de saisir la signification et la portée d'une pareille réussite humaine; elle saura mieux reconnaître ce qu'il y avait là d'exceptionnel et pourtant d'universellement caractéristique. Un artiste qui veut faire comprendre la musique d'un grand auteur ne va pas chercher une oeuvre de jeunesse, une bizarrerie ou une ébauche ; il choisit une oeuvre de maturité, celle où peut-être la chance a secouru le génie ; et quand il dit : cela, c'est Bach, cela c'est Berlioz, il ne se trompe pas et personne n'ira lui objecter que son choix est faussé par un parti pris favorable. En parlant de Glières, nous voudrions montrer sur un exemple heureux ce qu'était, tout ce qu'était la Résistance française. Il nous suffira pour cela d'un tableau objectif, car ici la vérité suffit, dans sa simplicité et sa pureté, pour atteindre jusqu'au sublime. Inutile d'appuyer ou de grossir : il y eut dans les événements, dans les exploits et dans les âmes quelque chose de gigantesque.
Hâtons-nous donc de fixer les faits et les attitudes avant que leur force de symbole ne les ait élargis jusqu'à leur faire illustrer la vérité de toute vraie résistance. Bientôt il sera trop tard. L'épopée du maquis de Glières aura émergé de la trame ordinaire de l'histoire ; elle s'étirera vers les hauteurs et se transfigurera en légende ; on ne pourra plus en réajuster les traits. Déjà les événements de l'hiver 1944 auront pris place parmi ces dates où la France abattue retrouve en ses propres enfants la force de s'affirmer quand même et de renaître à la grandeur. Après sainte Geneviève devant le flot des Barbares, après Jeanne d'Arc émue par la grande pitié du royaume dévasté et sans chef, après les Volontaires de la Révolution dressés contre les tyrans coalisés, ceux qui voudront connaître l'âme résistante de notre pays n'auront qu'À penser à Glières, premier sursaut de l'énergie nationale alors qu'au fond de l'abîme, la France semblait avoir cessé d'être la France.
Ce n'est pas un pur hasard si Glières eut lieu en Haute-Savoie. Tout prédestinait ce coin de France à devenir le théâtre de la première insurrection armée : la configuration des lieux, l'esprit des habitants, la qualité des chefs que les bataillons de chasseurs alpins avaient transmis à la Résistance. Le maquis avait besoin de montagnes ; plus les vallées étaient profondes, plus l'ennemi craignait de s'y risquer et plus il était facile aux réfractaires de s'échapper sans laisser de traces ou de dresser des embuscades. La Savoie offrait un terrain idéal pour acclimater l'institution corse devenue brusquement institution nationale. Elle attirait aussi par ses traditions d'hospitalité : un Savoyard sait ouvrir sa porte à ceux qui passent et il les met à l'aise par un " entrez seulement " dont les " étrangers " ne saisissent peut-être pas la valeur idiomatique, mais dont ils sentent tout de suite l'affabilité.
Accueillir des maquisards était, il est vrai, une autre affaire. Malgré les menaces d'annexion italienne, la Haute-Savoie avait été presque entièrement épargnée par la guerre ; elle resta pendant quelque temps dans une vague torpeur, sans enthousiasme vichyssois, mais sans grande ferveur gaulliste, plongée dans cette espèce d'indifférence avec laquelle les paysans subissent les gouvernements. Mais en 1942, alors que l'opinion de la zone occupée s'était accoutumée à son malheur et s'installait dans une tranquille opposition à l'ennemi, la conscience populaire de zone libre connaissait un armer réveil. Après les premières persécutions contre les juifs, qui suscitèrent dans tous les milieux des actes décidés de résistance, ce fut l'occupation de la France entière, qui permit à tous de toucher du doigt la réalité. Au début de 1943, les paysans savoyards étaient mûrs pour comprendre la portée d'un refus d'obéissante et pour accueillir chez eux, même au prix de leur propre sécurité, des réfractaires.
Mais la complicité des gens du pays ne suffisait pas si l'on voulait que le maquis fût autre chose qu'un refuge ouvert à ceux qui désiraient poursuivre dans l'illégalité une vie tranquille. Les jeunes réfractaires ne pouvaient mieux faire par eux-mêmes que de constituer des bandes armées sans discipline et sans coordination, avec des chefs improvisés . qui les galons auraient tenu lieu de compétence : de telles bandes n'étaient pas de nature à gérer beaucoup un ennemi puissamment organisé et surtout elles avaient peu de chances d'intervenir efficacement dans l'insurrection générale, qui devait être autre chose qu'une série de coups de nain. Bref, il f allait des hommes de métier pour 'dresser armée contre armée ; ils ne tardèrent pas à venir.
La zone libre avait conservé jusqu'en novembre 1942 une armée d'armistice, qui fut brutalement congédiée par l'ennemi avant même d'être officiellement dissoute. Des officiers n'acceptèrent pas que la France perdit, avec son armée de l'intérieur, un incomparable instrument de revanche ; ils constituèrent l'Armée Secrète, l'À. S., comme on disait. La Haute-Savoie eut, pour sa part, la chance d'avoir affaire aux hommes d'une arme d'élite, forte de ses traditions et de son prestige : aux chasseurs alpins. Son armée secrète fut organisée par le commandant Vallette d'Osia, un soldat intransigeant, qui connut bientôt les prisons de la Gestapo, mais réussit à s'échapper lors d'un transfert, en sautant du train, les menottes aux mains. Avec lui, ses meilleurs officiers et sous-officiers rejoignirent la Résistance.
Pour comprendre l'esprit qu'ils apportèrent au maquis, il faut bien voir quels motifs les inspiraient. Ils n'étaient pas contraints par la nécessité d'échapper à des poursuites personnelles, car rien ne les empêchait d'attendre confortablement la dernière heure pour prendre parti. Ils furent de ces patriotes qui obéirent simplement à leur devoir de Français et à leur devoir d'hommes libres. Ils ne furent ni des résistants malgré eux ni des résistants pour eux ; ils n'eurent d'autre ambition que de poursuivre dans les chalets des montagnes leur tâche d'officiers. Leur passage dans l'illégalité ne trouva donc une aide ni dans la passion ni dans l'intérêt; il exigea d'eux une rupture avec une longue tradition d'obéissance militaire. Ce fut pour beaucoup un cas de conscience douloureux ; mais leur décision une fois prise eut toute la force d'un acte moral qui engage l'être entier et le promet à l'héroïsme, si les événements y prêtent.
De tels hommes n'étaient guère disposés à laisser la cause de la Résistance péricliter ou se pervertir entre leurs mains. Ils virent dans les réfractaires une jeunesse qui ne demandait qu'à servir l'idéal dont ils étaient pénétrés eux-mêmes ; ils se donnèrent pour mission de l'encadrer et de ressusciter avec elle l'armée que l'ennemi avait cru battre définitivement en 40 et qu'il avait voulu, en fin de compte, supprimer. L'À. S., on le voit, c'était l'armée française qui continuait, avec ses cadres, avec son idéal, avec ses traditions ; il faudrait ajouter : avec un esprit nouveau, car, dans la vie austère et aventureuse du maquis, les hommes et les chefs s'étaient rapprochés pour vivre d'une vie fraternelle dans la plus parfaite égalité. L'À. S. put acquérir ainsi une incomparable valeur militaire ; elle le montra bien lors des combats pour la libération où elle joua un rôle décisif : elle peut se vanter, en Haute-Savoie particulièrement, de n'avoir reculé nulle part, mais d'avoir partout offert à l'ennemi un adversaire supérieur, malgré l'inégalité de l'armement.
Pour donner aux maquisards la formation militaire qu'exigeait leur rôle futur. on ne tarda pas à les réunir par groupes de 30 à 40 que l'on appelait des " camps ". Ces camps étaient assez divers. Prenons, par exemple, les premiers qui rejoignirent le Plateau. Celui d'Entremont. l'un des moins nombreux, mais pas des moins vivants avec sa petite équipe de sept ou huit camarades, s'était parfaitement intégré à la vie du village ; les paysans aimaient y faire visite ; ils venaient y écouter la radio anglaise et discuter sur les événements. Inutile de dire qu'ils lui apportaient un chaleureux appui. Bref, c'était un modèle de cette cohabitation pacifique ou plutôt amicale qui caractérisait les camps de l'À. S. savoyarde. Au Bouchet-de-Serraval, Gaby (Jean Rivaud) commandait une petite communauté de jeunes très ouverts, qui formaient comme une élite intellectuelle ; à côté de lui, Loulou avait une section de garçons plus simples, ouvriers ou paysans, mais enthousiastes, courageux, très sympathiques. À Manigod, c'était encore autre chose. Un camp d'une cinquantaine de maquisards y avait été fondé par des jocistes d'Annecy, mais s'était rapidement ouvert à tous ceux qui avaient la tenue nécessaire ; on l'appelait le " camp des enfants du Bon Dieu " : en termes de propagande, c'était un " repaire de terroristes ". Lorsque les inspirateurs du camp virent que les armes tardaient à venir, ils se proposèrent d'utiliser les loisirs forcés en vue de la formation morale et sociale des jeunes et ils organisèrent un système de stages qui, pendant trois semaines, permettaient à une équipe de six ou sept d'étudier les problèmes humains de l'heure. À la fin de 1943, ce camp se doubla d'une école de cadres pour les officiers du maquis, car l'organisation avait été poussée jusqu'à ce point de perfectionnement. Glières fut formé de la réunion de ces créations originales, nées du désir d'édifier dans la vie instable du maquis quelque chose qui ait tout de même valeur humaine. Mais, par delà ces diversités, tous ces camps de la région de Thônes avaient un caractère commun, qui leur assurait la sympathie de la population des montagnes : à l'hospitalité dont ils jouissaient ils répondaient par une parfaite tenue. Leur présence ne constituait pas une occupation onéreuse pour l'habitant ; aux réquisitions et aux brutalités, ils avaient préféré les relations de bonne amitié et de dévouement mutuel. Faut-il préciser qu'il n'était pas question pour eux de rançonner les passants sur les routes ou d'exécuter des coups de main lucratifs ? La vallée de Thônes n'À jamais connu avec l'À. S. de pareils procédés. L'abbé Folliet pensait sans doute à ces camps d'avant Glières, auxquels il n'était pas étranger, quand il écrivait pour définir " le sens du maquis " : " La communauté des Français, ce n'était plus un vain mot de discours, mais la réalité. Elle s'est soudée, plus que sur les champs de bataille où l'on vient par mobilisation, dans cet élan spontané de fraternité active au service les uns des autres. "
Le maquis ainsi conçu, c'était tout un esprit; et cet esprit s'exalta magnifiquement lorsque, sur le Plateau, les jeunes prirent conscience de leur mission et du sacrifice qu'elle exigeait: il devint l'esprit de Glières. C'est là que fut le sens de l'aventure pour ceux qui l'ont vécue. Car Glières ne consista pas seulement, en ce grand rassemblement de la résistance savoyarde au terme d'un patient effort militaire : ce fut une expression plus vigoureuse de l'esprit qui animait les camps de l'Armée Secrète. Le citadelle du Plateau prit la suite de ce maquis exemplaire dont nous venons de parler ; mais elle signifia aussi quelque chose de nouveau. Même discipline qu'auparavant, même vie rude, même activité militaire, même connivence entre les soldats et les gens du pays, mais avec une ferveur unique : l'ardeur combative des réfractaires se haussa jusqu'à l'enthousiasme, l'appui des habitants devint une complicité à toute épreuve. L'esprit de Glières traduisit ce moment de particulière intensité dans les volontés et dans les cœurs.
Il était composé, à parts égales, de foi dans le salut de la France, de volonté de vaincre et de disposition au sacrifice ; c'est assez dire qu'il excluait jusqu'à la pensée d'une mesquinerie, d'une ambition ou d'une faiblesse. Il représentait, en un sommet que jusqu'alors nul n'avait atteint, l'incarnation la plus haute de l'esprit de la Résistance. Car, sur le Plateau, la Résistance avait à remplir une mission d'avant-garde; pour la première fois elle s'affirmait au grand jour. À cette tâche sans précédent devait correspondre une atmosphère extraordinairement pure. Un homme sut la créer : le lieutenant Morel, que l'on appelait Tom. Sublimant tout ce que le maquis possédait de nobles traditions, il éleva les hommes au-dessus d'eux-mêmes et il sut, par le rayonnement de son caractère, cristalliser autour de lui cette synthèse des vertus maquisardes qu'il portait déjà en lui.
Soldat exemplaire, chef prestigieux, officier remarquablement doué, il transmit par les voies de l'exemple et de la sympathie, son enthousiasme, son esprit combatif, sa conscience rigoureuse et intransigeante. On avait vite fait de deviner en lui une santé morale imperturbable qu'il puisait dans sa vie spirituelle, un goût de l'effort et du .sacrifice qui était l'expression pratique de sa foi, une sérénité intérieure qu'il alimentait dans une disposition à se donner tout entier. Mais pourquoi esquisser un portrait quand on peut faire revivre l'homme dans une anecdote ?
C'était aux premiers temps du Plateau : on venait de découvrir une brebis galeuse. Les faits reprochés étaient graves, l'exemple risquait d'être fatal: Tom réunit ses officiers en conseil de guerre. II apparut à tous que si l'on reculait devant une punition exemplaire, toute indiscipline et toute lâcheté seraient autorisées. Or, dans les circonstances vers lesquelles on allait, aucun désordre ne pouvait être toléré. Au terme d'une longue délibération, on décida la condamnation à mort. Alors, après avoir fait son devoir d'officier responsable du sort de ses réfractaires et de leur cause, Tom se retrouva devant un homme qui allait mourir. Il voulut que le coupable, qu'il aimait encore comme n'importe lequel de ses hommes, ne manquât pas son salut après avoir manqué sa vie. Il passa la nuit auprès de lui, comme l'aurait fait un prêtre, pour le préparer à mourir. Au poteau d'exécution il l'embrassa et, après lui, tous ses officiers. Le coupable reconnut ses fautes et en demanda pardon : autant il avait été lâche la veille pendant l'interrogatoire, autant il sut mourir d'une façon magnifique. Alors Tom rentra dans son P. C. et il pleura.
Un homme comme lui n'avait pas de peine à imposer son autorité et à faire partager son idéal. Il fit de Glières quelque chose de lui-même, en communiquant à tous son sens aigu du devoir. L'insurrection qu'il dirigea fut la forme la plus désintéressée et la plus pure de toutes les formes de résistance : pas d'arrière-pensée, pas de calculs personnels, pas de visées partisanes surtout, mais la France, rien que la France, qui méritait bien, pensait-il, cet absolu dévouement.
Après avoir été l'esprit même de Tom, l'esprit de Glières anima peu à peu tous les jeunes du Plateau. Mais en se faisant ainsi l'âme d'une communauté fortement unie par les circonstances et par l'idéal, il acquit un autre caractère : il devint un esprit fraternel unissant des Français qui se sentaient responsables d'une même tradition et d'un même avenir. Qu'on se représente cette poignée de maquisards groupés à 1500 mètres d'altitude, comme dans un nid d'aigle. Les voilà lancés dans une même aventure ; c'est à peine s'ils sont en force et s'ils peuvent tenir solidement tous les accès du Plateau ; ils n'ont pas le recours de se rassurer sur leur nombre. Ils sont disséminés de chalets en chalets ; devant l'ennemi qu'ils bravent en face, ils sont seuls. Mais quels liens ne les resserrent pas ensemble ! C'est plus qu'une camaraderie de soldats, plus qu'une complicité de conjurés ; il y a entre eux plus que ce pacte de fidélité qui unit à ce même moment les patriotes de la résistance clandestine. C'est une solidarité dans la vie et dans la mort: ils l'éprouvent à chaque heure de cet isolement qui les fait rester toujours entre eux, dans ce recueillement de la montagne qui maintient leur esprit en face de la même cause, dans cette retraite forcée qui les coupe des autres vivants et les suspend entre la France et le monde, avec mission d'en rétablir les liens.
Il n'est plus question alors de ce qui divise. Le camp n'a pas trop de tous ses hommes pour satisfaire aux tâches militaires et aux besognes matérielles. Mais dans le dévouement mutuel, dans l'humble et souvent prosaïque labeur, dans la vie rude et la gêne, dans la lutte contre la neige et le froid, dans toutes les servitudes de cette misère héroïque s'approfondit l'union sacrée que seul peut nouer un idéal aussi pur dans des âmes aussi proches du sacrifice. En un mot, l'esprit de Glières, c'était la mystique de la Libération en vue d'une France fraternelle qui serait comme une vaste extension de la communauté du Plateau.
Il est vrai qu'on n'en arriva pas là du premier coup. Les réfractaires n'étaient pas tous pétris avec de la pâte de héros. Il y eut des moments difficiles ; nous avons déjà fait allusion à certains fléchissements de discipline qui exigèrent un exemple. Les moins bien trempés connurent des heures d'abattement où la pensée d'une vie tranquille était une tentation hallucinante. Qui donc parmi ceux qui n'ont point participé à l'aventure oserait en faire un reproche ? Les circonstances étaient de telle nature qu'elles ne comportaient pas de milieu entre l'héroïsme et la lâcheté ; mais la situation ne pouvait rien tolérer qui ressemblât à cette dernière. Au moment décisif, tous surent accomplir leur devoir sans failli, comme si une force diffuse avait élevé les moins courageux au-dessus d'eux-mêmes. On reconnut alors combien avait été profonde l'action personnelle de Tom. Dans beaucoup de cas, elle s'était exercée directement, car Tom était partout à la fois ; mais elle avait été amplifiée aussi par le travail de ses officiers, attachés aux mêmes traditions militaires, aux mêmes convictions et au même idéal que lui. Tom avait été ainsi à l'origine d'un vaste effort de construction dus âmes à la mesure des circonstances.
Cette influence des chefs eut le bonheur de trouver un terrain particulièrement favorable : elle rencontra parmi les maquisards une équipe qui s'était donné pour tâche de maintenir le moral au niveau qu'exigeaient les événements. Les uns avaient une assez haute idée de leur devoir d'hommes pour désirer compter parmi les éléments dynamiques auxquels le camp devait son tonus d'énergie. Est-il besoin de rappeler, par exemple, l'action bienfaisante du médecin, qui était, là-haut, le confident des âmes autant que l'infirmier des corps ? Les autres puisaient dans leur foi la force d'âme nécessaire pour affronter les difficultés sans faiblir et pour assumer la responsabilité de leur milieu. Chacun faisait concourir tout ce qu'il portait en lui de ressources spirituelles à maintenir le moral à la hauteur ail les chefs l'avaient élevé ; ce travail des meilleurs édifiait une union qui n'avait rien à craindre des divergences humaines. Chez des hommes qui avaient pris leur mission tellement au sérieux, l'esprit de Glières représenta tout autre chose, on le voit, qu'un fanatisme passager : il fut une calme et tenace conquête, qui marqua définitivement les âmes.
" Vivre libre ou mourir " était la devise là-haut. Elle affirmait un programme, mais elle traduisait aussi une situation de fait : déjà l'ennemi enfermait dans ce dilemme ceux qu'il appelait les "terroristes ", car il leur refusait les droits de combattants quand la malchance les faisait tomber entre ses mains. Les Allemands à qui l'on faisait visiter le Panthéon rencontraient cette exaltante formule gravée sur le monument des Conventionnels ; le guide la leur traduisait et il ajoutait aussitôt : " Aber Frei leben lit unmöglich - Mais vivre libre est impossible ". Et la troupe au pas lourd continuait sa visite, pleinement rassurée. Eh bien, les soldats de Glières ont voulu que, même sous la botte allemande, vivre libre fût chose possible et devînt chose définitive. " Nous sommes, disait Tom, le premier coin de France qui soit libre ". Cette pensée procurait à tous une sorte de joie profonde mêlée de fierté ; mais par ce qu'elle supposait d'audace autant que par ce qu'elle comportait de symbolisme, elle dictait une attitude et elle allait bientôt exiger un dévouement suprême. Les hommes de Glières le savaient bien, lorsque, réunis autour du drapeau, ils avaient juré de préférer la mort à l'asservissement. N'était-ce pas pour cela qu'ils étaient montés sur le Plateau ? N'était-ce pas cela le sens de leur audacieux rassemblement ? Oui, l'esprit qui avait inspiré le choix de cette devise et qui en aménageait l'application dans une vie fraternelle, ce fut tout Glières.
Mais, dira-t-on, les événements ne comptent-ils pour rien ? Le travail d'organisation du camp, l'effort d'entraînement militaire, le déroulement des nuits et des jours sur le Plateau enneigé, les engagements perpétuels avec les G.M.R. et la milice, le raidissement final contre un ennemi supérieur en nombre, n'est-ce pas quelque chose aussi et quelque chose de grand ? Oui certes, mais Glières ne se réduit pas à cela. Un simple récit, malgré tout ce qu'il pourrait apporter d'anecdotes héroïques, ne rendrait pas compte de ce qui s'est passé en Haute-Savoie, dans l'hiver 1944. Auprès de la qualité des hommes et de la densité des âmes, les événements paraissent comme des accidents fortuits, qui auraient pu être autres sans que rien fût changé au fond des choses. On ne leur attribue toute leur valeur qu'en les situant dans l'atmosphère où ils ont été vécus.
De Glières, ce qu'il faut noter en premier lieu, c'est donc le sens. Il n'y a pas d'autre moyen de restituer aux faits et aux gestes leur dimension réelle. Et nous en avons assez dit pour montrer que le sens de Glières, c'est d'avoir donné une définitive manière d'être à la figure du maquisard idéal, tenace, obstiné, épris de liberté et de sacrifice.
Nous pouvons donc maintenant prendre sur les événements une vue exacte, et leur appliquer cette intime compréhension qu'ils exigent. Nous savons qu'ils n'ont pas seulement une importance capitale pour le développement de la Résistance française, dont ils sont la première affirmation au grand jour. L'abnégation des chefs, l'ardeur de toute une jeunesse, la connivence courageuse de la population des montagnes leur ont donné ces profondeurs humaines qui caractérisent les périodes décisives dans le devenir d'un peuple. Mais surtout ils ont possédé une ampleur de signification qui les a fait déborder dans le temps : lentement préparé chez les premiers réfractaires, mûri sur le Plateau, puis triomphant dans les mois qui nous acheminèrent de l'écrasement à la renaissance, l'esprit de Glières a empêché les événements de l'hiver 1944 d'être un simple épisode parmi d'autres épisodes de la guerre, quelque chose dont le début est un commencement absolu et la fin une abolition. Glières est pour nous un moment pathétique dans une histoire, une réussite révélatrice dans un effort, un premier sommet dans un enthousiasme. Glières n'a pas pris fin le soir du 26 mars, lorsque, sous la pression de forces supérieures, l'ordre fut lancé d'évacuer le Plateau. Ce n'est pas une entreprise qui aurait finalement échoué et qui se résumerait en un schéma de grandeur et de décadence : c'est une péripétie dans un drame héroïque. Taire ce qui était avant et oublier ce qui est venu après, ce serait donner une fausse idée de ce que les deux mois passés sur le Plateau signifièrent objectivement dans la réalité des enchaînements historiques et du destin de laFrance.11 faut replacer ces deux mois à l'intérieur d'une année et demie de vie maquisarde.
Alors on peut comprendre le déroulement de ces faits que liait le devenir d'un esprit. Aux hésitations et aux recherches des premiers maquis, puis à l'intensité d'une préparation plus méthodique, on voit succéder l'enthousiasme de la montée au Plateau ; ce furent alors les grandes espérances que les parachutages autorisèrent ; puis, brutalement, vint la mort de Tom, le resserrement du blocus, la vie impossible sur le Plateau, l'attaque écrasante, le repli qui coûta une somme prodigieuse d'efforts et de souffrances, la répression sauvage. Et puis la fin? Non, pas la fin, mais une renaissance, un relèvement rapide, une complète reconstitution et finalement la libération foudroyante du département, le second ou peut-être même le premier département qui s'affranchit lui-même.
Nous voudrions, dans cet album, retracer, par les témoignages des acteurs et par les documents sauvés de la répression, cette ligne sinueuse, tuais toujours montante, qui fut, autant que l'histoire du maquis de la Haute-Savoie, un itinéraire .spirituel. .
Première partie
Du maquis à Glières
Problèmes et solutions
Au début de 1943 on pouvait croire la France livrée à l'ennemi sans recours possible. Le Service du travail obligatoire asservissait la jeunesse à l'âge où normalement elle s'entraîne à défendre la patrie. C'était un douloureux paradoxe. Beaucoup partirent, sous l'effet de la persuasion, de la timidité ou de la violence. D'autres refusèrent et entrèrent résolument dans l'illégalité : ils " prirent le maquis ", comme l'on disait suivant une expression corse qui allait bientôt n'évoquer pour tous qu'une invention de la conscience française ou, plus simplement peut-être, du bon sens français.
Des centaine, et des centaines de jeunes Français choisirent donc l'aventure, cherchant asile loin des lieux habitée. Les voilà au ban de la société, privés même d'une carte d'alimentation, voués à une vie difficile, traqués quelquefois, en tout cas jamais sûrs du lendemain. La Haute-Savoie en reçoit un grand nombre. La plupart des paysans offrent bien volontiers leur appui ; ils accueillent les réfractaires dans leur chalet ou bien ils vont le soir leur porter très haut dans la montagne quelques provisions ; ils se méfient et ils agissent le plus possible en secret, car les sentiment, ne sont pas encore unanimes. Les premier, maquisards peuvent ainsi s'installer grâce à l'initiative et eux dévouements locaux.
Principes de l'Armée Secrète.
L'afflux de ces réfractaires posait à la Résistance un problème nouveau, dont les développements imprévisibles allaient nous conduire jusqu'à Glières. Suffisait-il de favoriser les défections au S.T.O. et d'aider les requis à se camoufler ? Autrement dit, fallait-il se contenter d'une résistance négative et passive ? Ou bien n'était-il pas possible d'utiliser ces jeunes gens qui venaient de prendre position contre l'ennemi, pour donner à la résistance active un essor irrésistible ? Ne pourrait-on pas constituer avec eux une armée de l'intérieur qui, à la manière de troupes parachutées, mènerait la guérilla, en attendant de faire la guerre lors de la future campagne de France ?
Après coup le problème semble banal. Si noue le formulons, c'est moins pour dégager le sens d'une situation qui a caractérisé deux ans de l'histoire intérieure française que pour faire 'sentir avec quelle rigueur il imposait une solution précise et une seule, par le fait même qu'il était posé. Dans la mesure où l'on s'inquiétait uniquement du problème militaire, dans la mesure où l'on voulait seulement faire avec les maquisards des soldats qui combattraient l'ennemi en toute circonstance et qui acquerraient, avec une éducation technique, une formation morale et humaine, il n'y avait pas deux solutions possibles : il fallait en venir tôt ou tard à celle qui fut l'A.S. Je n'en veux d'autre preuve que l'empressement avec lequel les F.T.P. savoyarde ouvrirent une école de cadres aussitôt après la libération, qui leur avait découvert l'importance et la difficulté du problème militaire. Pour nous, nous devions à no, chefs la chance d'avoir eu une semblable école dès la fin de 1943. Bien plus, à l'origine même de l'Armée Secrète, en février 1943, Vallette d'Osia avait organisé au col des Saisies (dans le Beaufortin) des stages d'instruction pour former les membres de l'A.S. aux nouvelles techniques de guerre. De ce souci de formation militaire nous avons pu apprécier l'influence aussi bien à Glières que dans les combats de la Libération et nous n'avons jamais regretté d'avoir donné à notre maquis cette orientation dès le début.
Ce n'est pas cependant qu'on se soit privé de reprocher à notre conception une étroitesse réactionnaire. On a fait grief à l'A.S. de se désintéresser des problèmes sociaux et politiques. Mais l'A.S. n'a pas voulu combattre pour ces problèmes, estimant qu'il suffisait bien pour le moment du problème national et que la France, rendue à elle-même, pourrait ensuite traiter les autres dans la liberté. Elle n'a pas méconnu la nécessité ni la légitimité d'une révolution constructive qui régénérerait la France ; mais elle n'a pas voulu faire de la Résistance la préparation directe à la révolution, qui se fait mieux par des citoyens que par des forces armées. C'est une limitation, je le reconnais, mais une limitation voulue : nous avions assez de travail à former des soldats.
Si donc il fallait une armée et rien qu'une armée, une discipline stricte s'imposait, car on ne forme pas des soldats sans discipline, je veux dire des soldats qui savent se battre et qui n'abandonnent pas leur poste. L'expérience a montré que seuls ont été capables de ne pas fuir, dans les moments critiques, ceux qui possédaient la technique et les réflexes que l'on acquiert par la discipline militaire: les autres ont souvent abusé de la " mobilité ", qui n'était pas nécessairement une tactique.
Pour des maquisards, la discipline comportait l'obéissance aux chefs, un entraînement systématique, une organisation militaire de la vie, avec des gardes si pénibles qu'elles fussent, de la tenue et surtout le respect du bien d'autrui ; elle impliquait qu'on ne considérait pas comme des exploits guerriers honorables les coups de main sur les bureaux de tabac, les fromageries, les banques ou les saloirs des paysans dont on ne partageait pas les opinions Elle exigeait surtout qu'on ne cherchât pas à calmer une turbulence naturelle par des opérations sans utilité et qu'on mit en balance le rendement de chaque intervention avec les inconvénients qui en résulteraient pour la population civile. Nous ne nous dissimulions pas les inconvénients de cette solution au problème militaire du maquis. Elle n'offrait pas aux réfractaires la possibilité d'une vie sans contrainte; en d'autres termes, elle ne facilitait pas le recrutement. Elle faisait appel au goût de l'effort, à l'esprit de discipline, au sens du devoir : elle exigeait beaucoup et elle payait peu. Elle ne présentait rien d'attrayant à des jeunes qui étaient portés à considérer leur passage dans l'illégalité pour le S.T.O. comme un passage dans l'illégalité pour tout le reste et qui étaient tentés d'en profiter pour se procurer quelques compensations. De plus, au point de vue militaire, elle exigeait beaucoup de modération, une grande prudence, le renoncement à toutes les fantaisies qui peuvent traverser la tête d'un maquisard lorsque se présentent des occasions merveilleuses. Elle imposait surtout de retenir l'impatience des troupes qui aimaient s'occuper en coups de mains sans danger après lesquels elles décrochaient une fois la grenade lancée ou l'explosif mis en place, pour leur inculquer le courage calme qui leur permettrait de participer à des opérations de plus grande envergure, les seules qui finalement compteraient pour la libération.
Nul n'ignore ce que l'on disait contre cette manière de concevoir le maquis. Ces critiques, on les imprime aujourd'hui, comme si l'on voulait se faire valoir à nos dépens. Qu'on nous permette de les citer, non pour une réfutation qui est bien inutile — car, malgré une propagande unilatérale, les Français commencent à savoir la part de chacun dans la libération — mais parce qu'elles posent vigoureusement le problème que nous voulons traiter dans ce livre.
" La plupart des organisations, écrit-on de nous, préféraient alors lever sur le papier des sections, des bataillons, des régiments en conserve qui devaient entrer en action au jour J. Elles préféraient constituer avec les amis parachuté, des dépôts clandestins. Mais bientôt, on vit fondre par la répression... ces armées en conserve... Il fut longtemps d'usage de parquer les réfractaires, inactifs dans de vastes maquis. Les trouver, les attaquer, massacrer ces jeunes gens fut un jeu pour les Allemands et les miliciens. Des officiers de formation traditionnelle, hantés par les méthodes de combat qu'on leur avait enseignées, s'hypnotisèrent sur la formation de vaste, réduite, réputés inexpugnables, où ils pourraient attendre les Alliés. Cela finit, comme aux Glières, par des catastrophes. Au contraire, les petits groupes de F.T.P., mobiles et insaisissables, frappaient dur et rentraient dans l'ombre, échappaient presque toujours à l'encerclement et à l'anéantissement. Et l'on s'avisa enfin que pour se battre il faut apprendre à se battre. Et que l'on apprend en combattant, et que les soldats des armée, en conserve ne sauraient, ce moment venu, ni organiser un déraillement en peu de temps, ni même attaquer, sans trop de pertes, un convoi. "
Pour nous qui avons réalisé à Glières l'union avec les F.T.P., après les avoir accueillis au moment où ils étaient traqués sans issue possible, de telle, attaques sont moins blessantes que navrante,. Nous n'y répondrons donc pas par une polémique, trop facile d'ailleurs ; nous dirons simplement ce que nous avons été. Voilà du moins nettement posé le problème de l'A.S. savoyarde, entre autres, et de Glières : le lecteur nous saura gré de ne pas lui cacher les objections massives, qui pèsent sur la manière dont nous avons compris le maquis. Il s'agit donc de savoir si nous avons manqué d'une doctrine de guerre adaptée à une situation inédite, si notre volonté d'une préparation méthodique nous a condamnés à l'inactivité et à l'impuissance au jour décisif, si notre détermination de résoudre le problème militaire de la manière la plus rigoureuse nous a fait adopter une solution rigide dans des cadres anciens, bref, si une faculté d'invention déficiente nous a conduits à une catastrophe. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on répond à ces questions en notre défaveur. Mais certaines de ces réponses jettent sur le problème une lumière plus vive encore que le galimatias de l'article cité plus haut. Je me souviens d'un chef maquisard qui, dans le café d'un village savoyard, tenait à deux jeunes réfractaires qui arrivaient ce discours sans périphrases, mais également injuste pour l'une et l'autre organisation : " Il y a deux maquis. Dans l'un, il n'y a ni chefs ni discipline : c'est l'armée nouvelle. Quant à l'autre, c'est l'armée ancien modèle. " Et comme les deux gars, qui n'avaient pas encore imaginé qu'on pouvait apprendre à combattre sans chef ni discipline, le regardaient stupéfaits, il leur jeta d'un air de pitié " Vous ne comprenez pas ? Je vois ce que c'est : vous êtes faits pour l'A.S. ! " Oui, il y avait à l'A.S. des chefs et de la discipline, une discipline qui contraignait et des chefs qui commandaient, mais une discipline qui fit notre force et des chefs unanimement aimés dont nous parlons avec fierté aujourd'hui comme alors. Tout le problème que voudraient traiter ces pages revient donc à savoir si l'A.S. fut a l'armée ancien modèle ", organisée par " des officiers de formation traditionnelle, hantés par les méthodes de combat qu'on leur avait enseignées ". On le voit, sous de, formule, diverses, c'est une même objection qu'on élève contre nous, parce que c'est à un seul et même problème que nous avons voulu répondre avec obstination avant Glières, à Glières, après Glières. Mais, qui donc pourrait supposer un instant que des chefs comme Vallette d'Osia, Romans-Petit, Tom ou Anjot n'ont pas su apporter une solution proportionnée ou plutôt une série de solutions toujours adaptées à la situation changeante et toujours, dominées par la volonté d'intervenir le plus efficacement possible dans la libération de la France ?
Premières étapes
Le colonel Vallette d'Osia eut le premier à affronter le problème en Haute Savoie. Il n'avait pas attendu l'entrée en guerre de la Russie,l'envahissement de la zone libre ou les inconvénients du travail en Allemagne pour penser à la résistance. Il fut de ces officiers qui n'estimèrent pas que l'ennemi de 1939 cessait de l'être en 1940 parce qu'il était vainqueur. Il conçut aussitôt l'armée d'armistice comme l'instrument de la revanche. Ses plans comprenaient deux parties : la première consistait à organiser en Haute-Savoie, comme ailleurs, une armée secrète, en dressant la liste de tous les hommes mobilisables de manière à prévoir des troupes de réserve qu'on appellerait le jour de l'insurrection. La deuxième partie de son programme visait à préparer l'armée d'armistice pour la tâche exacte qu'elle aurait à remplir contre un ennemi infiniment plus nombreux ; autrement dit, elle exigeait que fût mise au point une technique propre à chasser les Allemands avec les moyens limités dont on disposait. Ainsi recevait une première solution le problème qui fut celui de la résistance militaire: comment faire la guerre et une guerre efficace quand on n'a plus une armée de ligne à opposer à l'immense force de la Wehrmacht.
Le 27e BCA d'Annecy devint alors, sous les ordres du commandant Vallette d'Osia, le centre d'une action clandestine systématique. Toute la préparation physique, morale et militaire y avait pour but la mise à la porte du Boche. Tous les exercices, toutes les manœuvres étaient inspirés par ce souci. Rapidement furent conçues de nouvelles formules permettant d'adapter nos moyens aux conditions du moment. (On travaillait sur le dispositif ennemi du jour et l'on étudiait la façon de le réduire. Ce programme impliquait quelques audaces, qui en accroissaient l'intérêt. Pour travailler utilement, il fallait travailler sur le terrain. Mais la zone frontière, où se trouvaient les ouvrages à attaquer au jour J, était interdite aux militaires. Qu'à cela ne tienne ! Vallette d'Osia avait organisé des reconnaissances sous forme de promenades touristiques que les officiers et les hommes faisaient en civil. On pouvait avoir à attaquer aussi la ligne de démarcation. Le 27e trouva le moyen d'y faire une manœuvre à la barbe de l'ennemi. La ligne avait été repliée de 3 ou 4 kilomètres sur une longueur de 8 kilomètres environ dans la région de Vulbens. Une partie du bataillon occupa, dans les mômes conditions que l'ennemi, les postes abandonnés et l'autre partie fut chargée de les réduire et de continuer la poursuite, selon une hypothèse qui était alors vraisemblable. Ainsi tout l'entraînement était orienté vers les tâches précises qui nous incomberaient ; chaque dispositif ennemi nouveau était immédiatement étudié ; on avait garde d'oublier l'attaque des convois ou des parcs à voitures et les divers coups de mains. Mais toutes les opérations envisagées avaient ceci de particulier qu'elles étaient menées par des unités agissant isolément, - ce qui donnait à nos manœuvres l'aspect d'opérations de bande, intermédiaires entre le combat rangé d'une armée régulière et la guérilla des partisans. C'est ce bataillon de chasseurs ainsi entraînés que devaient gonfler au moment voulu les effectifs de l'armée secrète.
Le commandant avait prévu un coup de force ennemi sur les troupes françaises et il avait mis au point un système de sécurité pour protéger l'intense action clandestine de son bataillon. En cas de dissolution soudaine de l'armée, chaque homme aurait reçu des papiers de démobilisation antidatés et des pièces d'identité portant son nom exact mais une profession factice qui le mettrait à l'abri des poursuites contre les militaires. Grâce à son service de renseignements, le 27e avait le temps d'être dissous et transformé en une poussière de civils éparpillés avant l'arrivée des troupe, allemandes.
Telle fut la première solution que reçut en Haute-Savoie le problème militaire de la libération par une armée de l'intérieur. De l'immense effort accompli, allait demeurer pour nous une impulsion décisive dont Glières devait bénéficier : nous étions orientés vers un remaniement de la tactique militaire en fonction des tâches particulières, tout à fait inédites, que nous aurions à remplir. Avant le maquis, nous avions donc une formation et un entraînement approprié à la guerre du maquis.
Malgré ce résultat qui devait rester un élément fondamental de solution à notre problème et qui nous engageait dans la voie d'une adaptation vigilante aux conditions du moment, l'envahissement de la zone libre remit en question l'essentiel de l'organisation précédente. Le 26 novembre, les Allemands entrent à la caserne Galbert. Vallette d'Osia, qui est alors chef de la subdivision d'Annecy, reçoit de ses supérieurs militaires l'ordre de livrer le matériel qu'il avait fait cacher. Il refuse, disant qu'un soldat ne rend pas ses armes. Une demi-heure après, il passe dans la clandestinité. Désormais la mobilisation qu'il avait préparée est impossible. Il essaye d'établir un plan pour les Camps de Jeunesse et les Chantiers, mais il ne trouve pas assez de complicité. C'est alors que, suivant une nouvelle formule, il organise une armée secrète, celle que désormais on appellera l'A.S. Comme il est impossible de compter sur tout le monde, cette armée n'est composée que de volontaires recrutés par contacts personnels. Les hommes sont groupés en sizains, qui forment dans chaque village une trentaine, c'est-à-dire l'équivalent d'une section. Dans une petite ville ou un groupe de village, trois trentaines se réunissent en une centaine, ou compagnie. On escompte que, de cette manière, Annecy et chaque vallée de Haute-Savoie pourront fournir un bataillon en rassemblant trois ou quatre centaines. Pour équiper cette armée secrète, on puisera dans les dépôts d'armes clandestins constitués avant 1942. Mais peu à peu ces dépôts disparaissent, livrés par des traîtres ou découverts par l'occupant. Il en restera seulement pour équiper une centaine d'hommes à Glières, l'année suivante. Le commandant Vallette d'Osia passe son temps à prendre liaison avec les organismes régionaux et interrégionaux de l'A.S., à chercher des moyens de subsistance, à mettre sur pied un S.R., à élaborer des plans pour les diverses hypothèses qui peuvent se présenter en Haute-Savoie. Telles sont les origines laborieuses d'une armée qui devait puissamment travailler au ravitaillement de Glières, en attendant de prendre une part décisive aux combats de la libération. Qu'on se dise bien que, sans elle, le maquis de la Haute-Savoie n'aurait pas eu la moitié de son rendement et que Glières n'aurait pas été possible.
Quatre mois à peine après la dissolution de l'armée d'armistice, les premiers trains du S.T.O. partent pour l'Allemagne. Vallette d'Osia lit dans un journal : " En Haute-Savoie des milliers de jeunes réfractaires se groupent sous les ordres de l'ex-commandant d'Osia. " C'est bien cela, à une exagération près pour le chiffre. Mais cette tâche nouvelle ne va pas sans difficultés. Déjà beaucoup de jeunes, au lieu de vivre isolés, se sont groupés spontanément dans des grottes, des cabanes, des granges ou des chalets inoccupés. Il faut entrer en contact avec eux, les gagner à un programme d'action militaire ; en fait, beaucoup préfèrent l'autonomie qui leur assure la tranquillité et la possibilité de travailler à leur compte. A ceux qui acceptent d'entrer dans l'Armée Secrète, il faudrait donner des cadres ; mais on en manque et l'on doit souvent laisser aux gars les chefs qu'ils se sont choisis. La première tâche de l'organisation consiste à égrener chaque groupe dans la montagne, à établir un réseau de sécurité, à assurer le ravitaillement. Tout est à faire à partir de rien. Il faut passer inaperçu, car, s'il y a bien des dévouements, l'hostilité est encore le fait de la police sans parler de l'occupant italien. Dans cette période des premiers pas, il ne peut être encore question d'action directe contre l'ennemi, sauf en des coups de main nécessaires lieur trouver les moyens de subsistance. Il s'agit avant tout de s'installer, de se préparer et de se défendre. L'été 1943 se passe pour les maquisards dans des conditions de vie pénibles ; les alertes sont nombreuses. En septembre c'est le commandant Vallette d'Osia qui se fait arrêter ; son affaire est grave ; mais il réussit, malgré les menottes, à sauter par la fenêtre du train en profitant d'un moment où ses gardiens se sont assoupis. Il ne peut désormais travailler en Savoie et il part pour l'Angleterre.
Guérilla.
Après son arrestation, le maquis savoyard connut des heures difficiles. Les déménagements continuels de l'été avaient endurci les meilleurs et excité leur goût du risque. Mai, les moins résolus ou les moins forts abandonnaient le maquis. Les menaces grandissaient Qu'allait-on faire des camps à l'approche de l'hiver, qui s'annonçait rigoureux ? On ne put faire mieux que d'envoyer les jeunes un par un dans des fermes, sous le contrôle de l'organisation. Maintenant qu'ils devaient renoncer à la lutte et continuer leur vie difficile sans autre but que de se cacher, les gars perdaient leur moral du début. Quelque, groupes, cependant, conservaient leur idéal ; ils avaient l'avantage d'être composés de ceux qui avaient vendu rester au maquis envers et contre tout. Le plus célèbre est celui de Simon, à Thorens.
Ce jeune chef de 21 ans s'était imposé par son audace et son ascendant personnel à une remarquable équipe de maquisards, qui formaient son corps franc. Il fut bien vite connu comme le modèle de l'entraîneur d'hommes et du " baroudeur ". Il avait demandé à ses chefs de l'A.S. la permission de faire des coups de main pour maintenir l'ardeur de ses hommes : elle lui fut accordée. Il commença par des opérations sur des biens appartenant à l'État, afin de nourrir et d'habiller les 150 maquisard, de Thorens ; puis il s'en prit aux trafiquants du marché noir et aux collaborateurs les plus dangereux, non sans de patients avertissements. Impressionné par son activité, le P.C. départemental lui demanda de s'en prendre aux Allemands Simon réussit plusieurs coups audacieux. À leur annonce, la Haute-Savoie était profondément remuée. C'était une jubilation qui libérait un besoin de révolte comprimé jusqu'alors. Il faut avoir vécu dans le maquis au déclin de cette année 1943 pour comprendre quel malaise créaient, à l'entrée de l'hiver, l'incertitude, les craintes multiples, l'isolement, l'obscurité du terme vers lequel on courait dans cette aventure qu'avait inspirée aux réfractaires la tiède haleine du printemps. Puisque la guerre durait, se cacher, se faire ignorer étaient des réactions naturelles quand on songeait aux cataclysmes qu'on pouvait déclencher où l'on se signalait trop ouvertement. Après l'enthousiasme du début, l'hésitation allait-elle donc amollir les courages ? Sinon, par ses interventions fulgurantes, démontrait que la lutte ouverte était un gage de sécurité, qu'elle était en tout cas le meilleur aliment de la confiance. Et lorsque les Allemands, par représailles contre ses exploits, commirent leurs premières atrocités dans la région, nu put deviner que le pays était résolu à une guerre à mort. Simon était au sommet de sa gloire quand il fut blessé et arrêté par les garde, mobiles en janvier 1944 ; quelques jours plus tard, il disparut mystérieusement de l'hôpital d'Annecy, semblable à ces héros d'autrefois qui, sans mourir, entraient dans la légende.
Il avait été une révélation dans le maquis savoyard. D'instinct, il avait compris le mode d'action qu'il fallait entreprendre contre l'occupant. Mais quelque chose inévitablement lui manquait ; on sentait que sa faculté d'improvisation risquait d'être limitée par le manque de formation militaire. Si l'on voulait intensifier la guérilla, décupler le rendement des plus audacieux et généraliser l'orientation guerrière du maquis, la fougue de quelques-uns ne suffisait pas ; il fallait organiser systématiquement la formation des chefs de camps et par eux celle de tous les hommes ; il fallait donner aux forces instruites pour leur mission précise, une organisation d'ensemble qui leur permettrait de conjuguer leurs efforts. Ce fut la tâche du nouveau chef départemental.
Au début de décembre 1943 une main ferme et expérimentée vint prendre le commandement de l'A.S. de la Haute-Savoie. Le capitaine Romans apportait à sa nouvelle charge une science consommée des problèmes du maquis. C'est lui qui, un an plus tôt, dès le mois de décembre 1942 avait pris en main les réfractaires de l'Ain. Son premier souci avait été d'instituer une école de cadres pour la formation des chefs de camps : elle avait commencé ses cours en juin 1943. Dans l'Ain, il n'y avait pas des camps sporadiques ou des jeunes travaillant dans des fermes, mais des sections organisées, armées, gardant le contact par un système de liaisons ; bref c'était une véritable troupe mobilisée, et elle de fit bien voir aux forces de la Wehrmacht lancées plusieurs fois contre elle de février à juillet 1944. Fort de cette expérience, le capitaine Romans allait prendre en Haute-Savoie des mesures dont le rendement devait être immédiat. Sous son impulsion le maquis changea de sens : de passif, il devint actif et se disposa à passer à l'offensive. Cette orientation nouvelle concordait pleinement avec les aspirations des jeunes, dont le moral s'était amenuisé souvent dans des fuites perpétuelles et sans issue.
Précisons bien les intentions du chef. Il n'était pas question de faire la guerre à proprement parler. On avait trop peu d'effectifs pour prétendre expulser l'ennemi en lui opposant un front et l'on ne pouvait risquer de les diminuer encore dans des opérations coûteuses. Il restait donc à user l'occupant par des actions de harcèlement : cela veut dire qu'on devait faire la guérilla. Cette dernière, en effet, ne vise pas à garder le contact pour triompher dans une épreuve de force ; elle est dominée parle souci de décrocher au bon moment, c'est-à-dire pas trop tôt de manière à exploiter son avantage et pas trop tard de manière à n'être pas encerclé et détruit. Elle ressemble, si l'on veut, à l'action d'une bande de voleurs qui attend une caravane pour la dépouiller. Tel est le genre de combat que l'A.S. de la Haute-Savoie se proposait de livrer à l'imitation de celle de l'Ain. Déjà les mission, s'annonçaient nombreuses et certains groupes, comme celui de Simon, avaient commencé d'instinct. Le travail que l'on se proposait de faire était extrêmement important, n'en déplaise aux timorés. Ce n'était pas chose négligeable que d'opérer des destructions judicieuses, de saisir certains documents, d'arrêter les agents de l'ennemi ces actions évitaient soit des bombardements soit des captures coûteuses, en même temps qu'elles paralysaient l'occupant, atteignaient son moral et stimulaient l'énergie des Français opprimés.
Idéalement, des choses devaient se dérouler ainsi. Une série de groupes mobiles, instruits et disciplinés, opéreraient sur l'ensemble du département. Ils devaient être rompus à tous les genres de coups de main ; ils auraient l'habitude de s'organiser défensivement dès qu'ils seraient en station, de se déplacer par petits groupes ou individuellement pour se trouver à l'heure dite au rendez-vous en vue d'une opération. Il leur faudrait connaître à fond leurs armes et les explosifs. Ils sauraient appliquer les règles de sécurité. L'effet de surprise, la brutalité dans l'attaque, l'art de disparaître rapidement devaient caractériser leurs interventions. Il leur était recommandé de ne pas accepter la bataille rangée contre des forces organisées. Les Vendéens avaient tenu Hoche en échec tant que durèrent leurs actions d'embuscade et de décrochage rapide, mais ils furent perdus quand ils acceptèrent le combat de front ; leur exemple montrait bien quelle était l'erreur à ne pas commettre. li fallait au contraire agir comme les Espagnols contre Napoléon, comme les Kabyles contre Bugeaud, comme les rebelles du Maroc. enfin, qui tous obligèrent leurs adversaires à des déploiements de troupe considérables pour réduire leurs bandes peu nombreuses, mais redoutables précisément par la tactique que leur imposait leur petit nombre. La consigne était donc la suivante : " faire la guerre du Chleuh. "
Mais la grande idée qu'introduisait le capitaine Romans, après l'avoir expérimentée dans le département voisin, c'était de combiner ces actions éphémères et sporadiques, de manière à compenser par l'accumulation des coups leur caractère nécessairement limité : on obtiendrait ainsi quelque chose qui, dans son ensemble, dépasserait la guérilla incohérente pour être aussi efficace que la guerre. Il n'était pas question de laisser les coups de main aux initiatives et à la fantaisie de groupes autonomes. Les camps travailleraient suivant le plan établi par le P.C. départemental; ils devraient s'épauler et conjuguer leurs efforts ; ils sauraient se protéger mutuellement en déclenchant, par exemple, des opération, de diversion pour désorienter l'ennemi. Bref, ce serait un maquis tout entier qui serait organisé pour mener une action d'ensemble dans le département. L'ardeur des hommes allait permettre d'agir avec mordant ; elle était grande maintenant qu'ils n'étaient plus dans des fermes, mais dans des camps où ils recevaient une formation suivie. Ainsi, après les mois difficiles du début, consacrés à prendre en charge les réfractaires, à mettre au point leur organisation et leur ravitaillement, le maquis savoyard trouvait la formule qui réglerait sa participation à la lutte contre l'envahisseur. L'ennemi allait se trouver bientôt, en Savoie, dans la situation inquiétante d'une troupe qui serait assiégée par le dedans.
École de cadres
Pour réaliser ce plan, il fallait des chefs expérimentés, des armes, du matériel et, malgré tout, du temps. Ces exigences allaient conditionner les développements ultérieurs de la situation et nous acheminer jusqu'à Glières.
La plus urgente de toutes était celle de l'encadrement et de l'entraînement. Faute d'officiers déjà formés, il fallait instruire rapidement, mais judicieusement, une équipe de chefs choisis parmi les meilleurs de nos gare. Avec des jeunes qui n'avaient jamais fait de service militaire, il s'agissait de faire des chefs capables de commander et d'instruire une trentaine d'hommes. La principale difficulté du maquis tenait au fait qu'on ne pouvait forger l'outil à loisir comme dans une armée régulière, mais que l'outil devait servir dans le temps même où on le construisait. L'hiver nous offrait le répit nécessaire pour une opportune mise au point. Le capitaine Romans institua donc, au camp de Manigod, une école de cadres qui devait, en deux stages successifs de quinze jours, grouper les chefs de camps du département ainsi que leurs adjoints. Il me demanda de m'en charger et il me donna comme instructeurs deux maquisards de la première heure : Humbert (Onimus), sergent-chef d'active, et Nollin (Cuénot), sous-officier de réserve, tous deux pourvus d'une excellente instruction militaire.
Il fallait donc travailler vite. En quinze jours, les stagiaires devaient apprendre ce qui aurait exigé plusieurs mois dans une caserne. L'emploi du temps était compact. Le matin, c'était, après une bonne séance d'hébertisme, trois heures d'instruction technique ; l'après-midi était consacrée à l'instruction tactique sur le terrain. Après dîner, nous avions un exercice de nuit ou bien une veillée avec des chants, un mot du chef ou un témoignage personnel de l'un d'entre nous sur une question qui concernait notre existence ou nos problèmes. Les stagiaires apportaient à leur travail une extraordinaire attention ; ils sentaient l'importance vitale des choses qu'on leur enseignait. Leur avidité à apprendre et l'atmosphère d'enthousiasme qui régnait à l'école permirent de voir en quinze jours un programme extrêmement chargé, que tous devaient connaître assez bien pour l'enseigner dans les camps aussitôt après leur retour. C'est ce programme qu'à Glières, un mois plus tard, nous allions pouvoir enseigner en grande partie aux maquisards eux-mêmes. Il recouvre l'essentiel des, questions que pose la guérilla.
L'armement anglais ne devait pas être moins connu que l'armement français. L'instruction du tir à toutes armes était complétée par l'instruction sur les explosifs anglais, qui impliquait naturellement un enseignement sur la manière d'opérer les destructions. Pour la technique du combat, il fallait d'abord insister sur l'instruction individuelle du combattant: se poster, progresser, observer, remplir la fonction d'éclaireur ou de guetteur devaient devenir pour le maquisard des opérations accomplies instinctivement, c'est-à-dire parfaitement. Il s'agissait ensuite d'apprendre aux hommes à utiliser ces réflexes dans les opérations offensives de la guérilla : à l'enseignement sur le mécanisme de la sizaine, notre unité tactique, s'ajoutait l'étude des différents genres de patrouilles et une préparation détaillée pour les coups de main suivant qu'ils visent des dépôts ou du personnel, consistent en embuscades ou en destructions. Mais l'art de la défensive n'était pas moins important pour des maquisards que celui de l'offensive; on pourrait même dire, puisque notre activité était clandestine (autant que possible 1), qu'il constituait l'ABC de notre formation. S'installer dans un camp après en avoir judicieusement choisi l'emplacement, se camoufler, surveiller les accès ; combattre défensivement, réussir à sortir quand on est assiégé ; réceptionner un parachutage sur un terrain convenable et efficacement défendu ; donner aux blessés les premiers soins et appliquer les grandes règles d'hygiène dans notre vie miséreuse, telles étaient les principales activités défensives que nous envisagions.
Mais ce n'était pas tout ; dans le maquis, comme dans l'armée, il existait pour le service intérieur certains principes nécessaires à la bonne marche des camps. Ces derniers devaient tous fonctionner de la même manière; chacun constituait une trentaine, avec un chef responsable à tous points de vue et un adjoint chargé spécialement de l'administration et du ravitaillement. Le rôle du chef de camp était dé désigner le service de garde, de prévoir les différents travaux d'aménagement en vue du combat, de faire l'instruction militaire de ses hommes, d'entretenir leur moral, de veiller à une discipline stricte pour la sécurité et en particulier de prendre soin que personne ne quittât le camp sans son ordre. Chaque jour, le conseil des chefs de sizains devait se réunir sous sa présidence.
Par ce programme, nous avions l'ambition de former des chefs à la hauteur de leur rôle dans le combat comme dans la vie intérieure des camps ; mais, en même temps, nous prenions soin de donner aux stagiaires des directives d'ordre moral et psychologique, de manière à créer, dans l'esprit et dans les méthodes de commandement, une unité qui resserrerait les liens des maquisards du département et qui permettrait une coordination plus efficace de leurs efforts. Ce n'était pas, on le voit, le règlement d'infanterie que nous avions ressorti de sa poussière ; c'était comme un règlement nouveau : le règlement du maquis, le règlement de la guérilla. Nous l'avions constitué peu à peu en codifiant les multiples expériences, depuis celles de Vallette d'Osia au 27e BCA, aussitôt après l'armistice, jusqu'à celles de Simon, en passant par celles que chacun de nous avait pu faire. Il n'était pas mauvais de récapituler toutes ces expériences un mois à peine avant le moment où, à Glières, il allait falloir mettre en œuvre toutes nos ressources de science militaire et maquisards.
Nous prétendions donc enseigner l'art de la guérilla. C'est que nous ne la considérions pas comme une manière de combattre désordonnée et laissée à l'inspiration du moment. Nous savions que, pour la conduire efficacement contre un ennemi aussi bien instruit que les Allemands, il fallait un minimum de formation préalable si l'on ne voulait pas payer très cher son apprentissage par l'action même. Nous savions aussi qu'il y a différentes manières de faire la guérilla, dont beaucoup font plus de bruit que de mal, et nous avions l'ambition de mener contre l'occupant la guerre la plus dure, quittes à nous imposer un effort de réflexion, d'invention et de préparation supplémentaire. Cela ne veut pas dire que nous ignorions l'importance des aptitudes naturelles ou de l'aguerrissement à la fatigue, au froid, à la peur, pour leur substituer une technique intellectuelle. Mais nous estimions qu'une instruction intelligente peut développer dans mie très large mesure les différentes qualités qui composent le sens militaire, à savoir l'esprit d'équipe, qui soumet les efforts à la discipline du groupe, le sens du terrain, qui fait utiliser spontanément toutes les ressources des lieux, et surtout le sens du combat, qui est un art de l'économie porté jusque dans l'audace même, je veux dire l'art de faire le plus de mal possible à l'ennemi en subissant soi-même un minimum de pertes. Les exercices nombreux qui occupaient toutes nos après-midi à récole de cadres et même souvent le commencement de la nuit avaient pour but de transformer les principes en réflexes. La vie maquisards se chargeait bien - et elle allait se charger de plus en plus à Glières - de nous endurcir et de nous donner, par delà les règles théoriques, ce quelque chose d'animal qui décuple les forces et l'ingéniosité d'un homme devant le danger.
Problème tactique du maquis
À vrai dire, c'était une véritable formation militaire que nous voulions donner aux réfractaires. Cette formation était simplement adaptée aux conditions de la vie maquisarde, mais cela ne l'allégeait pas, au contraire. Nous ne concevions pas le maquisard comme un soldat au rabais, mais comme un soldat d'élite capable de guerroyer en dehors des cadres classiques et de profiter des situations imprévues que le maquis réserve et qui font précisément la fécondité de la guérilla quand on sait les utiliser. L'expérience nous aurait enseigné, si le bon sens n'avait suffi, qu'une situation de guérilla n'est pas quelque chose de stéréotypé et d'immuable, mais qu'elle peut toujours évoluer en une situation de guerre. lies Allemands n'étaient pas hommes à se laisser chaque fois surprendre et à attendre, pour réagir, que les partisans aient déguerpi. Et puis, il pouvait se présenter des cas où un premier succès à exploiter invitait à changer de tactique et à utiliser la trentaine ou la centaine comme une section ou une compagnie de l'armée régulière : ces cas allaient forcément se présenter dans les combats pour la libération. Pour bien faire la guérilla, il fallait donc être capable d'abord de faire la guerre.
Il n'en est pas de meilleure preuve que le combat de Longchamp, livré le 12 août 1944 par l'adjudant-chef Mord, qui avait commandé une compagnie à Glières et qui était redevenu ensuite chef du secteur de Thorens. Ce fut une des plus belles actions de guérilla menées dans le département, aussi bien par la manière dont elle fut conduite que par ses résultats.
La compagnie de Thorons, écrit le lieutenant Comparot, avait pour mission de tendre des embuscades aux convois allemands sur la route d'Annecy à la Roche-sur-Foron. C'était là du vrai travail de maquisard. Au matin du 12 août, Morel, qui savait qu'un détachement important allait passer, vint installer sa compagnie à quelque 1200 mètres à l'ouest du Plot, face à Annecy. Dans la nuit noire, il place son dispositif : une section sur la droite de la route, à la lisière d'un bois, une autre sur la gauche, derrière une baie ; la troisième est gardée en réserve : elle surveille la route qui descend de Groisy. Les hommes sont impatienta ; ils sont bien postés et fortement armés : un fusil antichar, un bazooka, une mitrailleuse allemande, une bonne demi-douzaine de F.M. Mais l'attente est longue et la fièvre tombe. Tout à coup on aperçoit un camion allemand qui s'engage dans la ligne droite, dont les 500 mètres s'allongent devant nous ; un autre le suit à 50 mètres. Mais l'ennemi a vraisemblablement été prévenu ; leurs camions s'arrêtent. Un coup de feu part : les Allemands se mettent en batterie sous leurs camions et s'éparpillent de chaque côté de la route ; nous nous apercevons qu'ils sont beaucoup plus nombreux que nous ne pensions. Le combat est déclenché. Notre mission, du même coup, est complètement transformée : il ne s'agit plus de tendre une embuscade, mais de tenir, de causer le plus de pertes possible dans les rangs ennemis et de nous préparer à décrocher dans de bonnes conditions à l'arrivée des renforts allemands, qui ne sauraient tarder.
Les Allemands s'infiltrent partout ; ils remontent la Fillière et menacent de nous déborder par la gauche. Le chef Mimile vient d'être tué ; ses gars pourtant restent à leur poste. Mais les chargeurs se vident. Nous allons être tournés ! Une lueur soudaine traverse l'esprit de l'un des lieutenants de Morel : la section en réserve ! Mais oui, c'est simple, il suffit d'appliquer un vieux principe : il faut manœuvrer. La section alertée descend au pas, de course. Pendant qu'elle arrive, une mitraillette fait tout le bruit qu'elle peut, sur la gauche de notre dispositif, pour montrer à l'ennemi qu'il est éventé et pour lui faire croire que noua sommes solides sur tous les côtés. Les Boches hésitent un peu ; leurs éclaireurs s'arrêtent, tandis qu'une mitrailleuse s'avance et s'installe. Mais le répit a été suffisant pour permettre à notre section, qui arrive en renfort, de mettre ses trois F.M. en batterie et de cracher de tous ses feux. Il semble que nous marquions des points : la mitrailleuse d'en face espace ses rafales. Victoire ! elle se replie par bonds ; c'est à nous d'avancer, petit à petit d'abord, puis avec de plus en plus d'assurance. Nous remontons à la hauteur de nos camarades, qui tiennent toujours ; nos feux s'unissent aux leurs. L'ennemi a compris : c'est la fusée rouge du décrochage. Les Allemands s'embarquent rapidement et font demi-tour à l'abri d'un camion éventré qu'ils abandonnent sur la route. Les coups de feu s'espacent, puis c'est le grand silence qui nous parait tout à coup plus menaçant. Il ne faut pas perdre une minute : c'est le moment de décrocher, et vite ! Nous nous embarquons sans trop de peine et filons sur Thorens. Bien nous en a pris : au tournant du Plot, nous distinguons, à la jumelle, les renforts allemande qui arrivent avec précaution, en colonne par un de chaque côté de la route. Trop tard ! Les oiseaux sont envolés. Les Allemande n'ont plus qu'il ramasser ceux des leurs qui sont restés sur le terrain : nous saurons plus tard qu'ils étaient 32 tués et 45 blessés. De notre côté, noue emmenons un mort, notre cher Mimile, et trois blessés.
Nous n'avons pas perdu notre temps. Et pourtant le piège n'a pas fonctionné ; nous étions là pour remplir une mission compatible avec nos effectifs et notre instruction : guetter l'ennemi et fondre sur lui. Mais, en fait, nous nous sommes battue comme des soldats : noua avons manœuvré et c'est pourquoi nous avons remporté un succès là où nous risquions d'être écrasés tous. Dans de tel, engagements, les formations du maquis bénéficiaient de la surprise et de l'avantage tactique d'une mission qui ne consistait 'me à garder le contact, mai, à causer des pertes à l'ennemi. Il n'en est pas moins vrai que, pratiquement, nous étions souvent amenés à transformer le combat d'embuscade en combat défensif ou contre offensif. Encore fallait-il que les chefs eussent l'expérience militaire, l'autorité et l'esprit d'initiative nécessaires. Louis Mord était de ceux-là. "
Nous pourrions multiplier de tels exemples en les empruntant aux exploits de notre corps, franc départemental, commandé par Raymond, ou aux combats que nous avons livrés pour la Libération - à Balmont, entre autres, où nous fûmes pris entre plusieurs convois allemands qui arrivaient en sens contraire. Mais l'exemple de Longchamp suffit à montrer ce que, à l'A.S., nous entendions par " faire la guérilla ". Ce n'est pas seulement mettre du plastique sur une voie ferrée ou déguerpir après avoir jeté une grenade sur un convoi, comme des écoliers qui ont fait un mauvais coup, mais harceler l'ennemi d'une manière systématique et être en mesure, par conséquent, de faire face à toutes les situations que pouvaient entraîner les rencontres. Cela impliquait que, pour nous, l'an de la guérilla prenait place à titre d'espèce dans un genre qui est l'art de la guerre, un peu comme la technique des corps francs ou toute autre spécialisation. Nous estimions que vouloir ignorer l'art militaire avec ses servitudes, sous prétexte qu'on faisait la guérilla,était aussi absurde et aussi formaliste que de vouloir faire la guerre du maquis avec de, routines de fantassin et que c'était peut-être là transformer en doctrine une impuissance inavouée à préparer les jeunes pour leur tâche militaire. Tous les maquisards n'ont pas échappé à cet amoindrissement de leur potentiel, faute d'une saisie assez vigoureuse du problème du maquis, faute surtout d'un régime de vie qui leur permit un entraînement méthodique. Pour notre part, nous avons essayé, du moine, de faire l'effort d'invention suffisant pour compléter notre a formation militaire traditionnelle " en l'adaptent à la situation nouvelle du maquis et de la guérilla. Aujourd'hui que des inventions comme la bombe atomique rendent vraisemblablement impossible de grandes concentrations de troupes et le choc d'armées importantes, nous nous apercevons qu'en revenant à une forme de combat plus primitive apparemment, nous avons peut-être ébauché la tactique de l'avenir, dans la mesure où il y a encore, pour les années de terre, un avenir.
L'effort pour orienter notre maquis dans le sens d'une guérilla ainsi comprise a constitué le fond de notre activité depuis l'ouverture de l'école de cadres à Manigod jusqu'à la libération. Il a caractérisé en particulier tout notre travail à Glières ; car, sur le Plateau, nous avions l'avantage, parmi bien des inconvénients, d'avoir un grand nombre de maquisards rassemblés comme dans une caserne et il n'est pas jusqu'aux opérations fréquentes imposées par les assaillants ou décidées par nous qui ne nous aient fourni l'occasion de manœuvres opportunes ! Glières fut le moment le plus intense d'une activité de préparation militaire conforme aux principes que nous venons d'exposer. C'est d'un patient travail de formation des maquisards que furent remplie les jours passée sur le Plateau. Si l'on admet que l'histoire est moins le récit des événements superficiels que la restitution des situations et de leur sens, on reconnaîtra que l'histoire de Glières doit être projetée sur cet arrière-fond et qu'il lui manquerait une dimension essentielle si l'on négligeait de la replacer dans le développement d'un effort militaire.
Pourquoi Glières ?
Mais, dira-t-on, ce n'est pas parce que vous avez voulu, sur le Plateau, compléter votre préparation à la guérilla que Glières fut une application des principes de la guérilla. Ce camp retranché, qui a voulu tenir contre l'ennemi, ne représente-t-il pas ce que vous avez appelé tout à l'heure l'erreur à ne pas commettre ? — Sans doute, pour ceux qui se font de la guérilla une idée rudimentaire se réduisant à celles de mobilité et de décrochage, Glières contrevenait à toutes les règles. Mais nous n'abordions pas le problème du maquis avec des cadres préconçus ; nous avions simplement la volonté de jouer le rôle le plus large possible dans la libération, et nous étions prêts, pour cela, à inventer des solutions nouvelles sans cesse ajustées aux exigences de l'heure. Pour trancher d'un mot, Glières fut le moment où le maquis de Haute-Savoie dut renoncer partiellement et provisoirement à la guérilla pour pouvoir ensuite l'intensifier. Nous en avons assez dit jusqu'à présent pour faire comprendre que notre concentration sur le Plateau s'insère dans l'évolution du difficile problème de l'utilisation militaire du maquis : ce fut mie situation particulière créée dans l'histoire d'une guérilla par les exigences mêmes de cette tactique autant rue par des événements fortuits qui compliquèrent notre position. Pour comprendre le grand rassemblement du Plateau, il faut donc bien saisir l'originalité de notre situation en janvier 1944. Cette nouvelle difficulté n'étonnera que ceux qui ignorent qu'entre la guérilla théorique et la guérilla réelle, il y a quelquefois un abîme.
L'application de notre programme offensif exigeait non seulement une préparation proportionnée, niais des armes. Or chacun sait maintenant que les anime manquantes ne pouvaient être que parachutées et que les parachutages étaient des opérations délicates et risquée,. Avec l'enneigement, il était impossible de se rendre le soir même sur le terrain quelques heures après le message qui annonçait la livraison ; il n'était pas moins difficile d'évacuer le matériel dans la nuit suivante. La seule solution était de faire vivre les équipes sur le terrain pendant la lune durant laquelle devait s'effectuer l'opération. Cette précaution était d'autant plus nécessaire que, depuis quelque temps, les Allemands et les troupes vichyssoises semblaient s'être donné pour tâche de détruire nos camps de Haute-Savoie. Comme un parachutage n'était pas une opération qui passait inaperçue, on ne pouvait l'envisager sans une forte défense du terrain. Le camp F.T.P. d'Évires, celui de la dent de Crue, avaient été réduits avec brutalité ; le danger était sérieux, Glières naquit de l'interférence ou plutôt de la convergence de ces deux problèmes. L'expérience montrait que les forces du maintien de l'ordre venaient facilement à bout des petits camps isolés ; il fallait donc se concentrer ; mais, d'autre part, on avait besoin de constituer un camp assez fort pour tenir pendant tout le tempe nécessaire aux parachutages massifs que promettait le capitaine Cantinier, délégué de l'état-major interallié. C'était deux raisons impérieuses de nous grouper.
Tom, que j'eus la chance de rencontrer à Thônes le jour où fut donné l'ordre de rejoindre le Plateau, m'expliqua le problème d'une manière lumineuse. Devant les opérations de grande envergure déclenchées contre nous, il s'agissait de savoir, me dit-il, si nous voulions être ou ne pas être. Ne pas être était inadmissible : cela signifiait qu'on dissolvait les camps, qu'on abandonnait les jeunes à leur sort, qu'on renonçait à recevoir les armes tellement attendues et maintenant promises. Se dérober ainsi, c'était préparer le plein succès des opérations de police et consacrer nous-mêmes la faillite de la résistance armée. Il fallait être, par conséquent; mais comment ? C'est de ce débat qu'est sorti Glières. Laisser les camps isolés, sans armes, sans ressources, revenait à les livrer les uns après les autres. Alors fallait-il faire la guérilla, pour se défendre ? C'était impossible. Nous manquions d'armes suffisantes pour équiper chacun de nos camps ; la neige empêchait toute mobilité et toute vie de hasard, retardait les liaisons, interdisait d'emprunter les cols et les crêtes des montagnes pour se déplacer en fonction des mouvements de l'ennemi. Pour toutes ces raisons, la guérilla n'était pas entièrement possible. Mais surtout, elle n'était pas souhaitable : nos adversaires étaient des Français. Le sang qui coulait dans leurs veines les avait peut-être reniés ; mais il était le nôtre et il ne nous autorisait pas à frapper aveuglement. Ils avaient, eux, moins de scrupules à notre égard !
Dès lors, une seule solution était possible, qui répondait précisément à tous les besoins matériels et moraux des maquisards : grouper tout le monde, avec toutes les armes existantes, dans une zone facile à défendre que l'on interdirait coûte que coûte. C'est là qu'on attendrait les parachutages promis. Mais alors l'endroit choisi devait répondre à des conditions précises. Si les nécessités de la protection et les exigences des parachutages demandaient au même titre un rassemblement, elles réclamaient du terrain des commodités d'ordre très différent, difficiles à réunir en montagne : les premières voulaient un lieu escarpé, les secondes un plateau dégagé, loin de toute cime proéminente. Or, en Haute-Savoie, peu d'emplacements réalisaient les condition, nécessaires. Les uns étaient d'accès difficile, mais de hauts pics en interdisaient le survol ; d'autres, certaines vallées par exemple, n'offraient pas d'obstacles aux avions, mais les abords n'en étaient pas défendables. Ainsi furent éliminés le Semnoz et le plateau de Beauregard, que le maquis n'aurait pu garder avec ses faibles moyens. Le col des Saisies, dans le Beaufortin, fut écarté également, car ce secteur était infesté par des forces de police imposantes, qui auraient paralysé toute liberté de mouvement. Restait le plateau de Glières, situé à environ dix kilomètres d'Annecy, à vol d'oiseau, au centre d'un massif montagneux de 20 kilomètres de long sur une quinzaine de large. Il était assez éloigné des sommets de la chaîne des Aravis pour n'offrir aucun danger aux avions ; mais, en même temps, ses accès étaient resserrée, escarpés, difficiles de toutes manière, et l'enneigement renforçait sérieusement la sécurité. Enfin, il se dressait au centre du département comme un bastion naturel, que délimitaient les vallées de Théines, de Thorens et du Borne, qui étaient, à tous égards, les plus favorables pour soutenir une pareille entreprise.
C'était donc Tom qui allait prendre la
responsabilité du rassemblement ; il venait d'être nommé chef des maquis de
Haute-Savoie par le capitaine Romans, qui avait voulu consacrer par ce choix
l'orientation offensive qu'il donnait à l'A.S. Mais Romans ne put rester
longtemps en Haute-Savoie ; dès les premiers jours de février il dut partir
définitivement pour l'Ain, où ses hommes, attaqués par de puissantes forces
allemandes, commençaient un combat qui ne devait cesser qu'à la Libération.
Du moins avait-il eu le temps de mettre au point une organisation qui donnait la
plus large satisfaction possible aux principes de la guérilla. Il ne s'agissait
pas de rassembler toutes les forces du département sur le Plateau, mais
seulement les deux cents à deux cent cinquante hommes nécessaires pour le
défendre ainsi que pour recevoir les parachutages. Sans doute on amènerait
bien dans la région les autres maquisards, mais on les répartirait dans deux
ou trois camps situés au fond des vallées voisines, en particulier à Manigod
et au Bouchet-de-Serraval ; l'ensemble de ces camps formerait un système souple
qui leur permettrait de rester en liaison, de s'épauler en cas d'attaque, de
basculer sur l'autre versant de la montagne pour rejoindre le voisin lorsqu'ils
seraient serrés de trop près. Autrement dit les maquisards se rassembleraient,
mais ils resteraient tout de même insaisissables.
Bilan
Une fois de plus, cependant, les conditions réelles, toujours changeantes, allaient imposer une révision de cette solution ai opportune au moment où elle fut conçue : ce devait être en pratique le renoncement au principe de la mobilité, que Romans avait essayé de sauver malgré tout, tant il est vrai que la guérilla idéale n'existe que dans l'imagination des stratèges en chambre. Les mesures consécutives à l'état de siège furent ai brutales que les réfractaires du département durent nous rejoindre pour se protéger. Ils noua arrivèrent peu à peu jusque vers le milieu de mare. Nous étions à peine cent cinquante au début, lorsqu'il n'y avait que ma compagnie ; puis nous avons vite dépassé le chiffre prévu par Romans. Mais alors, il ne fallait plus compter nous diviser en plusieurs camps : à quatre cent cinquante, nous étions à peine le nombre nécessaire pour tenir le Plateau pendant les parachutages, tant nos adversaires mettaient d'acharnement à noua assiéger. Pendant que le blocus se resserrait sur nous, les parachutages s'opéraient, mais pas assez vite, puisqu'ils n'étaient pas encore terminés à la mort de Tom, le 10 mars, quinze jours avant la chute du Plateau. Devant l'encerclement, Tom précisa ses projets de la manière suivante : il fallait devenir assez nombreux pour tenir, puis pour faire éclater l'étau qui se refermait sur nous ; alors nous descendrions dans les vallées ; grâce aux armes reçues, nous pourrions armer les " sédentaires ", qui constituaient la réserve de l'A.S. et qui déjà travaillaient au ravitaillement du Plateau. Nous tiendrions alors solidement tout le a massif des Bornes ", autrement dit tout ce bastion formé par la chaîne des Aravis et ses contreforts, qui présente au point de vue militaire le grand avantage de s'ouvrir sur les plaines environnantes par des cols étroite. Nous aurions alors réalisé en France ce que Tito faisait en Yougoslavie ; et nous savions que l'aide anglaise ne nous aurait pas manqué. Mais, pour appliquer ce projet, nous devions être mille ou, au moins sept à huit cents ; et il était écrit que, si les paysans de Yougoslavie résisteraient des années sans faiblir, les Français préféreraient se laisser déporter réglementairement pour travailler à la machine de guerre ennemie, au lieu de courir le beau risque d'une lutte qui ferait exister de nouveau la France.
Alors nous sommes restés seuls : cinq officiers d'active et cinq cent jeunes Français, cinq officiers pour cinq cents hommes... Quelques sous-officiers de carrière nous renforçaient, Dieu merci, et ils ont fait des commandants de compagnie et des chefs de section hors ligne, semblables à ces officiers sortis du rang au temps où la France s'imposait à l'Europe par ses armes. Mais nous n'étions tout de même que cinq cents, même pas : quatre cent soixante-cinq. Alors il a suffi d'une division allemande pour nous écraser. Nous ne pouvions tenir hermétiquement tous les accès du plateau ! Dans ces conditions, dira-t-on, c'était une folie de soutenir le choc au lieu de s'égailler à temps. Pourquoi ce suicide ? C'est qu'une fois de plus la situation avait évolué et qu'elle revêtait un sens nouveau, que nous ne pouvions démentir. Lorsque Anjot succéda à Tom, huit jours avant la fin, il était évident que notre sort serait désespéré si les Allemands intervenaient, ou du moins si le débarquement tardait trop ; mais il n'était pas moins évident que Glières était devenu autre chose que le site passager d'un camp de maquisards mobiles à volonté : au Plateau s'était immuablement attaché un symbole. Il ne s'agissait plus seulement de guérilla, mais de témoignage. De Glières et de son écrasement, l'Allemagne avait fait une affaire de propagande ; dans Glières et dans son héroïsme, nos Alliés voyaient l'occasion d'éprouver la sincérité, le sérieux et la vigueur de la Résistance française. S'esquiver et se dissoudre pour attendre des temps meilleurs, il ne fallait pas y songer sans que d'un seul coup s'écroulât plus que notre organisation et que nos projets : la possibilité même qu'avaient les armées de l'intérieur d'être aidées. Alors nous avons voulu tenir. Qu'on nous fasse la charité de croire que ce n'était point parce que nous étions a hantés par les méthodes de combat qu'on nous avait enseignées. " Les circonstances étaient de celles où, suivant la parole d'un écrivain récent, " le sang que l'on épargne est aussi inexpiable que le sang qu'on fait verser."
Ainsi la soudaineté et l'importance des opérations de police qui préparèrent une intervention foudroyante de le Wehrmacht, se rencontrèrent avec la mission de garder un grand terrain de parachutage puis de s'y accrocher comme à un lambeau de France libre pour sauver l'honneur de la Résistance armée. Cette situation complexe obligea le maquis de Haute-Savoie à entrer dans une phase nouvelle. Ce ne furent plus, comme noue l'avions rêvé, des groupes insaisissables harcelant l'ennemi, mais une troupe s'accrochant au sol et cette troupe, par la force des choses, retrouva les véritables traditions de l'armée dont elle fut la première unité reconstituée en France. Avons-nous commis là une faute militaire ? Ce n'est pas la question, pourrait-on dire, puisque Glières avait changé de sens. Mais je veux bien qu'on juge l'opération de ce point de vue aussi, qui ne lui est pas défavorable.
Je négligerai le fait qu'il n'était pas absurde de penser au mois de mare pie le débarquement était prochain et que nous pourrions dore jouer le rôle d'une véritable tête de pont facile à renforcer. Je ne considérerai pas non plus le fait que nous avons tenu sur les dents pendant deux mois des forces de
police françaises importantes et que nous avons infligé aux miliciens en particulier plus de cent morts ; et pourtant, comme ces forces travaillaient au compte de l'ennemi, le résultat serait déjà à enregistrer. J'envisagerai simplement le tort que nous avons porté à l'armée allemande. Voilà une division de la Wehrmacht qui a dû se déplacer avec un matériel important à la fin mars 1944, c'est-à-dire deux mois avant le débarquement ; une partie fut victime d'un accident de chemin de fer en Maurienne par suite de sabotage. Arrivée sur les lieux, elle y reste une semaine et elle prend conscience de ce qu'est le maquis, ce qui est de bonne propagande à notre point de vue. Elle attaque par des cheminements difficiles et elle subit de lourdes pertes jusqu'à ce que les hommes parviennent, à force d'acharnement, à atteindre les mitrailleuses qui ont fauché sans arrêt les premiers assaillants. Nous ne perdons qu'une douzaine d'hommes dans la bataille. Sans doute, le zèle de la milice et des Allemands dans la répression nous vaut de laisser deux cents prisonniers, dont cent finalement mourront. C'est beaucoup, si l'on veut ; mais d'abord c'est certainement beaucoup moins que les pertes allemandes, Et surtout l'étonnant n'est pas que nous ayons eu cent morte, c'est que nous n'en ayons pas eu davantage dans les conditions où s'est opéré notre repli. Cela prouve de notre part une endurance, un entraînement, une technique et mi sens de la guérilla qui firent de notre décrochage une véritable performance, pour ne pas dire un succès, d'autant plus que nous manquions totalement de renseignement, sur la disposition des barrages ennemis. Me croira-t-on, par exemple, si je dis que pendant la deuxième nuit, nous sommes passés vingt-cinq dans le fossé d'une route que gardaient les Allemands ? Nous avons pu ramper sur la neige sans éveiller leur attention. Glière, représenta donc, tout compte fait, une opération avantageuse ; si les Allemands avaient, pendant toute la guerre, engagé des forces aussi disproportionnées pour essuyer des pertes aussi relativement lourdes, ils n'auraient certes pas tenu aussi longtemps. Enfin, Glières ne fut pas seulement la tragique semaine de la fin mars ; ce furent deux mois d'entraînement physique et moral qui donnèrent à la Haute-Savoie des combattants d'élite. On le vit bien, quinze jours après la répression, quand renaquirent nos camps dispersés et que se reconstitua une force qui, quatre mois plus tard, devait libérer la Haute-Savoie par elle seule.
On peut donc défendre Glières à la rigueur comme une pure et simple opération militaire. Mais parce que ce point de vue est partiel et secondaire, il vaut mieux dire, pour définir la situation dans son ensemble, qu'au problème de prestige et de témoignage qui se posait, nos chefs ont apporté une solution militairement défendable. Ils ont fait en sorte que, malgré tout, notre camp retranché a répondu à un certain nombre de règles de la guérilla : attirer l'ennemi, immobiliser sur un point extérieur aux opérations d'ensemble des forces importantes dont se trouvent privés les grands théâtres de guerre, infliger à l'ennemi des pertes plue lourdes que celles que l'on subit, décrocher au moment où l'on va se faire complètement écraser par des forces et des moyens supérieurs, puis aller se reformer ailleurs en attendant la prochaine occasion de harceler l'ennemi et finalement le jour où l'on sera assez fort pour l'encercler dans les montagnes et le faire prisonnier. Il a fallu que la Gestapo et la milice contrevinssent aux lois de la guerre pour qu'aux dix à quinze morts perdus dans le combat se soient ajoutés quatre-vingt-dix prisonniers assassinés sur-le-champ, exécutés après un simulacre de justice ou exterminés dans la déportation.
La montée au Plateau
Nous nous sommes donc installés à Glières fin janvier 1944. L'ordre de rassemblement fut adressé à tous les maquisards de l'A.S., et proposé à titre d'invitation aux camarade, F.T.P. Je commandais alors les camps de Manigod et du Bouchet-de-Serraval, qui allaient former, à Glières, trois sections : le camp de Gaby devint la section Hoche ; l'ancien camp de Thomise, avec Loulou de Faverges, prit le nom prestigieux de Leclerc ; le camp de Manigod, avec Métral, donna la section Lyautey. C'était un effectif de 120 hommes dont j'étais particulièrement satisfait. Les mauvaises habitude, prises par quelques uns pendant une période d'abandon cédaient le pas à une vie réglée, dans un esprit de chaude camaraderie ; le désir de se battre s'intensifiait de jour en jour. Or, le dimanche 30 janvier, en fin d'après-midi, alors que, sur la foi de bruits alarmants, j'étais en train d'étudier les mesures à prendre en cas d'attaque, un agent de liaison m'apporta l'ordre suivant : D'importantes opérations de police dirigées par Darnand en personne, doivent commencer incessamment. Des trains entiers de gardes mobiles, de G.M.R., de miliciens arrivent de toutes parts. Ordre est donné à tous les campe de rejoindre immédiatement le plateau de Glières. Je descendis aussitôt à Thônes en quête de précisions supplémentaires ; je rencontrai Tom, qui me mit au courant de la situation et m'expliqua son plan ; je me rangeai de plein gré aux raisons qui motivaient une décision dont nous percevions déjà les lourdes conséquences. Pendant ce temps, les préparatif, du départ se déroulaient avec fièvre. On distribua les vivres qui restaient ; chacun fit son " barda ", les sacs étant rares. Les chargements individuels, pas toujours rationnels, il faut l'avouer, étaient lourds et encombrants ; certains gars, avec la fièvre de combattre qui les animait, avaient préféré prendre des munitions plutôt que des vivres. La troupe, au départ, avait une allure pittoresque. Ceux de Manigod, qui étaient de souche ancienne, avaient le privilège d'être équipés en chasseurs, avec la grande pelisse : ils ne se distinguaient pas d'une troupe régulière. Le camp de Gaby, qui s'était procuré des uniformes de chantiers de jeunesse par un coup de main sur le camp du Châtelard après une marche forcée de 50 kilomètres, rivalisait avec les premiers en homogénéité. Quant aux gars de Loulou, c'était la diversité infinie du " maquis terroriste ", comme le représentait Philippe Henriot : les uns portaient un uniforme de marin, les autres des bleus de chauffe ou des vêtements d'un kaki mitigé ; un bon nombre enfin était dans un civil extravagant, avec le classique chapeau mou, qui leur donnait cet air de gars du milieu auquel ils tenaient particulièrement.
Avant de partir, on eut soin de vider entièrement les chalets que nous avions occupés ; la sécurité des paysans exigeait qu'aucune trace ne subsistât de notre passage. Nous eûmes un serrement de cœur en voyant ces maisons reprendre leur premier aspect de fermes montagnardes : c'était du bonheur tranquille que nous laissions derrière nous pour nous lancer dans l'aventure. Le déménagement de Manigod présenta de grandes difficultés: s'il était malcommode d'atteindre notre repaire de la Colat, il n'était pas aisé non plus d'en descendre ; il fallait emprunter un sentier raide et verglacé, appelé le sentier de l'enfer. Au cours du trajet, un jeune paysan qui nous aidait, Noël Avettand, glissa et fit une chute mortelle. Déjà un mort au compte de Glières ! Au Bouchet, la population était toute bouleversée par le départ soudain de ces gars auxquels elle s'était attachée et elle s'inquiétait des représailles qui pourraient lui faire payer son hospitalité trop cordiale. Au seuil des portes, les familles tendaient à ceux qui panaient un dernier signe de leur amitié : verre de gnole, pain beurré ou bol de café au lait.
La neige et l'obscurité rendaient pénible la marche des hommes lourdement chargés. Je décidai d'avoir recours au chauffeur des cars, Pessey, dont l'aide noua avait été déjà plus d'une fois précieuse ; je réquisitionnai d'autres camions, qui rejoignirent les hommes sur la route et les conduisirent jusqu'à l'Essen, au pied du Plateau. C'est ainsi qu'à minuit, un convoi insolite traversa Thônes endormi. À la montée de Saint-jean, les voitures dérapèrent plusieurs fois et s'enfoncèrent dans la neige ; on les dégageait et l'on continuait. Il en résultait des retards parfois inquiétants pour la sécurité. Dans un village voisin, à la Clusaz, les Allemands faisaient ripaille et leurs autos circulaient dans la nuit.
Vers deux heures du matin, une colonne d'ombres silencieuses quitta l'Essen par le sentier qui monte vers le Plateau. Les hommes marchaient péniblement ; l'excitation des dernières heures avait encore appesanti les lourdes charges sur les épaules. Un gars tomba de fatigue ; il se serait endormi là si des mains énergiques ne l'avaient aidé à repartir. Pendant trois heures, la file s'échelonna le long de la montée ; l'homme de tête étudiait le chemin avec une lampe à carbure, car la couche de neige devenait plus épaisse. Nous prîmes deux heures de repos au chalet du Sorcier ; le foin était doux aux membres las. Mais bientôt il fallut repartir, après une boisson chaude préparée par les paysans ; nous dûmes traverser le plateau pour atteindre les chalets qui nous abriteraient. La neige n'était pas très abondante, mais une bise glacée raidissait nos corps engourdis. Bientôt le soleil se leva, et il fit plus froid encore. Le Plateau nous apparut immense dans le jour naissant. C'est là que nous allions connaître six semaines d'une vie intense. Ce déménagement précipité, nous le sentions comme une coupure décisive dans notre vie de maquisards.
À peine arrivés, nous eûmes à nous installer dans notre nouveau domaine. Le Plateau et son annexe de Champ-Laitier comprenaient une quarantaine de chalets, un quart d'entre eux étaient habitée par des paysans, qui trouvaient le moyen d'hiverner là, au prix de mille difficultés ; mais, d'une manière générale, ces chalets étaient destinés à abriter les troupeaux pendant l'été : ils n'étaient guère équipés pour l'hiver, qui est rude à cette altitude de 1400 ou 1500 mètres. Mais ce n'était pas la première, ni la dernière fois que le maquis nous offrait des condition, de vie peu confortables. Nous nous mettons donc au travail sans retard et n'épargnons rien pour rendre nos chalets plus habitables : nous aménageons, nous abattons des cloisons, rectifions les planchers disjoints, construisons des bas flancs, prospectons les chalet, pour y découvrir tous les ustensiles utilisables, en particulier les lampes à carbure. Dans la chambre principale, les fusils et les mitraillettes ne tardent pas à briller au râtelier d'armes.
" C'est, pendant de longues heures, écrit Julien Helfgott, un fourmillement d'hommes ployant sous leur charge, transportant les objets les plus hétéroclites, tirant de, traîneaux, courant à skis ou sur des raquettes ; les mulets et les chevaux circulent sans cesse entre l'Essen et le Plateau, pour nous amener le ravitaillement qui va constituer notre stock de départ. L'exploration des chalet, ne va pas sans quelques excès, qui font oublier le sérieux de la situation. Noue rencontrons un camarade en jupe des années 1900, un autre coiffé d'un casque à pointe de la guerre de 70, un autre d'un bonnet d'astrakan. Les réserves de grole sont vite repérées : on les stocke pour les besoins de l'infirmerie, non sans un léger prélèvement. Mai, certains, dans leur hâte à profiter des aubaines, oublient la plus élémentaire prudence, tel ce jeune étourdi qui doit être envoyé au toubib après avoir avalé une bouteille de purge pour cheval, qu'il a confondue, sur la foi de l'étiquette, avec de la quintonine. "
Peu à peu les groupes du département nous rejoignent : La Clusaz, Entremont, le Grand-Romand, les Espagnols ; à la fin du moi, arrivent sept hommes de Thorens et un détachement de quarante-trois F.T.P., qui constituent la section Le Chamois à Champ-Laitier ; huit jours plus tard, c'est le petit groupe F.T.P. du Petit-Romand qui vient à son tour chercher refuge sur le Plateau ; puis nous recevons le corps franc de Thônes, qui ne peut plus travailler dans la vallée et enfin le groupement de la vallée du Giffre, sous le commandement des lieutenant, Lalande et de Griffolet d'Aurimont. Entre temps, de petits détachements de cinq à dix homme, nous sont arrivés une ou deux fois par semaine sous la conduite du passeur Nicolin, que Tom avait chargé du recrutement. Avec les maquisards de la Roche, déjà installés sur le Plateau avant notre rassemblement, nous sommes donc passés de 140 à 465. Ainsi se constitua le bataillon des Glières qui, le 20 février, fit avec Tom le serment de vivre libre ou de mourir.
Organisation défensive
Cet effectif trop peu nombreux devait assurer la défense d'un plateau immense. Son organisation fut celle d'une troupe en campagne. Chacune des douze sections avait ms secteur déterminé à surveiller et à défendre le cas échéant. Elle devait s'y installer défensivement et y trouver le couvert des soldats. Entre les chalets et les passages à garder, il y avait souvent une heure ou une heure et demie de marche.
Peu importe : il valait mieux installer les avant-postes loin des refuges et compliquer les conditions de la relève plutôt que de compromettre la sécurité générale. Le dispositif de défense fut rapidement mis en place. Les hommes s'empressèrent de creuser dans la neige des emplacements d'armes automatiques ; ils construisirent des iglous pour y monter la garde plus confortablement, car la bise était mordante le soir ; ils en soutenaient la voûte avec des branches et ils disposaient du foin sur le sol. Ils mirent tout leur soin à installer et à camoufler des fortins savamment placés, qui dominaient les pentes et les menaçaient de leurs armes.
Chaque section avait fort à faire avec les gardes ininterrompues, les patrouilles, les corvées de ravitaillement, etc. ; sa tâche était compliquée encore par le fait qu'au lieu de prendre place dans une ligne de défense continue, elle se trouvait souvent éloignée de ses voisines. Tandis que la section Le Chamois dominait la vallée d'Usillon, la section Hoche gardait la descente sur Thônes. Entre les deux, il n'y avait que la section Lyautey. Les autres sections étaient alignées à l'autre extrémité du Plateau. au-dessus de la vallée du Borne. Dès lors on devine sans peine que le gros problème était celui des liaisons. Les coureurs marchaient péniblement dans la neige et il leur fallait longtemps, les jours de tempête, pour atteindre le P.C. Aussi avions-nous mis an point un système de signaux lumineux, dont nous nous servions la nuit à heures fixes. Il y avait cinq signes conventionnels : R.A.S., alerte, attaque, blessé, renfort ; de plus, chaque section avait un indicatif. Le P.C. interceptait les messages directement ou par relais. Grâce à ce système, tout le Plateau pouvait être alerté en moins de quinze minutes. Mais il suffisait qu'il vînt à neiger ou qu'un grand vent soulevât la neige en poussière pour que toute visibilité fût supprimée ; on ne pouvait guère compter, dans ces cas-là, sur une liaison par skieur. car les traces étaient effacées et l'envoyé risquait de se perdre dans la nuit. Alors c'était l'anxieuse attente jusqu'au petit jour.
Comme tous les groupes de maquisards, Clières devait avoir son corps franc. Mais dans un bataillon de chasseurs alpins, en plein hiver, avec un ou deux mètres de neige, que pouvait être ce corps franc sinon une section d'éclaireurs-skieurs ? Vingt-cinq jeunes, choisis parmi les plus robustes et les plus résolus, en formèrent l'effectif. Ils reçurent un armement privilégié : un mousqueton, une mitraillette et un revolver pour chaque homme, un fusil mitrailleur par sizain, Comme on manquait de skis, malgré le matériel qu'on avait reçu des stocks du 27e BCA, on décida de s'en procurer auprès des villégiateurs qui servaient tranquillement la France dans les stations de sports d'hiver environnantes. Tous ne trouvèrent pas l'entreprise de bon goût ; mais ils durent, comme ceux qui comprirent, se consoler en jouant aux cartes pendant le reste de leur séjour. Alors que les autres sections tenaient une zone déterminée, la S.E.S. n'était nulle part afin d'être partout à la fois. Elle était chargée de corvées de ravitaillement, qui exigèrent des prouesses d'alpinisme quand l'étau se resserra sur nous. C'est elle qui fournissait les renforts lorsqu'un poste soutenait un combat difficile. Mais surtout elle dut assurer des patrouilles de plus en plus nombreuses pour empêcher l'ennemi de s'infiltrer entre les postes de garde, trop éloignés les uns des autres. Les éclaireurs partaient au petit jour, avec la mitraillette ou le mousqueton, suivant la mission à remplir. " C'était beau, les patrouilles, écrit un ancien de la S.E.S., avec le soleil levant sur la neige et le grand silence des montagnes. Mais on n'avait pas toujours le temps de goûter la splendeur du paysage : les randonnées étaient longues et il s'agissait de ne pas rentrer trop tard dans la nuit pour pouvoir recommencer le lendemain matin. Au cours d'une brève halte, sur un col ou près d'une crête nous nous installions sur la neige pour manger notre ration réglementaire : dix biscuits et une demi-boîte de singe. Puis nous dévalions les pentes pour contourner le Plateau et remonter par un autre bord. Dans les derniers jours nous étions tous épuisés ; il aurait fallu une compagnie entière pour remplir toutes les missions que nous avions à assurer. "
Ravitaillement
Tels étaient les éléments de notre système défensif. Ils ne constituaient pas cependant le tout de l'organisation que représentait notre camp retranché. De même qu'une armée comprend des services divers, notre bataillon ne pouvait vivre sans que son ravitaillement, sa sécurité et son approvisionnement en matériel fussent assurés. On devine ce qu'était le problème du ravitaillement d'un bataillon perché à 500 ou 600 mètres au-dessus de la vallée la plue proche, sur un plateau qui n'offrait d'autres ressources que du bois vert, des pommes de terre gelées et quelques vaches. Mais à toutes les difficultés s'ajoutait un blocus qui avait la prétention d'interdire aux transports l'accès du Plateau et de poursuivre nos agents dans les vallées. La tâche avait été heureusement confiée au lieutenant Bastian, qui commandait le secteur de Thônes depuis plusieurs mois et qui avait su y acquérir plus que des complicités : d'actives sympathies. Dans la nuit qui précéda notre montée au Plateau, Tom lui avait donné l'ordre de drainer dans la région du Petit-Bonrand et d'Entremont tout le ravitaillement possible. C'est ainsi que, pendant les premiers jours, on pouvait voir des colonnes de 10 à 15 traîneaux qui montaient des vivres de l'Essen au Plateau. Mais lorsque les forces du maintien de l'ordre furent installées dans la vallée du Borne, il fallut organiser des corvées à dos d'hommes. Bastian était resté dans la vallée pour y réquisitionner du beurre, du reblochon, des vaches ; il obtenait tout ce qu'il voulait sans coup de force, simplement par rayonnement personnel ; son corps franc ne servait qu'à recueillir les marchandises et à les acheminer jusqu'au Plateau. Malgré la générosité des paysans, malgré le dévouement de nos agents, le ravitaillement devint bien vite impossible. Nous n'avions jamais eu de vin ; huit jours avant la fin nous n'avions plus de pain. Les parachutages nous avaient apporté deux ou trois jours de vivres ; mais nous devions maintenant nourrir une soixantaine de prisonniers ainsi que les paysans du Plateau, qui, au début, nous avaient aidés. Les troupes de Vichy n'avaient pu nous vaincre ; elles avaient réussi cependant à nous couper de nos sources de ravitaillement.
Sécurité et liaisons
Nos amis des vallées environnantes ne travaillaient pas seulement à nous alimenter ; ils aidaient aussi notre service de renseignements et c'était, on le devine, une contribution de première importance. Grâce à toutes sortes de complicités, nous étions assez bien renseignés. L'ennemi l'était infiniment moins sur nous ; car si nous n'étions pas entourés de beaucoup de discrétion nous l'étions au moins d'une sympathie à peu près unanime. De plus nous prenions nos précautions. Noua avions depuis longtemps l'habitude de ne pas accepter le premier venu parmi nous ; les candidats étaient soigneusement étudiés le long des filières. Nous avions en, quelques mois auparavant, une dure leçon. Un jeune Belge avait rejoint le maquis du Glapigny, près de Thônes, et il n'avait pas tardé à gagner la sympathie de ses camarades. La Gestapo avait. disait-il, tué tous les membres de sa famille. Mais un jour on saisit sur lui une carte de SS. On lui ôta ses chaussures et on le garda prisonnier dans l'espoir qu'il finirait par parler ; mais on ne put rien obtenir de lui. Alors son exécution fut décidée. Ses camarades se récusèrent l'un après l'autre. Il fallait pourtant un volontaire pour tuer l'espion. On en désigna un : " Toi, Blanc-blanc. Tu as déjà tué un Boche ; c'est à toi de le faire." Blanc-blanc dut céder. Il prit sa mitraillette et regarda son ancien camarade: " Tu me pardonnes ? lui demanda-t-il. - Bien sûr." Et les deux hommes s'embrassèrent. " Alors, dit Blanc-blanc, je ne puis pas le tuer. " Ils étaient tous là, désemparés. " Ce n'est tout de même pas à moi, dit le condamné, à vous donner du courage. Dépêchez-vous." Le lieutenant intervint alors : il tira, mais il manqua la poitrine et la balle atteignit l'épaule. Le blessé prit sur lui une pochette, demande qu'on l'envoyât à sa mère, teinte de son sang. Une balle au cœur l'acheva. L'espion disparut avec son mystère. II avait dit simplement : " Je regrette de n'avoir pu réussir. "
Depuis, l'ennemi continua d'ignorer presque tout de notre activité. La censure postale aurait pu le renseigner ; mais elle travaillait en grande partie à notre compte ! Avant Glières, certains maquisards trop bavards dans leur correspondance avaient eu la surprise de se voir rappeler à l'ordre par leur chef, que le censeur d'Annecy avertissait discrètement. À Glières, les hommes pouvaient écrire, mais des lettres qui ne parlaient pas de leur activité. Le bureau du P.C. censurait toutes ces lettre, et ajoutait à chacune un papillon qui indiquait l'adresse où l'on pouvait répondre (c'était un numéro de boite postale ou le nom d'un de nos amis). La correspondance était régulièrement portée à la poste d'Annecy et l'un de nos agents apposait aux enveloppe, la bande " censure ", certain que personne désormais n'y mettrait le nez, conformément à un article exprès du règlement qui interdit d'ouvrir une seconde foie une lettre déjà censurée !
Ces précautions n'auraient pas suffi si notre camp n'avait constitué un système fermé où l'on n'entrait pas sans contrôle et d'où il fût pratiquement impassible de sortir. Le service de guet était continuellement assuré : seuls pouvaient circuler ceux qui étaient munis du mot de passe ou d'un ordre écrit du P.C. Le mot de passe variait tous les jours ; Tom exprima bien la fermeté de ses dispositions le jour où il choisit : " J'y suis, j'y reste ", à la suite d'une sommation de déménager que nous fit un commandant de gardes mobiles. D'une manière générale, quiconque était monté à Glières n'en pouvait plus redescendre. Le Plateau n'avait de contact avec l'extérieur que par nos agents de liaison. Ces derniers eurent à surmonter des difficultés de plus en plus grandes à mesure que l'étreinte se resserra autour de nous, mais ils continuèrent leur mission, sachant bien qu'elle était pour nous d'une importance vitale. Le passeur officiel était Nicolin (H. Paccard, le fondeur de cloches) ; une ou deux fois par semaine, il montait à Glières, avec une régularité de fonctionnaire. Il était chargé d'amener d'Annecy les hommes, les colis et le courrier. Il prenait les jeunes recrues an pont d'Onnex, les conduisait, en évitant les barrages et les patrouilles, jusqu'à Aviernoz, où tout le monde passait la nuit chez les familles Francis et Hyppolite Métrai. Vers 4 heures le lendemain matin, on repartait renforcé par des porteurs et l'on atteignait le Plateau après une marche globale de 10 à 12 heures dans la neige. Nicolin redescendait avec le courrier et les messages que Tom ou Anjot envoyaient à leurs chefs.
Parmi les autres agents de liaison, il faudrait citer Jérôme (Michel Bozon), que reprend en grande partie, le personnage de Georges à la Clarisse dans Premier de Cordée. Porteur célèbre de Chamonix, c'est lui qui avait monté sur son dos jusqu'au refuge Vallot, à 4 300 mètres, une cuisinière de 80 kilos. Au moment de Glières, il travaillait comme bûcheron à une scierie d'Entremont et il faisait partie de l'A.S. à titre de a sédentaire ". Skieur émérite, d'une endurance à toute épreuve, il assura jusqu'à trois liaisons par jour dans les moment, les plus critiques. Il lui arrivait de frapper à la porte du P.C. à 2 ou 3 heures du matin pour apporter un précieux message. Il prenait tout juste le temps de boire une rasade de gnole et il repartait. Quand on lui demandait : " Comment as-tu passé avec l'avalanche ? ", il répondait : " J'ai suivi les traces des chamois. Où le chamois passe, je passe. " C'est lui qui fit la dernière liaison au soir du samedi 25 mars, douze heures à peine avant l'attaque allemande ; il vint apporter des renseignements sur l'ennemi, qui avait déjà pris position dan, la vallée du Borne. Le Plateau était donc complètement encerclé. Jérôme avait dû passer par le col des Auges, en empruntant une route mal gardée parce qu'elle était humainement impraticable. Il y avait un mètre cinquante de neige pourrie ; chaque pas y creusait un trou de cinquante centimètres, dont il fallait se retirer par un effort du tronc, de la jambe et parfois des bras - effort mille foie répété sur un trajet coupé d'escalades, de descentes dans les ravins et de passages à plat ventre près des postes de garde. Après huit heures de marche, Jérôme arriva au P.C. Dans l'atmosphère tendue qui nous étreignait, nous avons accueilli comme un porteur de viatique ce petit homme râblé, rougeaud, avec sa casquette profondément enfoncée, son pantalon mouillé de neige jusqu'aux cuisses. Il s'assit loin du feu, car ses pieds gelés, dont on avait dû couper l'extrémité, le faisaient encore souffrir ; il but longuement à sa gourde de gnole, qu'il ne quittait jamais, et il raconta sans hâte tout ce qu'il avait à dire, pareil au Jérôme de toute, les autres liaisons, comme s'il ne savait pas le tragique de ces heures. Puis, la nuit étant déjà proche, il se chargea du sac de courrier et, après un " A r'vi à tôs " (au revoir à tous), il repartit dans le soir, de sa même marche cahotante, gênée par ses pieds trop courts et entravée par la neige molle.
À Entremont, les Allemands découvrirent quelle avait été son activité. Ils le martyrisèrent pour le faire parler, infligeant des supplice, infâmes, que l'on n'ose décrire, à ce corps déjà meurtri par la montagne. Mais, doué d'une force physique peu commune et surtout habitué à la souffrance, Jérôme se tut. Il fut déporté. Nous avons eu la joie de le voir revenir, toujours aussi simple et silencieux, comme les guide, des montagnes, un peu moins solide peut-être, mais n'estimant pas avoir payé trop cher l'honneur d'être lui aussi, le c sédentaire " d'Entremont, un de Glières.
Parachutages
Grâce au dévouement de tous ces hommes, le Plateau, qui n'avait pas de poste émetteur, ne fut pourtant jamais coupé un seul instant du reste du monde. La liaison la plus précieuse était certainement celle qui nous rattachait à l'état-major de Londres, qui avait envoyé, pour l'Ain et la Haute-Savoie, une délégation de trois officiers : l'Américain Johnson, l'Anglais Xavier et le Français Cantinier. Ce dernier se fixa en Haute-Savoie et il y resta jusqu'à la Libération, circulant avec audace, sans jamais se faire prendre. C'est par lui que nous gardions le contact avec Londres. Ses demandes de parachutages, appuyées par Xavier et Romane, nous ont valu, en février comme en août, une abondante moisson d'armes.
Ces parachutages, qui avaient été la raison première de notre rassemblement, exigèrent, comme la sécurité et le ravitaillement, une équipe spécialisée, la S.A.P. (service atterrissage parachutage). Ils représentaient des opérations délicates et coûteuses pour nos Alliés. Les appareils volaient, en effet, isolément, sans escorte et sans armement à bord ; ils étaient à la merci de la chasse de nuit et le capitaine Xavier nous parla de quarante pour cent de pertes en un mois. Dès lors, l'opération devait être, de notre côté, comme du côté anglais, préparée dans les moindres détails. a Dès notre arrivée au Plateau, écrit d'Artagnan'(sous-lieutenant André Fumex), chef de l'équipe de parachutage, nous avons choisi un terrain et nous l'avons délimité par quatre grands tas de bois, qui deviendraient d'immenses brasier, au moment de l'opération. La signalisation devait être complétée par sept hommes munis de lampes rouges qui couperaient le terrain dans la longueur et donneraient la direction du vent. La pleine lune allait bientôt nous apporter les conditions favorables pour le parachutage ; malheureusement la neige se mit à tomber et le mauvais tempe fit rage sans discontinuer. Nous commencions à désespérer quand, le 13 février, notre message passa enfin. Dès qu'il entendit le ronronnement des avions, l'homme de garde donna l'alerte à l'équipe de parachutage, qui était constamment sur le pied d'alerte, mais qui, ce soir là, ne dormait que d'un œil. Les hommes bondirent à leur poste et bientôt les bûches se mirent à crépiter dans la nuit glacée. Le premier appareil avait déjà passé sur nos têtes, masse informe projetée sur le ciel étoilé comme une immense chouette. Il revint quelques minutes plus tard et, à l'indicatif du terrain que je lui donnai en morse, il répondit en larguant quatorze " containers " et un colis ; trois autres appareils le suivirent et lâchèrent leurs parachutes, tandis que, saisis d'une joie poignante, nous regardions tomber vers nous ces armes que nous attendions depuis des mois. Le lendemain, au petit jour, nous aperçûmes cinquante-quatre parachutes blancs, bleus ou rouges qui marquaient la neige aux couleurs françaises. Deux section, de la compagnie Joubert travaillèrent aussitôt à dégager, à rassembler et à acheminer les " containers " vers le P.C. Chaque section put venir chercher les armes qui lui revenaient : il y en avait assez pour que tous les hommes fussent pourvus. Noue avions en particulier des fusils et des fusils-mitrailleurs, alors que la mitraillette Sten avait été la seule arme parachutée jusqu'à cette date. Nos alliée nous traitaient comme des soldats.
" Dans la nuit du 4 au 5 mars, deux avions vinrent nous apporter un complément de trente " containers ". La lune était belle, mais la bise soufflait âprement et rendait très difficile l'évolution des bombardiers à basse altitude; nous avions pu admirer avec quel courage le premier avion chercha pendant un quart d'heure une position favorable au largage de sa cargaison."
Ces deux parachutage, suffisaient à nos besoins ; il s'agissait maintenant d'armer toute la région. Le 10 mars, le grand parachutage nous fut annoncé : " Le petit homme aime le Byrrh, le petit homme aime les tessons de bouteille ". Trente appareils devaient venir le soir même : ils nous amenèrent cinq cent quatre-vingts " containers ", soit environ quatre-vingt-dix tonne, de matériel. L'opération se prolongea pendant quatre heures ; malgré le froid intense qui faisait scintiller la neige comme une mer de cristaux sous la lune, les hommes ne se lassaient pas de contempler le spectacle féerique de cette manne qui tombait sans compter, comme si tout d'un coup la puissance de nos alliés était venue nous inonder de ses moyens surabondants. Il fallut ensuite plusieurs jours pour récupérer tous ces " containers " ; les soixante-sept G.M.R. prisonniers en furent chargée, car nos hommes avaient déjà trop à faire pour assurer un pareil travail. Mai, dans l'après-midi du 11 mare, nous vîmes revenir l'avion allemand qui nous avait déjà survolés le 8, "le Mouchard ", comme nous disions. En découvrant le Plateau parsemé de tant de parachutes, il put se faire une idée du danger que nous représentions si l'on nous laissait faire encore quelque temps.
La vie sur le Plateau
Tels étaient les différents services de notre bataillon ; ils ressemblaient à ceux d'une armée régulière par leur organisation méthodique. Mais, en fait, tout était transposé, jusque dans tee moindres détails sur le plan de l'aventure et de l'audace. Nous avions une intendance, mais un corps franc en formait l'armature ; nous avions un service de renseignements, mais il ne connaissait que l'espionnage au péril de la vie ; nous avions besoin de liaisons constantes, mais elles devaient passer à travers les barrages ennemis, et notre approvisionnement en armes ne se faisait que par parachutes. C'est dire qu'il fallait non seulement une organisation, mais aussi des personnalités ingénieuses et intrépides pour lui donner l'impulsion nécessaire au milieu des difficultés les plus obstinément variées. Nous avons cité quelques noms ; on aimerait nommer la foule de nos partisans qui travaillèrent dans le secret et édifièrent par l'accumulation de leurs services l'énorme machine qui fonctionna impeccablement pendant des semaines. C'est cette unanimité des dévouements qui noua a permis de tenir. Nous ne l'ignorions pas ; c'était même pour nous un réconfort que de nous savoir ainsi soutenus et de sentir que nous étions sur le Plateau comme le sommet d'une pyramide d'efforts qui noue permettaient de porter bien haut l'affirmation de la volonté française.
Pour nous, qui étions la phalange combattante de cette armée de bonne, volonté, et de courages, nous nous préparions aux futures batailles et noue nous entretenions dans notre décision farouche de ne pas laisser péricliter entre nos mains l'espoir de la France. Tom nous y aidait en nous communiquant son enthousiasme. Une phrase de lui, dite au début, nous fit saisir tout de suite notre situation et notre tâche : " Voue êtes maintenant des soldats français ; il faut vous considérer comme ayant été parachutés pour mener le combat à l'intérieur des range ennemis. Vos camarade, d'Afrique du Nord, qui attendent le débarquement, vous observent et voua envient." L'évolution fut extrêmement rapide ; c'était frappant de voir combien la confiance des jeunes augmentait au fur et à mesure que se mettait au point l'organisation militaire. L'intérêt spontané qu'ils apportaient à l'étude des techniques nécessaires, le cœur qu'ils mettaient au travail les dotèrent d'un esprit qu'on ne trouve guère dans les casernes, mai, qu'il n'est certainement pas impossible d'y faire naître. Il est vrai que dans cette vie d'invention et d'adaptation continuelles, ils avaient le privilège de n'être pas déformés par des erreurs anciennes. Le maquis offrait l'avantage de replacer les hommes devant leurs tâches et de leur en faire percevoir le sens, mais à plus forte raison un maquis comme celui de Glières avec le danger menaçant de toutes parts. Les jeunes comprirent donc vite ce que la situation exigeait d'eux et ils apportaient le meilleur esprit pour ne pas dire de l'entrain et de l'enthousiasme, à faire face aux nécessités trop nombreuses de leur existence. L'esprit de Glières n'était pas autre chose que cet esprit qu'on mettait dans le labeur de tous les jours ; et ce labeur réclamait souvent de l'héroïsme, mai, toujours du dévouement allant jusqu'à l'oubli de soi.
La journée commençait par le lever des couleurs. Chaque section, à l'exception des hommes de garde, se rassemblait autour du mat où flottait un drapeau fait de toile de parachutes. Le chef, après avoir exalté l'un des sentiments qui devaient nous animer, donnait des directives puis commandait le présentez armes ; les hommes s'immobilisaient comme s'offrant à l'emblème ; en chacun s'affermissait une volonté plue tenace, tandis que le drapeau claquait dans la bise matinale. Puis l'on se mettait à l'étude des armes et de leur judicieux emploi. L'instruction du tir aux différentes armes, les exercices de pointage, les concours sur cibles nous occupaient longuement, car il fallait absolument avoir de très bons tireurs. On continuait par un peu de théorie et surtout beaucoup de pratique, pour apprendre toutes les choses essentielles au soldat et au soldat d'élite, genre commando, que tous devaient âtre en vue des actions futures. Enfin, au cours des patrouille, et des embuscades, très souvent fructueuses, nos gars acquéraient le sens du terrain, le coup d'œil et la souplesse de manœuvre ; ces qualités devaient les sauver en grande partie, lorsque, sous une pression irrésistible, ils durent décrocher et traverser maints et maints barrages ennemis. Les cadres n'étaient pas oubliés dans cette œuvre d'éducation militaire : leur formation et leur perfectionnement se faisaient au cours de réunions fréquentes au P.C. du bataillon.
Mais cet entraînement militaire prenait place dans une vie difficile, qui cumulait les servitudes de la caserne et les misères du maquis. Il n'était pas possible de le poursuivre tranquillement, comme on pouvait tout de même le faire auparavant dans nos camps de maquisards. Il fallait en même temps trouver les moyens de vivre et se défendre contre l'ennemi qui assiégeait : le plus clair du temps se passait en corvées épuisantes, en courses sur l'immense plateau, en gardes trop longues parce qu'on n'était pas assez nombreux, en patrouilles, en embuscades, en coups de main et en alertes. Il n'y avait pas une minute de répit dans cette vie que tout conspirait à rendre difficile : les distances, le climat, l'ennemi acharné à nous nuire faute de pouvoir nous déloger. Les choses les plus simples demandaient une somme d'efforts considérables, à commencer par la montée au Plateau. Elle avait été déjà très pénible pour les hommes de ma compagnie ; mais elle ne tarda pas à devenir, les jours suivants, une épreuve d'endurance et de courage, lorsque les autres groupe, durent, pour nous rejoindre, traverser une zone gardée par les forces de police. " Le 7 février, écrit par exemple Popaul (Paul Lan), les camps d'Entremont et de la Clusaz montent ensemble au Plateau. Au village d'Entremont, nous nous mettons en position de combat et nous filons vers les Esserts. Mais des paysans viennent en hâte nous avertir que le pont des Esserts est gardé par les gardes mobiles ; il faut donc passer par le pont de la Louvatière. Soudain des rafales de mitrailleuses crépitent : ce sont des camarades qui descendent du Plateau pour faire une liaison et qui sont surpris par les gardes mobiles. La fusillade se rapproche ; noue courons et nous traversons le pont juste à temps. Alors nous commençons la montée par les rochers, avec tout notre chargement. Une fois arrivés aux avant-postes, nous devons traverser tout le Plateau : la marche est épuisante, car la neige est profonde et la croûte gelée qui la recouvre n'est pas assez solide pour nous porter ; à cheque pas, brusquement, nous enfonçons jusqu'au ventre. Nous arrivons tout en sueur et nous prenons cinq minutes de repos ; un froid piquant nous pénètre. Un moment plus tard noue sommes déjà de garde et notre tour reviendra souvent, car nous ne sommes que cent cinquante pour tout le Plateau. Le froid devient plus vif, la neige tombe. La tempête se déchaîne et elle ne s'arrêtera que huit jours plus tard. C'est dans cette tourmente que va commencer une vie épuisante, pleine de privations et de souffrances."
Une cérémonie aussi banale que le salut aux couleurs autour du mat du P.G. entraînait pour les sections lointaines (et elles l'étaient presque toutes) une dépense de forces considérables : " Parfois, le dimanche, écrit le même Popaul, il y avait prise d'armes au centre du Plateau, où flottaient le drapeau et le fanion du bataillon. Je me souviens d'une de ces cérémonies dans une tempête telle que nous n'en avons jamais vue. Il fallait plus de deux heures pour arriver jusqu'au P.C. ; nous avions roulé plusieurs fois dans la neige et le givre faisait de nos visages des masques blancs de statues. Le retour donnait l'impression d'une horde qui battait en retraite : nous avancions avec peine, les mains dans les poches ; nous nous arrêtions par moment pour laisser passer une bourrasque. On ne voyait pas à dix mètres et, avec ça, tout le monde avait des coliques à cause des pommes de terre gelées. L'après-midi de ces jours de cérémonie, les corvées étaient les même, que les jours " ouvrables ", Bans aucune trêve de bombardement dans les derniers temps. Voilà ce qu'étaient les dimanches à Glières. "
Ce témoignage suffit à faire deviner quel était le cadre de la vie militaire que nous voulions mener. Une telle existence, à moins d'être insupportable, réclamait des hommes qui l'avaient volontairement acceptée une parfaite bonne humeur. En fait, le moral était excellent ; il avait même, dans l'intrépidité et dans l'optimisme, quelque chose d'excessif, comme cela se produit quand l'effort de l'homme doit se surpasser. Les fervents de Philippe Henriot ne se représentaient guère notre repaire de bandits sur ce modèle. Devant le tableau qu'on leur faisait de ces maquisards sans foi et sans âme, ils pouvaient se persuader (et quel soulagement c'était pour leur conscience!) que nous n'avions d'autre ressource :lue le désespoir ou de pitoyables excès pour étouffer nos remorde. Mais non, comme partout où l'homme était prêt à tout sacrifier, k moral était magnifique. Ce n'étaient pas des maquisards hirsutes, de jeunes dévoyés vivant sans discipline et mûs par leurs mauvais instincts ; c'étaient des hommes, des hommes parce qu'ils étaient libres, des hommes parce qu'ils avaient du cran, des hommes parce qu'ils savaient mourir.
Problème du commandement au maquis
Quelle belle tâche c'était pour des officiers ! Évidemment, il fallait y venir pour s'en rendre compte ; il ne fallait pas s'en faire une opinion d'après la propagande, tel celui-là qui disait un jour avec une moue dédaigneuse : " Je voudrais bien faire de la Résistance, mais je ne veux pas me mélanger avec ces gens-là." En réalité, ces gens-là étaient ce que leurs chefs les faisaient. Personne ne s'étonnera que beaucoup de jeunes, abandonnés à eux-mêmes soient devenus paresseux, turbulents et quelquefois criminels. À qui la faute ? Mais, si l'on avait compris son devoir d'officier, si l'on avait entendu l'appel de cette vie dangereuse, si " on ne craignait paie d'aller coucher dans le foin des chalets, malgré l'hiver, et de n'avoir jamais de chez soi, si l'on était libéré de je ne sais quelle répugnance à vivre sur pied d'égalité avec ces jeunes de toute origine, alors on avait une tâche magnifique d'éducateur, en pleine pâte humaine. Le problème militaire du maquis n'apparaissait plus seulement de tactique ou d'organisation matérielle ; il était avant tout de psychologie. C'était un problème humain qui exigeait de l'homme qu'il s'engageât tout entier, avec toutes les ressources de sa personnalité et avec tout son cœur. Nos gars n'étaient pas tous venus au maquis pour se battre et ceux-là même qui désiraient prendre les armes contre l'ennemi n'entendaient pas être embrigadés dans un système semblable à l'armée. Beaucoup avaient pris pendant les premiers mois des habitudes d'indépendance qui les préparaient mal à entrer dans une formation comme notre bataillon de Glières ! Bien plus, les groupes qui nous arrivaient au Plateau étaient installés depuis des mois dans des chalets amis où ils avaient eu, en général, la tranquillité, des provisions et un certain confort rustique. Du jour au lendemain, toue ces jeunes durent vivre dans un camp discipliné, habiter dans des chalets mal équipés de toute manière, recevoir des ordres et les exécuter. Le problème consistait donc à faire avec des maquisards indépendants de véritables militaires afin de constituer un bataillon de chasseurs alpins. Il n'était pas impossible d'y réussir si l'on voulait bien n'aborder les hommes ni avec les méthode, d'un adjudant ni avec la morgue d'un officier plein d'une prétendue supériorité. D'ailleurs on n'en avait guère la tentation quand on se retrouvait d'homme à homme dans la même misère et devant les mêmes risques. C'était bien plutôt la sympathie qui naissait et l'attachement des jeunes répondait vite à la confiance que nous faisions à leur bonne volonté et à leur courage. D se nouait entre eux et nous une fraternité à toute épreuve, que fortifiait la communauté des souffrances, des privation, et du danger.
Alors il était facile d'amener les gars à prendre suffisamment conscience de leur situation de maquisards pour qu'ils devinssent d'eux-mêmes les militaire, qu'ils ne voulaient pas être. La solution du problème tenait dans cette honnête supercherie. Il fallait que chaque maquisard redécouvrît par sa propre réflexion qu'il ne pouvait subsister en tant que maquisard s'il n'acceptait pas d'être un soldat. Cela allait très loin, car les exigences de la sauvegarde personnelle et collective amenaient finalement à retrouver l'une après l'autre toutes les traditions nécessaires. C'est ainsi que nous ne disions jamais : " Il faut vous mettre au garde-à-vous " ; ils ne tardaient pas à le faire d'eux-mêmes. Cette pédagogie rendait la discipline spontanée ; mais elle avait surtout l'avantage de l'alléger de tout superflu qui la rend odieuse. Elle réduisait les sanctions à punir seulement, mais avec une sévérité rigoureuse si c'était nécessaire, les manquements au devoir et à la loyauté. Quant au reste, l'affection des hommes pour leurs chefs assurait le respect, l'obéissance et ce quelque chose de plus qui était du dévouement. Cela supposait de la part de, officiers une intelligente distinction de l'essentiel et de l'accessoire ainsi qu'une large compréhension des jeunes ; un exemple le fera comprendre. La section Bayard, écrit Popaul, était sans peur mais non pas sans reproche. Tom l'estimait, mais il l'appelait aussi la section des rouspéteurs et c'était toujours l'agent de liaison qui payait les pots cassés en faisant sa tournée au P.C. Après le drapeau, nous montions la " quille ". Le jour où Tom l'a su, pensez à ce que l'agent de liaison a pris ! La cérémonie des couleurs fut rapidement supprimée à cause des avions qui noue bombardaient constamment ; seule celle de la quille fut maintenue à l'intérieur du baraquement. Mais, pour nous, la quille c'était la victoire, car nous ne pouvions quitter le maquis sans la victoire. Tom le comprit et nous laissa faire." Mais c'était le même Tom qui disait aux gars " Je suis ici pour accomplir une mission comme vous ; quelle que soit l'issue de la bataille, nous devons la livrer. " Et alors c'étaient les gars qui comprenaient.
Quelle riche expérience de commandement s'offrait dans cette armée sans uniformes, où tous les yeux étaient dans ceux du chef, où tous les cœurs battaient avec le sien. Pas d'autorité appuyée sur un règlement arbitraire ou automatique, mais une autorité tirée de soi, de sa science, de son dévouement, de son exemple enfin. Chacun se révélait alors à son exacte valeur. Dans une année de volontaires les sanctions étaient difficile, et n'avaient pas grand sens ; il fallait se faire accepter des hommes et, pour cela, seule comptait la personnalité du chef. Je n'en veux d'autre preuve que ce témoignage rendu à Tom par un de nos gars, qui n'était pas particulièrement militariste : " Tom était un Cyrard ; mais je l'aimais parce qu'il était gonflé, parce qu'il était droit et juste, parce qu'il avait refusé de s'embusquer et de travailler pour les boches. Et Dieu sait si, à sa place, il avait des facilités pour le faire ! " Mais s'imposer n'était pas toujours l'affaire du seul rayonnement, il y fallait quelquefois la manière forte, quand on avait affaire à des " durs " qui ne s'inclinaient que devant de plus durs encore. Peu de temps avant Glières, j'avais été chargé d'un groupe de camps dont l'un n'était pas encore tout à fait gagné à nos méthodes de discipline. Je me présentai aux gars et tâchai de leur faire comprendre que je ne venais pas pour les brimer mais pour les soutenir, les aider, leur apprendre un mode de vie plus utile et plus agréable. Mais en même temps je leur donnai des consigne, formelles et leur fis savoir que je ne me laisserais pas intimider : Pas d'opération sans mon ordre ! Le soir-même, il y eut, comme ils disaient, une coup tordu". Le lendemain matin, à la réunion du camp, je réclame les coupables après leur avoir expliqué leurs torts ; ils avouent et demandent pardon. " D'accord, j'oublie, mais si l'un de vous regimbe et recommence... " je sortis alors mon revolver et continuai : " je le descends moi-même. " Les gars sentirent que, si nos rapports s'envenimaient, ils n'auraient peut-être pas le dessus ; il n'y eut plus d'acte d'indiscipline. Depuis nous somme, devenus les meilleurs amis du monde; ces garçons nous donnèrent toute satisfaction à Glières et quelques-uns d'entre eux ont été ensuite parmi les meilleurs soldats du corps franc départemental. Est-il besoin de dire qu'ils ne m'en ont jamais voulu ? Au contraire ; si j'avais agi autrement, ils m'auraient méprisé et ils n'auraient pas eu tort.
L'épreuve de force n'aurait d'ailleurs pas suffi si elle n'avait été qu'une brutalité gratuite ; elle devait être le moyen de faire accepter autre chose que l'autorité pure et simple. On ne pouvait faire illusion longtemps dans une vie où l'on devait à chaque instant se mesurer à la tâche. Les gars avaient vite fait de juger à qui ils avaient affaire. Ils cherchaient instinctivement des chefs en qui ils pussent avoir confiance ; s'ils les rencontraient, ils les acceptaient sans restriction, mais alors ils exigeaient tout d'eux. La moindre défaillance risquait de ruiner l'autorité ; car les maquisards n'avaient d'autre raison d'obéir que le sentiment de la supériorité du chef : s'ils le voyaient hésiter, reculer ou se tromper, ils commençaient à perdre confiance. On devine ce que dans les situations toujours imprévues du maquis, le chef devait posséder d'esprit de décision et d'initiative pour avoir à tout instant une opinion nette appuyée par des arguments solides qui la fissent accepter ; mais il fallait aussi faire sentir aux hommes qu'on les aimait, qu'on les ménageait et qu'on ne vivait que pour eux. Quelle belle école de commandement constituait cette expérience difficile mais passionnante. Elle nous a valu de voir se révéler parmi nous des personnalités de chefs dont je voudrais évoquer deux ou trois des plus attachantes. Elles illustreront magnifiquement ce que je viens de dire du dernier problème qui se posait à nous et dont Glières fut une solution unique.
Figures de chefs
Certains de nos chefs de section, qui n'avaient jamais fait de service militaire, se montrèrent des chefs de guerre remarquables en même temps que pleinement humains. Je pense d'abord à Jean Rivaud (Gaby), chef de la section Hoche. Malgré ses vingt-deux ans, il avait un ascendant exceptionnel sur les quarante hommes qui composaient son unité. Levé avant tout le monde pour étudier ce qu'il voulait apprendre aux autres, il se dépensait sans compter dans les travaux de la journée aussi bien qu'au combat. Il était devenu réfractaire quelques jours seulement avant la date qu'il avait fixée pour son mariage ; mais quelle ardeur, quel sens du sacrifice n'avait-il pas apporté au maquis ! Notre jeunesse va servir à quelque chose, écrivait-il à sa fiancée ; j'ai peur parfois qu'on noue vole notre combat, ce combat que nous voulons grand pour avoir plus tard un grand bonheur. Prie pour moi, prie pour que l'heure du danger arrive vite. " Et une autre fois : On ne change pas les hommes en quelques mois. Peut-être n'y a-t-il pas encore assez de sang, assez de sacrifices. Nous sommes en marche ; beaucoup peut-être resteront en route ; mais, pour les antres comme ce sera beau au sommet !" Il excellait à diriger les veillées. Je le revois dans la demi-obscurité, tandis que la tempête soufflait au dehors et qu'à l'intérieur une maigre bougie clignotait. Je le revois et je l'entends, après une série de bonnes histoires et de chants, se lever pour dire des mots graves et stimulants. Une fois c'était l'évocation de Guillaumet traversant les Andes, à pied, seul, perdu dans les neiges à 4000 mètres d'altitude ; et de méditer sur ce passage : Faire un pas encore un pas ; c'est bête de faire un pas et c'est ce qui sauve de faire un pas. " Un autre jour c'était cette phrase : " Ta lèpre à toi, c'est de l'amour inemployé. " Et Jean Rivaud, si riche de vie et de qualité, humaines, mourra plus tard fusillé par les Allemands, au terme de notre combat. Mais la mort ne le surprit point. N'avait-il pas écrit : a Le sens qu'on donne à sa mort, c'est le sens qu'on donne à sa vie " ? On a retrouvé sur lui un billet taché de son sang ; il y avait écrit les pensées que lui suggérait l'attente de la mort certaine : " Ami, ce matin, j'ai entendu la première alouette ; ce printemps est le présage de notre résurrection." Et puis ceci : " Je sens la vie en moi... Je sens l'amour en moi. "
Oui, ces hommes savaient mourir, témoin, tant d'autres encore, témoin André Guy, surnommé Chocolat, chef du corps franc de Théines. Après s'être battu comme un lion lors de l'attaque finale et avoir couché de nombreux adversaires, il tomba mortellement blessé. Alors, tel le preux brisant son épée, il réunit ses dernières forces pour détériorer son arme avant de mourir.
Et pour couronner cette exceptionnelle équipe deux autres hommes enfin, deux parfaits officiers : Morel, le créateur, l'organisateur, l'animateur, et Anjot, le continuateur achevant pleinement l'œuvre du premier. Depuis plusieurs années déjà leurs sorts étaient liés. Animés des mêmes convictions, portés par la même ardeur combative. mais doués d'un tempérament différent, ces deux officiers se complétaient admirablement : l'un enthousiaste et bondissant, l'autre froid, calculant, et intervenant eu moment précis pour sauver une situation compromise. Une anecdote illustre bien ce concours mutuel. Mord et Anjot se trouvaient, en janvier 1944, dans un village où le P.C. départemental avait pour un temps élu son domicile clandestin. Des ordres venus de l'échelon supérieur invitaient à détruire tout Allemand circulant librement sur les routes. Or, voici qu'on signale une voiture ennemie qui stationne aux environs. Morel et Anjot veulent donner l'exemple et, suivie de deux camarades, se précipitent, approchent, attaquent, puis ripostent. Au cours du combat, Morel se trouve, avec son pistolet enrayé, devant un Allemand qui va tirer. En un clin d'œil il bondit sur lui, le terrasse, et roule sur le sol avec son adversaire, luttant pour lui prendre son arme. La situation est critique, mais Anjot arrive et sauve Tom en tuant l'Allemand à bout portant.
Ces deux chefs, avec leur personnalité propre, ont donné au maquis le meilleur d'eux-mêmes. Mais, comme Glières est un champ nouveau, c'est à Tom qu'il appartient d'avoir semé. À lui revient l'honneur d'avoir fait naître dans le cœur des jeunes maquisards devenus soldats cet héroïsme qui n'a refusé aucun sacrifice. Un petit pli, qu'il m'avait adressé au cours de notre vie là-haut, le dépeint tout entier : " On m'informe que Savoie-Lorraine va être attaquée. Je cours sur les lieux. Mets ta compagnie en alerte, redouble de surveillance. Ça va bien marcher. A toi de tout cœur. Tom. " C'était bien lui, toujours sur la brèche, toujours aux endroits les plus difficiles. Mais, malgré sa confiance, il ne pouvait abuser indéfiniment des chances que lui donnait le destin ; le jour où il tomba laisse en nos âmes une blessure encore douloureuse. Par-dessus la grande moisson d'hommes que fut Glières, il surgit plus magnifique que tous, en son impétueuse jeunesse, mais aussi semblable à tous dans leur générosité et dans leur sacrifice. Il reste pour nous le symbole très pur de leur courage et de leur foi. Comme elle résonne encore en nos cœurs cette parole qu'il aimait à répéter là-haut : " Quand on n'a pas tout donné, on n'a rien donné. " Ce fut le sens de sa vie et de sa mort ; ce fut tout l'esprit de Glières.
La leçon militaire
Problèmes toujours changeants, mais toujours
posés par une même volonté libératrice, solutions toujours adaptées, mais
toujours dictées par une même conception de la guerre, et puis, pour apporter
ces solutions à ces problèmes, des homme, de toutes origines et de toutes
formations, mais unis dans
un même esprit et un même effort, voilà le maquis savoyard, voilà Glières.
Dans une guerre qui a revêtu tant d'aspects nouveaux, Glières a été, au
sommet de l'histoire d'un maquis célèbre, une création originale, au même
titre que les forteresses volantes, les divisions blindées ou les troupes aéroportées
; inconcevable avant l'événement, cette expérience aurait été jugée
puérile par ceux qui voyaient la
guerre moderne comme un grand choc de forces, pour ceux qui ne pensaient pas
qu'un grain de sable dans d'aussi grandes machines pourrait en changer la marche
et, pour sa part, décider de l'avenir.
De la signification militaire de l'événement, telle que nous l'avons
dégagée, ressort une leçon qui jette une curieuse lumière sur l'aspect que
pourraient prendre les guerres futures. On a vu, dans notre maquis et plus
particulièrement dans cette cristallisation tin maquis que fut Glières, de
jeunes hommes souvent dépourvus de moyens, sans autre uniforme que ces
guenilles qui les faisaient reconnaître pour les soldats de la liberté, sans
autre tactique que la volonté d'avoir à chaque moment la tactique appropriée.
Glières a été réellement une phase de la bataille de France, le maquis un
élément important de la Libération (n'a-t-il pas, par ses propres moyens,
affranchi la Haute-Savoie en une semaine ?) Nous savions bien d'ailleurs que
nous n'étions pas une unité isolée combattant pour ses buts propres et jouant
son jeu à part, triomphant seule si elle vainquait, battue sans espoir si elle
venait à succomber. Nous sentions que notre bataillon des Glières était un
élément dans un ensemble, un bataillon parmi d'autres qui combattaient
ailleurs dans la même guerre, pour la même cause, en vue de la même victoire
; noue pensions que les vicissitudes qui pouvaient donner à nos armes la chance
ou le malheur momentanés ne devaient être envisagées que dans la perspective
immense d'un univers ligué contre le même ennemi. À Glières, mais aussi
avant et après Glières, nous avons toujours agi suivant les ordres de
l'état-major interallié, auquel nous étions reliés par des officiers de
liaison, puis, à la fin, par radio. Perdus dans les neiges de Savoie, nous
étions ce que d'autres étaient, simplement avec des moyens supérieurs, dans
le désert, dans le ciel traversé d'escadrilles ou sur les mers. Sans doute, ce
n'est pas la première fois dans l'histoire que des peuples opprimés se
dressaient contre leurs oppresseurs. Mais aujourd'hui la guérilla a conquis une
signification particulière : elle n'est plus l'arme des peuples battue, elle
est devenue une des armes des peuples qui se battent, une forme normale de
combat. Elle fait figure de parent pauvre auprès de l'organisation imposante et
somptueuse des autres éléments du combat moderne ; mais elle est une
auxiliaire indispensable que ne peut négliger un plan d'opération. Bien plus,
elle peut devenir à chaque instant la seule forme d'action possible, dans une
guerre de mouvements où le jeu des forces mécaniques est si violent que les
situations se renversent en un clin d'œil. S'il la néglige, le combattant
moderne, avec ses nombreux moyens, risque d'être comme le chevalier du moyen
âge, redoutable tant qu'il est solidement monté sur son cheval, mais paralysé
dans son armure une fois qu'il gît à terre, livré au bon plaisir de ceux
qu'il pouvait terroriser tout à l'heure par son énorme appareil.
Il importerait donc de prendre au sérieux les problèmes que pose l'action des partisans. Pour être moins scientifiques, ils ne sont pas moins difficiles ni moins rigoureux que ceux de toute autre arme. Si l'on tend à les négliger, c'est peut-être parce qu'ils n'entrent pas dans des cadres et qu'il, compliquent le travail ; mais il faut admettre que, dans l'art de la guerre, le temps est passé où l'on pouvait ne compter que sur des situations classées et prévue,. Telle est la leçon militaire de Glières. Sur le Plateau quelque chose a pris corps qui était une création originale de l'armée française et qui retournait complètement la situation des heures sombres de 1940, où, dans la déroute de nos armées, semblait avoir sombré à tout jamais pour cette guerre le rôle du soldat qui défend un coin de sa terre natale. Pour beaucoup la lutte n'était possible qu'avec un matériel considérable, des troupes nombreuses et instruites, des hases de départ suffisamment solides. Pour eux, la vocation propre du soldat avait cessé d'exister. Or la vocation du soldat est de se battre jusqu'à la limite de ses forces tant que l'ennemi est installé sur son sol. Mais, dira-t-on, que voulez-vous faire sans armes et sans armées ? En créer tout de même. Glières a montré ce qu'on peut faire lorsqu'on a la volonté de réunir les débris épars de forces, de bonnes volontés et d'intelligences. Glières a montré surtout ce qu'on aurait pu faire si, au lieu d'être une improvisation spontanée, le maquis avait été méthodiquement prévu dans les plans des états-majors.
Glières ou le soldat retrouvé
Une telle réalisation n'était pas le fait d'un concours heureux de circonstances. Noue avons vu ce qu'elle supposait d'effort et de générosité, d'application de l'esprit et de dévouement. La lente marche des problèmes aux solutions qui nous a menés du maquis à Glières et de Glières à la victoire a moins été l'évolution de ces problèmes que la transformation progressive d'hommes qui les ont vécus et qui se sont chaque fois soulevés à la hauteur des circonstances. Je voudrais que l'on saisisse bien cet arrière-fond humain sur lequel se détachent pour nous les événements de notre vie de réfractaires ; on les comprendrait mal si l'on ne les situait dans l'histoire des recherches, des aspirations, des expériences que nous venons de retracer. Il y a un peu de substance humaine attachée à tout ce qui s'est construit et organisé pendant cette année et demie de résistance armée en Haute-Savoie ; cela est vrai de toute création qui compte, mais plus particulièrement ici, car les exigences de l'heure imposaient que l'homme s'engageât tout entier dans sa tâche. Dans le maquis plus que partout ailleurs, la valeur personnelle était tout puisque l'ingéniosité, la résolution et le courage devaient suppléer aux moyens matériels déficients.
Il n'est donc pas étonnant qu'en créant une nouvelle forme de guerre, l'on fit amené à découvrir un idéal de soldat Nous avions là des volontaires, qui possédaient, à ce titre, une aptitude exceptionnelle à la combativité et à l'héroïsme, toujours disponibles, toujours se donnant sans calcul. Nous avons vu le potentiel inestimable de forces que représentaient ces jeunes, avec toute la fougue qui animait leur décision ; eu haillons et souvent les mains vides, ils savaient tirer parti de leurs misérables ressources bien autrement que des combattants réguliers requis par la loi et équipés confortablement. Les conditions dans lesquelles ces hommes du maquis surgissaient étaient les mieux faites pour les aguerrir. Napoléon disait que les souffrances et les privations sont les meilleurs instituteurs du soldat. Quel régime remplirait mieux ces conditions que celui des camps clandestins ? Dans cette vie de misère se développaient au plus haut point l'esprit d'initiative et d'adaptation. Mais surtout le maquisard se distinguait du soldat ordinaire par un dynamisme exceptionnel ; il le devait à une aspiration puissante, née de l'oppression ; pouvoir enfin redevenir des êtres libres, pouvoir vivre et circuler sans contraintes, penser et agir sans la crainte du cachot, c'était là pour lui plus qu'un rêve : un besoin, une nécessité vitale. Et puis je ne sais quelle vertu recelaient pour sa formation intérieure les forets, les solitudes montagnardes, les refuges lointains : tous ces asiles inviolés conservaient des forces défensives obscures auxquelles ont puisé éperdument les jeunes, comme va boire à la source la bête traquée.
Ce nouveau type de soldat, extérieurement si pauvre, mais si riche en lui même, nous l'avons senti se former comme une réponse toujours plus vigoureuse aux situations difficiles et aux problèmes ; il s'est finalement épanoui soue l'influence de Tom pour incarner l'esprit de Glières. Mais au fond, qu'était ce sinon toujours ce même soldat français, héritier des preux, des croisés de saint Louis, des volontaires de la Révolution, des grognards de l'Empereur, des chasseurs de Sidi-Brahim, des fantassins de 14 ou des héros du bled africain ? Loin de faillir à la tradition, le maquisard l'aura enrichi d'une forme nouvelle, déjà légendaire elle aussi, et le 27e BCA, qui a donné à Glières ses chefs, se reconnaît dans ce bataillon de réfractaires qui l'a continué pendant les heures tragique, en attendant de le reconstituer après la Libération.
Dès lors, ce qui a compté à Glières ce sont ces hommes, jeunes maquisards ou chefs éprouvés, qui ont fait des semaines passées sur le Plateau un événement humain qui restera lourd de signification dans l'histoire de la France. Cet aspect des choses dépasse les faits eux-mêmes pris dans leur matérialité ; c'est ainsi que certaines paroles, certains écrits ou certaines expériences n'occupent qu'un instant dans le temps, mais se perpétuent dans la durée des esprits ou des âmes. Au milieu d'une aimée et demie de vie maquisarde, Glières fut le sommet de tous les efforts, la gerbe de tous les sacrifices, la rencontre et l'aboutissement de tous les problèmes, la synthèse pour nous de l'histoire d'un maquis, l'apogée d'une aventure exaltante. Là s'est concentré, comme en un foyer de lumière où tout est visible et facile à comprendre, ce qui ailleurs est resté épars, ainsi qu'en certains lieux des plages ou des montagnes se rencontrent tous les échos de l'univers. Nous le sentions bien malgré les peines absorbantes de la vie que nous menions là-haut. II nous semblait que notre existence avait acquis aux yeux du monde, dont nous étions coupés par le blocus, une nouvelle dimension. Je le disais à mes hommes, pour alimenter leur ardeur : " Les gens de la vallée ont du mal à se soustraire à la psychose de l'écrasement ; mais ils pensent à nous et reprennent courage. " En fait, nous étions, dans leur esprit, enveloppés de merveilleux et, pour mettre la réalité à l'échelle du sens qu'ils lui donnaient, ils nous disaient cinq mille, armés de moyens puissants qui nous tombaient du ciel. Ce grossissement qui nous projetait dans l'irréel n'était pas ce qui compta le moins dans notre histoire. N'avions-nous pas mission, à quatre cent soixante-cinq que nous étions là-haut, d'affirmer que le soldat français n'était pas mort, qu'il saurait se battre à tout prix et qu'il ferait une guerre efficace si on l'aidait tant soit peu, si l'on donnait à son ingéniosité et à son courage quelques moyens matériels tout de même ? C'est ainsi qu'à Glières a pris corps, pour illustrer la forme de guerre qu'il fallait désormais opposer à l'occupant, une figure de soldat qui s'est chargée de tout ce que l'âme française voulait mettre dans sa révolte, dans son obstination et dans son espérance.
En avions-nous Conscience sur le moment ? J'en doute, bien que le sentiment nous pénétrât qu'il s'opérait quelque chose de décisif et qui nous dépassait. Mais, après coup, nous avons compris ce que signifiaient ces journées ardentes ; au milieu des petitesses de l'après-guerre, nous les évoquons avec mélancolie comme un âge d'or où les hommes étaient généreux, où seule comptait l'œuvre à accomplir. Il n'en demeure, en notre mémoire, que les souvenirs les plus exaltants, les actions où les meilleurs ont exprimé ce qu'il y avait de meilleur en eux. Tout ce qui fut banal ou vulgaire s'est déposé, laissant à la lumière les impressions qui nous ont définitivement marqués dans cette extraordinaire expérience.
Quand nous repensons au Plateau, notre imagination se porte vers les hauteur, de neige et elle y retrouve une vision étrange comme une aurore boréale. Nous revoyons quelque chose de très pur, un oasis d'idéal en marge de notre vie. Nous évoquons les heures trépidantes, les heures d'aventure où chaque difficulté, chaque alerte portait notre moral un peu plus haut. En nous remontent aussi les heures de paix, les jours de soleil après les jours de tempête, les nuits étoilées où nous étions loin de la terre ennemie ; nous avons connu alors les joies pures, l'enthousiasme retrouvé, les méditations poursuivies sur les pistes de neige, interminables, ces mille projets pour l'avenir d'une France que nous rebâtissions à l'image de notre fraternité. Et puis, tout d'un coup, se déchaîna une force brutale qui vint nous écraser et qui nous dispersa en ne laissant derrière nous que des ruines, des morts et des martyrs. Ce n'était plus le Plateau paisible des soirs d'hiver où l'ombre des sapins s'allongeait lentement sur l'immense surface de neige; c'était le Plateau tragique de ce dimanche de mare déjà plus tiède, qui n'offrait à nos regards consternés que les brasiers des chalets en proie à l'incendie. Je revoie, assis sous un sapin, Anjot et Bastien discutant des décisions à prendre, tandis que les stukas piquaient sur nos demeures montagnardes et les mettaient en flammes. Tout semblait alors s'écrouler dans la destruction et dans la mort. En fait tout se transposait dans l'éternel, car ce que l'homme a rempli de lui-même possède un sens qu'aucune force matérielle ne saurait anéantir. Glières, en ce moment d'angoisse, passait de l'histoire des faits à celle des idées-forces. Tout ce que son organisation supposait de problèmes posés, de solutions découvertes, de générosité et de sacrifices, tout cela semblait s'abolir, mais c'était pour renaître en des cocas résolus. Dans cet échec commençait à germer la Libération. Il en restait pour les stratège, une leçon, pour la France un exemple, pour le monde un témoignage, pour les rescapés le devoir de reconquérir mie terre de liberté plus vaste; il en restait pour tous une affirmation de la vitalité de la France. Et c'était là plus qu'une victoire.
DEUXième partie
Images de Glières
Les hommes et les jours
LES CHEFS
TOM (LIEUTENANT THÉODOSE MOREL)
PREMIER AOÛT 1915 - 10 FÉVRIER 1944
De son œuvre, ce livre parle assez ; car Glières, c'est Tom. Mais peut-être qu'en essayant de comprendre l'homme, nous saisirons mieux le secret de son prestige et de son influence.
Ce qui frappe en lui, c'est, plus encore que tel ou tel acte d'héroïsme qui lui valut en 1940 la croix de guerre et la légion d'honneur, la manière toute droite dont a poussé son âme ; c'est la continuité de développement qui fit apparaître dans sa nature d'enfant, toujours persistante avec sa jeunesse de caractère, sa générosité et son enthousiasme, une personnalité d'homme, vigoureuse et énergique, tempérant de sérieux le sourire qui l'ouvrait à la vie. Tom écolier, c'est déjà Tom, franc, loyal, intrépide. Voici, parmi les anecdotes qu'a recueillies un de ses maîtres, un trait qui révèle bien son tempérament entier et fier, en même temps que sa bonne humeur.
" Tho (c'est ainsi qu'on l'appelle dans sa famille) a quatorze ans. À Lyon, au collège de la rue Sainte-Hélène, cela ne va pas tout seul. Un préfet sévère, d'austère réputation, règne sur le petit monde. Tho et sa fronde n'ont pas la cote. Le moins que l'on puisse dire, c'est que la situation est tendue entre l'enfant et son maître. Les amis a raisonnables," de Tho ont beau essayer de le calmer, l'opposition en fait son chef. " On l'aura, le père préfet ". Un jour, pendant une classe de catéchisme, le père préfet explique ce qu'est un a cas de conscience ". " Voyons, dit-il, qui va nous proposer un cas de conscience sur la propriété ? " Tho lève le doigt. Silence sur les bancs. " Très bien, Morel, pour une fois, vous vous intéressez à 1a classe. Parlez. " — " Voilà, mon père. Un paysan a des poules, des canards, des oies... Un de ses canards franchit la route et va faire son œuf dans la cour du voisin. À qui appartient l'œuf ? " " Excellent, dit le père, voilà un modèle de cas de conscience ; eh bien, qu'en pensez-vous vous-même, Morel ? Le silence s'épaissit parmi les complices : tous, anxieux, attendent ce qui va se passer. Et soudain, ces mots qui voudraient être candides : "Eh bien, moi, susurre Motel, moi, je crois que les canards ne pondent pas..." Après une telle scène et le scandale qui s'ensuivit, le père du jeune héros, qui faisait déjà de la résistance, jugea opportun de retirer son fils de l'externat Saint-Joseph et demanda son admission à un autre collège de la Compagnie. "
Tom eut très tôt une vocation militaire bien déterminée ; mais quel sens rare et profondément humain ne lui donnait-il pas ! " Tous mes efforts, écrivait-il à seize ans, consistent à me perfectionner, à grandir davantage pour pouvoir être plus tard le chef plein d'allant, d'entrain, plein de jeunesse et de cran, le chef qui connaît son métier et ses hommes, mais aussi le chef qui se dévoue pour eux. Pour être chef, il faut avoir du prestige, et ce prestige, il faut l'acquérir par de la générosité, de l'entraide mutuelle, du dévouement... Je cultive le prestige non pour une vaine gloire, mais pour élever les âmes... " Mais le sérieux avec lequel il s'engage dans l'existence ne lui enlève rien de son optimisme et de son allant : " La vie est merveilleuse. Je l'aborde, le sourire aux lèvres, la joie au cœur. " S'il peut goûter si intensément le bonheur, c'est qu'il est capable, à un rare degré, d'effort et de sacrifice. " Me voilà à la fin de ma journée, écrivait-il par exemple, heureux de m'être dépensé physiquement et moralement. Une fois de plus, je fais la constatation que je ne vis vraiment que dans l'effort. " De cette tendance spontanée, il s'est fait une règle de vie qu'il exprimait ainsi à un de ses anciens cyrards, dont il fut l'instructeur en 1941 et 42 : " Si vous hésitez entre deux devoirs, choisissez celui qui vous coûte le plus, où il y a plus de sacrifices à faire. Vous êtes sûr de ne pas vous tromper." Cette générosité totale lui procurait à la fois sérénité et énergie : " Je crois plus que jamais que la joie est dans l'action et le travail, que la lutte quotidienne est notre seule et souhaitable destinée, que l'énergie et la volonté sont les bases essentielles de notre vie morale, de notre montée vers Dieu. "
Oui, le secret de cette vie ardente, c'était un immense effort, une aspiration infinie : " Priez, écrivait-il au prêtre qui était son confident, pour que je garde jusqu'au bout, an milieu des difficultés comme au centre du bonheur et des joies de la famille, cette âme qui répugne à la médiocrité et qui voudrait s'élever toujours dans la noblesse. "
Cette âme qui répugne à la médiocrité et qui voudrait s'élever toujours dans la noblesse, c'est elle qui a fait Glières.
CITATION
DU LIEUTENANT THÉODOSE MOREL
POUR LA CROIX DE LA LIBÉRATION
"... Déjà fait chevalier de la Légion d'honneur à 24 ans pour avoir capturé une compagnie italienne sur le front des Alpes en juin 1940. Instructeur à Saint-Cyr en novembre 1942, a aiguillé ses élèves vers la Résistance, et s'est lancé lui-même corps et âme dans la lutte contre l'envahisseur, agissant tour à tour comme camoufleur de matériel, agent de renseignements, propagandiste. Démasqué par l'ennemi, s'est jeté avec une immense foi dans le maquis savoyard. Sans armes, a attaqué en combat singulier un officier allemand qu'il a réduit à l'impuissance. Devenu chef de bataillon des Glières, a été l'âme de la Résistance du Plateau, son chef et son organisateur. Le 9 mars 1944, après avoir enlevé d'assaut le village d'Entremont, a été assassiné lâchement au cours d'une entrevue qu'il avait demandée à ses vaincus pour épargner une effusion inutile de sang français. Restera dans l'épopée de la Résistance une incarnation du patriotisme français et l'un des plus prestigieux martyrs de la Savoie..."
(Journal officiel du 22 novembre 1944.)
LE CAPITAINE ANJOT (BAYARD)
Né à Rennes, le 21iuillet 1904, Maurice Anjot grandit dans une famille qui conservait très vives les traditions religieuse- t nationales. Il lui dut le sens du devoir et les qualités morales qui lui donnèrent, avant l'âge, une maturité de caractère et d'intelligence que ses chefs ont toujours admirée. C'était un homme vif et robuste. Au premier abord, on le trouvait réservé et froid ; mais on sentait bien vite que, s'il se communiquait peu et ne cherchait pas à briller, c'est qu'il vivait intensément en lui-même, avec ses responsabilités, avec son idéal et avec sa foi.
Sa carrière militaire fut brillante. Sorti de Saint-Cyr en 1925, il y revint en 1929 comme instructeur pour six ans. Ses chefs notèrent toujours en lui "un rare ensemble de qualités morales, intellectuelles et physiques " qui en faisait un homme complet. Il apparaissait comme un " chef à la fois énergique et pondéré ", faisant preuve d'un " jugement très sûr, de sens pratique, de coup-d'œil et de tact ". Capitaine depuis 1935, il mérita, lors des combats sur l'Aisne et sur la Marne, une belle citation. C'est après l'Armistice qu'il fut affecté au 27e BCA d'Annecy.
Tel est l'officier d'élite qui se mit, dès le printemps 1941, au service de la Résistance. Des rapports de police pour ".menées antigouvernementales ", nous permettent de deviner le genre d'activité qu'il déploya pendant un an. On le voit multiplier les contacts avec les officiers de réserve pour constituer dans la région des bataillons secrets. e Au printemps 1941, dit un des témoins interrogés lors de l'enquête qui fut menée en automne 1942, j'ai reçu la visite du capitaine Danjot ou Anjot, adjudant-major du 27e chasseurs. Il était en civil et était venu en voiture. Il se présenta à moi, puis fit un tour d'horizon sur la situation de la France. Après leur défaite, en 1918, les Allemands avaient monté une organisation occulte pour refaire une armée. Il était normal que la France fit de même, me dit-il... Voici quelle était l'organisation du mouvement : il s'agissait de constituer dans chaque arrondissement, avec des éléments de réserve, un bataillon semblable aux bataillons de chasseurs, comprenant environ mi millier d'hommes à mobiliser par convocation individuelle. "
C'était là un plan de résistance qui aurait été particulièrement efficace: il aurait, au moment voulu, fait surgir sur les arrières de l'ennemi une véritable armée de réserve élargissant brusquement l'armée d'armistice. Le projet était d'autant plus audacieux qu'il datait du début de 1941, à une époque où la masse des Français ne songeait guère à faire de la résistance à l'intérieur. L'invasion de la " zone libre ", en novembre 1942, fit tout échouer. Il fallut trouver d'autres méthodes ; mais le but restait le mémo : reconstituer des bataillons " pour le jour où, comme disait Anjot d'après un autre rapport de police, il faudrait nettoyer le pays ". Alors naquit l'armée secrète. Le capitaine Anjot en fut l'un des principaux artisans en Haute-Savoie, sous les ordres du colonel Vallette d'Osia.
Après l'arrestation de son chef, il connaît 1ui aussi la vie de proscrit. Il se laisse pousser la moustache et les favoris ; il devient un autre homme, avec une autre identité. Il trouve un gîte chez de. amie, puis chez en prêtre, puis dans une ferme. Il est, dans la Résistance, ce qu'il était dans l'année : un homme méthodique, travaillant avec obstination, poursuivant son idée sans relâche. D assure lui-même les liaisons importantes ; il centralise les renseignements ; il s'assure des complicités et des concours — activité souterraine, dont lui seul a connu l'ampleur et la fécondité. Au moment de Glières, il n'hésite pas à se présenter à l'intendant de police, le colonel Lelong, pour parlementer. " Ma vie importe peu, dit-il à ceux qui veulent lui épargner les risques d'une pareille démarche, si je peux sauver celle des autres. " Quelques jours après, Tom fut tué dans l'engagement d'Entremont. Il fallait un officier qui se dévouât pour continuer l'entreprise envers et contre tout, afin que Glières restât Glières. Anjot se proposa et il se trouva que sa venue était ardemment souhaitée par les officiers du Plateau. Il écrivit alors à sa femme une lettre où l'on sent bien quel homme il était : " Tu sais combien les événements ont marché depuis ton départ. La disparition brutale de notre camarade Morel a nécessité son remplacement. Si j'ai pris cette charge, c'est parce que j'ai jugé que mon devoir était là. Ne crois pas qu'il ne m'en a pas coûté de le faire, toi absente ; mais peut-être que cette absence même m'a permis de surmonter plus librement le côté familial de la question. Nombreux sont ceux qui, par des sentiments plus ou moins lâches et faux, se laissent détourner actuellement du devoir national. En tant qu'officier, je ne puis le faire. Que cette décision soit acceptée par vous deux, Claude et toi, très crânement."
À ce testament spirituel, il ajoutait un petit mot pour son fils : " Je te recommande surtout d'être toujours très gentil avec ta maman. Sois très obéissant et toujours le bon petit élève que j'avais plaisir à faire travailler. Je rentrerai à la maison dès que je le pourrai et nous reprendrons notre vie d'avant. N'oublie pas ton papa dans tes prières. "
En fait, tandis qu'il essayait ainsi de rassurer les siens, il connaissait trop bien la situation pour être optimiste. Au lieu de vivre dans l'enthousiasme du Plateau, il avait dû suivre personnellement de près, jour par jour, la marche des événements ; il savait toutes les menaces qui s'amoncelaient. Il n'espérait pas redescendre ; il le fit comprendre à un ami, chez qui il passa sa derrière soirée avant d'aller prendre son commandement. Mais, toujours méthodique, il établit avec lui les plans d'une action concertée pour le cas où la situation n'évoluerait pas trop rapidement.
II monta à Glières le 18 mars. C'était toute une expédition pour rejoindre le Plateau à travers les barrages. II apportait le drapeau de la compagnie qu'il avait commandée au Pont de Kehl, afin de le faire flotter symboliquement à Glières. Il emmenait aussi avec lui sa vareuse de chasseur alpin : " Si je dois mourir, disait-il, je veux mourir Anjot "; c'est pourquoi, dès son arrivée moustache et favoris disparurent.
Les événements allèrent trop vite pour lui permettre de donner sa mesure. Pendant les huit jours où le Plateau put résister encore, il n'eut que le temps de s'installer dans son nouveau commandement et de renforcer hâtivement la défense. L'initiative appartenait désormais à l'adversaire ; la grande idée d'Anjot fut de sauvegarder l'honneur en épargnant le plus possible la vie des hommes : c'est cette préoccupation du sort de plus de quatre cents jeunes gens qui lui avait inspiré de venir prendre cette charge désespérée. Après avoir refusé fièrement de traiter avec les miliciens, il mit en œuvre tous les moyens disponibles pour soutenir l'attaque imminente. Le soir du 26 mars, quand les défenses furent irrémédiablement percées, il lança l'ordre d'évacuation, en donnant à chaque chef des instructions détaillées pour son repli. II partit avec la nombreuse colonne qui s'engagea dans la gorge d'Ablon. Il était déjà parvenu au village de Nâves, en compagnie du lieutenant Lambert Dancet et de Vitipon, lorsqu'un barrage allemand ouvrit le feu sur leur petit groupe et sur les Espagnols qui suivaient. Ils ripostèrent, mais ils ne tardèrent pas à tomber. Anjot avait été atteint par une rafale de mitraillette.
LES ESPAGNOLS
Cinquante-six Espagnols rejoignirent le camp de Glières dès les premiers appels. Affectés par le gouvernement de Vichy à des " compagnies de travail " en haute montagne, ils avaient subi pendant deux ans la vie dure de suspects. Lorsqu'on décida de les déporter en Allemagne dans des camps d'extermination, ils purent disparaître à temps et former des groupes de maquisards. Ils évitèrent toujours de tirer contre les forces de police française par respect de l'hospitalité (d'ailleurs bien rude) que nous leur offrions. Aussi eurent-ils quelques scrupules, à Glières, en entrant dans la lutte ouverte, et ils dirent à Tom : " Nous nous faisons un plaisir de combattre les Italiens ou les Allemands ; mais nous ne voulons pas tirer sur des Français. Seulement, si on vous attaque, nous vous défendrons."
Ils formèrent la section Ebre, qui fut l'une des meilleures grâce à sa docilité et à sa discipline. De longues années de souffrances en exil leur avait donné une extrême endurance. Ils avaient l'art de vivre avec peu de choses, de s'installer avec presque rien, d'organiser des veillées où ils chantaient les chansons de leur pays en faisant danser des marionnettes.
Après le repli, qui leur coûta six tués et cinq prisonniers, ils reformèrent un maquis sous le commandement de Vera Miguel et prirent une part active à la libération. Leur conduite à Glières ne fut qu'un des nombreux témoignages de leur loyalisme.
LA GARDE ESPAGNOLE
PAR MANUEL JOYA
Février passait trop lentement pour nous qui attendions la tiédeur du printemps, plus semblable à notre climat espagnol. Nous étions en position sur le chemin qui vient du Petit-Bornand et nous avions l'ordre de conduire à Tom toute personne qui ne serait pas munie d'un laissez-passer.
Un matin, les gardes du poste avancé aperçurent un homme qui montait vers eux. C'était un petit homme, avec un béret et une veste bleue ; il avait l'air, tout au plus, d'être le propriétaire d'un de a nos " chalets. " Avez-vous un laissez passer ? - Non. - Alors, accompagnez-moi au P.C. - Très bien. "
L'Espagnol qui parlait était l'un des plus fidèles à exécuter les ordres. Mais, en considérant l'âge et l'allure peu agressive de son interlocuteur, il mit son fusil à l'épaule et, au lieu de clore la marche, il partit le premier en disant : " Suivez-moi ". Arrivés devant le chalet que nous habitions, ils entrèrent pour se réchauffer un peu, puis ils continuèrent leur chemin en parlant du débarquement.
Au P.C., Tom reçoit l'homme comme un ami. L'Espagnol demande s'il peut se retirer : " Oui, jeune homme ; mais attend. " Et, se tournant vers l'autre, il lui demande : " Que pensez-vous de la garde ? - Un peu confiante ", dit le visiteur en regardant l'Espagnol. Ce dernier fut touché au vif dans son amour-propre. Tout le long du chemin, il rumina sa revanche :
" Si ce type-là remonte, je lui mets le canon dans les côtes et je l'amène au P.C. les mains levées. Il apprendra de quelle manière nous faisons la garde, nous les Espagnols "
Et les jours passèrent, froids, brumeux, pleins de neige et de tempêtes. L'homme ne revenait pas ; mais l'Espagnol veillait toujours. Nous venions de perdre Tom, qui représentait pour nous la jeunesse, le courage, l'amitié. Quelques jours après, on nous présenta le nouveau chef : Anjot. L'Espagnol reconnut son homme. Et il oublia sa revanche.
CHANT DU BATAILLON DES GLIÈRES
En avant Bataillon des Glières
Décidé à vaincre ou mourir
Pour chasser l'ennemi
Nous vaincrons nous vaincrons nous vaincrons
LES VEILLÉES
PAR JULIEN HELFGOTT
Il est dix heures passées. Je remonte de la garde transi de froid ; depuis deux heures je n'ai pas cessé de grelotter. Je marche péniblement en glissant et en tombant ; le chemin est perdu sous la neige et je n'ai que les sapins pour me repérer dans ce blanc qui me fatigue la vue. Mais voici que le vent qui me flagelle avec des rafales de neige m'apporte quelques bouffées de chant. Là-bas, au chalet, mes camarades font la veillée, comme on dit dans le pays. Je hâte le pas ; dans un instant je vais pouvoir goûter avec eux quelques heures d'une vie moins rude. Le chalet représente vraiment pour moi ce qui me manque tant depuis de longs mois de vie errante. Maintenant nous sommes fixés : un foyer est là tout proche avec des frères, et leurs chants qui m'appellent dans la nuit me sont bien doux au cœur.
Mon arrivée est saluée joyeusement et l'on me cède aussitôt une bonne place près du poêle. L'atmosphère est bruyante et le chanteur qui occupe l'attention est obligé souvent de forcer le ton. L'une après l'autre, les vedettes de la section reprennent leurs succès tandis qu'au refrain l'assistance chante en chœur.
" C'était toute notre âme qui ,s'éveillait dans ces soirées, écrit Jean-Isaac Tresca (Pasquier). La diversité des êtres se fondait en une communion si totale que notre présence sur le Plateau aurait été assez justifiée par ces heures-là Un chant déjà mille fois entendu, parti d'un coin obscur de la salle, passait, prenait dans sa mélopée poignante la rêverie de chacun et s'enflait en entraînant un chœur de cinquante voix qui criait le passé, l'amour et l'espoir de nos cœurs. Ce sont des airs inoubliables
Adieu, clocher de mon village, Quand Matteo le jeune Corse, que Florence, le cuisinier de Savoie-Lorraine, nous chantait avec passion, colosse au cœur d'or. Notre âme, triste de toutes ses peines, fondait bouleversée et, pour résister à son émotion, chacun reprenait cette mélodie qu'il criait finalement comme tare explication de tout son être. "
À côté des couplets sentimentaux, les parodies de Pierre Dac à la radio anglaise ou les adaptations originales dont tel ou tel de nos camarades avaient la spécialité, obtenaient un succès enthousiaste lorsque les chanteurs les plus douée leur prêtaient leur voix. Nous faisions refleurir les marches patriotiques, surtout celles qui étaient proscrites : les Allobroges, la Marche lorraine. Nous donnions une large place aux airs de notre folklore et chacun aimait entraîner avec lui toute l'assistance en lançant un chant de sa province. Dans certains groupes naquirent des chorales, par exemple dans les sections Hoche, Bayard, Lyautey, dont les élément, routiers, jocistes et ajistes formaient l'armature. Les carnets de chants écornés et salis étaient toujours avidement feuilletés. Chanter était un besoin. Les chants naissaient d'eux-mêmes dans le soir et ils étaient toujours très beaux ; chacun éprouvait à les entendre la nostalgie d'un heureux tempe passé, encore très vivant en soi.
Certaines sections avaient apporté avec elles des chansons de maquisards, qui étaient devenues quasi officielles. Chacune essayait de faire triompher la sienne pour les rassemblements. Or voilà qu'un soir, au cours d'une veillée, Tom entendit la chanson des F.T.P. d'Argentine (Savoie) arrangé par un lieutenant belge, disparu depuis. Il fut vivement intéressé et il en demanda sur-le-champ une copie. Quelques jours après, légèrement modifié et adapté à la situation nouvelle, le chant était définitivement consacré chant officiel du Bataillon des Glières ". Les vers en étaient faibles, mais les sentiments qu'ils exprimaient sans art étaient bien ceux qui nous animaient. Nous réservions toujours ce chant pour la fin de la veillé : il en élevait l'inspiration et nous rendait à notre vie réelle par le biais d'une profession d'héroïsme : ,
" Prêts à choisir sur la grand'route humaine
La noble voie qui conduit au devoir,
Nous choisissons les routes où l'on peine
Mais où fleurit notre plus bel espoir."
Mais nous n'avions pas toujours des veillées chantantes. Nous nous contentions souvent de nous reposer en lisant un moment sous la lampe. Les passeurs nous apportaient de nombreux journaux clandestins, que nous nous arrachions le soir ; malgré la minceur de leurs articles, ils étaient réconfortants et nous donnaient des raisons d'espérer. Les Cahiers du Témoignage Chrétien, mieux écrits et plus nourrissants, étaient très appréciés également; le message de Bernanos : " Où allons-nous ? " fut commenté et diffusé. En revanche les quotidiens du moment ne nous inspiraient qu'amertume et colère.
Nous suivions avec attention le déroulement des événements politiques de la guerre et nous abordions les nombreux problèmes qu'ils soulevaient, dans une atmosphère sereine exempte, sauf en de rare occasions, de sectarisme partisan. Notre principale source d'information était naturellement la radia française libre : nous l'écoutions avec les petits postes à piles qui nous avaient été parachutés et l'on devine avec quelle attention nous prêtions l'oreille quand les orateurs de Londres évoquaient notre présence sur ce coin de terre libérée.
Je ne puis me rappeler ces veillées de Glières amie quelque regret. Elles réveillaient en nous le côté tendre, qu'il fallait bien négliger le reste du tempe dans notre vie de mâle aventure. Elles nous permettaient de nous élever un instant en dehors de la durée ; nous redevenions enfants et cela étai très doux. Serrés coude à coude nous rêvions, frères liés par un même serinent, soudés par un idées commun que nous exprimions dans nos chants, dans nos paroles, dans nos rires. Quand un homme, retour de la garde, entrait tout frissonnant du froid de la nuit, il se prenait à tressaillir en sentant monte vers lui, à travers la fumée des pipes, cette intense chaleur humaine, toute de joie et de peine.
Nous étions au Plateau depuis deux jours seulement. Chaque section était en plein aménagement, en quête d'un chalet, d'un peu de paille, de planches, d'un fourneau, de quelques assiettes, bref des mille et une choses qui sont indispensables, même à un maquisard, pour s'abriter, dormir, manger, se prémunir du froid. C'est alors que Tom me chargea d'installer le P.C. La neige tombait dru. La prospection fut longue. Il fallait à la fois un emplacement central et un chalet assez vaste pour loger les agents de liaison, le personnel de garde, les hôtes de passage, assez commode aussi pour offrir un bureau indépendant.
J'en découvris finalement un auprès de deux énormes sapins, qui devaient le rendre plus facile à reconnaître. J'allais entrer pour y faire un rapide inventaire du matériel, quand la porte s'ouvrit ; c'était le docteur Marc, qui l'avait trouvé à son goût pour l'infirmerie. Contrairement à l'usage qui consacrait, dans le maquis, le droit du premier occupant, la préférence fut donnée au P.C. Celui-ci s'établit donc au centre du Plateau, au milieu d'une quinzaine de chalets assez bien alignés. Le soir même, tout était aménagé ; nous y mangions la soupe et nous allions nous coucher sur les bas flancs dans une grande pièce transformée en dortoir.
Dès le lendemain le P.C. commença à prendre son caractère de ruche. De tous les côtés on venait y chercher des ordres, apporter des rapports, des renseignements. Peu à peu le nombre des sections augmenta et leurs effectifs s'enflèrent. Tom alors nomma chef du P.C. Georges Decours, ancien agent de police à Annecy. Geo, comme on l'appelait, avait gardé sa tenue et son sifflet. Son âge (il avait 42 ans), sa qualité de père de trois enfants et sa forte personnalité faisaient de lui un chef qui en imposait. C'est lui qui commandait l'équipe des agents de liaison et qui réglait les détails de notre vie (heures de garde, repas, accueil des passagers, etc.).
En plus des officiers et des agents de liaison, le P.C. abritait deux Polonais, Tomy et Joseph, qui aidaient le cuisinier pour les corvées et qui, le reste du temps, réparaient les chaussures et coupaient les cheveux. Ces deux Polonais, anciens soldats de la Wehrmacht, avaient été faits prisonniers par le fameux Simon près d'Ambérieu ; mais ils avaient été épargnés à cause de leur nationalité. Bien vite ils s'étaient habitués à la vie du maquis et chantaient à longueur de journée les chants des partisans de leur pays. C'étaient de braves gars, qui suivaient avec passion l'avance des armées soviétiques en Pologne. Tom les appelait ses fils. Ils avaient pour lui un profond respect et une grande reconnaissance.
La paperasserie administrative était simplifiée le plus possible. Le P.C. possédait le curriculum vitae de chaque chasseur du bataillon, sans oublier son nom de guerre, qui était le plus important pour nous, car nous ignorions qui étaient Maurice Dupont ou Roger Lambert : nous connaissions seulement Zozo ou le Grand Maurice. Tous les matins les chefs de sections faisaient une situation de prises d'armes, sur laquelle ils notaient l'effectif théorique, les malades, les détachés, l'effectif réel, la situation sanitaire, le compte rendu du poste de garde, les besoins de la section. Un agent de liaison apportait le papier au P.C., qui renvoyait à la section l'emploi du temps et les consignes pour la journée. Le chef du ravitaillement relevait l'effectif exact de chaque groupe et préparait son ravitaillement, qu'une corvée venait chercher à partir de 15 heures. Dès 8 heures du matin, c'était un défilé ininterrompu dans le bureau : les envoyés en missions, les paysans qui habitaient encore le Plateau venaient se faire délivrer un laisser-passer, faute de quoi ils n'auraient pu franchir les avant-postes.
De temps en temps, nous avions la joie de voir entrer un passeur. Il arrivait souvent avec un groupe de trois, six ou même dix jeunes qui " rejoignaient ". Après la fraternelle poignée de mains, les nouveaux arrivés allaient se restaurer et sécher leurs vêtements. Pendant ce temps, le passeur, autour duquel nous faisions cercle, commentait la situation de la vallée, nous donnait des nouvelles d'Annecy.
Pour les nouvelles d'ordre général, nous avions des récepteurs de radio, qui nous furent envoyés dès le premier parachutage. Nous en avions immédiatement installé un au P.C.: il nous servait à capter les messages et à écouter les émissions de la radio française libre. Nous affichions un résumé des informations à la porte du bureau : chaque section pouvait en prendre connaissance en venant chercher son ravitaillement.
Les jeunes qui montaient avec le passeur arrivaient exténués de fatigue, après une marche aussi longue dans la neige. Ils avaient besoin d'abord de manger et de se reposer. Ensuite il fallait les faire entrer dans la vie du Plateau. Un premier contact avec les hommes qui montaient la garde aux avant-postes et qui les avaient arrêtés pour le contrôle, leur avait donné l'impression d'une forte organisation. Maintenant Tom ou Anjot les appelaient un par un, leur demandaient pourquoi ils rejoignaient le Plateau, dans quelles circonstances ils étaient passés à la Résistance, etc. Puis ils leur posaient cette question : " Êtes vous décidés à faire le sacrifice de votre vie, si c'est nécessaire ? " Le nouvel arrivé était libre de répondre négativement ; dans ce cas il aurait été reconduit immédiatement aux avant-postes, parce que sa place n'aurait pas été parmi nous. Inutile de dire qu'il n'y en eut aucun. Après avoir donné tous les renseignements nécessaires, les hommes recevaient une affectation suivant leurs capacités et les besoins des sections.
À leur sortie du bureau, le chef du matériel complétait leur habillement et leur donnait une arme avec des munitions. C'était sans aucun doute le meilleur moment de notre vie maquisards que celui où, pour la première mois, nous étreignions un beau fusil tout neuf, fraîchement arrivé d'outre-Manche. Hier encore, réfractaires apeurés et impuissants, nous devenions alors soldats de la Libération.
Des visiteurs de marque furent les hôtes du P.C. pendant 24 ou 48 heures. C'est ainsi que nous reçûmes le chef du deuxième bureau départemental, le capitaine Navant, chef de l'A.S. du département, des officiers de l'état-major régional de Lyon, le capitaine Cantinier de l'état-major interallié, sans oublier quelques aumôniers fort sympathiques.
Mais le P.C. ce n'est pas seulement pour nous le souvenir de cette activité qui donnait à la vie du Plateau son tonus et son rythme ; c'est l'image, si fortement imprimée dans notre cœur, de chefs comme Tom. Anjot, Bastian, de Griffolet, qui firent de notre chalet un foyer d'énergie et d'héroïsme. C'est la pensée de camarades comme Lacombe, le chef de gare, qui lorsque le blocus était à peu près complet, eut l'ironie d'afficher au bureau l'horaire des trains au départ d'Annecy. C'est enfin le souvenir des heures graves que noua y avons vécues dans les moments où toute l'angoisse du Plateau se concentrait en ce point qui en était la tête et le cœur ; je songe aux jours qui suivirent la mort de Tom : le P.C. n'avait plus son âme et il fallut la personnalité d'Anjot pour la faire revivre. Je songe aussi aux heures douloureuses du 26 mars, lorsque Anjot et Bastian s'entretenaient seuls soue les sapins, tandis que tout flambait sur le Plateau et que les alertes succédaient aux alertes. Le soir ce fut la décision du chef : l'ordre de repli. Nous eûmes tout juste le temps de brûler les archives et les papiers compromettants. Il fallut tout quitter et faire vite.
Des mois ont passé. Nous sommes retournés sur les restes calcinés de ce qui fut notre P.C. Sous l'amas de pierres et de ferraille, c'est toute l'histoire du Plateau que nous avons senti vivre encore, de même qu'autrefois, jour après jour, elle venait s'y déposer par le flux et le reflux des nouvelles et des ordres.
Un chalet, deux sapins, un bassin, au centre d'une étoile de pistes, voilà comment nous l'avons connu. Quelques pans de murs au milieu des ronces, c'est tout ce qu'il en reste.
L'INFIRMERIE
PAR LE DOCTEUR MARC BOMDIGER
Ce maquis de 500 jeunes combattants dispersés en plein hiver, à 1 500 mètres d'altitude, sur un immense plateau long de six heures de marche et large de quatre heures, posa un problème d'une importance capitale : celui du service de santé.
On le confia au docteur Marc, médecin des maquis de la Haute-Savoie, ancien médecin-chef de bataillon pendant la guerre. Michou, jeune étudiant en médecine, vieux maquisard lui aussi, devint son adjoint. Ensemble ils organisèrent, au milieu du Plateau, une infirmerie qui ne se ressentait pas trop finalement de la pauvreté des moyens.
Quatre aides leur furent donnés : un cuisinier, Jean-Pierre, un infirmier, Michel, et deux hommes, Yves et Marcel. Le chalet de l'infirmerie-hôpital une fois choisi, on travailla jour et nuit, tous en chœur. Ce chalet, abandonné depuis des années, fut remis en état, nettoyé et lavé partout à la brosse, le plafond et les murs passés à la chaux, les planchers à la javel. On construisit lits et planchers et on ouvrit des fenêtres dans les murs. Médecins et infirmiers se révélèrent femmes de ménage et bricoleurs. Au bout de 8 jours les chefs de chalet invités à venir pendre la crémaillère admiraient leur infirmerie avec sa croix ronge, son hall d'entrée, la cuisine-réfectoire, la salle d'opérations, la chambre des malades chirurgicaux avec ses lits, et surtout l'immense écurie aménagée en dortoir avec son tube de parachutage transformé en poêle à sciure et sa baignoire, immense abreuvoir métallique soutenu et chauffé par des poêles à bois. Après avoir fait un honnête repas où l'ordinaire se trouvait amélioré par une tête de bœuf sans emploi et quelques cadeaux des rares habitants du Plateau, on passa au coin du feu une veillée enthousiaste.
Le service médical du Plateau fut organisé de la manière suivante : Une permanence médicale existait à l'infirmerie pendant qu'un des médecins faisait la visite périodique des avant-postes. Chaque section posséda une pharmacie de secours, un infirmier responsable, deux brancards et un traîneau sur skis pour le transport des blessés. De plus, Michou partait périodiquement à travers les montagnes faire l'approvisionnement en médicaments.
Le mois de février fut particulièrement rigoureux. Le moral était magnifique. Tom, chef incontesté, organisateur exceptionnel, présent partout, nous soutenait tous par sa foi et son enthousiasme.
Nous avions là-haut une vie dure, avec nos chaussures trempées et nos vêtements mouillés, toujours sur la brèche, toujours en patrouille ou de garde sur des collines brumeuses ou tellement éventées que nous avions du mal à nous tenir debout. A cela s'ajoutait la terrible ignorance sur le sort de nos familles traquées par l'ennemi Mais l'état de santé était relativement bon. Il y eut une épidémie de grippe et d'entérite, quelques pneumonies, un érésipèle, des cas de gale et des poux, ainsi qu'un certain nombre de petites blessures par armes à feu. Tout le monde fut soigné et rapidement guéri à l'infirmerie, où l'on donnait même des soins dentaires. L'infirmerie était devenue la maison de famille par excellence même pour les bien portants de passage. Les veillées y étaient charmantes et on y discutait ferme sur tout.
Pendant ce temps, le siège du Plateau commençait. A plusieurs reprises, les assaillants blessés et abandonnés par les leurs furent soignés par notre médecin et évacués vers les vallées avec un dévouement unanimement reconnu. C'est à cette période pourtant que Nichon fut capturé par les G.M.R. pendant une de ses missions sanitaires. Cette arrestation contribua à déclencher les hostilités. Le combat d'Entremont nous coûta très cher : deux morts, dont Tom, et quelques blessés. L'infirmerie du Plateau, décorée avec des parachutes tricolores et noire, servit de chambre mortuaire pour Tom et tous ceux qui tombèrent par la suite.
Les attaques de l'aviation allemande commençaient ; les blessés qu'elles ne manquaient pas de faire étaient acheminés vers l'infirmerie, où on les opérait. À l'approche de la grande attaque on en évacua quelques-uns vers les vallées. Chaque évacuation à travers ces montagnes représentait un effort surhumain de la part d'une dizaine d'hommes pendant de longues heures. Le traîneau sur skis avait un jeu de cordes qui permettait de le tirer, de le retenir et de l'empêcher de déraper latéralement sur les pentes ; un terrain montagneux avec des précipices camouflés par la neige, l'épuisement des hommes, mal équipés et sous-alimentés, le froid, les tempêtes de neige redoublaient la difficulté de ces évacuations.
La grande attaque arriva. Les Allemands mirent en ligne l'artillerie de montagne, les stukas et une division alpine. Le premier bombardement surprit le chalet de Notre-Dame-des-Neiges et blessa gravement deux soldats ; l'infirmier fit pour le mieux, mais tout son matériel était détruit avec le chalet. Le médecin était aux avant-postes du côté opposé ; le temps d'arriver, il faisait nuit ; après des heures d'efforts, six hommes réussirent à ramener les blessés à l'infirmerie, au centre du Plateau. Celui qui avait un éclatement de la cuisse était saigné à blanc et mourut en arrivant. L'autre avait des fractures ouvertes de la jambe, du bras et une plaie lombaire. Les pansements sulfamidés, les appareillages de fortune et les transfusions sanguines le remontèrent petit à petit. Malgré ses terribles blessures, ce combattant, un G.M.R., guérit tout doucement. D'autres avaient des éclats plus ou moins faciles à enlever. Par la suite un autre G.M.R. fut sérieusement blessé mais guérit normalement.
Par sa situation centrale, l'infirmerie était une cible de choix et ce n'est pas sa croix rouge qui pouvait la protéger. Pendant les bombardements, le docteur renvoyait infirmiers et malades dans une grotte voisine et restait avec ses deux grands blessés intransportables. Le dimanche 26 mars, dix chalets furent incendiés par les bombardements aériens. lin obus incendiaire explosa dans l'infirmerie, qui brûla aussitôt Malgré quelques éclats reçus, le médecin réussit à sortir rapidement dans ses bras les deux grands blessés, les sauvant ainsi d'une mort atroce. Aussitôt l'alerte passée quelques hommes vinrent l'aider à les mettre en sécurité dans une grotte voisine.
La nuit arrivait. Vers minuit l'ordre d'évacuer le Plateau fut donné. Les deux grands blessés étaient des G.M.R., ils furent laissés avec leurs camarades, qui préférèrent se faire "libérer " plutôt que de combattre. Les autres étaient déjà valides et purent partir par leurs propres moyens. L'évacuation commença ; l'infirmerie des Glières avait vécu.
LES MERCENAIRES par JEAN-ISAAC TRESCA (PASQUIER)
Le 12 février vers les cinq heures du matin, arrive à la section " Savoie-Lorraine " un agent de liaison. Il est porteur d'un ordre de Tom, petit papier rose du format d'un carnet de poche, écrit d'une main vive et décidée : " Un détachement de garde, et de G. M. R. monte ce matin de l'Essen, pour une reconnaissance sur le Plateau. Leur tendre une embuscade. "
Qu'étaient donc ces G. M. R. ? De noir habillés, nous avait-on dit, comme la milice. Pour noue, ils étaient des hommes recrutés spécialement pour combattre les organisations de résistance et les maquis, des hommes que leur bassesse avait mis à la disposition des organisme, de police de Vichy pour abattre ceux qui résisteraient à la domination nazie. Mais enfin des gens décidés, à n'en pas douter, hardis, violente, prêts à remplir jusqu'au bout leur mission. Voilà du moins, ce que nous pensions, nous qui, traqués, étions obligée de vivre depuis des mois dans des chalets perdus.
Pourtant ces hommes étaient aussi des Français. Comment croire qu'ils acceptaient de marcher contre d'autres Français. Ils nous considéraient donc comme des chiens galeux et venaient nous abattre ! Eh bien non, nous avions décidé de vivre avec notre foi en une France qui ne soit pas esclave. Ils venaient nous provoquer ; nous avions maintenant des armes : ils apprendraient ce que sont de véritables jeunes Français.
Ce jour là, malheureusement, nous ne les vîmes que peu. Par malchance, les gardes étaient les premiers et ce furent eux qui supportèrent le choc. Des G.M.R., nous n'aperçûmes au loin que la tunique noire sur la neige blanche, livrée de ces vautours aux prétentions d'aigle, qui voulaient nous égorger. Nous espérions les retrouver bien en face quelque jour et leur montrer en nous des hommes sachant pour quel idéal ils étaient là : non pas une bande de pillarde et de tueurs, mais une troupe disciplinée, maintenant sur ce petit coin de France la foi en la victoire. Notre attente fut bientôt comblée.
Lelong avait organisé peu à peu l'encerclement du Plateau. Le G. M. R. Aquitaine occupait la région de la Clusaz Grand-Bornand, Saint-Jean-de-Sixt. Michou, notre médecin-adjoint descendu pour s'occuper du ravitaillement pharmaceutique du bataillon, fut pris dans une rafle au Grand-Bornand. Nous étions tous bouleversés par son arrestation. Michou, le toubib des débuts, celui qui visitait sans cesse les camps de Thônes et d'Entremont, aussi préoccupé d'apporter un secours intellectuel et moral qu'un remède pour les corps à tous ces hommes qui vivaient séparés du monde et qui devaient supporter les luttes les plus dures pour l'espérance.
Michou, c'était le toubib qui, à ski, un grand sac au dos, faisant régulièrement les tournées des chalets du Plateau. A son entrée, après les distributions de l'inestimable " Gonacrine " et l'auscultation de quelques" pas en forme " avec une bonté et un désir de compréhension tels qu'avec lui entrait aussi un peu de confiance, on venait faire cercle, de tous les coins du chalet. Il arrivait qu'alors, on entendît de sérieuses discussions doctrinales, qui se rattachaient toujours par quelques points aux motifs de notre décision de rejeter l'esclavage nazi. Avec l'arrestation de Michou, c'était un peu l'âme de Glières qui venait d'être étouffée par les G.M.R.
Il était dix heures du soir. Au P. C. Humbert, dans la demi-clarté d'une lampe à alcool, dont le globe de porcelaine blanche faisait penser au temps des diligences, près d'un poêle où les braises rougeoyaient, la veillée tirait à sa fin. Tous accoudés à la table, où une blague à tabac commune étirait une panse flasque, nous étions dans cet état de bien-être qui prélude au sommeil. Devant la fenêtre, une ombre passe, presque blanche, car le vent souffle la neige : c'est l'agent de liaison du P. C. Tous se réveillent. Humbert, chef nord du Plateau lit un papier rose : " Expédition cette nuit contre le poste de G.M.R. de Saint-Jean-de-Sixt. Agir de façon à obtenir la liberté de Michou "...
Nous ne dormirons pas cette nuit, Saint-Jean est à huit kilomètres. Humbert fait son plan d'attaque. Le village est bien connu par les jeunes du Grand-Bornand que nous avons là. Nous partirons à minuit. L'agent de liaison sort dans la nuit, après avoir bien boutonné son fameux gilet de velours et baissé son passe-montagne ; il va prévenir la section " Savoie-Lorraine ". Il ne reste qu'à jeter un coup d'œil à son arme, prendre ses chargeurs, puis à laisser tous ses papiers dans quelque tiroir, - on ne sait jamais.
Minuit n'est pas loin, un dernier coup de gnole, tout le monde est prêt. Nous sortons par groupes du chalet. Le froid est vif, le corps se sent frais et leste, merveilleusement entraîné par la grande activité à laquelle Tom sait nous obliger. Mais surtout notre joie est grande, nous allons enfin agir. Spontanément, au milieu des préparatifs, les plaisanteries à l'adresse de ceux que nous réveillerons tout à l'heure dans le petit village ont jailli de partout, en même temps que chacun mettait son application la plus grande à vérifier son F. M. ou si mitraillette. C'est le premier grand coup de main des Glières. Nous allons montrer à ces valets de la collaboration ce que sont les soldats de la résistance. Notre idéal doit vaincre, car il est le seul vrai. Bientôt on n'entendra peut-être que le crépitement du F. M. Tant mieux. Voilà trois heures du matin, nous sommes à l'entrée de Saint-Jean-de-Sixt à plat ventre sur la neige. La défense est bien organisée. Le pinceau éblouissant du phare vient de jaillir silencieux, il balaye l'étendue blanche, s'arrête un instant, nous quitte.
Faudra-t-il tirer ? Je sais qu'Humbert essayera tout pour éviter une effusion de sang français. Alsacien de Mulhouse, sur cette borne frontière il sait trop combien d'hommes sont morts pour abattre notre ennemi de toujours. Le sang de la France que ses ancêtres ont protégé à l'intérieur de leurs veines contre les intrigues allemandes, ce sang qu'il a toujours senti bouillonner en lui lorsqu'en 1941 il fut sous la botte nazie, ce sang qui lui inspira assez de courage pour laisser là-bas sa femme et ses enfants et venir proposer son énergie à l'armée française en zone libre, puis qui lui fit continuer jusqu'au bout la seule tâche que pouvait remplir dans l'honneur un militaire français — travailler à grouper les forces de notre libération — ce sang-là, il sait combien il est précieux et il lui répugne de le faire couler, bien que les gens que nous avons en face de noue ce soir en aient renié toutes les vertus et toutes les richesses. Humbert essayera toujours tout pour éviter des solutions sanglantes, plusieurs fois même au risque de sa personne. Il était de ceux que Lelong, Darnand, Philippe Henriot appelaient des chefs de bande, des criminels sans aveu.
Déjà Saint-Jean-de-Sixt est totalement encerclé. Sur chaque route se dresse un barrage G.M.R.; mais devant chaque barrage une unité du maquis veille dans l'ombre. La distance diminue. Le poste est tout prêt. Humbert, revolver au poing, bondit avec un homme. Il veut jouer sur la surprise de la sentinelle qui ne sait rien de notre présence. Elle ne tire pas, éberluée d'être immédiatement entourée de maquisards dont on lui a dit le pire. L'alerte n'a pas été donnée. Nous pénétrons dans le village. Les postes sont désarmés l'un après l'autre. Peur, manque de foi dans leur mission, passivité, ces gens là nous dégoûtent déjà. Nous sommes maître du village sans un coup de feu. Humbert a pris beaucoup de risque, parce que ceux d'en face étaient quand même des Français.
Dans la salle de l'hôtel Beau Séjour, 30 G.M.R. sont là, tirés de leur sommeil craintif ; le maquis est descendu de ses montagnes, les terroristes patrouillent dans les rues, hommes aux vêtements civils fatigués, aux coiffures baroques, aux têtes hirsutes et mal rasées, sans équipement, armés de F.M. ou des fameuses mitraillettes, chargeurs dans les poches, grenade, à la ceinture ou aux boutonnières. Rien de la réglementaire et chaude tenue noire aux boutons argentés, rien de l'uniformité des molletières, des ceinturons et des casques, rien de l'élégance de la livrée vichyssoise. Mais la tenue compte peu quand il s'agit de faire un homme et un Français.
Les maquisards avaient peut-être des aspects de voyous traqués (il faut vivre comme l'on peut) ; mais dans leur regard brillait une volonté farouche de ne pas abdiquer devant l'esclavage, leur démarche était fière. Ils étaient de toutes les origines, de toutes les confessions, de toutes les opinions, mais ils étaient unie fraternellement par l'idéal : ils avaient en eux une flamme. Leur assurance et leur audace étaient une vivante réponse à la collaboration, à la démission.
Cette nuit, dans un petit village de Haute-Savoie, nous faisions face à d'autres Français, payés pour nous traquer. Le drame éclatait. Humbert et moi, qui étais son adjoint, nous eûmes une longue conversation avec les chefs de la section de G.M.R., un aspirant et un adjudant-chef. Nos mines leur parurent sans doute engageantes ; pourtant, nous avions des barbes de deux jours, des visages brûlés par la fatigue et le soleil. C'était la première fois qu'ils voyaient de si près dans la même salle de bistrot, le revolver dans la ceinture, des chefs de maquis, eux qui venaient du Midi et pour qui tout dans le pays était hostile, cette neige, ce froid, ces montagnes qui semblaient les guetter.
Je vois encore cet aspirant corse, casqué et impeccable, éberlué de nous voir là, nous demandant poliment, mais plein de crainte :
- Mais qui êtes-vous ? Vous n'êtes pas ces gens que nous cherchons pour vols et pillages de fermes.
- Non, lui répondis-je. Je suis soldat. Ingénieur de mon métier, et, si je suis dans le maquis, c'est de mon plein gré, aucunement inquiété par les Allemands.
- Mais pourquoi faites-vous cela ?
- Monsieur, noue avons un idéal, celui de la liberté, et ne pouvons accepter de le voir bafouer. Les Allemands seront toujours nos ennemis, et vous, vous travaillez pour eux.
Il n'en a pas l'air si sûr et se répand en regrets sur la situation équivoque où ils sont placés. Alors n'y tenant plus, nous attaquons. Humbert, avec son opiniâtreté d'Alsacien, le bouscule de faits et d'arguments, qui privent de toute explication décente l'attitude des forces du Maintien de l'Ordre.
- Nous n'acceptons pas, dit-il, de voir nos frères arrêtés, déportés, torturés sous n'importe quel prétexte. Je suis Alsacien, prisonnier libéré par les Allemands, mais obligé de travailler chez eux ; j'ai fui, en laissant ma femme et mes enfants avec des soupçons contre nous, car je cachais chez moi des évadés. Elle est maintenant en prison et je n'ai aucune nouvelle depuis deux ans. Ici, dès la dissolution de l'armée, abandonnant tous mes avantages, mon nom, j'ai participé à l'organisation de la résistance, alors que tout le monde hésitait encore ; voilà un an que je vie dans les bois ou les montagnes avec tous ces hommes qui ont refusé de partir en Allemagne. Et vous, continue Humbert, que faites-vous ? Entrés dans ces forces de Vichy pour faire la chasse aux patriotes, par faiblesse, appât du gain et souvent par peur de partir en Allemagne, vous êtes venus combattre ceux qui mettaient un idéal dans leur refus.
L'aspirant baisse un peu la tête, mai, vite secoue les épaules :
- De qui dépendez-vous ? Cette propagande anglaise n'est que mensonge. Ils vont nous entraîner à l'écrasement complet, alors qu'un arrangement avec l'Allemand serait possible.
- Vous croyez aux Allemands, vous acceptez de voir vos frères persécutée, des travailleurs entraînés de force. Vous acceptez cette botte. Nous, nous la haïssons et avons décidé de continuer la lutte. - Mais qui sont vos chefs ? De qui dépendez-vous ?
- Nous appartenons à l'Armée Secrète sous les ordres du général de Gaulle et vous pourriez voir sa photo dans chacun de nos chalets. Les ordres viennent des Français d'Angleterre. Nous sommes des soldats.
L'aspirant s'asseoit sur le radiateur et, gêné, s'amuse avec une chaise. Le café refroidit dans les tasses. On sent qu'ils ne comprennent pas. Tout est tellement contraire à la petitesse de leur patriotisme et à la propagande qui les a nourris.
Et comme un argument décisif :
- Chaque matin, nous saluons nos couleurs, clame-t-il, comme de vrais soldats.
- Chez nous, le drapeau tricolore marqué de la croix de Lorraine flotte au mât de chaque chalet, réplique Humbert.
Pauvres êtres. Ils se retranchent derrière ce drapeau qu'ils souillent en le menant à la chasse d'autres Français et qu'ils m'hésiteraient pas à hisser au mât sous la croix gammée. Esprit stupide de ces hommes, sans ressaut d'idéal, esprit où la voix qui nous " fit nous dresser en 14 puis en 40 était morte ", esprit d'esclaves.
De notre conversation nous n'avons obtenu que des haussements d'épaule qui cachaient l'embarras. Et j'ai vu cet aspirant dont le jugement n'expliquait plus très sûrement le choix, dont la conscience était peut-être troublée, jeter son casque par terre avec un geste de lassitude, refusant de chercher plus loin. Malheur à ceux qui, dans ces heures, repoussent un plus haut idéal par médiocrité.
Ce fut cette nuit que, Saint-Jean-de-Sixt occupé, Humbert téléphona au colonel Lelong, chef des forces du Maintien de l'Ordre en Haute-Savoie, pour obtenir la libération de Michou contre la liberté de tous les G.M.R. que nous avions encerclés.
Lelong donna sa parole. Humbert voulut faire acte de confiance en cet homme qui se targuait d'être un colonel de l'armée française. Michou ne fut pas relâché. Décidément il ne fallait plus compter sur ces gens-là. Le sens de l'honneur, comme celui de la justice, ne les habitait plus.
D'autres événements nous valurent de les connaître mieux encore. Après l'expédition d'Entremont, qui coûta des morts et où Tom fut lâchement assassiné par leur commandant, 67 G.M.E. furent emmenés prisonniers. Pendant quinze jours jusqu'à la nuit tragique de l'attaque allemande, on put les voir sur le Plateau, en uniforme kaki cette fois, travailler à de multiples besognes. La propagande de Vichy nous accusa de les avoir tous fusillés et même peut-être torturés. Mais aucun ne fut brutalisé ; ils vécurent comme nous et s'ils devaient faire de rudes corvées, ils reçurent la même nourriture et partagèrent le même logement que nous. Pourtant, ils avaient certainement sur la conscience l'arrestation de patriotes, livrés aux Allemands par la suite. Mais, soldats, nous n'étions pas des brutes et, avec les Français, nous savions refouler nos désirs de vengeance ; la justice devait être faite, certes, mais il valait mieux d'abord essayer de redresser l'erreur. Vous verrez tout à l'heure comment ces hommes ont répondu à notre générosité.
Le chalet où se trouvait installé le P.C., Humbert, chef de toute la zone N. E. du plateau, reçut 15 prisonniers G.M.R. Ils logèrent dans le chalet même, à l'écurie où nous leur avions donné du foin ; tous les matins, ils partaient en corvée sous bonne garde. L'étonnement était grand chez ces hommes d'Aquitaine, entraînés dans ce haut repaire accessible par le fond d'une gorge qu'ils avaient plus d'une fois observée craintivement, au milieu d'une neige abondante, où il fallait tout l'entraînement dit maquisard pour rester agile et rapide. Ébahis, inquiets, ils contemplèrent notre domaine et comprirent mal que 500 hommes pussent vivre là en pleine nature dans la dureté de cette saison. Ils furent surtout étonnés de ne pas trouver des bandits, des tueurs, des gens qu'il fallait exclure de l'humanité. Humbert avait compris que le plus grave problème de la France était, entre ses propres enfants, cette incompréhension, cette lutte. Ah, si nous n'avions eu que les Allemands, le mal moral aurait été mince ! Mais des Français influents s'étaient fait les agents des nazis, et des hommes comme nos prisonniers s'étaient laissés berner, acheter pas des avantages, victimes de leur médiocrité.
Le premier soir, la soupe terminée, Humbert, accoudé à la table de la pièce commune qui nous servait de refuge aux heures calmes, songeait avec tristesse, dans le mutisme habituel à son Alsace lointaine, aux sacrifices successivement consentis, aux morts, aux millions d'homme, expiants, et peut-être à l'inutilité do tout cela puisque les Français étaient encore ennemis. Mais au terme de sa réflexion, il ne voulut pas désespérer de voir apparaître une lueur de compréhension chez ces hommes, une étincelle qui rallumerait en eux cette flamme d'honneur qui nous avait fait nous dresser contre l'envahisseur. II m'envoya chercher les prisonniers. Et là, dans cette pièce où se concentrait toute notre vie, entre ces cloisons de bois couvertes d'images paysannes exaltant nos gloires militaires et de photos de de Gaulle épinglées sur le drapeau français, là près du poste de T.S.F. où nous puisions dans la voix de Londres l'énergie de tenir en attendant le débarquement, Humbert usa toute son âme à dire à ces hommes qu'ils faisaient fausse route, qu'on les bernait, mais qu'ils devaient avoir le courage de juger, " ils devaient refuser d'être à la solde des Allemands pour abattre ceux qui avaient encore une foi. Ce fut une veillée extraordinaire.
Le lendemain, à chacun de ces hommes, l'un après l'autre, nous fîmes découvrir un peu leur pensée et leur âme. Tourmentés par leur hostilité, nous avons voulu savoir exactement sa raison d'être. Eh bien ! là, au cours de cet interrogatoire je ne connus pas une voix vibrante pour affirmer un idéal, je ne sentis pas une amie volonté de lutter jusqu'au bout pour une restauration française sous la protection nazie. Des faibles seulement, des timides ou de petits ambitieux, des faux, des hommes entrés aux G.M.R. pour ne pas partir en Allemagne, pour être bien nourris et habillés, pour être de cette catégorie de ceux que la lutte pour la vie n'inquiète pas. Pas un qui aurait affirmé qu'il était dans le bon chemin, qu'il représentait l'esprit rénovateur de la France, pas un pour crier un idéal : non, des médiocres.
Nous leur fîmes roidement la morale. À force d'insistance, ils se rendirent bien compte que leurs chefs les avaient trompés ; pas de terroristes, pas d'assassin, ni de pillards, mais des soldats et de la discipline - 500 hommes gardant le drapeau à croix de Lorraine et se préparant pour la libération qu'ils espéraient prochaine - une flamme commune, une décision de mourir s'il le fallait. Rien de notre vie ne leur fut caché. Ils purent voir que noue n'étions pas affamés, que nous possédions toutes les armes nécessaires. Ils surent que souvent nos amis les Anglais venaient nous dire bonjour et, c'était mieux, encore ils le virent.
Le lendemain de leur arrivée, alors que la lune était propice à l'annonce d'un nouvel envoi, le poste avidement écouté annonça : " Le petit homme a cassé les tessons de bouteilles ". Cette nuit, il y aurait parachutage. Réveillés vers minuit par les sourds vrombissements des quadrimoteurs, nos quinze prisonniers grelottant de froid, dehors, dans la neige, assistèrent pendant deux heures à la visite étonnante de nos libérateurs. Dans le ciel tourmenté de quelques nuages qui brillaient à l'éclat de la lune, les avions passaient par trois, tels des monstres d'un monde lointain et envié, nous apportant le salut de ceux qui noua disaient d'avoir confiance. C'était un groupe puis un autre, dans un vacarme auquel notre cirque aux parois glacées résonnait, au-dessus des feux rougeoyants qui balisaient le terrain ; sur la neige où s'agitaient des démons noirs, les outils de notre libération tombaient en grappes denses. 35 appareils, 580 " containers ".
Les pilotes anglais saluant leurs frères d'armes nous envoyaient en morse par leurs feux de position : V.V.V... Victoire, Victoire, Victoire.
Rien de tout cela, ni la belle ordonnance de cette force de 500 hommes, ni la flamme patriotique de chacun des regards, ni la révélation exaltante de la lourde puissance qui nous soutenait et qui un jour viendrait jusque sur notre sol, rien de tout cela n'agit sur les G.M.R. qui furent tout aussi mesquins, préoccupés de leurs petits intérêts, éplorés d'être sans nouvelle de leur femme ; ils restèrent tout aussi médiocres. Si, un jeune Alsacien, au front barré, à qui Humbert posa cette question : " N'est-ce pas, tu as été obligé de te réfugier dans les G.M.R., pour ne pas être expédié en Russie, mais tu n'oublies pas l'Alsace. Tu le vois maintenant, nous sommes Français ici. Alors tu es des nôtres ? " Oui ", répondit-il sana plus, car il avait trop d'émotion ; et je me souviens d'Humbert lui donnant l'accolade pour l'accueillir alors dans la grande famille où régnait la fraternité du choix " Vivre libre ou mourir ".
Mais Humbert rencontra là aussi, hasard inouï, un jeune G.M.R. qu'il avait hébergé chez lui deux ans auparavant pour le sauver des Allemands et le faire passer en France. Maintenant, face à face, il le retrouvait en ennemi, alors qu'il avait risqué sa vie et compromis la liberté des siens pour le faire fuir. Ce jeune garçon froid, immobile, ne voulut rien entendre. L'appel du devoir, la flamme du sacrifice, l'idéal qui retourne un garçon de vingt ans quand un sang chaud coule dans ses veines, rien ne le fit broncher. Il voulait la sécurité, la vie facile, son âme ne s'élevait pas au-dessus de son appétit mesquin. Il se couvrait du voile de la médiocrité que le " oui " de l'Alsacien avait déchiré dans son élan vers la grandeur.
Et lorsqu'aux derniers jours de mars beaucoup des nôtres, ayant pu rompre l'encerclement, essayaient de rejoindre différents centres de sécurité, ce furent ces mêmes G.M.R. qui, placés sur les routes, dans les villages, dans les rues d'Annecy, devaient de nouveau leur faire la chasse. Plus d'un parmi nous à bout de force devait être ainsi appréhendé par les forces du Maintien de l'Ordre puis condamné sans jugement ou livré à l'ennemi.
Pour combien de deniers firent-ils leur besogne, ces mercenaires ?
LA MORT DE TOM
Décidément, la mauvaise foi des chefs du " maintien de l'ordre " était évidente. Après l'arrestation de Michou, l'affaire de Saint-Jean-de-Sixt avait montré comment Lelong et ses subordonnés manquaient à leur parole. Une ultime négociation de Tom avec le commandant des G.M.R. de la Clusaz n'eut d'autre résultat que la capture de cinq maquisards sur un chemin que l'on s'était accordé à laisser libre. Il apparaissait que les troupes vichyssoises voulaient réaliser un blocus étanche du Plateau et travailler de toutes leurs forces contre les patriotes. Il était urgent d'en finir. Le seul moyen était de prendre quelques chefs comme otages, afin de recouvrer nos prisonniers par un échange.
Le 9 mars, à 17 heures, Tom convoqua les commandants de compagnies et les chefs de section pour leur communiquer son projet d'une opération contre les G.M.R. d'Entremont et fixer avec eux le plan de l'entreprise. " Cette attaque, écrit le lieutenant Joubert, était un fait nouveau dans notre vie de maquisards jusqu'alors réduite à la défensive. Elle ne devait pas être un simple coup de main ; elle allait engager une bonne partie de nos hommes, impatients de combattre. Accueillie par tous avec joie, elle marqua le moment suprême de notre enthousiasme. Tom la prépara avec entrain. Jamais je ne l'avais vu aussi ardent, aussi fier de ses hommes, aussi plein d'espoir et d'assurance. J'aurais voulu le remplacer à la tête de l'entreprise pour lui en épargner les risques ; il me répondit avec confiance : " J'ai la baraka." Ses yeux brillaient et quand, le soir, en attendant le départ, il exposa à deux officiers de l'état-major régional, l'œuvre réalisée à Glières et les espérances qu'elle autorisait, on devinait qu'un étrange sentiment de plénitude l'avait gagné devant le succès qui couronnait plus d'un mois d'efforts pour s'égaler à sa tâche. Elle est extraordinaire cette ultime vision que je conserve de lui. On aurait dit qu'en son dernier soir, il consumait tout ce que son âme avait de plus ardent, afin de jeter une dernière clarté - une clarté qui nous illuminerait dans les heures difficiles que nous avions encore à traverser. "
L'opération était décidée pour deux heures du matin. Il s'agissait d'enlever par surprise les différents postes de G.M.R. Tom avait dit : " Je ne veux pas d'effusion de sang. " Dès que l'ordre parvint aux sections, ce fut un branle-bas général ; car il s'agissait de mettre sur pied l'effectif d'une compagnie. On vérifie les armes, puis on prend un peu de repos en attendant le départ. " À 11 h. 30, écrit Clément Gérard, notre grand cuistot nous secoue énergiquement : Debout, c'est l'heure. Le chef de section, Paul, nous appelle pour nous donner les consignes : Jusqu'au chalet de garde, rien de spécial ; mais aussitôt après plus de cigarette, et silence ! Sur la route, il faudra marcher à la distance réglementaire toue les quinze mètres en terrain découvert et, s'il faut quitter la route, alors vous marchez à vue. François, tu prendras dans ta sizaine André et Jean-Jean comme éclaireurs voltigeurs ; Catel au V.B. avec Jacques comme chargeur et Clément au F.M. avec Abs comme pourvoyeur. Voue suivrez le chef Humbert pour pénétrer dans Entremont. Mais si les G.M.R. résistent, vous n'accrocherez pas. Gardez votre calme ; pas de coup de feu sans ordre. Tom veut essayer de les avoir en parlementant. Pas de question ?... Alors, en route ! "
Nous voilà dehors, le grand manteau de la nuit nous enveloppe, les pas font crisser la neige, le vent dans les arbres casse le bois mort, les feuilles se frôlent et semblent chuchoter. Cela noue met sur les épaules quelque chose de lourd, qui n'est pas la peur, mais le poids de nos responsabilités, le souci de la mission que nous devons réussir. Et c'est pourquoi personne ne parle : tous regardent et écoutent ce qu'il est possible de voir et d'entendre.
Rapidement nous arrivons au poste de garde. Combien gommes-nous ? Une centaine peut-être. Nous reprenons la descente ; avec nos habitudes de vieux guerrier Sioux, plus un pas ne se fait entendre ; j'ai devant moi une colonne silencieuse de fantômes. Maintenant ce n'est plus la France libre que foulent nos pas ; c'est la France à libérer. Ici vit et habite l'ennemi ; l'œil guette, l'oreille écoute, l'arme se charge ; nous sommes prêts.
Après une longue marche silencieuse, nous arrivons aux abords d'Entremont. La lune s'est levée ; elle inonde de clarté la neige qui reflète sur nous sa lumière. Vraiment nous nous passerions bien d'elle ! Nous sommes entre les postes de G.M.R. ; nous franchissons rapidement barrières et jardins ; les ordres ne sont plus que des signes. Mais le vent se lève ; les volets mal accrochés claquent sèchement. Ailleurs c'est le calme, le calme inquiétant dans lequel des hommes guettent et d'autres avancent. Tout à coup un chien aboie. J'entends un camarade murmurer : " Salopard, tu vas nous faire repérer ! " Mes mains se crispent sur mon F.M., le doigt sur la gâchette. Mais voilà que maintenant plusieurs chiens se répondent en hurlant à la mort. Se tairont-ils enfin ? Ils vont donner l'éveil. Nous avançons à plat ventre ; l'ennemi est là tout près ; les poitrines respirent doucement.
Soudain un projecteur s'allume. Là-bas, une voix se fait entendre ; puis les sifflets de la police entrent en action. C'est l'alerte. Un de nos groupes a été découvert ; de toutes parts des phares promènent leurs rayons blafards dans la zone de garde, s'éteignent, se rallument, aigus comme des poignards ; les sifflets agacent nos oreilles. Il nous faut passer de l'autre côté de la route ; nous bondissons un par un. Tout à coup nous sommes pris en plein dans un phare ; une voix retentit à cinquante mètres : Halte-là, police ! et au même moment nous recevons une décharge de mitraillette. Personne ne bouge ; nous restons le nez dans la neige. Par un imperceptible geste de la main, l'ordre est donné de s'abriter derrière la maison au pied de laquelle nous sommes. Lentement tout le monde se replie. Puis noue reprenons notre marche, tandis que les phares continuent à fouiller les point, les plus sombres. Dans le lointain des crépitements d'arme, se font entendre ; la bataille est engagée. Abs va chercher des ordres et revient me prendre quelques instants après; nous rejoignons notre sizaine au pas de gymnastique : elle est déjà sous le feu du barrage de G.M.R. qu'elle a encerclé. En un clin d'œil je tombe assis, le F.M. entre les jambes ; François n'a pas le temps de m'ordonner : Feu à volonté, que déjà mon arme crépite; ma main est rivée à la poignée pistolet, le chargeur se vide en entier. Alors seulement les nerfs ne me font plus mal ; je suis mieux, je voie nettement ce qui se passe. À ma gauche, François ajuste ses coups de fusil, ainsi que les voltigeurs André et Jean-Jean. À ma droite, Calot à genoux s'ingénie à bien placer ses grenades, le sourire aux lèvres, l'œil rivé à l'objectif ; debout à ses côtés, sans s'inquiéter des mauvais frelons qui passent très près, Jacques approvisionne le V.B. Ils tirent vite, très vite tous les deux, si vite qu'à la troisième grenade, Jacques est pris de court, la paume de sa main est brûlée. Mais qu'importe ? il ne se plaint pas : il charge simplement de sa main valide. J'ai le temps de vider deux nouveaux chargeurs avant que les phares ne s'éteignent. "
Un peu partout les groupes de maquisards sont aux prises avec un ennemi solidement retranché derrière ses barrages. Celui qui doit prendre l'Hôtel du Borne combat avec acharnement à l'autre bout du village : "Le chien venait de donner l'alerte, écrit René Déchamboux. Soudain nous sommes pris dans le faisceau d'un projecteur, tandis que des coups de sifflets stridents déchirent le silence de la nuit. Nous nous précipitons à plat ventre dans la neige et nous installons nos F.M. en position de tir contre le projecteur ; mais nous ne voulons pas tirer les premiers. Nous avançons en rampant vers un petit pont qui enjambe le ruisseau desséché. Nous nous précipitons sous le pont et grimpons le talus pour déboucher à 15 mètres d'un poste de garde tenu par trois G.M.R. C'étaient eux qui nous éclairaient tout à l'heure avec un projecteur.
Nous les entourons. Ce sont de vieilles connaissances ; nous nous sommes déjà rencontrés à Saint-Jean-de-Sixt. " Je voudrais voir votre commandant, leur dit notre chef Humbert ; car nous avons des explications à lui demander. - Bien, nous allons vous conduire à l'Hôtel de France." Avant de s'éloigner, Humbert s'adresse à Lucien, notre chef de section, et lui donne ses ordres à voix basse. À son tour Lucien appelle les chefs de sizaines et nous transmet les ordres : Le chef Humbert va rejoindre le lieutenant Tom près de la scierie, pour aller discuter avec le commandant des G.M.R. Notre but à nous est de nous emparer de ceux qui sont cantonnés à l'Hôtel du Borne, afin de les empêcher de nuire au cas où nos chefs rencontreraient de la résistance à l'Hôtel de France. Nous allons longer le torrent sur 200 ou 300 mètres ; nous traverserons alors une petite passerelle qui doit aboutir derrière l'hôtel. Soyons prudents, car ils sont alertés. En avant ! Toute la section s'avance en colonne. Nous prenons nos distances. Nous marchons l'aune à la nain, masqués par une petite haie qui borde la berge. Tout est silencieux. Je m'efforce de distinguer dans le noir la passerelle ; je l'aperçois soudain à ma gauche, à un endroit où la haie a été coupée, là un peu en contre-bas ; mais, au même moment, une voix impérieuse nous crie de l'autre rive Halte-là, police ! En même temps une rafale crépite dans la nuit et je me retrouve couché dans la neige, avec mon béret à côté de moi, troué par une balle. Nous ripostons avec rage ; les rafales se répondent de chaque côté du torrent. Nous sommes disposés en tirailleurs au bord de l'eau. Carter est mal placé : il est abrité derrière un tout petit arbre et je le vois qui creuse la neige avec ses genoux pour s'y enfoncer.
À l'autre bout du village, où nous avons laissé le chef Humbert tout à l'heure, ça à l'air de " chauffer " aussi. On a d'abord entendu une brève détonation, puis une rafale de mitraillette ; et maintenant F.M. et mitraillettes crachent sans arrêt. Les chefs n'ont pas dû se mettre d'accord.
De notre coté, nous tirons toujours; mais le tir n'est pas précis à cause de l'obscurité complète. Brusquement Lucien, qui était près de moi, s'est élancé sur la passerelle, revolver au point, en nous criant : En avant ! Nous le suivons d'un bond. Nous voici de l'autre côté du torrent ; nous avançons derrière des piles de bois alignée, là par des bûcherons. Nous arrivons sur le dos du G.M.R. qui nous mitraillait. Il est couché au fond d'un trou et tremble de tous ses membres; Lucien s'avance vers lui en le menaçant avec sou colt Ah ! te voilà, salaud, j'ai bien envie de te flanquer un balle dans la tête. - Non, non h.. je... je... ce n'est pas moi... je n'ai rien fait... - Tais-toi, tu me dégoûtes. Je lui prends son F.M. et, en quelques enjambées nous sommes à l'Hôtel du Borne que nous envahissons de toutes parts. Nous montons dans les chambres, d'où nous arrachons les occupants blêmes de peur. Nous les faisons descendre dans la salle du café, et je les garde avec mon F.M. ; ils sont plus morts que vifs. Pendent que je suis en train de leur faire la morale en leur reprochant leur attitude antifrançaise, Carter s'approche de moi, l'air consterné, et me dit tout bas : Tom vient d'être tué ! Je ne puis exprimer ce que je ressentis à cette nouvelle ; j'en fus comme écrasé. Puis, à la vue de ces hommes que j'avais là devant moi et qui étaient en partie responsables de la mort de ce chef que nous aimions tous comme un frère, je fus prie d'une rage douloureuse ; je les accablai d'injure, et, prenant sous le bras mon fusil mitrailleur, j'eus une envie folle de presser le détente ; il me semblait que cela m'aurait soulagé. Carter m'entraîna dehors.
Il régnait dans les rues du village un grand tumulte. Des G.M.R. étaient réunis les bras en l'air sur la route qui traverse Entremont. On rassemblait les armes, les livres, les vêtements des policiers de Vichy et on les chargeait sur des traîneaux. À ma colère de tout à l'heure succédait maintenant un accablement résigné. Carter et Lucien étaient aussi abattus que moi. Nous rencontrâmes le chef Humbert, qui nous raconte la catastrophe."
Un peu partout les groupes apprenaient la terrifiante nouvelle au moment où ils commençaient à se réjouir de la victoire. Que s'était-il donc passé ? " L'effet de surprise, écrit le docteur Marc, avait été manqué à cause des chiens qui, en aboyant, avaient donné l'alarme. Le combat dut se déclencher un quart d'heure en avance sur l'horaire prévu. Cette précipitation inévitable compliqua tout. Si les hommes de Banian étaient déjà en position et purent exécuter leur mission selon les plans prévus, les sections de Tom n'étaient pas encore en place ; or elles devaient prendre l'Hôtel de France où siégeait le gros de l'effectif des G.M.R. Elles furent surprises à l'entrée du village par les puissante tirs de barrages des G.M.R.
Prévenant un flottement possible chez les jeunes, qui, pour la plupart, n'avaient jamais encore participé à une véritable bataille, Tom s'élança à l'assaut de l'hôtel et entraîna ses hommes. Les assaillants eurent une chance inouïe : Malgré la violence des tirs d'armes automatiques, malgré la clarté de cette belle nuit d'hiver, aucune balle ne les toucha. Les G.M.R. qui se trouvaient aux alentours de l'hôtel furent rapidement maîtrisés et capturés. Leur commandant était du nombre des prisonniers ; deux maquisards le tenaient en respect. Il demanda à garder son revolver, pour sauver son honneur d'officier ; on eut la naïve élégance d'accepter.
Une violente discussion s'engagea entre Tom et lui, pendant que les deux camps se surveillaient, prêts à reprendre le combat. Tom lui reprocha son manque de parole et lui demanda de faire cesser la résistance de ses hommes, afin d'éviter une nouvelle effusion de sang. En réponse, le commandant sortit de sa poche un revolver et tira sur Tom, qui s'affaissa. Il dirigea son arme contre Humbert, mais déjà une rafale de mitraillette l'avait abattu. Le docteur et son infirmier portèrent Tom dans un café voisin, prévu comme poste de secours ; mais il n'y avait rien à faire : Tom avait été tué net d'une balle tirée à bout portant en plein cœur.
Le combat avait repris avec acharnement. Bouleversés par cette catastrophe inattendue, les maquisards ne songeaient plus qu'à venger leur chef ; sous la conduite fougueuse de Duparc, ils firent irruption de partout dans l'hôtel, que les G.M.R. tentèrent vainement de défendre. Dans le combat, Geo, le chef du P.C., père de famille devenu maquisard, fut atteint mortellement d'une rafale de F.M. Nous avions quelques blessés légers et mi blessés grave de la face, Frizon, champion skieur et incomparable animateur de nos veillées.
L'attitude des hommes devant la mort de Tom exprime mieux que tout l'amour profond qu'on lui portait. Le pauvre Frizon, avec sa mâchoire fracassée par une rafale, péniblement calé contre le mur dans la petite salle du café, ne cessait pas de saluer son chef inanimé, des larmes plein les yeux. Incapable d'articuler un son du fait de sa terrible blessure, il demande par gestes de quoi écrire ; on lui tendit le registre du café ; il y marqua ces mots : " Je salue mon lieutenant " ; et, peu soucieux de sa blessure, il ajouta : " Moi à sa place, lui à la mienne. "
Les corps de Tom et de Geo furent ramenés sur un traîneau jusqu'à la Louvatière. Dans ce calme chalet, où tout à l'heure Tom avait passé ses hommes en revue, on lui ferma les yeux devant ses compagnons. Puis la rude ascension continua par les sentiers abrupts encombrés de neige ; derrière ceux qui portaient les corps, c'était une longue file morne et silencieuse. Tard dans l'après-midi on arriva au centre du Plateau, à l'infirmerie. Une pièce tendue de parachutes bleus, blancs et rouges, fut transformée en chambre mortuaire. Jour et nuit une garde en aune fut assurée et, malgré la menace d'attaques imminentes, les sections les plus lointaines envoyèrent des hommes prendre à leur tour la garde d'honneur. Pour la mise en bière, les parents de Tom, le père Benoît, aumônier du camp, et le curé du Petit-Bornant purent venir malgré les barrages. "
La messe fut célébrée dans le chalet de l'infirmerie, devant une délégation de toutes les sections. Les gars chantèrent l'office funèbre et l'un d'eux lut en français les oraisons, l'épître et l'évangile. qui sont des paroles d'espoir et de résurrection. Alors commença la marche vers la colline centrale du Plateau; l'ascension était pénible ; les hommes se relayaient sous les cercueils. En tête marchaient ceux qui portaient les croix et l'énorme couronne faite de branches de sapin tressées. Il neigeait et le froid était vif ; la tempête soulevait de temps en temps des bourrasques de neige. De tontes parts l'horizon était bouché. L'impressionnant cortège arriva sur le haut lieu du Plateau. Les cercueils furent déposés au pied du grand mât où Tom et ses soldats avaient fait le serment de vivre libres ou de mourir.
Tom disparaissait à un n'ornent critique où sa présence aurait été plus nécessaire que jamais. Le soir même du jour où il fut assassiné, les G.M.R. attaquèrent sur Notre-Dame-des-Neiges ; ils n'aboutirent d'ailleurs qu'à laisser une vingtaine de prisonniers. Dans la même nuit eut lieu un important parachutage : entre 23 h. 30 et 4 h. du matin, trente appareils se succédèrent. Il se trouva que les " containers" chargés d'armes vinrent atterrir tout autour de l'infirmerie où reposait Tom, premiers fruits de son sacrifice. Mais il était impossible de déblayer le terrain pendant le jour, car le Plateau commençait à être bombardé : tout le travail dut se faire de nuit. À ces complications s'ajoutait la difficulté croissante du ravitaillement. Les prisonniers représentaient quatre-vingts bouches de plus à nourrir ; or les vivres arrivaient mal depuis que les agents secrets étaient traqués dans les vallées et que les G.M.R. redoublaient de vigilance. Ainsi il fallut faire face de toue les côtés à la fois.
" J'ai senti s'appesantir sur moi, écrit le lieutenant Joubert qui assurait l'intérim, le poids de responsabilités et de soucis qui avait reposé jusqu'alors sur les épaules de Tom, ce poids qu'il portait si allégrement, si magistralement. J'ai mieux compris alors ce qu'il avait été, lui qui savait voir clair dans les situations les plus embrouillées et qui faisait à lui seul le travail de trois ou quatre. Nous désirions beaucoup un chef capable de remplacer celui qui était irremplaçable. J'avais demandé à Navand, le chef départemental, de nous envoyer le capitaine Anjot, car ce dernier joignait à son expérience militaire une parfaite connaissance de l'organisation qui travaillait pour nous dans les vallées environnantes. Par une heureuse rencontre, Anjot, avant même de connaître notre désir, avait décidé spontanément de venir nous rejoindre. Nous avons pu mesurer depuis quelle abnégation avait dicté sa démarche. "
Anjot atteignit le Plateau après de pénibles détours. II arriva plein d'enthousiasme et dit aux gars : " Je viens pour vous commander ; m'acceptez-vous ? " Un oui unanime lui répondit. Le lendemain il y eut une prise d'armes au cours de laquelle il présenta son drapeau, le drapeau qui avait flotté sur le pont de Kehl et qui venait flotter encore aux frontières de la liberté.
Bastian, qui avait jusqu'alors dirigé l'organisation secrète et le ravitaillement dans la vallée de Thônes, et de Griffolet, qui venait de monter à Glières, se trouvaient sans emploi : ils devinrent les adjoints d'Anjot. Joubert put ainsi retourner à sa compagnie et s'occuper d'elle entièrement. Il était important qu'il l'eût Lien en main au moment où la situation s'aggravait; de leur côté, Humbert et Mord avaient fait un travail remarquable. Anjot pouvait ainsi s'en remettre complètement à ses chefs de compagnie pour la question des hommes : il lui restait assez des problèmes qu'allait poser la crise imminente.
" Mes cent quarante maquisards, écrit le lieutenant Joubert, marchaient très bien ; mais il fallait être à eux jour et nuit. Ce contact constant - premier principe du commandement dans le maquis - supposait des courses incessantes d'une section à l'autre : c'est à ce prix que se maintenait intégrale la confiance.
Malgré les attaques continuelles de l'aviation et les mauvaises nouvelles, le moral des hommes était intact et leur courage se raidissait. On voyait bien que, pour tous, Tom vivait encore. Nous conservions dans notre mémoire et dans notre cœur son image telle qu'elle nous était apparue lorsque, sur son lit mortuaire tendu de soies de parachutes, nous l'avions vu plus beau que jamais, laissant transparaître à travers son visage extraordinairement serein l'ardeur de son esprit et de son âme. Enthousiasme et application, audace et méthode, jeunesse et maturité, c'était tout cela qui, en lui, avait donné vie au Plateau, c'était tout cela que nous avions perdu. Mais non, rien n'était perdu !Il avait trop profondément imprégné son œuvre, il avait trop fortement marqué nos esprits pour qu'en le perdant lui, nous ayons pu perdre aussi sa présence. II avait donné au maquis ce double sens militaire et spirituel, stratégique et éducateur qui fit de Glières un événement unique peut-être : c'était là une invention définitive, une acquisition pour toujours. Quand on a connu un homme comme lui, il y a quelque chose de changé pour la vie, il y a une autre manière de comprendre sa tâche d'officier et sa tâche d'homme, il y a une autre manière do vivre avec les soldats, il y a une autre manière de connaître et d'aimer la France.
Et ce n'était pas trop de tout cela pour
traverser les événements qui nous attendaient. " P. G.
Troisième partie
Le dénouement
Deux semaines avant l'attaque, la petite troupe se sentait sacrifiée. Elle voyait qu'il ne serait pas possible de défendre longtemps cette enclave de liberté si l'ennemi voulait y mettre le prix. Tout semblait indiquer de la part des Allemands la volonté d'en finir un jour prochain pour empêcher l'insurrection de s'étendre de vallée en vallée. Déjà ils envoyaient régulièrement un avion de reconnaissance survoler le Plateau. Des agents de liaison parvenaient à rejoindre Glières en franchissant de nombreux barrages au péril de leur vie et ils apportaient des renseignements au travers desquels on sentait grandir les menaces. La vie sur le Plateau devenait de plus en plus difficile. La population des vallées environnantes, sous la direction d'agents secrets, avait travaillé avec un dévouement tenace à rassembler des vivres et à les acheminer le plus près possible des voies d'accès du Plateau. Mais cette complicité était devenue dangereuse et elle était peu à peu neutralisée par les troupes du Maintien de l'Ordre. L'étau se resserrait. Le camp de Glières finissait par former un îlot sans autre ressource que lui-même, sans autre issue que le ciel inconstant des montagnes, d'où vinrent d'abord les bourrasques de neige, puis l'éclatant soleil des cimes, puis les parachutes chargée d'armes, puis enfin, avec les stukas, l'incendie et la mort. Dans cet isolement, personne ne capitula. Les jeunes sentaient qu'en ce mois de mars 1944, il y avait un geste à faire devant le monde et que la France les déléguait pour ce geste.
Les Allemands soulignèrent sans le vouloir l'importance que revêtait dans l'histoire de la guerre ce premier épisode de la libération. Ils avaient d'abord chargé Laval de liquider l'affaire ; la propagande fut intarissable sur le maquis de la Haute-Savoie et l'on eut l'impression qu'il allait servir de bouc émissaire. Mais les moyens mis en œuvre par Vichy restèrent inefficaces. Les garde, mobiles avaient été battus par une poignée de maquisards qui les attendaient sur le chemin des Esserts, mais qui, n'en avaient pas profité pour tirer les premier ; leur commandant, mortellement blessé, avait déclaré sur son lit de mort : On nous a trompés ; ce n'est pas eux qui sont dans l'erreur, c'est nous. Vinrent ensuite les C.M.R., qui essuyèrent de lourdes pertes ; la milice dut intervenir, mais elle fut partout repoussée en laissant des dizaines de morts sur le terrain. C'est surtout dans le secteur de Champlaitier, commandé par l'adjudant-chef Moral, qu'elle connut ses plus durs engagements. Elle perdit en tout une bonne centaine d'hommes. À vrai dire, il n'avait pas été très difficile de résister aux forces de Vichy. Les maquisards avaient toujours réussi à faire illusion, malgré leur petit nombre, en remuant le plus possible de monde à chaque alerte, en faisant descendre des groupes très loin en embuscade, bref, en faisant du bruit et en jouant d'audace. D'ailleurs des hommes emportés par un idéal ont-ils jamais eu beaucoup de peine à l'emporter sur des lâches ou sur des mercenaires ?
Mais, devant cet échec des forces du Maintien de l'Ordre, les Allemands massèrent environ 8 000 hommes, qui s'abattirent autour du Plateau, disposèrent leurs troupes de combat, mirent leurs canons en batterie, réalisèrent un investissement en règle. C'était le 23 mars. La consternation serrait le cœur des habitants d'alentour, qui sentaient douloureusement leur impuissance dans le drame qui se préparait. Ils voyaient avec stupéfaction le déploiement de force dont était capable une division venant de Russie avec un matériel incomparable. Les uniformes verts couvraient le pays ; la Gestapo travaillait dans l'ombre. Les canons tiraient par-dessus les montagnes pour atteindre le Plateau et l'air froid de la nuit était déchiré par leurs sourds grondements. Pendant ce temps, Vichy avait soin de taire l'intervention des Allemands et de proclamer que la milice avait tout l'honneur d'un exploit qui montrerait que la Résistance n'était qu'une fantaisie sans lendemain.
Le capitaine Anjot avait demandé de succéder à Tom au moment où déjà la situation était sans espoir et réclamait de celui qui s'en chargeait une totale abnégation. Une liaison avait pu l'avertir de l'arrivée imminente des Allemands ; deux prêtres montèrent jusqu'au Plateau et lui firent connaître les diverses possibilités qui s'offraient. Comme ils le prévoyaient, Anjot refusa une entrevue avec le chef milicien et il écarta l'hypothèse d'une dispersion prématurée qui aurait peut-être sauvé tout le monde, mais qui aurait été contraire à l'honneur. Il était impossible de renoncer d'un seul coup au sens qu'avaient acquis déjà huit semaines de vie périlleuse sur le Plateau et surtout les hommes n'auraient pas compris un pareil retournement, tendus qu'ils étaient vers la lutte héroïque. Les deux émissaires parcoururent le Plateau, réconfortèrent les hommes aux avant-postes, donnèrent une dernière absolution, administrèrent les sacrements aux blessés, tandis que, sur les champs de neige livides, bridaient comme des torches les chalets touchés par les stukas. Dans leur visite, ils purent constater l'infériorité d'une défense qui avait trop de positions à tenir à la fois et ils redescendirent profondément émus par le sang-froid de ceux qui allaient succomber dans une lutte impossible.
L'assaut ne devait commencer qu'après plusieurs jours d'une intense préparation d'aviation, renforcée bientôt par l'artillerie. Les soldats du Plateau n'avaient pas les moyens de riposter coup pour coup. Sans doute un rude entraînement les avait extraordinairement adaptés au terrain, dont ils connaissaient tous les replis et toutes les ressources. Mais, si les armes légères ne manquaient pas après deux parachutages qui avaient parsemé la neige de toiles multicolores et de a containers s, ils n'avaient aucune arme lourde, à part trois mortiers. Et puis comment se défendre contre les stukas qui surgissaient au ras des crêtes comme des flèches ? Ils piquaient sur les chalets et les mettaient en flamme. Rien ne put empêcher, le 26, l'incendie des onze derniers chalets : dès lors il n'y avait plus d'abri sur le plateau enneigé.
Telle était la situation du Plateau à la fin de ce mois de mars, qui avait apporté tant d'événements exaltants et douloureux. Maintenant, c'était le véritable ennemi qui se révélait derrière la mise en scène de la milice ; c'était l'Allemand qui décidait de venir à bout de Glières avec les moyens écrasants dont il disposait encore. Fallait-il tenir quand même ? Tout le problème de Glières se posait, avec ce qu'il impliquait de vies humaines mises en jeu, avec ce qu'il révélait de déchirements entre Français, avec ce qu'il comportait enfin de gloire à sauvegarder et à conquérir encore. Le rapport, de l'un des émissaires du 23 mars, va noue faire revivre cette heure où le sort du Plateau se joua.
UNE DERNIÈRE LIAISON AVEC GLIÈRES
PAR LE CHANOINE H. PASQUIER.
Le mercredi 22 mars 1944, vers 19 heures, un chef milicien se présentait au collège Saint-Joseph de Thônes. Mandaté par le chef d'Agostini, qui commandait les troupes de la milice en opérations autour du Plateau, il venait demander si l'un des prêtres du collège accepterait de porter à Glières, dès le lendemain matin, un pli pour le commandant des réfractaires. L'arrivée de gros détachements allemands, pourvus d'artillerie, était annoncée comme imminente: avant qu'il ne fût trop tard, - et dans vingt-quatre heures ce le serait -, le chef d'Agostini voulait parlementer avec le responsable du Plateau pour éviter le pire. L'envoyé ajoutait, pour motiver sa démarche au collège, que plusieurs des officiers de d'Agostini s'étaient offerts pour cette mission, mais que leur chef avait repoussé leurs propositions en raison de l'incertitude qui planait sur la qualité des éléments du Plateau. Le parlementaire pouvait être tué ou gardé comme otage. Mieux valait choisir pour ce rôle délicat quelqu'un que son caractère, - et peut-être aussi les accointances secrètes, en tout cas une sympathie non dissimulée - mettrait à l'abri de tous sévices. On avait alors pensé au collège.
Je ne vis aucune difficulté à laisser M. l'abbé Maurice Gavel se charger de la mission proposée. Son nom m'avait été suggéré tout de suite. Ce jeune prêtre avait au Plateau son frère Pierre, qu'il avait été voir peu de temps avant le combat d'Entremont. Il connaissait les lieux, les passages ; il connaissait surtout les jeunes gens. Enfin je supposais qu'il pouvait très légitimement désirer revoir son frère à la veille d'événements aussi dramatiques. Je l'envoyai donc eu P.C. de la milice. C'est par lui qu'une demi-heure plue tard je connus les dispositions de d'Agostini.
Avant de remettre à son parlementaire le laissez-passer et la lettre qu'il destinait au commandant de Glières, le chef milicien entreprit de lui exposer quelle était la situation : l'arrivée imminente de forces allemandes munies d'artillerie, l'issue certaine des engagements en perspective, qui ne pouvait être que l'anéantissement de tous les réfractaires. Par ailleurs, il présumait que les Allemands élimineraient les troupes de la milice dès leur arrivée et qu'ainsi la chance qui demeurait aux réfractaires de tomber entre des mains françaises susceptibles de les traiter avec discernement allait leur échapper dans vingt-quatre heures. Pour leur laisser cette chance, il fallait essayer de parlementer.
Lui, d'Agostini, voulait obtenir une reddition. II promettait de faire une discrimination parmi les réfractaires : ceux dont le passé était honnête et qui avaient été abusés par la propagande anglaise verraient aussitôt leur situation régularisée ; ils recouvreraient leur liberté, quittes à satisfaire aux obligations du S.T.O. ou de la relève. Quant aux autres, les " terroristes ", ils seraient remis à la justice française. On le sent convaincu de la présence sur le Plateau de toute une pègre, qui légitime à ses yeux l'action de la milice.
À l'entendre, les auteurs du massacre des policiers à Saint-Laurent seraient sur le Plateau, - il en a la certitude, et avec eux, d'importants effectifs de républicains espagnols. D'Agostini est sincère. Il veut, ce soir, essayer de résoudre, par une démarche personnelle, sous sa seule responsabilité, le problème dont il s'est chargé en venant encercler le Plateau. Il prévoit l'allure dramatique que prendront les événements dès l'arrivée des Allemands. Son interlocuteur a nettement l'impression qu'à cet instant les troupes d'occupation et celles de la milice n'agissent pas en coordination, mais s'ignorent, et que l'arrivée des premières dépossédera la milice de l'initiative des opérations. C'est pourquoi d'Agostini, dans un sentiment dont il est impossible de suspecter la loyauté, veut tenter de résoudre pacifiquement le conflit en perspective. À vrai dire, la mission confiée à M. l'abbé Gavel consistait uniquement à remettre un pli au chef de Glières. Les commentaires qu'on lui donna avaient sans doute pour but de manifester ce désir de conciliation et de préparer le commandant du Plateau à recevoir avec bienveillance la proposition d'entrevue. Quand M. l'abbé Gavel m'eut rendu compte de son entretien, je lui annonçai que je l'accompagnerais le lendemain matin.
À 6 heures, le jeudi 23 mars, mon compagnon et moi abordions le raidillon qui conduit de Morette au Nant-Debout. Cinq heures plu, tard nous arrivions au P.C.
Dès que le lieutenant Bastian lui a dit qui nous sommes, le capitaine Anjot - Bayard pour ceux du Plateau - nous exprime sa joie de nous voir ; il nous convie à déjeuner avec lui et les officiers du P.C. Mais je lui ai déjà fait part de la mission qui nous incombe et M. l'abbé Gavel lui remet le pli de d'Agostini. Anjot ne peut retenir une réflexion ironique en lisant la suscription de ce pli, au commandant Valette d'Osia, chef du camp des réfractaires des Glières : " Vraiment ces messieurs sont bien informés ! " Il lit rapidement le message et conclut en nous disant que la réponse sera vite faite.
Au repas, il n'est plus question de notre mission. Pourtant je ne puis pas ne pas remarquer que l'atmosphère est tendue ; elle est lourde des préoccupations du chef. Depuis quinze jours, les avions allemands ne cessent d'opérer sur le Plateau ; le ravitaillement tire : nous avons passé ce matin devant la boulangerie, dont les deux ouvriers sont en chômage depuis quelques jours. À cela s'ajoute la menace d'une attaque par terre, dont nous lui apportons confirmation. J'ai hâte de pouvoir m'entretenir seul à seul avec le capitaine Anjot pour lui dire tout ce que je sais.
Après le déjeuner, il est repris par les soucis du service, et je remets à plus tard l'entretien que je veux avoir avec lui. Pour nous, il importe de ne pas perdre de temps : de midi et demi à 16 heures, nous avons l'intention de visiter tous les postes du versant nord et d'offrir aux maquisards le secours de notre ministère. Tandis que M. l'abbé Gavel parcourt les sections qui donnent sur le Petit-Bornand, je vais à celles qui montent la garde du côté d'Entremont. À 16 heures environ, j'étais de retour après une tournée épuisante sous le soleil et dans la neige molle.
Je trouvais enfin le capitaine Anjot seul et libre de son temps. Je lui demandai de vouloir bien m'accorder un entretien, car j'estimais de mon devoir de lui dire toute la vérité sur une situation dont il me paraissait ignorer qu'elle était parvenue cette fois-ci à son point critique. Après lui avoir fait connaître l'importance des préparatifs allemands dans la mesure où moi-même j'en étais informé, je lui déclarai que, militairement parlant, la situation du Plateau serait rapidement intenable ; qu'ainsi c'était aller à l'hécatombe. Je le trouvai d'accord sur ce point avec moi. I1 savait, me dit-il, que lui-même n'en reviendrait point ; d'ailleurs, ce sacrifice, il l'avait déjà accepté.
À nouveau, j'insistai pour qu'il songeât surtout à ses hommes, à sa responsabilité envers eux ; et, pour autant, je lui conseillai d'essayer une entrevue avec le chef milicien, qui la lui proposait. Ce faisant, je voulais qu'il examinât à fond ce que valait cette " porte de sortie ". J'avais trouvé par devers moi qu'il ne lui avait accordé, au moment de notre arrivée, qu'une attention cavalière. Dès que j'abordai avec lui ce point de vue, j'eus conscience que, tout au cours de l'après-midi, il y avait songé. An lieu de la réponse instinctive du soldat, telle que je l'avais obtenue au moment de notre arrivée, j'eus, cette fois, la réponse réfléchie du chef, qui a tout pesé et qui a pris courageusement ses responsabilités.
- Voyez-vous, monsieur l'abbé, me dit-il, cette proposition d'entrevue est inacceptable, parce qu'inutile, et parce que dangereuse pour le moral de mes hommes. Inutile d'abord : depuis l'arrivée des forces du maintien de l'ordre en Haute-Savoie, plusieurs fois nous avons eu des contacts directs ou indirects avec le colonel Lelong et ses affidés. En même temps qu'ils reconnaissaient, du moins le disaient-ils, la pureté de notre patriotisme, et qu'ils se déclaraient enclins à séparer notre cause du terrorisme proprement dit, ils n'en continuaient pas moins à nous poursuivre, à nous pousser dans nos retranchements, à nous couper de nos sources de ravitaillement ; aujourd'hui, ils nous ont acculés sur ce plateau ; par là, nous voici pour demain la proie facile de l'ennemi. Je ne crois plus à la sincérité de leurs attitudes. Une nouvelle entrevue ne servirait donc à rien. Les conditions que peut me faire le chef milicien seront certainement inacceptables pour mon honneur de soldat ; elles m'obligeraient à trahir gravement mes responsabilités de chef. En outre, cette entrevue, que ne peuvent ignorer mes officiers et mes hommes, serait dangereuse pour leur moral. Ils devineraient chez moi une hésitation, et celle-la en ferait naître une chez eux. Or, à l'heure critique où nous voici, le sacrifice étant accepté, ils n'ont besoin que d'une chose, de résolution. Je ne veux pas encourir la responsabilité de l'avoir ébranlée.
Ces vues étaient justes. Le capitaine Anjot venait de les exprimer avec clarté et calme. C'était ce que je cherchais. Ainsi paraissait la grandeur du sacrifice que les soldats de Glières allaient consentir : ils accepteraient le dur combat pour le seul honneur ! Glières ne serait pas une victoire ; ce serait mieux que cela, un symbole, l'affirmation, scellée dans le sang, de la résistance à l'oppresseur. Je m'inclinai devant le capitaine Anjou, et lui déclarai que je me rangeais à sa façon de voir. Ma mission auprès de lui était achevée. Il était environ 16 h. 30.
Je passai quelques instants à l'infirmerie auprès des blessés et malades. Comme je revenais au P.C., vers 17 heures, les stukas apparurent dans un ciel absolument pur, volant bas. Quelques explosions éloignées, venant du sud du Plateau, nous apprirent qu'ils attaquaient. Pendant quelques minutes, ils passèrent et repassèrent au-dessus de nous. Quand ils eurent disparu, et que nous pûmes sortir du P.C., deux colonnes de fumée, en direction de Dran, nous renseignèrent sur les résultats de leur agression. Un chalet brûlait à une demi-heure du P.C. et, plus loin, au bout du Plateau, les chalets de Notre-Dame-des-Neiges n'étaient plus qu'un brasier. Nous en fûmes les témoins sur le chemin du retour. L'objectif avait été mitraillé avec des balles incendiaires, et les explosions entendues étaient celles du dépôt de grenades du chalet. Deux blessés graves avaient pu être aussitôt dégagés des décombres enflammés, et mis à l'abri dans la chapelle de Notre-Dame-des-Neiges. C'est là que mon confrère et moi leur donnâmes les derniers sacrements, qu'ils reçurent en pleine connaissance.
Poursuivant notre route, nous fîmes un nouvel arrêt au dernier avant-poste de l'extrémité sud du Plateau. Je garderai toute ma vie le souvenir de l'émotion et de la ferveur avec lesquelles les hommes de ce poste, commandés par un jeune aspirant, qui nue parut avoir une exceptionnelle valeur morale, acceptèrent notre ministère. Il fallait, dès lors, nous hâter. Il était nuit noire.
À 21 heures, nous parvenions à Nant-Debout, où nous retrouvâmes le barrage des miliciens. Ils ne nous attendaient plus. Sans doute nous croyaient-ils devenus otages. Aussitôt le chef du poste, dont les effectifs avaient été triplés au cours de la journée (car d'Agostini pensait que " ceux du Plateau " allaient essayer des décrocher ", au cours de la nuit) nous fait encadrer et conduire à La Balme-de-Thuy. Nos compagnons. de tout jeunes miliciens, nous interrogent avidement sur l'impression que nous ont faite les maquisards. Je les vois stupéfaits et quelques-uns ébranlés quand je leur dis la qualité morale de tous ceux que nous avons approchés, le caractère authentique de leur patriotisme, leur esprit de sacrifice. Je sens tomber chez quelques-uns de mes acolytes de fortune le mur énorme de préventions et de préjugés que la propagande avait minutieusement construit en eux pierre par pierre. Je termine en leur déclarant qu'ils devraient être, eux aussi, à Glières avec les soldats du Plateau, et non contre eux. Et ce sont des propos semblables qu'échange M. l'abbé Gavel avec ses gardes du corps.
A La Balme, où les miliciens nous font restaurer (nous avions marché plus de 12 heures au cours de cette journée), nous attendait une auto de la milice. Tandis qu'elle nous emporte vers Thônes, au P.C. du chef milicien, nous passons au milieu des cantonnements des Allemands. Ainsi, ils sont déjà là.
À Morette, nous voyons, dans la cour de l'entreprise Mermier, deux grosses pièces d'artillerie. Mais l'obscurité de la nuit se refuse à nous révéler toutes les menaces qu'elle réserve au lendemain. Pour nous qui savons le vrai sur la situation, notre cœur se serre.
Il est près de 22 heures quand nous arrivons au P.C. de l'Hôtel de l'Ermitage. D'Agostini noua attend avec une impatience fébrile, car on lui a signalé notre retour. Il nous reçoit dans la petite salle à manger de l'hôtel. Sur l'un des murs s'étale l'effigie de Darnand. Sur le canapé, plusieurs fusils et mitraillettes.
À peine nous a-t-il fait asseoir, que M. l'abbé Gavel lui remet le pli du capitaine Anjot. Il le déchire avec hâte, et court à la signature. Premier désappointement : le pli est signé Bayard ! Mais Bayard, ce n'est pas le nom de guerre de Vallette d'Osia. Qui donc est là-haut ? Nous jouons l'étonnement et l'ignorance. Il n'insiste pas, et déjà parcourt les quelques lignes du message, car il est court. Quand il en a achevé la lecture des yeux, il laisse percer son irritation. Je le sens vivement froissé de cette réponse énergique dans laquelle Bayard refuse sèchement toute entrevue comme inutile et lui dit son écœurement de voir des Français assumer la triste mission de traquer au profit de l'occupant d'autres Français. J'avoue avoir perdu le souvenir exact des mots qui composaient les quelques lignes de cette réponse. mais du moins est-ce fidèlement la pensée du capitaine Anjot. D'Agostini en reprend à haute voix la lecture pour les deux ou trois séides qui l'entourent, puis nous regarde en point d'interrogation. En quelques mots, sans aucun commentaire, nous lui redisons le refus tout net de Bayard.
Mais d'Agostini se met en frais. Il nous déclare qu'au cours de la soirée, il a reçu directement de Vichy un coup de téléphone de Darnand. Ce dernier lui aurait déclaré que, même si le commandant du Plateau répondait à la proposition d'entrevue, lui, d'Agostini, devait refuser de le recevoir. Mon compagnon et moi, nous nous regardons stupéfaits ! Qu'est-ce donc que cette comédie ? Ainsi l'on aurait dérangé Anjot à la veille d'une action décisive, on l'aurait arraché à ses hommes dans leurs dernier. préparatifs, et tout cela pour l'éconduire ! Ces messieurs de la milice sont de triste, sires !
A dire vrai - et ce premier moment d'indignation passé - nous avons conscience qu'au cours de cette journée un événement nouveau s'est produit, non pas tant à Thônes qu'à Vichy. Sans doute le, Allemands ont-ils fait savoir à Darnand que désormais ils prenaient l'initiative des opérations. Cette supposition est confirmée d'une part par l'arrivée massive de détachements allemands autour du Plateau dans cette même journée du jeudi 23 mars, de l'autre par l'indication formelle de Darnand à d'Agostini de ne pas recevoir le commandant du Plateau au cas où il se présenterait. D'Agostini nous déclare, du reste, qu'au cours de l'après-midi une conférence a eu lieu à l'état-major des troupes d'opérations ; il y a assisté. Les plans d'investissement du Plateau ont été définitivement mis au point. Il ajoute qu'il a obtenu pour la milice un secteur d'opérations. Je saisis cet aveu au vol, et lui déclare m'en féliciter, car je pense bien, lui dis-je, qu'il saura faciliter la retraite aux maquisards traqués et ménager à des Français cette chance de salut qui leur reste. Il me répond alors que ce n'est aucunement son intention. Nous n'avons plus qu'à partir. Nous nous levons écœurés, et prenons congé rapidement. Il était environ 22 heures et demi,.
Au soir de cette dernière liaison avec ceux qui désormais seraient seuls pour le combat, nous avions la douloureuse certitude que le Plateau serait nettoyé par les Allemands en moins de 48 heures. Nous avions pu observer l'absence de matériel lourd, de liaisons téléphoniques, la pénurie de ravitaillement, l'insuffisance des effectifs et des cadres. Nous savions, pour avoir vu les stukas à l'œuvre, que tous les chalets, un à un, seraient détruite par les avions mitrailleurs.
Mais aussi nous avions constaté le moral extraordinaire des chefs et des soldats du Plateau. L'attaque des Allemands, dont nous leur annoncions l'imminence, leur suggérait unanimement cette réponse : " Tant mieux ! Il y a longtemps que nous les attendons. Enfin, nous allons nous battre ! " À un petit gars d'Annecy qui conduisait une file de G.M.R. prisonniers et avec qui je fis un bout de chemin, je laissai envisager la bataille avec les dangers qu'elle comportait. Il me répondit : " Monsieur l'abbé, je suis monté ici pour un idéal. Il vaut bien que je meure pour lui. "
Alors j'ai pensé que, dans la défaite inévitable des armes, ce serait cela, le triomphe de Glières.
L'ÉPREUVE
L'attaque allemande fut soigneusement préparée. Un télégramme du S.D. à d'Annecy, daté du 25 mars, nous en donne une idée : " La fin des préparatifs prévue pour ce jour a été retardée de 24 heures, étant donné que le transport d'un groupement a été accidenté près de Saint-Jean-de-Maurienne à la suite d'une explosion de la voie ferrée. La mise en place sera terminée dimanche ou lundi. Le début de l'attaque dépend encore des missions de reconnaissance. L'action ne sera déclenchée probablement que le mardi 28 mars. L'attaque sera menée par trois groupements. Elle sera soutenue par deux batteries de canons de montagne et une section de mortiers lourds de 15 cm. Un bataillon de D.C.A. sera chargé d'opérations de sécurité dans toute la région. De plus, il y aura au nord-ouest, pour barrer le terrain, 800 hommes de la milice, plue une compagnie de grenadiers de la Wehrmacht avec des armes lourdes et, en deuxième lieu, 400 hommes de forces de police. Selon les circonstances, l'attaque sera soutenue par une escadrille d'aviation de combat avec couverture de chasseurs."
Le lendemain, le docteur Knab, commandant de la police de sécurité et du S.D. de Lyon, était lui-même à Annecy et télégraphiait : " Au cours d'un entretien avec le général Niehof et le lieutenant-général Pflaum, la mise en place des forces de police de sécurité a été réglée ainsi qu'il suit : La Wehrmacht attaquera avec trois bataillons. Les bataillons ont les hases de départ suivantes : 1. Thuy (capitaine Stœckl) ; 2. Entremont (capitaine Schneider) ; 3. Petit-Bornand (capitaine Geler). Les P.C. du régiment et celui du lieutenant-général Pflaum se trouveront à Thônes. La milice couvrira par le nord avec point d'appui à Thons." Suit la liste des SS affectés aux différents bataillons comme forme de police de sécurité. Un précédent télégramme disait des hommes du Plateau : " Le moral de la troupe semble bon. On croit que personne ne se rendra."
L'attaque fut déclenchée quarante-huit heures à l'avance, le dimanche 26 ; les Allemands avaient craint que " les terroristes aient reçu l'ordre de quitter le Plateau isolément ". Mais ils avaient eu le temps de disposer leurs troupe, et de choisir le lieu le plus favorable à l'attaque. La partie n'était pas aussi facile pour les défenseurs du Plateau. Sur le qui-vive depuis des jours, écrasée par les tâches de plus en plus nombreuses qu'alourdissait leur petit nombre, ils étaient épuisés de fatigue, manquaient de sommeil et, si leur moral était intact, leurs nerfs étaient usés par cette attente de l'événement, qui n'était même pas une trêve avant l'orage, puisque l'aviation et l'artillerie ne cessaient de les accabler. Pour riposter à l'attaque, ils ne pouvaient mettre en œuvre un élément essentiel du combat défensif : la contre-attaque, faute d'une masse de réserve ; et, même si le P.C. réussissait à rassembler une poignée d'hommes pour endiguer l'irruption de l'ennemi sur un point, les liaisons étaient si difficiles avec les distances et la neige que le renfort arriverait sur le terrain six heures seulement après l'appel au secours: C'est dire que la situation, une fois compromise, ne pourrait être rétablie. Or, il en fallait peu pour la compromettre : il n'y avait pas de défense en profondeur ; les points d'appui formaient un simple rideau qui n'était d'ailleurs pas continu, puisque le terrain qui les séparait ne pouvait être entièrement battu par leurs armes. Comment s'étonner alors que le dénouement fût rapide? On aimerait trouver dans cet ultime combat quelque chose de spectaculaire ; on voudrait que l'événement fût à la taille des conséquences qu'il entraîna, à la mesure des efforts qu'il abattit d'un seul coup. Non, ce fut un choc brutal. Aucune manœuvre n'était possible ; les groupes attaqués devraient résister dons leur point d'appui, s'y terrer, s'y cramponner jusqu'à épuisement des munitions, et puis la marée passerait, irrésistible, sans être affaiblie par l'obstacle qui avait brisé ses premières vagues. Cette dernière journée de Glières se résume donc en un fait banal : des hommes retranchés dans la neige sont assaillis par des Allemands si nombreux que finalement ils succombent sous le nombre et doivent laisser l'ennemi pénétrer dans un dispositif de défense qui, dès lors, est tout entier ruiné. Bref, c'est un écrasement sans grandeur pour le plus fort et sans autre consolation pour le plus faible que celle de l'héroïsme obscur poussé jusqu'à la limite des forces humaines.
Les Allemands montèrent contre le Plateau en plusieurs points à la foie, tout le long de la vallée du Borne. La section Liberté chérie, qui défendait l'aile gauche, au delà du col de Spé, entra la première en action : " Vers dix heures, écrit le sergent-chef Becker, une colonne allemande d'environ quarante hommes cherche à monter vers nos positions ; aussitôt, avec mon F.M., j'ouvre le feu. Six Bodies ont été touchés certainement ; le reste se replie dans les bois. Mais ce petit succès nous attire un feu infernal des mitrailleuses et des canons. Nous restons à plat ventre jusqu'à dix-sept heures. La ferraille des obus percutant au-dessus de nous contre le rocher nous valut une vraie pluie de fer. " Mais ce n'était là qu'une reconnaissance destinée à faire diversion à l'opposé du point choisi pour le coup de force.
Les Allemands firent porter leur attaque principale contre la position de Monthiévret, à partir de 15 heures. Leur succès fut en grande partie facilité par la trahison. L'avant-veille, deux des G.M.R. prisonniers avaient réussi à s'évader et ils n'eurent rien de plus pressé que d'aller livrer tous les renseignements qu'ils possédaient. Or, nul ne connaissait mieux le Plateau que les G.M.R. ; employés aux corvées de transports, ils avaient parcouru le camp en tous sens : ils savaient parfaitement l'emplacement des sections, les cheminements habitude, la position des avant-postes. Par les deux traîtres, les Allemands purent apprendre, en même tempe que les ressources en matériel, le dispositif de la défense et le point le plus vulnérable. On le vit bien dès le samedi : le chalet où se trouvait le poste de mitrailleuses de Monthiévret fut pulvérisé par les canons de la vallée. Le lendemain, les Allemands choisirent ce point pour y lancer le gros de leurs troupes. Or, justement, il était difficile aux soldats du Plateau de se protéger sérieusement à cet endroit. La section Sidi-Brahim devait y défendre les deux pentes d'une croupe rocheuse qui domine la vallée du Borne. Pour aller d'un poste à l'autre, il fallait contourner cette croupe en terrain découvert ; autant dire que les deux moitiés de la section étaient isolées en cas d'attaque et qu'elles ne pouvaient battre le terrain qui les séparait. Les Allemands n'auraient donc, après quelques tâtonnements, qu'à se déployer en éventail et à contourner, puis à encercler le poste choisi pour forcer le passage. C'est ce qu'ils firent. Ils furent aidée par les bois qui, à cet endroit, montent assez haut : ils purent, sans être aperçus, s'approcher et prendre position tout le long de la ligne de défense ; ils étaient alors en mesure d'immobiliser leur proie et de faire porter toute la force de leur attaque sur le poste le plus facile à détruire, parce qu'il était le plue difficile à défendre : celui qui donnait sur Entremont. Les dix-huit hommes de ce poste furent attaqués par une première vague, puis par une seconde : en tout, plusieurs centaines d'hommes. Les Allemands montent par des cheminements difficiles à battre, faute de champs de tir. Habillés de blanc, ils se confondent avec la neige, se faufilent dans les sous-bois. Les armes du point d'appui tirent sans arrêt et fauchent les assaillants. Les hommes font des prodiges d'héroïsme, tel Antoine qui, par un saut de six mètre, dans un terrain périlleux, gagne un meilleur emplacement face à l'ennemi : il s'en tirera pourtant, mais reviendra les vêtement, troués de balles, après avoir protégé le repli de ses camarades survivants.
Aucun secours ne put atteindre le lieu du combat. Six hommes de la section conduit, par le lieutenant Baratier avaient aussitôt quitté l'autre poste pour venir renforcer la défense ; mais ils furent arrêtés à la pointe de la croupe rocheuse par une fusillade qui partit à cinquante mètres. Deux hommes furent touchés du premier coup et tombèrent en poussant un râle. Les autres se mirent à plat ventre, sans pouvoir se camoufler ; ils tirèrent un quart d'heure, puis les deux fusils-mitrailleurs s'enrayèrent. Baratier prit alors son fusil anglais ; au bout d'un moment, il s'aperçut qu'il était seul à tirer : un de ses hommes était impuissant avec son F.M. ; les autres avaient été mis hors de combat, en particulier a Chocolat ", le chef du corps franc de Thônes. Les Allemands, voyant la défense réduite à une seule arme, poussèrent en avant : Baratier dut décrocher ; il s'épuisa pendant deux heures à franchir les rochers, mais en vain. Tous les couloirs d'avalanche qu'il traversa portaient des traces de pas : les Allemands avaient déjà passé.
Pendant ce temps le combat continuait avec acharnement au poste attaqué. Les maquisards n'étaient pas habitués à une épreuve aussi sérieuse. Qu'étaient-ils quelques hommes perdus dans la neige, épuisés par deux mois d'une vie trop rude et une semaine de bombardement, accablés sous une grêle de balles ? Qu'étaient-ils contre ce flot d'ennemis qui montait toujours sans compter les pertes ? Ils voient tomber à leurs côtés les plue braves d'entre eux ; perdre ainsi des camarades auxquels les lie toute une vie maquisards les plonge dan, la consternation.
Ils tiennent cependant et ils tireront quatre heures, tant qu'ils auront des munitions. Ils se sont donné pour but de résister jusqu'à la nuit ; car la nuit n'effraie pas le maquisard : elle est son refuge, elle impose la trêve quand l'adversaire va profiter de son avantage. Maintenant que les F.M. ne peuvent plus être alimentés, c'est le combat à la grenade. Les renfort, demandés n'arrivent pas ; il faut les chercher si loin et les prélever, homme par homme, sur des sections qui ont déjà fort à faire. Alors la défense succombe, après quatre heures d'efforts surhumains. Les survivants se replient par le seul passage qui reste encore avant l'encerclement complet ; le décrochage est difficile : quelques-uns ne parviendront pas à s'échapper, car l'ennemi les a déjà débordés.
Alors c'en est fait du sort des quatre cent cinquante maquisards qui défendent les autres points. Glières est comme un navire qu'une seule voie d'eau irréparable fait couler. Les Allemands s'infiltrent sur le Plateau par cette ,brèche ouverte ; mais ils n'avancent que lentement à cause de la nuit et ils n'iront pas loin : ils craignent de tomber sur des forces de manœuvre. La nouvelle se répand rapidement ; des hommes affolés assurent qu'ils ont vu les Allemands en train de ramper déjà près du P.C. L'angoisse étreint tous les combattants soudain réduits à l'impuissance ; en réalité, la nuit les protège, mais, en cette heure où s'effondrent toutes les assurances, elle se peuple pour eux de dangers mal définis et de formes hostiles. Le capitaine Anjot sait qu'il a un répit jusqu'au lendemain matin. Il envisage la situation avec le sang-froid qui a toujours fait sa force. Pas de réserve pour rétablir la ligne de front ! Une résistance d'ensemble n'est donc plus possible ; continuer la lutte contre une pareille marée d'hommes, ce serait condamner les groupes isolés à une extermination rapide et inutile. Anjot décide un repli général dans la direction du Parmelan, parce que c'est là que le terrain est le plus difficile et qu'il sera le plus commode de glisser entre les doigts de l'ennemi. En passant chez Joubert, il lui expose la situation et lui demande son avis afin de contrôler la décision qu'il a prise. " Il me semble que l'honneur est sauf. " Je le crois aussi ", répond Joubert. C'était la question essentielle. Puisque Glières ne perdrait pas son sens, on pouvait lancer l'ordre de décrochage. Il était dix heures du soir.
Alors commença le martyre, forme ultime de ce témoignage qu'il avait fallu donner au monde pour que la France retrouvât les moyens de combattre et de vivre. Ce fut une chasse à l'homme méthodiquement organisée. Les petits groupes de maquisards quittèrent le Plateau après avoir pris des vivres et des armes. Chacun avait l'ordre de rejoindre son maquis d'origine après s'être replié sur le Parmelan ; comme on n'avait aucun renseignement sur le dispositif allemand, il n'y avait pas d'autre solution possible. Mais l'ordre arriva souvent si tard aux sections les plus éloignées qu'il n'était plus applicable ; chacun décrocha donc par où il put. Les tas partirent du côté d'Entremont et descendirent sur la vallée du Borne. Quarante-trois hommes passèrent par le col de Freux et, après avoir frôlé des groupes d'Allemands, réussirent à gagner Saint-Laurent ou La Roche. Le groupe commandé par l'adjudant-chef Morel se dirigea vers Thorens et parvint à franchir en force les barrages de miliciens : ce fut le repli le mieux réussi.
Au contraire, le groupe qui descendait sur Thônes, avec Anjot, Bastian, Joubert, s'engagea dans une région surveillée par les Allemands et il fut celui qui eut le plus à souffrir. Il commença par traverser le Plateau pour en gagner le bord du côté de la vallée du Fier ; puis il s'engagea dans la gorge d'Ablond. La neige commençait à fondre ; la couche superficielle cédait parfois brutalement et l'on enfonçait jusqu'à la ceinture. Ces chutes ralentissaient la marche, épuisaient les forces et l'issue de la gorge semblait toujours reculer. Arrivés au col de Perthuis, les hommes aperçurent les routes grouillantes de convois allemands. Il n'était pas prudent de rester ensemble aussi nombreux ; il fallut se scinder en petits groupes. La plupart se dirigèrent vers Dingy, qui est le point le plus éloigné sur le pourtour du Plateau et celui qui offre le plus d'espaces pour se faufiler. Ils marchèrent des heures, passèrent des torrents et des ravins, firent mille détours et marchèrent encore. Il fallait éviter les espaces trop découverts, fuir les chemins et les passages faciles. Même lorsqu'on avançait prudemment, on arrivait à s'engager dans des secteurs où circulaient les patrouilles : on essuyait des coups de feu qui obligeaient à disparaître en rampant - quand du moins on n'en était pas réduit à se rendre.
Au bout de douze ou quinze heures, les forces commencèrent à faiblir. Après la dure semaine qu'on venait de passer, cette marche dans un terrain semé d'obstacle, naturels était épuisante pour les plus forts. Et pourtant on n'était pas sorti des filets de l'ennemi ; il fallait donc continuer et tendre toutes les énergies. Peu à peu la première fatigue passait et l'on devenait capable de marcher encore. Pour tromper la faim et la soif on mangeait de la neige. Ainsi passèrent une seconde journée puis, après une nuit, une journée encore et l'on marchait toujours.
" Notre équipe, écrit Julien Helfgott, s'était étroitement soudée au col du Perthuis, après l'interminable nuit de peine et de souffrance des gorges d'Ablond. Alors se révélèrent puissants les liens de camaraderie issus d'une vie ardente de maquis. Le lieutenant Bastian, qui avait pris le commandement de notre troupe souriait chaque fois que je le regardais, et pourtant on pressentait sa lourde inquiétude ; de sa personne s'irradiait une sereine confiance, qui noue fit à tous un grand bien. Au cours de ce repli son caractère de chef s'affirma pleinement. Nous étions, avec lui, sûrs de passer et nous ne songions plus à tous les danger, qui nous attendaient.
L'énorme épaisseur de neige du Plateau avait diminué vers ses abords et l'on rencontrait de longues plaques d'herbe jaunie. Ce premier contact avec la nature nous réjouit ; dans ce clair et calme matin ensoleillé, nous étions soudainement gagnés par je ne sais quel optimisme. Pourquoi songer à la mort, alors qu'il faisait beau, que les oiseaux lançaient leurs chants autour de nous, alors que nous étions si jeunes et que jamais nous n'avions respiré un air si frais. Je sentais puissant cet amour fraternel qui liait notre groupe. Notre progression fut dirigée avec sang-froid ; chaque mètre de terrain, chaque bois, chaque clairière que nous traversions étaient longuement étudiés ; la manœuvre de la section prit une allure technique, son homogénéité devint telle qu'aucune parole ne fut nécessaire pour les mouvements du groupe. L'équipe était un grand corps qui obéissait au moindre geste du chef.
Mais peu à peu la fatigue nous envahit ; pour certains, moins forts ou blessés, chaque pas est une souffrance renouvelée. Jean Arnaud, touché au cours du bombardement et à peine remis, a les yeux brillants de fièvre, il marche soutenu par nous, mais toujours avec un grand sourire qui l'illumine et, chaque foie se raidissant, il poursuit avec nous cette marche qui ne finit plue. Il faut maintenant traverser les eaux glacées du Fier, gonflée, par la fonte des neiges. Nous nous cramponnons enlacés trois par trois. Paul est emporté par le courant ; noue le rattrapons à grande peine. Tout sur nous est maintenant gluant de crasse, d'eau et de sueur. Et puis la faim arrive, non pas la peur, pas du tout la peur, mais la faim, la fatigue et la soif, toujours la soif qui fait racler la langue. Ah, si nous pouvions dormir, même sur cette neige.
Mais il y avait quelque chose de plue terrible que cette fatigue physique ; c'était la lassitude qui usait la patience nécessaire aux trop savantes précautions de notre décrochage. Certains, oublieux des risques immédiats, voulurent brusquer leur délivrance ; ils tentèrent le tout pour le tout, tel Vitipon qui, après une courte pause, se décida soudain : " J'ai des papiers en règle, des vêtements de rechange propres ; je file tout droit sur Annecy pour reprendre la liaison ; les Boches n'y verront que du feu." Hélas quelques heures après il tombait assassiné à Nâves, aux côtés du capitaine Anjot et de Duparc, chef des éclaireurs-skieurs, qu'il avait rencontrés. En fin de soirée, à la Belle-Inconnue près de Thônes deux éclaireurs-skieurs, Quétand et Sala, deux vaillants, mais pleins de témérité, partent devant nous pour baliser le cheminement que nous emprunterons ; un rendez-vous est fixé, mais nous les attendrons en vain. Capturés, les armes à la main, par une patrouille Boche, ils seront fusillés le 30 mars à l'Isle. Certains groupe, sont pris pendant leur sommeil, comme celui du Mont-Lachat que les Allemands tueront et brûleront avec le chalet qui l'abrite. Nos braves amis paysan, eux-mêmes n'osent plus nous ouvrir leur porte et nous passons dans la nuit, traqués, misérables, la faim au ventre devant la soupe qui fume dans l'âtre...
Soudain, dans la gorge de Morette, un coup de feu claque devant nous, des fusées éclairantes qui illuminent le coin de bois nous laissent entrevoir un groupe d'une cinquantaine de Boches à l'affût. Nous nous couchons tous ; certains ne se relèveront plus. Nous autres, nous rampons vers les rochers, que nous escaladons ; les parois sont lisses et certaines prises ne tiennent plus ; Bedet dégringole de huit mètres et se fait prendre. Gaby disparaît derrière un arbre : on ne le reverra plus.
Les Boches tirent sans cesse. Je n'ai vu de ma vie un feu aussi nourri sur un espace si réduit, m'assura plus tard le lieutenant Joubert, qui dirigeait le groupe avec Bastian. Ils tirent de violentes rafales de mitrailleuses et de fusils mitrailleurs pendant prés d'une heure et nous aspergent de fusées de mortiers le reste de la nuit. De vingt-cinq que nous étions, nous nous retrouvons huit quelques heures après dans la montagne, miraculeusement épargnés par la fusillade, défaite, hâves, déchiré, ; nous avons perdu notre équipement mais non nos armes. Notre marche est ralentie par la fièvre qui nous mine maintenant. Des hallucination, noua hantent, des sources chantent à nos oreilles, des formes dansent devant nos yeux ; nous apercevons des chalets, des ponts, des êtres qui s'approchent, insaisissables, et qui disparaissent ; nos oreilles bourdonnent ; une étrange ivresse s'empare de nous. La neige, dans laquelle nous avançons mètre par mètre en relayant celui qui marche en tête, est si molle que nous enfonçons jusqu'au ventre. Mais un objectif a été fixé, nous devons passer avant le jour la petite dépression qui s'étend devant nous, car maintenant les Allemands doivent suivre nos traces. Aucune halte n'est possible ; ceux qui se couchent seront pris. Et pourtant comme la neige semble douce à notre fatigue. Mais une immense volonté nous anime ; nous recherchons à la limite de nos forces un dernier sursaut d'énergie qui guidera nos corps épuisés jusqu'au chalet là-bas. Enfin, nous parvenons au but ; nous brûlons quelques planches, partageons quelques biscuits. Que le feu est doux et comme me paraissent bons les visages de ceux qui m'entourent. Sauvés, nous sommes sauvés ! "
Trop souvent les rescapés finissaient par
tomber au pouvoir de l'ennemi ; peu eurent, comme le docteur Marc et deux
compagnons, la chance de passer sans être vus sous un balcon où deux officiers
étaient complètement absorbés à scruter la montagne avec leurs jumelles. Des
patrouilles circulaient en tous sens et surveillaient chaque point de passage
possible. De place en place, des mitrailleuses étaient braquées contre les
montagnes. Dans chaque buisson de la vallée, un Allemand était posté et
observait
tous les recoins de la montagne avec ses jumelles : il fouillait les bois de
hêtres, qui, par malheur, étaient transparents, comme ils le sont au mois de
mars quand l'hiver les a complètement mis à nu. Dès qu'un
guetteur apercevait un fugitif, il le faisait bloquer par des tirs de
mitrailleuses et l'envoyait chercher. Beaucoup étaient pris alors qu'ils se
croyaient déjà près du terme, après plusieurs jours d'efforts.
Ainsi fut arrêté le célèbre lieutenant Bastian, du 27e BCA, qui
était chef du secteur de Thônes depuis près d'un an et qui avait organisé
tout le ravitaillement de Glières. Il était des huit qui sortirent sains et
saufs du mitraillage de Morette. Il souffrait beaucoup, car une pierre
détachée par le dégel l'avait blessé à la tête. Du chalet où ils
prenaient leur premier repos, les rescapés aperçoivent dans la vallée des
cars pleins d'Allemands qui viennent dans leur direction. Tout le monde se
disperse. À la fin de l'alerte, Bastian n'est pas au rassemblement fixé, on ne
sait pourquoi. Il est parti plus loin pour traverser les rochers de Cotagne et
redescendre sur Chamossières. Tandis que ses camarades le perdent
définitivement de vue, les résistants du pays apprennent où il est et lui
envoient des vêtements, des pansements, des vivres ; mais déjà Bastian s'est
en allé et les secours le manquent. Les gendarmes imaginent alors une comédie
pour le sauver. Ils partent en auto avec l'intention de l'arrêter et de lui
faire traverser les barrages allemands comme s'il était leur prisonnier ; mais,
en arrivant aux limites du secteur surveillé par l'ennemi, ils le rencontrent,
les menottes aux mains, emmené par une patrouille. Un léger retard avait fait
tout échouer.
Deux cents rescapés sur cinq cents combattants furent ainsi capturés par la milice et par les Allemands dans les jours qui suivirent le combat. Le pays vivait dans l'angoisse. Les résistants suivaient le drame au fur et à mesure des nouvelles fragmentaire, qui leur parvenaient : Un tel est mort ici, tel groupe se cache là et réclame du secours. Mais comment réaliser tout ce qu'on voudrait quand l'ennemi surveille tout ? Et pendant que les heures passaient, la répression sévissait de plus en plus impitoyable. Certains prisonniers étaient fusillés sur le champ, avec toute, sortes de raffinements de cruauté, et leur cadavre dépouillé par les assassins. On vit à Thônes un groupe de treize traverser la ville, attachés les uns derrière les autres comme des bêtes pour la boucherie ; les Allemands les conduisaient de l'autre côté du torrent à l'hôtel où sévissait la Gestapo. Alors on entendit des coups de feu et le maire eut l'ordre d'aller chercher les corps pour les jeter dans une fosse sans aucune cérémonie, plus exactement pour les " encrotter ", suivant l'expression du capitaine allemand. Malgré les menaces par lesquelles on voulait l'intimider, il se refusa à enterrer les martyrs comme des chiens et il les fit porter dans la gorge de Morette, au pied du plateau de Glière, : il y eut une tombe et une croix pour chacun. Telle fut l'origine du cimetière où reposent aujourd'hui une centaine des héros tombés dans le premier combat de la Résistance.
Les prisonniers qui n'avaient pas été tués sur place furent conduits à Annecy. Leur nombre s'accrut les jours suivants, car les G.M.R. capturés lors de la mort de Tom oublièrent les bans procédés dont on avait usé à leur égard et se mirent à surveiller le pays pour reconnaître les réfractaires sous leurs déguisements. C'est ainsi que fut arrêté le chef Humbert quinze jours après le début de la répression. Il avait passé plus d'une semaine dans une grotte de Glières avec l'aspirant Pasquier. Les Allemands n'avaient pas su découvrir leur cachette et les deux rescapés crurent pouvoir quitter le pays comme de simples particuliers. Ils avaient déjà gagné Annecy. " J'étais entré au buffet de la gare, écrit Pasquier, une demi-heure avant Humbert. Quatre G.M.R. étaient attablés ; je les reconnus et eux aussi : mon allure et mon teint étaient encore ceux d'un homme des bois. Il faut croire que leur conscience avait des doutes, bien que la peur du risque les ait amenés à jouer de nouveau ce triste rôle, car finalement ils ne bronchèrent pas et me firent prévenir que je n'avais rien à craindre d'eux. Mais il y en avait d'autres dans les environs et, lorsque Humbert m'eut rejoint, nous fûmes, malgré toutes nos précautions, remarqués par une équipe de nos anciens prisonniers, qui s'étaient loués comme chiens de garde pour reconnaître et arrêter ceux du Plateau. " Seul Pasquier pu s'esquiver. Alors Marie-Thérèse, l'assistante sociale de l'A.S., qui avait encouragé Humbert à quitter le pays par des moyen, normaux, n'entendit pas être longtemps responsable de sa vie. Un matin au petit jour, elle prépara son évasion : Humbert put s'échapper commodément et gagner la Haute-Vienne pour y continuer la lutte.
Il n'y eut malheureusement que quatre évasions. Les autres prisonniers durent subir les décisions fantaisistes des vainqueurs du moment. Quelques-uns furent jugés sommairement. Un certain nombre fut déporté, entre autres le curé du Petit-Bornand, qui paya ainsi son dévouement personnel et la courageuse contribution de ses paroissiens au ravitaillement de Glières. Beaucoup furent torturés. Les sentences de mort n'étaient pas exécutées tout de suite. Par deux fois les Allemands amenèrent un camion de condamnés dans la plaine d'Alex. Ils lâchaient leurs victimes à travers les taillis et jouaient à la chasse à l'homme, puis laissaient là les cadavres quand la fantaisie leur venait de ne pas les jeter dans une fosse. Déjà, à Thônes, la Gestapo avait choisi l'un des treize qui lui furent remis pour le conduire sur le rocher qui domine le Calvaire. Le jeune condamné dut creuser sa tombe au milieu des pins, dans le maigre terreau qui couvre la rocaille ; alors ses bourreaux l'abattirent en ce coin sauvage de la montagne, comme s'ils avaient voulu accroître par la jouissance du décor le plaisir d'assassiner.
Dans la prison d'Annecy eurent lieu les horreurs qu'ont connues toutes les prisons allemandes de cette guerre. Bastian eut le plus à souffrir ; un télégramme de la police allemande nous explique pourquoi : " L'arrestation signalée hier du lieutenant Barras (c'était le pseudonyme de Bastian) est particulièrement intéressante pour les renseignements ultérieurs... Il tenait dans ses mains l'organisation entière et le ravitaillement. C'est pour cela qu'il connaît les auxiliaires dans la vallée et spécialement à Annecy. Son interrogatoire est en cours. Il était muni de papiers réglementaires et il avait déjà passé deux patrouilles de milice avec succès. Grâce à la circonspection de quelques soldats allemands on réussit à le capturer." Mais Bastian parvint à faire croire qu'il n'était pour rien dans l'affaire. Déjà il n'était plus en cellule ; il vivait avec d'autres prisonniers, en particulier avec le père Favre qui soignait ses plaies et fut pour lui comme pour tant d'autres une véritable providence, avant d'être exécuté à son tour, le 17 juillet'. Par malheur, le lieutenant Lalande commit l'imprudence de revenir à Annecy. Il fut reconnu, emprisonné, convaincu par des pièces indubitables, qui compromettaient aussi Bastian. Les deux officiers subirent toutes les tortures et ils moururent de cette manière atroce. Mais ils ne trahirent pas un seul des secrets qu'on voulait à tout prix leur arracher. Leurs corps furent transportés au cimetière de Morelle pour reposer de chaque côté de Tom : le médecin put constater que les plus affreuses meurtrissures n'en avaient épargné aucune partie.
Telle fut l'inique répression que Philippe Henriot, dans son éditorial du 29 mars 1944, célébra comme une victoire française facilement remportée par la milice sur une poignée de bandits et de gamins que leurs chefs avaient abandonnés. .
RÉPRESSION
PAR JULIEN HELFGOTT
Nous nous étions crus sauvés. Dans notre chalet de Bellossier, nous menions une vie d'hommes libres qui se cachaient, mais d'hommes libres tout de même. En fait ce fut une simple trêve. Une maladresse nous fit tomber aux mains des forces du maintien de l'ordre.
Nous sommes demeurés stupides derrière les barbelés. Le beau soleil d'avril noue faisait mal aux yeux et le sol de ciment que je foulais me causait une impression curieuse, après la neige mouvante que je venais de quitter. Il me semblait revenir d'un autre monde ; je n'osais trop réfléchir à mon sort. Tous, nous comprenions mal cette brutale transformation d'hommes libres en captifs. La garde, composée de gendarmes français, la plupart méridionaux, était dans l'ensemble bienveillante, mais d'une bienveillance qui ne diminuait pas par une surveillance rigoureuse. Cela, bien entendu, ne les empêchait pas d'écouter et d'approuver la radio de Londres ; nous l'entendions nous-mêmes de ce qu'on appelait nos dortoirs. Nos gardien, étaient tous littéralement terrorisés par une espèce de bouledogue gendarme, portant le grade de sous-lieutenant, sinistre personnage qui appliquait à la lettre les consignes d'un gouvernement déjà aux abois. Ses hommes le redoutaient et nous subissions le contre-coup des brimades et des sanctions qu'il leur infligeait.
C'est au cours de ces belles journées d'avril que quelques G.M.R. du groupe Bretagne, ceux-là même qui s'efforçaient de " mériter la disgrâce de leur délivrance, en se transformant en aiguilleurs de la Gestapo " suivant l'expression de Maurice Schumann vinrent nous reconnaître les uns après les autres ; ils précisèrent savamment les fonctions de chacun de nous. Ils étaient cinq, cinq que nous avions traités loyalement en militaires prisonniers, cinq avec qui nous avions partagé des rations qui s'amenuisaient chaque jour, cinq qui n'avaient de notre part subi la moindre brimade ni un seul sévice. Ils avaient conservé leur tenue kaki, bien coupée, et ils exécutaient avec aisance ce simple travail de traître,. Ils semblaient même trouver là une excellente occasion de rattraper de mauvaises notes et, avant de partir, ils sourirent gentiment comme des serviteurs stylés qui ont bien rempli leurs fonctions " .
Les jours passèrent, Schumann, à la radio, parla longuement de nous ; cela nous fit du bien, mais temporairement. Beaucoup de nouvelles arrivaient de l'extérieur, nouvelles funestes : il en résulta un grand découragement. Puis on nous apporta pour identification les photographies de nos camarades fusillés dans la région de Thônes ; ces visions nous furent terribles et nous cachâmes soigneusement à Georges Taissère la photographie de son frère Robert, tué à 19 ans d'une balle dans la tête au Villaret. Les visages de nos frères déformés par la mort, souillés de sang et de terre hantèrent nos conversations, nos nuits. Et la presse falsifiait tout, vile, hypocrite. Dans Les Nouveaux Temps du 5 avril je lisais d'ignobles mensonges tel ce titre : " 41 victimes des bandits du maquis sont retrouvées en Haute-Savoie. " Quelles étaient en réalité ces victimes des bandits du maquis sinon mea pauvres camarades assassinés par les Allemands et dont on retrouvait ici ou là les corps suppliciés ? Mais je m'insurgeai, en vain, le mensonge avait acquit droit de cité et ce qui paraissait criminel à mes yeux était assimilé docilement par la grande masse des " bien pensante ". Au reste, les gendarmes continuaient à siffler et à parler de pêche à la ligne ; ils mangeaient bien, buvaient sec. Ils condescendaient toutefois à nous prêter quelques journaux comme le Petit Dauphinois, torchon que j'évitais de lire tant ses articles m'écoeuraient.
C'est durant cette période que j'appris la présence au château d'Annecy d'un groupe de 14 de mes camarades. Ils vécurent dans une étroite cellule pendant quelques jours, privés de nourriture, surveillés par des geôliers allemands ; en attendant d'être exécutés le 13 avril. J'eus connaissance à la même époque de la présence de 80 détenus à la caserne Desaix, de quelques-uns à l'école Saint-François et de quelques autres au centre de la milice des Marquisats. Ainsi un sort curieux nous avait séparés et pour chacun de nous le destin allait se prononcer. Les détenus de la caserne Desaix étaient presque tous des Glières, jetés ensemble dans un manège où flottait toujours une fine poussière et où régnait une insupportable odeur d'homme et de déjections. Ils couchaient côte à côte sur une litière de paille, jamais renouvelée, des cas fréquents de gale, d'angine, de scarlatine surgirent, aucun soin approprié ne put être fourni, malgré la diligence d'une infirmière alsacienne, Mlle B... qui, bravant les consignes, apportait ses secours chaque fois que cela lui fut possible. Aucune promenade ne fut tolérée après quelques évasions. Dans un autre domaine, les tueurs de la S.A.C. (section anticommuniste) exercèrent leur habituelle sauvagerie sur deux de nos camarades particulièrement visés (Dujourd'hui et Vedrenne) qui périrent toue deux dans des conditions atroces. Naturellement, tous les détenus avaient été tondus à ras, et leur aspect prêtait à sourire. Mais tous supportaient leur état de prisonnier avec l'immense confiance des vainqueurs ; ils songeaient sans cesse à la délivrance et conservaient leur foi en la réussite d'un proche débarquement.
Mais quel devait être le sort de ces jeunes hommes pris en plein état de siège, les armes à la main ? Allaient-ils tous comparaître en cour martiale ou, au contraire, bénéficieraient-ils des indulgences promises par Philippe Henriot à ceux qui se mettraient en règle avant le 1er avril, ou bien allait-on les livrer aux Allemands ? Tous les jours de nouveaux bobards, aussi fantaisistes que les précédents, pénétraient à l'intérieur du manège. Lelong venait visiter ses prisonniers accompagné d'un officier des G.M.R. ou de la garde mobile ; toujours arrogant, plein de suffisance, il nous faisait a la morale " sur notre véritable devoir de Français. Ce qui frappait surtout en lui, c'était un indéniable accent de sincérité. Vraiment, bien souvent, je l'ai plaint de le voir si enlisé dans les consignes du maréchal ". Les chefs départementaux de la milice vinrent aussi faire une petite visite de politesse à ceux que jamais ils n'auraient pu défaire sans l'appui de la Wehrmacht. En revanche, au cours de notre détention à Annecy, l'ensemble de la population fut en tous points digne d'éloges ; nous fûmes ravitaillés d'excellente façon à la barbe des gardiens ; tous ces témoignage, de sympathie nous touchèrent beaucoup.
Pendant ce temps, dans les sphères officielles, on débattait de nos existences ; un télégramme retrouvé après la Libération est, à ce sujet, particulièrement révélateur. Voici ce qu'écrivait le commandeur de la police de sûreté allemande, le Dr Knab, au commandant supérieur SS Oberg " Si j'étais d'accord avec la proposition de Lelong relative aux traitements des détenus français, c'est seulement parce que l'arrangement considéré a l'avantage qu'en fin de compte tous les terroristes payent leur conduite par la mort. Toutefois s'ils sont tous amenés devant la cour martiale, il est à craindre, du fait de la situation ici, que la plupart s'en tirent avec la détention. Même un homme comme de Vaugelas, qui est très dur dans ses façons de voir, a déclaré qu'on ne pouvait pas tous les fusiller. C'est pourquoi je dois proposer que les prisonniers ne soient traduits par Darnand devant la cour martiale que si Darnand fait le nécessaire pour qu'ils soient condamnés à mort." Un autre télégramme émanant du même docteur Knab précisait : " Lelong déclare aujourd'hui au nom de Darnand qu'il aurait reçu l'ordre de trier les terroristes qui doivent être traduits devant la cour martiale. Il veut mettre les autres à la disposition du travail obligatoire pour qu'ils soient emmenés en Allemagne. Je propose d'accepter ce règlement. Mais je voudrais préciser à Lelong qu'il ne traduise devant la cour martiale que ceux des terroristes pour lesquels on doit s'attendre à la peine de mort. " Finalement, cette controverse se régla par un tour de passe-passe. Le 4 mai, nous avons lu dans les journaux du matin un entrefilet dans la rubrique toujours très alimentée du terrorisme : "Aujourd'hui, les chefs de la dissidence pris au cours des opérations de nettoyage seront jugés à Annecy par une cour martiale en représailles de l'exécution du colonel Cristofini, chef de la Phalange africaine à Alger. " C'était tout.
À 15 h. 45 le même jour, la lourde porte de la Maison d'arrêt et de justice s'entrouvrait pour laisser passer onze hommes qu'un bref verdict allait envoyer à la mort.
La journée était radieuse, le soleil inondait la cour de la prison où les enfants des gardiens jouaient; la mort avait déjà marqué ces jeunes gens qu'une habile supercherie allait faire juger comme " chefs de la dissidence ". À l'intérieur de la seconde enceinte, des hommes armés s'affairaient ; on reconnaissait l'inévitable uniforme kaki des G.M.R. et quelques gendarmes qui ramassaient des pelles et des pioches. Le capitaine Lombard, fringant, plein d'aise, donnait des instructions à con sous-ordre très empressé, le sous-lieutenant Got, pour les exécutions rapides qui allaient suivre. Leurs hommes, aboutis, fascinée, obéissaient docilement, sans chercher à comprendre... Les formalités d'écrou pour le paquet de condamnés furent vite remplies. Les prisonnier, sont projetés dans une salle étriquée devant cinq hommes assis, paraissant assez mal à l'aise, vêtus avec recherche, le revolver à la ceinture. Nous étions devant nos assassins, devant la cour martiale. À leur droite, huit gendarmes français, blêmes, entre-choquèrent maladroitement leurs armes au premier commandement. Le local est exigu ; nous sommes pressés les uns contre les autres, c'est là qu'en une minute va se livrer une parodie de justice en fait, la décision est prise depuis le matin. Le président déroule une mince feuille de papier et lit : " Par arrêté de la cour martiale créée en application de la loi du 20 janvier 1944, modifiée par celle du 11 février 1944 relative à l'état de siège, les prévenus dont les noms suivent sont accusés de tentative de meurtre - de complicité de meurtre - de meurtre - d'attaque à main armée. Ils sont en conséquence coupables des crimes prévus par ces lois et condamnés à mort. L'exécution aura lieu ce jour par fusillade. " Une minute à peine s'est écoulée, puis trois mots encore " Emmenez les condamnés. " Aucun d'entre nous n'a tremblé ; mais nos poings, se sont serrés et, pris d'une soudaine révolte, nous faisons violemment éclater notre indignation, rions clamons notre mépris à nos juges ; les misérables ont tourné la tête.
Dans deux étroites cellules, celles des condamnés à mort, nous nous étreignons avec force, nos dernières pensées vont vers les nôtres, une feuille de carnet vole de main en main et je lis : " Je vais mourir innocent. Je jure n'avoir jamais commis les crimes reprochés. J'ai fait tout mon devoir, je ne regrette rien. Adieu papa, Adieu maman." Des images tendres dansent devant nos yeux. Valsesia prie et Conte me dit : " C'est injuste de mourir quand on a fait tout son devoir. " Le ciel dehors est très bleu et très pur. Des pas lourds résonnent brusquement dans le couloir ; un cliquetis de serrures ; les condamnés sont appelés un par un vers le prêtre. Au bout d'une demi-heure d'intolérable attente, un messager apporte un ordre de la cour martiale. Cinq d'entre nous seulement seront exécutés tout à l'heure, je resterai avec trois autres camarades pour la fournée du lendemain, car Alger doit juger l'amiral Derien et nous servirons de contre-partie. Le pasteur m'a raconté l'ultime scène. La distance qui sépare la prison du stand de tir fut couverte à vive allure ; les cinq jeunes hommes marchaient rapidement vers les poteaux, la tête haute, fixant les canons des armes qui les braquaient, n'injuriant pas leurs bourreaux, mais leur disant simplement : " Vous allez tuer des Français innocents." L'adjudant-chef Conte chanta d'une voix ferme la Marseillaise... Une salve brutale, et les corps privés de vie roulèrent sur l'herbe. Les dernières paroles du pasteur avaient résonné à leurs oreilles : " Il y a une justice de Dieu".
On aurait aimé qu'en ces instants dramatique, ces G.M.R., ces gendarmes issus de la même terre que nous, eussent retrouvé une simple lueur de raison, de discernement, de courage, mais leur visage cireux ne reflétait que l'apathie. Aucun Allemand n'était présent, seuls des Français, face à face, des Français du même sang, de la même âme, qu'une ignominieuse campagne de mensonges avait séparés. Le soir même, à la caserne Desaix, devant l'immense colère qui soulevait les prisonniers des Glières, le directeur des forces du maintien de l'ordre faisait renforcer toutes les gardes et disposait des fusils mitrailleurs vers toutes les issues. Mais les serviteurs de Vichy n'entraient plus dans le manège.
Ils écoutèrent, très pâles, les couplets vengeurs de la Marseillaise, que chantèrent toute cette nuit mes camarades.
Ma cellule était haute, peinte en blanc, goudronnée jusqu'à mi-hauteur ; une perpétuelle humidité y régnait. Seule une mince ouverture sur la cour intérieure me laissait entrevoir un peu de ciel et une branche d'arbre. Mais le soleil n'y pénétrait qu'une ou deux heures par jour, je voyais les taches lumineuses entrer, glisser doucement, remonter la paroi et disparaître jusqu'au lendemain. Je me sentais très seul dans cette grisaille revenue. En ces instants, je ne souffrais plus, j'étais délivré d'un poids énorme, le fait d'avoir pu surmonter cette épreuve, la plue dure, me redonnait confiance en moi. L'annonce même de la mort proche ne pouvait ébranler cette impression de puissance qui me pénétrait maintenant. Je sentais dans le regard et la voix des gardiens qui m'apportaient la soupe quotidienne une attitude admirative à laquelle j'étais sensible. Je ne dirais pas que mon sort me semblait a beau et digne d'envier : j'aurais aimé rejoindre avec mes camarades rescapés les beaux parterres de mousse, d'airelles et de gentiane ; nais le récent événement semblait faire partie d'une grande aventure qui bientôt allait s'achever. Comme chaque être, je me refusais d'envisager mon immédiate mort et je croyais ferme en un coup de théâtre brutal qui allait me délivrer.
À force d'y réfléchir sans cesse je m'étais presque accoutumé à la pensée de l'injustice qui me frappait ; bien que tout eût été fait d'une façon odieuse et brutale, je ne pouvais vraiment plus continuer à agiter sans cesse des sentiments de révolte. Les premières réactions de colère s'étaient complètement calmées et je m'efforçais de juger avec calme les chances d'une grâce possible. Mais au bout de quelques journées j'abandonnai cet examen, car il n'apportait que de lourds motifs d'inquiétude. En effet, le verdict du 4 mai était formel : j'étais condamné à mort. Il était donc impossible d'espérer en un revirement si un miracle surgissait, c'était pour le moins la déportation en Allemagne et je m'y refusais violemment... Alors j'ai écrit longuement ; j'ai trouvé là un grand soulagement. Puis j'ai essayé de lire, mais tout me paraissait fade. Dans un livre d'histoire, je m'attachais à noter la durée de la vie de tel ou tel personnage par rapport aux actions et à l'œuvre qu'il avait entreprises et envers ceux qui succombaient à mon âge (24 ans) je sentais poindre une ardente sympathie.
À la fouille, tout m'avait été enlevé ; les photographies de mes parents me manquaient surtout ; cette dernière brimade me causait une grande colère... Bien entendu, j'étais au secret le plus absolu : pas de visite, pas de lettres, pas de journaux, mais des nouvelles, un flot de nouvelles que m'apporta toutes les deux heures et que ne cessera pas de m'apporter pendant trois mois et demi le brave gardien Manquat. Au cours de ses brèves visites, je recueille des informations, que je développe ensuite au gré de ma fantaisie, toujours dans le sens le plus optimiste ; il est vrai que tout y concourt : les armées russes déferlent vers la Pologne, mes amis de l'extérieur bloquent les Boches, les traîtres tombent tous les jours.
Je sens qu'irrésistiblement le pays à compris le sens de l'action que nous avons entreprise et que son assoupissement est terminé ; je vois qu'enfin nos morts suscitent d'intrépides disciples, qui, forts de nos expériences, harcèlent les guerriers allemands, ces mômes guerriers, très jeunes, que j'ai vus aux Glières et dont j'entends les voix dans la rue. Ils chantent très bien, sifflant au refrain, mais qu'ils passent vite. J'ai de la haine contre ces hommes, beaucoup de haine ; aujourd'hui Loulou, mon brave vieux Loulou, a été fusillé par eux à Saconges. Je n'arrive pas à croire que lui aussi n'est plus qu'un pauvre corps sans vie, lui, après le Grand Maurice, après Dubois, après Phaner. La journée est dure, je ne dors pas de la nuit. L'appétit m'a complètement quitté et je fume beaucoup trop ; cela me donne une extrême nervosité. La sonnerie de la porte d'entrée de la prison, les pas dans le couloir, les cliquetis de serrures me causent de brusques sursauts d'inquiétude impossibles à contenir. J'ai vu mes trois camarades dans la cour ce matin, pendant dix minutes, nous avons parlé sans arrêt ; un bon rire ponctuant une plaisanterie de l'on de nous a surpris nos moroses gardiens ; j'ai senti que nous étions profondément demeurés nous-mêmes et que rien n'allait pouvoir maintenant altérer notre immense confiance.
À 7 heures ce matin Manquat m'a fait passer un billet. J'ai lu simplement quelques mots : " Débarquement réussi à 6 heures en Normandie, tout va bien. " J'ai tremblé de tout mon corps. Que ce jour, dans cette cage étroite, m'a paru magnifique. Une allégresse grisante s'emparait de moi ; les murs s'effaçaient soudainement ; je me voyais d'un seul coup très grand, très fort, envahi de ce bonheur qui me faisait répéter sans cesse : " J'ai vu enfin se lever le jour du débarquement. "
Il apparaissait digne d'appartenir à l'irréel, car depuis si longtemps les déceptions amères s'amoncelaient en nous. J'ai pensé aussitôt à cette entreprise de géant, aux dangers qu'elle allait rencontrer, aux forces immenses à laquelle elle allait se heurter ; et puis, après, j'ai songé aussi aux représailles et j'ai revu les murs toujours blancs, toujours lisses, le guichet avec ses petits trous ronds. J'ai entendu les pas dans le couloir. Dans la rue une patrouille boche partait à l'exercice en chantant de la même voix assurée ; mon enthousiasme tomba vite. Je ne comprenais plus, les jours suivants, qu'aucune avance ne se révélât, que Cherbourg pût tenir ; je savais bien que les Alliés avaient de grosses pertes et je redoutais que leur rejet à la mer fût pour nous comme le retour au néant. Les jours passèrent, Philippe Henriot fut exécuté. Je craignis fort à ce moment une répercussion sur notre sort ; il n'en fut rien. Je sentis profondément la fin proche du régime de trahison. Les gardiens semblaient redevenir hommes et ils venaient souvent m'interroger sur le maquis, la Résistance, les conditions de vie, les chefs. Je les endoctrinais ferme, espérant les amener à une solution pratique : la fuite générale organisée. Mes camarades travaillaient également dans ce sens.
À ce moment l'annonce d'un vaste parachutage dans la région nous redonna un mordant nouveau. Le 1er août quand nous vîmes apparaître dans un ciel incomparablement bleu les escadrilles alliées qui allaient déverser leurs armes sur le plateau des Glières, derrière les barreaux, nous avons pleuré. Les chants qui nous vinrent aux lèvres ne furent même pas arrêtés par la garde allemande qui, stupéfaite, s'était retranchée dans les couloirs de la prison. Nous sommes ivres de joie. Nous savons aussi que la garnison Annecy est dans un vaste maquis et que les groupes armés en ont déjà commencé l'investissement. Mais des hommes tombent encore ; hier Pugin et Dudule ont été fusillés, Dudule qui a chanté toute la nuit et qui est parti enchaîné, plein de courage, vers la mort. Mais il savait, notre camarade Dudnle, qu'il laissait une immense armée de vengeurs, une armée d'hommes jeunes, une armée terrible. Il savait que les viaducs sautaient, que les rails étaient coupés, que les camions boches s'immobilisaient, que les blindés américains descendaient vers Rennes.
Brusquement, le 18 août, un arrêt nous désigne tous pour la mort, des camions doivent nous emmener en rase campagne. Aidés par des groupes venus de l'extérieur nous nous évadons à dix heures du soir et, malgré les gardiens français qui essayent de s'opposer à ma fuite, je franchis en chaussettes la porte d'enceinte. La nuit était tiède, au loin crépitait une rafale de mitraillette. Le surprise de me trouver libre me fait tressaillir ; je respire à grande coups ; ébloui, je me sens très faible. J'hésite quelques secondes et puis je prends ma course vers mes camarades descendus des montagnes et qui m'attendent.
LES MILICIENS SANS LES ALLEMANDS
Les miliciens tentèrent plusieurs fois de réduire nos avant-postes. Ils furent toujours repoussés avec des pertes sanglantes. Mais quelquefois ils profitèrent de la surprise et le combat fut dur. Nous avions relevé sur la neige des traces de pas qui venaient du village du Sappey, raconte un rescapé. Il était clair qu'une patrouille de miliciens avait passé par là. Le lendemain nous avons reçu l'ordre d'aller prendre position à cet endroit.
Nous étions en route, chargé d'un F.M., d'un sac de chargeurs et de grenades et nous arrivions à dix mètres de l'endroit à occuper, au bord des sapins, quand un feu nourri s'ouvrit sur nous. Deux hommes tombèrent, Garcia et Crottez. Ce dernier avait la joue ouverte par une balle. Garda, qui avait eu le poumon traversé, râla pendant trois quarts d'heure. La fusillade continuait. Nous nous étions retranchés derrière les sapins ; pendant que nous tirions, les branches, fauchées par les balles des miliciens, tombaient sur nous. Après un moment d'efforts infructueux, notre tireur réussit à mettre le F.M. en action ; il vida 10 chargeurs en fauchage ; puis nous sommes sautés sur les grenades et nous en avons envoyé une trentaine. Les miliciens, pris de panique, s'enfuirent le long des pentes ou à travers bois. Le combat avait duré plus d'une heure." (Bermond.)
AVEC LES ALLEMANDS
Témoignage d'un milicien (Plateau des Glières, 28 mars 1943).
Extrait de lettre interceptée par un des censeurs officiels, qui travaillait pour nous.
" On tombe sur une patrouille allemande qui se met en batterie sur nous. Aussitôt j'ai crié a Französische Miliz " ; ils ont compris. Je me suis expliqué avec leur sous-officier, qui s'est mis à ma disposition pour attaquer en ligne de bataille, je l'ai guidé et sur mes renseignements nous avons fouillé la campagne ; après avoir patrouillé, je lui ai dit que le type était caché dans les bois sans doute ; il m'a remercié et nous sommes partis chacun de notre côté. On est très estimé des Allemands et quand ils nous voient ils viennent tous nous serrer la main.
Dans la nuit d'avant-hier nous avons pris trois types. J'étais couché et on m'a fait lever à ce moment. On est parti à trois dans la nature et à un croisement de chemin on les a fait passer devant, on a armé nos mitraillettes et sans rien leur dire. on leur a lâché des rafales dans le dos. Ils sont tombés sans faire " ouf " ; ensuite j'ai pris mon parabellum et je leur ai tiré une balle à chacun dans la tempe. J'étais content comme tout et c'est une petite vengeance bien minime à côté de ce qu'on leur doit. "
RENAISSANCE
Un écrasement, un repli, des ruines, des morts, des martyrs ; est-ce cela finalement l'histoire de Glières ? Serait-ce l'histoire d'un échec, d'un échec glorieux sans doute, plus riche de symbolisme qu'une victoire, mais enfin d'un échec ? Beaucoup le pensèrent. Mais, à vrai dire, l'étonnant n'était pas que moins de cinq cents hommes aient été écrasés par quinze mille infiniment mieux armés ; c'était que deux cents au moins aient réussi à éviter l'encerclement, à passer quatre ou cinq fois près des postes allemands sans être repérés, à franchir des zones surveillées de toutes parts, à manœuvrer sans faiblir pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. De ce point de vue, qui n'était pas fictif, le décrochage fut un succès où s'affirmèrent une maîtrise de la guérilla et un entraînement physique exceptionnels. Par ses morts, Glières fut une révélation donnée au monde de la vaillance et de la volonté françaises. Par les survivants, ce fut en même temps une réussite qui coûta plus cher à l'ennemi qu'à ceux qui devaient être écrasés tous ; pour eux, Glières n'eut pas seulement un effet moral, mais aussi un sens militaire : ce fut un combat dans une guerre, un premier et dur combat sans doute, mais qui ne faisait pas désespérer de la guerre.
Les rescapés de la grande aventure se regroupèrent donc aussitôt. Ils n'estimaient pas que tant d'héroïsme et de souffrances leur eussent acquis un droit à la tranquillité. Au lieu de fuir loin de la Savoie pour se réfugier en un abri plus sûr, la plupart regagnèrent les chalets de la montagne, après avoir échangé leurs uniformes militaires contre des habits civils, offerts par la population. Ils reprirent donc l'existence normale du maquis, et cette existence leur paraissait douce en comparaison des jours de dénuement complet et de vie traquée. Sans doute, il y avait pour eux quelque chose de changé désormais : leur âme fut quelque temps alourdie par des souvenirs obsédants, leur regard comme occupé par l'horreur des maux auxquels ils avaient échappé par miracle, mais auxquels d'autres camarades étaient voués chaque jour par la cruauté de l'ennemi. Cet abattement fut de courte durée. En nettoyant ]a région, les Allemands n'avaient pas tué l'esprit de Glières. Ils l'avaient grandi, au contraire, et fortifié par la pensée des martyrs : le Plateau était devenu un lien sacré, dont l'image se dessinait à l'horizon de toutes les âmes. Vraiment. Glières n'était pas la catastrophe qu'on avait pu croire; il y aurait une revanche : il suffisait de la préparer avec la même méthode et le même esprit.
On était déjà en mai. Après cette fin d'hiver tragique, les montagnes roussies par le gel reverdissaient ; leurs pentes se parsemaient de ces touffes blanches que la floraison des carottes sauvages jette sur elles comme un voile. Les fayards retrouvaient leurs feuilles, qui auraient si bien caché les fugitifs, si l'odyssée avait eu lieu deux mois plus tard. Dans cet enchantement de l'alpe printanière, le passé semblait aboli. De la route déserte, on remarquait à peine les chalets incendiés, maintenant qu'ils étaient submergés par la verdure. La vallée paraissait calme pour toujours et quand, par hasard, quelques Allemands passaient, ils pouvaient croire qu'en un clin d'œil l'oubli avait succédé à l'épreuve comme le printemps à l'hiver.
Mais, dans les chalets de la montagne, l'Armée Secrète commençait à revivre et elle s'engageait sur le grand chemin qui devait la conduire de Glières à la victoire. C'était de nouveau le maquis modèle qui avait mérité la sympathie de la population et son appui total aux jours difficiles. Répartie en petits groupes, les réfractaires s'entraînaient méthodiquement. Le lieutenant Joubert, le seul ancien du 27e BCA qui ait survécu à Glières, commandait les camps de la vallée de Thônes, en étroite liaison avec le lieutenant Millet, qui faisait le même travail dans le secteur voisin de Faverges. Vêtu d'un bleu rapiécé, coiffé d'une vieille casquette grise, couchant n'importe où, il parcourait son secteur tantôt à pied dans les chemins de la montagne, tantôt sur un misérable vélo. Il avait sa fausse carte, comme tout le monde ; sous cette illusoire protection, il circulait infatigablement pour faire renaître un bataillon semblable à celui de Glières. Cette vie dangereuse mais exaltante de hors la loi, d'autres chef, de secteurs la connaissaient au même moment. Mais à Thônes et à Thorens, il fallait tout reprendre à la base, après cette destruction complète qui avait anéanti les stocks, ruiné l'organisation et fait des coupes sombres dans les effectifs. Bref, on repartait presque à zéro, mai, on repartait avec une ferveur plus intense qui s'alimentait dans la conscience d'une grande tradition à maintenir.
Le redressement fut rapide. Dès le mois de mai, le chef départemental de la milice de Haute-Savoie pouvait écrire à son chef régional : " Pour ce qui est du maquis en Haute-Savoie, je tiens à signaler que la situation est actuellement pire qu'avant les opérations. Les forces du maintien de l'ordre ayant disparu du département, le maquis s'est réorganisé et devient plus menaçant que jamais." À côté de ses jeunes maquisards, le lieutenant Joubert avait constitué, en effet, une compagnie de sédentaires " ; le curé du Bouchet et le vicaire de Thônes l'introduisirent auprès de leurs paroissiens et les recrues affluèrent. Le lieutenant Moral faisait le même travail à Thorens et il fut assez fort pour défiler, le 14 juillet, dans le village libéré. Partout l'Armée Secrète encadrait les volontaires du pays. On put mesurer la vigueur de la renaissance le jour où, par manière de manœuvre, les patriotes de Thônes et de Thorens furent convoqués à Glières. Plus de trois cents hommes se rassemblèrent sur le Plateau. Ils longèrent les chalets, dont il ne restait plus que les assises de pierres, et leurs pas serrés retracèrent les chemins dans l'herbe haute, qu'aucun troupeau ne venait brouter cette année, faute d'abris. Ça et là gisaient les " containers " rouillés, témoins d'anciens parachutages. La petite troupe se réunit sur le lieu où Tom avait été enseveli et les couleurs furent hissées devant ceux qui venaient relever les morts. En voyant ce bataillon de volontaires s'affirmer au grand jour, on avait le sentiment que Glières allait être bientôt vengé.
Le capitaine Nizier, devenu chef départemental de l'A.S., avait fixé son P.C. à Thônes, qui se posa définitivement comme le bastion de la Résistance savoyarde. Il se donna pour tâche principale l'entente avec les F.T.P. Il eut la chance de trouver dans leur chef, le capitaine Grand, une large compréhension de ses efforts et il fut assez politique pour ne refuser aucune des concessions exigées, mettant le bien de l'union au-dessus du particularisme qui pouvait légitimement animer ses propres troupes, conscientes qu'elles étaient de leur droiture et de leur désintéressement. On le vit bien le jour du parachutage, auquel l'A.S. avait invité les F.T.P. Le 31 juillet nous eûmes, après une semaine d'attente et de préparation fébrile, l'émotion d'entendre à la radio notre message : " Sur mon balcon, je ferai pousser des volubilis. " Ce fut aussitôt un branle-bas général dans le département. Les hommes affluèrent sur des camions jusqu'au pied du Plateau : quinze cents pour l'A.S., quatre cents pour les F.T.P. ; les armes furent partagées également entre les deux groupes pour que fût sauvegardée la paix. Pendant l'opération toutes les vallées environnantes étaient solidement défendues ; grâce à la complicité des P.T.T., le téléphone était à la disposition du maquis et nous y parlions en clair ! Nous nous sentions déjà les maîtres du département. En quatre mois, quel retournement de la situation ! Il fallait voir l'émotion qui saisit les patriotes massés sur le Plateau lorsqu'ils virent les parachutes éclore tous ensemble sous les forteresses volantes et venir s'écraser comme des fleurs légères dans les buissons ou sur les prairies ; cette fois ce n'étaient pas des armes qui tomberaient aux mains des Allemands !
Malheureusement l'ennemi était encore en force. Il tenta une attaque sur Thônes, mais il fut repoussé par une poignée de maquisards, avant même d'avoir atteint le col de Bluffy, au-dessus de Menthon-Saint-Bernard. On put croire qu'il n'y aurait pas de représailles finalement. Mais le lendemain, brusquement, trois avions vinrent piquer sur la place de Thônes. Une première bombe atteignit le coin de l'église et faucha trois personnes dans la rue, tandis que la voûte du bas-côté faisait, en s'effondrant, trois autres victimes. Ce n'était partout qu'un bruit de vitrines qui s'écroulaient au milieu des éclatements de bombes. Deux heures après, les mêmes avions revinrent et terminèrent leur raid sur un village voisin ; puis, le lendemain, après un lâcher de tracts menaçants, deux torpilles furent jetées encore sur la ville déserte. Il y eut en tout treize morts, tous parmi les civils. Les Allemands avaient été trop lâches pour attaquer le maquis homme contre homme. Et puis, ils savaient bien que l'A.S. n'avait pu se redresser avec tant de force que grâce à la complicité de la population : c'est sur elle qu'ils avaient voulu se venger dans leur rage impuissante.
Mais déjà approchait le jour de l'insurrection. Depuis trois mois, le corps franc départemental, dans lequel s'étaient engagés plusieurs anciens de Glières, tenait l'ennemi en haleine : il avait déjà à son compte plus d'une trentaine d'actions. II s'était pourtant limité aux opérations absolument indispensables. La destruction de Saint-Gingolph par les SS, après un coup de main de la brigade internationale sur le poste douanier allemand, montrait bien de quelles représailles la population civile risquait de payer une intervention trop directe du maquis. Les troupes de l'A.S. maîtrisaient donc leur impatience et se fortifiaient dans l'ombre. Au début d'août, tout était prêt pour une action puissante. Le secteur de Thonon, commandé par le lieutenant Valentin, pouvait même se vanter de ses deux camions recouverts de plaques blindées ! Il n'est pas jusqu'au service de santé qui n'ait prévu une organisation dont bien des unités régulières auraient voulu être pourvues. Le docteur Marc, qui avait été décoré sur les ruines de son infirmerie à Glières, disposait maintenant de riches moyens ; il avait équipé un hôtel en hôpital et transformé un autobus en salle d'opération. Avec ses deux chirurgiens et son infirmière, ce car-hôpital allait rendre les plus grands services en travaillant immédiatement derrière la ligne de combat.
L'A.S. n'attendit pas le débarquement du 15 août pour entrer en action, Dès le 12, le groupe de Thorens, sous les ordres du lieutenant Morel, attaqua un convoi allemand et lui infligea la perte de trente-deux morts et de quarante-cinq blessés, contre un seul mort de son côté. Dans la nuit du 13 au 14, Joubert avec sa compagnie et Raymond avec son corps franc quittèrent Thônes pour aller attaquer les Allemands sur la route d'Annecy à Aix-les-Bains, afin de leur couper l'issue de la Haute-Savoie. Ce fut le combat de Balmont, où Joubert tint trois jours avec sa poignée de maquisards. Un instant, la situation fut très critique, mais un coup de basuka pulvérisa opportunément un camion ennemi. Les Allemands se rendirent compte qu'il leur était impossible d'évacuer la Haute-Savoie. Ils tentèrent alors de se regrouper ; mais ils furent attaqués de partout par les F.T.P. et par l'A.S., qui marchaient en parfait accord. Il ne leur restait plus qu'à se rendre. Après la chute d'Annecy, qui eut lieu le 19 grâce à une habile négociation du capitaine Nizier, le nombre des prisonniers s'élevait à 3 500. La Haute-Savoie était le premier département définitivement libéré par lui-même : une semaine avait suffi.
En réalité, les Allemands avaient été très impressionnés par l'audace et le mordant des premières attaques. Les dix mille qui étaient en Savoie virent plus clairement la situation et opposèrent une résistance acharnée aux troupes de Haute-Savoie venues dans le département voisin pour continuer la lutte. L'A.S., en particulier les deux compagnies de Thônes, eut à livrer à Saint-Pierre-d'Albigny un combat difficile, puis elle dut, à Aiguebelle, redresser une situation gravement compromise et reprendre l'avantage sur un ennemi qui déjà refluait. Les Allemands lâchèrent alors la partie et remontèrent vers la Haute-Maurienne, en brûlant tout sur leur passage et en commettant les pires atrocités. Il fallut bientôt interrompre la poursuite : les fuyards avaient coupé toutes les routes et tous les ponts derrière eux.
Deux ou trois semaines passèrent sans qu'on sût où aller frapper l'ennemi. Le 3 septembre, les F.F.I. savoyards n'étaient guère arrivés à Lyon que pour défiler ; leurs moyens de fortune ne leur permettaient pas de rattraper l'armée en déroute. Ils se retournèrent alors du côté de la frontière italienne. Les Allemands occupaient encore la haute vallée de Tarentaise, en particulier le fort de la Redoute, au col du Petit-Saint-Bernard. C'était, pour les chasseurs alpins du maquis, une invitation à reconstituer leurs bataillons d'autrefois. Le colonel Vallette d''Osia, qui, en créant l'A.S. de Haute-Savoie, avait institué une admirable liaison entre le passé et l'avenir, fit renaître une division alpine, dans laquelle prit place immédiatement, sous les ordres du commandant Godard, chef de l'A.S., " la compagnie de Glières " du lieutenant Joubert. C'est ainsi qu'après avoir contribué au premier chef à la libération de la Haute-Savoie et de la Savoie, les rescapés de la première insurrection eurent la joie d'aller camper sur la frontière et de refouler l'ennemi jusqu'en son retranchement inexpugnable de la Redoute. Le souvenir de leurs camarades disparue scellait leur fraternité et nourrissait leur enthousiasme. Ils avaient conscience d'achever le combat commencé sur le Plateau ç dans leurs âmes trempées par l'épreuve, continuaient à vivre plus intensément que jamais l'exemple de Tom et l'esprit de Glières.
Le 29 mars 1944, de Thorens où il était venu voir la répression barbare, Philippe Henriot ricanait : " L'Armée Secrète est en fuite. Les officiers qui commandaient sont en fuite... La légende est morte." Non, c'est alors qu'elle commençait la légende de Glières - une légende qui, pendant la Libération, devait encore faire de l'histoire.
Un an après
Le 27e BCA, reconstitué à partir de la compagnie de Glières, se bat sur la frontière italienne. Force, jeunesse, optimisme, confiance en l'avenir, tel est, en attendant la victoire, l'héritage que les héros tombés à Glières ont laissé à leurs camarades pour qu'ils continuent l'œuvre commencée dans le dénuement, la souffrance et le martyre.
Tant de sacrifices n'auront donc pas été vains.
CHRONOLOGIE DES OPÉRATIONS
31 janvier : Arrivée à Glières des camps A.S. de la vallée de Thônes (120 hommes).
5 février : Déclenchement des opérations par une rafle de la milice à Thônes. Arrestation des suspects; accrochage avec le corps franc de Bastian.
7 février : Attaque de nos stocks de l'Essert par les gardes mobiles, qui tirent sans sommation et font trois prisonniers.
8 février : Première alerte générale en prévision d'une attaque venant de Thorons et du Petit Bornand.
9 février : Grosse activité de patrouilles dans le secteur d'Usillon.
12 février : Important engagement à l'Essart avec les gardes mobiles, qui ont deux tués trois blessés et trois prisonniers. Aucune perte de notre côté.
13 février : Encerclement complet du Plateau par les forces de police (gardes mobiles, G.M.R., miliciens).
14 février : Premier parachutage, à deux heures du matin : 54 cylindres.
17 février : Mécontentement dans les troupes du maintien de l'ordre; des G.M.R. désertent pour se joindre à nous.
24 février : Après un effort de conciliation, les rapports se tendent avec les forces vichyssoises.
1er mars : Le médecin auxiliaire, Michel Fournier, est fait prisonnier par les G.M.R.
2 mars : Expédition punitive contre le groupe de G.M.R. stationné à Saint-Jean-de-Sixt.
5 mars : Parachutage à minuit : 30 cylindres.
8 mars : Premier survol du Plateau par un avion allemand.
Nuit du 9 au 10 : Coup de main sur Entremont. Mort de Tom.
10 mars : Attaque des G.M.R. sur Notre.Dame-des-Neiges : ils laissent dix prisonniers. La nuit, parachutage :. 580 containers.
12 mars : Bombardement par trois Heinkel.
17 mars : Gros bombardement au col des Auges.
20 mars : Attaque des miliciens sur la Rosière et au col du Landron ; ils perdent douze hommes.
22 mars : Alerte aérienne ; attaque des miliciens sur Balajoux.
23 mars : Nombreuses alertes aériennes ; plusieurs chalets sont incendiés par les avions.
24 mars : La Wehrmacht prend position autour du Plateau. Attaque des miliciens au col des Auges.
25 mars : Bombardement ininterrompu. L'artillerie détruit les chalets de Monthiévret.
26 mars : Les miliciens attaquent eu col de l'Enclave et sont repoussés avec de lourdes pertes. L'artillerie et l'aviation allemandes s'acharnent sur nous. Percée des Allemands dans nos positions de Monthiévret. À 22 heures, le capitaine Anjot signe l'ordre de repli général.
8 avril : Regroupement de quelques chefs ; reprise des liaisons ; réorganisation de l'A.S.
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