Morts : nous gisons ici,
pour n'avoir pas accepté de vivre et couvrir de honte le sol qui nous a vu naître.
Bien sûr, ce n'est pas
grand chose à perdre que la vie ; mais les hommes jeunes pensent le contraire
et nous étions jeunes.
(A.E. Housman).
Autour de la grande table du
carré, une trentaine d'officiers... Les deux matelots annamites, avec des
gestes silencieux, venaient de déposer l'habituel " jelly and custard ..
" L'aumônier, l'abbé de Dartin, ancien précepteur du Comte de Paris, qui
à l'âge de soixante-dix ans, venait de rejoindre les Forces Françaises
Libres, étant assez dur d'oreille et ne réalisant pas une nouvelle fois que la
conversation venait de tomber, achevait d'expliquer au " toubib " que
la France, fille aînée de l'Église, flambeau de la civilisation, avec un passé
si riche dans l'histoire du monde, ne pouvait sombrer sous la botte allemande.
Le café servi, les matelots annamites s'étaient éclipsés, et des doigts
distraits tournaient les petites cuillères dans les tasses de café fumant,
tandis que les yeux étaient fixés sur les aiguilles du cadran. Les oreilles
aussi étaient tendues, tâchant de percevoir le ronflement irrégulier qui,
immanquablement, depuis une dizaine de jours, mettait fin au dîner. On commençait
à reculer les chaises de la table, il était 19 h. 25.
Brutalement, la sonnerie
d'alarme était déclenchée, mais, dans l'atmosphère lourde, personne au carré
ne les avait entendu venir...
Le ciel était ce soir-là
d'une pureté qui appelle à de poétiques rêveries ou à la prière plutôt
qu'au combat ; mais, hélas ! on n'avait pas le choix.
Il faisait bon sur la plage
arrière. En un clin d'oeil, les postes de combat étaient occupés dans le plus
grand silence. Le ronflement hésitant des moteurs se faisait entendre dans le
lointain, mais le tonnerre des canons ne troublait pas encore le clapotis de
l'eau noire de la rivière contre les flancs du vieux cuirassé au mouillage. Le
grondement sourd des moteurs se rapprochait, s'amplifiait.
Brusquement, tout autour de
Portsmouth dans l'obscurité, petites et grandes gueules d'acier commencèrent
à hurler. Les pièces du Courbet venaient d'entrer en action et vomissaient des
obus traçants qui éclataient comme un feu d'artifice dans le ciel qui
s'illuminait.
Dans le rougeoiement des
incendies qui commençaient dans l'arsenal et dans la ville, ce concert
terrifiant ne dura que trente minutes, puis, une à une, les pièces se turent,
à terre comme à bord des bâtiments sur rade.
Les chasseurs amis étaient
dans le ciel...
À cette époque, les
bombardements massifs de l'aviation allemande faisaient rage sur l'Angleterre.
Cette période glorieuse pour les ailes britanniques, mais non sans énormes
sacrifices, devait se terminer par la victoire des chasseurs britanniques qui,
en nombre dix fois inférieur, abattirent en trois nuits près de cinq cents
avions ennemis. C'était la " Bataille d'Angleterre ".
Vous vous demanderez peut-être
ce que vient faire ici la " Bataille d'Angleterre " ? Il fallait en
parler, car ce fut à ce moment-là que se prenait, pour la première fois
depuis notre départ de France, le contact entre les Forces Françaises Libres
et l'Allemand.
Nous avions dans le ciel
d'Angleterre des aviateurs français, pressés de reprendre le combat, qui
portaient l'uniforme de la R.A.F., afin de voler tout de suite, nos Forces Aériennes
Françaises Libres n'ayant pas encore d'appareils.
Le vieux Courbet était là
aussi ; tous ses canons de 75 antiaériens, braqués de jour et de nuit,
mugissaient de partout et à toute heure, en secouant sa vieille carcasse qui
reposait sur la vase. Ses canons de 37 tiraient aussi et ses nombreuses
mitrailleuses aboyaient par intervalles sur tout avion ennemi qui tentait un
piqué.
Un beau soir, une clameur était
partie du pont du Courbet, pour aller faire écho jusqu'aux soutes ; le premier
avion boche était descendu ! il était venu, en flammes, s'écraser sur un banc
de sable, à cent mètres à tribord, près des canons qui l'avaient atteint.
Nous avions commencé la
revanche dans le combat et successivement, pendant cette bataille d'Angleterre,
cinq autres avions ennemis vinrent s'inscrire au tableau du Courbet.
Maintenant, on parlait des
" Free French Sailors ", les pompons rouges semblaient plus fiers dans
les rues de Portsmouth ; les Anglais avaient appris à connaître la silhouette
massive du Courbet qui couvrait de ses canons les docks de Gosport et l'arsenal
de Portsmouth.
Ce soir-là encore, sur la
plage arrière du Courbet, ceinturé à la 13,2 mm. jumelée, je songeais, entre
deux attaques ennemies à la bombe, aux possibilités de reprendre la lutte
d'une façon plus directe et continue. Pour le moment, aucun front réel
n'existait. Partir pour l'Afrique ? On ne s'y battait pas encore. Demander une
de ces missions secrètes qui commençaient à s'infiltrer en France ? Il
existait tellement de candidats, et ma préférence allait vers le combat.
Quelque quatre mois plus
tard, la solution à mon problème se présentait d'une façon inattendue, au
cours d'une permission de quarante-huit heures à Londres.
Le capitaine de corvette Philippe Kieffer est né à Haïti dans une famille française d'origine alsacienne.
Officier de réserve interprète et du chiffre (ORIC) de la Marine nationale, sur le cuirassé Courbet, il participe à la bataille de Dunkerque. avant de répondre à l'appel du général de Gaulle et de rejoindre les Forces navales françaises libres (numéro matricule: 13 FNFL 40).
Très impressionné par les méthodes et les succès des commandos britanniques, il souhaite constituer une unité française de ce type. Dès le printemps 1942, il rassemble sous ses ordres une vingtaine de volontaires dans les environs de Portsmouth. Ces hommes formeront la Troop 1 des Bérets verts français. Promu lieutenant de vaisseau, puis capitaine de corvette à la veille du débarquement, le commandant Kieffer débarque en Normandie à la tête de ses hommes du 1er bataillon de fusiliers marins commandos, et, est deux fois blessé dès les premières heures des combats, le 6 juin.
Après la guerre, Philippe Kieffer quitte l'armée et entre comme député à l'Assemblée nationale. Il meurt en novembre 1962 des suites d'une longue maladie. Il a publié un livre de souvenirs, " Béret vert ", paru aux Éditions France-Empire en 1962.
Le 1er Btaillon de
Fusiliers-Marins Commandos, sous les ordres du Capitaine de Corvette Kieffer,
- en 1943-44, a participé et joué un rôle de premier plan dans l'exécution
des raids secrets de Dieppe, Isigny, Gravelines, The Hook of Holland et
Bray-Dunes destinés à préparer le débarquement final,
- le 6 juin 1944 a pris pied le premier sur la terre de France, à l'avant garde
des troupes du Maréchal Montgomery,
- du 1er au 7 Novembre 1944, a participé à la conquête de hautte
lutte du port de Flessingue (Île de Walcheren), en dépit de la résistance
acharnée d'un ennemi trois fois supérieur en nombre, fait d'armes considéré
comme l'un des plus audacieux de la guerre 39-45.