Libération de Saint-Lô du 18 au 26 juillet
1944
SAINT-LÔ
La bataille de Saint-Lô a constitué l'un des
grands tournants de la bataille de Normandie. Commencée le 6 juin 1944, elle ne
se termine que le 26 juillet. Entre ces deux dates, le chef-lieu du département
de la Manche est entièrement dévasté. On y dénombre plusieurs centaines de
morts parmi la population civile qui avait vécu jusqu'alors dans une
tranquillité quasi parfaite et qui prend le chemin de l'exode dans les
conditions les plus difficiles.
Dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, les Saint-Lois
s'endorment sans inquiétude particulière ; ils sont même plutôt confiants,
la rumeur d'une prochaine libération parcourant la ville depuis plusieurs
jours. Certes ils entendent bien des bruits d'avions , mais la ronde de ces
derniers au-dessus de la ville est devenue une habitude. Soudain, vers 23 heures
30, des tirs nourris de le défense anti-aérienne les réveillent. Les membres
de la défense passive rejoignent aussitôt leur poste. La sirène, qui hurle
à maintes reprises, marque le début d'une longue alerte. Un quadrimoteur en
flammes s'écrase à Baudre. Un bruit sourd et continu, provenant du nord,
trouble les Saint-Lois réveillés.
Vers huit heures, alors que tous les habitants
de la cité préfectorale sont debout, les rues sont peu fréquentées, la
plupart des commerçants n'ont pas encore ouvert leurs boutiques. Cependant la
nouvelle du débarquement des alliés se répand aux quatre coins de la ville.
Des Saint-Lois intuitifs situent la zone bombardée du côté de la baie des
Veys. Des curieux, rasant les murs, prennent connaissance des affiches
allemandes placardées aux carrefours et interdisant à la population de
circuler sur la voie publique, de quitter la ville, de fermer les portes et les
portes cochères de tous les immeubles. C'est la confirmation du débarquement
des alliés et la joie intérieure. Des prévoyants font leurs provisions
d'eau et déposent leurs objets de valeur dans les banques ouvertes ou bien
gagnent la campagne avoisinante. De leur côté, les Allemands sont plutôt
nerveux. Dans la nuit, toutes les lignes téléphoniques reliant la Felkommandantur
de Saint-Lô à l'extérieur ont été sabotées par des résistants locaux du
maquis de Beaucoudray. Dans la matinée, la voie ferrée Lison-Folligny est coupée
par des résistants cheminots saint-lois. Malgré tout, un peu avant midi, les
Allemands relâchent les douze otages saint-lois emprisonnés au lendemain d'un
attentat dont aurait été victime un soldat allemand dans la soirée du 23
janvier, rue des Noyers.
Entre temps, à 10 heures 05, c'est le premier
bombardement américain sur l'agglomération saint-loise. Quatre bombes sont lâchées
sur la centrale électrique d'Agneaux, sans grand résultat ; ce qui provoque un
second bombardement plus efficace, un quart d'heure plus tard.
Dans l'après-midi, des informations
fantaisistes circulent en ville indiquant que " les Américains ont libéré
Carentan et qu'ils seront à Saint-Lô dans la soirée ". Leur optimisme
incite un bon nombre de Saint-Lois à rester dans leur ville, malgré le
mitraillage et le bombardement de la gare, vers 16 h 30, par une quinzaine de
Mustangs. Le calme revenu, des badauds regardent flamber des wagons de paille et
de blé immobilisés.
Mais, à 20 heures 09, tout bascule. Alors que
la plupart des Saint-Lois dînent dans l'attente de leur libération et de leurs
libérateurs, trois formations de Maraudeurs déversent leurs bombes sur la
ville qui brûle en plusieurs endroits. La caisse d'épargne, la banque de
France, la Feldkommandantur, de nombreuses maisons sont touchées ainsi que l'hôtel
de ville. Des secours s'organisent aussitôt. La lutte contre les incendies est
d'autant plus difficile que les moyens pour les combattre sont rares, les deux
motopompes municipales ayant été emportées par les Allemands quelques jours
auparavant. L'aide aux blessés est souvent très pénible. Certains d'entre eux
sont si profondément ensevelis sous les décombres qu'il est impossible de les
en tirer avant la tombée de la nuit. D'après un rapport de Madame Guillon,
membre de la Croix Rouge française, à l'hôpital de la défense passive,
installé à Saint-Joseph, " l'horreur atteint son comble. Les salles, les
couloirs sont remplis de gens blessés hurlant, réclamant leurs proches ; une mère
blessée arrive portant son enfant mort qu'on lui cache aussitôt. Les mourants
qui impressionnaient trop les autres blessés sont transportés dans une baraque
(...). Le docteur Brisset jugea impossible de continuer à opérer dans cet hôpital
maintenant sans fenêtres ni portes et accepte la proposition du Bon Sauveur de
recevoir tous les blessés (...) . Vers 22 h 30, tous les blessés sont couchés
sur des matelas, dans des lits disponibles, sur de la paille dans plusieurs
salles du Bon Sauveur ".
Alors qu'ils ont gagné leurs abris pour
dormir, les Saint-Lois sont brutalement réveillés vers une heure du matin. En
une dizaine de minutes, une cinquantaine de bombardiers lâchent leur chargement
sur le centre de la ville. Selon un témoin, Henri Bernard, " dans un
vacarme assourdissant, les avions se suivent (…) et les bombes se mettent à dégringoler
de plus en plus vite. Bientôt elles tombent avec une telle fréquence qu'il
n'est plus possible de distinguer les explosions individuelles, et le tout se
fond en un roulement de tonnerre infernal coupé de sifflements et de hurlements
épouvantables et, de temps en temps, de coups de pilon formidables qui font gémir
et craquer les murs tressaillants. De la mer de feu bouillant devant ma fenêtre,
des éclairs aveuglants jaillissent de partout, soufflant vers le ciel
d'immenses jets d'étincelles et de flammèches. Eclairs, geysers de flammes et
d'étincelles giclent de toutes parts (...). En peu de temps, le côté ouest de
la ville n'est plus qu'un immense brasier houleux, dont la lueur jaune rougeâtre
éclaire le ciel entre d'énormes colonnes de fumées ". cf.
Henri Bernard. - Un ermite en exil. Paris : Fayard, 1947, p. 49.
Dans les heures suivantes, à plusieurs
reprises, des avions reviennent parachever leur œuvre dévastatrice. De tous
les côtés, ce ne sont qu'explosions de bombes à retardement, écroulement des
murs, chaleurs de brasiers, appels au secours, morts épouvantables. Certes
beaucoup de Saint-Lois ont fui la ville après le bombardement de 20 heures ;
mais ils sont encore nombreux à y demeurer au matin du 7 juin. Un millier
d'entre eux environ se sont réfugiés dans l'abri creusé sous le rocher de la
rue de la Poterne et aménagé en hôpital par les Allemands qui acceptent que
des civils occupent la partie nord. Ces derniers y demeureront pendant deux
jours. Parmi les nombreux drames de cette nuit saint-loise du 6 au 7 juin, il y
a celui vécu par les soixante-dix prisonniers. Epargnée par le premier
bombardement, la prison est détruite par deux bombes tombées vers 1 heure 15.
Quelques prisonniers parviennent à se sauver. D'autres sont secourus dans la
matinée. Mais la majorité d'entre eux sont morts, le plus souvent écrasés.
Le 7 juin au matin, en passant devant l'Ouvroir, rue Belle-Croix, Camille Le
Normand, engagé comme secouriste dans la défense passive, entend des appels au
secours. Il note dans un rapport : " Après maintes recherches au milieu
des décombres, j'ai réussi à définir l'endroit d'où venaient ces appels. C'était
au niveau du rez-de-chaussée. Pour y accéder, je fus obligé de défoncer le
plancher du premier étage à coups de barre de fer (...). je fus aidé dans ma
tâche par un jeune homme qui passait (...). À nous deux, nous parvînmes à
faire un trou suffisant pour le passage d'un homme. Mais un nouvel obstacle
surgit, le rez-de-chaussée était inondé. En effet, la Dollée ne trouvant pas
d'écoulement à cause des décombres, inondait toute la partie de la cour de
l'hôtel de l'Etoile et de l'Ouvroir. je fus donc obligé, avant de sauter,
d'enlever mes chaussures et de rehausser mon pantalon. Bien m'en prit, j'avais
en effet l'eau presque jusqu'au niveau des genoux (...). Mon aide était plus
heureux que moi à ce sujet car il possédait une paire de bottes (...). Nous réussîmes
à découvrir au milieu d'un amoncellement de cadavres, une jeune fille d'une
vingtaine d'années (...). Nous nous efforçâmes de la dégager mais il était
difficile de définir la position exacte de ses membres mêlés à ceux de ses
compagnes. À plusieurs reprises, nous avons dégagé un bras, une jambe qui n'étaient
pas les siens. Notre travail se poursuivit pendant plusieurs heures avec l'eau
qui continuait à monter et les bombes à retardement qui explosaient de tous
côtés (...). Bientôt la jeune fille fut dégagée. Nous fûmes obligés pour
arriver à ce résultat et pour éviter tout accident d'étayer au fur et à
mesure que nous enlevions les débris pour éviter que des tonnes de décombres,
entassées au-dessus de celle que nous voulions sauver, ne s'effondrassent réduisant
ainsi à néant tous nos efforts (…). Il ne restait plus maintenant qu'à la
porter en lieu sûr. Pour cela, nous n'avions pas un long chemin à faire, une
centaine de mètres environ, sur la place Belle-Croix. Le café de Madame
Thomine avait été épargné par les bombes. Mais ces cent mètres nous coûtèrent
encore de nombreux efforts. Il nous fallut faire un détour à travers les
ruines et dans l'eau pour sortir la blessée de l'endroit où elle avait attendu
sans espoir le secours pendant toute la nuit. Descendant et remontant d'un trou
de bombe dans l'autre, nous parvînmes enfin, à bout de souffle, après
plusieurs haltes (...), au café Thomine. Là, je lui prodiguais les soins que nécessitait
son état... " cf. Rapport de Camille
Le Normand, secouriste de la défense passive, Chef de l'îlot n° 8. Ce
rapport, composé de cinq pages dactylographiées, a été rédigé le 30 août
1945 et adressé au directeur de la défense passive de Saint-Lô.
Après une accalmie dans la journée du 7 juin,
pendant laquelle les médecins opèrent sans discontinuer au Bon Sauveur, Saint-Lô
connaît un nouveau bombardement pendant la nuit suivante. L'hôpital du Bon
Sauveur est détruit. Deux sœurs et deux démentes sont tuées. Les huit cents autres malades
sont alors évacués avec des vieillards et des blessés en direction du village
du Hutrel où tous vont vivre pendant près d'un mois dans des conditions
extraordinairement précaires, couchant dans des granges, des écuries, des
chemins creux. Ils sont ensuite évacués en vachères vers Canisy, Dangy et
Quibou.
En fait, les alliés poursuivent le massacre de
Saint-Lô. D'autres bombardements aériens, moins intenses mais encore aveugles,
ont heu les 9, 10, 12 et 22 juin. Entre temps, des tirs d'artillerie ont pris le
relais ; ils ne cesseront que lorsque les troupes américaines entreront dans la
cité martyre où des Allemands se sont comportés en pillards et en pyromanes.
Le 15 juin, les troupes américaines sont à
cinq kilomètres de Saint-Lô. Pendant un mois, sur un front en arc de cercle
allant de La Meauffe à Bérigny en passant par la colline 192, les Allemands
des 2e corps parachutiste, 3e division parachutiste et 352e
division d'infanterie, commandés par le général Eugen Meindl, parviennent à
retarder l'avance alliée sur Saint-Lô avec l'aide du temps et du terrain. La
pluie et la boue, les haies et les chemins creux transforment la bataille en de
multiples luttes aveugles et déprimantes. On parle de " la guerre des
haies " parce que, du côté américain, les gains et les pertes se
mesurent en haies et non en " miles ". Pour réduire les pertes
d'hommes et compenser le manque de visibilité, les Américains déclenchent de
violents tirs d'artillerie.
Le 11 juillet, c'est l'assaut victorieux de la
colline 192. Le lendemain, la 29e division d'infanterie américaine
libère La Luzerne située à quatre kilomètres de Saint-Lô. Pour atteindre le
nord de la cité préfectorale, les troupes américaines devront encore se
battre avec acharnement, pendant une semaine, sur un front s'étendant de la
route de Bayeux à celle d'Isigny-sur-Mer. Le 14 juillet, la 35e
division d'infanterie américaine est à Rampan et la 29e à La
Boulaye. Le 16 juillet, la 35e avance vers Saint-Lô par le nord et
la 29e par l'est. Ce jour-là et le lendemain, plusieurs de leurs
attaques sont repoussées par les Allemands. Finalement, le 18 juillet, vers 16
heures, la " Task force C " de la 29e sous la direction du
général Cota, pénètre dans les ruines de la vallée de la Dollée et
s'empare de l'important carrefour de la Bascule où se croisent les routes de
Torigni-sur-Vire, Bayeux et Isigny-surMer. C'est là que le major Johns
installe son poste de commandement, " après quarante-deux jours de combats
continuels depuis Omaha jusqu'à Saint-Lô ". Il est nommé alors
commandant militaire de la place de Saint-Lô.
Surpris, les Allemands quittent pour la plupart
la ville. Ils y reviennent à plusieurs reprises, lors de contre-attaques plus
ou moins limitées. Repliés au sud-est de la ville, ils tiennent la route de
Saint-jean-des-Baisants et menacent celle de Bayeux. Installés à l'ouest, sur
les hauteurs d'Agneaux et de Saint-Gilles, ils bombardent les positions américaines.
Eparpillés au milieu des décombres, leurs tireurs isolés poursuivent une
lutte sournoise pendant près d'une semaine. Ce n'est en effet que le 26 juillet
que les Américains des 29e et 35e divisions contraignent
les Allemands au repli général.
Entre temps, le 19 juillet, à sept heures
trente, des soldats américains ont rendu un dernier hommage au major Howie,
dont le corps mutilé, recouvert d'un drapeau étoilé, est déposé sur les
pierres éboulées du clocher de l'église Sainte-Croix. Celui qui avait
manifesté avec beaucoup de force le désir d'entrer le premier dans Saint-Lô
avait dit à ses hommes, le 17 juillet, peu de temps avant de mourir sur la
route de Bayeux, à quelques centaines de mètres de l'entrée de la ville :
" je vous reverrai à Saint-Lô, mort ou vivant ". Au cours des dix
derniers jours de la bataille de Saint-Lô, les 29e et 35e
divisions d'infanterie américaines ont perdu près de 4 500 hommes tués ou
blessés.
Après un mois et demi sous les bombes et les
obus, Saint-Lô apparaît bien comme la " capitale des ruines ".
Environ quatre cents de ses habitants y ont trouvé la mort en même temps que
d'autres civils de passage.
Le bilan des pertes saint-loises est bien
lourd. Celui des pertes allemandes est bien faible. Il est vrai que les
Allemands n'étaient guère nombreux à Saint-Lô. Les quartiers généraux du
84e corps d'armée et de la région militaire administrative avaient
quitté la ville, tout comme la plupart des troupes. Le 6 juin 1944, il n'y
restait que quelques officiers subalternes et très peu de soldats. En outre, la
caserne Bellevue, où se concentraient les troupes allemandes en résidence à
SaintLô, est l'un des rares bâtiments à ne pas avoir été touché par les
bombardements. Quant aux difficultés causées aux Allemands pour l'acheminement
de leurs renforts vers le front, elles sont surmontées sans grande difficulté,
le pont sur la Vire n'étant pas rompu et la circulation se faisant par des routes
et des chemins abrités bien connus des occupants.
Les alliés ont expliqué le bombardement de
Saint-Lô en soulignant sa situation stratégique. Le Chef-lieu du département
de la Manche, qui compte alors environ 12 000 habitants, constitue bien un
important nœud routier vers lequel convergent principalement les routes de
Cherbourg, Coutances, Avranches, Vire et Caen. De plus, il n'est qu'à une
trentaine de kilomètres d'Utah Beach et d'Omaha Beach. Fallait-il pour autant
l'anéantir ? Et pourquoi avoir mitraillé en plein jour des civils secourant
des blessés ou cherchant un abri ? Quant aux tracts avisant les habitants d'une
attaque aérienne imminente sur leur ville et les invitant à s'en éloigner sur
le champ, pourquoi sont-ils tombés à Cerisy-la-Forêt, Airel, La Meauffe et
non pas à Saint-Lô ?