Discours d'André Malraux
Le 19 décembre 1964, par un
jour glacial, les cendres de Jean Moulin sont transférées au Panthéon, en présence
du général de Gaulle. Malraux prononce alors un discours resté gravé dans
les mémoires de ceux qui l'entendirent :
Monsieur le président de la République,
Voilà donc plus de vingt ans que Jean Moulin partit, par un temps de décembre
sans doute semblable à celui-ci, pour être parachuté sur la terre de
Provence, et devenir le chef d'un peuple de la nuit. Sans la cérémonie
d'aujourd'hui, combien d'enfants de France sauraient son nom ? Il ne le retrouva
lui-même que pour être tué ; et depuis, sont nés seize millions d'enfants...
Puissent les commémorations des deux guerres s'achever par la résurrection du
peuple d'ombres que cet homme anima, qu'il symbolise, et qu'il fait entrer ici
comme une humble garde solennelle autour de son corps de mort. Après vingt ans,
la Résistance est devenue un monde de limbes où la légende se mêle à
l'organisation. Le sentiment profond, organique, millénaire, qui a pris depuis
son accent de légende, voici comment je l'ai rencontré. Dans un village de
Corrèze, les Allemands avaient tué des combattants du maquis, et donné ordre
au maire de les faire enterrer en secret, à l'aube. Il est d'usage, dans cette
région, que chaque femme assiste aux obsèques de tout mort de son village en
se tenant sur la tombe de sa propre famille. Nul ne connaissait ces morts, qui
étaient des Alsaciens. Quand ils atteignirent le cimetière, portés par nos
paysans sous la garde menaçante des mitraillettes allemandes, la nuit qui se
retirait comme la mer laissa paraître les femmes noires de Corrèze, immobiles
du haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune sur la tombe des
siens, l'ensevelissement des morts français.
Comment organiser cette fraternité pour en faire un combat ? On sait ce que
Jean Moulin pensait de la Résistance, au moment où il partit pour Londres :
" Il serait fou et criminel de ne pas utiliser, en cas d'action alliée sur
le continent, ces troupes prêtes aux sacrifices les plus grands, éparses et
anarchiques aujourd'hui, mais pouvant constituer demain une armée cohérente de
parachutistes déjà en place, connaissant les lieux, ayant choisi leur
adversaire et déterminé leur objectif. " C'était bien l'opinion du général
de Gaulle. Néanmoins, lorsque, le 1 janvier 1942, Jean Moulin fut parachuté en
France, la Résistance n'était encore qu'un désordre de courage : une presse
clandestine, une source d'informations, une conspiration pour rassembler ces
troupes qui n'existaient pas encore. Or, ces informations étaient destinées à
tel ou tel allié, ces troupes se lèveraient lorsque les Alliés débarqueraient.
Certes, les résistants étaient des combattants fidèles aux Alliés. Mais ils
voulaient cesser d'être des Français résistants, et devenir la Résistance
française.
C'est pourquoi Jean Moulin est allé à Londres. Pas seulement parce que s'y
trouvaient des combattants français (qui eussent pu n'être qu'une légion),
pas seulement parce qu'une partie de l'empire avait rallié la France libre.
S'il venait demander au général de Gaulle de l'argent et des armes, il venait
aussi lui demander " une approbation morale, des liaisons fréquentes,
rapides et sûres avec lui ". Le Général assumait alors le Non du premier
jour ; le maintien du combat, quel qu'en fût le lieu, quelle qu'en fût la
forme ; enfin, le destin de la France. La force des appels de juin 40 tenait
moins aux " forces immenses qui n'avaient pas encore donné ", qu'à :
" Il faut que la France soit présente à la victoire. Alors, elle
retrouvera sa liberté et sa grandeur. " La France, et non telle légion de
combattants français. C'était par la France libre que les résistants de Bir
Hakeim se conjuguaient, formaient une France combattante restée au combat.
Chaque groupe de résistants pouvait se légitimer par l'allié qui l'armait et
le soutenait, voire par son seul courage ; le général de Gaulle seul pouvait
appeler les mouvements de Résistance à l'union entre eux et avec tous les
autres combats, car c'était à travers lui seul que la France livrait un seul
combat. C'est pourquoi - même lorsque le président Roosevelt croira assister
à une rivalité de généraux ou de partis - l'armée d'Afrique, depuis la
Provence jusqu'aux Vosges, combattra au nom du gaullisme comme feront les
troupes du Parti communiste. C'est pourouoi Jean Moulin avait emporté, dans le
double fond d'une boîte d'allumettes, la microphoto du très simple ordre
suivant : « M. Moulin a pour mission de réaliser, dans la zone non directement
occupée de la métropole, l'unité d'action de tous les éléments qui résistent
à l'ennemi et à ses collaborateurs. » Inépuisablement, il montre aux chefs
des groupements le danger qu'entraîne le déchirement de la Résistance entre
des tuteurs différents. Chaque événement capital - entrée en guerre de la
Russie, puis des États-Unis, débarquement en Afrique du Nord - renforce sa
position. A partir du débarquement, il apparaît que la France va redevenir un
théâtre d'opérations. Mais la presse clandestine, les renseignements (même
enrichis par l'action du noyautage des administrations publiques) sont à l'échelle
de l'Occupation, non de la guerre. Si la Résistance sait qu'elle ne délivrera
pas la France sans les Alliés, elle n'ignore plus l'aide militaire que son unité
pourrait leur apporter. Elle a peu à peu appris que s'il est relativement
facile de faire sauter un pont, il n'est pas moins facile de le réparer ; alors
que s'il est facile à la Résistance de faire sauter deux cents ponts, il est
difficile aux Allemands de les réparer à la fois. En un mot, elle sait qu'une
aide efficace aux armées de débarquement est inséparable d'un plan
d'ensemble. Il faut que sur toutes les routes, sur toutes les voies ferrées de
France, les combattants clandestins désorganisent méthodiquement la
concentration des divisions cuirassées allemandes. Et un tel plan d'ensemble ne
peut être conçu, et exécuté, que par l'unité de la Résistance.
C'est à quoi Jean Moulin s'emploie jour après jour, peine après peine, un
mouvement de Résistance après l'autre : " Et maintenant, essayons de
calmer les colères d'en face... " Il y a, inévitablement, des problèmes
de personnes ; et bien davantage, la misère de la France combattante, l'exaspérante
certitude pour chaque maquis ou chaque groupe franc, d'être spolié au bénéfice
d'un autre maquis ou d'un autre groupe, qu'indignent, au même moment, les mêmes
illusions... Qui donc sait encore ce qu'il fallut d'acharnement pour parler le même
langage à des instituteurs radicaux ou réactionnaires, des officiers réactionnaires
ou libéraux, des trotskistes ou communistes retour de Moscou, tous promis à la
même délivrance ou à la même prison ; ce qu'il fallut de rigueur à un ami
de la République espagnole, à un ancien " préfet de gauche ", chassé
par Vichy, pour exiger d'accueillir dans le combat commun tels rescapés de la
Cagoule !
Jean Moulin n'a nul besoin d'une gloire usurpée : ce n'est pas lui qui a créé
Combat, Libération, Franc-tireur, c'est Frenay, d'Astier, Jean-Pierre Lévy. Ce
n'est pas lui qui a créé les nombreux mouvements de la zone Nord dont
l'histoire recueillera tous les noms. Ce n'est pas lui qui a fait les régiments
mais c'est lui qui a fait l'armée. Il a été le Carnot de la Résistance.
Attribuer peu d'importance aux opinions dites politiques, lorsque la nation est
en péril de mort - la nation, non pas un nationalisme alors écrasé sous les
chars hitlériens, mais la donnée invincible et mystérieuse qui allait emplir
le siècle ; penser qu'elle dominerait bientôt les doctrines totalitaires dont
retentissait l'Europe ; voir dans l'unité de la Résistance le moyen capital du
combat pour l'unité de la nation, c'était peut-être affirmer ce qu'on a,
depuis, appelé le gaullisme. C'était certainement proclamer la survie de la
France.
En février, ce laïc passionné avait établi sa liaison par radio avec
Londres, dans le grenier d'un presbytère. En avril, le Service d'information et
de propagande, puis le Comité général d'études étaient formés ; en
septembre, le noyautage des administrations publiques. Enfin, le général de
Gaulle décidait la création d'un Comité de coordination que présiderait Jean
Moulin, assisté du chef de l'Armée secrète unifiée. La préhistoire avait
pris fin. Coordonnateur de la Résistance en zone Sud, Jean Moulin en devenait
le chef. En janvier 1943, le Comité directeur des Mouvements unis de la Résistance
(ce que, jusqu'à la Libération, nous appellerions les Murs) était créé sous
sa présidence. En février, il repartait pour Londres avec le général
Delestraint, chef de l'Armée secrète, et Jacques Dalsace. De ce séjour, le témoignage
le plus émouvant a été donné par le colonel Passy. « Je revois Moulin, blême,
saisi par l'émotion qui nous étreignait tous, se tenant à quelques pas devant
le Général et celui-ci disant, presque à voix basse : " Mettez-vous au
garde-à-vous", puis : " Nous vous reconnaissons comme notre
compagnon, pour la libération de la France, dans l'honneur et par la
victoire ". Et pendant que de Gaulle lui donnait l'accolade, une larme,
lourde de reconnaissance, de fierté, et de farouche volonté, coulait doucement
le long de la joue pâle de notre camarade Moulin. Comme il avait la tête levée,
nous pouvions voir encore, au travers de sa gorge, les traces du coup de rasoir
qu'il s'était donné, en 1940, pour éviter de céder sous les tortures de
l'ennemi. " Les tortures de l'ennemi... En mars, chargé de constituer et
de présider le Conseil national de la Résistance, Jean Moulin monte dans
l'avion qui va le parachuter au nord de Roanne.
Ce Conseil national de la Résistance, qui groupe les mouvements, les partis et
les syndicats de toute la France, c'est l'unité précairement conquise, mais
aussi la certitude qu'au jour du débarquement, l'armée en haillons de la Résistance
attendra les divisions blindées de la Libération.
Jean Moulin en retrouve les membres, qu'il rassemblera si difficilement. Il
retrouve aussi une Résistance tragiquement transformée. Jusque-là, elle avait
combattu comme une armée, en face de la victoire, de la mort ou de la captivité.
Elle commence à découvrir l'univers concentrationnaire, la certitude de la
torture. C'est alors qu'elle commence à combattre en face de l'enfer. Ayant reçu
un rapport sur les camps de concentration, il dit à son agent de liaison,
Suzette Olivier : " J'espère qu'ils nous fusillerons avant. " Ils ne
devaient pas avoir besoin de le fusiller.
La Résistance grandit, les réfractaires du travail obligatoire vont bientôt
emplir nos maquis ; la Gestapo grandit aussi, la Milice est partout. C'est le
temps où, dans la campagne, nous interrogeons les aboiements des chiens au fond
de la nuit ; le temps où les parachutes multicolores, chargés d'armes et de
cigarettes, tombent du ciel dans la lueur des feux des clairières ou des
causses ; le temps des caves, et de ces cris désespérés que poussent les
torturés avec des voix d'enfants... La grande lutte des ténèbres a commencé.
Le 27 mai 1943, a lieu à Paris, rue du Four, la première réunion du Conseil
national de la Résistance.
Jean Moulin rappelle les buts de la France libre : " Faire la guerre ;
rendre la parole au peuple français ; rétablir les libertés républicaines
dans un État d'où la justice sociale ne sera pas exclue et qui aura le sens de
la grandeur ; travailler avec les Alliés à l'établissement d'une
collaboration internationale réelle sur le plan économique et social, dans un
monde où la France aura regagné son prestige. "
Puis il donne lecture d'un message du général de Gaulle, qui fixe pour premier
but au premier Conseil de la Résistance, le maintien de l'unité de cette Résistance
qu'il représente.
Au péril quotidien de la vie de chacun de ses membres. Le 9 juin, le général
Delestraint, chef de l'Armée secrète enfin unifiée, est pris à Paris.
Aucun successeur ne s'impose. Ce qui est fréquent dans la clandestinité : Jean
Moulin aura dit maintes fois avant l'arrivée de Serreules :" Si j'étais
pris, je n'aurais pas même eu le temps de mettre un adjoint au courant...
" Il veut donc désigner ce successeur avec l'accord des mouvements,
notamment de ceux de la zone Sud. Il rencontrera leurs délégués le 21, à
Caluire.
Ils l'y attendent, en effet.
La Gestapo aussi.
La trahison joue son rôle - et le destin, qui veut qu'aux trois quarts d'heure
de retard de Jean Moulin, presque toujours ponctuel, corresponde un long retard
de la police allemande. Assez vite, celle-ci apprend qu'elle tient le chef de la
Résistance.
En vain. Le jour où, au fort Montluc à Lyon, après l'avoir fait torturer,
l'agent de la Gestapo lui tend de quoi écrire puisqu'il ne peut plus parler,
Jean Moulin dessine la caricature de son bourreau. Pour la terrible suite, écoutons
seulement les mots si simples de sa soeur : " Son rôle est joué, et son
calvaire commence. Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang, les organes
éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un
seul secret, lui qui les savait tous. "
Comprenons bien que, pendant les quelques jours où il pourrait encore parler ou
écrire, le destin de la Résistance est suspendu au courage de cet homme. Comme
le dit M Moulin, il savait tout.
Georges Bidault prendra sa succession. Mais voici la victoire de ce silence
atrocement payé : le destin bascule. Chef de la Résistance martyrisé dans des
caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes ces femmes noires qui
veillent nos compagnons : elles portent le deuil de la France, et le tien.
Regarde glisser sous les chênes nains du Quercy, avec un drapeau fait de
mousselines nouées, les maquis que la Gestapo ne trouvera jamais parce qu'elle
ne croit qu'aux grands arbres. Regarde le prisonnier qui entre dans une villa
luxueuse et se demande pourquoi on lui donne une salle de bains - il n'a pas
encore entendu parler de la baignoire. Pauvre roi supplicié des ombres, regarde
ton peuple d'ombres se lever dans la nuit de juin constellée de tortures.
Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la Normandie à travers
les longues plaintes des bestiaux réveillés : grâce à toi, les chars
n'arriveront pas à temps. Et quand la trouée des Alliés commence, regarde, préfet,
surgir dans toutes les villes de France les commissaires de la République -
sauf lorsqu'on les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards épiques de
Leclerc : regarde, combattant, tes clochards sortir à quatre pattes de leurs
maquis de chênes, et arrêter avec leurs mains paysannes formées aux bazookas
l'une des premières divisions cuirassées de l'empire hitlérien, la division
Das Reich.
Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d'exaltation dans le soleil
d'Afrique et les combats d'Alsace, entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible
cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ;
et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés
et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant
des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses ; avec
les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière
femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l'un des nôtres. Entre,
avec le peuple né de l'ombre et disparu avec elle - nos frères dans l'ordre de
la Nuit... Commémorant l'anniversaire de la Libération de Paris, je
disais : " Ecoute ce soir, jeunesse de mon pays, ces cloches d'anniversaire
qui sonneront comme celles d'il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois, les
entendre : elles vont sonner pour toi. "
L'hommage d'aujourd'hui n'appelle que le chant qui va s'élever maintenant, ce
Chant des partisans que j'ai entendu murmurer comme un chant de complicité,
puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d'Alsace, mêlé au
cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze avançaient à
la rencontre des chars de Rundstedt lancés de nouveau contre Strasbourg. Ecoute
aujourd'hui, jeunesse de France, ce qui fut pour nous le Chant du Malheur. C'est
la marche funèbre des cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les
soldats de l'an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles de
Jaurès veillées par la Justice, qu'elles reposent avec leur long cortège
d'ombres défigurées. Aujourd'hui, jeunesse, puisses-tu penser à cet homme
comme tu aurais approché tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour,
de ses lèvres qui n'avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le visage de
la France...
(19 décembre 1964.)
Né à paris, le 3 novembre 1901, décédé le 15 novembre 1976 à Créteil et inhumé à Verrières-le-Buisson, Georges André Malraux est un des rares personnages du XXe siècle qui ait mené parallèlement des carrières de romancier, de philosophe de l'art et d'homme politique. Ses romans ont contribué à le faire connaître : les Conquérants (1928), la voie royale (1930), la Condition humaine qui lui vaut le Prix Goncourt en 1933, l'Espoir en 1937. Après la deuxième guerre mondiale, son œuvre consiste en essais sur l'art : Psychologie de l'art, les Voix du silence, le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, la Métamorphose des dieux.
Pendant un séjour en Indochine, de 1923 à 1925, il découvre, outre l'art oriental, une situation politique qui l'amène au communisme : " J'ai été amené à la révolution, telle qu'on la concevait vers 1925, par le dégoût de la colonisation que j'ai connue en Indochine." Romancier de la révolution chinoise, Malraux s'engage aussi en Europe dans la lutte antifasciste, fait partie de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires, organise, en 1935, le congrès international pour la défense de la culture. Commandant de juillet à décembre 1936 l'escadrille " Espana ", André Malraux écrit alors : " J'ai vu le peuple d'Espagne. cette guerre est sa guerre quoi qu'il arrive ; et je resterai avec lui là où il est. " Devenu le colonel Berger, Malraux crée dans le sud-ouest de la France un état-major interallié pour unifier les différents maquis. Une admiration réciproque le lie au général de Gaulle. Ce dernier crée pour lui un Ministère des Affaires culturelles, à la tête duquel il donne une impulsion nouvelle à la restauration des monuments et à la création artistique mettant en chantier de nombreuses maisons de le culture, créant la Caisse nationale des lettres, le Centre national d'art contemporain, l'orchestre de paris. Démissionnant en même temps que le général de Gaulle, en 1969, Malraux consacre ses dernières années à une réflexion sur la civilisation, la vie et la mort. Il écrit : " Peu importe que l'on n'approuve pas mes réponses, du moment que l'on ne peut ignorer mes questions."
En préface des Oraisons funèbres,
André Malraux écrit : " Les discours appellent le disque plus que le
livre ". Vérité d'évidence - mais d'autant plus évidente lorsqu'il
s'agit de Malraux. Devant lui, en effet, nous sommes peut-être confrontés au
plus grand orateur français de ce siècle ; et, certainement, à celui qui sait
le mieux soulever une foule en la faisant vibrer d'une sourde passion : la
passion de l'Histoire et du destin, qui est parmi les plus hautes.
Les méthodes de son art
oratoire sont connues : l'ellipse, le raccourci saisissant, le télescopage des
idées, ce frémissement incessant qui est celui-là même de sa pensée et de
sa parole. À quoi s'ajoute encore le déploiement des images, la tendance
naturelle à la prosopopée et à l'incantation lyrique qui s'envole tout d'un
coup hors de la coulée des mots pour rendre sa valeur de symbole et sa pari d'éternité
à tout ce qui est témoignage du courage, de la fierté, de la fraternité et
de la dignité humaines.
Pourtant, l'élément spécifique
de la voix intervient puissamment. Lu ou entendu, un discours d'André Malraux
n'est plus tout à fait le même. Nous ne parlons même pas ici de ce que "
la syntaxe de l'improvisation n'est pas celle de l'écriture ". Car la voix
d'André Malraux n'est comparable à nulle autre dans son sourd halètement,
dans un accent qui apporte avec lui, par sa valeur propre, un élément supplémentaire
de dramatisation – dédramatisation qui tend toujours à mieux dégager
l'essentiel et à le rendre perceptible à l'oreille de l'auditeur. De même de
son rythme, peut-être encore plus singulier : coupes souvent grammaticalement
aberrantes des phrases, alternance des temps forts et faibles qui joue dans la même
respiration (en accord, non pas avec tel membre apparent de la phrase, mais avec
sa signification profonde), éclats et fulgurations qui jaillissent soudain;
brisures subites, mélopées finales : tout est ici accordé avec l'âme de ce
peuple auquel Malraux s'adresse, et avec les passions qu'il veut lui faire
partager. Le disque, ici, n'est donc pas tellement le discours plus la voix, il
reproduit le discours lui-même, que l'édition amputait nécessairement en le
transformant, bon gré mal gré, en une oeuvre littéraire.
Car les discours de Malraux
offrent une autre particularité : Oraisons funèbres comme ceux pour Jean
Moulin ou au plateau des Glières - ou bien discours plus politiques qui
incarnent l'engagement total d'André Malraux aux côtés du Général de
Gaulle, ils renvoient tous à l'Histoire et, derrière l'Histoire, à ce qui en
fait l'honneur : l'affrontement avec la mort, et avec le sens de la vie; c'est-à-dire,
en définitive, à une interrogation incessante et parfois angoissée du
destin d'une essence quasi religieuse. Car le plus important à propos de
Malraux, est peut-être de comprendre comment, à la fois, on peut être un
agnostique,
Ces discours ne relèvent
donc pas, à proprement parler, de l'art - même s'ils en participent évidemment.
Ils ne relèvent pas non plus de la politique - la politique, c'est ce qui reste
quand l'Histoire s'est retirée. Ils relèvent de l'Histoire, mais aussi d'autre
chose. De quoi relèvent-ils donc ? Sans doute de ce domaine mystérieux qui
celui de la communion - communion funèbre ou communion de destin - et, en ce
qu'ils ont de littéraire d'historique, ils ne livrent pas leur part dernière,
mais seulement l'un de leurs aspects parmi les plus apparents. Que l'on se
rappelle simplement cette phrase de Malraux : " Car il n'est qu'un acte sur
lequel ne prévale ni la négligence des constellations, ni le murmure éternel
des fleuves : c'est l'acte par lequel l'homme arrache quelque chose à la mort
" - que ce soit sa mort particulière, que ce soit cette mort insidieuse
qui guette toujours à un moment ou à un autre, nations et civilisations, ou
que ce soit ce pouvoir fascinant qui, dans la création, " finit toujours
par gagner " - dans les faits matériels, mais dans la mémoire des hommes
?
Témoin incomparable de
trente ans de gaullisme et de trente ans d'Histoire de France, André Malraux
les replace ainsi, tout naturellement, dans leur vraie perspective qui est une
perspective d'abord métaphysique. Que ces disques en soient la trace fragile,
et le sillage qui survit à une époque aujourd'hui terminée.
• Discours des Glières : Inauguration du monument à la Résistance
savoyarde
(1er septembre 1973)
• Discours de Cendrieux : Les maquis de Dordogne (13 mai 1972)
• Commémoration de la Libération de Paris
(24 août 1958)
• Libération de l'Alsace-Lorraine
: 4.01.1970