Glières Haute-Savoie 
31 janvier - 26 mars 1944 

PREMIèRE BATAILLE DE LA RÉSISTANCE

affiche

Au cœur du massif des Bornes situé dans le sud-est de la France en Haute-Savoie, compris entre les communes de Thorens-Glières et du Grand-Bornand entre 1400 et 2000 mètres d'altitude, s'étend le plateau des Glières qui a été le théâtre de février à mars 1944, au cours de la Seconde Guerre mondiale, d'un violent combat opposant quelques centaines de maquisards à la Milice française et l'armée allemande.

plateau des Glières

les Glières



En effet, le plateau des Glières est le théâtre de la résistance acharnée d'un  groupe de 465 maquisards opposés aux troupes de la Milice française et de la police politique allemande (Gestapo). Malgré une lutte farouche et héroïque et l'appui de parachutages alliés, ce groupe de résistants, qui se sont retranchés sur les hauteurs du plateau en février 1944, est complètement anéanti par près de 20 000 soldats et nazis, soutenus par des miliciens français et par l'aviation allemande, à l'issue de combats particulièrement sanglants qui se déroulent entre le 17 et le 26 mars 1944. 250 maquisards sont tués.
Les blessés et les prisonniers sont quant à eux fusillés ou déportés.

Un musée de la Résistance en Haute-Savoie est aujourd'hui aménagé à proximité du cimetière des Glières où sont inhumés 105 résistants. Un monument national de la Résistance, œuvre du sculpteur Emile GILIOLI, a également été érigé, en 1973, à la mémoire des victimes.


31 janvier 1944 : arrivée sur le plateau de trois camps A.S. (environ cent vingt hommes) sous la protection du corps franc de Thônes.

5 février : déclenchement des opérations par une rafle de la Milice à Thônes ; accrochage avec le corps franc (seuls Roger Cerri et Chocolat en réchappent).

7 février : à l'Essert, les gardes mobiles tirent sans sommation sur une sizaine de ravitaillement et font prisonniers trois maquisards.

12 février : de nouveau à l'Essert, un important détachement de gardes mobiles en reconnaissance tombe dans une embuscade : deux tués, six blessés (dont deux mortellement), trois prisonniers ; aucune perte du côté des maquisards.

13 février : encerclement complet du plateau par les forces de l'ordre.

14 février : premier parachutage : cinquante-quatre conteneurs.

2 mars : expédition punitive contre les GMR cantonnés à Saint-Jean-de-Sixt.

5 mars : deuxième parachutage : trente conteneurs.

7 mars : la Garde mobile est relevée par les G.M.R..

8 mars : accrochages avec la Milice en reconnaissance au col du Freu et aux Collets : un milicien est mortellement blessé.

9 au 10 mars : coup de main contre les GMR stationnés à Entremont : deux policiers sont tués (dont le commandant Lefèvre), trois blessés et soixante prisonniers ; deux maquisards sont tués sur le coup (dont le lieutenant Tom Morel), trois blessés (dont un mortellement).

10 mars : par représailles, les GMR attaquent en direction de Notre-Dame-des-Neiges et... tombent dans une embuscade : dix prisonniers. Dans la nuit, troisième parachutage : environ deux cent cinquante conteneurs !

12 mars : trois Heinkel 111 lancent une centaine de bombes de cinquante kilos qui détruisent quelques chalets.

17 mars : les Heinkel reviennent pour bombarder le col des Auges, la position la plus élevée.

18 mars : la Milice relève les GMR en première ligne.

20 mars : attaque des miliciens à la Rosière et au col de Landron ; quatre maquisards en patrouille sont abattus.

22 mars : accrochage avec les miliciens au col du Freu.

23 mars : quatre Focke Wulf 190 mitraillent la plaine de Dran : quatre maquisards sont blessés (dont un mortellement et un gravement) ; plusieurs chalets sont incendiés.

24 mars : la Wehrmacht prend position au pied du plateau. Au col de la Buffaz, les miliciens tendent une embuscade à une sizaine de maquisards : un maquisard est tué, un autre grièvement blessé, mais un milicien est sérieusement touché et un autre fait prisonnier.

25 mars : bombardement aérien sur le plateau et pilonnage d'artillerie sur Monthiévret.

26 mars : le matin, les avions incendient les derniers chalets et font sauter le dépôt de munitions.
Attaque repoussée des miliciens au col de l'Enclave : deux morts, deux blessés, quatre disparus ; aucune perte du côté des maquisards.
Attaque repoussée des Allemands au Lavouillon : deux ou trois blessés de leur côté ? ; aucune perte pour les maquisards.
Le soir, attaque et percée des Allemands à Monthiévret : deux ou trois blessés ? ; du côté des maquisards, deux tués et quelques blessés (dont un gravement).
La NUIT, ordre de décrochage...

27 mars : embuscade à Nâves : six maquisards tués (dont le capitaine Anjot) ; embuscade à Morette : une douzaine de maquisards sont abattus ; embuscade à Thorens : deux maquisards tués.

Discours de Malraux 1

Discours de Malraux 2



2 septembre 1973, discours prononcé au Plateau des Glières pour l'inauguration du monument commémoratif de Gilioli en souvenir du maquis des Glières, Haute Savoie

Maquis des Glières     1    2    3

 


Discours d'André Malraux

Prononcé le 2 septembre 1973 à l'occasion de l'inauguration du Monument de la Résistance érigé par le sculpteur Gilioli sur le Plateau des Glières. 

Je parle au nom des Associations des Résistants de Haute-Savoie et de l'Ordre de la Libération. En mémoire du général de Gaulle, pour les survivants et pour les enfants des morts. 
Lorsque Tom Morel eut été tué, le maquis des Glières exterminé ou dispersé, il se fit un grand silence. Les premiers maquisards français étaient tombés pour avoir combattu face à face les divisions allemandes avec leurs mains presque nues, non plus dans nos combats de la nuit, mais dans la clarté terrible de la neige. Et à travers ce silence, tous ceux qui nous aimaient encore, depuis le Canada jusqu'à l'Amérique latine, depuis la Grèce et l'Iran jusqu'aux îles du Pacifique, reconnurent que la France bâillonnée avait au moins retrouvé l'une de ses voix, puisqu'elle avait retrouvé la voix de la mort. 
L'histoire des Glières est une grande et simple histoire, et je la raconterai simplement. Pourtant, il faut que ceux qui n'étaient pas nés alors - et depuis, combien de millions d'enfants ! - sachent qu'elle n'est pas d'abord une histoire de combats. Le premier écho des Glières ne fut pas celui des explosions. Si tant des nôtres l'entendirent sur les ondes brouillées, c'est qu'ils y retrouvèrent l'un des plus vieux langages des hommes, celui de la volonté, du sacrifice du sang. 

Peu importe ce que fut dans la Grèce antique, militairement, le combat des Thermopyles. Mais dans ses trois cents sacrifiés, la Grèce avait retrouvé son âme, et, pendant des siècles, la phrase la plus célèbre fut l'inscription des montagnes retournées à la solitude, et qui ressemblent à celles-ci « Passant, va dire à la cité de Sparte que ceux qui sont tombés ici sont morts selon la loi ». 
Passant, va dire à la France que ceux qui sont tombés ici sont morts selon son cœur. Comme tous nos volontaires depuis Bir-Hakeim jusqu'à Colmar, comme tous les combattants de la France en armes et de la France en bâillons, nos camarades vous parlent par leur première défaite comme par leur dernière victoire, parce qu'ils ont été vos témoins. 
On ne sait plus guère, aujourd'hui, que tout commença par un mystère de légende. Le plateau des Glières était peu connu; presque inaccessible, et c'est pourquoi les maquis l'avaient choisi. 
Mais alors que nous combattions par la guérilla, ce maquis, à tort ou à raison - peut importe: la France ne choisit pas entre ses morts ! - avait affronté directement la Milice, allait affronter directement l'armée hitlérienne. Presque chaque jour, les radios de Londres diffusaient : " Trois pays résistent en Europe : la Grèce, la Yougoslavie, la Haute-Savoie. "La Haute-Savoie, c'était les Glières. 
Pour les multitudes éparses qui entendaient les voix du monde libre, ce plateau misérable existait à l'égal des Balkans. Pour des fermiers canadiens au fond des neiges, la France retrouvait quelques minutes d'existence parce qu'un Savoyard de plus avait atteint les Glières. 
La Milice de Darnand, les troupes italiennes, la police de l'Ovra, n'avaient pas suffi pour venir à bout de ces combattants toujours regroupés. Hitler y mit la Gestapo, et contre nous, la Gestapo pesait lourd. La Gestapo ne suffit pas. 
En janvier 44, les maquis de l'Ain sont harcelés par trois divisions. Ceux de Haute-Savoie reçoivent l'ordre de se regrouper ici, au commandement du lieutenant Tom Morel, décoré en 40 pour l'un des plus éclatants faits d'armes des unités alpines. La montée commence. Les accrochages aussi. Le 13 février, les messages codés de la BBC annoncent le premier parachutage. 
Voici la nuit. Le champ - pauvre champ - est éclairé par cinq torches électriques et des lampes de poche. On n'entend pas les avions. On n'entend rien. Jusqu'à ce que les sirènes antiaériennes d'Annecy emplissent lentement la nuit. Bon augure : les avions approchent. Mauvais augure : ils sont repérés. On allume les quatre énormes bûchers de sapin préparés. Le bruit des moteurs. Le premier avion, invisible, fait clignoter son signal. Le bruit s'éloigne. La neige, le flux et le reflux des sirènes dans la nuit préhistorique. Pas encore d'ennemis, plus d'amis. Mais sur le ciel noir, apparaissent un à un, éclairés en roux par les feux du sol, cinquante-quatre parachutes. 
Pas d'armes lourdes. 

Tant pis. Les accrochages reprennent. Le 9 mars, cent hommes des Glières vont attaquer Entremont pour délivrer des prisonniers. Après deux heures et demie de descente, ils atteignent le village qu'alertent les chiens. Village conquis, prisonniers délivrés, 47 gardes, prisonniers à leur tour, montent ici, tirant un monceau d'armement. Tirant aussi le corps de Tom Morel, tué par le commandant des gardes capturé, à qui il avait laissé son revolver. 
Le maquis enterre son chef. Et entend, bouleversé, le glas de toutes les églises monter de la vallée comme montait l'appel des sirènes pendant le parachutage. Ici, le drapeau claque dans les rafales de neige, sur ce que Tom Morel appelait «le premier coin de France qui ait recouvré la liberté ». 
Le mot " Non ", fermement opposé à la force, possède une puissance mystérieuse qui vient du fond des siècles. Toutes les plus hautes figures spirituelles de l'humanité ont dit Non à César. Prométhée règne sur la tragédie et sur notre mémoire pour avoir dit Non aux Dieux. La Résistance n'échappait à l'éparpillement qu'en gravitant autour du Non du 18 juin. Les ombres inconnues qui se bousculaient aux Glières dans une nuit de Jugement dernier n'étaient rien de plus que les hommes du Non, mais ce Non du maquisard obscur collé à la terre pour sa première nuit de mort suffit à faire de ce pauvre gars, le compagnon de Jeanne et d'Antigone... L'esclave dit toujours oui. 
Les gardes de Vichy attaquent au Sud, du côté de Notre-Dame, pour délivrer les leurs, et sont repoussés. Le combat s'achève à peine lorsque la BBC transmet le message : " Le petit homme casse des tessons de bouteille. " Avant minuit, trente quadrimoteurs larguent 90 tonnes de matériel. 
Quand un avion allemand vient en reconnaissance, la vaste neige est encore constellée de parachutes multicolores : le ramassage n'est pas terminé. Le lendemain, trois Heinkel bombardent et mitraillent à loisir le plateau redevenu innocent. Sans grands résultats. Sauf celui-ci : les Allemands savent désormais que le maquis ne possède pas d'armes antiaériennes. Donc cinq jours plus tard, Stukas et Junkers. Chalets transformés en torches. Le capitaine Anjot remplace Tom Morel au commandement des Glières. Nouvelle attaque des gardes, de nouveau repoussée. Le 23, bombardement massif. Les Allemands prennent le commandement. Une division alpine de la Wehrmacht arrive à Annecy. 
Assistée de deux escadrilles de chasseurs et de bombardiers. Police allemande, Milice vichyste. L'artillerie divisionnaire, les automitrailleuses. 
En face, le maquis dont nous attendons, heure après heure, que la radio de Londres nous parle. Entre tant de Français à l'écoute, pas un ne sait que ce maquis est un fantôme. Moins de cinq cents combattants. 
L'armement qui attend leurs compagnons ne comprend que des armes légères. Contre l'artillerie divisionnaire allemande et les automitrailleuses, par un canon, pas un bazooka. Plus de ravitaillement. 
Autour, vingt mille hommes. 

Le premier grand combat du Peuple de la Nuit s'engage. Écoutons les dépêches allemandes : 
" Le 24 - Terroristes font sauter train renforts allemands devant Annecy - Attaque Milice au-dessus d'Entremont. Sentinelles espagnoles tuées - Rejointes par groupes terroristes - Milice engagée deux heures stop - Troupes Milice regroupées à l'arrière. " 
" Le 25 - Préparation artillerie et bombardement aviation. " 
" Le 26 - Attaque Milice ouest et nord-ouest. Troupes regroupées - Attaque allemande nord stoppée, envoyez aviation - Nos mortiers mis en place - Attaque Milice et garde de réserve deux points ouest depuis cinq heures - Attaque générale 11 heures. " 
Ils attaquent, en effet, de tous côtés. 

L'avant-poste de la passe d'Entremont - dix-huit hommes - est attaqué par deux bataillons. Deux sections de renfort atteignent la passe. Le premier fusil-mitrailleur s'enraye. Le second est détruit, son servant tué. L'un des deux chefs de section, Baratier, a l'impression d'être seul à tirer: il ignore qu'il survit seul. Il se replie en continuant à combattre, est pris à revers et tué. Il défendait la passe depuis une heure et demie. 
Les maquisards, qui se rabattent vers le centre, reçoivent plus vite les munitions, et tiennent. Pourquoi l'ennemi s'enfouit-il dans la neige ? Dix minutes plus tard, commencent les piqués ininterrompus des Stukas, serrés comme des fers de herse. La nuit va descendre. Le capitaine Anjot combat devant les tombes de Morel et de Descours. L'aviation s'en va, remplacée par le pilonnage méticuleux de l'artillerie. Il fait nuit. 
Le 27 au matin, les troupes allemandes de l'est touchent le poste de commandement du maquis, commencent le feu. En face, des cris allemands, poussés par leurs camarades de l'ouest. 
Les maquisards ont disparu. 

Ils connaissaient bien ce terrain, que les Allemands ne connaissaient pas du tout. Anjot a convoqué les chefs de section, et ils ont décidé de décrocher. 
Pendant que toute la Résistance, à l'écoute, attend le pire (chacun sait maintenant que les Glières n'ont ni canons ni avions), des chaînes de fantômes qui se tiennent par la main dans la nuit pour pouvoir relever leurs blessés lorsqu'ils tombent, traversent l'anneau discontinu des troupes d'assaut. Encore leur faut-il arriver jusqu'aux agglomérations de la vallée, où leurs camarades que l'on appelle les sédentaires leur donneront asile. 
Le jour se lève. 

Alors, commence la grande trahison de la neige. 

Ces insaisissables fantômes dont les Allemands ne rencontraient que les balles et ne trouvaient que les cadavres, sont partis avec la nuit." La petite aube dissipe les spectres ", dit le proverbe espagnol qu'un des miliciens de l'Ebre cite au capitaine Anjot. Ces ombres, hélas ! sont devenues des traces. Les Allemands cherchent le gros du maquis réfugié dans quelque abri de montagne, car ils croient combattre quelques milliers d'adversaires. Mais nombreuses ou non, les traces mènent aux hommes, et les sections ennemies occupent les pentes. Le lendemain, le capitaine Anjot et les six Espagnols qui combattent avec lui sont tués. De ce qui fut l'épopée des ombres, il ne restera le jour venu que 121 cadavres tués entre les villages, exécutés sur les places ou torturés à mort. " Inutile de reprendre l'interrogatoire des blessés, télégraphie la Gestapo: ces débris sont vides. " 

C'est l'heure des représailles. Les paysans suspects de contacts avec le maquis sont exécutés ou déportés, et l'on reconnaît les hameaux, la nuit, aux torches des chalets qui flambent. 
Pourtant, si les torturés sont vides, la Résistance ne l'est pas encore. Le premier chef est mort, le second chef est mort; les rescapés organisent d'autres maquis, rejoints par des jeunes de plus en plus nombreux. Le gros des unités allemandes est appelé en Normandie. Le 1er mai, les maquis les plus .proches reviennent manœuvrer sur ce plateau où ils retrouvent les cylindres couverts de rouille des parachutages, entre les chalets incendiés. Le 14 juillet, ils défilent à travers Thônes. Le ler août, les camions ont rassemblé 1 500 hommes de l'armée secrète et 400 FTP. A onze heures, les forteresses volantes lâchent le dernier parachutage, qui apporte enfin les armes lourdes. 
Fini, le temps des maquis de misère ! Un char qui se dresse est certes une terrible bête ; mais pour lui, un bazooka invisible est un monstre caché. C'est le bazooka, non la mitraillette, qui a fait des vrais maquis une force supplétive considérable. Un char est plus fort qu'une compagnie de mitraillettes, il n'est pas plus fort qu'une torpille. 
Le 13, pendant trois jours, les automitrailleuses ennemies combattent les maquis, et sautent. Le 19, lorsque la radio annonce que l'insurrection générale commence à Paris, cinq mois jour pour jour après l'attaque des Glières, le général Oberg, qui la commandait, apporte au capitaine Nizier, chef militaire de la Résistance, la capitulation de ses troupes. 
Alors, dans tous les bagnes depuis la Forêt-Noire jusqu'à la Baltique, vos déportés qui survivaient encore se levèrent sur leurs jambes flageolantes. Et le peuple de ceux dont la technique concentrationnaire avait tenté de faire des esclaves parce qu'ils avaient été parfois des héros, le peuple dérisoire des tondus et des rayés, notre peuple ! pas encore délivré, encore en face de la mort, ressentit que même s'il ne devait jamais revoir la France, il mourrait. avec une âme de vainqueur. 
Et maintenant, le grand oiseau blanc de Gilioli a planté ses serres ici. Avec son aile d'espoir, son aile amputée de combat, et entre elles, son soleil levant. Avec son lieu de recueillement, sa statue dont les bras dressés sont pourtant des bras offerts. Avec ses voix entrecroisées, qui feront penser à l'interrogation des tombeaux égyptiens : Que disent les voix de l'autre monde, avec leur bruit d'abeilles... Elles disent: 
«Nous sommes les torturés agonisants, dont la Gestapo disait qu'il était inutile de les lui envoyer puisqu'ils étaient vides. 
Les Espagnols tombés ici en se souvenant des champs de l'Ebre et du jour où la Révolution vida les monts-de-piété de tout ce. que les pauvres y avaient engagé. 
Les Français qui avaient rejoint après avoir combattu, eux, dans la ligne Maginot jusqu'au dernier jour. 
Les gens des villages sans lesquels le maquis n'aurait pu ni se former ni se reformer; ceux qui ont sonné le glas pour lui ; ceux que les hitlériens ont déportés, ceux qu'ils ont fait courir pour rigoler, pendant la répression, devant leurs mitrailleuses qui les descendirent tous. 
Peu importent nos noms, que nul ne saura jamais. Ici, nous nous appelions la France. Et quand nous étions Espagnols, nous nous appelions l'Ebre, du nom de cette dernière bataille. 
Je suis la mercière fusillée pour avoir donné asile à l'un des nôtres. 
La fermière dont le fils n'est pas revenu. 

Nous sommes les femmes, qui ont toujours porté la vie, même lorsqu'elle risquaient la leur. 
Nous sommes les vieilles qui vous indiquaient la bonne route aux croisées des chemins, et la mauvaise, à l'ennemi. Comme nous le faisons depuis des siècles. 
Nous sommes celles qui vous apportaient un peu à manger; nous n'en avions pas beaucoup. 
Comme depuis des siècles. 

Nous ne pouvions pas faire grand-chose ; mais nous en avons fait assez pour être les Vieilles des camps d'extermination, celles dont on rasait les cheveux blancs. 
Jeanne d'Arc ou pas, Vierge Marie ou pas, moi, la statue dans l'ombre au fond du monument, je suis la plus vieille des femmes qui ne sont pas revenues de Ravensbrück. 
Morel, Anjot et tous mes morts du cimetière d'en bas, c'est à moi que viendront ceux qui ne connaîtront pas votre cimetière. Ils sauront mal ce qu'ils veulent dire lorsqu'ils chuchotent seulement qu'ils vous aiment bien. 
Moi, je le sais, parce que la mort connaît le murmure des siècles. Il y a longtemps qu'elle voit ensevelir les tués et les vieilles. Il y a longtemps, Anjot, qu'elle entend les oiseaux sur l'agonie des combattants de la forêt; ils chantaient sur les corps des soldats de l'an II. Il y a longtemps qu'elle voit les longues files noires comme celle qui a suivi ton corps, Morel, dans la grande indifférence de l'hiver. Depuis la fonte des glaces, vous autres dont les noms sont perdus, elle voit s'effacer les traces des pas dans la neige, celles qui ont fait tuer. Elle sait ce que disent aux morts ceux qui ne leur parlent qu'avec les prières de leur mère, et ceux qui ne disent rien. Elle sait qu'ils entendront le glas que toutes les églises des vallées ont sonné un jour pour vous, et qui sonne maintenant dans l'éternité.


DELESTRAINT Charles

DELESTRAINT Charles    DELESTRAINT Charles

Né le 12 mars 1879 à Biache-Saint-Waast (Pas-de-Calais), sorti de l'Ecole de Saint-Cyr, il participe brillamment à la Première Guerre. Il devient, l'un des spécialiste des blindés entre les deux guerres mondiales, et rencontre, à ce titre, le colonel de Gaulle. Général de division en 1940, il organise la Résistance dans la région de Lyon, et est nommé par de Gaulle chef de l'Armée secrète qu'il s'efforce d'armer et de coordonner, en zone sud (1942), avant d'en prendre le commandement pour la France entière. Arrêté à Paris le 9 juin 1943, il est déporté au Struthof, puis à Dachau, où il est exécuté sur ordre de Berlin quelques jours avant la libération du camp par les Américains, le 19 avril 1945.