VIVRE LIBRE OU MOURIR

le drapeau à croix de Lorraine

Les Glières

26 mars 1944

Le 23 mars 1944, les douze mille hommes de la 157e division alpine de la Wehrmacht, appuyés par deux escadrilles de chasseurs et de bombardiers, renforcés par des troupes de la police de sécurité, par celles de la Gestapo régionale et par celles de la Milice de Darnand, passent à l'offensive : au total, vingt mille hommes environ.

Cette opération d'envergure est lancée contre quelque cinq cents hors-la-loi, " terroristes ", retranchés sur le plateau des Glières et qui, multipliant les coups de main et les embuscades, ont même osé repousser les assauts de la Milice et des G. M. R. II est vrai que leur position est solide : au coeur du massif des Aravis, le plateau culmine à 1 500 mètres. Pas de routes pour y accéder, mais de rares sentiers creusés par des bûcherons.

Les Allemands sont décidés à en finir avec le maquis des Glières et, le 26 mars à l'aube, le combat s'engage — un combat à quarante contre un, aviation, tanks et 77 de montagne contre fusils-mitrailleurs, mitraillettes et revolvers. Ce jour-là, après avoir livré le premier grand combat à visage découvert de la Résistance, le bataillon des Glières tombe...


Vingt ans après la Libération, les stratèges semblent soudain captivés par la guérilla et en font même, oh ! surprise, le thème de leurs grandes manœuvres.

Pour ceux qui ont connu en France la vie exaltante et dure des maquisards, cet engouement subit est d'autant plus déconcertant qu'il repose sur les théories attribuées à Ho Chi Minh ou à Mao Tse-Toung.

Et pourtant, les Allemands et leurs complices ne nous ont certes pas pris pour des fantômes, nous les soldats de l'ombre, si l'on en juge par l'ampleur et le nombre des opérations. Dans le Jura, les Alpes ou les Cévennes, dès le début de 1943, des hommes pauvres de moyens, mais riches d'espoir ont assené aux troupes allemandes des coups répétés et immobilisé, par conséquent, des effectifs ennemis de plus en plus importants. Ils ont forgé, plus avec leurs échecs qu'avec leurs succès, les grands principes de la guérilla.

C'est ainsi que la grande offensive contre les maquis de l'Ain en février 1944 fut la plus dangereuse, car nos services de renseignement furent, en partie, défaillants. En outre, les gars avaient choisi des fer. mes isolées. bien sûr, mais inscrites sur les cartes.

Ils avaient été plus sensibles aux rigueurs de l'hiver qu'aux impératifs dé la sécurité. L'effet de surprise, notre arme quotidienne, a joué cette fois, contre nous et nous avons échappé de justesse à l'étau. Nous avons immédiatement tiré la leçon de cette expérience, donné aux camps une plus large autonomie, imposé à tous une très grande mobilité.

Aussi, lorsqu'en avril un nouvel assaut est lancé contre nous, plus vigoureux encore quo celui de février, l'ennemi ne trouve devant lui que le vide. Nous avions, en effet, suivi pas à pas son cheminement et évacué nos emplacements dans le plus grand secret, à la dernière minute.

En juillet. deux divisions tentent de nous encercler. En vain. En pleine nuit, en bon ordre, nous décrochons. Nos pertes sont minimes : 87 tués, par rapport aux forces engagées, et nous faisons de nombreux prisonniers.

Avec le recul du temps, certaines tranches d'Histoire prennent du relief. Il en est ainsi pour nos opérations.

Dans un livre récent intitulé Der Gefesselte Hahn (Le Coq Enchaîné) Heinz Eckert s'étend longuement sur les maquis de l'Ain. L'auteur, ancien officier de l'Abwehr, raconte la dernière offensive lancée contre nous. Il met l'accent sur les prisonniers que nous détenions à ce moment-là et sur le moyen de pression que j'en avais fait - il me cite, bien souvent, et toujours avec hargne  - pour épargner des représailles à la population civile. Il me reproche, en bref, de n'avoir pas baissé pavillon devant l'armée traditionnelle, allemande par surcroît.

Je dois donc, tout d'abord, dire que lorsque j'ai lancé l'ordre de s'emparer à tout prix de soldats allemands, de les garder sains et saufs et de les traiter humainement, ce fut, dans nos rangs, une immense stupéfaction. Un chef de camp respecté de tous vint me trouver " Allons bon, s'exclama t-il, il va falloir maintenant porter le petit déjeuner au lit de ces messieurs, pendant que nous, nous coucherons à la belle étoile, alors que les gars qui tomberont entre leurs mains seront affreusement torturés comme Bézillon, comme Naucourt et bien d'autres ?

L'émotion est profonde et je dois révéler mes intentions, exposer que je veux me servir des captifs comme monnaie d'échange et briser de la sorte tous les projets de représailles massives. Une fois de plus, tous grognent, comme tout bon soldat, mais exécutent à la lettre mes instructions.

Le but recherché est bientôt atteint, puisque je reçois un émissaire, un Français relâché pour cette liaison avec nous. Il est porteur d'un message verbal, aux termes duquel l'ennemi nous propose un échange de prisonniers. Je refuse et je le fais savoir par un soldat tiré de la prison de Nantua. Je lui confie une lettre où je précise que pour un des nôtres tué, trois Allemands seront passés par les armes. C'est, je le sais, un affreux marchandage, mais j'ai le devoir d'empêcher par tous les moyens le retour des horribles massacres d'innocents, des atroces traitements infligés à mes compagnons, lors des violents assauts de février et avril.

Le 10 juillet, alors que des forces encore plus puissantes nous enveloppent, je fais poser dans Oyonnax, Bellegarde, Nantua, des affiches recommandant aux hommes de partir et au reste de la population de garder le calme. J'informe les habitants que j'ai averti l'ennemi que s'il violait les lois de la guerre, nous fusillerons immédiatement les prisonniers entre nos mains. L'auteur de Der Gefesselte Hahn reproduit partiellement le texte des affiches et il le qualifie de " langage des enfers ". Peut-être, mais ne connaissions-nous pas l'enfer des tourments et de la souffrance ? N'était-ce pas le seul langage qui pouvait être entendu à cette heure ? Il le fut, à coup sens puisque nous n'avons pas eu à déplorer des tueries semblables à celles du Vercors ou d'Oradour, malgré l'importance des effectifs engagés contre nous : deux divisions.

Heinz Eckert souligne, à maintes reprises, notre force et il va même jusqu'à écrire cet aveu : " Nous savions que nous ne pouvions plus les détruire. " Cette réalité leur était apparue en juin 1944, c'est-à-dire un mois avant la dernière grande offensive. Pouvions-nous, de l'ennemi d'hier, recevoir plus bel hommage ?

En un peu plus d'un an, nous étions redoutables, alors que nos débuts n'avaient soulevé que des sarcasmes, au coeur même de la Résistance. Quoi, vouloir s'attaquer à une armée riche en moyens techniques et fanatisée par ses victoires, n'était-ce pas une entreprise déraisonnable ? Des fusils de chasse contre des canons, des revolvers contre des mitrailleuses, des grenades classiques contre des blindés ? Eh bien, oui, nous étions bien peu à croire à l'efficacité de notre combat, mais nous avions la foi, insensible, elle, aux railleries et aux affirmations péremptoires. Notre existence, à peine affirmée, a été, à elle seule, une arme aux sûrs effets psychologiques. Nous sommes rapidement devenus une hantise dans toutes les unités d'occupation. Certains itinéraires ont, dès 1943, été interdits aux voitures isolées. Les Allemands nous ont presque instantanément pris au sérieux, et, par contrecoup, les Alliés nous ont progressivement ravitaillés en amies et en munitions.

Nos grands engagements sont faciles à reconstituer, parce que toujours présents à l'esprit et au coeur de ceux qui les ont vécus à des titres divers. Pourquoi donc chercher ailleurs ce qui a existé d'abord chez nous ?

Il est juste de dire que la Résistance en général, et plus particulièrement les forces armées de la Résistance, ne bénéficient pas du préjugé favorable, chez certains militaires, avant tout heurtés par le caractère révolutionnaire de notre combat. En voici un exemple :

Quelques années après la victoire, j'accompagne un général dans sa visite au cimetière des Glières. Tout à coup, il s'arrête devant une plaque et s'exclame :
Mais c'est bien lui... Mais oui, c'est bien le fils de mon ami Lalande... C'est extraordinaire... - Pourquoi, mon général ? - Jamais je n'aurais pu supposer que le fils d'un de mes amis pouvait être au maquis. " Pour cet officier, nous étions toujours des " Terroristes ", selon la légende de nos adversaires.

Cependant, pour celui qui, par vocation, a pris le métier des armes, notre passé offre une incomparable richesse d'enseignements. N'avons-nous pas d6 montré de 1942 à 1944 qu'une troupe fanatisée, épaulée par la population, était pratiquement invincible ? N'avons-nous pas inauguré la guerre des capitaines ? N'avons-nous pas illustré que le chef, souvent désigné par ses pairs, devait faire face à toutes les situations, nourrir, vêtir, instruire, armer sa troupe, et que ce fut parfois bien difficile ? Oui, venus à la lutte les mains nues, nous avons réhabilité l'homme et prouvé sa supériorité sur la machine..

Jamais commandement ne fut plus agréable parce que tous étaient des volontaires et, de ce fait, acceptaient les risques et les servitudes. Lorsque je confiais la responsabilité d'un camp - 60 hommes au minimum et 100 au maximum - je tenais invariablement le langage suivant : Vous prenez le commandement. Je n'ai que des risques supplémentaires et des soucis à vous offrir, rien d'autre. Acceptez-vous ? " Le chef, en effet, ne bénéficiait d'aucun privilège et n'avait, bien entendu, aucun signe extérieur. La force de l'exemple était souveraine, même, et surtout, dans la rude vie quotidienne, en dépit des morsures du froid et de la faim.

Le rayonnement du chef fut parfois un sujet d'inquiétude, tant il était grand, au-delà de l'unité, dans la population. Certes, le boucher, le boulanger, le gendarme, l'instituteur, le curé, furent presque toujours nos alliés. Ils nous apportaient une aide morale et matérielle considérable. Leurs informations sur les allées et venues suspectes dans leur village nous étaient très utiles, mais nous, par contre, nous devions observer farouchement la loi du silence.

Les circonstances exceptionnelles font toujours sortir des êtres sinon exceptionnels, du moins à la mesure des événements. J'imagine mal ce qu'aurait fait Simon dans la grisaille quotidienne, lui, beau condottiere, né pour les tempêtes. Et le Saint-Cyrien Tom Morel, étonnant entraîneur d'hommes, si heureux de piétiner le règlement, aurait-il supporté ]a vie de caserne ? Jourdan, ce sergent d'active — pour ne citer qu'un vivant — n'avait-il pas toutes les qualités demandées à un officier de troupe, lorsque je l'ai promu instantanément lieutenant ? Anjot, lucide et courageux, n'atteint-il pas à la grandeur, dans son défi hautain à la mort ?

Ces silhouettes ne correspondent pas, c'est évident, à celles que, dans nos villes, nous avons eu en spectacle, peu après la Libération. Bardés de pistolets et de cartouchières, guêtrés de cuir, alors que nous étions hâves et loqueteux, nous les regardions avec ahurissement, ces faux guerriers entourés de filles béates d'admiration, en apparence tout au moins. A mon arrivée à la préfecture de Bourg, après les quelques accrochages d'arrière-garde auquel j'avais participé avec mes unités, j'ai dû calmer mes maquisards, car ces fringants F.F.I., sortis on ne sait d'où, voulaient nous en interdire l'entrée. Le public n'a, hélas! vu que ces détrousseurs de gloire, parce que les véritables ouvriers de la Victoire, ceux qui avaient connu les nuits sans gîte, les jours sans pain, les deuils déchirants, et aussi, disons-le, les heures de lumière, ceux-là avaient tout simplement regagné leurs foyers, repris leurs occupations ou rejoint le front des Alpes.

Dans son ouvrage sur Les Glières, François Musard a cerné au plus près le déroulement des opérations, mais il ne s'est pas limité à celles du Plateau. Il a évoqué avec le même souci de vérité celles qui, non loin de ce haut lieu, avaient une signification propre. Sa confrontation dos témoignages écrits ou verbaux a été constante et il su rester insensible à tout ce qui ne lui paraissait pas conforme à la réalité. Certains des acteurs d'un épisode, en effet, n'en ont eu qu'une vue partielle. Insensiblement avec le temps, en toute bonne foi, d'ailleurs, ils en arrivent à déformer les faits ou à grossir leur action. Or, le rôle de l'historien consiste justement à recueillir tous les éléments d'information, puis à les passer au crible pour éliminer toutes les inexactitudes.

Le livre de François Musard sur Les Glières est un document d'histoire.

L'épopée des Glières, une poignée d'hommes au coeur pur, savoyards pour la plupart, qui, dans la neige haute, affirmaient avec passion, face à un ennemi implacable, leur soif de liberté.

Glières, triomphe des grandes vertus sur la résignation, défaite des armes mais victoire des âmes.

H. ROMANS-PETIT

Chef des maquis de l'Ain et de la Haute-Savoie.


PREMIÈRE PARTIE

À L'AUBE DE CE JOUR-LÀ

Lever de rideau

Il fait encore nuit quand Maurice Anjot quitte sa chambre dans le chalet qui tient lieu de P.C. Son uniforme de capitaine de chasseurs alpins est soigneusement brossé, ses brodequins brillent comme pour une revue de détail. Seuls, les traits tirés du chef de maquis et ses yeux profondément cernés de brun disent qu'il n'a pas pris de repos depuis qu'a cessé la veille ou soir, le fracas des obus et des bombes.

Une raie de lumière filtre sous la porte de la pièce voisine, domaine de Jacques-Henri Leibovici, étudiant en droit devenu chef des transmissions. Anjot pousse le battant. Il trouve le jeune garçon penché sur un poste de radio qui égrène, en sourdine, des airs de musique douce coupés, par instants, de messages en morse. A son teint blême, à ses yeux rougis, il est clair que, lui non plus, n'a guère dormi. Son lit de camp n'a même pas été dérangé. Ayant senti un présence, il se tourne brusquement.

- Alors, Jacquot, toujours rien ? interroge l'officier avec un sourire contraint.

- Rien, mon capitaine. Voici la dernière dépêche qu'on nous a montée d'Annecy, hier soir : " Impossible accrocher notre station relais avec B.C.R.A. Stop. Londres ne semble pas plus heureux que nous. Terminé.. On dirait que nous sommes abandonnés de l'univers.

- On dirait, en effet... Tu devrais bien essayer de te reposer un peu. La journée promet d'être dure.

- Excellent conseil, mais je ne voudrais, pour rien au monde, manquer un appel. Vous-même, d'ailleurs, n'avez pas cessé de travailler cette nuit. Je vous ai entendu aller et venir dans votre chambre et. discuter avec les lieutenants.

- Oui, des dispositions à prendre, des papiers à ranger.

- Et d'autres à détruire. Ne vous en faites pas, allez, j'ai compris. Tous les copains ont compris que c'était pour aujourd'hui. On tiendra le coup, vous savez... Mais... vous sortez déjà ?

- Quelques visites de courtoisie, s'efforce de plaisanter l'officier.

Le radio a saisi une cafetière émaillée qui chauffait doucement sur un radiateur pour verser dans un bol un liquide vaguement teinté pouvant passer, à la rigueur, pour du café. Il corse le breuvage d'une longue rasade d'alcool.

- Prenez au moins quelque chose lavant de vous exposer au froid. Pour un premier dimanche de printemps, nous allons encore être gâtés !

Anjot avale la mixture brûlante qui fait monter un peu de rouge à ses pommettes. Puis, l'ample cape fixée aux épaules, ayant empoigné sa canne ferrée, il fonce résolument dans la nuit.

Il n'a que quelques mètres à parcourir pour atteindre le pavillon de l'infirmerie. Ici, tout dort ou semble dormir, sous la lueur incertaine des ampoules barbouillées de bleu. Les derniers bombardements ont causé des pertes sévères au maquis. Le Dr Marc qui a dû opérer pendant dix-sept heures consécutives s'est écroulé sur un lit de camp, sans avoir même pris le temps de retirer sa blouse maculée de sang et de sanie. Sur un sac de couchage, deux de ses assistants sont enfoncés dans le sommeil au point de paraître inanimés. Seule un infirmier veille, Bruno Grozatto, qui accueille l'officier.

Rien à signaler.

En silence, les deux hommes parcourent les trois salles de l'infirmerie en évitant de faire craquer le plancher. Quelques blessés gémissent. D'autres, les yeux ouverts, reconnaissent Anjot et lui adressent un signe d'amitié. L'atmosphère est encore tout imprégnée de vapeurs d'iode et d'éther.

Quand il se retrouve dehors, le commandant du camp retranché aspire une grande goulée d'air, si froid qu'il lui brûle les poumons. Sur le seuil, l'infirmier observe quelques instants la silhouette trapue qui va bientôt se fondre dans le sombre paysage.

Anjot a jeté un coup d'oeil à sa montre-bracelet aux chiffres phosphorescents.

- 6 h 10. Juste le temps de voir les avant-postes les plus exposés.

Il voudrait adapter son pas de chasseur au terrain, mais le pied enfonce parfois dans la neige molle qui dissimule des trous d'obus, va buter contre des racines ou des planches déchiquetées, débris des chalets soufflés par les derniers bombardements. La marche est rendue plus pénible encore par les rafales de vent qui cinglent le visage. Les oreilles sont douloureuses, que le large béret d'uniforme est censé protéger.

L'homme avance pourtant, dédaignant le froid et les obstacles. Toutes ses pensées vont à la jeune compagne et au gamin de douze ans qui l'attendent au village, en Bretagne. Il repasse dans sa mémoire les termes de la dernière lettre qu'il leur a adressée l'avant-veille et à laquelle il a donné, inconsciemment, le ton d'un testament spirituel.

" La disparition brutale de notre camarade Morel nécessitait son remplacement, a-t-il écrit. Si j'ai assumé cette charge c'est que j'ai jugé que mon devoir m'y invitait... Que cette décision soit acceptée par vous deux très crânement... "

À l'adresse de Claude, son fils, il a ajouté cette note :

" Je te recommande d'être toujours très gentil avec ta maman. Sois très obéissant et reste le bon petit écolier que j'avais plaisir à faire travailler. Je rentrerai à la maison dès que je le pourrai et nous reprendrons notre vie d'antan. N'oublie pas ton papa dans tes prières... "

Voilà : le travail, le devoir accepté crânement, aussi pénible soit-il, la foi et le respect des pratique religieuses, autant de principes avec lesquels un officier d'état-major ne saurait transiger.

D'autres images viennent s'imposer, maintenant, à l'esprit d'Anjot, sur. lesquelles, il s'attarde complaisamment... La petite maison bien close, l'enfant penché sur son cahier tandis que la grosse horloge campagnarde moud le temps au rythme de son tic-tac monotone... Il va peut-être s'attendrir quand une voix le rappelle à la rude réalité.

- Halte ! Qui va là ?

Anjot a repris brusquement conscience du lieu et de l'heure. Il donne le mot de passe. Puis, après une tape cordiale sur l'épaule de la sentinelle, il gagne une étroite cabane camouflée par des lambeaux de parachutes, protégée par des sacs de terre, dans la quelle trois ou quatre silhouettes se meuvent lourdement à la lueur d'une torche électrique.

Le lieutenant Humbert se détache du groupe et rejoint le chef à la porte de l'abri. Ils prient à vois basse, échangent, d'un ton neutre, des informations de service : combien de mitrailleuses en batterie ? Quelles brèches faut-il encore, et d'urgence, colmater ? Les transmissions ont-elles été partout rétablies ?...

Dans le silence de la nuit, leurs voix ont porté, pendant, plus qu'ils ne le croyaient et les autres occupants du poste ont entendu leurs propos. Un tout jeune maquisard laisse éclater son enthousiasme.

- Enfin, nous allons nous battre pour de bon ! lance-t-il. Pas trop tôt ! Voilà assez longtemps que nous les attendons.

- Ta gueule, Loulou ! Laisse tomber Humbert. Ce n'est pas le moment de faire des phrases.

Anjot, lui, a hoché la tête. Ce Loulou — Louis Sala — il le connaît bien pour l'avoir eu sous ses ordres, pendant la campagne de Fiance. Il a conservé le souvenir du frêle adolescent qui, en 1940, avait quitté Blida, sa ville natale, pour venir s'engager au 27e B.C.A. et qui, après l'armistice, a suivi ses chefs au maquis. Le garçon a, dès sa plus tendre enfance, pratiqué les pistes de Chréa. Aux Glières, il a donc été versé dans la section des éclaireurs-skieurs, où il a montré autant de courage et d'endurance que les plus chevronnés des guides savoyards. C'est aujourd'hui, à vingt-deux ans, un vétéran rompu à toutes les disciplines de la guérilla..

Mais ce n'est plus d'un simple coup de main qu'il va être question. Anjot sait exactement le prix que les Allemands sont décidés à payer pour réduire le nid d'aigle : sept bataillons d'infanterie, trois groupes d'artillerie munis de pièces de tous calibres, dix automitrailleuses, des avions chasseurs-bombardiers, quelque vingt mille hommes au total, auxquels devront faire face les cinq cents réfractaires au moral intact, certes, mais insuffisamment armés, contraints depuis trop longtemps à des tâches surhumaines, mal nourris, épuisés de fatigue, et privés de sommeil.

Comme la partie est inégale ! Combien les forces sont disproportionnées !

Pas un instant, Anjot ne songe à se révolter, cependant, ou à se plaindre, ou à accuser. La situation étant ce qu'elle est, il ne peut plus rien pour lui-même ou pour les siens. Il lui faut, maintenant, attendre l'assaut et s'y comporter aussi bien que possible, avec honneur. Il y succombera sans doute. Mais ce qui le préoccupe avant tout, c'est le sort de ses hommes. Son sacrifice, au moins, les sauvera-t-il, les Humbert, les Sala et tous les autres qui lui ont fait confiance ?...

Lucide, il examine une fois de plus le problème, pèse toutes les chances tandis qu'il se dirige vers le secteur de Monthévret écrasé, la veille, par le pilonnage ininterrompu de l'artillerie ennemie. Un rapide entretien, au milieu des ruines calcinées, avec le lieutenant Lamotte et ses adjoints, Baratier et Pascin,. et avec le rude Antonio, le chef de la section espagnole " Ebro ", suffit à le convaincre que tous sont, comme lui, conscients du danger, mais résolus à défendre pied à pied leur bout de maquis.

Rentré au P.C., Anjot y retrouve Pierre Bastion qui lui rend compte de son inspection de la compagnie Joubert, où les hommes ont déblayé, tant bien que mal, le secteur de Notre-Dame-des-Neiges ravagé par les incendies. Puis Jacques de Griffolet pousse à son tour la porte du bureau. Il a bonne impression de sa visite aux sections de Forestier, " gonflées à bloc " par leur récente victoire sur un groupe de gardes mobiles qui s'était imprudemment aventuré jusqu'au Nant-Sec et y a laissé six cadavres, plus une dizaine de prisonniers.

Dans la pièce aux cloisons de sapin verni, le petit poêle à bois fournit une douce chaleur, qui, peu à peu, pénètre les trois hommes, transis par leur nuit de veille et leur expédition matinale dans le vent du Plateau.

Vigilant administrateur du poste, Gilbert Lacombe a pris soin de bourrer le " mirus " en leur absence. Ce robuste cheminot de quarante-sept ans, serré de près par la police de Vichy, a dû abandonner à Annecy sa femme et ses cinq enfants pour rallier le maquis. Son inaltérable bonne humeur a relevé plus d'une fois le moral de quelques camarades cafardeux. Ce matin, il a placardé bien en vue sur une paroi du bureau, une affiche retrouvée, Dieu sait pourquoi, dans ses bagages : l'horaire des trains au départ d'Annecy. Suprême pied de nez au destin d'un authentique héros avant la mort.

Il débarrasse, maintenant, un coin de table pour y déposer un quartier de pain bis, du beurre, une pomme et une casserole qui dégage une bonne odeur de café.

- Premier service ! annonce l'incorrigible Gavroche. Et voici de la part des établissements Jérôme, à titre de réclame et de publicité, ajoute-t-il en extrayant de sa poche un flacon d'eau-de-vie de prune.

Sacré Jérôme ! Il était parmi eux, dans cette même chambre, hier soir, surgi du col des Auges comme s'il terminait une agréable promenade de digestion.

Jérôme, l'un des agents de liaison du camp,. c'est le fameux guide chamoniard Michel Bozon. Nul autre que lui n'aurait osé s'aventurer à travers les mailles serrées des postes de garde de la milice et des incessantes patrouilles allemandes. Cent fois, il a du se jeter à plat ventre et faire le mort, escalader les rochers abrupts, dégringoler dans des ravins, se tirer des trous profonds que ses pas avaient creusés dans la neige pourrie avant d'atteindre le Plateau par un sentier humainement impraticable.

Au bout de cette expédition, il s'est présenté au bureau d'Anjot à son heure habituelle, traînant son sac de courrier, lesté de son inséparable bidon de " gnôle ". Il a rapporté les dernières informations recueillies dans la vallée - aussi peu rassurantes que possible :

- Les " chleuhs " sont fortement implantés dans la région. Depuis mardi dernier, ils sont partout, dans les villages et les moindres hameaux. Ils ont réquisitionné les hôtels, les chambres chez l'habitant, les granges et les étables. C'est un déferlement d'uniformes vert-de-gris évoluant dans un concert de cris rauques et de cliquetis d'armes. Avec eux, dans leur ombre, se montrent les " forces du maintien de l'ordre " qui sont à leur solde. Tout cela cerne le Plateau en un mouvement lent, lourd, voyant et continu. Leurs blindés et leurs camions s'embouteillent aux carrefours et défoncent les chemins. Ils ont garni toutes les crêtes alentour d'artillerie de campagne, hissée par les méthodes les plus brutales...

Ces renseignements n'ont pas appris grand-chose aux défenseurs du camp retranché. Mais Jérôme a donné des précisions :

- La concentration de la Wehrmacht est particulièrement poussée dans la vallée du Borne. À Morette, deux pièces de 77 sont installées dans la cou' de l'entreprise Monnier. Sur toutes les pentes entre le Parmelan et la Dent du Cruet, des fantassins allemands prennent position dans des nids de mitrailleuses...

Parmi ses multiples fonctions, Gilbert Lacombe assume celle de vaguemestre. Ayant vidé le sac de Bozon des colis et des lettres adressés aux maquisards, il le lui a rapporté, chargé seulement de rares messages hâtivement griffonnés.

Un bref repos, une rasade d'alcool et Jérôme est reparti sur un paisible " au revoir à tous ", qui a réchauffé les coeurs. Il a disparu, comme il était venu, par un chemin secret, après s'être laissé glisser tout au long d'une muraille à pic.

C'était fini. Dernière liaison avec le monde extérieur, le dernier courrier des Glières s'était enfoncé dans la neige et la nuit de la vie clandestine.

 

Échec à la Milice.

Étrange apparition. Anjot et ses adjoints y pensent encore, en tiédissant, au creux de leur paume, la tasse qui dégage un puissant arôme de mirabelle.

Le jour s'est levé paresseusement, mais les fenêtres n'encadrent qu'un ciel gris, lourd de neige. Tassés au fond de leurs sièges, les hommes se laisseraient volontiers gagner par une confortable torpeur. Le destin ne leur accorde pas ce répit. À huit heures précises, la sonnerie du téléphone retentit et Anjot qui, le premier, a atteint le combiné reconnaît, au bout du fil, la voix du lieutenant Humbert, commandant le secteur nord-est, celui-là même qu'il a visité à l'aube.

- Un important détachement de miliciens s'est infiltré par le col du Freux et un autre par le col de Spee, dit la voix claire du jeune officier. Les deux groupes interceptés par les ''sections " Verdun ", " Liberté chérie " et "Allobroges ".

Nous tenons solidement nos positions. Terminé.

Tourné vers ses compagnons, le chef du camp leur fait part de la communication.

- Aucun danger de ce côté, commente Bastien, les types de Darnand vont encore y laisser des plumes.

Mais le téléphone de campagne sonne de nouveau. C'est Forestier, cette fois, responsable de la compagnie Ouest, qui communique :

- Puissante attaque de miliciens sur l'Ussillon et l'Enclave. La section de Centon s'est portée au-devant des assaillants. Elle est en pleine action...

De fait, l'appareil répercute jusqu'au P.C. les crépitements des armes automatiques et l'éclatement des grenades.

- J'y vais, décide Griffolet. Si l'affaire est sérieuse, Lombard y sera engagé avec sa demi-section qui a pas mal souffert des dernières bagarres. Forestier pourrait avoir besoin de renforts. Je vous rendrai compte.

Bastian ne tient plus en place. Il sort à son tour et traverse le chemin de la Commanderie, au bout duquel se dressent les chalets du service médical. Le Dr Marc Bombiger a récupéré après quelques heures de sommeil. Ayant passé une blouse propre; il prodigue ses soins aux blessés de la veille, préside au renouvellement des pansements, réconforte d'un mot les malades, avec la même aisance qu'il montrait, voici peu encore, dans les salles des hôpitaux de Paris.

Comme tout le monde au Plateau, Bastian adore " le toubib ", pour ses qualités de coeur et pour le courage tranquille dont il a fait preuve si souvent déjà. Il s'étonne des réserves d'énergie accumulées par ce garçon de trente ans, de taille médiocre, et si mal préparé à la vie fruste des camps. Ce matin, il contemple en silence la scène rituelle et ne peut se tenir d'admirer, à part soi, l'intelligence avec laquelle Marc joue de ses dons naturels autant que des drogues pour apaiser les plus fébriles de ses pensionnaires. Un regard, une main légèrement posée sur un front, une plaisanterie dans laquelle perce le léger accent roumain dont il ne s'est jamais complètement débarrassé produisent l'effet d'un charme.

La visite terminée, les deux hommes ont tout juste le temps d'échanger quelques propos quand se présentent les premiers blessés de la matinée, maquisards ou miliciens, les uns arrivés par leurs propres moyens, clopin-clopant, les autres appuyés sur l'épaule d'un compagnon ou transportés sur un brancard.

- Bon, voilà des nouveaux clients, soupire le médecin qui se presse vers la salle de consultation.

Ses deux assistants italiens, Crozato et Petenuzzo, y sont déjà employés à débarrasser les combattants de leurs vêtements raidis par la boue et le sang, laver des plaies, distribuer des antibiotiques.

Songeur, Bastian regagne le P.C. où Griffolet le rejoint bientôt, qui vient rendre compte de sa mission. Nouvelle victoire pour le maquis. Une heure de combats furieux, le plus souvent au corps à corps. Les hommes de Forestier n'ont pas cédé un pouce de terrain. En fin de compte, la Milice a dû abandonner une vingtaine de cadavres dans la neige. Le reste de la troupe s'est replié en désordre, dégringolant le col de l'Enclave ou cherchant refuge dans la forêt qui l'enserre de tous côtés.

Anjot a écouté sans broncher. Il ne sourit même pas.

- Un succès, en somme. Mais ne nous y trompons pas, dit-il, ce n'est qu'un lever de rideau. Derrière les miliciens, la masse tout entière des forces allemandes monte vers nous...

Et le jour se lève, sale et morne, sur ce dimanche 26 mars 1944, qui va s'inscrire dans l'histoire de la guerre comme le premier affrontement de la Wehrmacht et des forces misérables des francs-tireurs, le premier combat à visage découvert des soldats de la liberté contre l'oppresseur. -

DEUXIÈME PARTIE

POURQUOI LES GLIÈRES ?

VALLETTE D'OSIA

Mais pourquoi les Glières ? Pourquoi ce nid de rapaces a-t-il été choisi comme lieu de rassemblement par l'Armée secrète

Désigné d'abord pour servir de terrain de parachutage, comment est-il devenu base de départ des commandos de partisans, puis champ de bataille, aujourd'hui symbole glacé de l'insurrection?

C'est que tout, la nature et les hommes, a conspiré pour donner à ce coin de France un rôle de premier plan dans la lutte sourde des combattants sans uniforme contre l'armée d'occupation.

Au coeur du massif des Aravis, le Plateau culmine, sauvage, à

1 500 mètres d'altitude. Pour y accéder, pas de route, rien que les rares sentiers qu'y ont creusés les bûcherons et que les arbustes et les broussailles ont bientôt submergés.

Le profil des montagnes voisines aux sommets dégagés permet un contrôle relativement facile du mouvement dans les vallées.

La proximité de la Suisse offre, le cas échéant, une chance d'évasion avec l'assurance de trouver, de l'autre côté de la frontière, une terre d'asile et un généreux accueil.

Enfin, quelques groupes de chasseurs alpins sont prêts à fournir son encadrement militaire à la résistance savoyarde. Des chefs indomptables vont lui donner l'exemple de leur abnégation.

Mais le Plateau domine aussi une région dont les habitants, impatients des contraintes, supportent mal les incursions policières du gouvernement de Vichy autant que l'aveugle machine de répression nazie.

La Savoie n'est pas le pays de l'exubérance. Ses paysans ne se livrent guère, leurs propos sont rares et prudents. Mais les vastes horizons leur ont donné le goût de la liberté. Ils ont le sentiment inné de la justice et quand ils ont offert une fois leur amitié, ce don a la valeur d'un pacte sacré dont rien ne saurait plus les dégager.

Après un temps de doute et de confusion, la Savoie tout entière a donc basculé dans l'illégalité.

À la fin de 1942, tandis que les troupes alliées débarquent en Afrique du Nord, que l'armée allemande envahit la " zone libre ". les fermiers ouvrent leurs portes aux réfractaires, les cachent, les nourrissent, bravant pour eux la mort lente des cachots et des camps. Fonctionnaires locaux, policiers, gendarmes, distribuent en silence les "vraies fausses pièces " des identités fantaisistes. Des prêtres se chargent d'étranges et dangereuses besognes. Des rives du Léman jusqu'au col du Tamié, pêcheurs du lac, chauffeurs de cars, guides chamoniards assurent des livraisons, passent les courriers, dirigent les isolés par des chemins connus d'eux seuls à travers montagnes et forêts. Dans cette ombre complice et multiforme, officiers et sous-officiers du 27e B.C.A. d'Annecy s'acharnent â la tâche ambitieuse de former, avec les hommes traqués, une e année secrète», l'armée de la libération.

À la tête de cette équipe se distingue le commandant Valette d'Osia, qui n'a jamais accepté la défaite de 1940, et qui, avec l'armée de l'armistice, a rêvé de forger le fer de lance de la revanche. Sous son impulsion, le bataillon de chasseurs alpins est rapidement devenu un centre d'action clandestine où l'on a monté des coups de main contre les positions ennemies, des attaques de convois et de parcs à voitures et des combats de commando.

Ainsi entrains, tenus en haleine par une préparation physique et morale de tous les instants et par des missions pleines d'audace, les chasseurs de Vallette d'Osia vont être prêts à s'engager dans l'armée secrète dont Henry Frenay aura la charge, puis à assumer la responsabilité des maquis savoyards.

Cette dernière mission ne sera pas remplie sans mal. Les petits groupes qui s'étaient formés après rappel du 18 juin obéissaient, dans leur combat contre l'occupant, aux impératifs de leur conscience. Ce ciment les liait fortement, les soudait en réseaux compacts, mais ceux-ci, le plus souvent, s'ignoraient les uns et les autres et agissaient en ordre dispersé. Ce morcellement fatal causait d'horribles ravages.

Vinrent, avec la fin de 1942, les mesures brutales et vaines prises par l'administration allemande et qui allaient contribuer à modeler le vrai visage de la Résistance.

En novembre, après le débarquement allié en Afrique du Nord, était ordonnée la dissolution de l'armée française. C'est alors que fut créé l'O.A.A. (Organisation de Résistance de l'Armée) essentiellement ouverte aux officiers de carrière. Son premier chef, le général Frère, arrêté en juin 1943, le général Verneau lui succéda, arrêté à son tour en septembre de la même année et remplacé par le général Revers.

Par l'Espagne et le Maroc, l'O.A.A. envoyait en Algérie les cadres et les spécialistes que réclamait l'armée en gestation. Elle formait aussi des cellules régionales, prenait en main l'organisation des corps francs et des maquis. C'est ainsi que Valette d'Osia reçut la responsabilité des maquis de Haute-Savoie.

Les réfractaires du S.T.O. viennent peupler les maquis de Haute-Savoie.

Dans le même temps où ils dressaient contre eux les éléments les mieux informés et les plus dynamiques de l'armée -l'ossature de l'O.A.A. était constituée par des spécialistes du 2e Bureau - les Allemands se coupaient définitivement de la population civile en décrétant la mobilisation de toute la main-d'oeuvre française.

Le système de la relève volontaire - un prisonnier de guerre libéré contre l'envoi en Allemagne de trois techniciens - avait abouti à un échec. Pourtant, saigné à blanc, assiégé de toutes parts, le IIIe Reich avait un besoin urgent d'ouvriers pour sa production de guerre. Le 16 février 1943, il institua donc le service du travail obligatoire. Dans toute la France, les jeunes classes furent recensées, des commissions de " peignage " furent constituées au sein des entreprises, des rafles effectuées dans les rues, les salles de spectacle, les cafés, tous les établissements publics.

Des mesures sévères furent prises contre les réfractaires du S.T.O. qui, du jour au lendemain, furent privés de toute existence juridique. Sans emploi, sans état civil, sans carte d'alimentation, ils n'avaient plus qu'à plonger dans l'ombre clandestine. Encore exposaient-ils, par leur simple refus, leurs familles aux représailles de l'ennemi.

La masse française se vit ainsi frappée tout entière. Les jeunes n'avaient le choix qu'entre les chantiers et les ateliers allemands ou le maquis. Les meilleurs s'en allaient grossir les effectifs de la Résistance.

En Haute-Savoie, le problème est bientôt résolu. D'un bout à l'autre du département, les garçons trouvent de nombreux complices qui les aident à passer à travers les mailles du filet. L'évasion est relativement aisée pour ceux des campagnes qui, ayant choisi la liberté, quittent la maison paternelle pour s'enfoncer dans les montagnes et les forêts dont ils connaissent les moindres sentiers. Ils y rencontrent des inconnus, les réfractaires des villes que leur instinct a poussés vers ces sites sauvages. Tout naturellement, ils leur servent de guides. Des groupes se forment qui s'installent dans des grottes, des cabanes de charbonniers, des chalets inoccupés, des granges où ils subsistent tant bien que mal grâce à la sympathie agissante des fermiers de la région.

Ces concours bénévoles ne sauraient assurer, cependant, leur sécurité. D'autres vont s'en charger.

Dans le nord du département, ce sera Jean Deffaugt, un paisible commerçant en tissus que l'administration de Vichy a fait maire d'Annemasse. Cet homme trapu, à la tête ronde, au ventre déjà confortable, quarante-sept ans, marié, père de trois enfants, ne présente vraiment pas l'image du héros classique. Il accomplira, pourtant, une oeuvre admirable, où il risquera, plus d'une fois, sa vie et celle des siens.

Quand la ligne de front a cédé, en mai-juin 1940, sous la pression allemande, la petite ville frontière a vu déferler le flot des réfugiés de Lorraine et d'Alsace avec des éléments de l'armée polonaise, des milliers d'hommes désemparés, de femmes et d'enfants ployant sous le poids des bagages, misérables, mourant de faim et de fatigue. Avec quelques-uns de ses concitoyens, Deffaugt s'est préoccupé de cette foule grossissant d'heure en heure. Il a organisé un centre d'accueil dans les locaux de l'ancienne gendarmerie où des paillasses ont été étendues en hâte, où des repas ont été servis.

Avec l'Occupation, le centre d'accueil a connu une nouvelle forme d'activité. C'est d'ici que sont partis le ravitaillement - et aussi les messages et les instructions - pour les prisonniers de la Gestapo détenus à la prison du Pax. Deffaugt s'en chargeait lui-même, trois fois par jour, accompagné de Balthazar, le gérant du centre, un Alsacien qui avait été adjoint au maire de La Baroche, dans le Haut-Rhin, et que la police nazie avait inscrit sur ses listes noires.

Ses fonctions obligeront Deffaugt à recevoir le capitaine Lottman, commandant militaire de la place d'Annemasse, puis à accepter un encombrant locataire, Kurt Meyer, chef de la Gestapo locale. Elles ne l'empêcheront pas, sous le nom de Charras, de s'entendre avec les services français du colonel Groussard à Genève auxquels il communiquera de précieux renseignements. Il distribuera aussi, avec la plus grande libéralité, les indispensables pièces d'identité aux réfractaires et à toutes les personnes traquées et les préviendra, autant que faire se pourra, des intentions des agents allemands et de leurs auxiliaires.

Nous le retrouverons au cours de ce récit, alors qu'il sera amené à prendre des risques graves pour sauver des résistants et des enfants que les nazis ont condamnés à mort.

Le capitaine Milo à Faverges.

Pour la zone sud du département, c'est Jean Carquex qui assumera les responsabilités et les risques de chef de la Résistance.

Aspirant au 27e B.C.A. quand l'armistice a été signé, ce robuste Savoyard de vingt-six ans a suivi, dès le 13 janvier 1941, le commandant Valette d'Osia. Il a reçu de lui cette consigne impérative : regagner Faverges, sa ville natale, et y recruter discrètement des éléments pour l'éventuelle armée de libération. Carquex est, alors, un garçon solide comme un roc qu'aucun effort physique ne peut, semble-t-il, entamer; un corps trapu surmonté d'un visage coloré que couronne une abondante crinière brune. Il respire la joie de vivre, mais possède aussi les qualités de coeur, le jugement sain, et la pondération qui lui assurent un incontestable ascendant sur ses concitoyens.

Avec le lieutenant Gaucher et Me Voland, notaire, ancien maire d'Annecy, le capitaine Milo - ce sera le nom de guerre de Carquex - forme le premier noyau de partisans. Les trois hommes s'en vont porter la bonne parole et recueillir les adhésions dans les stations qui bordent le lac d'Annecy : Saint-Jorioz, Duingq Brédannaz. On les rencontre aussi, parfois, sur la route en lacets qui grimpe vers le plateau de Teppes et dans tous les hameaux accrochés au flanc de la montagne. Pour eux, les portes s'ouvrent et les langues se délient volontiers.

En février 1943, Milo et ses compagnons ont déjà mis en place un important réseau clandestin, avec lequel ils ont fait oeuvre utile - collecte de renseignements militaires, accueil et sauvegarde de résistants et de Juifs traqués par la police, chaîne d'évasions vers la Suisse - quand le S.T.O. vient leur fournir le gros de leur troupe en même temps qu'il leur impose des tâches nouvelles et un surcroît de prudence.

Les gars de la région ne leur posent pas de problèmes insurmontables. Acquis aux idées de Carquex et suivant ses instructions à la lettre, ils n'ont guère hésité à l'heure du choix entre l'Allemagne et la clandestinité. Mais tous les autres, qui affluent de Paris, d'Annecy, de Lyon, de Saint-Étienne ? Il faut les mettre à l'épreuve, solliciter des témoignages, s'assurer qu'ils ne sont pas des agents de l'ennemi. Ce n'est pas toujours facile. Car le nommé Raucaz, maire de Faverges, et son adjoint le docteur Desplanches, ont pris le commandement de la milice dans le secteur et le manège de Milo n'a pas été sans éveiller leur attention.

Vaille que vaille, des groupes se sont constitués au hasard des affinités, formés de sept à vingt compagnons, citadins et paysans, égaillés dans la nature, pris en charge par l'organisation du sage Milo qui, grâce à la générosité des hôteliers, fermiers et artisans de son réseau, leur procure le gîte et le couvert.

Peter Churchill et Odette : mission en Haute-Savoie.

Quelle que soit, cependant, la détermination des maquisards, l'inaction leur sera bientôt fatale si quelqu'un ne vient pas donner un sens à leur mouvement instinctif de révolte. Cette tâche reviendra au commandant Valette d'Osia.

Leurs ressources seront bientôt épuisées s'ils ne reçoivent pas une aide extérieure. Cette assistance, c'est de Londres qu'ils vont l'avoir.

L'existence d'un noyau de résistants dans ce coin de Haute-Savoie a été signalée à la " French Section " du S.O.E. par l'un de ses agents et " Buck ", le colonel Maurice Buckmaster, cherche à prendre contact avec ses animateurs. Or, l'un de ses propres réseaux, sur la Riviera française, vient d'être " brûlé ", l'appartement qui lui servait de refuge, à Cannes, a été fouillé par la Gestapo et trois agents, Raoul, Lise et Arnaud (2) - autrement dit le capitaine Peter Morland Churchill, son adjointe Odette Brailly, épouse Sansom, et le capitaine A. Rabinovitch, leur opérateur radio — n'ont dû qu'à un providentiel concours de circonstances d'échapper, cette fois, à !'arrestation. Tous trois reçoivent l'ordre de gagner Annecy où ils seront accueillis, à la descente du train, par Mme Marsac, une personne sûre qui travaille pour les services secrets britanniques et les guidera dans leur mission.

Churchill a reçu, à Cannes, une nouvelle carte d'identité au nom de Pierre Chambrun. Quant à Lise-Odette, un médecin ami lui a signé un certificat aux termes duquel son état de santé exige qu'elle séjourne à une altitude de 500 mètres au-dessus du niveau de la mer. Arnaud a été provisoirement caché à Toulouse, en attendant que soient établies les liaisons avec la Résistance savoyarde et que lui soit trouvé un gîte où il se trouve en sécurité avec ses appareils. Tant il est vrai que l'existence même de l'équipe dépend de ses transmissions.

En Mme Marsac, Raoul et Lise ont une alliée intelligente et efficace, elle a d'abord conduit le couple à Saint-Jorioz, où Jean et Simone Cottet, propriétaires de l'hôtel de la Poste, le reçoivent avec sympathie et se gardent de poser des questions indiscrètes. Odette résidera à l'hôtel même, tandis que Peter Churchill installera son quartier général dans une maison voisine, la villa des Tilleuls.

Mme Marsac a pensé à tout. Elle a tout réglé dans les moindres détails avant l'arrivée de ses hôtes. Ceux-ci auront besoin d'un courrier : elle présente Riquet, vingt-cinq ans, ancien sergent instructeur de l'armée de l'air qui se met à leur service avec enthousiasme. Ils devront se.. déplacer sans attirer l'attention. Qu'à cela ne tienne : elle leur procure des vélos, le moyen de locomotion le plus pratique à l'époque.

C'est Riquet qui se charge d'organiser le premier rendez-vous entre Milo et Raoul. La rencontre a lieu dans un café de Faverges. Tout de suite, les deux hommes s'entendent parfaitement. L'Anglais, en particulier, apprécie les qualités de son interlocuteur, sa résolution et sa prudence. Contrairement à ceux qu'il a connus sur la Côte d'Azur, téméraires et bavards, les résistants savoyards témoignent d'un sens solide des réalités. Loin d'exiger la vedette, ils ne demandent qu'à se tenir dans une ombre propice.

Le premier problème résolu, celui des contacts humains, il reste à répondre à la question pratique posée par Arnaud : la découverte d'un local où le radio puisse émettre en sécurité aux heures, pas toujours pratiques, prévues, à Londres, avant son départ, par ses «routines», une maison dont les fenêtres s'ouvrent en direction du nord-ouest, de manière que ses communications avec Londres ne soient pas trop brouillées, en dépit des montagnes.

Dans les jours qui suivent, Odette et Peter, juchés sur leurs machines, parcourent sans relâche les quelque quinze kilomètres qui séparent Saint-Jorioz de Faverges, au point de connaître le moindre " cassis ", le plus petit caillou de la route. Mais Milo, rayonnant, leur annonce bientôt :

- Vous pouvez amener votre gars, j'ai son affaire

au hameau des Tissots, chez Favre, un homme de confiance, un " gonflé " qui le soignera comme son propre enfant.

Une visite à la petite ferme confirme qu'elle répond, en effet, aux conditions requises.

- Tout est au poil ! conclut Riquet, qui a accompagné la mission britannique.

C'est lui, d'ailleurs, qui est chargé de convoyer le radio. Le soir même, il s'installe dans un compartiment de 3e classe du train de Toulouse. À l'adresse qu'on lui a indiquée, il trouve Arnaud occupé à nettoyer son colt 38. Les deux voyageurs rentrent ensemble à Annecy, chacun portant une valise à double fond, qui dissimule les appareils de transmission.

Arnaud, installé devant son " piano ", le travail peut commencer. Quelques terrains de parachutage ayant été reconnus dans la région, la liste en est envoyée à ,Londres avec leur nom de code, la composition des comités de réception et les indications de dates pour les " messages personnels " de la B.B.C.

C'est ainsi que, par une nuit claire du mois de mars 1943, les premiers containers largués par une escadrille de la R.A.F. atterrissent doucement sur la route de Frangy, bourrés de matériel : mitraillettes Sten, explosifs- grenades, poignards de commando, pièces de radio, vêtements, chaussures, produits pharmaceutiques. Les expéditeurs britanniques y ont ajouté, de leur propre chef, quelques suppléments, des boites de café et des cigarettes pour les hommes, de tablettes de chocolat pour les épouses et les enfants des prisonniers.

Au bout de quelques semaines, Saint-Jorioz est devenu un centre très actif où se croisent des courriers de la Côte d'Azur, de Paris, de Toulouse, Lyon, Clermont-Ferrand, et même de Belgique, qui repartent avec de l'argent, des explosifs, des instructions concernant la vaste entreprise de sabotage des voies ferrées, noeuds routiers, usines clés, pour le jour J du débarquement allié.

Au début d'avril, Raoul a été appelé à Londres pour une mission spéciale. Restée seule, Odette fait, à Annecy, la connaissance de Tom Minet qui lui remet un paquet de cartes d'identité en blanc, l'adresse d'un expert radio, et aussi un avertissement : les allées et venues incessantes autour de Saint-Jorioz commencent à intéresser les autorités. Méfiance.

Par malheur, la jeune femme rencontre, le même jour, Hugo Bleicher, agent de l'Abwehr (service de contre-espionnage de l'armée allemande) et c'est la perte du réseau britannique.

Le 15 avril, Raoul rentre en France. Largué d'un Halifax, il saute en parachute sur un terrain improvisé au sommet du Semnoz. Et le lendemain, à l'aube, la Gestapo investit l'hôtel de la Poste. Peler Churchill et Odette sont arrêtés par Bleicher en personne.

Vallette d'Osia, le premier.

C'est à la même époque que le commandant Vallette d'Osia a pris contact avec les réfractaires.

La première impression a été, de part et d'autre, peu encourageante. Officier de tradition, ce pionnier de l'armée secrète rêve de gagner les hommes à un programme concerté d'action militaire. La plupart d'entre eux se montrent réticents. En quelques semaines, ils ont pris goût à la liberté, aussi menacée soit-elle. Ils ont contracté des habitudes et tiennent, maintenant, à préserver leur autonomie sous la conduite d'un chef qu'ils se sont choisi.

Quelques-uns s'inclinent, cependant, devant les raisons de Vallette d'Osia qui forme ainsi un premier détachement de l'année secrète en Haute-Savoie.

Mais les difficultés ne font que commencer, car tout est à faire à partir de rien. Il faut donner une structure, des cadres aux nouvelles troupes, les plier à une discipline, les ravitailler, étendre par-dessus la tête des hommes le réseau invisible mais protecteur d'un service de renseignement et de sécurité.

Il faut leur enseigner à se glisser dans les villages,

ombres furtives qui connaissent les " maisons sûres " mais fuient le danger des bavards, des " interlocuteurs ", des policiers trop zélés ou des agents directs de l'ennemi.

La fin de l'hiver et tout l'été de 1943 imposent des conditions harassantes aux petits groupes de Vallette d'Osia, perpétuellement en état d'alerte et qui ne survivent qu'en changeant de gîte comme lièvre apeuré.

Au mois de juillet, l'armée italienne qui occupe encore en partie le département reçoit l'ordre de " nettoyer " les maquis de Haute-Savoie. Elle l'ignore délibérément. En premier lieu, parce qu'elle considère cette besogne indigne, ensuite et surtout parce qu'elle compte de nombreux éléments hostiles à la politique de Rome et qui, ouvertement parfois, aident la Résistance française. C'est ainsi que des officiers italiens conduits par le lieutenant Émile Chanoux, ont fourni à Carquex des mulets pour ramener le matériel anglais du parachutage de Frangy et l'ont aidé à le camoufler et à l'entreposer dans des cachettes montagnardes.

Devant le peu d'empressement des militaires, le commandement de l'Axe fait appel à l'O.V.R.A., dont les agents sont établis à Annecy et à Talloire. Deux groupes de maquisards indépendants tombent sous ses coups et sont impitoyablement massacrés.

Cet exploit ne satisfait pas, cependant, les occupants allemands qui accusent volontiers leurs alliés méridionaux de négligence, voire de sabotage. L'O.V.R.A., dès lors, disparaît, relevée par la Gestapo.

La petite troupe de Vallette d'Osia a été scindée en sections de faible importance qui, maintenant, ont pris position sur les hauteurs des Aravis. Les hommes ne quittent leurs repaires que pour des missions précises, coups de main contre les installations ennemies ou corvées de ravitaillement. Il s'agit, dans certains cas, du " cambriolage " des mairies voisines en vue de se procurer les précieux tickets d'alimentation - avec l'accord du maire ou du secrétaire de mairie dont les indications facilitent la tâche des visiteurs. Mais le chef et ses adjoints ont plus d'audace que d'expérience. Les accrochements inévitables ouvrent des brèches dans les unités. Au mois d'août, on déplore déjà plusieurs disparitions de compagnons capturés par les forces de l'ordre et retenus comme otages en quelque cellule d'Annecy, à moins qu'ils n'aient été passé par les armes, après un simulacre de jugement.

En septembre, c'est le commandant Valette d'Osia lui-même qui, parti seul en mission, muni de pièces d'identité au nom de Faure, est reconnu, arrêté, livré à la Gestapo.

La prise est importante. Après un interrogatoire sommaire, on se promet de tirer de l'officier de plus amples renseignements sur les organisations de résistance. Son transfert en Allemagne est décidé.

Un soir, le commandant, menottes aux poignets, est emmené sous bonne garde à la gare d'Annecy, poussé dans le compartiment d'un train par deux énormes gaillards solidement armés et portant les insignes S.S. brodés au col de leur vareuse. La porte verrouillée, le convoi s'ébranle. Et les deux Allemands de s'assoupir.

Vallette d'Osia pense vite. Il comprend le parti qu'il peut tirer de la situation et que le destin, sans doute, ne lui offrira pas une seconde chance. Par ailleurs, il ne se fait aucune illusion quant au sort qui l'attend au bout de son chemin de croix. Alors, il n'hésite pas. C'est le moment ou jamais de jouer le tout pour le tout. Avant que le convoi ait pris de la vitesse, l'officier bondit vers la fenêtre. L'acier des menottes fait voler la glace en éclats. Puis, dans une détente désespérée, le prisonnier s'en va bouler, tête la première, sur l'herbe du talus, passablement endolori, mais intact.

Toute la scène s'est déroulée dans le temps d'un éclair. Réveillés en sursaut, les geôliers ahuris donnent l'alarme, font arrêter le train et tiraillent à tout hasard dans la nuit. Mais avant qu'ils aient pu se lancer à la poursuite de leur proie, celle-ci est déjà loin. L'officier possède sur les Allemands le double avantage de connaître parfaitement le terrain et d'être entraîné à la course à pied.

Mais Vallette d'Osia ne peut plus, après cela, rester en France. Son signalement a été communiqué à tous les services de police. Sa tête a été mise à prix. Délégué militaire national pour le compte des Forces Françaises Libres, le colonel Marchal se charge de le faire passer à Londres.

Dans son rapport au quartier général de Hitler, le docteur Ernst Kaltenbrünner, commandant suprême des services de police nazis pour la France, évalue à quatre-vingt mille hommes déjà l'effectif de l'armée secrète opérant sur le sol national.

ROMANS-PETIT

" Ami, si tu tombes... " En septembre 1943, le maquis savoyard ne possède pas encore l'armature qui permet automatiquement à un chef de sortir de l'ombre pour prendre la place de celui qui est tombé. Privé de Vallette d'Osia, il perd sa cohésion.

Parmi les réfractaires, il y a des nostalgiques, des faibles. Ils ont fui le ratissage du S.T.O., mais ne sont pas mûrs pour l'action clandestine qui impose tant de solitude, et, souvent, de monotones corvées.

L'O.R.A. craint que leur mélancolie ne décourage les plus braves. En attendant mieux, elle les " planque " chez des fermiers patriotes qui les feront vivre et les cacheront.

Ceux qui sont restés dans les replis de la montagne s'organisent pour une guerre de harcèlement.

Simon " le Baroudeur ", qui a pris le commandement du corps franc de Thorens, devient bientôt, dans la région, une figure de légende. Pour ce garçon de vingt et un ans, vigoureux, téméraire, la guérilla c'est un jeu passionnant, un sport original auquel il se livre tout entier, mais sans trop croire à sa tragique réalité. Il s'amuse visiblement de la surprise de l'adversaire quand il fait brusquement irruption là où on l'attendait le moins, deux énormes pistolets aux poings. Ses cent cinquante hommes, il les engage sans cesse dans des opérations fulgurantes, attaques de convois allemands, escarmouches, exécutions de traîtres ou de collaborateurs particulièrement dangereux. Tous exploits dont l'écho se répand très vite dans le département où il suscite de nouvelles vocations.

Son équipe a-t-elle besoin de ravitaillement ? Simon se sert dans les magasins de l'État, pille les réserves destinées à la police. L'équipement laisse-t-il à désirer? Il obtient le nécessaire et même davantage en s'adressant sur un certain ton à quelque trafiquant du marché noir.

Mais l'aventure ne peut se prolonger indéfiniment. Blessé au cours d'un engagement avec les gardes mobiles en janvier 1944, Simon sera capturé, isolé dans une chambre de l'hôpital d'Annecy, sévèrement gardé, en attendant de passer en jugement. Il en disparaîtra mystérieusement au bout de quelques jours. Mais ce sera pour tomber, un mois plus tard, sous une rafale de mitraillette alors qu'il tentait de forcer un barrage de miliciens.

Aussi hardies que soient les entreprises particulières comme celle de Simon, le commandement allié ne peut se permettre de livrer ses troupes clandestines à la fantaisie de quelques têtes brûlées. L'avenir est incertain, mais nul n'ignore que de grandes batailles se préparent, où toute l'armée de l'ombre doit être engagée en liaison avec les troupes en uniforme. Pourtant, l'étreinte de l'ennemi se resserre autour des noyaux de résistance. Ce n'est pas le moment de gaspiller des réserves dont le besoin se fera sentir à l'heure des épreuves décisives.

Au seuil de l'automne 1943, le capitaine Henri Romans-Petit est donc convié à prendre le commandement de l'armée secrète en Haute-Savoie.

L'homme a fait ses preuves. Un an plus tôt, en décembre 1942, cet officier de réserve de l'armée de l'air a pris en main les réfractaires de l'Ain, avec lesquels il a composé une unité qui compte parmi les plus dynamiques de la Résistance, et qui a déjà infligé des pertes sévères à la Wehrmacht. Il exercera désormais son action sur les deux départements, efficace, omniprésent, se glissant entre les postes de contrôle pour apparaître dans telle auberge du Jura ou tel chalet du Roc d'Enfer pour une mission délicate.

Sous l'impulsion de ce chef intelligent et expérimenté. les maquisards vont prendre enfin conscience

de leurs responsabilités et entrer de plain-pied dans le combat.

" Voici les règles de la guérilla. "

C'est que Romans-Petit bouscule allégrement les principes que les militaires de carrière comme Vallette d'Osia leur ont inculqués. Il commence par visiter les groupes de réfractaires et, sur un ton familier, leur tient un langage que tous peuvent entendre, celui-là même qu'ils espéraient.

- Il ne s'agit plus de vous cacher, leur dit-il, mais de passer à l'offensive. Non pour faire la guerre à proprement parler : nos effectifs sont trop minces pour que nous prétendions chasser l'ennemi par nos seuls moyens. Mais il nous appartient d'user l'occupant par de petites opérations sans cesse renouvelées, de l'attirer, d'immobiliser des unités qui lui feront défaut sur les grands théâtres de guerre, de lui infliger des pertes supérieures aux nôtres, de faire en sorte qu'il se sente assiégé de l'intérieur, puis de décrocher au moment opportun pour recommencer un peu plus loin, un peu plus tard.

Ce sont les grandes règles de la guérilla qui sont ainsi simplement énoncées. Les paysans de Tito les pratiquent en Yougoslavie. En Union soviétique, sur les arrières des grandes armées allemandes, en Grèce, en Norvège, dans tous les pays d'Europe où les peuples se soulèvent contre l'oppresseur, ils utilisent le terrain, les conditions morales et jusqu'à leur faiblesse militaire. Romans-Petit en a fait l'épreuve dans l'Ain, avec succès.

Simon aussi l'a compris. S'il tombe quand même, c'est que le succès des guérilleros est fait de leur sacrifice, c'est aussi qu'il sera victime des circonstances, de son inexpérience, et sans doute, de son zèle de pionnier.

Les Français n'ont pas, dans l'ensemble, un sens très vif de la clandestinité. Au combat comme dans les réseaux, ils se découvrent trop souvent et s'exposent inutilement. C'est toute une éducation de réflexes à quoi Romans-Petit va devoir soumettre, en premier lieu, les maquisards. Mais le même problème se pose auquel a dû faire face le commandant Vallette d'Osia, celui de l'encadrement.

Le nouveau chef s'y connaît en hommes. Il a vite fait de choisir, parmi ceux qui l'entourent, les meilleurs, les plus doués et les plus résolus. Peu importe leur origine, leur degré de culture ou qu'ils soient de tout jeunes garçons, presque des adolescents.

Pour eux, une école de cadres sera créée au camp de Manigod, dont Romans-Petit confie le commandement à Louis Jourdan-Joubert, ancien sergent au 27e B.C.A., promu, pour la circonstance, au grade de lieutenant. Quelques instructeurs l'assisteront, dont les sergents Humbert et Nollin, puis Julien Helfgott, un ardent Lyonnais de vingt-trois ans, qui a organisé le maquis de Maurienne pour les rebelles du S.T.O., ce qui lui vaut d'être recherché par la milice.

En quinze jours, il leur faut apprendre ce qu'on enseigne en trois mois - et c'est peu - dans les écoles de Grande-Bretagne où, depuis 1940, on forme les clandestins qu'on " infiltre " dans l'Europe assiégée : exploitation du terrain, école du combat sans arme (où un journal plié d'une certaine façon devient un instrument de mort subite et silencieuse), sabotage, particularités des armes individuelles anglaises ou américaines, réception des parachutages, camouflage, secourisme, le tout complété par des leçons théoriques et des exercices de culture physique et d'hygiène.

Sans ses cadres, Romans-Petit se trouverait tôt ou tard paralysé. Aussi considère-t-il leur formation comme une oeuvre de première urgence. Encore doit-il se préoccuper de l'aménagement des camps, de leur sécurité, d'établir un service de renseignement et de mettre en place l'administration qui présidera à la vie quotidienne de ces unités disparates.

Un programme chargé, mais qui répond à l'essentiel des questions posées par la guérilla et auquel les aspirants se consacrent de tout leur coeur.

La mission Muse.

La bonne volonté seule ne suffit pas, cependant, pour former des unités de combat efficaces. Ce qui manque encore à Romans-Petit, ce surit les moyens matériels. Ils vont lui être fournis par l'allié britannique. Mais cette assistance ne sera pas obtenue sans mal.

Dès le mois de mai 1943, un message de Vallette d'Osia est parvenu au général de Gaulle, qui éclaire d'une manière toute personnelle la situation : " Dans les départements qui jouxtent la frontière suisse, dit en substance le brave commandant, quelque trois cent mille hommes sont prêts à se battre sous le signe de la Croix de Lorraine, pour peu qu'on leur procure des armes. "

Le chiffre est impressionnant. Les appels de Valette se multiplient, toujours plus pressants. Du 4, Carlton Gardens, ils passent au 10, Duke Street, où ils sont examinés à la loupe par le service " Renseignements " du B.C.R.A. Les chefs de la France Libre sont bien décidés à utiliser le potentiel d'énergie qui leur est signalé, mais ils ne peuvent rien sans l'aide des Alliés. Or, les Anglais se montrent réticents. La " French Section " de Buckmaster entretient en France ses propres réseaux, dont les renseignements ne concordent pas, sans doute, avec ceux de l'officier de chasseurs alpins.

L'affaire traîne en longueur. On en parle beaucoup chez le commandant Passy où, déjà, des volontaires se présentent pour participer à une opération sur le sol national. On négocie, non sans une certaine impatience du côté français, tandis qu'on se tient toujours, en face, sur une prudente réserve.

À la fin de l'été, un officier français est débarqué à Londres sur une civière. Il revient de loin. Lieutenant au 501e régiment de chars, Jean Rosenthal a été grièvement blessé à la bataille de Ghardamès, en Tripolitaine, et, la ville investie, la campagne pratiquement terminée, le général Leclerc l'a fait évacuer. Une jambe éclatée et menacée de gangrène, Rosenthal s'en remet pourtant et, convalescent, traîne ses cannes dans les bureaux de la France Libre où il demande à reprendre du service. La quarantaine, mince, souple, il est alors le type même de l'officier de cavalerie qui s'accommoderait mal d'un travail sédentaire.

Les longs pourparlers franco-britanniques sont, précisément sur le point d'aboutir. On est convenu, de part et d'autre, d'envoyer en Haute-Savoie, une première mission d'information chargée de vérifier les dires de Vallette d'Osia et, le cas échéant, de faire faire des recommandations.

La Haute-Savoie! Rosenthal ne tient plus en place. II connaît la région à fond et s'y dirigerait les yeux fermés. Fervent amateur de sports d'hiver, il fréquentait régulièrement, avant la guerre, les stations de ski et Megève en particulier, où il possède un chalet, où l'une de ses jeunes parentes poursuit ses études, où il compte de nombreux amis. Si quelque chose doit être tenté de ce côté, tout le désigne pour en être. Il insiste tant, fait valoir avec tant de chaleur ses titres et sa parfaite condition physique qu'il obtient gain de cause.

C'est ainsi qu'à l'aube du 9 septembre 1943, un " Whitley " a largué la mission " Musc " au-dessus d'un terrain qui se trouve au carrefour des trois départements du Rhône, de l'Ain et de la Saône-et-Loire.

Cette mission est composée de deux hommes : le colonel britannique Richard Heslop, qu'on présentera aux maquisards sous le nom de Xavier, et qui appartient aux services de Buckmaster, et le capitaine Cantinier, nouveau grade et nouvelle identité de Rosenthal, qui dépend, maintenant, du B.C.R.A.

L'atterrissage réussit, la suite est affaire de mutine. Un comité de réception venu de Lyon a accueilli les voyageurs, et, les parachutes vivement enterrés, les a conduits dans une terme amie où ils sont restés cloîtrés pendant deux jours, le temps de les mettre au courant des mille détails de la vie quotidienne en France occupée : l'état d'esprit de la population locale, la réglementation et le prix des transports, les denrées qu'on peut se procurer avec les cartes de ravitaillement, etc., tout ce qu'il faut savoir par coeur, sous peine d'éveiller la méfiance d'un policier ou d'un simple commerçant.

Cette initiation achevée, Xavier- et Cantinier ont été amenés à Lyon où ils ont conféré avec l'état-major de l'Armée secrète, composé de Didier Chardonnet, chef régional de l'organisation militaire clandestine ; Descours, Jaboulet et Bourgès-Maunoury, adjoint pour la zone sud du colonel Marchal. Ayant reçu les doléances de leurs hôtes et exposé le but de leur mission, ils ont bientôt gagné la Haute-Savoie, où va s'exercer leur activité.

 

La tournée des maquis.

Xavier et Cantinier forment, à vrai dire, un curieux attelage. Le premier présente, à quarante-cinq ans, l'image d'un homme mûr, aux tempes grises, aux propos mesurés.

Conscient de l'importance de sa mission et du danger qu'il court (et fait courir à ses amis) - il a été arrêté en France lors d'un précédent parachutage et s'il a réussi, cette fois, son évasion, il sait que la fortune est capricieuse - le colonel Heslop ne prend pas de risques inutiles. Cet ancien joueur de rugby, aux muscles puissants, aux réflexes prompts, entraîne, en outre, aux sévères disciplines du " close-combat ", s'est composé un personnage de Français moyen, attentif à passer partout inaperçu et, surtout, à parler le moins possible, car s'il possède parfaitement notre langue, il peut toujours être trahi par un tour de phrase inusité ou par son accent.

Pour Jean Rosenthal, le retour au pays, le contact rétabli avec ses compatriotes représentent déjà une promesse de victoire. Très décontracté, il ne tient pas toujours compte des conseils de prudence qu'on lui a prodigués au départ de Londres. Il oublie volontiers, par exemple, son identité de " couverture " qui est celle d'un modeste employé de commerce tuberculeux, muni d'un bulletin d'admission dans un sanatorium savoyard. Le confortable pantalon de velours côtelé qu'il s'est offert chez un tailleur de Regent Street, son chandail jaune canari font un singulier contraste avec le costume sombre et passablement élimé de son compagnon.

Si bien que, dans les groupes de résistants où la mission est attendue et où l'on est impatient de connaître un collaborateur du général de Gaulle, c'est Xavier qu'on prend invariablement, au premier abord, pour le délégué des Forces françaises libres.

Dotés de tempéraments strictement opposés, formés à des écoles dont les chefs ne visent pas exactement le même objectif, les deux hommes vont se heurter plus d'une fois, en cours de route. Ils n'en resteront pas moins étroitement unis dans l'action et, en dépit des frictions inévitables, se garderont mutuellement une profonde estime.

Leur arrivée à Annecy coïncide avec la spectaculaire évasion de Vallette d'Osia qui, traqué par la Gestapo, passe de cachette en cachette en attendant d'être convoyé vers Londres. C'est Romans-Petit qui assume désormais la responsabilité des réfractaires, auxquels il s'efforce d'inculquer les règles difficiles de la guerre clandestine. C'est avec lui que Cantinier fait la tournée des maquis. Il visite l'école des cadres de Manigod, les camps dispersés dans la montagne, les fermes où sont réfugiés les rebelles du S.T.O. Il prend les hommes à part, les interroge longuement, scrute leurs intentions, s'enquiert de leurs besoins, enregistre leurs réponses.

Les randonnées à travers le département vont occuper tout le reste du mois de septembre, souvent contrariées par de brusques manoeuvres des forces de l'ordre. Des itinéraires devront être modifiés au dernier moment, des rendez-vous annulés.

Vaille que vaille, Cantinier a réussi à visiter les principaux noyaux de résistance dans la région.

À Megève, il a retrouvé sa cousine, Micheline Rosenthal, interne depuis deux ans au collège " Florimontagne ", une frêle gamine de seize ans, qui en paraît bien douze avec ses nattes blondes et ses grands yeux clairs. Sa famille l'a confiée à la pension savoyarde après que son père, arrêté comme juif le 1er septembre 1941, eut été abattu à bout portant par ses gardes S.S. sous le tunnel de la porte Dauphine. Ce drame a profondément marqué l'enfant qui brûle de servir la Résistance, à quelque poste que ce soit, afin de venger la mort de l'être qu'elle chérissait par dessus tout. Elle supplie Cantinier de l'emmener avec lui en Angleterre. Mais c'est impossible. Il promet de revenir et de lui faire une place dans l'Armée secrète. Il tiendra parole.

Le " Lapin blanc " a convaincu Churchill.

Ramené à Londres par un pilote de la R.A.F., Cantinier rend compte de sa mission aux chefs du B.C.R.A. Il a dénombré, au total, deux mille trois cent cinquante hommes disposés à se battre : les cadres du 27e B.C.A., les vétérans de l'armée républicaine espagnole, une poignée de réfractaires et de francs-tireurs, spécialistes du sabotage,

C'est peu, comparé aux trois cent mille volontaires annoncés par Vallette d'Osia. C'est un apport qu'on ne saurait négliger, cependant, dans la lutte contre l'occupant. C'est enfin, dans sa modestie même, une estimation que les Anglais sont disposés à prendre au sérieux.

Une nouvelle mission est donc confiée à Cantinier, au début d'octobre, mission d'organisation, cette fois. il s'agira de revoir tous les points visités, d'y former des groupes homogènes, de prendre note des demandes d'instructeurs, de spécialistes, d'argent, de matériel. Le délégué de la France libre sera " couvert " par l'identité d'un acheteur de bois qui travaille pour l'organisation Todt, ce qui facilitera ses déplacements dans une région où les scieries sont fort nombreuses.

Second parachutage sans incident. Cantinier est agréablement surpris en reconnaissant, parmi les membres du comité de réception, le brave Aimé, ancien chauffeur de Paris-Soir, qui l'emmène directement chez Hervé Mille, à Lyon, où il reçoit l'hospitalité la plus chaleureuse, la plus large aussi.

À l'état-major de l'Armée secrète, dans les postes clandestins d'Annecy, d'Annemasse, de Faverges et jusque dans les réduits les plus sauvages, en pleine montagne, le retour de Cantinier fait lever de folles espérances. Il signifie que les combattants de l'intérieur ne sont pas abandonnés, que le général de Gaulle apprécié leur effort, qu'ils vont bientôt recevoir les armes, les explosifs, les équipements qui donneront à leur action une efficacité accrue.

Rentré à Londres, au terme d'une rapide inspection, l'officier français est porteur d'un dossier volumineux et précis dans lequel sont consignées la composition de chaque unité, avec l'état de ses ressources — qui sont faibles - et la liste des fournitures indispensables - qui est longue.

Mais les moyens des Forces françaises libres sont limités. L'argent, et surtout le matériel et les transports, sont entre les mains des Alliés, d'autant plus parcimonieux que la route atlantique par où est ravitaillée la forteresse anglaise, reste si dangereuse que peu de convois arrivent des États-Unis sans avoir subi des pertes sévères.

Si l'on a accepté, donc, en particulier du côté anglais, de participer à une mission d'information, on ne semble guère résolu à aller beaucoup plus loin. Après tout, les effectifs dénombrés par la Mission Musc ne sont pas considérables. Le B.C.R.A. est animé d'un déplorable esprit d'indépendance. Ses meilleurs agents disparaissent rapidement. Ainsi vient-on d'apprendre, après tant d'autres, la perte du colonel Marchal, arrêté à Paris le 23 septembre et qui, interrogé par la Gestapo, a croqué sa capsule de cyanure. Et l'on oublie, chez le colonel Buckmaster, que les agents de la French Section, eux aussi, peuplent les geôles et les camps de concentration, quand ils ne meurent pas de leur propre main ou ne succombent pas à la torture.

Dans les deux services, il est vrai, le S.O.B. et le B.C.R.A., règne, très développé, l'esprit de compétition, chacun s'efforçant d'obtenir le maximum d'aide pour ses opérations, chacun plaidant sa cause avec la plus totale mauvaise foi.

À toutes les démarches tentées par le commandant Passy et ses adjoints, le gouvernement britannique oppose la force d'inertie. On piétine dans les couloirs des ministères, et Cantinier bout d'impatience. Les contacts qu'il a pris en France, les risques qu'il a courus et ceux qu'il a fait courir à tant de braves gens, les espoirs qu'il a fait naître, tout ce travail aura-t-il donc été vain ? Désavoué par ses chefs, lui faudra-t-il revenir sur ses promesses, décevoir cruellement ceux qui, là-bas, attendent désespérément, les yeux fixés sur un ciel vide, les instruments de leur libération ?

Ceux qui n'ont pas vécu la vie des clandestins le prennent pour un romantique attardé dans une guerre moderne. Seuls, peuvent le comprendre ceux qui ont fait la même expérience. Chez les Anglais, il y a un homme qui partage sa foi et ses impatiences : Yeo-Thomas, qu'il a connu naguère à Paris, quand il dirigeait une maison de couture et qui, aujourd'hui, assure pour le compte du colonel Buckmaster une liaison épineuse entre la French Section et le B.C.R.A.

Cantinier expose longuement la situation à l'homme que ses amis appellent " le Lapin blanc ". Comme Xavier, Yeo-Thomas a fait - et refera jusqu'à son arrestation par la Gestapo, en France - de nombreuses missions " en tandem " avec un officier de la France libre. Il connaît les clandestins de France. Il écoute Cantinier avec sympathie, l'approuve, lui promet son appui. Mais il ne cache pas que, lui aussi, s'est souvent heurté à un mur, que certains de ses rapports sont demeurés sans écho. Il ne veut pas laisser au Français des illusions inutiles.

Ce qui ne l'empêche pas, sitôt son visiteur parti, de se mettre en campagne. Comme il sait qu'au War Office, au ministère de l'Air, à l'Amirauté, aux nouveaux départements de la Guerre économique ou de la Guerre psychologique, on fait peu de fond sur les clandestins d'Europe occupée, il pense qu'un seul homme peut l'aider et le comprendre, un homme pour qui, de plus, il a une admiration fervente et sans bornes : Winston Churchill, le Premier ministre qui porte le poids écrasant de la lutte. Il demande et obtient bientôt une entrevue. Comme il demandera une entrevue quand Pierre Brossolette, à son tour, ira se plaindre de l'inertie des services à son ami Yeo-Thomas.

De cette dernière rencontre, l'histoire n'a pas gardé trace, et si l'on en croit les récits qui nous sont parvenus de la conversation entre les deux hommes qui eut lieu à la suite des doléances de Brossolette, c'est grand dommage.

Les deux hommes se ressemblent si peu ! Churchill est là, massif, quelque peu débraillé. Yeo-Thomas porte comme toujours, avec une rigueur parfaite réglementaire, l'uniforme de " wing commander " de la R.A.F. Churchill furieux, buté, excédé par les exigences du général de Gaulle, pressé par l'accumulation des affaires de l'État, n'entend pas sans impatience l'ancien directeur de Molyneux plaider avec chaleur la cause de la Résistance française. Le lion grogne, mais il écoute. Le récit de Yen Th touche une corde sensible. Ravi d'envoyer pour une bonne cause quelques coups de pied dans les conventions militaires de l'état-major allié, Churchill par promettre ce qu'on lui demande : des armes, du ravitaillement, des liaisons aériennes et radiophoniques. L'armée secrète de Haute-Savoie va enfin recevoir l'aide dont elle a besoin.

Les choses s'arrangent, dès lors, avec une déconcertante facilité. Et, pour commencer, la formation d'une mission interalliée d'action. Le commandement en est confié à Xavier, l'officier le plus ancien le grade le plus élevé, le plus expérimenté aussi, qui est demeuré en France auprès de Romans-Petit. Cantinier ira le rejoindre. On lui doit bien cela. Il sera assisté par deux agents de l'O.S.S., le fameux " Office of Strategic Services " américain, du général Donovan, dont une filiale est établie depuis peu en Grande-Bretagne : Owen D. Johnson, un garçon vingt-cinq ans, de mère française, mince, dégingandé et qui rougit comme une fille à la moindre plaisanterie ; Deverack Reynolds, une femme de trente cinq ans à l'allure masculine, qui ne rêve que plaie bosses.

Ces deux-là ont subi le rigoureux entraînement physique et moral des agents secrets made in U.S.A., puis sont passés, en Angleterre, par l'école de parachutage de Ringway pour achever leur instruction au camp de Camberley. Johnson sera désormais le capitaine Paul, chargé d'organiser le service des transmissions radio. Sa compagne sera connue en France sous le seul prénom d'Elisabeth, et remplira les fonctions d'agent de liaison.

II est convenu, enfin, que l'équipe sera complétée par un second agent de liaison recruté sur place pour le compte du B.C.R.A. Cantinier a obtenu que ce poste soit confié à Micheline que les maquisards n'appelleront plus, bientôt, que par l'affectueux diminutif de Michelle.

Avec son équipement et ses vêtements " français ", c'est-à-dire rapetassés, chacun reçoit les pièces de son nouvel état civil et juste ce qu'il convient de tickets d'alimentation. Sur le terrain d'envol, l'infatigable et quasi légendaire Véra Atkins rivalise d'imagination avec ses homologues français. Il s'agit de passer au peigne fin ce qu'emporte dans ses poches chaque membre de la mission pour que rien ne révèle qu'il vient d'Angleterre. Jusqu'à la poussière de tabac qui est rigoureusement pourchassée, remplacée - grain pour grain pourrait-on dire - par des débris de tabac noir.

Troisième identité de fantaisie pour Cantinier, celle d'un reporter du Petit Parisien, acquis à la collaboration qui se livre à une enquête sur les " terroristes " de la Savoie et du Dauphiné, ainsi que sur l'appareil policier destiné à les mettre hors d'état de nuire.

Où la Wehrmacht transporte les armes des maquisards.

Il faut passer, maintenant, aux choses sérieuses. Parachutée le 27 octobre 1943, la mission se scinde aussitôt, chacun de ses membres ayant reçu une affectation bien déterminée et des instructions précises concernant ses contacts et son activité.

Johnson est confié au capitaine Milo qui se charge
de lui trouver des retraites sûres dans des fermes
de Verchères et de Seythenex où le " pianiste " pourra s'installer avec sa mallette à double fond dissimulant un A/Mark III, le plus récent modèle de poste émetteur-récepteur.

Cantinier va entreprendre un circuit incessant entre Annemasse, Megève, Annecy, toujours aussi désinvolte, infatigable, ne couchant jamais deux nuits de cuité dans le même lit. Vivant trait d'union entre l'état-major de Lyon et la mission interalliée, Michette est la seule personne qui sera tenue informée de ses déplacements ainsi que des refuges successifs de ses camarades.

Dès que la liaison est établie avec Londres, les premiers messages envoyés sur les ondes par le capitaine Paul forment une litanie familière : la liste du matériel militaire dont les réfractaires de Haute-Savoie ont le plus urgent besoin. La réponse arrive bientôt. Il pleut, dans la région lyonnaise, des colis enfermés dans leurs containers parachutés.

C'est encore Michette qui sera chargée de les convoyer jusqu'aux destinataires. Avec une audace tranquille, inconsciente peut-être, mais partagée par tous les " courriers clandestins " qui ont pris l'habitude de leur dangereux métier, elle transporte, naturellement de jour, ses volumineuses valises. Et comme elles pèsent lourd à ses bras d'adolescente, comme les moyens de communication, en ce temps sont rares et difficiles, elle suit à pied les routes, et fait de l'auto-stop. Ainsi, le plus souvent, ce sont des camions de l'armée allemande qui transportent la jeune voyageuse et sa précieuse mais redoutable cargaison. Un sourire, quelques plaisanteries échangées avec les galants chauffeurs en uniforme, et le tour est joué.

La présence de la mission interalliée, les fréquentes visites de Cantinier, la distribution des premières mitraillettes anglaises apportent un puissant réconfort aux maquisards. Des sections formées dans le creux des montagnes sont prêtes maintenant à passer à l'action.

Mais voici que les conditions météorologiques viennent confronter les responsables de l'Armée secrète avec un problème angoissant. Au début de novembre, la neige apparaît. Bientôt, elle couvre toute la campagne d'une couche épaisse où les pas des hommes laissent des traces profondes, soit qu'ils assurent le ravitaillement du camp, soit qu'ils se déplacent en groupes pour des raids d'attaque ou de sabotage. Déjà, les formations F.T.P. d'Evires et de la Dent du Cruet ont subi des assauts meurtriers. Le mauvais temps ne ralentit pas le zèle des forces de l'ordre qui donnent la chasse aux maquisards Au contraire.

Une alternative se pose dès lors, dont les deux termes sont également inacceptables : condamner les réfractaires à l'immobilité dans leurs repaires, ou les exposer à se faire capturer bêtement par des forces de police qui n'auront qu'à suivre la piste par eux-mêmes dessinée.

La montée vers le Plateau.

Les ordres transmis de Londres apportent la solution : rassembler les maquis jusqu'alors disséminés en petits groupes, en former une grande masse que l'on concentrera sur un point facilement défendable, difficilement accessible.

La théorie militaire des grands ensembles l'emporte ainsi sur la technique des petits groupes mobiles qui agissent vite et disparaissent promptement. Mais il est vrai que la formation d'un camp retranché présente, en cet hiver, un double avantage :

1° Ravitaillés du ciel, les réfractaires n'auront plus besoin de quitter leurs bases à chaque parachutage, et seront, de ce fait, moins exposés au repérage ennemi;

2° Ils trouveront alors leur place dans une vaste opération stratégique. Car les plans alliés prévoient, en effet, la création d'un certain nombre d'abcès de fixation sur le sol français qui, lors de l'assaut final, devront immobiliser d'importantes unités allemandes.

Encore convient-il de découvrir un terrain qui réponde aux conditions requises, où puisse s'établir un camp militaire et qui donne en même temps satisfaction à la R.A.F., responsable des " drops " et dont on connaît les exigences techniques.

De tels sites sont rares en Haute-Savoie. Les uns présentent des pentes assez escarpées pour décourager une attaque massive, mais ils sont entourés de pics élevés qui en interdisent le survol à basse altitude. D'autres, que les avions atteindraient sans trop d'acrobaties, sont pratiquement indéfendables. Ainsi est abandonné le Semenoz (où s'est fait parachuter Peter Churchill), est abandonné le plateau de Beauregard, que le maquis, avec ses faibles moyens, serait contraint d'évacuer au premier accrochage. Le col des Saisies, dans le Beaufortin, est également éliminé, car le secteur est infesté de policiers et de miliciens.

Reste le plateau des Glières, au centre d'un massif montagneux, un quadrilatère d'une vingtaine de kilomètres de côté, assez éloigné de la chaîne des Aravis pour que les appareils alliés l'atteignent sans encombre.

Aucune route n'y conduit. Les rares passages tracés au flanc de la montagne sont si étroits, tortueux, semés d'obstacles, que les grimpeurs les mieux entraînés souffrent à les suivre. Enfin, le plateau se dresse comme un bastion naturel au centre du département entre les vallées de Thônes, de Thorons et du Borne. C'est donc aux Glières qu'on fera l'essai de la nouvelle doctrine alliée des forces concentrées, appuyées sur des réserves logistiques. C'est ici que l'organisation ébauchée par Miette d'Osia va prendre sa forme définitive et se tenir prête pour des opérations de vaste envergure.

La décision n'a pas été prise à la légère ni sans mal. Pendant tout le mois de décembre, des conférences ont réuni à Lyon les chefs régionaux de l'Armée secrète et les membres de la mission interalliée, penchés ensemble sur des cartes d'état-major, pesant les avantages et les inconvénients des divers terrains qui leur ont été proposés. Avec Romans-Petit, Cantinier et Xavier ont battu tout le département, examiné toutes les possibilités, fait dix fois l'ascension des Glières avant de communiquer au B.C.R.A. le nom de ce plateau encore inconnu et qui s'apprête à entrer dans l'Histoire.

En janvier 1944, l'ordre de regroupement est lancé à tous les maquisards de l'A.S.: rassemblement autour du plateau des Glières.

Le capitaine Romans-Petit doit retourner dans l'Ain où ses hommes, attaqués par trois divisions allemandes, ont commencé de livrer une bataille qui ne prendra fin qu'à la libération. La Wehrmacht y perdra plus d'un millier des siens, tués ou blessés. Elle s'en vengera sur la population civile, mettant le feu aux villages, massacrant les prisonniers. Le chef passe donc le commandement à un jeune officier de vingt-huit ans, le lieutenant Théodose Morel, que ses hommes ne connaîtront bientôt plus que sous son nom de guerre - Tom - et qui va se révéler comme l'un des conducteurs d'hommes les plus prestigieux de cette époque héroïque et s'identifier, jusque dans la mort, avec la cause qu'il a embrassée.

La montée vers le Plateau s'organise donc dans la soirée du samedi 29 janvier. Tous ceux de Manigod, de Bouchet-de-Seraval, de Thorens, des hameaux obscurs où ils jouissaient d'une relative sécurité devront gagner par petits groupes le pied de la masse rocheuse. Ils y seront rejoints par quelques réfractaires isolés, pressés d'abandonner leurs refuges au creux des vallées.

C'est qu'un message alarmant a été diffusé par les agents de liaison, qu'on s'est répété de bouche à oreille : " D'importantes opérations de police doivent être entreprises incessamment sous la direction de Joseph Darnand en personne, que Vichy vient de nommer " secrétaire général au maintien de l'ordre ". Depuis lundi dernier, des trains entiers de gendarmes, de G.M.R. et de miliciens sont dirigés sur Annecy. Encerclée, la Haute-Savoie va être mise en état de siège.

Une première tâche s'impose à Moral : hâter l'installation sur le Plateau. Avec l'intervention directe de Darnand, en effet, une bataille engagée dans la confusion du déménagement se traduirait immanquablement par l'extermination des maquisards.

Sur le sentier de l'Enfer, la première victime est un enfant.

On fait donc mouvement, mais dans quelles conditions ! Consigne impérative aux réfractaires : veiller à ne laisser aucune trace de leur séjour dans les fermes et les chalets qui les ont abrités.

Aussi menacés qu'ils soient eux-mêmes, les villageois ne voient pas s'éloigner sans un serrement de coeur tous ces gars auxquels ils ont fini par s'attacher.

Au Bouchet, le père Deruaz, le rude propriétaire de la scierie mécanique qui, à soixante-dix ans passés, manie encore gaillardement la lourde hache du bûcheron, veut partir avec eux. II faut toute l'insistance affectueuse du grand Maurice - Maurice Pépin, dessinateur industriel à Paris - pour lui faire abandonner ce projet.

À la ferme Chevillard, les deux filles de la maison, Germaine, dix-neuf ans, et Christiane, seize ans, écrasent leurs larmes avec un coin de leur tablier, tandis que leurs cinq pensionnaires brûlent quelques lettres qui pourraient attirer sur leurs jeunes têtes et sur celles de leurs parents, de brutales représailles si les miliciens venaient à passer.

Dans toutes les maisons, on s'affaire pour donner à ceux qui s'en vont un dernier témoignage d'amitié, ici un flacon d'eau-de-vie jalousement conservé au fond de la huche, là un épais chandail de laine extrait de la vieille armoire de merisier.

Le transfert du camp de Manigod est marqué par un incident dramatique. S'il est difficile d'atteindre ce repaire de la Colat, il est aussi malaisé d'en descendre, en cette saison, par l'unique chemin étroit raide et verglacé, appelé le sentier de l'Enfer. Un jeune paysan, Noël Avettand, un enfant de quatorze ans, est grimpé jusque-là, cependant, pour aider les élèves officiers à boucler leurs bagages. Un faux mouvement le fait déraper sur la glace et l'envoie s'abîmer au fond d'une crevasse. Le premier mort des Glières.

Partout, un climat de fièvre préside aux préparatifs de départ. Des vivres de réserve ont été distribués, que les maquisards ont empilés dans leur barda avec tout l'humble trésor qu'ils traînent depuis qu'ils ont quitté le foyer familial. En plus des armes et des munitions, tout cela compose des chargements lourds et encombrants. Car les sacs de montagne sont rares et les garçons peu habiles dans l'art du rangement.

Mais que dire de la tenue disparate de cette troupe en marche ? À Manigod, lés hommes de Jourdan ont reçu des uniformes de chasseurs alpins avec la longue cape qui leur donne fière allure. Ce sont des privilégiés. Pour les siens, Jean Rivaud (Gaby) a dévalisé le magasin d'un chantier de jeunesse au Chatelardet les a vêtus ainsi de vert bouteille. Quant au groupe de Louis Sala, dit Loulou, la plus grande fantaisie y est admise. Les uns sont en tenue de marin, et d'autres en bleu de travail. Certains encore ont récupéré au hasard des coups de main, qui une vareuse de policier, qui un pantalon kaki ou des bandes molletières. La plupart des réfractaires portent encore leurs vêtements civils, le costume du dimanche passablement défraîchi, et sont coiffés du béret, de la casquette ou du chapeau de feutre qui paraît ici un ornement insolite. Dans l'ensemble, le drap et la toile des vêtements se révèlent bien minces. Ça la neige est déjà abondante et une bise glacée mord les visages, raidit les corps.

Il faut presser le mouvement. Les miliciens sont déjà présents partout dans la région étroitement, contrôlée par les agents de la Gestapo. Entre la Clusaz et Plumet, tous les hôtels ont été réquisitionnés par les Allemands qui, ce samedi soir, prolongent leur dîner dans des débauches de lumière. Les voitures de l'armée et de la police sillonnent les routes alentour.

Pour gagner du temps et aussi pour éviter un surcroît de fatigue à sa troupe, Tom fait appel à un " sédentaire " de l'Armée secrète, Louis Pessey, conducteur de cars, qui lui procure quelques camion pour transporter les hommes jusqu'à l'Essert, au pied du Plateau.

C'est ainsi qu'à minuit, un convoi automobile, tous phares éteints, traverse Thônes endormie. Sur la montée Saint-Jean les véhicules glissent et s'enfoncent dans la neige jusqu'aux essieux. Il faut les dégager, travailler en silence et rapidement, car tout retard peut être fatal.

Vers deux heures du matin, une colonne d'ombre quitte enfin l'Essert pour la longue ascension. Interdiction, bien sûr, de chanter et même de parler, interdiction de fumer. Les ordres sont transmis sous forme de chuchotements à peine perceptibles.

L'excitation du départ tombée, les jambes s'alourdissent, les colis et les armes pèsent cruellement sut les épaules endolories. Un homme renonce parfois vaincu par la fatigue, et se laisse tomber dans la neige. Ses camarades doivent l'aider, se partager son chargement, le secouer, le porter presque pour le forcer à vivre.

 

Pendant trois heures, la file s'étire dans la montée de ce calvaire. En tête, les guides tâtent le chemin, l'examinent à la pâle lueur d'une lampe à acétylène pour éviter les crevasses que dissimulent d'incertains ponts de neige.

Une pause est prévue au refuge du Sorcier où des paysans ont répandu une épaisse couche de paille et apporté des boissons chaudes. Mais il n'est pas permis de s'attarder. Réconfortée, néanmoins, après deux heures de repos, la petite armée se remet en marche.

Et le soleil se lève. Frissonnant de tous leurs membres dans le jour naissant, les traits tirés, les hommes découvrent enfin le Plateau où ils vont vivre les heures les plus mouvementées de leur vie, où la plupart d'entre eux vont livrer leur dernier combat.

TOM MOREL

30 janvier 1944.

L'ère des conquêtes est terminée depuis une grande année pour la Wehrmacht. Sur le front oriental, après sa contre-offensive de Stalingrad, l'armée rouge exerce une pression irrésistible sur les forces de l'Axe qui, par divisions entières, sont taillées en pièces ou capturées.

Au sud-ouest, les Alliés, solidement ancrés dans leurs bases d'Afrique du Nord, lancent des assauts contre la a forteresse Europe a. Déjà la Corse, la Sicile, la Sardaigne ont été libérées et une tête de pont a été établie à Naples. Un nouveau débarquement vient de réussir le 2 janvier à Anzio, sur le littoral italien et la marche sur Rome commence, dont les étapes vont être marquées par de furieux combats.

30 janvier 1944. Sans rival désormais, le général Giraud ayant été définitivement écarté du pouvoir, de Gaulle est le chef incontesté de la France libre. Le siège de son gouvernement est à Alger, où il se préoccupe de l'avenir du pays quand auront sonné les cloches de la victoire et que l'occupant aura été rejeté hors des frontières.

De Gaulle ne s'attache pas seulement aux problèmes que vont immédiatement poser la politique, l'économie et l'administration du pays retrouvé. Il voit loin. Aujourd'hui, par exemple, il préside en Afrique noire la conférence de Brazzaville, où sont jetées les bases d'un vaste programme de décolonisation. Un mot qui n'est pas encore à la mode, un projet que l'on tient, généralement, pour une généreuse utopie.

30 janvier 1944. Le maquis de Haute-Savoie se rassemble sur le plateau des Glières couvert de neige où quelques petites fermes subsistent tant bien que mal mais où la plupart des chalets ont été abandonnés.

En tête de la troupe, Tom Morel.

Ce garçon, qui va assumer désormais les plus lourdes responsabilités, qui est-il ? Né le 11 août 1915, au sein d'une famille traditionaliste de Lyon, il a été l'élève indiscipliné de plusieurs collèges de jésuites avant de se sentir poussé, très tôt, par une irrésistible vocation militaire. Enfant de frêle apparence, il s'est plié alors aux règles du scoutisme, s'entraînant aux longues marches, se portant volontaire pour toutes les corvées et participant avec enthousiasme aux feux de camp. À seize ans, il a écrit sur son cahier d'écolier :

" Tous mes efforts consistent à me perfectionner, à grandir davantage pour pouvoir être plus tard le chef plein d'allant, d'entrain, plein de jeunesse et de cran, le chef qui connaît son métier et ses hommes, mais aussi le chef qui se dévoue pour eux. Pour être chef, il faut avoir du prestige, et ce prestige, il faut l'acquérir par de 1a générosité, de l'entraide mutuelle, du dévouement. Je cultive le prestige, non pour une vaine gloire, mais pour élever les âmes... "

Cette ligne de conduite tracée par l'adolescent, l'homme ne devait jamais s'en écarter. Engagé en 1940 dans les combats du 27e B.C.A., sur le front des Alpes, il y capturait une compagnie italienne, exploit qui lui valait d'être fait chevalier de la Légion d'honneur à vingt-quatre ans.

Après l'armistice, le lieutenant Théodose Morel est nommé instructeur à l'école militaire de Saint-Cyr. Mais il a mal accepté la défaite et les conditions humiliantes imposées par le vainqueur. Aussi, la Résistance lui apparaît-elle comme la seule issue honorable et il ne s'en cache pas devant les jeunes recrues.

" Si vous hésitez entre deux devoirs, leur dit-il, choisissez celui qui vous coûte le plus, où il y a le plus de sacrifices à faire. Ainsi, vous serez sûrs de ne pas vous tromper. "

Mais cette fière attitude et cette franchise sont peu compatibles avec les consignes transmises depuis Vichy. Le jeune officier ne se livre pas seulement à une propagande intempestive. Il fournit encore des renseignements à l'Armée secrète et détourne à son intention du matériel militaire. Démasqué, sur le point d'être arrêté, Tom abandonne ses fonctions officielles pour gagner le maquis savoyard.

Il y retrouve l'un de ses compagnons du 27e B.C.A., le capitaine Maurice Anjot, son aîné de dix ans, un Breton de Rennes, dont il partage sans réserve les convictions religieuses et nationales, celui-là même qui prendra la relève le jour - prochain - où Tom aura été mis définitivement hors de combat.

Au début de ce mois de janvier 1944, sous la direction de Romans-Petit, ils organisent le P.C. de Thônes, quand l'ordre arrive des instances supérieures de détruire tout détachement allemand qui circule dans la région. Une voiture de la Wehrmacht est justement signalée à l'entrée du bourg. Suivis de deux maquisards, More! et Anjot courent à l'attaque. Une lutte féroce s'engage, au cours de laquelle Tom constate que son pistolet s'est soudain enrayé. Un Allemand se dresse, qui va tirer. Le jeune lieutenant bondit, terrasse son adversaire, roule avec lui sur le sol et tente de lui arracher son arme. Mais l'homme est robuste, entraîné aux disciplines du corps à corps. II prend le dessus. La vie de Moret ne tient plus, désormais, qu'à une fraction de seconde. À quelques pas de là, Anjot a saisi, d'un coup d'oeil, la situation critique où se débat son camarade. D'une balle tirée à bout portant, il abat le soldat allemand. Tom est sauvé.

Aujourd'hui, sur ce plateau des Glières où il émerge avec les premiers rayons du soleil, Morel ne prendra pas le temps de se reposer après la rude ascension. Il lui faudra organiser rapidement l'existence du camp retranché et, avant tout, y mettre en place un dispositif de défense. Au reste, les maquisards, dans un désordre pittoresque, prennent possession de leur nouveau domaine.

" Pendant de longues heures, rapporte Julien Helfgott, on n'aperçoit plus qu'un fourmillement d'hommes ployant sous leur charge, tirant des traîneaux, courant à skis ou sur des raquettes. Les mulets et les chevaux circulent sans cesse entre l'Essen et le Plateau pour transporter le ravitaillement qui va constituer notre stock de départ.

" L'exploration des chalets ne va pas sans quelques excès qui font perdre de vue le sérieux de la situation. Nous rencontrons un camarade affublé d'une jupe 1900, un autre coiffé d'un casque à pointe de la guerre de 70, un autre encore d'un bonnet d'astrakan. Les réserves d'eau-de-vie sont vite repérées. On les met de côté pour les besoins de l'infirmerie, non sans un léger prélèvement au passage. Certains, dans leur hâte de profiter des aubaines, oublient la plus élémentaire prudence, tel ce jeune étourdi qu'on doit envoyer chez le toubib parce qu'il a précipitamment absorbé un flacon de purge pour cheval qu'il a pris, sur la foi de l'étiquette, pour de la Quintonine. "

Un agent de police règle la circulation.

Mais il importe avant tout d'assurer la sécurité de la troupe. Le lieutenant Mord qui, avec Romans-Petit, a déjà reconnu les lieux et dressé un plan schématique du campement, fait le partage des responsabilités. Il a choisi, au centre du Plateau, un chalet assez vaste pour y installer son poste de commandement et y loger le personnel de garde, les agents de liaison et d'éventuels hôtes de passage. Le chef du P.C. sera bientôt désigné. C'est Georges Decours (Géo), un solide gaillard de quarante-deux ans, ancien gardien de la paix d'Annecy où il a laissé sa femme et ses deux enfants, qui prendra le commandement de l'équipe des agents de liaison et réglera avec autorité la vie du poste dans ses moindres détails. Géo a gardé son uniforme et son sifflet qui vont l'aider à discipliner la circulation et lui conférer un certain prestige.

De part et d'autre du P.C., une quinzaine de chalets sont attribués aux officiers, à l'infirmerie du docteur Marc, au dépôt de munitions.

Quatre compagnies sont formées à la tête desquelles sont placés les lieutenants Joubert, forestier, Humbert et Lamotte qui " coiffent " ensemble une douzaine de sections. Chacune d'elles comprenant, suivant les besoins, un effectif de quarante à soixante-dix hommes, reçoit la mission de surveiller un secteur déterminé et, le cas échéant, de le défendre. C'est ainsi que la section Le Chamois, commandée par Roger Lombard, domine la vallée d'Usillon à l'ouest et tient le col qui ouvre le passage sur Thorons, tandis que la section Hoche, de Valazza et Buttin, se déploie autour de la chapelle Notre-Dame-des-Neiges pour garder la descente vers Thônes. Entre les deux. la section Lyautey est appelée à leur prêter main-forte si les circonstances l'exigent. Toutes les autres sont alignées à l'est, au-dessus de la vallée du Borne.

Cette mise en place ne se réalise pas, on l'imagine, en quelques heures. Elle doit être complétée, d'ailleurs, par des installations annexes : construction de fortins camouflés qui surveillent les pentes, et d'abris pour les hommes de garde, aménagement des emplacements pour les armes automatiques, etc. ; et tous ces travaux doivent être entrepris et menés à bien malgré la bise qui mord et les rafales de neige qui aveuglent.

Infatigable, sa mince silhouette se détachant soudain sur le décor de neige, Tom est partout, il voit tout, prodigue les conseils et les encouragements, relève les volontés fléchissantes et n'hésite pas à mettre la main à la pâte.

La faiblesse des effectifs n'a pas permis de tracer une ligne continue autour du plateau. Les sections sont fort éloignées les unes des autres. Pour chacune d'elles, le parcours entre les cantonnements et les avant-postes impose un long et pénible exercice sur l'épais tapis de neige. Malgré les gardes incessantes et les nombreuses patrouilles, des passages restent souvent ouverts, par où l'ennemi pourrait s'infiltrer. Tom aperçoit le danger et, pour faciliter les communications, décide de créer une section d'éclaireurs skieurs.

Vingt-cinq jeunes gens sont choisis parmi les plus robustes et les plus résolus, qui reçoivent un puissant armement : un mousqueton, une mitraillette et un pistolet par homme, un fusil mitrailleur par sixaine. Mais le magasinier s'avise qu'il n'a pas de skis pour tout le monde.

Qu'a cela ne tienne. L'équipe descend vers Saint-Jean de Sixte, passe le col des Aravis et se scinde en trois groupes qui gagnent respectivement Megève, Saint-Gervais et Samoëns. Dans ces stations de sports d'hiver, de joyeux touristes oublient les affres de la guerre et les contraintes du rationnement en se livrant à leurs distractions favorites. Nos maquisards font irruption dans leurs hôtels bien chauffés, au garde-manger abondamment pourvu, et, poliment d'abord, demandent qu'un leur livre tous les skis disponibles. Ils les exigent, quand c'est nécessaire. Bon gré mal gré, auxiliaires de l'organisation Todt et trafiquants du marché noir s'exécutent. Il leur reste, pour meubler leurs loisirs, les émotions du bridge ou du poker. Quant à nos " terroristes, ils se retrouvent, à l'heure convenue, rapportant triomphalement une belle moisson de skis. Ainsi s'organise le camp retranché des Glières.

" Vivre libre ou mourir. "

Le détachement de l'Armée secrète recruté par Vallette d'Osia, instruit par Romans-Petit et commandé par Tom ne reste pas longtemps seul. Sur les conseils du commandant Clair (Navant), chef départemental de l'A.S., les groupements épars dans la région viennent le rejoindre. Tour à tour, ceux de la Clusaz, d'Entremont, de Thorons, apparaissent sur le Plateau et vont grossir les effectifs des sections.

Les F.T.P. du Grand-Bornand, accueillis par le chef Humbert, sont intégrés à " Savoie-Lorraine ". Ils sont assez bien équipés, munis même d'un appareil téléphonique de campagne - un luxe ! - qui va permettre la liaison directe de leur section avec le P.C. de la compagnie.

Un autre groupe de quarante-trois F.T.P. est versé à la section Le Chamois à Champ Laitier.

Dans les premiers jours de février, une petite troupe se présente au camp : cinquante-six hommes au parler rocailleux, au teint basané, anciens combattants de l'armée républicaine d'Espagne qui viennent poursuivre ici la lutte antifasciste commencée, par eux, huit ans plus tôt, sur les champs de bataille de Madrid, de Teruel et de Guadalajara. Affectés par le gouvernement de Vichy à des " compagnies de travail " en haute montagne, ils allaient être livrés aux Allemands et déportés vers les camps d'extermination quand ils se sont échappés pour prendre le maquis. Ils vont former la section "

Ebre ", qui se signalera bientôt par sa discipline et son héroïsme.

Arrivent encore le corps franc de Thônes. celui de Giffre, commandé par les lieutenants Lalande et de Griffollet d'Aurimont, trop connus maintenant des services de police et qui ne peuvent plus séjourner dans les vallées ; les nouvelles recrues que le passeur Nicolin (pour l'état civil, Henri Pacard, fondeur de cloches à Annecy) amène une ou deux fois par semaine. Au total, le Plateau qui, le 30 janvier, avait vu monter cent quarante hommes en compte quatre cent soixante-cinq, dix jours plus tard.

C'est là l'effectif du bataillon des Glières qui réunit des hommes d'âges, de formations, et de croyances aussi variées que Georges Vadot (Bernard), vingt-neuf ans, ancien garde mobile, et Gilbert Lacombe, quarante-sept ans, cheminot ; Lucien Cotterlaz-Renard (Papillon), propagandiste des « Cahiers du témoignage israélite de dix-neuf ans qui a juré de venger son frère déporté à Auschwitz ; Francis Fabre, cultivateur savoyard et André Guy, dit Chocolat, monteur électricien dans la banlieue parisienne; Louis Sala, le " Pied-Noir " et Marcel Hemm, venu tout droit de son Alsace natale.

Il v a là des catholiques fervents et des mécréants, des Français et des étrangers, des nationalistes convaincus et des communistes, tous serrés autour du même pavillon, ayant tous prononcé le même serment - " Vivre libre ou mourir " - auquel ils resteront fidèles jusqu'à leur dernière cartouche et jusqu'au suprême sacrifice devant le peloton d'exécution.

La première semaine de février ouvre une période d'attente sur le Plateau. Les tâches de chacun y sont, maintenant, clairement définies, et, pour peu que Londres tienne ses promesses, le bataillon se trouvera bientôt pourvu d'armes et de munitions, assez pour repousser un éventuel assaut et préparer sa participation effective aux combats de la Libération.

Conduite par le capitaine Cantinier, la délégation interalliée vient rendre visite à Tom et mettre au point avec lui les dispositions à prendre en cas de parachutage.

Une conversation animée s'engage entre Xavier, le commandant britannique, et le sous-lieutenant André Fumex (d'Artagnan), chef de l'équipe de parachutage qui conduit ses hôtes sur le terrain qu'il a choisi, délimité par quatre énormes fagots de bois et de broussailles appelés à faire de grands bûchers au moment de l'opération. La signalisation serait complétée par sept hommes munis de torches électriques à feu rouge qui couperaient le terrain dans sa longueur et donneraient aux avions la direction du vent.

Ces explications semblent satisfaire les officiers alliés en l'honneur desquels Tom fait préparer à son P.C., avec les moyens du bord, un véritable festin tandis que les cantonnements reçoivent double ration de vin.

Après le départ des visiteurs, l'optimisme règne dans le camp. La perspective de voir tomber du ciel des armes et des munitions a fortifié parmi les hommes le sentiment qu'ils ne mènent pas un combat isolé, qu'ils appartiennent à une vaste organisation dont tous les membres sont étroitement solidaires et déterminés, tous ensemble, à arracher la victoire.

La radio de Londres reconnaît l'action des vaillants combattants de l'intérieur auxquels elle ne ménage pas ses témoignages d'admiration et ses encouragements.

" il y a trois pays qui résistent en Europe, dit-on à la B.B.C., la Grèce, la Yougoslavie et la Haute-Savoie. "

Premières escarmouches.

Le 2 février 1944, de Londres, Maurice Schumann lance une " Alerte aux maquis de Haute-Savoie " pour avertir ceux des Glières d'opérations imminentes de la police de Vichy et pour presser les réfractaires isolés encore dans la région de gagner le Plateau.

L'appel est entendu, mais les forces de l'ordre, de leur côté, tentent d'empêcher le rassemblement. Les postes de garde sont renforcés, les patrouilles se multiplient et sillonnent sans cesse, de jour comme de nuit, les voies d'accès conduisant à la montagne. Entre Annecy et la frontière suisse, le département est mis pratiquement en état de siège par les miliciens et les gardes mobiles qui sentent peser sur eux l'hostilité de la population, ce qui ne contribue pas à les rendre plus humains.

Le 5 février, les hommes de Darnand font une descente en force à Thônes, où ils se heurtent au corps franc du lieutenant Pierre Bastia, Après un rapide combat, celui-ci doit décrocher sous peine de voir ses hommes écrasés et impitoyablement massacrés. Les miliciens se vengent alors sur l'habitant. Une vaste rafle est opérée dans le bourg où établissements publics et maisons particulières sont fouillés sans ménagement. Plusieurs centaines de " suspects " sont emmenés, le soir, dont les auxiliaires de la police comptent tirer de précieux renseignements, grâce à leurs méthodes particulières d'investigation. Parmi ceux-là, Jean Serra qui offrait asile à Bastian est livré à la Gestapo et déporté à Buchenwald.

Le 7 février, ce sont les gardes mobiles qui font irruption au village de l'Essert, où se trouvent les magasins de vivres et de munitions du bataillon des Glières. Ils tirent sans sommation sur les gardiens et font trois prisonniers.

C'est le même jour qu'ont choisi, précisément, les camps d'Entremont et de la Clusaz pour rallier ensemble le Plateau.

" À Entremont, écrit Paul Lan, nous nous mettons en position de combat et filons vers les Esserts. Mais des paysans viennent, en haie, nous avertir que le pont, de ce côté, est aux mains des gardes mobiles. Il faut donc passer par le pont de la Louvatière.

Soudain, des rafales de mitrailleuses crépitent : ce sont des camarades qui descendent du Plateau pour faire une liaison et sont surpris par les gardes mobiles. La fusillade se rapproche. Nous courons et traversons le pont juste à temps. Alors, commence la montée par les rochers avec tout notre chargement. Une fois arrivés aux avant-postes, il nous fou( encore traverser le Plateau. C'est une marche épuisante, car la neige est épaisse et la croûte de glace qui la recouvre n'est pas assez solide pour nous porter. Elle se brise souvent et nous enfonçons alors, brusquement, jusqu'au ventre. À peine arrivés, les tours de garde commencent, et ils reviendront fréquemment. Le froid est devenu plus vif. La tempête de neige se déchaîne. Elle ne cessera pas de huit jours... "

Ce ne sont là que les premières escarmouches d'un combat qui va aller, maintenant, en gagnant d'intensité.

Des tuniques noires entichées dans la neige.

Le 8 février, des estafettes préviennent Tom que les préparatifs s'accélèrent à Thorens et au Petit-Bornand, en vue d'une attaque massive des Glières par les forces de l'ordre.

Le lendemain, une importante activité de patrouilles est signalée dans le secteur d'Usillon.

Le dispositif d'alerte est mis en place sur le Plateau, dont on ne peut plus douter que le colonel Lelong, intendant de police, a organisé, suivant un plan méthodique, l'encerclement.

Le 12 février, vers cinq heures du matin, un agent de liaison arrive au P.C. de la section " Savoie-Lorraine ", porteur d'un ordre de Tom, un petit feuillet rose détaché d'un carnet de poche où ces mots ont été tracés d'une main vive :

Un dérochement de gardes mobiles monte, ce matin, de l'Essert pour une reconnaissance sur le Plateau. Leur tendre une embuscade. "

Pour ce premier engagement, Paccini et Buttin rassemblent les quarante maquisards de leur section, qui comptent parmi les plus anciens du bataillon, et les disposent de chaque côté des accès, de manière que les assaillants soient pris sous le feu croisé de leurs armes automatiques.

Quand les G.M.R. feront leur apparition, tout sera prêt pour les recevoir.

Sous le ciel bas, luttant contre la bourrasque, le peloton de tête est accueilli, en effet, par une salve nourrie. Le premier moment de surprise passé, les gardes tentent de riposter. Mais ils tirent à l'aveuglette, contre un adversaire qui connaît parfaitement le terrain et s'est solidement embusqué.

Plusieurs tuniques noires sont déjà couchées dans la neige, où les flaques de sang font de larges taches roses.

Un certain flottement est perceptible chez l'assaillant, puis un commandement retentit : la retraite !

Les gardes détalent maladroitement, empêtrés dans leurs courroies qui accrochent les branches. Ils doivent à la clémence des maquisards de n'être pas exterminés jusqu'au dernier, mais laissent, cependant, derrière eux, deux morts, trois blessés et trois prisonniers.

Pas une égratignure chez les gars des Glières.

Il est acquis, désormais, que la police de Vichy et les miliciens de Darnand cernent étroitement le Plateau et vont tenter de l'asphyxier en le coupant du monde extérieur.

Les agents de liaison.

Bien que les policiers de Vichy et leurs auxiliaires aient pratiquement isolé le Plateau, la vie s'y déroule normalement et le succès de l'embuscade de l'Essen a encore raffermi la confiance des maquisards. Les gardes mobiles blessés reçoivent, à l'infirmerie, les soins attentifs du Dr Bombiger et de son assistant. Quant aux trois prisonniers, ils sont chargés de quelques corvées à l'intérieur du camp, mais connaissent, pour le reste, le même régime de logement et de nourriture que les combattants de l'Armée secrète.

Les communications avec l'extérieur sont maintenues grâce au courage et à l'endurance des passeurs habiles à surmonter tous les obstacles dressés pat' la nature et par les hommes.

C'est ainsi que le fondeur de cloches Henri Paccard (Nicolin) assure son service deux fois par semaine avec une ponctualité de fonctionnaire. Il apporte d'Annecy le courrier et les colis attendus avec impatience.

Parfois, il amène aussi avec lui quelques jeunes recrues pressées de rejoindre le maquis. La mission est, alors, particulièrement délicate, hérissée de risques graves. Le rendez-vous est généralement fixé au pont d'Onnex à l'heure trouble où le jour décline.

Avec un flair remarquable, Paccard évite barrages et patrouilles et conduit les réfractaires chez l'un des frères Métrai, Francis ou Alphonse, à Aviernoz, pour y passer la nuit. Une partie de la nuit plutôt, car, à quatre heures du matin, " Nicotin " sonne le réveil. Il ne faudra pas moins de dix heures de marche dans la neige, en effet, avant que le groupe se présente aux avant-postes des Glières, où le passeur est toujours accueilli avec empressement.

Il ne distribue pas seulement des lettres personnelles, mais encore des nouvelles " d'en bas ", d'Annecy, d'Annemasse, des villages de la montagne et des vallées. Paccard est, à lui seul, une gazette vivante qui communique à Tom les renseignements qu'il a pu recueillir sur le mouvement des troupes, les projets des autorités locales, les sentiments de la population. Ce 13 février, il lui remet un exemplaire, qu'il s'est habilement procuré, de l'affiche que l'intendant de police Georges Lelong fait placarder abondamment dans le département :

" Je rappelle que tout individu pris les armes à la main, ou détenteur d'armes ou d'explosifs, sera immédiatement traduit devant la cour martiale : jugement sans appel et exécution dans les vingt-quatre heures. "

Une autre figure pittoresque de l'équipe des agents de liaison : Michel Bozon, dit Jérôme, l' " increvable " guide de Chamonix, célèbre pour avoir porté sur son dos jusqu'au refuge Vallot, à 4 300 mètres d'altitude, une cuisinière de quatre-vingts kilos.

De taille moyenne, râblé, le visage tanné par l'air vif des montagnes, il. connaît le moindre sentier de tous les massifs de la région. À la fin du mois de janvier, il a quitté son emploi de bûcheron dans une scierie d'Entremont pour prendre service dans l'Armée secrète. Sa silhouette y est vite devenue populaire.

Avec sa casquette enfoncée sur les yeux, son pantalon perpétuellement trempé de neige, la gourde d'eau-de-vie qui pend toujours à sa ceinture, Jérôme a la réputation d'ignorer la fatigue. Soit qu'il chausse les skis dont il use avec maîtrise en dépit de son infirmité - il a dû subir l'amputation de plusieurs orteils après avoir eu les pieds gelés - ou qu'il se traîne à plat ventre dans les ravins, Il lui arrive d'assurer jusqu'à trois liaisons par jour et de frapper a la porte du P.C. à trois heures du matin pour transmettre une communication urgente.

Rien ne l'arrête. On a été stupéfait de le voir apparaître sur le Plateau, un jour de ce mois de février où la tempête faisait rage et où la route avait été coupée par une avalanche. À ceux qui l'interrogeaient, le guide a répondu le plus tranquillement du monde :

- J'ai suivi les traces des chamois. Là où le chamois passe, je passe.

Et de s'octroyer une goulée de gnôle avant de repartir par le même chemin, chargé de son sac de courrier et des messages de Tom pour le commandant Humbert Clair, chef départemental de l'Armée secrète et quelques autres correspondants clandestins.

De leur côté, les membres de la mission interalliée font de fréquentes visites au Plateau. Cantinier, notamment, y vient s'enquérir des besoins de la troupe, transmettre les instructions reçues de Londres ou d'Alger, mettre au point, avec Tom, les prochaines expéditions.

Mais ce sont les apparitions de Michette qui provoquent toujours les plus grandes explosions de joie. La jeune fille arrive de son pas tranquille, au bout de la sévère ascension, comme s'il s'agissait d'une aimable promenade en plaine.

Ave, les messages que lui a remis le capitaine Paul, les tracts diffusés par les différentes organisations de résistance et des exemplaires des journaux clandestins, elle est toujours chargée de cadeaux pour les maquisards, tablettes de chocolat, paquets de tabac, qu'elle s'est procuré par des moyens mystérieux, chandails, cache-nez, chaussettes de laine qu'elle extrait en riant d'un sac aux ressources inépuisables.

13 février premier parachutage.

Les mauvaises conditions atmosphériques interdisent toujours le survol du Plateau par les avions alliés. Ceux-ci, qui voyagent sans escorte et sans armement de bord ne peuvent prendre de nouveaux risques, alors qu'ils ont compté quarante pour cent de pertes au cours du mois précédent.

Les journées passent, cependant, l'étreinte s'accentue autour des Glières et les réserves d'armes et de munitions menacent de se révéler insuffisantes dans une opération de quelque ampleur. Mais c'est en vain qu'on scrute le ciel, ou qu'on interroge le poste de radio. Le doute commence de tarauder les esprits.

Enfin, le 13 février, le message tant espéré passe sur les ondes. André Fumex alerte son équipe du service " atterrissage-parachutage " qui, dès 11 heures du soir, se rassemble sur le terrain.

Trois heures plus tard, les quatre brasiers ont à peine commencé de crépiter dans la nuit glacée qu'un premier appareil sortant de l'ombre se met à tournoyer lentement au-dessus des têtes. À l'aide de sa torche électrique, d'Artagnan lui donne en morse l'indicatif convenu. La réponse ne se fait pas attendre : comme des fleurs étranges écloses parmi les étoiles, quatorze parachutes descendent du ciel, chacun d'eux soutenant un container, imposant cylindre de tôle qui renferme le matériel si longtemps espéré. Ayant ainsi largué son chargement, l'avion s'éloigne de toute la vitesse de ses moteurs. Mais un autre apparaît à sa place, puis un troisième et un quatrième, le dernier, dont les feux de position clignotent selon les prescriptions du code secret pour annoncer : " Mission terminée ".

Exténués mais heureux, les hommes du S.A.P. regagnent leurs cantonnements. Il est quatre heures du matin.

Au lever du jour, les sections Hoche et Lyautey sont mobilisées pour dégager cinquante-quatre containers de leurs parachutes, les rassembler dans la neige et les traîner vers le dépôt central. Toute cette journée du 14 février sera consacrée à la distribution du matériel tombé du ciel, au cours de la nuit précédente, équipements, postes de radio à piles sèches et surtout armes et munitions des types les plus récents. A tour de rôle, les sections défilent au P.C. pour recevoir la part qui leur revient de cette manne, fusils, carabines, pistolets et fusils mitrailleurs appelés à remplacer les petites mitraillettes Sten qui paraissent désormais aux yeux de nos maquisards des joujoux dérisoires, indignes de vrais soldats.

Il faut sauver Michou.

La seconde quinzaine de février amène un nouveau cortège de jours froids et brumeux avec rafales de neige et tempêtes qui secouent rudement les sapins du Plateau et soufflent un vent glacé par les ouvertures des chalets. La besogne quotidienne en est rendue plus pénible encore.

Mais la confiance est revenue avec la visite des avions alliés. A la fin de la journée épuisante, la veillée marque toujours un agréable moment de détente. Elle est consacrée le plus souvent à des discussions amicales ou à l'audition des informations diffusées par la radio de Londres. On écoute aussi des disques ou des artistes amateurs qui ont réussi à glisser dans leur paquetage un accordéon, un harmonica. On chante en choeur les airs des maquis, ou, plus souvent encore, les vieilles rengaines d'avant-guerre qui font un peu serrer le coeur, sans doute, avec leur rappel des beaux dimanches de paix. Une intense chaleur humaine se dégage de ces réunions et contribue à dissiper la nostalgie de ceux qui sont privés de nouvelles de leurs lointaines familles.

Bien qu'il assume, pour sa part, un lot de tâches écrasantes, Tom rend visite parfois à l'une ou l'autre des sections, s'assoit au milieu des hommes et, dans la fumée des pipes, prend part au débat et commente la situation.

- Nous sommes le premier coin de France qui ait recouvré la liberté, dit-il.

Mieux que quiconque, pourtant, le jeune chef sait combien cette liberté est précaire.

Il sait que des négociations ont été engagées, en bas, par le commandant Clair et par le capitaine Anjot avec l'intendant de police Lelong qu'ils hésitent encore à traiter en ennemi. Lui-même a rencontré à la Clusaz le commandant du groupe mobile Aquitaine et conclu un accord aux termes duquel le maquis ne prendrait jamais l'initiative d'un combat contre des Français. Mais, du côté des forces de l'ordre, toutes les promesses sont trahies.

Alors que la liberté de passage avait été accordée au-delà des Esserts, cinq maquisards descendus tour à tour vers la vallée dans la dernière semaine de février ne sont pas remontés. Ils n'étaient pas armés, pourtant, et leur mission n'avait aucun caractère agressif.

Le 1er mars, une mauvaise nouvelle court le Plateau : Michel Fournier, le jeune étudiant en médecine, assistant du Dr Marc à l'infirmerie du bataillon, a été pris dans une rafle au Grand-Bornand, alors qu'il faisait l'emplette de quelques indispensables produits pharmaceutiques.

Michel Fournier, plus connu de ses compagnons sous l'affectueux diminutif de Michou, tombé aux mains de la police vichyssoise, cette pensée est intolérable à tous les hommes du camp qui ont voué un véritable culte à ce garçon dont la bonté foncière, un dévouement de tous les instants et une inaltérable bonne humeur ont déjà produit des miracles.

La journée s'étire grise, pesante, comme si chacun se sentait vaguement responsable de cette disparition.

Le soir, au P.C. du lieutenant Humbert, commandant de la compagnie qui contrôle tout le secteur nord du plateau, la veillée commence après un dîner rapidement expédié. Une veillée qui manque d'entrain, autour d'un poêle de fonte où rougeoient quelques braises, sous la lampe à pétrole qui répand une lumière diffuse. Les pipes s'allument, des conversations s'engagent, mais le coeur n'y est pas.

Un maquisard empoigne sa guitare et attaque les premières mesures de l'Hymne des Glières. Quelques voix s'élèvent, qui fredonnent les naïfs couplets :

Prêts à choisir sur la grand-route humaine

La noble voix qui conduit au devoir,

Nous choisissons les routes où l'on peine

Mais où fleurit notre plus bel espoir.

Le choeur se fait plus vigoureux pour le refrain :

En avant, Bataillon des Glières

Décidé à vaincre ou à mourir

Pour chasser l'ennemi sanguinaire

Nous vaincrons, Bataillon, nous vaincrons.

Les voix se brisent, cependant, sur les derniers vers.

Il est dix heures. À quoi bon prolonger cette triste soirée ? Les hommes vont se disperser, certains d'entre eux pour gagner leurs couchettes, les autres pour prendre leur tour de garde dans la nuit. On se lève déjà quand apparaît, dans l'encadrement de la porte une silhouette blanche de neige. Tout le monde s'immobilise. L'agent de liaison tend à Humbert un mince feuillet rose que celui-ci lit à haute voix :

" Expédition cette nuit contre le poste de G.M.R. de Saint-Jean-deSixt. Agir de façon à obtenir la libération de Michou. " C'est signé Tom.

Du coup, il n'est plus question de dormir. Comme un coup de clairon, la note du commandant a secoué l'apathie générale. Tandis que l'agent de liaison va prévenir les sections et que le lieutenant Humbert dresse son plan d'attaque, chacun se prépare, vérifie son arme, F.M. ou mitraillette, se munit de chargeurs, bourre ses poches de cartouches et de grenades et jette dans un tiroir ses pièces d'identité.

À minuit, une dernière ration d'eau-de-vie est distribuée, puis l'ordre de départ est donné.

La petite troupe s'ébranle. Dans le plus profond silence, elle aborde le sentier qui dégringole vers l'Essert. Huit kilomètres la séparent encore de l'objectif. Un vent glacé gêne la marche et souffle en rafales, à travers les sapins et les hêtres qui gémissent avec des accents lugubres. La colonne traverse

le Borne, contourne Entremont et, vers trois heures du matin, arrive en vue de Saint-Jean. La place est solidement gardée. Des barrages de G.M.R. se dressent en travers de chacune des quatre routes qui débouchent sur le village.

- Position du tireur couché. Faites passer.

L'ordre chuchoté par Humbert court dans les rangs, jetant les hommes à plat ventre dans la neige. C'est ainsi qu'ils vont, en rampant, encercler Saint-Jean-de-Sixt, chaque barrage ayant bientôt, en face de lui, un détachement du maquis tapis dans l'ombre et prêt à donner l'assaut. Les doigts des hommes sont crispés sur la détente de leurs armes, les coeurs battent plus fort, l'attente paraît affreusement longue. D'autant plus que le faisceau lumineux d'un phare balaie sans cesse le paysage tout autour de l'agglomération et passe sur les corps immobiles qui, heureusement, se fondent dans le décor.

À l'heure H fixée par Humbert, le mécanisme se déclenche avec une magnifique précision. A la tête de leurs hommes, revolver au poing, les quatre chefs de section bondissent en avant. La consigne est impérative : jouer au maximum de l'effet de surprise, éviter autant que possible l'effusion de sang. La tactique se révèle efficace. Eberluées de se voir brusquement entourées par des maquisards aux mines farouches, les sentinelles ne songent pas à donner l'alarme. Elles ne tirent pas et se laissent docilement désarmer. Un à un, tous les postes sont ainsi réduits à l'impuissance et, une demi-heure après l'attaque, le village est occupé sans un coup de feu.

À l'hôtel Beauséjour, une trentaine de G.M.R. tirés de leur sommeil et réunis dans la salle à manger ne comprennent pas encore comment cette poignée de civils mal vêtus, mal rasés, descendus en pleine nuit de leur montagne avec un équipement disparate, ont pu se rendre maîtres d'une unité d'élite.

Mais l'heure n'est pas aux vaines spéculations. Le lieutenant Humbert a reçu une mission précise et il entend la mener à bien. Assisté de son adjoint, Jean-Isaac Tresca, dit Pasquier, il entame une négociation serrée avec les chefs du groupe mobile, un jeune aspirant et un adjudant, pour obtenir la libération du médecin auxiliaire du maquis.

L'entretien n'est pas facile entre ces deux groupes, enfants d'une même terre, mais séparés par un fossé que rien ne saurait combler.

Les " terroristes ", cependant, ont fait chauffer du café qu'ils partagent généreusement avec leurs prisonniers dans la salle rustique. En tenue réglementaire, tunique noire aux boutons d'argent, ceinturon et baudrier de cuir, casque et molletières, l'aspirant se demande visiblement pourquoi ces hors-la-loi recherchés pour pillage et crimes divers ne l'ont pas encore massacré, lui et ses hommes, avant de mettre le feu à l'hôtel. Tresca répond à son interrogation muette :

- Nous sommes des soldats, dit-il, et non des assassins. Pour ma part, ingénieur dans la vie civile, j'ai rejoint le maquis de mon plein gré pour défendre mon idéal de liberté.

- Je suis alsacien, explique Humbert, et si je suis ici c'est parce que j'ai refusé de travailler pour les Allemands, vos maîtres. Séparé de ma famille depuis deux ans, je sais seulement que ma femme a été jetée en prison et suis sans aucune nouvelle de mes deux enfants.

Ces arguments dépassent l'entendement des " mobiles ". Il faut en venir à l'objet principal de l'expédition.

- Il n'est pas en mon pouvoir de vous rendre votre ami, qui, d'ailleurs, a été emmené à Annecy, déclare l'aspirant. Seul le colonel Lelong est habilité à prendre une décision.

Le temps presse, car un habitant du bourg peut alerter les forces de l'ordre, et, d'un instant à l'autre, les maquisards peuvent se trouver, à leur tour, cernés par des renforts de police. Le lieutenant Humbert appelle le colonel Lelong au téléphone. Après lui avoir fait exposer la situation par son prisonnier :

- La liberté de tous vos G.M.R. contre celle de Michel Fournier, propose-t-il.

- D'accord, répond le chef de la police de Haute-Savoie. Je donne immédiatement des ordres afin que votre médecin soit libéré et autorisé à vous rejoindre dans les plus brefs délais.

- Votre parole d'officier ?

- Vous l'avez.

Mission accomplie. Les maquisards sont donc rassemblés et la petite troupe regagne en bon ordre le camp des Glières où la nouvelle du retour imminent de Michou est accueillie par des explosions de joie.

Mais c'est en vain qu'on attendra le jeune étudiant.

Le premier mouchard.

Aux Glières, les premiers jours de ce mois de mars 1944 sont marqués par une colère froide où se glisse, pour certains, un peu d'accablement

Les hommes ont accusé rudement le coup de la disparition de Michou et de leurs cinq autres compagnons capturés par les forces de l'ordre, plus rudement encore la mauvaise foi de leurs adversaires.

C'est comme un voile qui s'est brusquement déchiré. Longtemps, ils se sont refusés à croire que des Français pouvaient considérer au fond d'eux-mêmes d'autres Français comme des ennemis et mettre de l'acharnement et de la haine dans leur combat contre les réfractaires. Il leur faut, maintenant, se rendre à l'évidence. Les policiers de Vichy sont vendus corps et âme à l'autorité occupante.

Dans la nuit du 4 au 5 mars, alors que la pleine lune répand une lueur blafarde sur le paysage enneigé, deux appareils anglais annoncent leur arrivée.

Le service de réception alerté, la flamme des quatre bûchers monte bientôt dans le ciel, délimitant le terrain de parachutage.

Mais la bise glacée souffle avec tant de violence que le premier avion a déjà beaucoup de mal à assurer son équilibre à basse altitude. Pendant quinze longues minutes, il doit lutter contre le vent, piquant du nez, reprenant de la hauteur, secoué comme un fétu de paille, sous le regard angoissé de Fume, et de son équipe, avant de larguer sa cargaison.

Quand il s'éloigne, enfin allégé, vers l'ouest, les mêmes manoeuvres s'imposent au second appareil dont les évolutions sont si désordonnées dans la tempête que les maquisards redoutent, un moment, qu'il n'aille s'écraser sur les rochers. La maîtrise et le courage du pilote finissent cependant par avoir raison des éléments déchaînés.

Au petit jour, trente parachutes sont étalés dans la neige, aux haubans desquels sont fixés autant de cylindres métalliques bourrés d'armes et de matériel.

Le 8 mars, un nouvel avion vient survoler le Plateau. Mais il s'agit, cette fois, d'un oiseau de mauvais augure, un Stuka de la Luftwaffe, premier " mouchard " envoyé pour reconnaître le terrain dont ses caméras emportent des images précises.

 

Le cercle infernal.

Déjà, le nid d'aigle est étroitement encerclé. Les agents de liaison qui peuvent encore y parvenir en surmontant les pires difficultés sont formels : toutes les voies sont coupées vers une éventuelle retraite et il n'existe, dans la région, aucune possibilité de nouveau rassemblement.

S'il est impossible de briser le cercle infernal, du moins faut-il convaincre l'ennemi de la puissance du maquis, et que toute action contre le camp retranché serait sans effet, se traduirait, pour lui, par des pertes considérables.

Avec les maîtres de la tactique traditionnelle, Tom pense que le meilleur moyen d'assurer la défense est de prendre l'initiative de l'attaque.

Ce principe, il le soumet aux commandants de compagnies et aux chefs de sections qu'il a convoqués à son P.C. le 9 mars, à 17 heures. Et de développer devant eux un plan qu'il a mûrement mis au point.

Premier objectif : obtenir la libération des maquisards prisonniers. La négociation, là-dessus, ayant échoué, on passera à l'épreuve de force, au terme de laquelle on aura saisi assez d'otages pour imposer un échange à l'interlocuteur parjure.

Pour ceux des Glières, ce projet donne un aspect nouveau à leur combat. Il ne s'agit plus, cette fois, d'une escarmouche contre un détachement de miliciens ou d'un coup de main audacieux, limité comme celui de Saint-Jean-de-Sixt, mais d'une sortie massive, d'une entreprise de grand style comportant des perspectives excitantes et des risques certains, où la moitié des effectifs va se trouver engagée.

Les hommes ayant en leurs chefs une confiance sans réserve et tout le maquis étant prêt à suivre aveuglément Tom, qui se flatte, en outre, d'avoir " la baraka ", il est à peine besoin d'insister sur l'entrain avec lequel sont conduits, ce soir-là, les préparatifs de l'opération.

L'heure H a été fixée à 2 heures du matin. La petite troupe, qui aura pris position autour d'Entremont, tondra alors avec ensemble sur le village où est cantonnée une importante compagnie de gardes mobiles. Elle enlèvera par surprise quelques postes et se repliera en bon ordre avec ses prisonniers.

Pas plus difficile que ça... sur le papier.

L'expédition est d'autant plus hasardeuse que Tom a fait passer la consigne habituelle : " Pas d'effusion de sang. " Alors que l'adversaire, on le sait par expérience, ne se privera pas d'abattre les " terroristes " qui se présenteront à portée de ses armes. En pleine nuit, une activité insolite règne dans le camp. Les groupes sont formés, chacun ayant reçu ses instructions, et commencent à faire mouvement vers 11 h 30 pour gagner, par différents sentiers, les points d'appui qui leur ont été désignés.

Des habitudes sont acquises désormais, par tous ces hommes qui ont librement accepté une discipline rigoureuse, gage de leur sécurité commune. Parvenus aux avant-postes, ils écrasent leurs cigarettes. Un silence absolu s'établit dans les rangs. En file indienne, ils descendent les chemins raides et verglacés, attentifs à ne pas faire crisser la neige sous leurs brodequins.

Les chiens hurlent à la mort.

De ce défilé d'ombres, Clément Gérard se souvient :

" Après une longue marche silencieuse, dit-il, nous arrivons aux abords d'Entremont. La lune s'est levée. Elle inonde de clarté la neige qui reflète sur nous sa lumière. Vraiment, nous nous passerions bien d'elle : Nous voici maintenant entre les postes de G.M.R. Nous franchissons rapidement des barrières, traversons des jardins. Les ordres ne sont plus que des signes. Mais le vent se lève. Des volets mal accrochés claquent sèchement dans le calme profond de la nuit, un calme inquiétant oit des hommes veillent, tandis que d'autres avancent vers eux. Tout à coup. un chien aboie. Près de moi, un camarade chuchote " Salopard, tu vas nous faire repérer ! " Mes mains se crispent sur mon fusil mitrailleur, le doigt sur la détente. Maintenant, plusieurs chiens se répondent et hurlent à la mort. Se tairont-ils enfin ? Ils vont donner l'éveil. Nous rampons à plat ventre, retenant notre souffle, car l'ennemi est là, tout près.

" Soudain, un projecteur s'allume. Là-bas, une voix se fait entendre, puis les sifflets de la police entrent en action. C'est l'alerte. Un de nos groupes a été découvert. De toutes parts, des phares promènent leurs faisceaux dans la zone de garde, s'éteignent, se rallument, aigus comme des poignards, tandis que les coups de sifflet continuent à nous percer les oreilles.

" Il nous faut passer de l'autre côté de la route. Nous bondissons un par un quand, tout à coup, nous sommes éclairés en plein par un projecteur. Une voix retentit à cinquante mètres : " Halte-là, police ! " et une décharge de mitraillette est dirigée contre nous. Personne ne bouge. Nous restons le nez écrasé dans la neige. Par un imperceptible geste de la main, l'ordre nous est donné de nous abriter derrière la maison au pied de laquelle nous sommes parvenus. Lentement, tout le monde se replie et nous reprenons notre marche tandis que les phares fouillent toujours la nuit.

" Dans le lointain, des crépitements d'armes se font entendre. La bataille est engagée. Abs va chercher des instructions et revient me prendre. Ensemble, nous rejoignons notre sixain au pas gymnastique. Elle est déjà sous le feu du barrage de G.M.R. qu'elle a encerclé. En un clin d'oeil, je tombe assis, le F.M. entre les jambes. François n'a pas le temps de m'ordonner " Feu à volonté ! " que déjà, la main rivée à la poignée pistolet, je fais cracher mon arme. Un chargeur est bientôt vidé tout entier. Alors seulement, mes nerfs ne me font plus mal et je peux considérer de sang-froid le spectacle autour de moi.

" À ma gauche, François ajuste ses coups de fusil, ainsi que les voltigeurs André et Jean-Jean. À ma droite, Catel, à genoux, s'ingénie à bien placer ses grenades, le sourire aux lèvres, l'oeil rivé à l'objectif. Debout à ses côtés, sans s'inquiéter des balles qui le frôlent, Jacques approvisionne le V.B. Ils tirent vite, très vite tous les deux, si vite qu'à la troisième grenade, Jacques est pris de court, la paume de sa main est brûlée. Mais peu importe. Il ne se plaint pas et continue de charger de sa main valide. J'ai le temps de vider deux nouveaux chargeurs avant que les phares ne s'éteignent.

Des scènes semblables se déroulent à toutes les issues d'Entremont et dans les rues du village.

L'effet de surprise a été manqué à cause des chiens qui, en aboyant, ont donné l'alarme et contraint les maquisards à livrer combat avec un quart d'heure d'avance sur l'horaire prévu. La plupart d'entre eux n'avaient pas encore atteint leur position quand les tirs de barrage des G.M.R. se sont déchaînés, forçant les chefs de section à improviser sur-le-champ une tactique de rechange.

L'hôtel du Borne aux mains des maquisards.

À l'entrée nord du bourg, un groupe de partisans longe le Borne sur quelque trois cents mètres, en vue de parvenir jusqu'à une passerelle de bois qui enjambe le torrent pour aboutir derrière l'hôtel du Borne où l'on sait qu'un important détachement de gardes mobiles est cantonné. La section avance en colonne par un, l'arme à la main, masquée par une haie qui borde la berge, quand soudain retentit de l'autre rive le commandement réglementaire : " Halte-la, police ! " immédiatement suivi d'une rafale. Les assaillants ripostent et une bataille s'engage à l'aveuglette car, dans la nuit, les tirs manquent de précision.

Il faut conclure. Lucien, le chef de section, s'élance sur le pont, revolver au poing, suivi de ses hommes qui tondent sur les gardes dont certains sont abrités dans des trous individuels creusés dans la neige tandis que d'autres ont mis leurs fusils mitrailleurs en batterie derrière des piles de buis alignées par des bûcherons.

Les policiers sont désarmés et la petite troupe envahit l'hôtel, surgit dans les chambres d'où elle arrache les occupants mal réveillés, blêmes de peur et de rage contenue, qui sont rassemblés dans la salle du café et confiés à la vigilante surveillance de trois combattants sans uniforme mais puissamment armés.

La mort de Tom.

Ailleurs, le lieutenant Humbert s'est rendu maître, avec sa section, d'un poste de garde, où il reconnaît de vieilles connaissances, trois G.M.R. qu'il a rencontrés, il y a tout juste une semaine, à Saint-Jean-de Sixt, lors de l'expédition organisée dans le but de délivrer le médecin auxiliaire du Plateau. Le sang de l'officier ne fait qu'un tour. Il n'a pas digéré la tromperie dont il a été victime et qui a fait échouer sa mission.

- Je voudrais voir votre commandant, dit-il à ses prisonniers, car j'ai quelques explications à lui demander.

- Bien, nous allons vous conduire auprès de lui à l'hôtel de France, où se tient l'état-major des force de l'ordre.

C'est à l'autre extrémité du village.

C'est précisément l'objectif que Tom s'est réservé. Quand Humbert y parvient, c'est pour assister à une bataille en règle. Les rafales de F.M. et de mitraillettes se croisent de toutes parts, les balles sifflent rageusement dans l'air glacé. Que s'est-il passé ?

Comme tant d'autres, la section de Tom a été interceptée à la lisière d'Entremont et des tirs de barrage particulièrement nourris ont été déclenchés contre elle qui marchait sur l'hôtel de France. L'effet de surprise ayant joué à rebours, Tom avait tout à craindre d'un flottement dans son équipe composée en majeure partie de jeunes recrues qui n'avaient jamais participé encore à une véritable bataille. La moindre hésitation pouvait être fatale. Tom n'hésita pas. À la tête de sa section, il s'élança à l'assaut de l'hôtel, entraînant ses hommes dont aucun ne manqua à l'appel. Les armes automatiques partirent de plus belle, déchirant la nuit de leurs crépitements ininterrompus.

C'est alors qu'arrive le lieutenant Humbert, pour assister bientôt à la victoire de Tom, qui a bénéficié d'une chance extraordinaire. Malgré la violence des tirs, en effet, et malgré les projecteurs qui aveuglent les assaillants, aucun d'eux n'est touché. Pas la plus petite blessure à déplorer chez les maquisards. Par contre, les gardes mobiles de l'état-major qui, aux abords de l'hôtel, organisaient la défense, sont rapidement maîtrisés. Le commandant des G-M.R., un certain Lefèvre, est parmi les prisonniers.

Le drame se déroule ensuite avec une rapidité déconcertante.

Tandis que les hommes du Plateau sont occupés à désarmer les gardes mobiles, Lefèvre s'adresse à Tom :

- Pour la sauvegarde de mon honneur d'officier, lui dit-il, permettez-moi de garder mon pistolet.

- D'accord, répond, chevaleresque, le chef du maquis.

Ce qui ne l'empêche pas de reprocher durement au commandant à la noire livrée son manquement à la parole donnée, indigne d'un chef militaire. Il lui demande aussi de faire cesser la résistance des policiers, afin d'éviter de nouvelles et vaines effusions de sang.

Lefèvre, alors, de brandir son pistolet. Avant que personne n'ait pu prévenir son geste, il tire à bout portant sur Tom qui s'écroule. Déjà il dirige son arme contre Humbert qui s'est précipité, mais il n'a plus le temps, cette fois, d'en faire usage. Une rafale de mitraillette l'a abattu près de sa victime.

Le capitaine Cantinier, le docteur Marc et un infirmier, qui ont assisté, atterrés, à cette scène, enlèvent le corps de Tom et le portent dans un café voisin aménagé en poste de secours. Toute leur science est impuissante, malheureusement, à le ranimer. Tom a été tué net d'une balle en plein coeur.

Ainsi s'achève la courte et prestigieuse carrière du lieutenant Théodose Mord, animateur du maquis des Glières, qui aimait à répéter à ses hommes : " On n'a rien donné quand on n'a pas tout donné. "

Il se sera, pour sa part, strictement conformé à cette noble devise, lui qui laisse, à Lyon, une jeune veuve et deux petits orphelins.

Amère victoire.

Pour les autres, cependant, le combat n'est pas terminé.

Si les maquisards tiennent solidement le village où quelques policiers tiraillent encore sans conviction, les G.M.R., retranchés à l'intérieur de l'hôtel de France, en défendent farouchement l'accès dans l'attente probable de renforts qui viendront les délivrer. Mais la mort de leur chef a décuplé la colère des hommes du Plateau. Sous la conduite de Duparc qui a pris le commandement de la section, ils bondissent en avant, indifférents aux projectiles qui sifflent de toutes parts.

Une bataille acharnée se livre dont chacun sent qu'elle doit être décisive. Des hommes tombent maintenant, de chaque côté de la ligne de feu. Dans les rangs des réfractaires, Georges Decours, le bon Géo, l ancien sergent de ville d'Annecy, est mortellement atteint d'une rafale de fusil mitrailleur qui l'a littéralement scié en deux. Frizon, un champion de ski appartenant à la section des éclaireurs, est frappé en plein visage par une décharge qui lui a fracassé la mâchoire. D'autres sont couchés dans des flaques de sang, blessés plus ou moins grièvement, autour desquels s'affairent le médecin et ses assistants.

L'élan des maquisards n'est pas ralenti pour autant. Pied à pied, ils gagnent du terrain pour faire irruption, après un dernier bond, dans l'hôtel dont les défenseurs sont réduits à l'impuissance.

Un grand silence tombe soudain sur le village.

Le rassemblement s'opère dans la grand-rue où affluent les combattants. Quarante-sept G.M.R. sont réunis, bras en l'air, tandis que leurs armes, leurs capotes et leurs bagages sont chargés sur des traîneaux. C'est aussi sur un traîneau que sont couchés les corps de Tom et de Géo pour être ramenés jusqu'à un chalet de la Louvatière, où leurs compagnons, accablés de tristesse, leur rendent un dernier hommage.

Et une aube blême pointe à peine sur les sommets de l'est quand la morne troupe, écrasée par sa victoire, entreprend la rude ascension vers le Plateau, par des sentiers abrupts et couverts de neige.

Troisième partie

La fin des Glières

ARMÉE SECRÈTE CONTRE GESTAPO

Jamais, comme en ce début de mars 1944, l'image classique ne se sera imposée avec plus de cruelle ,vérité de la neige couvrant la terre comme un linceul.

Il semble, en effet, que la France soit à l'agonie.

Mise à part la minorité des profiteurs du régime, la petite cour de Vichy, les trafiquants du marché noir, les auxiliaires de la police allemande, tous ceux qui, à quelque titre que ce soit, " collaborent " avec l'occupant et édifient, parfois, des fortunes scandaleuses, la population végète dans un état de misère que la mauvaise saison vient encore aggraver.

Les rations octroyées par la carte d'alimentation sont nettement insuffisantes. La pénurie de matières grasses, en particulier, entraîne des conséquences fâcheuses pour les organismes déficients des vieillards, des malades et des enfants. Les " points " de textiles sont rarement honorés et, quand ils le sont, c'est avec des " ersatz " de laine ou de coton qui protègent mal

contre le froid. Depuis longtemps, le cuir a disparu des magasins où les chaussures sont munies de semelles de bois. Le pain se présente sous la forme d'une pâte grise et gluante, la saccharine remplace le sucre, et l'on grelotte dans les foyers sans feu, où la lumière est chichement mesurée. Dans les rues sombres, des silhouettes se pressent, frileuses et muettes.

La France subit son sort, accablée, anesthésiée par les discours du vieux maréchal qui prêche la résignation. On écouté bien, parfois, tous volets clos, la radio de Londres, celle d'Alger, les " Français qui parlent aux Français " et assurent que l'étau se referme sur le Reich nazi. Mais comment le croire quand l'Allemand est partout et tient l'Europe entière sous sa loi d'airain. Vienne le grand coup de boutoir annoncé par les speakers de la B.B.C. et de " Radio-France " et l'on verra de quoi le peuple français est capable. L'heure du grand sursaut national n'a pas encore sonné, cependant, et la plupart de nos compatriotes se terrent prudemment, respectueux de la règle imposée par le vainqueur, soucieux de ne pas se " mouiller " dans la fréquentation de quelque insensé de leur connaissance aux activités suspectes.

Celui-ci, bien souvent, est entré presque à son insu dans la résistance active. Il a accepté, d'abord, de conserver chez lui quelques papiers compromettants, puis de transmettre des mots d'ordre, de donner asile pour quelques jours ou quelques heures à des personnes en danger traquées par les commissaires aux questions juives, les brigades spéciales de la préfecture de police, les miliciens, ou les policiers de quelque autre organisme de sécurité. Dans la phase suivante, il a distribué des tracts, transporté des documents ou des armes. Il a été pris, dès lors, dans l'engrenage. Passé à son tour dans la clandestinité, il a dû adopter de nouvelles habitudes, rompre avec son milieu, abandonner parfois sa famille, apprendre à vivre en marge de la société, avec de faux papiers et, le cas échéant, un visage profondément modifié. Les missions sont devenues de plus en plus périlleuses. Il a dû participer à des raids contre des ouvrages d'art, des voies de chemin de fer, des usines, à des opérations contre des convois allemands. Il a dû, enfin apprendre à tuer.

Sur la toile de fond grisâtre de la vie quotidienne en France occupée, quelques hommes se détachent qui ont accepté cette vie aventureuse faite de rendez-vous furtifs dans les gares ou les jardins publics, de consignes murmurées à l'oreille d'un passant, de changements fréquents de domicile et d'itinéraire. L'insistance d'un regard, un visage qui se tend, une main qui se pose brusquement sur l'épaule sont devenus, pour eux, autant de signes angoissants, lourds d'une menace précise.

Car le réfractaire n'ignore pas le sort qui l'attend, en cas de défaillance, qu'il est le plus faible dans la bataille inexorable où il s'est engagé, qu'il est à la merci d'une dénonciation, d'une seconde de faiblesse, d'une réponse maladroite à l'agent qui vérifie son identité.

Combien de compagnons aguerris ont déjà succombé autour de lui ! Ne sera-t-il pas bientôt trahi à son tour par la fatigue, l'intolérable tension nerveuse à quoi il est astreint ? Il doit compter, avec les aveux arrachés à un camarade par les spécialistes de la question, les manoeuvres des agents doubles qui pullulent dans toute organisation clandestine, les indiscrétions d'un étourdi...

Ses réflexes sont soumis à une gymnastique épuisante, sa vigilance ne peut se permettre aucun relâchement sous peine des plus graves conséquences.

Un hommage particulier doit être rendu, ici, aux femmes de la Résistance qui, avec un cran et un sang-froid admirables, ont servi la cause commune.

La liaison a été leur secteur particulier. Il leur a été réservé parce qu'elles ont la réputation de passer facilement inaperçues, qu'elles possèdent un sens inné du camouflage et un sûr instinct qui les faits adapter aux circonstances les plus inattendues. Elles savent, par exemple, qu'un corsage de soie rehaussé d'une barrette de diamants est recommandé, quand on voyage en première classe sur la ligne Paris-Vichy, mais qu'il vaut mieux jeter un mauvais châle sur ses cheveux et égrener machinalement un chapelet si l'on a pris " le dur " en troisième pour aller de Nantes à Quimper. Moyennant quoi, elles dissimulent des messages de la plus haute importance au fond d'un tube de rouge à lèvres, transportent du courrier, des tracts, voire des armes dans des cabas ou des valises fatiguées en affectant un air de parfaite innocence, qui prend... quelquefois. Mais combien sont tombées, victimes du zèle intempestif d'une patrouille allemande ou d'un agent du contrôle économique.

Ils ont beau jeu, aujourd'hui, d'accabler la Résistance, de dénoncer ses erreurs et ses fautes, ceux qui, au moment du danger l'ont délibérément ignorée quand ils ne l'ont pas combattue. Que ce soit à dessein ou inconsciemment, ceux qui ont adopté une attitude de dénigrement systématique feignent d'ignorer le formidable appareil dressé en France contre les combattants de l'intérieur et les crimes monstrueux dont il s'est souillé.

Le bilan n'en sera jamais dressé officiellement, sans doute, mais les plus modestes comptables évaluent à plus de 20 000 le nombre de réfractaires français exécutés. Sur 115 000 d'entre eux qui ont été déportés, il n'en est pas revenu 40000, 1a plupart dans un triste état.

En cet hiver 1944, le contrôle des populations civiles est confié par l'occupant aux services spéciaux de la Wehrmacht : la sécurité militaire (Geheime Feldpolizei) et la gendarmerie de campagne (Feldgendarmerie). Mais c'est la Geheime Staatspolizei, la trop fameuse Gestapo, police secrète du IIIe Reich, qui est chargée de la répression. Pour l'aider dans cette besogne, elle peut faire appel, à tout moment, à la police française, et ne s'en prive pas. Elle s'est assuré, en outre, les services d'individus acquis à l'idéologie fasciste, soit par conviction, soit par intérêt, et, notamment, ceux de deux puissantes organisations : la Milice de Joseph Darnand et le S.R.M.A.N. de Charles Detmar auquel ses exploits ont gagné le titre de Gestapo française.

Bien qu'ils dirigent des formations rivales et se portent, réciproquement, un cordial mépris, Darnand et Detmar se sont rencontrés plusieurs fois à Annecy, au cours des premiers mois de l'année et, au terme d'une longue négociation, sont tombés d'accord pour participer ensemble à la vaste opération envisagée contre la Résistance en Haute-Savoie.

Les responsabilités seront équitablement partagées : les miliciens procéderont aux arrestations et les agents de Detmar se chargeront de l'interrogatoire des suspects. Quant aux exécutions...

Ainsi, sous les yeux de l'occupant, se creuse l'abîme entre les deux fractions de l'opinion française. D'un côté, ceux qui ont adopté " l'ordre nouveau " symbolisé par l'antique francisque, de l'autre ceux qui, ayant refusé de s'incliner devant la formule bismarckienne de la force qui prime le droit, ont embrassé la cause de la Liberté et de la dignité humaine.

Encore doit-on reconnaître que les positions ne sont pas toujours rigoureusement tranchées. Nombreux sont les fonctionnaires de l'État français, policiers et gendarmes entre autres, qui se laissent fléchir au moment de procéder à une arrestation et, tournant le dos, donnent au gibier le temps de filer. Plus nombreux encore les serviteurs habiles qui, ayant flairé le vent, pratiquent le double jeu et adressent des clins d'oeil complices à la Résistance, jusqu'au jour où, tout danger écarté, il s'y feront enrôler - courageusement.

Mais il en est qui, délibérément, ont choisi de résister à leur poste pour travailler mieux - au prix de quels risques ! - à la libération du pays, comme Jean Deffaugt, la maire d'Annemasse, comme le gendarme Bulot, de Megève, que nous retrouverons au cours de ce récit. Et, dans le camp adverse, il se rencontre des hommes comme le docteur Desplanches, chef de la milice de Faverges, qui ne s'abaisse pas aux procédés de basse police et finit par tomber, d'ailleurs, à Etercy, en combattant.

Jean Hénot : des amours insolites.

Au cœur de l'Europe déchirée, exsangue, où les fossoyeurs n'ont même plus le temps d'ensevelir décemment les morts, où de nouvelles ruines s'entassent chaque jour par-dessus les ruines de la veille, la Suisse offre un oasis de paix où la vie se poursuit paisible, comme avant. En apparence, du moins. Car une bataille sournoise y est engagée, à laquelle participent les agents secrets que les Alliés et les puissances de l'Axe entretiennent sur le territoire neutre et qui se surveillent étroitement.

La " France libre " elle-même y a mis en place un important service de renseignement auquel travaillent d'anciens officiers du Deuxième Bureau, le colonel Masson, le capitaine Clément, de Sangy, Gauthier, Bernard, Farquet, de Rupty. Des bureaux annexes ont été créés à Berne, où le colonel Pourchot est assisté du passeur Chevallier; à Genève, sous la direction du colonel Groussard avec Paschaud, Nappet et Michel de Val, en étroite coopération avec le réseau des douaniers français. Leur correspondant à Annecy est le capitaine Speiser. Il est aidé par Marcel Fivel et Paul Morel, deux maquisards qui connaissent parfaitement la région.

La liaison avec les responsables des différents réseaux et les chefs de l'Armée secrète est assurée par des agents mobiles, hommes et femmes, que leurs missions peuvent entraîner fort loin de leur port d'attache, sous la fragile protection de leurs faux papiers. L'important, pour ces commis-voyageurs de la Résistance, c'est de se pénétrer parfaitement de leur rôle. Quels que soient, pourtant, leur courage et leur expérience, un incident apparemment insignifiant entraîne souvent, pour eux, les plus graves conséquences.

Ancien engagé volontaire dans l'armée de l'air, puis chez les chasseurs alpins, Jean Hélio' compte parmi les plus audacieux et les plus efficaces de ces agents de transmission.

Dès octobre 1941, il s'est mis au service du Deuxième Bureau de la subdivision de Mâcon. Il va connaître, dès lors, trois années d'aventures extraordinaires. Sous les déguisements les plus divers, nanti d'identités fantaisistes, il va tromper plus de deux cents fois la vigilance des cordons de police ou de douane, passer vingt-sept fois illégalement la ligne de démarcation entre la zone libre et la zone occupée, franchir à quatre-vingts reprises, dans les deux sens, la frontière franco-suisse à travers barbelés et champs de mines. On verra, tout à l'heure, comment sa dernière mission dans ce secteur a failli s'achever, pour lui, devant un peloton d'exécution.

Dans les premiers temps de son activité, "Sema Jean " est principalement chargé de prendre des contacts avec des fonctionnaires civils et militaires de l'administration de Vichy et de reconnaître " les bons afin de les amener à participer à l'action clandestine. Son travail, qui exige une forte dose de discernement, couvre pratiquement tout le pays. Il l'entraîne de Boulogne-sur-Mer à Clermont-Ferrand, de Paris à Cherbourg, Nancy, Lyon, Bordeaux, et lui fait rencontrer des personnalités aussi différentes que le général de Lattre de Tassigny et Pierre Brossolette, Yves Farges, Guillain de Bénouville, le général Giraud, Duchez, des officiers de carrière, de puissants industriels, des commerçants ou d'humbles facteurs des P.T.T. et des douaniers. Il doit convoyer aussi des aviateurs alliés dont les appareils ont été abattus par la D.C.A., des attachés militaires, des agents de la Résistance: il doit transporter des sommes importantes en francs français ou en devises étrangères. des messages, des films, des plans, des cartes d'identité nu d'alimentation, tout au long de ses itinéraires qui représentent, en moyenne quelque trois mille kilomètres par mois.

Ses voyages, il les accomplit parfois sur la plate-forme d'une locomotive, à côté d'un mécanicien complice, bleu de chauffe passé par-dessus ses vêtements et, pour plus de vraisemblance, couvert de taches grasses jusqu'aux oreilles. Il lui arrive même d'occuper des places moins confortables, sous le charbon du tender, par exemple, ou derrière des piles de caisses, au fond d'un wagon plombé d'où il ne sera délivré qu'au bout de trois jours. À Cluny, en Saône-et-Loire, c'est à travers champs, derrière un groupe de paysans, qu'il passe la ligne de démarcation. À Moulins, par deux fois, il traverse l'Allier à la nage.

Ces pérégrinations ne vont pas, on s'en doute, sans quelques aventures. Il arrive plus d'une fois à Hénot d'être retenu dans un bureau de gare où des agents soupçonneux examinent son faux " ausweis " et le soumettent à un véritable interrogatoire. La compréhension d'un gendarme français ou d'un employé de la S.N.C.F. l'aide généralement à se tirer du mauvais pas. Il reçoit aussi, en d'autres occasions, des marques de sympathie intempestives qui le placent dans une situation embarrassante.

C'est ce qui se produit, notamment, un soir d'hiver 1943 où Jean Hénot erre dans Avignon à la recherche d'une chambre. Une importante garnison allemande est cantonnée dans la vieille cité des papes, aussi reste-t-il peu d'hôtels disponibles pour les voyageurs civils. Le nôtre voit approcher avec angoisse le moment du couvre-feu, fixé à vingt et une heure. Il transporte, en effet, un dossier de documents photographiques qu'il doit remettre le lendemain " sans le plier " à un correspondant de Marseille, et qui forme un petit bouclier sous sa chemise. Le moindre contrôle d'identité accompagné d'une fouille sommaire le ferait découvrir.

Pour échapper aux curiosités d'une éventuelle patrouille, Hénot use donc d'un stratagème qu'il a, maintes fois, expérimenté avec succès. Il se rend au siège de la Kommandantur allemande, explique sa difficulté à trouver un gîte, sollicite et obtient aisément une autorisation de circuler jusqu'à minuit. Il poursuit donc sa quête autour de la gare et jusqu'aux confins de la ville, avec un égal insuccès. Il ne lui reste plus que vingt minutes avant l'expiration du laissez-passer et aucun espoir de logement, quand il avise un halo jaunâtre qui fait tache dans une rue toute noire. C'est le commissariat de police. Il entre dans le poste, où quelques agents bavardent, tandis que quatre d'entre eux disputent un tournoi de belote, expose son cas et demande asile pour la nuit. On lui désigne un banc sur lequel il pourra s'allonger. Il était temps : les douze coups de minuit tombent lentement d'un clocher voisin.

Presque en même temps, un petit groupe de militaires allemands fait irruption à son tour dans la salle de garde. À sa tête, un jeune officier d'aviation qui, apercevant l'hôte des policiers, le prend pour un suspect qu'ils viennent d'arrêter. Détrompé, il engage la conversation avec Hénot, se fait cordial, exprime un enthousiasme délirant pour tout ce qui touche à la France, ses paysages, ses habitants, ses produits, et finit par offrir ses services au voyageur, sûr, lui dit-il, de lui procurer sans délai une chambre confortable. Perplexe, Hénot ne peut, cependant, refuser sous peine de fâcher l'officier et, sans doute, de provoquer ses soupçons. Encouragé par le brigadier de police, il l'accompagne donc à travers un sombre dédale jusqu'à l'hôtel de la Poste, réquisitionné pour l'état-major de la Luftwaffe et sévèrement gardé par un cordon de sentinelles.

- C'est ici ? interroge-t-il. C'est impossible. L'autre rit.

- Mais si, ne craignez rien. Vous serez bien reçu. Je vous installerai moi-même.

Les deux hommes passent devant les factionnaires qui leur présentent les armes, montent au premier étage où l'officier pousse une porte.

- Vous voici chez vous, fait-il avec un geste large. Une vareuse militaire est suspendue au dossier d'une chaise. Sur la table de chevet, un étui à revolver.

- Cette chambre est occupée, constate Hénot qui esquisse déjà un mouvement de recul.

- Évidemment, c'est la mienne. Veuillez accepter mon hospitalité. Quant à moi, je suis de service. Je vous laisse donc. Bonne nuit et à demain matin.

- C'est que mon train est à six heures. Adieu et merci mille fois.

- Bah ! Vous m'attendrez bien un peu. Nous prendrons , lions le petit fit déjeuner ensemble.

Resté seul, Hénot est assiégé par mille pensées inquiètes. Quelle est cette mauvaise farce ? N'est-il pas tombé dans un piège ? Comment tout cela va t-ili finir ?

Vaincu par la fatigue, il va s'assoupir cependant, quand il sent se glisser un corps nu contre le sien. Il reprend ses esprits. À la lueur d'une veilleuse, considère le pistolet d'ordonnance qui est toujours là dans sa gaine - mais aura-t-il le temps de s'en saisir ? - puis son pardessus accroché au portemanteau et dans la manche duquel il a roulé ses documents, retenus par une épingle. Il échafaude mille projets insensés tandis que le vaillant aviateur insiste, devient de plus en plus tendre...

C'est, décidément, un conte des Mille et Une Nuits teinté d'humour noir. Pitoyable Schéhérazade, l'agent de liaison entreprend de palabrer afin de gagner du temps. Il interroge l'officier sur sa famille, son enfance, ses amours, ses succès, tente de le détourner de ses pensées gaillardes. L'autre, passablement éméché, égrène maintenant des souvenirs et se plaint de la froideur des Français. Son propre lyrisme le rend mélancolique. Bientôt, il se met à sangloter, de grosses larmes coulent le long de ses joues.

Mais déjà une aube blême dissipe les ombres de la chambre. Hénot bondit hors du lit.

- Mon train !

- Restez encore un peu, supplie l'Allemand.

- Impossible, je dois prendre mon service à midi. Je ne garderai pas moins bon souvenir de cette soirée. Je vous promets de revenir vous voir à mon prochain voyage, dans quinze jours. Je serai, alors, moins pressé.

Et de se précipiter sur ses vêtements, glissant habilement son dossier sous le plastron de sa chemise, Son héros, pendant ce temps, est sorti, une robe de chambre jetée sur ses épaules. II revient portant un énorme sandwich.

- Prenez au moins cela, dit-il. Je vais vous reconduire.

Il passe rapidement son uniforme : pantalon, tunique, casquette ornée de l'aigle à croix gammée. Puis les deux hommes se retrouvent dans le hall de l'hôtel, saluant la sentinelle qui présente les armes.

Enfin, l'air libre.

- La gare est là, au bout de l'avenue, indique encore l'officier. Dépêchez-vous. Bon voyage et au revoir.

- Oui, à bientôt. Et merci.

Dans son compartiment, Hénot souffle enfin, et sourit intérieurement en repassant dans son esprit les épisodes de cette nuit de semi collaboration.

Une autre fois, dans le wagon-restaurant entre Dijon et Lille, c'est une " souris grise ", une jeune femme des services auxiliaires de la Wehrmacht qui fait clairement entendre à Hénot qu'elle le trouve très sympathique. Elle le serre de près, sollicite des confidences, lui raconte sa vie, explore avec lui les possibilités d'une conversation plus intime, quand survient un peloton de la Feldgendarmerie pour un contrôle d'identité. Une vigoureuse intervention de sa compagne évite au voyageur la formalité de la fouille. Et c'est heureux, car ses poches sont bourrées ce jour-là, de fausses cartes d'alimentation.

Mission interrompue à la frontière suisse.

Mais la chance est capricieuse et pour avoir souvent souri à Jean Hénot, peut-être a-t-elle fini par se lasser. Notre agent de liaison circule, ce 24 février 1944, sous le nom de Jean-Pierre Husson, agent technique des P.T.T., affecté à la censure de Vichy. Pour la quatre-vingtième fois, il vient de franchir la frontière franco-suisse.

Il a été chargé, entre autres, de convoyer un personnage important, le frère du sénateur Curol, vers Sallanches.

À Carra, près de Ville-la-Grand, un villageois qui semble fort absorbé par le travail dans son jardin a lancé le signal convenu : " La voie est libre. Passez. " Les deux hommes s'engagent donc sur la route d'Annemasse, quand jaillit d'une haie le commandement : " Halt ! " ... et que deux fusils sont déjà pointés dans leur direction. Un gendarme et un douanier allemands examinent les faux papiers auxquels ils ne trouvent, naturellement, rien à redire.

- D'où venez-vous ?

- De Thonon.

Les factionnaires montrent qu'ils n'en croient rien. Sans doute ont-ils aperçu de loin la manoeuvre des voyageurs. Tandis que l'un les tient en joue, l'autre les fouille sommairement, s'assurant surtout qu'ils ne sont pas armés. Puis, en route vers Annemasse pour tirer cette affaire au clair.

Un signe très particulier distingue Jean Hénot : une grenade lui a arraché trois doigts de la main gauche où il ne reste que l'annulaire et l'auriculaire. Cette infirmité, il l'utilise souvent dans ses missions en dissimulant dans les doigts vides de son gant des messages confidentiels maintenus en place 'par des tampons d'ouate. C'est ce qu'il a fait ce matin, mais le stratagème risque d'étui découvert et de coûter très cher à son auteur. Avec des précautions infinies, Hénot fait sauter le gant au fond de sa poche, puis, tant bien que mal, réduit les lettres en débris minuscules qu'il sème derrière lui, tremblant qu'un passant trop zélé ne ramasse une parcelle de document et ne vienne la remettre aux gardiens.

Tout s'est bien passé. La dernière feuille a disparu au gré du vent, quand le groupe atteint la gare d'Annemasse et l'hôtel Terminus, occupé par tes gardes-frontière allemands.

L'interrogatoire commence aussitôt, dirigé par un officier des douanes qui ne tarde pas à relever un certain nombre de contradictions suspectes. Par ailleurs, un appareil de prothèse dentaire tout neuf a été découvert sur Curol, qui porte la griffe d'un praticien de Lausanne.

Les deux prisonniers sont séparés, et, aux questions qui s'abattent sur lui, Hénot comprend que son compagnon a avoué qu'il ne venait pas de Thonon mais de Suisse. Il faut donc se découvrir tout de suite un autre alibi. Le pseudo Husson se présente donc comme un ancien combattant français interné en Suisse et que le mal du pays a poussé à rentrer en Savoie, où il veut chercher du travail. Mais ses rapports avec Curol restent obscurs. Celui-ci est soupçonné d'appartenir à l'Intelligence Service et Husson est, tour à tour, pris pour son secrétaire et pour un passeur professionnel.

L'affaire finit par sembler fort étrange aux douaniers, embarrassante, et ils prolongent toute la nuit leur Interrogatoire sans obtenir de réponses satisfaisantes.

Interrogatoire à la Gestapo d'Annemasse.

Le lendemain à midi, deux civils à la carrure imposante et aux manières brutales se présentent au Terminus pour prendre livraison des prisonniers et les entraîner sans ménagement vers le Pax, la prison d'Annemasse où, dans une pièce sommairement meublée, les agents de la Gestapo se relaient et harcèlent Hénot de questions, usant tour à tour de la persuasion et de la menace.

Le manège se poursuit pendant plusieurs jours et Hénot maintient la version qu'il a présentée aux douaniers. Une nuit, pour l'impressionner, on interroge devant lui un malheureux réfractaire. Meynet de Loison, auquel on plonge la tête dans un seau d'eau pour le pendre ensuite par les pieds au-dessus d'un radiateur électrique qui lui brûle le visage tandis que les coups de cravache pleuvent sur le corps martyrisé jusqu'à ce que la victime perde connaissance.

L'un des bourreaux s'en prend à Hénot :

- Ah ! vous n'êtes pas venu en France depuis 1940, ricane-t-il, vous ne connaissez pas Annecy ? Et ça ?

L'homme de la Gestapo exhibe une fiche d'hôtel où

Jean-Pierre Husson a signé son passage, quelques semaines auparavant, dans la préfecture de Haute-Savoie.

La cravache siffle dans l'air et vient cingler les épaules, les mains, le visage du prisonnier. Ce n'est là, d'ailleurs, que manière de " le mettre en condition ", un premier avertissement tandis que l'enquête continue.

- Que faisiez-vous à Genève ? hurle maintenant le tortionnaire. N'est-ce pas là que vous alliez prendre vos consignes et organiser vos missions ?

Et de brandir une épreuve prise sur le pont du Mont-Blanc par un photographe ambulant. (On saura plus tard que ce modeste artisan remettait ses clichés aux Allemands moyennant une rétribution de 300 francs suisses par mois). Hénot, cependant, tente de justifier cette double présence de part et d'autre de la frontière.

- Je n'ai été qu'une fois à Annecy, dit-il, pour porter deux montres à un voyageur de la part d'un ami de Genève. Je ne connais pas autrement le destinataire du colis, ni son nom ni son adresse. Je ne l'ai vu qu'au buffet de la gare et je ne saurais en donner qu'un vague signalement.

L'explication n'est guère convaincante.

Après une nouvelle volée de coups de cravache, Hénot est conduit à l'aube chez Kurt Meyer, le grand chef de la Gestapo locale qui a réquisitionné l'appartement du maire d'Annemasse, au-dessus du " Palais du vêtement ", pour y installer ses services. Ici, l'interrogatoire reprend de plus belle, conduit par une femme au visage dur, Lotte Hoffman. Tandis qu'elle

pose les questions, son assistant, Willi Mendson, frappe du poing, du pied, du nerf de boeuf avec une précision de métronome.

Contre le prisonnier dont le visage, les lèvres, les gencives ruissellent de sang, on lance un énorme chien-loup parfaitement dressé, qui rugit comme un fauve et serre les jambes du patient entre ses crocs. On rappelle la bête juste avant qu'elle ne les ait broyées.

C'est une loque inanimée qu'on ramène dans sa cellule. Mais la séance se renouvelle jour après jour. Une fois, on fait à Hénot le chantage à la famille. Un pistolet braqué sur sa poitrine, on le somme de dénoncer ses complices.

- Tu as un père, une mère, une fiancée, crie l'inquisiteur de service. Parle et quand tout sera clair, tu pourras écrire, recevoir des nouvelles et peut-être même des visites. Ta peine purgée, tu pourras revoir ta famille. La guerre ne durera pas toujours.

Une autre fois, Meyer apercevant une montre au poignet du prisonnier, s'en saisit :

- Je ne fais que la prendre en dépôt, déclare-t-il en ricanant. Nous, Allemands, nous ne sommes pas des voleurs. Vous retrouverez votre montre avec vos effets personnels quand vous serez libéré. Mais comme vous ne serez jamais libéré, vous ne la retrouverez donc jamais.

Et, satisfait de sa bonne plaisanterie, Meyer fixe la montre à son propre poignet.

Les scènes de torture se succèdent ainsi avec des variantes et quelques raffinements de cruauté jusqu'au jour de mars où, rendu plus furieux que jamais par le mutisme obstiné du suspect, un policier athlétique du nom de Vichmann saisit Hénot par les cheveux et le projette de toutes ses forces contre une table, comme s'il voulait lui briser le crâne. La tête du malheureux a porté contre l'angle du meuble et, le sang coulant abondamment d'une large blessure, il roule sur le sol, évanoui...

Des séances comme celle-là se renouvellent quotidiennement dans toutes les villes de France où la' Gestapo a établi ses services. Les agents de liaison en sont souvent les victimes et la gamme des supplices qui leur sont infligés est fort étendue. Leur véritable identité reconstituée, il leur arrive, par exemple, de voir arrêter quelque membre de leur famille. Leur mère, leur épouse, un enfant qui les rejoint et qu'on torture devant eux jusqu'à ce que craquent leurs nerfs et qu'ils livrent enfin leur secret. Ces traitements inhumains auxquels ils sont exposés

ont forgé aux auxiliaires civils de la Résistance un état d'esprit qui ne correspond pas toujours à celui k de leurs chefs militaires. Dans certains cas, ceux-ci sont convaincus qu'un pacte secret a été conclu entre de Gaulle et Pétain et que, de part et d'autre de la Manche, on vise le même but avec des moyens différents : la victoire, la revanche qui efface l'humiliation de l'armistice de juin 1940. L'Allemagne reste, pour eux, l'ennemi héréditaire, mais un bon et loyal soldat. Ils envisagent donc leur action sous l'angle du combat traditionnel. Et s'ils se tiennent toujours prêts à mourir pour la France, ils entendent que ce soit en héros tombant sous les balles ennemies.

Avec ou sans uniforme, les combattants civils ne sont pas forcément anti-allemands. Ce n'est pas contre une nation qu'ils luttent, mais contre l'idéologie fasciste. Eux savent bien, en outre, qu'il n'existe plus,en ces sombres jours, de code de l'honneur et qu'ils ne doivent attendre aucune pitié de l'adversaire, ni même le moindre respect des conventions de Genève. Ils savent que s'ils doivent mourir, ce ne sera pas sur un champ de bataille, les armes à la main, mais au fond d'un obscur cachot, abandonnés de tous, sous les coups d'un bourreau nazi.

D'où quelques malentendus. Certains officiers réprouvent notamment les exécutions sommaires de collaborateurs notoires ou les attaques de soldats allemands isolés, bien incapables de goûter le bon sens de ce mot américain : " Nous ne venons pas ici mourir pour notre patrie, mais afin que les Allemands meurent pour la leur. " Un point de vue que partagent la plupart des civils engagés dans le combat clandestin.

Cette divergence n'a pas été soulignée ici pour exalter le mérite des uns ou contester celui des autres. Aussi bien, de nombreux officiers ont-ils connu, par expérience personnelle, les procédés de la Gestapo jusqu'à succomber dans les geôles françaises ou les camps de répression d'Allemagne. Il n'en reste pas moins qu'une population mal préparée, disposant de moyens dérisoires, composée d'humbles ouvriers, de paysans, d'instituteurs, de petits fonctionnaires, de curés de campagne a répondu au premier appel de l'Armée secrète et lui a fourni la piétaille vouée à tous les sacrifices.

Ceux des Glières, en tout cas, ignorent les distinctions subtiles. Anciens du 27e B.C.A. ou soldats d'infortune, recrutés au hasard des pressions et des rafles, même esprit, promis au même destin.


10 MARS : " LE PETIT HOMME AIME LE BYRRH "

Tard dans l'après-midi du 10 mars, la troupe qui a gagné la bataille d'Entremont émerge sur le Plateau avec ses prisonniers, mais aussi avec ses morts.

Dans une pièce de l'infirmerie, tendue de parachutes aux trois couleurs françaises, les corps de Tom et de Géo sont couchés, que des piquets d'honneur veillent jour et nuit, en attendant que puisse être célébré un service funèbre par le Père Benoît, aumônier du camp, et le curé du Petit-Bornand, monté aux Glières malgré les barrages. Ce dernier amène avec lui les parents de Tom, accourus de Lyon pour voir une dernière fois leur fils avant que se referme sur lui le couvercle du cercueil.

Mais les événements ne vont plus laisser de répit aux maquisards.

Cette journée du 10 mars n'est pas achevée que le signal d'alerte est donné par la section Hoche. Les G.M.R. de Thônes, répondant enfin à l'appel de ceux d'Entremont, attaquent en force au sud du Plateau, clans le secteur de Notre-Darne-des-Neiges. Une bataille s'engage, violente et rapide. Aussi vive que soit leur pression, les gendarmes de Vichy ne parviennent pas à percer les défenses. Après une heure d'effort, ils doivent se replier en désordre, emmenant avec eux leurs blessés les moins gravement atteints, mais laissant aux mains des maquisards vingt nouveaux prisonniers qui vont rejoindre ceux qu'ils venaient délivrer.

Dans le même temps où se déroule ce combat, l'équipe de garde du P.C. écoute avidement les " messages personnels " que diffuse la B.B.C. Soudain, les hommes tressaillent. La voix du speaker vient d'annoncer placidement : Le petit homme aime le Byrrh. Le petit homme casse les tessons de bouteille. " Pour une fois, l'audition est claire, à peine brouillée. Il n'y a pas de doute. D'ailleurs toujours aussi calme, la voix s'élève de nouveau, et on entend " Je répète... ", puis la phrase mystérieuse retentit une seconde fois, à quelques minutes d'intervalle.

Ça, c'est pour nous, dit le lieutenant Joubert, qui dépêche aussitôt un agent de liaison à la section d'Artagnan chargée de recevoir les parachutages.

Pour la troisième fois, ce soir-là, les hommes de Fumex gagnent le terrain aménagé par leurs soins et, suivant une routine qu'ils connaissent bien maintenant, embrasent les quatre bûchers qui doivent en fixer les limites aux livreurs aériens.

Il est vingt-trois heures trente, quand le premier " Viscount " fait son apparition au-dessus de leurs têtes.

Les conditions atmosphériques sont - pour une fois - excellentes. Le froid, certes, est particulièrement intense, mais il n'y a pas de vent. Sur toute l'étendue de la piste, la lune fait scintiller la neige comme un océan de diamants.

L'appareil largue posément ses containers et s'éloigne aussitôt, laissant la place à un autre, puis à un autre encore. Trente avions se succèdent ainsi, jouant un étrange ballet dans le ciel où s'ouvrent mollement les parachutes bariolés qui soutiennent les précieux cylindres de métal.

Il est 4 heures du matin quand les feux de position du dernier appareil de la R.A.F. clignotent pour le signal " Mission terminée ". Un petit salut des ailes qui s'abaissent et se relèvent, suivant la coutume, peu orthodoxe mais légendaire des pilotes de Grande-Bretagne, et c'est fini. Épuisés mais radieux, les maquisards comptent cinq cent quatre-vingts containers, avant d'aller prendre quelque repos dans leurs chalets.

Plusieurs journées seront nécessaires pour récupérer ces quatre-vingt dix tonnes de matériel et les mettre en lieu sûr. Les prisonniers y seront employés, qui ne dissimuleront pas leur stupéfaction devant l'efficacité des parachutages.

12 mars : les bombardiers de la Luftwaffe entrent dans le jeu.

Les immenses ronds de soie, comme des robes de femmes par un été particulièrement joyeux, jonchent encore la neige quand le " mouchard " de la Luftwaffe reparaît à son tour au-dessus du Plateau, dans l'après-midi du 11 mars. Son rapport et ses photos ne peuvent manquer de signaler à l'attention  des autorités allemandes le réel danger que représente maintenant pour elles le camp retranché des Glières.

Dès le lendemain, en effet, trois bombardiers à la croix de fer, trois Heinkel, fondent en grondant sur le massif qui retentit bientôt du fracas, multiplié par l'écho des montagnes, du sifflement des moteurs poussés à refus, de l'éclatement des bombes, des crépitements des mitrailleuses.

Une nouvelle phase de la guerre s'ouvre alors pour les maquisards, un combat où ils sont impuissants à riposter en dépit de tout leur courage, où ils sont réduits à se terrer en attendant que passe la tourmente de feu.

Les premières explosions, cependant, n'ont pas causé trop de dégâts : quelques blessés légers qui sont dirigés sur l'infirmerie, quelques chalets endommagés.

Mais ce n'est là qu'une prise de contact, pour l'aviation ennemie, quelque chose comme un coup de semonce. Le 17 mars, des Stukas se présentent en formation serrée sur le secteur méridional du Plateau, dans la région du col de la Buffaz, où leurs piqués diaboliques s'accompagnent d'un long et sinistre hululement. Sûrs de l'impunité, les aviateurs allemands pilonnent méthodiquement tout ce qui entre dans le champ de leur collimateur. Plusieurs chalets sont la proie des flammes.

Avec leurs mains, avec leurs genoux, les maquisards creusent dans la neige durcie pour y chercher un abri dérisoire. Ils s'écrasent au sol, au pied des arbres pour quitter précipitamment leur retraite quand un sapin ou un chêne se met à flamber comme une torche au-dessus de leur tête

ANJOT PREND LA RELÈVE

Il faut continuer, cependant, à assurer la vie du camp, son organisation matérielle, lui garder son niveau moral. Le lieutenant Joubert qui en a pris la charge, après la mort de Tom, en éprouve toute la difficulté. Le moment est venu, peut-être, de réviser tout le programme d'action du maquis, en cette période critique où les principes de la guérilla n'ont plus de place.

Qui prendra la responsabilité de cette reconversion ?

Les liaisons sont de plus en plus difficiles avec les vallées où toute la population est suspecte aux yeux de l'armée occupante et des imposantes forces policières. Leur courage indomptable et leur parfaite connaissance du terrain ne protègent plus les passeurs des investigations soupçonneuses des gendarmes et des miliciens et il leur faut un remarquable sang-froid, une vigilance de tous les instants pour échapper aux pièges qui leur sont tendus.

Par ailleurs, la vie quotidienne sur le Plateau même est devenue plus que précaire. Le ravitaillement ne passe plus à travers les mailles du filet, et la présence des prisonniers dans le camp, quelque quatre-vingts bouches de plus à nourrir, pose à elle seule un sérieux problème.

Tout cela, l'organisation de l'Armée secrète ne l'ignore pas. Depuis la mort de Tom, la situation a déjà fait l'objet de plusieurs conférences où le colonel Navand, chef départemental de l'A.S. et les membres de la mission interalliée se sont préoccupés de donner un remplaçant au jeune chef du bataillon qui a incarné " l'esprit des Glières " et qui est tombé en héros, lâchement assassiné pour avoir tenté d'épargner une effusion inutile de sang français.

Les candidats ne manquent pas qui revendiquent l'honneur de conduire les maquisards à la victoire ou a la mort. Tout désigne, parmi eux, un petit homme râblé, ancien officier de chasseurs alpins qui, aux côtés du colonel Vallette d'Osia, a été l'un des principaux artisans de la résistance en Haute-Savoie. Après l'arrestation de son chef, le capitaine Anjot a poursuivi, avec plus d'ardeur encore, son action souterraine. Camouflé sous une épaisse moustache et de longs favoris, trouvant chaque nuit un gîte nouveau dans des retraites sûres, chez un prêtre ou dans une ferme, il a multiplié les démarches, assuré des liaisons importantes, recueilli des informations utiles, obtenu de nouveaux concours en faveur des combattants sans uniforme.

Ami de Tom dont il a eu l'occasion, nous l'avons vu, de sauver la vie au cours d'un engagement avec une unité de la Wehrmacht, Anjot n'est pas un inconnu pour les maquisards du Plateau, auxquels il a rendu visite à maintes reprises. On évoque encore, là-haut, l'une de ses dernières apparitions.

C'était dans les derniers jours de février. Les sentinelles d'un avant-poste ont vu monter vers elle un homme à la démarche paisible, coiffé d'un large béret, les mains au fond des poches de sa vareuse bleu marine, l'air anodin du propriétaire d'un des chalets occupés par la troupe. Mais les consignes sont les consignes, et le dialogue classique s'est engagé :

- Votre laissez-passer ?

- Je n'en ai pas.

- Alors, accompagnez-nous au P.C.

- Volontiers.

L'un des gardiens, un Espagnol de la section Ebre, est désigné pour escorter le visiteur.

- Suivez-moi, dit-il.

Et, sans méfiance devant l'allure débonnaire de son gibier, il met le fusil à la bretelle, passant le premier au lieu de clore la marche.

Au P.C. l'homme est reçu chaleureusement par Tom qui lui demande :

- Que pensez-vous de notre système de garde ?

- Très sympathique, répond l'autre avec un sourire ironique vers l'Espagnol, mais vos sentinelles sont un peu trop confiantes.

Ulcéré par cette observation, le brave garçon la rapporte à ses camarades du poste et conclut, furieux :

- Il peut revenir, celui-là. Si c'est encore moi qui suis chargé de l'accompagner au P.C., je le fais marcher devant, les bras en l'air et le canon de mon fusil entre les côtes !

Il oubliera cette promesse quand il reconnaîtra, plus tard, que son homme et le capitaine Anjot ne font qu'un.

Quelques jours avant le coup de main sur Entremont, bien qu'il ait été recherché par toutes les polices de France pour " menées antinationales ", Anjot n'a pas hésité à prendre contact avec le colonel Lelong, directeur des " opérations de maintien de l'ordre " en Haute-Savoie, pour tenter de négocier avec lui un modus vivendi par lequel les Français des organismes de répression et ceux de l'Armée secrète cessent de se traiter en ennemis. Comme toutes les autres, cette démarche conciliatrice est restée sans effet.

18 mars : les Glières " touchent " un nouveau chef.

Tout désigne donc Anjot comme chef du bataillon des Glières. Tout, sauf que cet homme de quarante ans a déjà beaucoup sacrifié à son idéal, qu'il a laissé en Bretagne une femme et un jeune fils, que le commandement du Plateau comporte aujourd'hui des risques mortels.

L'officier connaît trop bien les conditions d'un combat où le rapport des forces est terriblement défavorable aux maquis, pour cultiver le moindre optimisme. Dans les vallées, au cours de ses missions, il a pu mesurer l'ampleur du dispositif mis en place contre les réfractaires et qui lui laisse peu d'espoir de redescendre vivant du camp retranché. Il sait tout cela mieux que personne, et, le sachant, il insiste pour prendre, là-haut, la relève de son jeune compagnon.

Le 18 mars, les maquisards des Glières voient donc arriver le capitaine Anjot qui a dû entreprendre une périlleuse ascension à travers les barrages, avant d'atteindre son but.

Il porte l'uniforme réglementaire des chasseurs alpins. Dans ses bagages, se trouve le drapeau de la compagnie qu'il a commandée naguère, au pont de Kehl. Moustache et favoris tombés sous le rasoir, il a repris son visage familier.

- Si je dois mourir, je veux mourir Anjot, a-t-il dit à ses amis d'Annecy et de Thônes avant de gagner son dernier poste de combat.

Une foi ardente, un enthousiasme viril habitent cet homme à l'aspect sévère.

Le lieutenant Joubert, qui le connaît bien et apprécie le rare ensemble qu'il réunit de qualités morales, intellectuelles et physiques, son jugement et son expérience de soldat est heureux d'être déchargé d'un poids écrasant de soucis et des responsabilités. Quand il rassemble les hommes au P.C. pour leur présenter le capitaine, celui-ci termine ainsi la courte allocution qu'il a improvisée :

- L'Armée secrète m'a délégué auprès de vous pour prendre le commandement du bataillon des Glières. M'acceptez-vous pour chef ?

C'est un " oui " unanime qui lui répond, car les maquisards ressentent impérieusement, depuis la mort de Tom, le besoin d'un pilote qui prenne la barre en un temps où de graves décisions vont s'imposer.

20 mars : la milice prend l'offensive.

Dès le lendemain de son arrivée, l'infatigable Anjot procède à la réorganisation des services, répartit les charges et, avec Pierre Bastian et Jacques de Grittolet ses nouveaux adjoints, parcourt le Plateau en tous sens pour réconforter les plus lointaines sections et maintenir le moral de la petite armée à son niveau le plus élevé.

C'est que la résolution est plus que jamais nécessaire. Devant les défaites successives des G.M.R., Joseph Darnand a sollicité pour ses miliciens la mission de réduire le maquis des Glières. Déjà, ces auxiliaires dévoués de la Gestapo ont pris position tout autour du Plateau, où ils se distinguent par leurs brutalités et leur mauvaise tenue.

Le capitaine Anjot e eu tout juste le temps d'inspecter les avant-postes, de les renforcer et de faire distribuer de nouvelles provisions d'armes automatiques et de munitions quand, à l'aube du 20 mars, la milice lance une offensive simultanée sur deux points du camp retranché.

Au sud, un groupe important montant de Thônes fond à l'improviste sur l'avant-poste de la compagnie Joubert à La Rosière, tandis qu'au nord-ouest, la compagnie Forestier est attaquée par les miliciens cantonnés à Ussillon et qui se sont infiltrés par les gorges du Landron.

L'alerte a été immédiatement donnée au camp et les renforts accourent vers les secteurs menacés. Renforts assez réduits toutefois, car rien ne prouve que Darnand s'en tiendra là et on ne peut risque:. de dégarnir d'autres sections qui pourraient, d'un moment à l'autre, se trouver à leur tour prises à partie.

Toute la journée, on se bat avec acharnement. Mal entraînés à cette guérilla nouvelle, les miliciens, pourtant, ne manquent pas de mordant. Mais leurs assauts furieux ne s'en brisent pas moins contre une défense solidement trempée. Quand le crépuscule sonne, pour eux, l'heure de la retraite, ils laissent douze morts sur le terrain.

Ce nouveau succès est l'objet, le soir, dans les sections, de commentaires pleins de fierté. Anjot, pour sa part, est la proie d'une incoercible tristesse, d'une profonde angoisse.

Tristesse devant ces jeunes vies sacrifiées à une politique de lâche renoncement. Angoisse de voir la milice entrer dans le conflit, signe avant-coureur d'une vaste offensive qui va le contraindre de lancer ses hommes dans une bataille sans trêve, avec, au bout, la vision déchirante de leur inéluctable écrasement.


23 MARS : L'ENTREVUE DE LA DERNIÈRE CHANCE

Comme la guerre, cet hiver de 1944 n'en finit pas. Nous voici pourtant au 22 mars, irais le printemps a manqué le rendez-vous que lui avaient fixé les auteurs d'almanachs.

La neige épaisse étouffe le bruit des pas dans les lues de Thônes et c'est un ciel blafard qui, en cette fin d'après-midi, coule une lumière étrange sur le bourg savoyard recroquevillé au fond de la vallée. Le vent s'engouffre en rafales par les venelles étroites, plus âpre d'avoir balayé les glaciers voisins. Il semble que le soleil ait abandonné les hommes à leur misère.

Sur les trottoirs protégés par des arcades autour de la place de l'Hôtel-de-Ville, le claquement des semelles de bois a compensées n trouble d'une manière insolite, presque indécente, le silence de plomb. Les rares passants qui se hâtent vers leurs demeures échangent de rapides propos. Les sujets sont toujours les mêmes, inspirés par la durcie des temps : la saison inclémente, les réquisitions, les difficultés du ravitaillement, la boutique où, hier, il y avait du miel de Guinée sans tickets, de la confiture au sucre de raisin !

Quelques pauvres lumières s'allument dans les boutiques, se reflétant en flaques jaunes sur la Chaussée. Devant la boulangerie, deux villageois s'attardent, qui poursuivent une conversation commencée chez le commerçant :

- Ta Julie a-t-elle enfin consulté le médecin pour ses douleurs ?

- Ah ! bien, je t'en fiche ! Une vraie mule. Elle n'est pas encore rentrée à cette heure d'Annecy ou elle est allée porter un peu de lard et de beurre à notre Margot qui a tant de mal à nourrir ses deux gamins. Et ton Joseph ? Toujours sur le Plateau ?

- Sûr, pas question de le faire rentrer à la maison. Mais il nous fait passer régulièrement de ses nouvelles. Il ne se plaint pas.

- C'est égal, les gars ne doivent pas être à la noce avec ce foutu temps. D'autant plus moche qu'il devient quasiment impossible de leur faire monter des vivres.

- Si ce n'était que ça ! Le Jérôme m'a assuré hier qu'il se manigance quelque chose de pas ordinaire contre le maquis. Je n'en ai rien dit à la mère, mais je suis très inquiet.

- Bah ! Si c'est encore la milice, elle s'y cassera les dents, une fois de plus. Pas plus tard qu'avant-hier, les types de Darnand sont redescendus des Glières plus vite qu'ils n'y étaient montés. Paraît qu'ils auraient laissé une dizaine de morts là-haut.

- Oui. Mais les choses changent. Il ne s'agit plus, dit-on, de ces voyous, ni même des gardes mobiles. Les frisés seraient décidés, cette fois, à prendre l'affaire en main. Même qu'ils auraient entreposé des chars dans les cours des fermes entre Thorens, le Petit-Bornand et Saint-Jean-de-Sixt. Tout le massif des Aravis serait farci de nids de mitrailleuses.

- Oui, j'ai entendu. On dit ça... mais tu sais, les gens causent sans trop savoir... En tout cas, pour ce qui est de Jo, il leur donnera du fil à retordre, ne t'en fais pas. Il connaît le pays, lui, et...

Le dialogue s'interrompt brusquement. Une traction noire vient de s'immobiliser sur la place dans un crissement de pneus qui patinent sur la neige durcie, Deux jeunes gens en descendent, guindés dans leur uniforme marine, la francisque de la milice fixée à leur béret basque.

Les deux villageois se séparent brusquement. - Oiseaux de malheur, murmure le premier.

L'autre crache un jet de salive dans la direction de la voiture.

Il est clair que l'organisation de flamand ne jouit pas d'une vive sympathie dans la population de Théines. Les autres passants qui ont aperçu les miliciens détournent ostensiblement la tête et s'éloignent rapidement.

Comme un décor au lever du rideau, la place est soudain presque déserte, quand sept coups sonnent lentement au clocher en forme de bulbe ajouré de la vieille église.

Conscients de l'hostilité qui les entoure, les miliciens bombent le torse en manière de défi et tandis que l'un d'eux reste appuyé au capot de la Citroën, l'autre se dirige vers la rue des Clefs, d'un pas qu'il s'efforce de rendre martial.

Au collège Saint-Joseph, le supérieur est occupé à mettre un peu d'ordre dans les paperasses concernant la cinquantaine d'enfants dont il a la charge, quand le frère portier vient lui annoncer qu'un milicien sollicite quelques instants d'entretien.

L'homme est bientôt introduit dans la vaste pièce au sévère mobilier de bois noir. Après avoir claqué les talons et fait un impeccable salut militaire, il tire de sa vareuse un pli qu'il remet à l'ecclésiastique.

- De la part du chef, dit-il simplement.

D'un coup de pouce, le chanoine Pasquier fait sauter l'enveloppe. À la lecture de la lettre, son visage s'assombrit, une ride se creuse entre ses sourcils. Le commandant local des troupes de la milice, Jean-Louis d'Agostini, le conjure de désigner un de ses collaborateurs pour porter un message de sa part au chef des réfractaires. L'arrivée d'importants effectifs allemands est annoncée, explique-t-il, qui doivent " nettoyer " le plateau des Glières. Soucieux d'éviter un massacre, il a projeté d'ouvrir une négociation avec le maquis. Il ne peut envisager, cependant, l'envoi vers le Plateau d'une délégation de miliciens qui seraient abattus avant même d'avoir ouvert la bouche. L'intervention d'un prêtre est donc la seule voie qui lui reste permise. Mais le temps presse...

Le supérieur n'aime pas cela. En raison même de ses responsabilités, il s'est abstenu jusqu'à présent de prendre parti entre les maquisards du camp retranché et leurs adversaires des forces de police. La règle ne lui enseigne-t-elle pas, d'ailleurs, de se plier à la volonté de César, aussi nobles que puissent paraître les mobiles de ses ennemis ? Tout au long de ces tristes années, il a pu se croire à l'abri de toute souillure derrière les murs de son collège, et il a prié avec la même ferveur pour tous ceux qui étaient exposés au danger. La prière et la pénitence étaient les seuls dons qu'il pouvait dispenser à ses frères. Le reste demeurait entre les mains de Dieu.

Et voici que le destin venait frapper à sa porte. Les événements lui forçaient la main. Des vies humaines, des âmes de chrétiens étaient directement menacées. Un affrontement sanglant se préparait qu'il lui serait peut-être donné d'éviter. Où était le devoir ? Mais déjà le chanoine Pasquier avait pressé un bouton sur sa table de travail, et, au séminariste accouru, il s'était entendu murmurer :

- Veuillez prier l'abbé Cavet de me rejoindre toutes affaires cessantes.

Le milicien s'est figé, tout raide, au milieu de la pièce, vaguement gêné par l'attitude glacée du prêtre qui n'a même pas pensé à lui offrir un siège. Entre les deux hommes, un épais silence est tombé, rendu plus sensible par le tic-tac monotone du cartel pendu à la cloison et qui, goutte à goutte, débite du temps en secondes.

Maintenant, le chanoine s'est redressé de toute sa haute taille. Le visage levé vers le grand crucifix qui lui fait face, les yeux mi-clos, les mains, qu'il a fort belles, croisées dans un geste familier, il s'est abîmé dans une profonde méditation. Il en est soudain tiré par un grattement discret à la porte.

Au jeune prêtre qui s'est avancé jusqu'à lui, le supérieur communique la dépêche d'Agostini. Puis, sans ajouter aucun commentaire, le charge d'accompagner le visiteur jusqu'au P.C. du chef milicien.

Ce n'est pas sans raison que le chanoine Pasquier a choisi l'abbé Maurice Gavel pour cette mission. Aussi éloigné qu'il veuille se tenir du monde extérieur, il n'ignore pas que Pierre, le cadet de l'instituteur, s'est engagé dans le bataillon des Glières. La semaine dernière, encore, Maurice lui a rendu visite et il y a tout lieu de penser qu'il souhaitera le revoir, à la veille d'une action décisive. En outre, les deux frères sont nés dans cette région et l'abbé connaît parfaitement la route, jusqu'aux sentiers les plus secrets de cette montagne où s'est déroulée son enfance.

De sombres pensées assaillent le supérieur, resté seul au milieu de ses livres, de ses dossiers, de ses humbles meubles, témoins de ses veilles studieuses et de ses élans de piété. Cette libre adolescence, qu'il a connue et que ses disciples ont connue avant de le seconder dans sa tâche, pourquoi n'est-elle pas donnée en partage à ceux qu'il instruit aujourd'hui ? Ces gamins aux joues trop pâles, aux yeux trop brillants en dépit des efforts qu'il déploie pour les nourrir convenablement, ne lui reprocheront-ils pas, un jour, d'avoir accepté de propager la vérité de Vichy ? Ce matin même, il a dû sévir contre un élève de 6e surpris à chanter à tue-tête en plein réfectoire, l'indicatif de l'émission des Français de Londres à la B.B.C.:

Radio-Paris ment... Radio-Paris ment.. Radio-Paris est allemand.

Mais où se trouve la vérité parmi tant de vérités pour lesquelles les hommes se font tuer ?

Le chanoine est distrait de ses mélancoliques réflexions

par l'abbé Gavel, rentré de sa visite à l'état-major de la milice. Il est porteur du message dont le directeur du collège Saint-Joseph est invité à prendre connaissance avant de le transmettre au commandant des Glières. Il s'agit, en fait, d'un véritable ultimatum. Le chanoine n'en lit pas sans un serrement de cœur les dispositions ainsi conçues :

1) Le maquis se rendra sans condition ;

2) Une discrimination sera faite parmi les " rebelles " qui seront traités selon une classification arbitraire :

a) ceux dont le passé a été honnête verront leur situation régularisée. Ils auront, évidemment, à satisfaire aux obligations du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) ou de la relève.

b) les autres, les authentiques " terroristes " seront simplement livrés à la justice.

Il est clair, dès lors, que la milice a peur. Comme elle serait rassurée si le maquis était uniquement peuplé de ces énergumènes, de ces hors-la-loi de banlieue dénoncés par la propagande de Vichy et prêts à faire d'excellents indicateurs au premier passage à tabac ! Mais il ne s'agit pas de cela et d'Agostini l'a compris. Un poseur de voies de la S.N.C.F., un militant des " francs-tireurs et partisans ", un survivant de l'armée républicaine espagnole, c'est irréductible, cela résiste au crépitement des armes automatiques comme aux pires sévices. Aussi la ruse est-elle encore le meilleur moyen de venir à bout de cette " pègre internationale " comme aussi des " bien-pensants " égarés sur une mauvaise pente.

D'Agostini n'a pas trouvé cela tout seul. Il a obéi, en fait, aux instructions du grand patron, Joseph Darnand, secrétaire général au maintien de l'ordre qui, pour la circonstance, a conclu un pacte avec Charles Detmar, animateur de la " Gestapo française ".

Dans leur plan, le chef de la milice locale a discerné, en ce qui le concerne, un double avantage.

D'une part, il dépossède sans trop de risque la Wehrmacht d'une victoire sur le maquis et tout l'honneur lui en revient. De l'autre, il récupère quelques Français qu'il ne sera pas trop difficile, pense-t-il, de diriger sur les cités allemandes ou les camps de prisonniers où ils retrouveront nombre de leurs compatriotes résignés. Un tel exploit lui vaudra, sans doute, avancement et considération.

Aucun Français ne souscrirait spontanément aux conditions posées par d'Agostini, et le chef du maquis des Glières, quel qu'il soit, moins qu'un autre. Cette évidence apparaît nettement aux yeux du chanoine Pasquier. A-t-il le droit, dès lors, de s'en remettre au seul abbé Gavel, si jeune encore, du soin de convaincre, de prêcher la soumission ?

Sa décision est prise. Demain matin, il l'accompagnera sur le Plateau, pour jeter dans la discussion tout le poids de son expérience et de son autorité. Si, malgré tout, la mission échoue, c'est lui et lui seul qui en portera le poids.

Deux parlementaires en soutane.

Il fait encore nuit, le froid est très vif quand les deux prêtres, ayant prié ensemble, lestés d'une maigre collation, se mettent en route le jeudi matin. Comme des ombres furtives, ils traversent le village endormi, présentent aux postes de garde de la milice le laissez-passer revêtu de la griffe d'Agostini pour aborder, avant six heures, le premier sentier conduisant aux Glières, un raidillon qui serpente à travers les souches entre Morette et le Nant-Debout.

Bien que l'abbé Gave! connaisse le terrain et que les voyageurs soient rompus aux rudes expéditions en montagne. celle-ci se révèle particulièrement pénible. Les points de repère sont rares. Les chemins, d'ailleurs, disparaissent sous la neige. Le pied enfonce et bute à chaque instant sur un rocher ou sur une racine. Il faut avancer avec une extrême prudence si l'on veut éviter que l'aventure ne s'achève au fond d'un ravin.

À 11 heures, enfin, les parlementaires en soutane débouchent sur le Plateau où des sentinelles les amènent au lieutenant Bastian qui les accompagne lui-même au P.C. de " Bayard ", le capitaine Anjot.

Pour ce Breton élevé dans la foi chrétienne et qui a conservé intactes les traditions religieuses de son enfance, la présence inattendue de deux prêtres lui apparaît comme une intervention du Ciel, en un moment où il doit prendre une grave détermination, la plus grave de toute sa carrière, qui ne concerne pas seulement sa propre personne mais aussi les cinq cent cinquante jeunes gens qui ont remis leur sort entre ses mains.

Sans perdre un instant, le chanoine Pasquier lui fait part de la mission qui lui incombe, et l'abbé Gaves lui remet le message que d'Agostini a écrit à son intention.

" Bayard " lit d'abord la suscription portée sur le pli : " Au commandant Vallette d'Osia, chef du camp des réfractaires des Glières ", et ne peut retenir un sourire ironique.

- Vraiment, ces messieurs sont bien informés, dit-il. Ils pourraient nous consulter pour organiser leur service de renseignement.

Puis, il parcourt rapidement la lettre du chef milicien et la fourre sans mot dire dans la poche de sa vareuse, promettant de donner une réponse dans l'après-midi.

- En attendant, ajoute-t-il à l'adresse de ses hôtes, j'espère que vous nous ferez l'honneur de partager notre modeste repas.

C'est un très pauvre festin, en effet, auquel participent, autour du capitaine Anjot, les deux prêtres et une demi-douzaine d'officiers de son état-major.

L'atmosphère est lourde, les fronts sont soucieux. L'offensive avortée des miliciens, la veille, les incessantes attaques de l'aviation allemande composent les principaux sujets de la conversation. Il n'est pas question, pendant tout le temps du déjeuner, de la mission du chanoine Pasquier et de son adjoint.

" Bayard " meurt mais ne se rend pas.

Visiblement préoccupé, le capitaine Anjot ne cesse d'y penser, cependant, mais il remet à plus lard sa décision. Pour l'heure, dit-il, les obligations du service l'appellent au-dehors.

- Profitez-en pour visiter nos installations, conseille-t-il à ses convives d'une voix qu'il s'efforce de rendre joyeuse. Vous pourrez constater que nos " terroristes " sont de braves garçons et qu'ils mènent au camp une vie exemplaire.

Sous un pâle soleil, les deux prêtres entreprennent d'explorer les postes du versant nord. Tandis que le supérieur va réconforter les maquisards qui montent la garde du côté d'Entremont, le jeune abbé parcourt les sections du Petit-Bornand.

Tous deux sont accueillis comme les représentants d'une autre planète par les combattants coupés du reste du monde. Sur les traits émaciés, dans les yeux des jeunes loups affamés, s'inscrit l'histoire des dures journées au Plateau. Partout, cependant, la même résolution s'exprime avec force.

Certains des maquisards qui furent de leurs élèves ou leurs voisins pressent les visiteurs de questions. Ils veulent tout savoir sur leurs familles, sur la vie telle qu'elle se déroule " en bas in sur le comportement et le sort d'un garçon de ferme, d'un instituteur, d'un employé de la mairie qui a été leur ami ou leur concurrent un soir de bal - si loin dans le temps - ou d'une fille qui s'est promise... ou presque.

Ceux-là ont gardé la foi et quémandent une assurance, une absolution.

Il y a aussi les autres, " les étrangers ", qui appartiennent à une autre religion ou qui ne croient plus à rien. Le débat avec eux est plus difficile. L'heure n'est pas propice aux conversions, Ce qu'il faut, c'est éviter la controverse, descendre des sommets pour aborder la réalité quotidienne, aider, consoler. Oui, la tâche est lourde...

Au terme de son épuisante tournée, le chanoine Pasquier est de retour au P.C. à 16 heures. Le capitaine Anjot attend. Une pathétique conversation s'engage alors où l'homme d'Église tente de convaincre l'officier, tout en sachant - espérant, sans doute, au fond de son coeur - qu'il n'y parviendra pas.

- Le moment est venu, lui dit-il, d'examiner sérieusement la situation et de peser vos responsabilités. Tout le monde sait, dans la région, que le commandement allemand a décidé d'en finir avec les Glières. Excédé par les échecs répétés des forces de l'ordre françaises, gardes mobiles ou miliciens, il met en place un dispositif considérable, en vue de vous écraser. Militairement parlant, votre position sera bientôt intenable et les préparatifs de la Wehrmacht indiquent qu'elle n'hésitera pas à faire ici une hécatombe. N'y a-t-il pas lieu, dans ces conditions, d'examiner attentivement la porte de sortie qui vous est offerte par d'Agostini ? Après tout, il est français comme vous et ne doit pas envisager sans anxiété le destin qui vous attend, vous et vos hommes.

- Je suis assez bien informé des intentions de l'armée allemande et des moyens qu'elle mettra en oeuvre pour nous détruire, répond Anjot. Je sais que l'assaut sera brutal et je suis prêt à l'affronter avec la conviction que j'y laisserai moi-même ma peau. Mais ce sacrifice, je l'ai accepté dès le moment où j'ai pris le commandement de ce maquis.

" Quant à l'offre d'entrevue avec d'Agostini, elle est inacceptable parce qu'elle est inutile et qu'elle serait, en outre, dangereuse pour le moral de mes hommes. Inutile d'abord. Vous devez savoir, monsieur le chanoine, que, depuis l'arrivée des forces du maintien de l'ordre en Haute-Savoie, nous avons eu, à plusieurs reprises, des contacts directs ou indirects avec le colonel Lelong, l'intendant de police, et ses acolytes. Tandis qu'ils reconnaissaient ou feignaient de reconnaître la pureté de notre patriotisme, et qu'ils prétendaient poursuivre seulement le terrorisme, ils n'en continuaient pas moins à nous harceler, à nous couper de nos sources de ravitaillement, à nous acculer au désespoir. C'est eux qui ont forcé le rassemblement sur ce plateau, offrant ainsi une proie facile à l'ennemi. Je ne crois plus à leur sincérité. Un nouvel entretien ne servirait donc à rien.

D'ailleurs, les conditions que pourrait me poser le chef milicien sont incompatibles avec mon honneur de soldat ; elles m'obligeraient à trahir ceux qui m'ont fait confiance. J'ajoute que mes officiers et mes hommes ne sauraient être tenus dans l'ignorance d'une négociation qui saperait dangereusement leur moral. Ils devineraient chez moi une hésitation et seraient en droit d'imaginer je ne sais quelle préoccupation de sauvegarde personnelle. Or, à l'heure critique où nous sommes parvenus, le sacrifice étant accepté, ces hommes n'ont besoin que d'une chose, de résolution. Je ne veux pas encourir la responsabilité de l'avoir ébranlée. Vous voyez donc bien, monsieur le chanoine, que ma ligne de conduite est toute tracée. J'ai mûrement réfléchi à la proposition d'Agostini. Voici ma réponse. Elle tient en peu de mots. "

Dégrafant sa vareuse, " Bavard " tend au supérieur de Saint-Joseph le message du chef milicien dans lequel celui-ci exposait avec complaisance tous ses titres et ses décorations et, d'autre part, la courte lettre qu'il le prie de lui remettre et où il est simplement dit :

" Il est regrettable que des Français tels que vous avez été fassent, en ce moment, le jeu de l'ennemi.

Quant à moi, j'ai reçu une mission. Il ne m'appartient pas de parlementer. "

C'est cette réponse négative que les deux prêtres vont devoir transmettre. Leur mission, à eux, est terminée.

Les Stukas " dégagent " le terrain.

Avant de redescendre vers Thônes, le chanoine Pasquier veut encore passer quelques instants auprès des blessés et des malades de l'infirmerie.

Il est 17 heures quand il revient vers le P.C. afin de prendre congé des officiers. Alors, comme s'ils avaient été avertis par une voie secrète du refus de " Bayard ", les avions de chasse allemands déclenchent sur les Glières l'offensive la plus violente qu'ils aient jamais tentée. Par vagues successives, apparaissant au sud du Plateau, les Stukas volent bas dans un ciel d'une intense pureté.

En quelques instants, des colonnes de fumée s'élèvent dans la direction de Dran. Au centre du camp, un chalet brûle tout près du logement d'Anjot. Dans le secteur méridional, les chalets de Notre-Dame-des-Neiges ne forment plus qu'un immense brasier dont les flammes montent très haut. Méthodiquement, impitoyablement, l'objectif est mitraillé à coups de balles incendiaires qui provoquent, entre autres, l'explosion d'un dépôt de grenades.

Un maquisard, Gabriel Bermond, s'en souvient :

Nous rentrions de patrouille avec le capitaine Joubert, dit-il, lorsque quatre appareils sortirent brusquement du col de la Buffaz et foncèrent sur nous. Nous vîmes des flocons de fumée et, aussitôt, les obus passèrent par-dessus nos têtes. L'un après l'autre, les quatre chasseurs ouvrirent le feu de leurs mitrailleuses et de leurs canons. Ils revinrent plusieurs fois à l'attaque et disparurent. Personne ne fut touché mais, près des chalets, la neige était labourée en plusieurs endroits.

" Quelques heures plus tard, alors que nous étions occupés à reconstruire un épaulement de fusil mitrailleur, nous entendîmes soudain le bruit des moteurs. " Ils reviennent ! criai-je. Planquez-vous ! " Déjà un appareil piquait. Je me blottis dans un trou. Des projectiles explosèrent dans la neige qui devint noire. Dès que l'avion fut passé, nous nous élançâmes hors des trous pour aller nous abriter dans un chalet de pierre en prévision du raid suivant. À peine étions-nous entrés que l'avion était déjà là. J'étais blotti au coin d'un mur, un camarade s'était glissé sous un poêle, un autre se coucha sous la table. En la bousculant, des bouteilles tombèrent et le bruit de leur chute se mêla au crépitement des mitrailleuses. Soudain, je me sentis mouillé au mollet. Après l'attaque, je m'aperçus que j'avais été touché par deux éclats. "

C'est un épisode parmi tant d'autres de cette soirée de cauchemar.

Sa croix rouge n'a pas préservé l'infirmerie qui a constitué une cible de choix pour les assaillants. Une grande partie de son matériel a été bientôt détruite. Le docteur Marc revient précipitamment des avant-postes, où il avait été appelé auprès de quelques blessés. C'est pour se prodiguer au chevet de ceux oui sont le plus gravement atteints et qu'on lui amène de toutes parts. Un homme est transporté sur un brancard, la cuisse éclatée, saigné à blanc, qui expire en arrivant. Un autre e des fractures dans la région lombaire. II sera sauvé à force de transfusions et de pansements sulfamides.

Il faudrait être présent partout à la fois et ils ne sont que trois, le médecin et ses deux infirmiers, à pourvoir aux soins avec un appareillage de fortune. L'abbé Gavel, qui se trouvait dans le secteur de Notre-Dame-des- Biges quand l'attaque a commencé, y a organisé tant bien que mal les premiers secours sous la menace des appareils ennemis. Avec l'aide d'un groupe de maquisards, il a dégagé deux blessés écrasés sous les décombres d'un chalet et les a mis à l'abri dans la chapelle. Mais ils sont en si mauvais état que le dévouement des praticiens ne peut plus rien pour eux. Le prêtre a juste le temps de leur donner l'extrême-onction avant qu'ils ne rendent le dernier soupir.

La nuit est complètement tombée, maintenant. La mort dans l'âme, le chanoine Pasquier et son adjoint font leurs adieux au capitaine Anjot. Puis ils s'engagent sur le chemin du retour, bouleversés par les spectacles auxquels ils ont assisté. Plongés dans leurs tristes pensées, ils se hâtent vers Nant-Debout, où se dresse le premier barrage des miliciens qu'ils atteignent à 21 heures sans avoir échangé un seul mot.

Une heure plus tard, ils sont parvenus à Thônes. Dans la petite salle à manger de l'hôtel de l'Ermitage où la milice a établi son P.C., d'Agostini les reçoit au milieu d'un attirail guerrier. Sur tous les meubles traînent des fusils, des mitraillettes, des grenades et des caisses de munitions. Aux murs, des affiches reproduisent les traits empâtés de Joseph Darnand qui, à la manière de Mussolini, s'efforce d'avancer un menton volontaire.

Quand les prêtres remettent la réponse négative du capitaine Anjot au chef milicien, celui-ci exprime en termes rudes son irritation. Ainsi, l'obstination d'un maquisard le prive-t-elle d'une brillante victoire et condamne les réfractaires du Plateau à un sort tragique. Tant pis pour eux !

Peut-être, d'ailleurs, d'Agostini est-il sincère. On assurera, par la suite, qu'il jouait le " double jeu " sans autrement préciser, toutefois, le tableau sur le quel il avait jeté sa plus grosse mise.

DANS LE PLAN DE BATAILLE ALLEMAND :
LA WEHRMACHT, LA LUFTWAFFE, LA MILICE ET LA GESTAPO

Toute tentative de négociation est désormais interdite. Au cours de cette même journée du 23 mars, en effet, les autorités d'occupation ont tait savoir à Vichy qu'elles prenaient l'initiative des opérations, quelles avaient déjà ordonné un important mouvement de troupes. Darnand a obtenu, cependant, pour les siennes, le privilège de participer à l'offensive.

Arrivé de Lyon, l'état-major des forces allemandes s'est installé à l'hôtel Impérial à Annecy. Il y a là le général Tubs Oberg, commandant la 157e division alpine de la Wehrmacht, forte de 12 000 hommes, le général Knochen, de la Luftwaffe, qui dispose de deux escadrilles d'appareils de combat, chasseurs et bombardiers ; le docteur Knab, chef du Sicherheitsdienst (la police de sécurité) de Lyon et le docteur Kämpf, chef de la Gestapo pour la région d'Annecy. On peut être assuré que l'attaque des Glières sera préparée avec cette rigoureuse méthode qui a déjà valu tant de succès à l'armée allemande.

Le plan général comprend les dispositions suivantes :

" L'action sera menée par trois groupements. Elle sera soutenue par deux batteries de canons de montagne et une section de mortiers lourds de 15 cm.

Un bataillon de D.C.A. sera chargé d'opérations de sécurité dans toute la région. De plus, il y aura au nord-ouest, pour barrer le terrain, huit cents hommes de la milice, plus une compagnie de la Wehrmacht avec des armes lourdes et, en deuxième lieu, quatre cents hommes des forces de police. Selon les circonstances, l'attaque sera soutenue par une escadrille d'aviation de combat avec couverture de chasseurs. "

Pour sa part, le docteur Knab consigne dans son rapport quotidien à la date du 24 mars :

" Au cours d'un entretien avec le général Niehaff et le lieutenant général Pflaum, la mise en place des forces de police de sécurité a été réglée ainsi qu'il suit : la Wehrmacht attaquera avec trois bataillons qui auront les bases de départ suivantes : 1, Thuy (capitaine Stœckl); 2, Entremont (capitaine Schneider); 3, Petit-Bornand (capitaine Geler). Les P.C. du régiment et celui du lieutenant général Pflaum se trouveront à Thônes. La milice couvrira par le nord avec point d'appui à Thorens. "

Suit la liste des S.S. affectés aux différents bataillons comme force de police de sécurité.

Les préparatifs sont poussés, dès lors, avec célérité.

Conscients du grave danger qui menace celui des Glières, les maquis voisins s'efforcent de faire échec au plan allemand ou de retarder, du moins, son exécution.

C'est ainsi qu'une explosion retentit comme par hasard à l'aube de ce 24 mars sur la voie ferrée, à peu de distance de Saint-Jean-de-Maurienne, immobilisant un convoi de soldats de la Wehrmacht qui remontait vers Annecy.

Simple incident parmi tant d'autres, dont l'ennemi a tenu compte dans ses prévisions. La lourde machine est en marche. Rien ne l'arrêtera plus.

24 mars : deux Espagnols barrent la route à la milice.

Dans le camp retranché, il n'est plus un seul maquisard pour ignorer que son sort va se jouer dans les prochaines heures. On sait qu'une activité insolite est déployée, depuis quelques jours, jusque dans les plus minuscules hameaux où pullulent les uniformes vert-de-gris. Toutes les chambres disponibles dans les hôtels, dans les maisons particulières, toutes les granges, les étables ont été réquisitionnées pour la troupe allemande et ses auxiliaires.

À l'heure même où le train allemand se couche sur la voie à Saint-Jean-de-Maurienne, une nouvelle attaque est déclenchée par la milice sur les avant-postes du col des Auges.

C'est la section Ebre qui tient cette position difficile. Surprises, les deux sentinelles espagnoles s'accrochent désespérément au terrain et répondent au feu nourri de l'adversaire. Déjà blessés, couchés dans la neige, Credor et Garcia tirent toujours retardant autant que possible l'avance des miliciens. Mais ils succombent sous le nombre. Credor, la joue déchirée par une balle qui a atteint le cerveau, se raidit, mort, sur sa mitraillette. Les poumons traversés par une rafale, son camarade râle pendant trois quarts d'heure avant de s'éteindre.

Les crépitements de la fusillade ont été entendus, cependant. Conduits par l'indomptable capitaine Antonio et par Jouglas, des renforts arrivent au pas de charge, qui se rangent en bon ordre face aux miliciens pour leur barrer la route. Un fusil mitrailleur est rapidement mis en batterie. Des grenades sont lancées contre les assaillants. Ceux-ci, qui ne s'attendaient vraisemblablement pas à une aussi vigoureuse riposte, sont pris de panique et s'enfuient à travers bois en entraînant leurs blessés.

L'engagement a duré plus de deux heures.

À la fin de la matinée, les corps des deux sentinelles sont ramenés à la section où leurs camarades ont improvisé une très simple mais émouvante cérémonie. Debout, nu-tête, dans un silence impressionnant, les cinquante Espagnols assistent à la misé en terre de leurs compagnons tout près de leur chalet, sur lequel flottent, côte à côte, le drapeau de la. France et celui de la République espagnole.

C'est seulement après qu'un clairon eût sonné " Aux morts " que les anciens dé Madrid, de Terruel, de Guadalajara entonnent en choeur leurs anciens refrains révolutionnaires pour arrêter les sanglots qui leur montent à la gorge.

Cette fois encore, le maquis a repoussé l'agresseur. Il y a perdu deux de ses meilleurs soldats et l'alerte a été chaude. Il s'en est fallu de peu que la milice ne perçât les défenses du camp retranché.

Pour le capitaine Anjot et les commandants de compagnies, l'incident revêt, toutefois, une signification plus large. Tant d'audace chez les hommes de Darnand annonce, à n'en pas douter, une action prochaine de toutes les forces massées au pied du Plateau. Mais quand l'offensive générale sera-t-elle lancée ? De quel côté portera le principal effort ?

Au P.C., devant la carte, l'après-midi est consacré à une analyse de la situation. Sur la face orientale du Plateau qui domine les villages du Petit-Bornand et d'Entremont, les sections présentent une défense massive et sans fissure. Les éléments jeunes y sont en majorité, assez bien pourvus d'armes et de munitions. Mais les compagnies Joubert au sud et Forestier à l'ouest sont dangereusement minces et l'état des effectifs ne permet pas de les renforcer par quelque transfert de troupes que ce soit à leur profit.

Il n'y a pas de réserves, en effet, ni de défense en profondeur. Les points d'appui ne forment qu'un pointillé, trop largement interrompu par les distances considérables qui séparent souvent les sections.

En serait-il autrement, le commandement disposerait-il d'une masse suffisante de troupes fraîches à jeter dans l'action, qu'il ne pourrait pas le faire. L'éloignement, les obstacles naturels et la neige rendent les liaisons si difficiles qu'il faudrait au moins six heures pour que l'appel le plus urgent soit suivi d'effet.

Les quatre sections de Cochet, de Lombard, de Nollin et de Valazza seront-elles donc sacrifiées si c'est sur elles que pèse le plus durement la pression de l'ennemi ?

L'un des chefs de section, Roger Lombard, participe justement à la conférence. C'est un grand gars de trente ans, au visage rôti par le grand air, au regard direct, au franc parler. Il gérait le buffet de la gare d'Annemasse quand les Allemands ont occupé la ville et réquisitionné son local et son matériel. Plutôt que de les servir, il a préféré tout abandonner et rejoindre le maquis. Sa section se trouve à la pointe nord-ouest du dispositif entre le Nant-Sec et la Verrerie, composée principalement d'hommes de son âge, ouvriers ou bûcherons.

- Jamais les " Chleuhs " n'oseront s'aventurer par-là, dit-il. Tous ceux qui l'ont essayé l'ont regretté. Notre position est imprenable.

Devant une si belle confiance, Anjot sourit doucement.

Il est tout de même décidé qu'en cas de besoin les quatre sections se replieront sur le centre. Elles trouveront appui dans les défilés de la montagne des Frettes, en deçà du col des Glières, couvrant ainsi le P.C., l'infirmerie et le dépôt de munitions.

Les propos de Lombard ne sont pas dénués de bon sens, pourtant. Depuis l'escarmouche de l'Enclave, son secteur est parfaitement calme, et c'est à l'est que les miliciens, ce matin, ont attaqué.

25 mars : les arbres brûlent, les chalets sont écrasés sous une pluie d'obus.

Et c'est encore le versant oriental qui. tout au long de la journée du 25 mars, est soumis à une intense préparation d'artillerie.

Sur les flancs de Villards, du Parmelan, de la gorge des Evaux, la Wehrmacht a fini par installer ses batteries de pièces de montagne et de mortiers. Le jour n'est pas encore levé quand les premiers obus éclatent sur le Plateau.

Mal dirigés encore, ils vont se perdre dans les bois, abattre quelques sapins, se fracasser contre des rochers. Mais les artilleurs allemands rectifient le tir et visent le secteur de Lamotte, où les chalets de Monthiévret, abandonnés en hâte par les hommes des sections Saint-Hubert et Jean Carrier, ont bientôt pris feu.

Vers midi, les avions à croix gammée entrent à leur tour en action et l'explosion de leurs bombes, le crépitement de leurs mitrailleuses ajoutent au concert infernal des canons.

Chaque départ de projectile déchire l'air glacé et lance sa note sourde qui, répercutée par l'écho, roule longuement clans les vallées. Elle retentit douloureusement dans les bourgs et les villages de Thônes et de Thorens, de La Clusaz, de Saint-Jean-de-Sixt et dans les plus humbles hameaux de montagne où les familles sont nombreuses qui comptent, au moins, un parent, un ami, parmi les maquisards immobilisés sur l'ancienne combe d'alpage.

Chacun sent une froide volonté d'anéantissement à tout prix dans ce déploiement de forces dirigé contre la fragile unité des Glières. L'armement de ce qu'on appelle l'armée secrète, fait essentiellement de pistolets, de fusils et de mitraillettes, apparaît bien précaire, aujourd'hui, en face de l'artillerie et des chasseurs-bombardiers de l'ennemi. Aucun doute n'est possible, c'est un massacre qui se prépare. Sans grandeur pour le plus fort.

Dans les maisons où toute vie est suspendue, plus d'une fille se cache pour écraser de grosses larmes qui lui brûlent les joues, tandis que sa mère sursaute à chaque nouvelle détonation qui lui déchire le coeur. Les hommes ne sortent plus que pour les corvées strictement nécessaires, la queue devant la boulangerie voisine ou le ramassage de quelques bûches sous l'escalier extérieur. Mais ils ne peuvent pas ne pas voir les uniformes gris-vert qui ont envahi toute la région, ne pas entendre le martèlement des bottes sur la chaussée grattée par le chasse-neige. Alors, ils détournent les veux tant ils sont conscients de la haine qu'ils portent, visible et presque palpable.

Il ne saurait même plus être question, pour eux, de grimper sur le Plateau, comme ils l'ont fait si souvent, alors que leurs gars ont plus que jamais besoin, sans doute, de soins et de réconfort. Entre les villages et le massif des Glières, une garde compacte se dresse, faite de S.S. casqués d'acier et de miliciens armés jusqu'aux dents, les uns et les autres pleins de morgue, sûrs de leur victoire et qui appliquent les consignes sans douceur. Personne ne passe plus.

Là-haut, le bombardement aveugle a déclenché une activité de fourmilière. Peu de victimes chez les réfractaires, assez bien protégés sous leurs abris rocheux et dans les tranchées qu'ils ont récemment creusées. En fin de journée, une douzaine de blessés légers se sera seulement présentée au docteur Marc sans lui poser de problème particulier.

Mais la pluie d'acier a causé de larges destructions. Avec l'intention, peut-être, d'ouvrir une brèche dans le dispositif de défense, les artilleurs ennemis se sont acharnés sur la face est. De même, les appareils de la Luftwaffe ont lancé plusieurs tonnes de bombes entre Champ Laitier et la plaine de Dran, qui ont ravagé les installations.

De nombreux incendies se sont déclarés et des équipes ont été rapidement constituées pour les combattre, qui courent d'un bout à Vautre du camp et tentent d'étouffer les foyers sous de grandes pelletées de terre.

Mais il faut y renoncer dans la plupart des cas, et faire la part du feu. C'est ainsi que, dans le secteur de Monthiévret, le fléau gagnant de proche en proche. tous les chalets n'ont plus formé bientôt qu'un énorme amas de cendres incandescentes. Les hommes de Baratier et d'Antonio n'ont pu s'employer, dès lors, qu'à préserver les constructions voisines en creusant dans la terre gelée et dure comme le roc, un fossé aussi large que possible autour de la place condamnée.

Ailleurs, des flammes s'élèvent haut dans le ciel, là où des arbres touchés à mort brûlent quelque temps et crépitent avant de s'écraser sur d'autres arbres et des broussailles. Ici encore, les sauveteurs doivent limiter les dégâts, mains et visages cuits par la chaleur intolérable qui se dégage du foyer, à moitié asphyxiés par la fumée.

Le rythme des détonations décroît avec le jour. Longtemps encore, pourtant, après le crépuscule, les gens des vallées peuvent apercevoir des taches rougeâtres qui teignent les nuages, au-dessus des Glières, d'une lueur de sang.

Dans la grande paix enfin retombée sur les cimes, les hommes regagnent leurs cantonnements, fourbus, les membres brisés, n'aspirant plus qu'à la bienfaisante chute dans le sommeil pour oublier le cauchemar de cette journée et s'empêcher de penser à ce qui les attend demain.

Ce soir-là, pourtant, ils reçoivent la surprenante visite de Michel Bozon, jailli du col des Auges, bien que le Plateau soit étroitement cerné, qui leur apporte les derniers messages des êtres chers et remporte, une heure plus tard, les réponses griffonnées en hâte, malgré la lourdeur des paupières et les doigts engourdis.

Disparu le vaillant guide chamoniard, les maquisards ne savent pas encore que la dernière amarre est coupée qui les reliait au monde des vivants.

26 MARS : UNE ARMÉE DE FANTÔMES MONTE À L'ASSAUT DES GLIÈRES

Ils le comprendront le lendemain quand, à l'aube de ce dimanche 26 mars, retentira l'alerte à la suite de la double attaque des miliciens, à l'ouest, sur l'Enclave et l'Ussillon, au nord-est, par les cols de Spée et du Freux.

Bien qu'elle y ait engagé des effectifs importants et accrocheurs, la milice, on l'a vu, n'a pas réussi à rompre le barrage des maquisards et, après une heure de combats furieux, a dû se replier en désordre, abandonnant une vingtaine de cadavres dans la neige.

Anjot ne s'y est pas trompé.

Simple lever de rideau, a-t-il dit, qui annonce l'entrée en scène des forces allemandes.

L'intervention de ces forces était prévu, en réalité, pour la date du 28 mars. Mais l'état-major de la Wehrmacht et la Gestapo, qui siège à l'Impérial, a reçu, de ses informateurs, plusieurs avertissements selon lesquels les " terroristes " se disposeraient à quitter le Plateau isolément. Bien que leur garde soit aussi serrée que possible, que leurs patrouilles sillonnent les routes, que leurs gendarmes et leurs S.S. multiplient les perquisitions, les chefs allemands ont donc décidé de lancer leurs troupes à l'assaut du réduit avec quarante-huit heures d'avance. À la milice reviendrait l'honneur de les précéder.

10 heures : Manœuvre de diversion.

Une demi-heure de répit a suivi la ,retraite précipitée des uniformes bleu sombre des miliciens. À dix heures précises, une avant-garde allemande apparaît au nord du Plateau. Il s'agit d'un détachement de reconnaissance fort d'une cinquantaine de fantassins qui se sont hissés jusqu'au col de Spée défendu par la section " Liberté chérie ". Accroupi derrière un fusil mitrailleur, le sergent-chef Becker les a accueillis par un feu nourri. Six des assaillants sont touchés. Les autres se replient vers le bois et, couverts par les arbres, arrosent l'avant-poste de salves ininterrompues. Le petit groupe qui entoure Becker ne cède pas un pouce de terrain. Couchés à plat ventre dans la neige, les hommes ripostent coup pour coup.

Alerté par le bruit de la fusillade, Wolff, le commandànt de la section, arrive au pas de course avec du renfort, bientôt rejoint par Buchet et ses trente compagnons de la section Verdun. En face, la colonne ennemie s'est renforcée, elle aussi, et dispose, maintenant, de mitrailleuses lourdes et de mortiers. Le tac-tac des armes automatiques est ponctué par le fracas des obus percutant les rochers. À dix heures trente, un brancard porte à l'infirmerie le premier blessé de la journée, un gamin de vingt ans touché à la poitrine et qui crache le sang.

11 heures : La marée blanche.

Ce n'a été là, cependant, qu'une manœuvre de diversion. À onze heures, les unités allemandes débouchent de tous côtés sur le plateau, impressionnante armée de fantômes qui avance prudemment et dont les mouvements sont difficiles à suivre dans la neige. Le commandement de la Wehrmacht, en effet, a doté ses hommes des mêmes amples manteaux de toile cirée blanche qui ont été utilisés avec succès lors de l'offensive de l'hiver 1942-1943, dans les steppes glacées de l'Union soviétique.

Que pourront les maigres formations d'Anjot contre cette marée humaine qui déferle inexorablement, déborde les obstacles sans se soucier de ses propres pertes et accentue sa pression avec une lenteur calculée de machine ? À ces vagues qui se superposent comme les rouleaux d'acier d'un laminoir géant, les maquisards ne sauront opposer que leur héroïsme obscur, chacun dans son coin, chacun cramponné à son pauvre point d'appui, terré dans un trou individuel, enfoncé dans la neige jusqu'à la poitrine, camouflé derrière un tronc de chêne ou de mélèze ou seulement une mince haie de branchages.

À l'avantage du nombre s'est ajouté, pour les Allemands, celui du renseignement. Deux G.M.R. prisonniers du maquis sont parvenus à s'évader l'avant-veille et se sont empressés de rapporter au P.C. du Petit-Bornand tous les renseignements qu'ils ont recueillis sur le Plateau. Leurs informations ont été précieuses pour les envahisseurs, car les deux gardes ont été employés aux corvées de transport à travers le camp retranché et y ont pu relever tous les détours, les ressources et les points vulnérables.

11 h 30 : " Rendez-vous — Merde "

C'est au moment du naufrage que les hommes découvrent leur vraie nature. Sans se ressentir, semble-t-il, de sa dernière nuit d'insomnie, le capitaine Anjot parcourt, une fois de plus, ce matin, les sentiers difficiles du Plateau. Il a gagné le secteur du lieutenant Humbert dès qu'il a été avisé du coup de main sur le col de Spée et ne l'a quitté qu'après s'être assuré que les deux sections de Wolff et de Suchet tenaient bon.

Mais c'est à l'est qu'il attend le coup de boutoir décisif, là où l'artillerie allemande s'est déchaînée hier entre les deux pointes de la croupe rocheuse de Monthiévret, au-dessus de la vallée du Boine. Il y rejoint donc le lieutenant Lamotte et, en sa compagnie, va visiter les sections, prévenir les hommes qu'ils vont avoir à faire face à un assaut brutal, vérifier qu'ils ont reçu des armes et des cartouches en quantités suffisantes.

Anjot a vu juste. C'est bien de ce côté que l'assaillant va faire porter son principal effort. Partis d'Entremont, couverts par la forêt qui monte haut sur ce versant, les Allemands se présentent à 11 h 30 devant le poste qui contrôle le passage : un misérable fortin fait de rondins, de troncs d'arbres et de sacs de terre, tenu par dix-huit maquisards épuisés, à l'équipement hétéroclite.

À vingt mètres, l'officier allemand fait arrêter sa troupe et harangue les réfractaires :

- Nous sommes plus de mille, leur crie-t-il. Toute résistance est inutile. Rendez vous !

Un seul mot jaillit du faible rempart, le même qui fut lancé cent trente ans plus tôt par un général français sur un autre champ de bataille :

- Merde !

Un geste de l'oberleutnant et une salve puissante part des premiers rangs allemands cependant que le gros de la colonne se scinde pour contourner l'obstacle. Les défenseurs opposent une résistance farouche et leurs mitraillettes causent des pertes sévères à l'assaillant.

Midi : Pris entre deux feux.

À quelque cinq cents mètres de là, André Guy et Baratier, commandants des deux sections qui encadrent Monthiévret, ont dressé l'oreille au bruit de la fusillade. Ils dégringolent en direction de l'avant-poste, entraînant une dizaine d'hommes à leur suite.

Mais ils sont déjà débordés de toutes parts. Les Allemands qui, à midi, ont atteint la pointe de Monthiévret à travers les ruines calcinées, solidement retranchés derrière les rochers, tirent sur la petite troupe à découvert et, à cinquante mètres, abattent deux maquisards.

Les autres se jettent à plat-ventre sans trouver, sur cette plate-forme enneigée, le moindre tertre qui les protège. Ils ripostent cependant et les bandes défilent dans les deux fusils mitrailleurs qu'ils ont, tant bien que mal, mis en batterie, l'un tourné vers Monthiévret, l'autre vers le hameau du Sorcier où un second détachement allemand signale, maintenant, sa présence.

12 h 20 : Les deux F.M. enrayés.

Après un quart d'heure de ce duel inégal, le premier F.M. se tait, enrayé. Baratier l'abandonne et charge son fusil à répétition. Cinq minutes plus tard, le servant du deuxième engin automatique tombe, blessé à mort, sur sa pièce qui, à son tour, est mise hors d'usage.

12 h 35 : Baratier reste seul.

Les maquisards se battent furieusement. Ils entendent, au-dessous d'eux, leurs camarades de l'avant-poste qui défendent avec rage leur position. Mais leur feu diminue d'intensité. Ici et là, des blessés sont couchés qu'il n'est même plus possible d'évacuer sur l'infirmerie, tous les passages étant obstrués par l'armée allemande. Ceux qui sont le moins gravement atteints essaient encore de se rendre utiles jusqu'à la limite de leurs forces, mais leur tir manque de. précision.

À douze heures trente-cinq, Baratier s'aperçoit qu'il est seul à tirer avec son fusil anglais. Tous ses compagnons ont été fauchés par la grêle des balles, y compris André Guy, le brave " Chocolat ", ancien. chef du corps franc de Thôines, puis de la section Saint-Hubert, dont le doigt est encore crispé sur la crosse de son arme, qui a gardé jusque dans la mort son sourire narquois.

14 heures : Fin de Baratier.

Les Allemands ont vu, eux aussi, que la défense est réduite à un seul homme. Des deux côtés, ils avancent, afin de serrer Baratier dans leur étau. Celui-ci a prévu la manoeuvre. Il tente de décrocher, couvrant sa retraite du feu ininterrompu de son fusil qui, maintenant, lui brûle les mains. Il réussit à se glisser entre les deux colonnes et atteint un éboulis de rocher sur lequel il va prendre appui et tirer, tirer jusqu'à l'épuisement de ses munitions. C'est un combat désespéré, il le sent bien, car partout, autour de lui, la neige foulée porte la trace des bottes de l'envahisseur. Il a gagné pourtant, de rocher en rocher, un couloir d'avalanche qui aboutit au sentier d'Entremont. C'est peut-être le salut. Mais voici qu'un groupe compact de soldats allemands débouche en face du jeune officier. Toute retraite est désormais coupée. Baratier épaule encore, mais il n'a plus, cette fois, le temps de presser la détente... Une rafale le couche sur la neige. II aura tenu seul pendant près de deux heures.

14 h 30 : À La grenade !

Ce n'est là qu'un épisode du drame qui se joue sur toute l'étendue du Plateau où les soldats de la division alpine de la Wehrmacht émergent toute la matinée des sentiers du Petit-Bornand et de la forêt de la Perrière, de la gorge d'Ablon, du col du Freux, écrasant les postes de garde sur leur passage, répondant comme des automates aux commandements rauques de leurs sous-officiers. Bientôt débordées par ce flot, les unités maquisardes luttent contre des forces quarante fois supérieures. Quels que soient ses sentiments, chaque chef de section a trop à faire avec ses hommes pour se lancer au secours d'une section voisine en difficulté.

À midi, le commandement allemand a établi son quartier général dans la plaine du Dran.

Ici sont les sections Hoche et Lyautey encerclées et qui, mitraillettes et F.M. braqués dans toutes les directions immobilisent deux compagnies. Mais les munitions s'épuisent rapidement. Bientôt les armes ne pourront plus être alimentées. Une estaffette qui a réussi à se glisser jusqu'au P.C. d'Anjot revient en rampant et rapporte au lieutenant Joubert une réponse négative. Toute liaison est devenue impossible à travers la masse des troupes ennemies qui bloquent toutes les issues. Les réfractaires tirent leurs dernières cartouches. À 14 heures 30, presque simultanément, Nollin et Valazza lancent le même ordre :

- À la grenade !

Il s'agit de briser l'étreinte ennemie, de forcer le passage et de gagner, si possible, une nouvelle position. La manoeuvre est partiellement couronnée de succès. Mais une vingtaine d'hommes manquent à l'appel quand leurs compagnons, regroupés dans une dépression rocheuse des Frettes, font mouvement vers le nord-ouest pour tenter de rejoindre la section Le Chamois.

15 h 15 : Une trêve illusoire.

Les officiers allemands sont visiblement déconcertés par cette résistance inattendue. Les " terroristes " se battent, décidément, comme de vrais soldats. Ils font preuve d'une détermination, d'un mordant surprenants. Si nombre d'entre eux ont été tus hors de combat, bien plus nombreux sont les hommes de la Wehrmacht couchés sur la neige, inertes, drapés dans leur houppelande blanche, et qui interrogent le ciel de leurs yeux vitreux.

La tactique du mouvement enveloppant, désormais classique dans l'armée allemande, s'est révélée encore une fois efficace. Parfois au prix de lourdes pertes, les défenses ont été enlevées à la lisière du Plateau et l'assaillant a pénétré de quatre à cinq kilomètres à l'intérieur du maquis. Mais les survivants se sont repliés en bon ordre vers le cœur du dispositif, auquel ils font un solide rempart, d'autant plus résolus qu'ils se trouvent, maintenant, à proximité du dépôt où ils peuvent puiser à volonté armes et munitions.

Combien sont-ils ? Une poignée, moins de cinq cents hommes, avait-on assuré hier aux commandants des compagnies allemandes. La résistance que ceux-ci rencontrent et la puissance de feu de leur adversaire les inclinent à penser que cette évaluation était erronée, que le chiffre indiqué par le service de renseignement devrait être, pour le moins, décuplé.

Cette impression, les Allemands la transmettent au P.C. de campagne de leur état-major établi à l'hôtel de France, à Entremont. Dans le compte rendu qu'ils font de la situation, ils laissent entendre que plusieurs jours d'un combat meurtrier seront probablement nécessaires pour venir à bout du camp retranché.

À 15 h 15, surprise chez les maquisards. La pression ennemie, soudain, se ralentit. Un à un, les tirs cessent. On assiste à d'étranges manœuvres. Dans le secteur du lieutenant Lamotte, les Allemands reculent comme s'ils allaient décrocher. Le maquis aura-t-il eu raison, une fois encore, de ses agresseurs ? Ailleurs, les " frisés " fouillent la neige, cherchent des abris sous les arbres ou les rochers, s'installent comme s'ils allaient cantonner en vue d'un long siège. Un lourd silence est tombé sur le champ de bataille. L'ennemi va-t-il renoncer à la lutte, ou prépare-t-il un nouveau traquenard ?

15 h 25 : La Luftwaffe revient.

La réponse est apportée dix minutes plus tard par un Heinkel qui fonce droit sur la commanderie où, avec un sifflement lugubre, il lâche une première bombe.

Presque au même moment, les 77 de l'artillerie de montagne se déchaînent.

Aucun doute n'est plus permis cette fois, les Allemands sont décidés à atteindre l'organisation réfractaire dans ses oeuvres vives qui, ils le savent maintenant, sont groupées au centre du camp retranché. Un déluge d'obus incendiaires s'abat donc sur la place que survolent, en vagues successives, les bombardiers de la Luftwaffe.

L'entreprise de destruction et de mort se poursuit systématiquement pendant une heure. Le P.C. d'Anjot a été écrasé par les premières décharges. Abandonné par ses occupants, il n'est plus bientôt qu'un brasier au milieu des dix autres chalets dont s'échappent de grandes flammes et une épaisse fumée.

L''infirmerie a du être évacuée, elle aussi. Atteint par des éclats d'obus, brillé aux mains, éclaboussé de sang, le docteur Marc n'en a pas moins sauvé deux grands blessés qu'il a portés lui-même jusqu'à une grotte voisine transformée par ses assistants, tant bien que mal, en antenne chirurgicale de fortune. C'est là que seront traités jusqu'au soir les combattants plus ou moins grièvement atteints, amis ou ennemis. C'est là, tout près des moribonds, que le capitaine Anjou a établi son poste de commandement, à deux pas du tumulus et de la simple croix de bois qui marquent la tombe de Tom Morel.

16 h 30 : Nouvel assaut.

Quand cesse, enfin, le carrousel infernal des appareils et que se taisent les canons, les fantassins allemands quittent leurs abris. À seize heures trente, leurs chefs ont lancé l'ordre : " En avant ! " et, en lourdes colonnes, serrés entre les caporaux qui leur aboient aux chausses, ils se lancent de nouveau à !'assaut. Mais les maquisards ont été rendus furieux par le pilonnage intensif et, plus que jamais, semblent résolus à défendre pied à pied ce qui reste du réduit où ils ont rêvé de liberté.

Sur l'étroit quadrilatère adossé à la montagne des Frettes d'une part, aux rochers de la Perrière de l'autre, le combat reprend, acharné. Il est clair, désormais, que les Allemands sont pressés d'en finir, surpris et irrités par une résistance qu'ils n'attendaient pas. En face, le mot d'ordre du P.C. a été communiqué aux sections : " Tenir par tous les moyens jusqu'à la nuit. "

On se cramponnera donc au terrain. De son abri précaire, Anjot assiste, tout l'après-midi, à un défilé hallucinant, celui de ses gars blessés qui, après un pansement sommaire, courent reprendre leur place dans la mêlée.

19 h 15 : Cessez-le-feu.

Car c'est à cela, maintenant, que se réduit la bataille. Une ruée sauvage où chacun sait qu'il ne doit compter que sur soi-même, que l'adversaire ne l'épargnera pas, que l'homme qui passe à portée de son fusil doit être abattu sans pitié s'il appartient à l'autre camp. Un affrontement de fauves.

Pendant trois heures encore, les armes crépitent autour du dernier carré où les maquisards défendent ce qui reste de leurs installations, un tas de ruines fumantes au-dessus desquelles flottent les trois couleurs hissées au sommet du mât central.

Bayard et les commandants des quatre compagnies ont ramassé là tous ceux de leurs hommes qui ont pu se couler à travers les détachements ennemis et dont ils ont fait une digue sur laquelle viennent se briser les lames de l'assaillant.

Il en est beaucoup, cependant, qui manquent à l'appel. Séparés de leurs camarades, ils forment des petits groupes égaillés dans la nature. À Notre-Dame-des-Neiges, au col de l'Ussillon, à Champ Laitier, où ils défendent rageusement leurs positions. Quand ils n'ont plus de cartouches pour alimenter leurs mitraillettes, c'est à la grenade qu'ils ouvrent des brèches dans les rangs de l'adversaire.

Et quand les grenades viennent à manquer, ce sont les poignards qui sortent de leur gaine. Des combats s'engagent ainsi, au corps à corps, où les protagonistes mettent toute leur force et leur science du meurtre, et au terme desquels l'un d'eux reste étendu, sans vie, sur la neige molle où s'élargit une flaque de sang.

Les Espagnols sont les plus ardents et les plus habiles à ce jeu sinistre. Mais les maquisards isolés de Lombard, de Macé, de Conte y participent avec une égale frénésie. Ils savent que s'ils manquent l'Allemand, celui-ci ne les manquera pas.

Ainsi s'achève cette journée du 26 mars aux Glières, tandis que l'ombre descend déjà sur la montagne. Quelles que soient sa supériorité numérique et la qualité de son équipement, l'armée allemande n'est pas encore en mesure de chanter victoire. La troupe occupe une grande partie du Plateau, mais les bataillons qui y ont accédé par toutes les faces n'ont pas encore fait leur jonction. Au centre, le maquis cuisse une résistance qu'il ne sera pas facile de réduire. Sur de nombreux points encore, le passage est verrouillé par des unités squelettiques, deux ou trois hommes parfois, qui tiennent en échec les unités nazies.

Le soir qui tombe force donc les chefs de la Wehrmacht à modifier leur plan de bataille. Poursuivre la lutte dans la nuit imposerait des sacrifices inutiles, ferait courir de nouveaux risques aux soldats, les exposerait à tomber dans des embuscades sur ce terrain qu'ils connaissent mal et dont les

" terroristes ", au contraire, utilisent chaque repli, chaque buisson, avec succès.

L'ordre est lancé à 19 h 15 de cesser le feu. Les légions du Reich camperont sur place où elles se préoccuperont de fortifier leurs positions. Peu à peu, le crépitement des armes automatiques s'apaise. Les Allemands s'emploient maintenant à relever leurs blessés et à ensevelir leurs morts.

Un profond silence est tombé aussi sur les vallées qui entourent le massif des Glières.

Les villageois ont été arrachés à leur torpeur, ce dimanche matin, par le fracas des détonations. Ils ont assisté, impuissants, à la montée des troupes allemandes vers le Plateau et, toute la journée, ont essayé de suivre, par la pensée, les phases de l'opération. Ils ont serré les poings chaque fois que l'écho renvoyait le fracas d'une explosion particulièrement violente. Les femmes se sont pressées dans les églises où elles ont prié pour un fils, un frère, un fiancé. Et maintenant, avec le calme revenu, une infinie tristesse a envahi toute la région.

22 heures : Mission terminée.

Là-haut, le capitaine Anjot a réuni un conseil de guerre sous un bouquet de chênes noircis par le feu. A ses adjoints, Bastian et Griffolet, et aux commandants de compagnies, il fait un exposé de la situation, aussi maître de soi que s'il se trouvait dans un amphithéâtre de l'École de Guerre et non sur une garrigue ravagée où s'entendent encore, de loin en loin, des rafales d'armes automatiques, où des arbres flambent avant de s'écrouler dans un énorme jaillissement d'étincelles.

- L'ennemi a peur de la nuit, dit-il. Cette trêve qu'il nous accorde à regret, nous devons en tirer parti. Dès que pointera l'aube, l'offensive reprendra de plus belle. Comment y ferons-nous face ? Nos hommes ont été magnifiques. Mais ils sont exténués et nous ne disposons pas de réserves qui nous permettent une relève et la mise en place d'une ligne de front continue. S'obstiner au combat dans ces conditions ce serait donc vouer les survivants à l'extermination. Étant donné la disproportion des forces en présence, au terme de cette longue journée d'épreuve, je crois pouvoir affirmer que l'honneur est sauf. Est-ce bien votre avis ?

- L'honneur est sauf, répètent tour à tour les protagonistes de cette étrange conférence.

Avec la lucidité et le sang-froid qui ne le quittent en aucune circonstance, aussi tragique soit-elle, le chef du maquis fait part alors, à ses collaborateurs, du plan qu'il a minutieusement mis au point : à 10 heures du soir, alors que la nuit sera profonde et que les Allemands se seront assoupis, un repli général sera tenté en direction du Parmelan d'où chacun regagnera son maquis d'origine ou un quelconque refuge, maison amie ou cabane isolée, en attendant de nouvelles instructions.

Ce plan est adopté à l'unanimité.

Des courriers sont envoyés dans toutes les directions, qui se glissent avec des ruses de Sioux entre les sentinelles allemandes pour porter l'ordre de décrocher aux sections morcelées.

La plupart de ceux qu'ils peuvent atteindre accueillent la décision avec soulagement, mais sans joie. L'ordre de décrocher signifie, pour eux, la fin des Glières.

27 MARS : MORT DE BAYARD

En cette nuit du 26 mars, un long martyre va commencer pour les survivants des Glières, dont certains regretteront bien souvent de n'avoir pas été compté parmi les morts enfouis sous le froid suaire de neige, dans le grand silence des forêts.

Ce n'est pas de gaieté de coeur qu'Anjot s'est résolu à commander la retraite. Mais dans le répit de quelques heures imposé à l'ennemi, il a vu l'unique chance de sauver la vie de ceux de ses compagnons qui ont échappé à la formidable pression allemande. Avant de préparer son propre départ, il détruit méthodiquement ses dossiers, les derniers documents qui pourraient compromettre des amis proches ou lointains, puis se préoccupe, avec le docteur Marc, de l'évacuation des blessés.

L'exécution du mouvement de repli va poser, cependant, de nouveaux et graves problèmes. La nuit, en principe, devrait être propice aux maquisards qui connaissent chaque accident de terrain. Mais elle est aussi grosse du danger de ces soldats invisibles, innombrables, dont on sent la présence partout.

L'éloignement des sections, la dispersion des groupes isolés ont fait, en outre, que l'ordre de décrocher est parvenu très tard en certains points du Plateau - quand les agents de liaison n'ont pas été interceptés ou abattus par une patrouille. Pour beaucoup, la manœuvre va donc se réduire à un simple jeu de hasard.

C'est ainsi que les rescapés des deux sections commandées par Louis Morel (lieutenant Forestier) et Roger Lombard, quarante-trois hommes au total, décident de forcer le barrage tendu à l'est par les miliciens. Ceux-ci, médusés, ne songent pas à tirer un seul coup de fusil. Il était une heure du matin quand ces maquisards ont quitté leur position. À midi, ils ont atteint le pied du Plateau où ils se séparent pour chercher refuge dans les chalets abandonnés de région de Thorens.

Avec le lieutenant Joubert, une autre Formation d'une quarantaine d'hommes a franchi le col de Freux, au nord, a pu se glisser entre les unités allemandes pour atteindre ainsi, sans trop de pertes, les bourgs de Saint-Laurent et de La Roche.

Au sud, la section Hoche, de Valazza, n'a été avertie. qu'à quatre heures du matin. Elle avait fait mouvement sans plus attendre et parvient, presque intacte, au lieu-dit l'Ablon, où elle se scinde en petits groupes qui adoptent des passages différents et, à sept ou huit, rampent à travers les feux de camp et les batteries de canons antichars pour franchir les lignes allemandes. L'un d'eux, conduit par Robert Buttin, parvient ainsi au hameau de Tronchère, près de Thônes. Écrasés de fatigue, les hommes pénètrent dans un chalet désert où ils tombent aussitôt profondément endormis. Ils dormiront pendant vingt heures consécutives, sans avoir conscience de leur bonne fortune qui les a conduits vers ce chalet. Tous ceux qui les entourent, en effet, sont occupés par une formation de quatre-vingts Waffen S.S. Ce qu'ils n'apprendront qu'à leur réveil, par des villageois, alors que les guerriers nazis auront, fort heureusement, quitté les lieux.

Sa bonne étoile aura également protégé le docteur Marc Bombiger. Accompagné de ses deux assistants, le courageux médecin du maquis a marché pendant quinze heures pour atteindre Thorens. Dans le bourg, en plein midi, les trois compagnons passent sous un balcon où deux officiers allemands semblent très absorbés par un examen attentif de la montagne qu'ils scrutent à la jumelle. Peut-être cherchent-ils à y distinguer quelques silhouettes de maquisards, tandis qu'ils en pourraient contempler trois, à l'oeil nu, auxquels ils ne piètent pas la plus négligente attention. Ceux-ci gagnent Annecy sans encombre.

La longue marche dans la nuit.

Mais ils sont peu nombreux, en définitive, ceux que la chance a favorisés.

Un groupe important, ayant à sa tête le capitaine Anjot, les lieutenants Bastian, Lambert et Lalande a traversé le plateau et s'est engagé dans la gorge d'Ablon en vue de gagner la vallée du Fier. Parvenus au col du Perthuis, après une marche épuisante dans la neige à demi fondue, les hommes aperçoivent les routes grouillant de convois allemands. La prudence commande de se séparer en petites unités.

L'une d'elles se dirige cers Dingy, traverse des torrents, des ravins, enfonce parfois jusqu'à mi-corps dans la neige, poursuit son chemin, harassée, essuyant des coups de feu qui l'obligent à se jeter à plat ventre et à ramper entre les obstacles. Il fait grand jour quand, au terme de quinze heures d'épreuves, elle parvient à Naves pour se heurter à un puissant barrage allemand qui, sans sommation, tire à vue de toutes ses mitrailleuses. C'est un véritable massacre. Le capitaine Anjot tombe ]e premier, suivi du lieutenant Lambert-Dancet, de Duparc, le chef de l'équipe des éclaireurs-skieurs. de Vitipon et de plusieurs maquisards appartenant à la section espagnole. Seul, le lieutenant Lalande échappe à la tuerie.

Le lieutenant Bastian est parti, de son côté, avec vingt-quatre rescapés. Après la dure semaine que ceux-ci viennent de subir, il leur faut marcher et marcher encore pour tenter de sortir des filets de l'ennemi. La faim et la soif qui leur tenaillent l'estomac, ils les trompent en mangeant de la neige.

" Mais, peu à peu, la fatigue nous envahit, conte Julien Helfgott. Pour certains, moins forts ou blessés, chaque pas est une souffrance renouvelée. Jean Rivaud, touché au cours du bombardement et à peine remis, a les yeux brillants de fièvre. Il Marche, soutenu par nous, mais toujours avec un grand sourire qui l'illumine et, chaque fois, se raidissant, il poursuit avec nous cette marche qui ne finit plus. II faut maintenant traverser les eaux glacées du Fier gonflées par la fonte des neiges. Nous nous cramponnons, enlacés trois par trois. Paul est emporté par le courant. Nous le rattrapons à grand-peine. Tout sur nous est maintenant gluant de crasse, d'eau et de y sueur. Et puis la faim arrive, non pas la peur, pas du

tout la peur, mais la faim, la fatigue, la soif, toujours la soif qui fait racler la lange. Ah, si nous pouvions dormir, même sur cette neige... "

Il faut continuer, cependant, cette fuite éperdue, déjouer les traquenards des hommes et ceux de la nature.

" En fin de soirée, à la Belle-Inconnue, près de Thônes, deux éclaireurs-skieurs, Quétand et Sala, partent devant nous pour baliser le cheminement que nous emprunterons. Un rendez-vous a été fixé, mais nous les attendrons en vain. Capturés les armes à la main par une patrouille allemande, ils seront fusillés le 30 mars à l'Isle.

" Soudain, dans la gorge de Morette, un coup de feu claque devant nous, des fusées éclairantes qui illuminent le coin du bois et nous laissent entrevoir un groupe d'une cinquantaine d'Allemands à l'affût. Nous nous couchons tous. Certains ne se relèveront plus. Nous rampons vers les rochers que nous escaladons. Les parois sont lisses et certaines prises ne tiennent plus. Bedet dégringole de huit mètres et se fait prendre. Gaby disparaît derrière un arbre : nous ne le reverrons plus.

Les Allemands tirent sans cesse de violentes rafales de mitrailleuses et de fusils mitrailleurs pendant une heure et nous aspergent de fusées de mortiers le reste de la nuit.

" De vingt-cinq que nous étions, nous nous retrouvons huit quelques heures plus tard dans la montagne, miraculeusement épargnés par la fusillade, mais défaits, hâves, déchirés. Nous avons perdu notre équipement, mais non nos armes. Notre marche est ralentie par la fièvre qui nous mine maintenant. Des hallucinations nous hantent, des sources chantent à nos oreilles, des formes dansent devant nos yeux. Nous apercevons des chalets, des ponts, des êtres qui approchent, insaisissables et qui disparaissent. Nos oreilles bourdonnent, nous sommes en proie à une étrange ivresse. La neige dans laquelle nous avançons mètre par mètre, en relayant celui qui marche en tête, est si molle que nous enfonçons jusqu'au ventre. Mais un objectif a été fixé à Bellossier et nous devons passer avant le jour la dépression qui s'étend devant nous car, maintenant, l'ennemi nous suit à la trace. Aucune halte n'est possible. Ceux qui se couchent seront pris. Comme la neige, pourtant, semble douce et attirante ! Mais une immense volonté nous anime. Nous recherchons, à la limite de nos forces, un dernier sursaut d'énergie qui guidera nos corps épuisés. Enfin, nous parvenons au but, le chalet qui nous a été désigné. Nous y brûlons quelques planches, partageons quelques biscuits. Que le feu est doux et comme me paraissent bons les visages de ceux qui nous entourent. Sauvés, nous sommes sauvés ! "

Vae Victis !

Ce n'est là, malheureusement, qu'une vue trop optimiste de la situation.

Écumant de rage après les pertes qu'il a subies sur le Plateau - plus de trois cents hommes de la Wehrmacht contre deux cents maquisards hors de combat - le commandement allemand organise dans toute la région une véritable chasse à l'homme. Tout autour du massif des Glières, des patrouilles circulent en tous sens, chargées de surveiller les points de passage. De place en place, des nids de mitrailleuses sont installés, canons braqués sur la montagne. Dans chaque buisson, des Allemands sont postés qui fouillent à la jumelle tous les recoins des bois.. Un fugitif est-il repéré, aussitôt les tirs d'armes automatiques sont dirigés contre lui jusqu'à ce qu'il tombe ou qu'il se rende.

Plusieurs groupes de rescapés sont surpris dans leur sommeil, alors qu'ils se croyaient à l'abri. Au mont Lachat, une vingtaine de réfractaires sont ai capturés, abattus sur place et brûlés avec le chalet où ils ont trouvé refuge.

À Bellossier, le lieutenant Bastian figure parmi les huit combattants qui ont échappé à la fusillade de Morette. L'ancien officier du 27e B.C.A. a été, pourtant, blessé à la tête par un fragment de rocher que le dégel a détaché de la montagne. Alors qu'il prend quelque repos avec ses compagnons d'infortune, un guetteur aperçoit dans la vallée des cars bourrés soldats allemands qui se dirigent vers le chalet. De nouveau, il faut se disperser et se terrer. L'alerte passée, les maquisards se rassemblent. Mais Bastian manque à l'appel. Deux heures plus tard, ses amis le voient de loin, une dernière fois. Menottes aux main il est emmené par une patrouille.

Livré à la Gestapo, le lieutenant Bastian constitue une prise de choix. L'organisme de répression nazi semble en connaître assez long sur son compte, si l'on en croit ce télégramme adressé par le docteur Knab à ses chefs de Berlin :

" L'arrestation, signalée hier, du lieutenant Barra (le nom de guerre de Bastian) est particulièrement lntéressante pour les renseignements ultérieurs... Il tenait entre ses mains l'organisation entière et le ravitaillement. C'est pour cela qu'il connaît les auxiliaires dans la vallée et spécialement à Annecy. Son interrogatoire est en cours. Il était muni de papiers réglementaires et avait passé deux patrouilles de la milice avec succès. Grâce à la circonspection de quelques soldats allemands, on réussit à le capturer. "

Un autre officier des chasseurs alpins, ancien élève de Saint-Cyr, le lieutenant Lalande qui a échappé au massacre de Naves où a péri, notamment, le capitaine Anjot, et qui avait gagné Aix-en-Provence, n'a pu rester longtemps éloigné du combat. Revenu à Annecy, il a été reconnu et poursuivi par des miliciens. Alors qu'il allait se perdre dans le dédale de la vieille ville, deux gendarmes lui ont jeté leur vélo dans les jambes pour le faire tomber. Arrêté, Lalande va rejoindre Bastian à la prison d'Annecy, où les deux hommes sont soumis pendant un mois aux horribles «interrogatoires .e dont la Gestapo s'est fait une spécialité. On veut leur arracher des noms, des adresses, des renseignements sur ceux qui ont aidé les maquisards des Glières. Toutes les tortures sont impuissantes à vaincre leur résolution. Ils meurent sous les coups sans avoir livré aucun de leurs secrets. Le 28 avril, leurs dépouilles, affreusement mutilées, seront portées au cimetière de Morette. Lalande n'avait pas vingt-cinq ans.

Comme des bêtes entraînées à la boucherie.

En fait, un régime de terreur innommable a été instauré dans toute la région au cours des journées qui ont suivi la bataille des Glières. Au point que les paysans eux-mêmes, si bienveillants jusque-là, n'osent plus ouvrir leurs portes aux rescapés du Plateau qui errent dans la campagne, cherchant refuge dans les forêts, traqués, misérables, la faim au ventre et le cerveau taraudé par l'angoisse.

La besogne de la Wehrmacht est pratiquement terminée. La Gestapo va entreprendre la sienne, avec la collaboration de ses auxiliaires de la milice et du S.P.A.C. qui s'en donnent à coeur joie et se vengent ainsi sadiquement des défaites que leur ont infligées les maquisards.

Ces quelques lignes de la lettre d'un milicien, datée du 28 mars et interceptée par un censeur officiel acquis à la Résistance, sont caractéristiques de l'esprit qui animait ces collaborateurs :

On tombe sur une patrouille allemande qui se met en batterie sur nous. Aussitôt, j'ai crié " Franzosische Miliz " et ils ont compris. Je me suis expliqué avec leur sous-officier, qui s'est mis à ma disposition pour attaquer en ligne de bataille, je l'ai guidé, et sur mes renseignements, nous avons fouillé la campagne ; après avoir patrouillé, je lui ait dit que le type était caché dans les bois sans doute ; il m'a remercié et nous sommes partis chacun de notre côté. On est très estimé des Allemands et quand ils nous voient ils viennent tous nous serrer la main.

" Dans la nuit d'avant-hier nous avons pris trois types. J'étais couché et on m'a fait lever à ce moment. On est partis à trois dans la nature et à un croisement de chemin, on les a fait passer devant, on a armé nos mitraillettes et, sans rien leur dire, on leur a lâché des rafales dans le dos. Ils sont tombés sans faire " ouf "; ensuite, j'ai pris mon parabellum et je leur ai tiré une balle à chacun dans la tempe. J'étais content comme tout et c'est une petite vengeance bien mince à côté de ce qu'on leur doit. "

À Annecy, la prison refuse du monde et les suspects sont massés dans tous les locaux qu'on a pu réquisitionner pour la circonstance, le manège de la caserne Desaix, les caves de l'École hôtelière, de l'intendance, de l'école Saint-François, ou expédiés vers le Pax d'Annecy ou l'hôtel Savoy-Léman de Thonon aménagé en pénitencier. Tous sont passés d'abord au siège de la milice, rue des Marquisats, ou à la sinistre villa Schmidt, rue des Pavillons, dans un quartier paisible de la ville qui va retentir, désormais, des cris déchirants et des râles d'agonie des victimes. Car c'est là qu'ont lieu, généralement, les premiers interrogatoires selon les méthodes qui ont rendu tristement célèbre la police d'État du IIIe Reich.

Quelques captifs sont fusillés sur-le-champ, mais la plupart d'entre eux sont soumis à de longues tortures, assassinés avec des raffinements de cruauté, non sans que les hommes de main du régime les aient, auparavant, dépouillés de leur pauvre bien.

À Thônes, treize réfractaires traversent la ville, liés les uns derrière les autres comme des bêtes entraînées à la boucherie. Les Allemands les conduisent de l'autre côté du torrent, dans la cour de l'hôtel où la Gestapo a établi son siège. Des coups de feu claquent. Les hommes tombent. Le maire reçoit l'ordre d'aller chercher les cadavres pour les jeter dans une fosse immonde. Résistant à toutes les menaces, le chef de la commune refuse de s'incliner et fait porter les corps suppliciés dans la gorge de Morette, au pied même du plateau des Glières. Une tombe est creusée pour chaque mort, surmontée d'une croix.

Telle est l'origine du cimetière où nous nous sommes recueillis avant d'entreprendre ce récit.

Dans la plaine d'Alex, par deux fois, les Allemands amènent un camion plein de réfractaires qu'ils lâchent dans les champs pour jouer ensuite à la chasse, abandonnant sur place leurs victimes abattues de rafales dans le dos.

Dans leur chalet de Bellossier, les sept compagnons du lieutenant Bastian n'ont pas goûté longtemps leur liberté si chèrement acquise. Débusqués par un détachement de miliciens, reconnus par les G.M.R. qu'ils avaient tenus quelque temps prisonniers et qu'ils avaient traités avec humanité, partageant avec eux leurs maigres rations, ils sont bientôt les hôtes de la maison d'arrêt.

En fait d'encouragement, on leur passe les photos de leurs camarades fusillés dans la région de Thonon afin qu'ils les identifient. Ainsi défilent devant leurs yeux les images de leurs frères de combat au crâne tondu, aux traits déformés par les tortures, souillés de terre et de sang, qu'ils ont peine à reconnaître.

Quant à eux, aucune illusion ne leur est laissée sur le sort qui les attend.

Chaque jour, par fournée de dix à quinze, leurs compagnons sont extraits de leurs étroites cellules et amenés dans une salle de la prison où, sous la présidence du capitaine Lombard, , tout fringant à la pensée du jeune sang qui va encore être versé et du sous-lieutenant Got, mal à l'aise, un tribunal de cinq hommes en uniforme, revolver à la ceinture, procède à une parodie de jugement. L'audience est rapidement expédiée. Venant du jardin, on perçoit déjà le bruit sourd des pelles et des pioches des G.M.R. qui remuent la terre, tandis que la sentence est ânonnée par le président :

" .. Ils sont, en conséquence, coupables des crimes prévus par ces lois et condamnés à mort. L'exécution aura lieu ce jour par fusillade. "

Les huit gendarmes français de service se lèvent au commandement. Un cliquetis d'armes. Un ordre bref :

- Emmenez les condamnés.

Quelques minutes plus tard, une salve qui se répercute entre les hautes murailles grises indique aux survivants que " justice est faite et que leur tour approche.

Par une ironie amère de l'administration, la massive silhouette de la prison d'Annecy se dresse rue de la Paix. C'est, en ces sombres jours, la paix des cimetières.

Les fosses communes de la répression.

Les membres actifs de la dissidence n'emplissent pas seuls les cellules et les charniers abondamment garnis par le zèle des Lelong, Darnand, des Detmar auxquels le Dr Knab et le général S.S. Oberg réclament sans cesse de nouvelles proies.

Nombreux sont ceux que le seul soupçon d'avoir aidé le maquis, de l'avoir renseigné ou ravitaillé, envoie au poteau d'exécution ou jette dans les wagons plombés des convois en partance pour Auschwitz ou Buchenwald.

Économe au collège Juvena, établi à Ville-le-Grand sur un terrain que traverse la frontière franco-suisse, le père Favre est convaincu d'y avoir organisé le passage clandestin des hommes et du courrier de la Résistance. Jeté à la prison d'Annecy où, sans égard pour ses propres souffrances, il prodigue aux autres détenus ses soins et ses encouragements, le prêtre est odieusement torturé avant d'être fusillé à son tour.

Un autre prêtre, l'abbé Truffy, du Petit-Bornand, est condamné à la déportation avec plusieurs de ses paroissiens accusés d'avoir livré des vivres aux Glières. Ceux qui l'ont jugé ne connaissaient pas tout, heureusement, de l'activité du bon curé.

Ils ignoraient, par exemple, qu'il s'était entendu dès 1942 avec François Pinget, l'instituteur du village, pour combattre la propagande de Vichy. L'un et l'autre agissaient, en particulier, sur les jeunes gens pour les détourner d'un engagement dans le S.O.L. (Service d'ordre de la Légion) récemment créé ou pour en débaucher ceux qui s'étaient laissé prendre aux arguments des sergents recruteurs de Joseph Darnand.

Après cela, l'abbé Truffy se mettait délibérément au service de la Résistance. Sa petite maison servait souvent de relais au capitaine Cantinier tandis que le clocher de l'église offrait une cachette commode où emmagasiner mitraillettes et chargeurs en attendant que les gars des Glières en prennent livraison.

Le prêtre devait rentrer fort affaibli après son séjour à Dachau. Il s'éteignit en 1958 sans avoir rien renié de son action.

Le brave Michel Boson, le guide chamoniard qui a réalisé la dernière liaison avec les Glières, a subi, lui aussi, le triste sort des déportés. Reconnu à Entremont par les G.M.R. qui l'avaient rencontré sur le Plateau où ils étaient, alors, prisonniers, il est livré à la Gestapo. Le malheureux est soumis à toute la gamme des tortures qui accompagnent inévitablement les interrogatoires. On veut le faire parler, lui arracher des noms, des adresses. Mais, doué d'une endurance physique peu commune, le montagnard ne desserre pas les lèvres. Plutôt la mort que la trahison. De guerre lasse, ses bourreaux le jettent, loque pantelante, dans un wagon à bestiaux qui part pour l'Allemagne. Lui, du moins, rentrera au pays, après la Libération, un peu moins solide, sans doute, mais toujours aussi simple et amical.

Mais Lucien Levet, le propriétaire de l'hôtel de France, à Entremont, où il a maintes fois abrité des maquisards et qui a assuré le ravitaillement des Glières, n'en reviendra pas. Arrêté le 1er avril 1944, déporté à Buchenwald, puis à Dora, il succombera, dans ce dernier camp, le 27 décembre de la même année, à la faim et aux mauvais traitements.

Ainsi mise en mouvement, la lourde machine de la répression broie tout sur son passage. Les rafles se multiplient, de nouvelles brimades sont inventées par les agents des polices parallèles qui, aux côtés de la Gestapo, exercent leur brutale autorité sur une population exaspérée.

On veut anéantir l'armée souterraine, mais aussi frapper les esprits, démontrer qu'on ne résiste pas impunément aux autorités occupantes. Les tractations entre policiers allemands et vichyssois, la correspondance échangée par les chefs de la répression sont, à cet égard, fort révélatrices. C'est ainsi qu'aux premiers jours d'avril 1944, le général Oberg reçoit du Dr Knab le message suivant :

" Si j'étais d'accord avec la proposition de Lelong relative au traitement des détenus français, c'est seulement parce que l'arrangement considéré présente l'avantage qu'en fin de compte tous les terroristes payent leur conduite à la mort. Toutefois, s'ils sont tous amenés devant la cour martiale, il est à craindre, du fait de la situation ici, que la plupart ne s'en tirent avec la détention.

" Même un homme comme Vaugelas qui est très dur dans ses façons de voir, a déclaré qu'on ne pourrait pas tous les fusiller. C'est pourquoi je dois proposer que les prisonniers ne soient traduits par Darnand devant la cour martiale que si Darnand fait le nécessaire pour qu'ils soient condamnés à mort. "

L'intimidation ne s'exerce pas seulement à l'encontre de la population adulte. Les enfants eux-mêmes en font l'expérience, conviés à des spectacles qu'ils n'oublieront jamais.

Après l'échec de leur mission aux Glières, le chanoine Pasquier et l'abbé Gavel ont-ils laissé échapper une appréciation malheureuse ? Toujours est-il qu'ils sont soupçonnés de sympathie avec les maquisards. Il n'en faut pas davantage pour que leur établissement fasse l'objet d'une surveillance spéciale. Dans les jours qui suivent, le collège Saint-Joseph reçoit la visite d'agents de la Gestapo qui le fouillent de fond en comble, cherchent des armes partout et jusque sous le maître-autel, dans la chapelle, interrompant les cours pour interroger les écoliers et les sommer de livrer les partisans qui pourraient se trouver dissimulés en quelque partie de la maison.

C'est encore le collège de Thônes que l'état-major de la Wehrmacht choisit pour y établir ses services le 26 mars. Les salles de travail sont envahies par les officiers S.S. Un poste émetteur a été installé dans l'infirmerie qui communique avec le P.C. allemand sur le Plateau.

Tout un appareil guerrier a été mis en place dans cet établissement voué à l'étude et à la méditation.

Et le 7 avril, des miliciens amènent un groupe de maquisards enchaînés, meurtris, qu'ils poussent contre le mur du jardin et qu'ils abattent froidement à la mitraillette, tous les élèves de l'institution ayant été contraints d'assister à l'exécution.

La contribution du S.R.M.A.N. à la répression.

La participation du S.P.A.C. au programme du docteur Knab est particulièrement active.

Les agents de cette police spéciale qui, sous la direction de Detmar, est devenue le S.R.M.A.N. (Service de répression des menées antinationales) se sont déjà signalés par leur zèle à Angers, Nantes, Nevers, Saint-Brieuc, Chartres, avant d'être engagés en Haute-Savoie.

Beaucoup sont d'anciens policiers, militants des groupements pronazis ou transfuges de la milice, qui ont découvert dans la chasse aux résistants et dans les interrogatoires un moyen d'assouvir sans danger leurs instincts de brutes sadiques. Ils portent généralement le blouson de cuir ou la canadienne à col de fourrure et sont coiffés du béret basque.

Charles Detmar, leur chef, ancien employé de Jacques Doriot du P.P.F., entretient des rapports d'ami fié avec les chefs de la Gestapo, avec Bömelburg, " directeur criminel " notamment, qui lui procure tout l'arsenal et l'équipement dont il a besoin. Hautain, cassant, il ne met pas la main à la pâte, mais assiste volontiers aux séances de torture organisées par ses inspecteurs.

Ceux-ci sont des maîtres en la matière. Certains déportés affirmeront, non sans dégoût, que le climat de terreur qu'ils ont connu à Annecy comme à Thonon a dépassé tout ce qu'ils ont dû subir, par la suite, à Dachau ou à Buchenwald.

Le supplice de la table est un des procédés favoris des gens du S.P.A.C., mais ils disposent d'un répertoire très étendu qui leur permet de souffler entre les séances de matraquage à coups de barre de fer ou de nerf de boeuf. Citons, entre autres, le sel sur les plaies, les brûlures des parties les plus sensibles de leurs victimes par briquet, cigare ou cigarette, les ongles arrachés, la " gymnastique " qui force le prisonnier à des mouvements très rapides " à genoux... debout... à genoux... ", tandis que les coups de cravache pleuvent sur sa tête et sur son dos ; le " parachute ", qui consiste à lancer un prisonnier en l'air et à le laisser retomber lourdement sur le ciment ; le " petit chien ", qui le fait courir à quatre pattes, complètement nu, pendant que les inspecteurs le frappent à coups de pied et de nerf de bœuf.

On reconnaît la méthode nazie, qui ne vise pas seulement à faire souffrir les victimes, mais à les regarder, à leur faire abdiquer toute humanité.

Confié à leurs soins au début de février 1944, Raymond, un boulanger d'Annecy, est si cruellement traité qu'il gît, au bout de quelques jours, dans un coin de la cave de l'intendance, gémissant, inerte, incapable de se mouvoir et de s'alimenter. Agacés, les " commissaires " Fourcade et Dumontel ordonnent son transfert à l'hôpital. En fait, le malheureux est transporté dans la cave de l'hôtel de la milice, rue des Marquisats, où il est achevé. Deux miliciens, Boiret et Cadet, sont chargés, après cela, d'ouvrir le ventre du cadavre et de l'emplir de pierres. Ainsi lesté, il est livré à trois inspecteurs du S.R.M.A.N. qui l'attendaient dans une barque pour le jeter au milieu du lac.

Deux jeunes gens, Dujourd'hui et Bulmann, arrêtés au cours de la grande rafle qui a précédé l'opération des Glières, sont frappés et torturés au point qu'ils restent sans mouvement, comme de pauvres jouets disloqués. Abandonnés sans soin, ils cessent de souffrir le 9 avril. C'est encore Fourcade qui déclare froidement devant leur dépouille :

- Ça leur évitera les douze balles dans la peau qu'ils ont méritées.

Dénoncé comme résistant, Flandin subit de nombreux interrogatoires, tandis que sa femme, amenée avec lui rue des Marquisats, dévêtue, est giflée et sauvagement battue. Complètement nu, les mains entravées par des menottes, Flandin a assisté à la scène sans prononcer un mot. Fous de rage, les " commissaires " Dumontel et Durand, les " inspecteurs " Dubusc, Collonge, Jouen et Thibault se ruent sur lui et, à coups de matraque et de barre de fer, frappent, frappent à tour de bras. L'homme est déjà mort, sous les yeux exorbités de sa femme, que les brutes s'acharnent encore sur son cadavre.

Rien ne retient les agents de Detmar, ni le sexe, ni l'âge.

Une jeune monitrice d'éducation physique, Madeleine Suatton, vingt-six ans, soupçonnée d'avoir ravitaillé les Glières, est détenue, enchaînée pendant plusieurs jours, dans un étroit appentis à ciel ouvert dans lequel tombe la neige, avant d'être soumise à la question ordinaire. Odieusement traitée, elle finit sur la fameuse " table " de supplice où les coups de nerf de bœuf réduisent bientôt son corps en bouillie sanguinolente.

Morello, un adolescent de dix-sept ans, revient si désespéré d'une séance de matraquage - la septième - qu'il cherche le moyen de se suicider. Il faut toute l'insistance d'un codétenu pour l'empêcher de réaliser son funeste projet.

Au cours d'une expédition dans le hameau de Flon, près de Felternes, un commando de cette police très spéciale rassemble une quarantaine de villageois le long de l'église, mains en l'air sous la menace des mitraillettes et les frappe sauvagement, hommes et femmes, à coups de cravache. Pour rien, pour le plaisir. Le jeune Martin, qui a fait mine de protester, reçoit une volée de coups de pieds et de coups de poing, et, pour finir, est fusillé sans autre forme de procès.

À quoi bon poursuivre ? La liste est longue de ces lâches assassinats. Moins longue, cependant, que celle des résistants et des simples suspects que les hommes du S.R.M.A.N. ont livrés à la Gestapo pour être déportés ou exécutés.

Le soir de la reddition du plateau des Glières, ils exultaient littéralement, ils étaient ivres de joie et de vin. Leurs maîtres pouvaient être contents d'eux.

Sauver les vivants.

L'écrasement du bataillon des Glières a retenti douloureusement parmi les mouvements de résistance.

Dans son éditorial du 29 mars, à Radio-Paris, Philippe Henriot a célébré bruyamment la " victoire " des forces de l'ordre. Les Nouveaux Temps de Luchaire, L'œuvre de Marcel Déat, le Matin, le Petit Parisien, Gringoire, qui vont prendre leurs consignes à la Propagandastaffel, chantent les exploits de la milice, du S.P.A.C. et des cours martiales qui, prestement, expédient les " terroristes " et les " bandits du maquis " dans les fosses communes de la répression.

Mais tandis que la presse de la collaboration piétine ainsi les morts, une intense activité se déploie dans l'ombre pour sauver les vivants.

Sans prêter la moindre attention au danger qui rôde dans une ville pratiquement investie par l'ennemi, sans tenir compte de sa propre situation passablement irrégulière, le capitaine Cantinier multiplie les démarches en vue de trouver des refuges pour les vaincus des Glières. Il obtient sans peine de François Merlin, le maire d'Annecy, un ami éprouvé de la Résistance, les pièces d'identité et les cartes de ravitaillement indispensables. Après quoi, c'est la jeune Michette qui prend en charge les rescapés pour les conduire en lieu sûr, dans la région de Megève où les gendarmes eux-mêmes les protégeront contre toute indiscrétion malsaine.

Grâce à Jean Deffaugt, le maire d'Annemasse, une chaîne d'évasion est également organisée vers la Suisse.

Après le décrochage, le lieutenant Joubert s'est dirigé vers le sud du département, entraînant avec lui sept maquisards de sa compagnie. Trois journées de course harassante par les chemins de montagne les plus difficiles, en s'imposant de contourner Saint-Jean-de-Sixt, La Clusaz, Manigod, Tournante, en évitant les moindres hameaux, ont amené le groupe à la pointe méridionale de la chaîne des Aravis. Prévenu, le capitaine Milo s'est rendu au-devant des maquisards exténués. Les hommes sont bientôt répartis dans les villages accrochés au flan de la Sambuy où ils trouvent enfin le réconfort d'un accueil chaleureux.

Il faut bien admettre que, sous l'autorité du docteur Desplanches, la milice se montre, ici, moins féroce que dans le reste du département. Faverges est un gros bourg où tout le monde se connaît. Même quand ils ont pris des directions opposées, les hommes n'oublient pas qu'ils ont grandi ensemble dans les mêmes salles de classe et qu'ils ont partagé les mêmes jeux.

Quand ils se croisent, maintenant, dans les ruelles de la ville, ils n'ignorent rien de leurs activités respectives. Mais s'ils ne se saluent plus, s'ils tiennent une main crispée dans la poche sur la crosse de leur pistolet, le réfractaire et le milicien se gardent de tout geste inconsidéré qui provoquerait immédiatement une mêlée sanglante.

Pour ceux qui ne sont pas de son bord, le capitaine Milo est toujours le gars Jean Carquex, estimé pour sa droiture et sa bonne humeur. Depuis le début de l'année, il a rarement couché dans son lit. On sait qu'il bat le pays pour établir des liaisons, transmettre des instructions aux maquis, accompagner des réfractaires qui vont rejoindre les Glières. L'adversaire ne l'ignore pas, mais il laisse faire, convaincu peut-être que toute cette agitation est vaine.

C'est ainsi qu'au soir du 6 février, Milo, absent depuis plusieurs jours, veut rentrer à Faverges où il doit rencontrer ses amis Voland et Gaucher pour prendre avec eux d'importantes décisions. Une mauvaise surprise l'attend : la ville est étroitement cernée par les miliciens et une compagnie de G.M.R. qui a recherchent un groupe de " terroristes " particulièrement dangereux.

Vers une heure du matin, Milo est parvenu à traverser le cordon de policiers et s'est rendu tout droit à son rendez-vous. La conférence terminée, ce serait folie, cependant, de prolonger un séjour dans la place. À six heures, le chef de la Résistance locale se présente donc au poste de miliciens qui contrôle la route d'Albertville. Les garçons, qui appartiennent eux-mêmes à des familles de Faverges et qui le connaissent parfaitement,. s'écartent sans un mot pour le laisser passer.

La sécurité de Joubert et de ses compagnons assurée, Milo ne cessera plus de parcourir la campagne entre Faverges, Annecy et Thorens pour y récupérer des rescapés des Glières, qu'il va mettre à l'abri en Savoie, de l'autre côté du col du Tamié, frontière naturelle entre les deux départements. Sans négliger pour autant de se préparer aux nouvelles tâches qui l'attendent.

Quatrième partie

Libération

DES ÉVÈNEMENTS DÉCISIFS SE PRÉPARENT

La récupération des rescapés des Glières n'est pas seulement une oeuvre d'humanité. Tandis que la chasse à l'homme se poursuit en Haute-Savoie, avec son affreux cortège d'interrogatoires, de convois dirigés vers les camps de la mort en Allemagne, de procès sommaires et d'exécutions, les vétérans du Plateau pensent déjà au regroupement que le capitaine Anjot leur a promis avant de tomber sous les halles ennemies.

Depuis le 1er février, un nouvel organisme est né, sous le vocable de " Forces Françaises de l'Intérieur ", qui coiffe en principe toutes les formations militaires clandestines. En principe seulement, car ses débuts sont difficiles.

En France, il se heurte à la fois à l'hostilité de l'O.P.A. (Organisation de Résistance de l'Armée) qui n'accepte pas volontiers l'autorité des chefs régionaux civils, et à celle des F.T.P. (Francs-Tireurs et Partisans) qui soupçonnent toujours le B.C.R.A. de défavoriser les formations communistes, de manière à donner la vedette aux autres groupes de la guerre secrète. Enfin, si les Anglais acceptent maintenant de travailler en bonne intelligence avec les résistants français de l'intérieur qui relèvent de de Gaulle, si même la " French Section " du S.O.E. admet que ses réseaux soient soumis aux ordres du général Kœnig, les Américains, eux, continuent à formuler les plus expresses réserves à propos de la Résistance française à l'efficacité de laquelle ils ne croient guère sous quelque forme qu'elle se présente.

Vaille que vaille, la direction des F.F.I. a tout de même désigné, en Haute-Savoie, un chef départemental, le capitaine Nizier. Le 8 avril, celui-ci établit son P.C. à Thônes. Il s'empresse de prendre contact avec le capitaine Grand, chef F.T.P. pour la région et de convenir avec lui d'une action commune.

Seul survivant des officiers du 27e B.C.A. qui ont fourni ses premiers cadres au bataillon des Glières, sa tête mise à prix par l'autorité de Vichy, le lieutenant Joubert n'en forme pas moins le projet de rassembler les groupes épars de réfractaires. Il sera aidé dans sa tâche par Jean Milo, pour le secteur de Faverges, et par Louis Morel pour celui de Thorens. Le canton de Thônes sera contrôlé par Roger Lombard, compagnon de Morel aux Glières, qui va former un nouveau maquis dans la région d'Aviernoz.

Tous ont abandonné l'uniforme et, vêtus de vieux costumes civils, munis de fausses pièces d'identité, vont parcourir, désormais, les rudes chemins de montagne, à pied ou à vélo, couchant n'importe où, leur repas réduit à une croûte avalée à la hâte au coin d'une table. Ils rendent visite aux maquisards dans leurs retraites, leur prodiguent conseils et encouragements, se préoccupent aussi de leur ravitaillement. Ils retrouvent les anciennes routes des mairies, des presbytères, des fermes où se tendent des mains amies, commentent les derniers messages de la B.B.C. et de Radio-France, communiquent les consignes, redécouvrent des cachettes où ont été emmagasinées des armes et des munitions, recrutent des volontaires.

En ces premiers jours d'avril 1944, les conférences secrètes se succèdent à Londres, réunissant, autour de Churchill et d'Eisenhower, des diplomates et les chefs d'état-major des armées alliées.

À Alger, le gouvernement provisoire prépare le rétablissement de la légalité républicaine dans la France libérée. Le 11 avril, le général de Gaulle offre aux communistes deux places dans son gouvernement : Billoux est nommé commissaire d'État et Grenier reçoit le portefeuille de l'Air. Un décret fait André Le Troquer commissaire à l'administration des territoires métropolitains libérés et donne au général Kœnig le commandement suprême des Forces françaises de l'intérieur.

Le IIIe Reich est écrasé sous les bombardements. L'armée soviétique est entrée en Pologne. En Italie, les forces franco-américaines sont aux portes de Rome.

En Normandie, dans le château de La Roche-Guyon, où il a établi son quartier général, derrière le bouclier de béton et d'acier du mur de l'Atlantique, le feld-maréchal Erwin Rommel écrit, le 6 avril, à sa femme : " Ici la tension monte de jour en jour. J'ai idée que quelques semaines seulement nous séparent des événements décisifs. "

Retour aux Glières.

En Haute-Savoie, les efforts tenaces de Joubert, Milo et Morel ont rapidement porté des fruits. Des jeunes recrues sont venues grossir les rangs de l'Armée secrète qui, à la fin du mois d'avril, dispose, de nouveau, d'une troupe combative et de sérieux points d'appui dans les agglomérations. C'est à peine si l'on se cache, dès lors, d'appartenir aux Forces françaises de l'intérieur.

Les agents des polices auxiliaires s'inquiètent. Ils sont d'autant moins rassurés que l'armée allemande et les gardes mobiles ont été enlevés du front savoyard. D'Annecy, le responsable départemental de la milice adresse donc ce message à flamand :

" Pour ce qui est du maquis de Haute-Savoie, je tiens à signaler que la situation est actuellement pire qu'avant les opérations (des Glières). Les forces du maintien de l'ordre ayant disparu du département, le maquis s'est réorganisé et devient plus menaçant, que jamais. "

Le maquis s'est réorganisé, en effet.

Le 1er mai, l'Alpe a reverdi, les fayards ont retrouvé leurs feuilles, des fleurs ont poussé sur les vastes tapis des prairies. Ce jour-là, les nouveaux chefs de l'armée clandestine ont décidé que les réfractaires de Thônes et de Thorens effectueraient une manœuvre conjointe sur le plateau des Glières. À neuf heures du matin, trois cent cinquante maquisards sont rassemblés sur les lieux qui, cinq semaines plus tôt, ont été le théâtre de furieux combats.

L'expédition prend bientôt le sens d'un émouvant pèlerinage. Les anciens retrouvent à grand-peine les, contours de leurs cantonnements, qui furent des chalets et dont les incendies n'ont épargné que les assises de pierre déjà envahies par les herbes folles. Çà et là, gisent des armes brisées, des pièces d'équipement, quelques containers rouillés, tout le misérable bric-à-brac que les armées laissent derrière soi quand elles ont quitté un champ de bataille.

Près du tumulus sous lequel repose la dépouille de Tom, le mât se dresse toujours. Les couleurs y sont hissées, la petite troupe s'immobilise et observe une minute de silence. Pour tous ceux qui y participent, cette simple cérémonie marque un nouveau départ. Vaincu par le nombre, écrasé, le bataillon des Glières n'est pas mort.

Coup de main et représailles à Saint-Gingolph.

L'occupant ne tarde pas, d'ailleurs, à le sentir. Mieux organisée, disposant, maintenant, d'assez d'argent et de matériel, la Résistance lui porte des coups meurtriers. Répondant à des mots d'ordre précis, les F.F.I. de Haute-Savoie multiplient les actions de harcèlement, attaques de convois allemands, destruction d'installations électriques, de véhicules, de dépôts d'armes, sabotage de voies ferrées.

Certaines initiatives donnent encore lieu, toutefois à de terribles représailles. Il en est ainsi, notamment, de l'audacieux coup de main tenté le 22 juillet contre le poste douanier allemand de Saint-Gingolph, à la frontière suisse.

L'opération visant à occuper cette importante position stratégique a été minutieusement préparée par " Michel " (Cyril Lazare) qui commande la compagnie 93/21 et la Brigade rouge internationale désignées pour y participer. Dans les jours qui précèdent la date fatidique, il a recueilli de précieux renseignements sur les mouvements de l'adversaire, mais le secret le plus strict a été observé afin d'éviter une fuite toujours possible.

Enfin, un conseil de guerre se réunit le 22 à 7 heures du matin dans un chalet isolé qui domine le village de Locum. Alors seulement, le plan de bataille est révélé et précisé le rôle de chacun. Tandis que la première vague tentera de se rendre maîtresse du terrain, une section de couverture se tiendra embusquée dans les carrières de Meillerie sous les ordres de Wolter, dit Loulou. L'attaque sera lancée à midi juste. Quelle qu'en soit l'issue, l'action ne devra pas s'étendre au-delà de 90 minutes, compte tenu des longues heures de marche en montagne avec lesquelles la petite troupe devra compter pour regagner son maquis.

Tout se passe ainsi qu'il avait été prévu, à cela près que les assaillants rencontrent une opposition plus vive que celle qu'ils escomptaient. Les Allemands font preuve d'un mordant exceptionnel. Bien qu'ils comptent déjà neuf morts et un blessé, ils résistent farouchement, décidés, semble-t-il, à tenir la place dans l'attente d'un éventuel renfort. Pour comble de malheur, le douanier français Junod dépêché par Volter auprès de " Michel " pour lui offrir l'intervention du groupe de protection a été abattu par une sentinelle allemande avant d'avoir atteint son objectif.

Le poste n'ayant pu être investi après une heure et demie de combat, le chef fait donc passer le signal de cessez-le-feu et ses unités se replient en bon ordre.

Il convenait, cependant, de supputer les conséquences me les autorités occupantes ne manqueraient pas de tirer de cette affaire. Alertée par les soins de " Michel ", la population de la station frontalière se scinda rapidement, une partie allant chercher en Suisse un refuge provisoire, l'autre ralliant les plus proches maquis. Quand un détachement de Waffen-SS apparut dans le village à l'aube du 23 juillet, il n'y trouva plus que cinq personnes qui avaient refusé de quitter leur domicile. Elles furent rassemblées sans ménagement, poussées contre le mur de l'église et fusillées sans autre forme de procès. Les innocentes victimes de cette féroce répression furent l'abbé Roussillon, curé de la paroisse, René Boch et sa fille Arlette et deux membres de la famille Renolfi. Après ce glorieux fait d'armes, les soldats du IIIe Reich se répandirent dans le quartier qui s'étend au sud de la voie ferrée, pillant et saccageant systématiquement et, pour finir, livrant les maisons aux flammes. Tard dans la nuit suivante, les habitants de la région pouvaient contempler encore l'épaisse fumée qui montait du brasier...

Buttin sauvé par un gendarme.

Les chefs de l'Armée secrète n'oublient pas leurs prisonniers qui gémissent encore dans les geôles allemandes et dont ils cherchent sans trêve à obtenir la libération. Ils sont aidés souvent par des fonctionnaires de Vichy qui, ayant senti le vent tourner, se découvrent soudain de vives sympathies pour les combattants de l'intérieur. Ce phénomène se remarque, en particulier, chez les agents des forces de l'ordre.

Après la débâcle des Glières, le groupe appartenant à la section Hoche, qui a dormi pendant vingt heures dans un chalet de Tronchère, se retrouve sur la route des Villards, interpellé par un peloton de gendarmes français. Les neuf maquisards qui viennent d'échapper par miracle aux S.S. vont-ils être abandonnés par la chance ? À toutes les questions, ils jurent qu'ils n'ont rien à voir avec les " terroristes " du Plateau, qu'ils sont de pauvres réfractaires du S.T.O. en quête de travail dans les fermes. Mais leurs vêtements plus qu'élimés, leurs traits tirés, leur barbe de trois jours ne plaident pas en leur faveur. Aussi les gendarmes décident-ils de les ramener à Annecy. Ils seront incarcérés dans la prison de la caserne des gardes mobiles déjà pleine de détenus, en attendant que leur affaire soit tirée au clair.

Détaché du groupe, Robert Buttin, sous-chef de la section Hoche, est affecté aux travaux de bureau du pénitencier.

Le 1er mai, une délégation de la Gestapo vient prendre livraison des prisonniers qui doivent être envoyés en Allemagne. À l'appel de son nom, Buttin se lève pour rejoindre ses compagnons, quand un gendarme lui souffle :

- Ne bouge donc pas. Nous, on n'est pas censés te connaître. Ils ne pousseront pas bien loin leurs recherches.

Grâce à la complicité inattendue d'un de ses gardiens, Buttin échappa ainsi à la déportation et, sous la protection de ses anciens adversaires, put attendre l'heure de la liberté.

Un fou s'est évadé.

La Haute-Savoie a connu, à cette époque, des sauvetages plus spectaculaires.

Nous avons laissé Jean Hénot, l'un des meilleurs agents de liaison de l'Année secrète, détenu à la prison du Pax à Annemasse, sous le pseudonyme de Jean-Pierre Husson employé à la censure. Depuis son arrestation, le 24 lévrier, il a été soumis aux pires tortures. Le crâne fendu à la suite d'un interrogatoire particulièrement brutal, envoyé à l'infirmerie de la prison, il imagine de profiter de cette situation pour s'en tirer d'une manière ou d'une autre. Pendant quelques jours, il simule le délire et refuse toute nourriture. Comme toujours dans les cas délicats, les Allemands font appel à Jean Deffaugt, le maire, qui, avec son ami Balthazar, le gérant du Centre d'accueil, est admis à visiter le malade pour tenter de lui faire accepter quelques aliments.

Le 26 mai, les deux hommes se montrent profondément inquiets. Le prisonnier est très mal en point. Il est plus fiévreux, plus abattu et divague plus que jamais. Cette fois, c'est sérieux. Hénot n'a plus besoin de jouer la comédie. Son état comateux, il le doit, en effet, à une poudre blanche préparée par Charles Thura, un autre agent de liaison, pharmacien dans le civil, que ses visiteurs lui ont remise, la veille, avec la manière de s'en servir.

Le plan d'évasion a été minutieusement préparé. Cette journée a été choisie parce que Meyer, le chef de la Gestapo, est absent d'Annemasse. Il a dû accompagner un convoi de déportés en Allemagne. Son adjoint tremble à l'idée de devoir rendre compte de la mort d'un détenu dont le " burmeister " lui a assuré qu'il était un minable trafiquant de montres suisses et que son cas n'avait rien à voir avec la résistance. Il accepte donc l'intervention d'un nouveau médecin. Mandé aussitôt, le docteur Thee se penche sur le malade, le palpe, l'examine, éprouve ses réflexes et finalement lui glisse dans un murmure :

- Tu n'es pas fou, tu veux partir...

- Oui, oui, souffle le patient. Sauvez-moi.

Le praticien se relève et lance à pleine voix :

- Cet homme est en train de crever ! Emmenez-le et faites-le soigner !

Affolé, l'officier S.S. consent à faire transporter Husson à l'hôpital, pourvu que le maire endosse la responsabilité du transfert et lui signe une décharge, ce à quoi Deffaugt souscrit volontiers.

À l'hôpital d'Ambilly, dans la banlieue d'Annemasse, fonctionne un service de santé unifié, discret et efficace, au sein duquel collaborent des médecins appartenant à l'Armée secrète et à l'organisation des Francs-Tireurs et Partisans, le docteur Juste Picaud notamment, et le docteur Charles Cachin (Perronet pour l'état civil de ce temps), le neveu du leader communiste, entre autres.

C'est là qu'a été amené Hénot sous la vigilante surveillance de deux gendarmes allemands.

Il faut agir vite, avant le retour de Meyer qui pourrait exiger des explications... et davantage. Tout le bel échafaudage est menacé, cependant, par le zèle d'un interne trop consciencieux qui, ayant ausculté à son tour le malade, n'est pas d'accord avec son confrère d'Annemasse. Il reconnaît les traces de coups, la plaie au crâne, la température, les propos incohérents, mais...

- Il y a bien quelque chose, confie-t-il à Mlle Françoise Chapelier, infirmière en chef de l'établissement, et je ne vois pas clairement de quoi il s'agit. Par contre, je suis sûr que ce type n'est pas fou.

Il n'y a plus de temps à perdre. La même nuit, vers une heure du matin, Jean Hénot entend des bruits insolites dans le couloir qui conduit à sa chambre. La porte s'ouvre brusquement, laissant passer son infirmière au milieu d'un groupe d'hommes en blousons de cuir qui ne prononcent pas un mot mais se conduisent avec une belle précision mécanique. Parfaitement consentante, la jeune femme est ligotée, bâillonnée et jetée en travers du lit. Quant au malade, habillé en un tour de main et auquel l'un des hommes a passé tin pistolet chargé, il se retrouve quelques minutes plus tard, avec son escorte, le long de la voie ferrée, titubant encore, mais humant avec délices le grand air de la liberté.

À Etembliéres, quelques heures de repos sont accordées à Hénot, hébergé chez un cheminot, avant qu'une ambulance vienne le reprendre pour l'amener jusqu'au pied du Salève, sur la route où, derrière un double réseau de barbelés et de cheveux de frise, s'étend la Suisse accueillante. Mais les patrouilles allemandes sont nombreuses de ce côté de la frontière, et il ne s'agit pas de retomber entre leurs mains. Après Collanges, dans un virage où elle a dû ralentir, la voiture est arrêtée par une petite troupe d'hommes armés. La porte arrière est ouverte par un grand gaillard qui lance en riant :

- Grouille-toi ! Dans les barbelés, le portillon est détaché, tu n'as qu'à le pousser. De l'autre côté l'équipe de réception est en place. File et bonne chance !

Celui qui vient de parler, c'est André Alambert, mécanicien au dépôt des chemins de fer d'Annemasse, plus connu, pour l'heure, sous le nain de " Lemaréchai ", officier F.T.P. commandant les partisans de la région. C'est lui qui, à la tête de son commando, a enlevé Jean Hénot à l'hôpital d'Ambilly et a couvert son passage dans le canton de Genève. L'opération a été organisée, il est vrai, avec un grand soin par les services de l'Armée secrète, de part et d'autre de la frontière.

L'OPÉRATION " OVERLORD " RÉUSSIE

LA GESTAPO SE DÉCHAÎNE

Dans la matinée du 6 juin, éclate la nouvelle de l'opération " Overlord " qui fait naître, dans toute la France, un immense espoir. Les épaisses murailles des prisons savoyardes mômes sont impuissantes à retenir l'information. Le mystérieux alphabet morse auquel les reclus ont été bientôt initiés la répand à travers les sinistres établissements à petits coups frappés contre les parois des cellules ou contre les tuyauteries. Elle filtre jusque dans les cages des condamnés à mort sous la forme de billets miniature glissés on ne sait comment dans une fente de la porte et qui disent : " Débarquement allié réussi à 6 heures, en Normandie. Tout va bien. "

Ainsi, le fameux mur de l'Atlantique n'a pas su empêcher l'invasion. De la pointe du Cotentin à l'estuaire de la Seine, les chefs de la prestigieuse Wehrmacht voient affluer, vague après vague, des bataillons innombrables que les navires, les avions, les planeurs jettent le long des côtes ou dans l'arrière-pays. Réduits à la défensive, tous leurs efforts ne tendent bientôt plus qua retarder l'avance des armées alliées, car il n'est plus question de les rejeter à la mer avec les lourdes pertes qu'avait promises Goebbels aux auditeurs de la radio allemande.

C'est le commencement de la fin pour le Reich nazi. Mais seulement le commencement. Les Waffen.S.S. et les fonctionnaires de la Gestapo, qui sont les plus fidèles soutiens du régime, exercent encore, sur toute la France, leur pesante autorité. Le débarquement va les inciter à redoubler de vigilance - et de cruauté. Non qu'ils doutent de tout-puissant victoire final de leurs armes mais les ordres du tout puissant Heinrich Himmler, maître de deux organisations, sont formels : empêcher à tout prix que la population française, si prompte à s'enthousiasmer, ne gêne les mouvements des troupes allemandes.

Rafle des S.S. à Frontenex.

En Haute-Savoie, la consigne est observée avec zèle. L'activité policière, qui s'était quelque peu relâchée, reprend de plus belle : perquisitions, rafles, arrestations se succèdent sur tous les points du département et les prisons reçoivent de nouvelles fournées de suspects.

Dans la nuit du 8 juin, à 2 heures du matin, trois cents S.S. cernent Frontenex, un minuscule village de quelque vingt feux, au-dessus de Faverges. Un détachement s'introduit entre les maisons, aperçoit une forme blottie sur un tas de foin dans une grange et tire au jugé. Un innocent commis de ferme est ainsi abattu en plein sommeil.

Le martèlement des bottes et les détonations ont réveillé les habitants qui, à demi vêtus, apparaissent sur le pas de leurs portes, éblouis par les projecteurs que les soldats braquent sur eux.

Que cherchent les Allemands ? Quelque franc-tireur, peut-être,' à moins que ce ne soit Arnaud, ce radio anglais que Milo a planqué, avec son attirail, chez l'ami Rieuton, à Seythenex, le village voisin ?

De leur chambre, les deux frères Thabuis, Raymond, vingt-cinq ans, grand et sec, Jean, de deux années plus jeune, brun et râblé, ont entendu le remue-ménage et ne se perdent pas en vaines suppositions. Réfractaires du S.T.O., ils appartiennent - comme la plupart des hommes de cette montagne à l'organisation de Carquex. Avec Milo, ils ont participé à maintes expéditions, recueilli des hommes traqués et conduit plusieurs rescapés des Glières à Albertville, à Ugine, où ils les ont mis en lieu sûr. Ils sautent par la fenêtre, creusent un trou dans le jardin, y enfouissent rapidement leurs armes et quelques documents compromettants, et filent vers la montagne couverte d'une épaisse forêt où ils sont sûrs de trouver une cachette.

Mais les Allemands ont aperçu l'ombre des deux fuyards. Ils chargent une fillette, petite Parisienne de douze ans, pensionnaire des Thabuis, de courir à leur recherche et de leur communiquer ce message : " S'ils ne se sont pas rendus clans les vingt minutes, tout le village sera livré aux flammes avec les habitants. "

L'enfant n'a guère eu de mal à découvrir Raymond et Jean. Ceux-ci pèsent un moment les termes de l'ultimatum. Se faire prendre aujourd'hui, après avoir échappé à tant de dangers, alors que leurs frères, les F.F.I. de Normandie et de Bretagne combattent déjà aux côtés des armées alliées, c'est trop bêle. Mais s'ils ne se rendent pas, les S.S. mettront leur menace à exécution. Là-dessus, pas de doute. Ils n'en sont pas à leur coup d'essai. L'hésitation n'est donc pas permise.

La tête basse, les deux hommes redescendent avec la petite fille et se rendent, sous les veux de leur mère qui assiste à toute la scène, épouvantée. Fouillés sans ménagement, battus à coups de cravache, ils sont emmenés, menottes aux poignets comme de vulgaires criminels. Enfermés à Annecy dans des cages étroites construites au fond des caves de l'école Saint-François, ils sont interrogés le soir même suivant les méthodes propres aux inquisiteurs de la Gestapo. Dépouillés de leurs vêtements, roués de coups, ils subissent à deux reprises le supplice de la baignoire au cours de cette première séance qui se prolonge jusqu'à l'aube.

Avec quelques variantes, ils souffriront ce traitement jusqu'à la fin du mois; où, pauvres loques sanglantes, ils seront jetés dans un cachot au sommet de la tour du château, avec quarante autres détenus, dont un certain nombre de mouchards. Une tentative d'évasion sera éventée par les " moutons " de la police allemande et sept prisonniers désignés au hasard seront fusillés. Les frères Thabuis échapperont par miracle à l'exécution.

Déportés le 14 juillet, embrigadés dans l'équipe d'esclaves d'un camp de travail au service de l'I.G. Farben, sur les quais de l'Oder, ils seront délivrés six mois plus tard par l'armée soviétique, échappant ainsi de justesse à la mort.

Des enfants qui sont des otages.

Il n'a fallu que quelques jours à la population française pour comprendre que " l'Opération Overlord " était un succès militaire. Elle a laissé éclater sa joie, certaine d'être enfin sauvée, attendant d'heure en heure l'apparition des premiers chars alliés. Et les officiers allemands qui, eux, sont à pied d'œuvre, dans les garnisons de France où ils sont stationnés, se sont vengés bassement de l'échec de leurs armes.

C'est le 9 juin que le général S.S. Heinz Lammerding, commandant la division " Das Reich ", fait brûler six cents personnes, dont cent quatre-vingt-onze enfants, dans l'église d'Oradour-sur-Glane. Le lendemain, à Tulle, il fait pendre cent vingt otages aux balcons des maisons.

Sur toute l'étendue du territoire, la Gestapo se dé. chaîne littéralement.

À Annecy, à Thonon, les locaux disciplinaires se révèlent encore une fois trop peu nombreux pour l'ample moisson d'une armée que la peur enrage. On a réquisitionné, pourtant, tous les bâtiments, toutes les caves qui pouvaient servir de prisons. Les nouveaux venus y sont entassés sans air et sans lumière, couchant à même le béton poussiéreux ou sur des tas de charbon, dans les pires conditions d'hygiène, souvent privés de nourriture, les mains liées derrière le dos, pendant des jours, près d'un mois dans certains cas.

Les points de passage à la frontière suisse font l'objet d'une surveillance particulière. Il faut peu de chose, maintenant, pour éveiller les soupçons des gendarmes et des douaniers allemands : une rature sur la carte d'identité, une réponse où ils flairent (pas toujours à tort) l'ironie, le moindre parfum de provocation. Aussi la prison du Pax, à Annemasse, reçoit-elle quotidiennement d'importantes charretées de suspects ou d'otages. Pourtant, les villes voisines prétendent y envoyer encore le trop-plein de leurs détenus. Très embarrassé, Meyer se confie à Deffaugt, le maire, qu'il tient toujours pour un partisan convaincu de la collaboration.

- Annecy m'annonce l'envoi d'un convoi de réfractaires, lui dit-il. Il me faut de la place. Aussi, vais-je expédier en Allemagne tous les juifs qui encombrent la prison.

Il s'agit de vingt-cinq enfants arrachés à des foyers savoyards auxquels ils avaient été confiés, dont la plupart sont orphelins, leurs parents ayant été déportés, et qui, depuis décembre 1943, ne connaissent d'autre horizon que les murs du pénitencier. Le sort de ces gosses a profondément ému Deffaugt, lui-même père de famille. Il a obtenu de leur rendre visite et, trois fois par jour, flanqué du fidèle Balthazar, et de Françoise Chapelier, s'emploie â adoucir leur sort.

Le nouveau crime qui se prépare le bouleverse. Il parlemente longuement pour obtenir la grâce des innocents.

- Qu'est-ce que cela peut bien vous faire ? demande l'homme de la Gestapo. Aussi jeunes qu'ils soient, ils appartiennent à la race condamnée. Qu'on les extermine un peu plus tôt ou un peu plus tard, cela ne tire pas à conséquence.

Pourtant, au terme d'une âpre discussion, Deffaugt arrache tout de même une demi-victoire : dix-sept des petits détenus, les plus jeunes, âgés de cinq à onze ans, lui seront remis pour être enfermés, sous bonne garde, dans un bâtiment municipal.

En fait, aussitôt enlevés à la prison, ils sont confiés au réseau Racine qui s'attache spécialement au sauvetage des enfants israélites et qui les fait passer en Suisse où leur sécurité, désormais, est assurée.

Les autres ? Gardés comme otages, ils s'en iront tous les matins, escortés de S.S. en armes, jusqu'à l'hôtel de France, siège de la Kommandantur, où ils seront employés à diverses corvées. Grâce à la vigilance du maire et de ses adjoints, ils seront sauvés d'un sort plus atroce et retrouveront la liberté, en même temps que la ville recouvrera la sienne.

Mais une jeune fille du réseau Racine, Marianne Colin, arrêtée à la fin du mois de mai, jetée au Pax, interrogée par Meinshold, un collaborateur de Meyer, avec des raffinements sadiques, elle, ne connaîtra pas la même fortune. Dans la nuit du 7 au 8 juillet, elle sera extraite de sa cellule par un détachement de S.S. et fusillée dans la cour de la prison, avec cinq autres suspects. Kurt Meyer avait besoin de place pour de nouveaux pensionnaires.


LA HAUTE-SAVOIE LIBÉRÉE

Dans l'ouest de la France, les positions allemandes cèdent, les unes après les autres, devant l'irrésistible pression des armées alliées.

Après Bayeux, première préfecture libérée, le mois de juin a vu la capitulation des occupants de Caen, Carentan, Arromanches, Cherbourg.

Les F.F.I. sont présents sur tous les champs de bataille. Le général Kœnig les représente maintenant au S.H.A.E.F. (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Forces, Quartier général suprême des forces expéditionnaires alliées) où, dès le mois d'avril, il a mis au point, avec les chefs militaires anglais et américains, le tableau des interventions qui incomberont eux combattants de l'intérieur. Une série de plans a été dressée à leur intention : " plan vert " qui vise à paralyser les transports par voies ferrées, routes, fleuves et canaux ; " plan bleu " pour le sabotage du réseau électrique et des télécommunications ; " plan tortue pour les opérations de guérilla qui retarderont les concentrations de troupes ennemies.

Dès les premiers jours de juillet, huit divisions d'infanterie de la Wehrmacht sont ainsi bloquées au cœur du pays.

En Haute-Savoie, les maquisards forcent les garnisons allemandes à évacuer, un à un, tous les villages de la montagne. Le 14 juillet, à l'occasion de la fête nationale, Louis Morel et Roger Lombard sont assez maîtres de la situation pour occuper Thônes et défiler à travers Thorens à la tête de leurs troupes, drapeau français déployé. Avec son corps franc, Raymond contrôle les accès et interdit toute velléité d'action aux rares unités allemandes qui sont demeurées dans la région.

Celles-ci sont d'ailleurs paralysées dans leurs cantonnements. Toute circulation leur est bientôt interdite sur la ligne de chemin de fer Aix-les-Bains-Annemasse et sur la route nationale Aix-les-Bains-Annecy.

Ce jour-là, au Q.G. de Rastenburg, un long message de Rommel se déroule au télétype, adressé au Führer, et qui conclut : " Les troupes combattent héroïquement sur tous les fronts, mais la lutte inégale approche de la fin. "

Hitler le déchire rageusement.

" Sur mon balcon, des volubilis. "

Le bataillon des Glières s'est reformé sur les mines de l'ancien camp retranché, devenu base de départ des principaux coups de main.

Dans la soirée du 31 juillet, le capitaine Paul, le radio américain O. Johnson, y fait passer un message de la B.B.C. qu'il vient de capter : " Sur mon balcon, je ferai pousser des volubilis. "

C'est l'annonce d'un parachutage dans les vingt-quatre heures.

Aussitôt transmise, l'information provoque un branle bas général dans toutes les sections du département.

Au petit jour, le 1er août, des cortèges de camions amènent des troupes au pied du Plateau : quinze cents hommes de l'Année secrète, quatre cents F.T.P. Tous montent allégrement à l'assaut des rudes sentiers où certains d'entre eux, le cœur étreint par l'angoisse, ont longuement rampé dans la neige, quatre mois plus tôt, pour échapper aux patrouilles ennemies.

Dans la nuit claire, à onze heures précises, le premier Boeing B. 17 fait son apparition et largue ses containers clans l'espace aménage par Fumex et son équipe. Une seconde " Forteresse volante lui succède, puis une autre, une autre encore. Jusqu'à l'aube, les " parapluies " ouvrent dans le ciel leurs corolles multicolores, hésitent un temps avant de descendre pour déposer, enfin, leur précieuse cargaison.

Les armes sont partagées équitablement entre les deux groupes qui, largement approvisionnés, vont reprendre leur poste de combat.

L'équipement s'est, d'ailleurs, singulièrement amélioré au cours de ces dernières semaines. Grâce aux nombreuses complicités dont ils disposent, maintenant, dans la population civile, les fonctionnaires de tous grades, les agents des postes, des chemins de fer, de la douane, voire parmi certains éléments de la police, les problèmes du logement, du ravitaillement, de la sécurité ne se posent plus pour les F.F.I. qui sont pourvus, en outre, de moyens de transmission et de véhicules rapides.

Responsable du secteur de Thonon, le lieutenant Valentin a même fait garnir quelques camions de plaques blindées en prévision des prochains affrontements. Il a fait mettre à la disposition du docteur Marc, le médecin des Glières, un hôtel de la station que celui-ci a transformé en hôpital militaire. Le bon „ toubib s'est offert, en outre, le luxe d'une infirmerie ambulante aménagée dans un ancien autobus, comportant son bloc opératoire et son propre personnel - deux chirurgiens et une infirmière - qui fendront bientôt d'inestimables services dans la zone de combats.

Il parait loin, le temps où les premiers réfractaires se groupaient sur le Plateau, démunis de tout, partageant tout, un mauvais fusil pour deux, une miche de pain pour quatre, isolés du reste du monde, poursuivis comme de dangereux hors-la-loi, répondant à l'appel de Tom, de Romans-Petit, d'Anjot, un groupe minuscule d'officiers d'infortune, animés comme eux tous par leur seul idéal de liberté et de dignité humaine.

La milice se rend.

En ce début d'août, toutes les conditions sont réunies en vue d'une action décisive. Alors que la IIIe armée de Patton, comprenant la division Leclerc, cherche encore à percer au nord de Caen, et que Montgomery porte ses efforts au sud-ouest de la ville, les maquisards de Haute-Savoie passent à l'offensive. Le 12, sous les ordres de More!, le groupe de Thorens attaque un important convoi allemand sur la route d'Annecy à la Roche-sur-Foron. Un combat en règle s'engage près de Plot où l'occupant laisse sur le terrain trente-deux morts et quarante-cinq blessés. Le maquis déplore, pour sa part, un homme tué, le chef " Mimile " et trois blessés.

Dans la nuit du 13 au 14, la compagnie Joubert et le corps franc de Raymond se portent sur la route d'Annecy à Aix-les-Bains, avec mission d'interdire aux troupes de la Wehrmacht la sortie du département.

C'est la bataille de Balmont qui se poursuit pendant trois jours et où les grenades, les fusils antichars, les bazookas sont utilisés contre les véhicules tandis que les F.M. et les mitrailleuses dispersent les hommes désemparés. C'est en vain que leurs chefs tentent de les reprendre en main. Ils sont partout attaqués par les combattants de l'Armée secrète et les partisans qui luttent au coude à coude.

De leur côté, les auxiliaires de l'occupant sentent la partie perdue.

À Annecy, le chef Barbaroux, commandant départemental de la milice, cherche le moyen de s'en tirer aux moindres frais. Il détient, parmi ses prisonniers, le capitaine Quinault, de l'Armée secrète.

Le 17 août, il le fait mander et le prie de se rendre auprès du comité local cours de la Résistance pour solliciter une entrevue, au de laquelle seront fixées les modalités de la reddition des miliciens.

Les choses ont bien changé, depuis le jour où des miliciens envoyaient deux prêtres au chef du maquis des Glières porteurs d'un ultimatum pour le sommer de se rendre.

C'est Milo qui reçoit, cette fois, le médiateur et il règle avec lui les détails de la rencontre. Le 18 août, à minuit, les deux parties sont fidèles au rendez-vous. À l'hôtel Cottes, à Saint-Jorioz, le même qui accueillit l'équipe Peter Churchill-Odette, Barbaroux rencontre Milo et ses deux lieutenants. La discussion se poursuit pendant une heure, après quoi, les négociateurs prennent en voiture le chemin d'Annecy.

Ils se rendent rue des Marquisats, au siège de la milice, où Barbaroux a rassemblé tout ce qui reste de ses effectifs.

Après un discours bien senti de Carquex, les hommes sont désarmés, les officiers seuls étant autorisés à garder leurs pistolets sans munitions.

Au petit matin, un cortège de cent trente miliciens est emmené au Grand-Bornand où a été établi un camp provisoire de prisonniers. Dans la journée, sans que Milo en ait été averti, ils seront passés par les armes, à l'issue d'un jugement sommaire.

À Annecy, les F.F.I. forcent les portes de la prison. Les événements se précipitent.

Leur victoire chèrement acquise, les F.F.I. veulent la mettre à profit pour sauver les derniers combattants des Glières que la Gestapo retient encore.

L'un deux, Julien Helfgott, arrêté au début d'avril, attend son tour derrière les grilles de la maison d'arrêt de Annecy. C'est un mort en sursis, soit qu'on le traîne devant le peloton d'exécution, ou qu'on le pousse dans un de ces wagons plombés, où tant de ses compagnons ont été entassés, déjà, promis à la lente agonie des camps d'Allemagne.

L'être se révolte à l'idée de cette longue nuit, jalonnée de nouvelles tortures physiques et morales, de brutalités et d'humiliations. Mieux vaut certaine. ment la chute dans le néant.

Mais on ne se résout pas facilement à mourir à vingt-quatre ans, quand le temps vous est donné de ruminer, quand les heures s'égrènent, monotones, la nuit surtout, parce que le sommeil vous a quitté. L'aube ramène les bruits caractéristiques des pas dans les couloirs, des trousseaux de clés qui tintent, de l'adieu des frères de combat extraits de leurs cellules pour la dernière promenade, jusqu'à un certain mur de la prison sur lequel s'écaillent de larges taches de sang noirci. Ainsi sont passés déjà Maurice Pépin, Pitance, Pugin, d'autres encore, beaucoup d'autres, lourdement enchaînés, abattus parfois, mais crânes le plus souvent, un sourire de défi ou un refrain aux lèvres avant de tomber sous la salve des bourreaux. Julien saura-t-il adopter la même courageuse attitude, se montrer digne de ses camarades, lui qui n'espère plus aucun secours de l'extérieur ?

Ce soir du 18 août est précisément celui que la Gestapo a choisi pour en finir avec les derniers maquisards des Glières. Des camions sont attendus qui doivent les charger pour les emmener en rase campagne, où ils seront massacrés. À 21 heures, des ronflements de moteurs se rapprochent, en effet. Mais au lieu des véhicules de la Wehrmacht, ce sont des voitures pleines de partisans qui forcent les portes de la prison. Ceux qui en descendent ne sont pas disposés à parlementer. Les mitraillettes braquées neutralisent les gardiens. Toutes les cellules sont ouvertes et les condamnés abasourdis, ayant peine à en croire leurs sens, se trouvent poussés vers l'extérieur, vers la place où des groupes d'amis les embrassent joyeusement.

C'est ainsi qu'en cette nuit tiède du 18 août 1944, Julien Helfgott et ses compagnons d'armes ont été rendus à la vie, à la liberté.

À la même heure, deux coups de pistolet ont retenti à l'intérieur de la sinistre villa Schmidt, abandonnée par les fonctionnaires de la police d'État hitlérienne. Le propriétaire et sa maîtresse, actifs auxiliaires de la Gestapo qui ont participé aux " interrogatoires , trop connus pour tenter une évasion, ont préféré se taire sauter la cervelle, plutôt que de rendre des comptes à la Résistance.

Le cadavre de Meyer dans un fossé.

Sur tout le département, la Gestapo fera peser, aussi longtemps qu'elle le pourra, son régime de terreur.

À Annemasse, le redoutable Meyer a résolu d'offrir un spectacle très romantique, sehr gemütlich, à la population, tant qu'il en a encore les moyens.

Le 3 août, un détachement allemand a arrêté aux Esserts-Salève un camion qui transportait du matériel parachuté aux Glières : un obusier, plusieurs milliers de cartouches, des pièces d'équipement. Sept partisans, parmi lesquels Alambert, le chef F.T.P. qui a organisé l'évasion de Jean Héont, sont capturés et amenés à Annemasse. Pris en flagrant délit, leur compte est bon. Après l'interrogatoire d'usage, il est décidé que les " terroristes seront rassemblés sur la place de l'Hôtel-de-Ville, en plein jour, et fusillés devant la foule. Leurs corps resteront exposés pendant quarante-huit heures - pour l'exemple.

Une fois de plus, Jean Deffaugt doit faire appel à ses dons de diplomate pour empêcher cette lâche exécution. Il se rend au bureau de Meyer, au-dessus de son propre magasin et plaide la cause de ses administrés. Il joue d'abord sur la corde sensible - la méthode lui a réussi quelquefois avec ce personnage bizarre, versatile, qu'est le chef de la Gestapo – en faisant ressortir que les prisonniers sont de jeunes citoyens d'Annemasse qu'il connaît de longue date, parfaitement. inoffensifs et qui ont dû céder à la menace pour convoyer ce maudit camion. L'argument est bien fragile, et Meyer tinta sa démonstration qui, dit-il, donnera, aux fortes têtes, matière à réflexion.

Faute de toucher le coeur de son interlocuteur, le maire s'adresse a sa raison. Très pâle, car il joue une partie dangereuse, il abat le dernier atout qu'il tenait en réserve : la vie de Meyer contre celle des réfractaires.

Et d'exposer que la victoire a changé de camp, que le règne de la croix gammée touche à sa fin, que le chef de la Gestapo lui-même pourrait se trouver bientôt en difficulté et que sa vie ne pèserait pas lourd, le jour où la population d'Annemasse tout entière se soulèverait et, solidement armée, viendrait lui demander compte du sang versé.

Meyer a blêmi à son tour. La situation n'est pas brillante, il ne le sait que trop, et il a suscité trop de haine dans le pays pour conserver la moindre illusion sur son sort en cas de danger. Après s'être accordé un délai de réflexion, il accepte le marché. Conformément à ses ordres, les détenus sont libérés, après une dernière volée de coups de cravache.

Deffaugt a remporté une nouvelle victoire.

Le 13 août, à 8 heures du matin, tandis que les F.F.I. se rendront maîtres de la ville, il se conformera scrupuleusement aux termes du contrat et fera passer Meyer de l'autre côté de la frontière. Le voyageur clandestin sera arrêté. cependant, par les autorités suisses, comparaîtra le 17 devant le tribunal militaire de Lausanne et, le lendemain, sera refoulé sur la France.

Quelques jours plus tard, Meyer sera tué dans des circonstances mystérieuses et son cadavre sera trouvé dans un fossé.

19 août : la Wehrmacht est vaincue.

À Annecy, le commandement allemand doit renoncer à la lutte. Isolé au milieu d'une population hostile, harcelé par les groupes de partisans qui se font de jour en jour plus agressifs, ayant perdu tout espoir de recevoir les renforts qu'il a demandés, il . ne lui reste qu'une issue, s'il veut éviter que ses dernières unités ne soient taillées en pièces : la capitulation. Celle-ci est négociée le 19 août à la préfecture de la Haute-Savoie, siège de la Kommandantur, par le général Oberg, commandant la place, entouré de son état-major d'une part et, de l'autre, par le capitaine Nizier, responsable départemental des Forces françaises de l'intérieur.

Les pourparlers ne se prolongent guère. Du côté français, on exige la reddition inconditionnelle. Vaincus, les Allemands s'inclinent. Désarmés, les trois mille cinq cents militaires de la Wehrmacht stationnés encore dans le département sont, désormais, prisonniers de la Résistance et dirigés sur des camps administrés par les anciens maquisards.

La Haute-Savoie, qui a connu le premier combat de l'Armée secrète contre la Wehrmacht, est aussi le premier département français qui se soit complètement libéré de l'occupation allemande par ses propres moyens.

Ce jour-là, le Comité national de la Résistance a lancé, de Paris, l'appel général à l'insurrection.

Ce jour-là, la Ire armée française, commandée par le général de Lattre de Tassigny, débarquée en Provence le 15 août, a investi, jusqu'à Marseille, tout le littoral. De victoire en victoire, elle va remonter si vite la vallée du Rhône qu'elle devra s'imposer une étape de quelques jours en Bourgogne, pour permettre à l'intendance de la rattraper.

Prises entre les branches d'un étau géant, les divisions allemandes résistent avec énergie, mais ne peuvent échapper à l'écrasement, tandis que les F.F.I. leur barrent la route de la retraite.

Alors que tout s'écroule en Allemagne, Heinrich Himmler intrigue encore pour prendre le pouvoir. Il fait des ouvertures aux Alliés qui dédaignent d'y répondre. Plus tard, en 1945, il tentera de fuir comme le feront, avec plus de succès, nombre de ses collaborateurs. Reconnu par un détachement anglais et arrêté, il choisira de se suicider plutôt que de répondre devant la justice des hommes, de ses innombrables crimes.

Son émule français, Joseph Darnand, va chercher, lui aussi, le salut dans la fuite. Il ne réussira pas mieux. Découvert en Italie, ramené en France, il sera traduit devant la Haute cour de Justice, condamné à mort et exécuté.

Charles Detmar et quarante-trois de ses acolytes du S.P.A.C. attendront l'été de 1946 pour être jugés par la Cour de Justice de la Seine qui possède contre eux un dossier accablant. L'animateur de la " Gestapo française " sera fusillé avec six de ses agents, à l'issue d'un procès qui aura révélé des détails atroces de leur comportement à l'encontre des résistants tombés entre leurs mains, en Haute-Savoie notamment.

Des passants anonymes, dans la foule.

Pour ceux des Glières et leurs amis, la grande aventure ne devait pas prendre fin avec la libération de la Haute-Savoie. Tandis que certains d'entre eux s'en allaient grossir les rangs des maquis des départements voisins, d'autres gagnaient Paris ou leur province d'origine, pour y poursuivre le combat, et d'autres encore s'engageaient dans la Ire armée française et participaient aux dures batailles de Mulhouse et de Strasbourg.

Ces héros, ceux du moins qui ont survécu, vous les croisez aujourd'hui dans les cités et dans les campagnes, mêlés à la vie quotidienne, occupés le plus souvent à de modestes tâches, peu enclins à évoquer leur prodigieuse épopée.

C'est ainsi que Jean Hénot, l'agent de liaison aux vingt identités, aux deux cents passages illégaux à travers les barrages policiers, continue de servir son pays dans un bureau du consulat français de Genève.

André Alambert, qui le tira des griffes de la Gestapo, a repris sa place de mécanicien sur une locomotive de la S.N.C.F. et consacre ses loisirs aux pacifiques émotions de la pêche à la ligne.

Jean Deffaugt, le seul maire de France nommé par Vichy que la Résistance confirma dans ses fonctions, a passé à d'autres le flambeau de l'administration municipale. Il continue, néanmoins, à diriger un important magasin de textiles. Il s'anime au souvenir du jeu dangereux qu'il joua quotidiennement avec le chef de la Gestapo et où, si souvent, il risqua sa tête. " Si c'était à refaire, dit-il, je ne sais pas si j'en aurais le courage. "

Vingt années ont passé depuis son engagement dans le réseau " Gilbert ". Pourtant, si c'était à refaire, un homme comme Deffaugt ne se déroberait pas.

À la mairie d'Annemasse, le bureau du premier adjoint est occupé maintenant par Roger Lombard, l'ancien chef de la section " Le Chamois " aux Glières et qui, aux côtés de Louis More!, a combattu sans désemparer jusqu'à la libération du département.

À Annecy, Robert Buttin, détenu, puis sauvé de la déportation par les gendarmes français, préside aujourd'hui l'Association des rescapés du Plateau des Glières en même temps qu'il dirige un magasin de produits de caoutchouc et de matière plastique. Nous l'avons rencontré dans son bureau, en compagnie du commandant Clair, ancien chef départemental de l'Armée secrète, d'André Fumex qui, sur le Plateau, était chargé de la réception des parachutages et qui, après guerre, a repris la fabrication des cierges.

Julien Helfgott miraculeusement sauvé de la mort à la veille de la libération d'Annecy, est employé vans une société métallurgique de la bille.

Louis Morel, l'un des animateurs les plus efficaces des Glières, qui occupa Thônes dés le 14 juillet 1944, s'est fait restaurateur à Saint-Jorion. Marcel Fivel dirige à Annecy " l'Essor savoyard ", Henri Paccard est fondeur de cloches. Alphonse Métral fabrique des fromages. Georges Perrotin est garagiste.

À Faverges, l'ex-capitaine Milo a retrouvé son identité du temps de paix : Jean Carquex est à la tâte d'une importante entreprise d'appareils électroménagers.

Libérés des camps de concentration par l'avance soviétique, ses deux amis, Raymond et Jean Thabuis, ont eu la joie de retrouver leur mère. Le second vit avec elle, dans la maison familiale de Frontenex. Quant à Raymond, il s'est établi un peu plus haut, dans la montagne, à Seythenex, qui compte presque entant d'anciens maquisards que d'hommes adultes.

À Paris, le colonel Romans-Petit est administrateur d'une société industrielle. Le docteur Charles Cachin exerce son art de chirurgien dans une clinique proche de l'Étoile, aussi jeune d'allure, enthousiaste et sympathique qu'au temps de la résistance. Jean Rosenthal (capitaine Cantinier) est un important négociant en perles précieuses. Aujourd'hui mariée, sa nièce Michette, s'appelle Mme Borckovitch et coule une existence paisible dans une ravissante Propriété de Maisons-Laffitte où grandit un aimable garçonnet de huit ans. Le radio Owen D. Johnson (capitaine Paul) s'est fixé lui aussi dans notre capitale où il travaille dans un service de l'ambassade des États-Unis.

Le chef de l'ancienne mission interalliée, enfin, le colonel britannique Richard Heslop (Nimier) a été. un temps, gouverneur du Tanganvka avant de choisir d'exploiter un " pub " dans la banlieue de Manchester. S'ils ne parient pas volontiers de leurs exploits, aucun d'eux n'a oublié l'époque où, dans un fraternel coude à coude, ils menaient le combat de la liberté. Ils n'ont pas oublié leurs morts et se rendent périodiquement en pieux pèlerinages au cimetière de Morette que le Dr Bleyon, le jeune maire de Thônes, entretient avec soin et auprès duquel s'élèvera bientôt, dans un grand chalet, le musée des Glières. La veuve de Tom Morel y vient parfois de Lyon. Elle assistait ainsi à la cérémonie du souvenir pour le vingtième anniversaire de la bataille, le 5 avril 1964, en compagnie de son fils, Philippe, lieutenant d'aviation de marine. Son second enfant a été tué en Algérie.

Ils sont de ces Français que l'on dit moyens, des anonymes, en vérité, que le passant ne saurait distinguer dans la foule. Mais ils ont vécu une passionnante aventure et, comme Anjot, comme tous leurs compagnons de la Résistance, ils ont aidé à " sauver l'honneur ", tandis que la mort demeurait leur obstinée compagne.

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