Jean Maridor    Jean Maridor    V1

CHAPITRE PREMIER

LE PLUS JEUNE PILOTE DE FRANCE

L'appel de sirène des Tréfileries du Havre déchira le ciel couleur d'ennui. La brume tombait sur la ville. Une pluie fine, venue de la mer, s'égouttait lentement sur le boulevard Sadi-Carnot, où les rails surgissant de l'usine fuyaient entre les pavés comme des reptiles. Les ouvriers fondeurs sortaient par grappes, avec leurs bicyclettes.

En face de la grande porte des Tréfileries, s'élevait un immeuble noirci par la fumée et exhalant une odeur de fer, comme si une impalpable limaille l'eût recouvert. Au troisième étage de cet immeuble naissait, en cette fin de journée du 24 novembre 1920, Jean Maridor, premier enfant d'une famille de petits commerçants.

Ce fut un garçon fragile, nerveux, sans appétit. Lorsqu'il eut deux ans, sur l'avis du médecin, ses parents décidèrent de quitter le quartier des usines et de se fixer à la campagne. Ils s'installèrent à Montivilliers, à sept kilomètres du Havre.

Niché au pied d'une colline, le village, malgré la proximité du port, sentait déjà la terre normande. Visible de la route, la maison, crépie de blanc cru, jouxtait un asile de vieillards aux pelouses grasses et aux arbres verdoyants. Dans ce cadre paisible, la sensibilité de l'enfant ne trouvait pas son équilibre. Trapu, brun, le petit Jean se montrait affectueux, mais peu expansif. A tout instant, le frêle rempart qui protégeait son émotivité presque maladive risquait de s'écrouler.

Un jour, M. Mander, réparant sa motocyclette, provoqua un véritable drame. Il déchaîna subitement toute la puissance du moteur, au moment où l'enfant jouait dans la cour. Jean fut pris d'une violente crise nerveuse. Blême, secoué de sanglots, privé de parole, il eut de telles convulsions que sa famille en resta longtemps alarmée. L'incident de la motocyclette constitua un avertissement. À partir de ce moment, on s'attacha à tenir Jean à l'écart de toute agitation inutile.

Il se créait un monde à lui, dans lequel entraient des terreurs et des magies. Le docteur qui le soignait portait la barbe. Peut-être fut-ce là l'origine de sa crainte enfantine à l'égard des barbus. Un jour, sa mère, qui le conduisait chez le coiffeur pour la première fois, eut la stupéfaction de voir le petit garçon s'enfuir de la boutique. Elle le rejoignit dans la rue et le questionna. Jean finit par répondre :

- Je ne veux pas de ce coiffeur-là. N'importe lequel, mais pas celui-là... Il a une barbe !

Un événement heureux se produisit, peu de temps après, dans l'existence du jeune Maridor. Il avait trois ans et demi lorsqu'il eut une sœur. Jean, habituellement si sauvage et si peu expansif, se campa derrière la grille du jardin et interpella les passants :

- J'ai une petite sœur. Elle s'appelle Thérèse !

Deux ans plus tard, il fallut revenir au Havre. Cette fois, la famille s'installa au quartier de Graville, rue des Prés-Colombel, et y tint un commerce d'épicerie.

Toute la journée, le garçon, renfermé et timide, fuyait la va-et-vient des clients et se réfugiait dans l'arrière-boutique, ou bien chez ses grands-parents, qui habitaient le voisinage. Attentifs à ne pas brusquer leur enfant, M. et Mme Maridor évitaient les sorties et les réunions bruyantes. Cependant le père du futur pilote se passionnait pour l'aviation. En 1924, Jean accompagna ses parents un meeting. Il eut ainsi la révélation des " ailes ". On pouvait craindre que le passage des appareils en rase-mottes ne provoquât chez lui quelque panique.

Prudemment, M. et Mme Maridor avaient amené des amis qui se chargeraient d'éloigner l'enfant si le spectacle l'affolait. Le pré vert acide, l'herbe frissonnante, les oriflammes claquant sur le toit des hangars, les haut-parleurs nasillards, d'emblée tout cela plut à Jean. Les avions étaient rangés devant les bâtiments ; pilotes et officiels bavardaient ; le public s'entassait le long des barrières. Il commençait à faire très chaud.

Le meeting s'ouvrit. Un premier appareil lança son moteur. Jean, debout sur une balustrade et appuyé à la poitrine de son père, considéra d'abord l'engin avec curiosité. Puis, il ne le quitta plus des yeux. Tour à tour, plusieurs avions décollèrent. Très vite, l'enfant, non seulement supporta sans s'effrayer leurs vrombissements, mais il fit semblant de ii voler entre les groupes de spectateurs, ses petits bras étendus et imitant le grondement des moteurs.

La première rencontre de Maridor avec l'aviation avait été pour lui un véritable coup de foudre.

A l'école communale, qui porte aujourd'hui son nom, sur la route nationale de Honfleur, Jean travailla avec beaucoup d'application. C'était un enfant comme tant d'autres, assez lourd, un peu courtaud ; il saluait les commerçants du quartier, il obéissait à ses maîtres, il rentrait directement de l'école à la maison. M. Carré, son instituteur, eût été bien surpris si on lui avait dit :

- Regardez le petit Maridor... Oui, celui qui est assis au milieu de la classe et qui dépasse à peine son pupitre...

Dans moins de vingt ans, vous vous pencherez sur son cercueil et vous déclarerez : " Mon cher enfant, tu t'es haussé, en toute simplicité, au niveau des plus grands héros de l'histoire de France ! "

Les soirs d'été, Jean s'amusait dehors avec sa sœur et les enfants voisins. Bien souvent, il rentrait plus tôt que les autres, parce que les distractions trop violentes lui déplaisaient. Il reprenait le dessin commencé, ou le Meccano à l'aide duquel il construisait, défaisait, reconstituait des modèles d'avions.

Quand l'élève Maridor eut passé son certificat d'études, le directeur de l'école souhaita le voir s'orienter vers l'enseignement. C'est le conseil qui fut donné à M. Maridor père.

Que se passa-t-il alors ? Comment cet élève studieux, ce garçon raisonnable, presque trop attentif, devint-il en quelques semaines une sorte de cancre? À l'École Supérieure du Havre, où Jean venait d'entrer, il n'avait que des notes trimestrielles désastreuses...

La réponse est simple : Jean Mander rêvait d'aviation ! ... Pour cette nature, repliée et fragile, une telle vocation dévorait tout.

Un jour, rentrant de Paris, M. Mander avait raconté qu'il avait reçu le baptême de l'air, sur un vieux Fokker. Cette nouvelle avait assombri Jean ; il en voulait à son père de ne pas l'avoir emmené. Peut-être cette passion naissante s'exaspérait-elle par le désir de voler, jusqu'alors insatisfait ? M. Maridor le pensa et il conduisit son fils au terrain de Bléville, pour un essai. Jean reçut ce baptême de l'air comme un vrai sacrement. L'engagement date de ce jour-là. Il ne fut jamais rompu.

Mais l'obsession continuait. L'expérience avait échoué. Le premier vol, loin d'avoir dissipé le sortilège qui pesait sur l'esprit de Jean, l'avait aggravé.

En 1933, la famille déménagea une nouvelle fois pour reprendre un fonds d'épicerie, rue des Acacias, au sommet de Graville.

On y accédait par une double montée de trois cents marches, au centre de laquelle roulait un escalier mécanique. L'escalier fonctionnait de sept heures du matin à neuf heures du soir. Désert, ombreux et tiède, aux heures creuses de l'été, il était quatre fois par jour envahi par les ouvriers qui sortaient des usines. Le soir, on n'y trouvait plus que des promeneurs et les amoureux du quartier. Jean Maridor et son meilleur ami, Marceau Duchemin, s'y donnaient souvent rendez-vous, escaladant les marches, ou les descendant, par jeu, à a contre-courant ».

D'en haut, on découvrait Honfleur, les berges de la Seine qui, l'été, tremblaient de soleil et de brume indécise.

À treize ans, Jean commençait à respirer l'atmosphère complexe, moitié village, moitié cité ouvrière, de ce quartier que les Havrais du Havre appellent " la Côte ", avec un brin de condescendance. Passé le petit boyau entre deux murs qui joignait le palier supérieur à la place de la Liberté, on habitait " à la Côte "...

Bien qu'éloigné du port, Graville en accusait la présence. Les " carabots " rapportaient des docks, avec le langage cosmopolite des quais et les échantillons des cargaisons marchandes, comme un parfum du large. L'appel de la mer houleuse et grise s'entendait, les jours de brouillard. La " vaque à mâlet " - la trompe de brume - signalant inlassablement les périls de la navigation, lançait jusque sur le plateau le cri de la mer.

À l'École Supérieure, Jean poursuivait ses études sans grand succès. En désespoir de cause, son père l'avait autorisé à s'inscrire à l'Aéro-Club du Havre, que présidait M. Raoul-Duval.

Quelle dut être l'émotion de Jean quand il reçut la carte à cocarde bleu, blanc, rouge, qui lui conférait le titre de membre du Club ! Cette carte porte le numéro 1.008 et précise que le jeune Maridor avait effectué son vol annuel gratuit le 21 avril, dans un appareil piloté par Paul Grieu. Avec quelle ferveur il dut la serrer dans son portefeuille ! Aujourd'hui encore, elle n'accuse aucune trace de pliure ! À tout moment, il savait que cette minuscule tache tricolore dormait sur son coeur. Elle était le sauf-conduit spécial, le miraculeux mot de passe qui faisait de Jean une sorte d'affidé, de conspirateur. Pour un être plongé dans les régions merveilleuses de l'adolescence, où les rêves ne sont pas complètement dissociés de la réalité, ce rectangle de carton valait un talisman.

À cet âge, les exigences de la vocation se montrent abusives. Elles détruisent tout ce qui ne leur appartient pas. Passionné pour un seul objet, obsédé par une seule image, Jean étudiait de moins en moins. L'année scolaire terminée, le directeur de l'école annonça à M. Maridor que son fils devrait doubler sa classe.

Une explication s'imposait. Elle eut lieu, sérieuse et grave :

- Jean, tu ne peux pas continuer dans cette voie. Reprends-toi. Tu étais un bon élève, l'an dernier. Que t'arrive-t-il ?

Le gamin au visage rond, au torse pris dans une chemise Lacoste blanche, écoutait, bien campé sur ses jambes. Il ne voulait pas faire de peine à ses parents, et pourtant !... A côté, dans le magasin, Thérèse, en blouse noire, aidait sa mère.

M. Maridor eut l'impression que son fils était ailleurs :

- Eh bien ! Jean ! Réponds-moi !

- Je ne me plais pas à l'école.

L'enfant avait lâché ces mots comme malgré lui. Le père fut un peu déconcerté :

- Qu'est-ce que tu veux faire, alors ? demanda-t-il.

- Travailler.

M. Maridor plaça Jean chez son ami Gast, qui tenait un salon de coiffure, de l'autre côté de la rue. Ainsi, Jean aurait un emploi, mais tout proche, et sans aucun engagement. Dès lors, il partagea son temps entre la boutique de son patron et l'aérodrome. Chez M. Gast, il était appliqué, sans toutefois s'intéresser vraiment à son travail. Au terrain, il débordait d'activité. C'est là qu'il libérait sa véritable nature.

Haut comme trois pommes, il se faufilait entre les hangars, grimpait sur les avions, s'approchait de leurs propriétaires ou des curieux. Toujours fourré dans le voisinage de Camille (le mécano, surnommé " Camomille "), il cherchait à rendre service, à justifier sa présence. Lorsqu'un pilote demandait qu'on lui nettoyât son pare-brise, le petit Maridor surgissait, un chiffon à la main.

Habituellement timide et modeste, il n'hésitait pas pourtant à attirer l'attention sur lui. Il le faisait dans un but précis, prémédité. Il espérait que, petit à petit, les gens, le rencontrant partout, s'habitueraient à le considérer comme faisant partie de l'aérodrome. Il jouait les gâte-sauce de la cuisine aérienne.

Pendant toute la semaine, Jean se levait de bonne heure, s'habillait avec soin et descendait déjeuner dans la salle à manger. Thérèse se hâtait vers l'école ; Jean n'avait que quelques mètres à faire pour retrouver sa blouse blanche et ses ciseaux. À midi, il mangeait d'un vigoureux appétit, échangeait avec sa soeur des taquineries et des rires. Toujours gourmand, il retrouvait pour le dessert son impatience et ses yeux de dix ans. Le soir, lorsque la sirène du vieux cimetière tout proche annonçait la fermeture des portes, Jean était libéré. Si le temps le permettait, il gagnait Bléville, pour aller serrer un boulon ou aider à pousser un " taxi ".

C'est à peine si, durant cette période, le jeune Havrais vit la mer. Avec le printemps, les promenades en bande à la plage du boulevard Maritime attiraient beaucoup de ses camarades. Lui ne pensait qu'aux avions. Le dimanche à midi, le dernier client rasé ou coiffé, il plantait là sa boutique et gagnait le terrain, à bicyclette.

Parfois M. et Mme Maridor passaient à l'aérodrome. Presque toujours ils offraient à leur fils' dix minutes de vol, comme passager, et la joie du jeune garçon les ravissait. Paul Grieu commençait à s'intéresser à cet apprenti, très à l'aise dans les figures classiques du cabré ou du piqué et qui semblait enregistrer religieusement chaque impression de l'expérience aéronautique. Le moniteur avait aussi remarqué l'assiduité de Jean dans les fonctions d'aide-mécano, sa serviabilité, parfois excessive. Paul Grieu prenait l'adolescent à son bord, lorsque l'occasion se présentait.

Comme un avare compte son trésor, Jean, rentrant chez lui, marquait sur un petit carnet le temps exact qu'il avait passé en l'air. Dans le cours de l'été 1936, les chiffres montèrent vite. Quelques aviateurs ayant voulu lui donner de l'argent pour le récompenser des soins qu'il donnait à leurs " zincs ", le futur as refusa en rougissant. Mais, à l'instigation de " Camomille ", il rassembla tout son courage et demanda, à titre de dédommagement, qu'on lui permit quelques randonnées supplémentaires, dans les appareils qu'il contribuait à entretenir. Grâce à ces rognures de ciel, Jean parvint bientôt à totaliser douze heures comme passager.

En même temps que cette vocation s'affirmait, Jean Maridor manifestait de plus en plus son indifférence pour toute autre forme d'activité. Le seul bruit d'un moteur survolant Graville faisait surgir du magasin le garçon coiffeur, sans souci du client abandonné dans son fauteuil. Dans la rue, Jean, le nez en l'air, cherchait à reconnaître le type de l'avion. On le blaguait. On disait à son père :

- Alors, Pierre ? Tu vas en faire un aviateur, de ton fils?

M. Gast se plaignant de son apprenti, une nouvelle mise au point devint nécessaire. Elle eut lieu en septembre et prit vite une tournure plus orageuse que la précédente. Trois ans avaient passé ; le caractère de Jean s'était affermi.

- Mais que vas-tu devenir ? s'exclama M. Maridor. Le jeune homme sentait que l'heure n'était plus aux circonlocutions. Droit au but ! S'il hésitait encore, c'était par respect pour son père, qu'il ne voulait peiner à aucun prix. Finalement, il se décida :

- Papa, je veux être pilote d'essai.

Depuis plusieurs mois, M. Maridor redoutait cette réponse. Sans se l'avouer, il avait cherché à retarder le plus possible l'échéance. Mais l'obstination de Jean venait de triompher de la prudence et de l'inquiétude paternelles. Si le fils choisissait irrévocablement le métier de l'air, mieux valait, pour le père,,en prendre son parti.

- Viens! décida brusquement M. Maridor.

Il en est ainsi lorsqu'un souhait ardent se trouve exaucé à l'improviste. Un moment d'incrédulité et de désappointement suspend l'explosion de joie qui en résulte. M. Maridor avait un peu compté sur cette surprise pour troubler l'enthousiasme de Jean.

À Bléville, Paul Grieu prévoyait depuis longtemps cette visite. Plusieurs fois, lorsque M. Maridor s'était rendu à l'aérodrome, le moniteur avait craint que le sujet ne fût abordé.

- Je vous amène un pilote d'essai ! annonça M. Maridor.

En brûlant ainsi les étapes, il espérait désarçonner son fils et ébranler sa résolution. Mais Jean regardait Paul Grieu, D'instinct, il avait senti que, là, il devait se séparer de son père et se rapprocher de l'homme en veste de cuir, debout en face de lui, le casque à la main. Seule leur commune passion des ailes pourrait avoir raison de la complicité d'âge qui liait le père et le moniteur.

- Pilote d'essai ? demanda Paul Grieu... Tu n'as pas choisi le plus facile, Jean.

- Il est fou, affirma le père.

- D'abord, as-tu ton brevet supérieur ?

Cette question surprit Jean. Il attendait qu'on lui représentât les risques du métier d'aviateur et il avait sa réponse prête. Mais cette difficulté scolaire lui parut, sur l'instant, insurmontable. M. Maridor lut dans le regard de son fils et s'inquiéta avant lui :

- C'est indispensable ?

- S'il veut accéder à l'aviation civile, il doit d'abord passer par l'école des sous-officiers d'Istres ; or le brevet est exigé pour l'admission au concours.

Pour la première fois, Jean prit la parole. Il venait de tout considérer. Sa voix était assurée :

- Je l'aurai, ce brevet, dit-il simplement.

Sa certitude impressionna les deux hommes.

- Tu veux retourner à l'École Supérieure ? dit M. Maridor.

- Non. Si je revenais à l'École, ou si je rentrais au Lycée, tout le monde se moquerait de moi. Je suis trop âgé maintenant. Je vais apprendre par correspondance.

Cette décision paraissait illusoire. Après avoir, près de trois ans plus tôt, quitté la classe sur un échec, Jean ne réussirait pas mieux, aujourd'hui, avec l'École Universelle. Mais il insista, avec une surprenante tranquillité :

- J'y arriverai.

Il y mit un tel entêtement qu'un essai de trois mois fut décidé. Parallèlement, M. Maridor demanderait une bourse de pilotage.

Le futur pilote se sentit gonflé de joie, d'appréhension et de responsabilité. Une force bouillonnait en lui. Il éprouvait le besoin de se taire, comme si chaque phrase prononcée lui eût fait courir le risque de libérer et de perdre toute cette puissance neuve. M. Maridor, lui non plus, ne parlait pas. Il pensait :

" Le petit n'y parviendra pas. "

Et il ne savait pas si cette pensée le soulageait ou le désolait.

Le lendemain, le jeune Maridor demanda à M. Gast de le coiffer. Revêtu de son costume noir et gris à rayures, l'insigne de l'Aéro-Club à la boutonnière, le stylo apparent à la poche de poitrine, il alla se faire photographier pour son futur brevet.

Touchant portrait que celui de ce garçon soigné, trop bien peigné, avec des crans, trop soucieux de son costume, qui avait exprès durci son regard de gosse, à la veille de se jeter dans le combat de la vie! On sentait que, ce jour-là, il avait mis de l'ordre dans sa chambre, préparé ses cahiers de travail, organisé son triple emploi du temps : d'aviateur, d'étudiant et de garçon coiffeur.

Il redevint l'élève studieux de la rue des Prés-Colombel. Chaque soir, il noircissait de son écriture enfantine les feuillets de l'École Universelle. Parfois, il étudiait fort avant dans la nuit. Au matin, son père, levant le rideau de fer de la boutique, voyait la lumière allumée dans la chambre de son fils.

- Ça y est ! maugréait-il, le petit s'est encore endormi sur ses bouquins !

Les délais exigés pour l'obtention d'une bourse de pilotage étant trop longs, le projet avait été abandonné. Le jeune Maridor ne disposait donc, pour payer ses heures de vol, que de son argent de poche. Comme il devait consacrer une part importante du dimanche et du lundi à ses cours par correspondance, sa présence au terrain se faisait plus rare. Malgré cela son enthousiasme ne s'émoussait pas.

De toute façon, on entrait dans l'hiver. Depuis plusieurs jours il pleuvait ; une bruine marine n'en finissait plus de vaporiser le ciel et empêchait de voler.

C'est alors qu'intervint M. Yves Dubosc, membre de l'Aéro-Club du Havre. Il possédait un Aiglon, appareil de tourisme peu apte à la formation d'un débutant, car il ne se prête guère à l'usage de la double commande. Contre l'avis des autres pilotes, M. Dubosc décida de donner sa chance au petit Maridor et le fit voler avec lui. Un grand pas était franchi. Profitant des dernières journées de soleil, Jean se rendait au terrain, grimpait dans l'avion de son protecteur, plaçait deux ou trois coussins sur le siège, pour pouvoir accéder au pare-brise, et s'enivrait d'espace.

Pilote-né, le jeune homme faisait de rapides progrès. Les décollages se succédaient. Jean apprenait à sentir le dernier saut de la machine, celui qui décèle chez elle une impatience, au moment de quitter le sol. Il tirait alors sur le manche, avec douceur, l'autre main manœuvrant

la manette des gaz. Un mouvement vers l'avant et c'était le palier, cette vivifiante confrontation de l'avion et de la terre, au maximum de vitesse horizontale. L'herbe s'enfuyait derrière soi, le terrain s'effaçait comme un tapis roulant. Un bref rappel du manche vers la poitrine, l'Aiglon ne devait plus rien qu'au ciel.

La suite relevait de la promenade. M. Dubosc dirigeait son élève au-dessus de la rade du Havre, lui faisait survoler la forêt de mâts, ou l'entraînait plus loin, au ras des vagues. L'embrun pénétrait à l'intérieur de la cabine. Le pilote se gorgeait d'effluves salés, qui lui communiquaient une âpre vigueur...

- Vire à gauche... Autour du " Pain de sucre " ... Fais attention ! Bille au centre !

L'œil sur l'indicateur de pente et sur le niveau, Jean obéissait aux ordres. Venait enfin le moment de l'atterrissage :

- Prends garde ! Tu es trop long !.. Efface !... Efface !

Après un nouveau tour de piste et une harmonieuse prise de terrain, le jeune Maridor posait son zinc souplement, comme si la machine venait mourir sur le gazon.

Au terme de douze heures de cet entraînement, Jean pouvait prétendre à passer la première partie du brevet Malheureusement, M. Dubosc n'étant pas moniteur, quinze autres heures contrôlées demeuraient nécessaires. Paul Grien prit Maridor sur Potez 36 et, tout de suite, décida de le lâcher.

L'enivrante sensation !... Il y entre beaucoup de fierté, un rien d'arrogance, et la conscience d'une merveilleuse solitude. Ce gosse de seize ans, pour qui les pâtisseries avaient encore plus d'attraits que les bals, cet enfant mûri par l'action et par le rêve héroïque, se trouvait à mille mètres au-dessus des maisons. Et son destin reposait entre ses seules mains !... Le Havre vu du ciel !... Jean survolait le quartier de Graville, avec sa petite place comme un ongle, ses arbres, son église, le fameux escalier peuplé de fourmis grimpantes... Plus à l'ouest, apparaissaient les bassins, la jetée et, minuscule sur l'horizon, le courrier d'Angleterre, empanaché de fumée noire...

En décembre 1936, Jean, avec les félicitations de Grieu, Dubosc, " Camomille " et de tous les membres du Club, passait, en se jouant, les épreuves du premier degré. Il devenait le plus jeune pilote de France ".

Nouvelle difficulté : on s'avisait qu'il n'avait pas l'âge réglementaire pour recevoir sa licence. Il dut solliciter une dispense. Le 20 janvier 1937, il passait la visite médicale et il était reconnu apte. Le 7 février au matin, un dimanche, Mme Maridor apporta à son fils Le Petit Havre qui venait de paraître. Le journal contenait la première consécration officielle du pilote Jean Maridor :

Le Havre peut être fier à son tour de posséder maintenant un des plus jeunes pilotes de tourisme de France, puisqu'un des jeunes élèves de l'Aéro-Club du Havre, Jean Maridor, qui vient tout juste d'avoir seize ans, a passé, ces jours-ci, avec succès, les épreuves pour l'obtention du brevet de tourisme premier degré.

Une seule ombre pour lui au tableau : il faut avoir dix-sept ans révolus pour que les services intéressés de l'Aéro-Club de France vous délivrent le fameux petit bout de carton. Les règlements sont formels.

Malgré la bonne volonté de tous, il est impossible à quiconque d'obtenir plus de six mois de dispense.

Il lui faudra donc attendre six mois pour pouvoir s'élancer sur la campagne et parfaire, à ce moment-là, son éducation de navigateur.

Le résultat obtenu est tout à l'honneur de l'Aéro-Club du Havre et de son moniteur Paul Grieu, dont l'éloge n'est plus à faire.

Félicitons donc chaleureusement professeur et élève du brillant résultat obtenu.

CHAPITRE II

LEUR " AVANT-GUERRE "

Dès les trois premiers mois de cours par correspondance, les résultats furent concluants. Jean, exalté par ses succès aéronautiques, travaillait avec entêtement et il réussissait. Soucieux de sa forme physique, le jeune homme sortait peu. Sans trop se livrer, il fréquentait quelques camarades du Club, heureux de se promener avec eux, le soir venu, lorsque Le Havre scintillait de tous ses feux.

Le cinéma l'attirait. Sa soeur Thérèse partageait la plupart de ses goûts et de ses plaisirs. Pour l'amuser, il imitait Noël-Noël ou Victor Boucher. Bien souvent, M. Maridor devait se relever et renvoyer dans leurs chambres les deux enfants qui s'attardaient à table après le repas du soir.

Demeuré gourmand, Jean s'appliquait à ne pas trop le montrer. Marceau Duchemin et lui achetèrent un jour un saint-honoré pour huit personnes. N'osant pas le consommer chez le pâtissier, ils le firent emballer et allèrent s'en délecter dans le couloir d'une maison voisine.

Une section de l'Aviation populaire s'était créée au Havre : Paul Grieu conseilla à Jean de s'y inscrire. Dès lors, l'entraînement du jeune pilote fut plus intensif et ses progrès s'accentuèrent dans tous les domaines : sûreté de vol et connaissances techniques.

Le 23 juin 1937, par dérogation spéciale, la licence premier degré lui fut enfin remise. Il totalisait alors près de 32 heures de pilotage sur Potez ou sur Caudron.

Avec les beaux jours, ces chiffres montèrent vite : le 5 septembre 1937, le jeune Jean Maridor atteignit sa 75e heure de vol. Pendant cette période, il baptisa sa grand-mère, ses cousins Cayla, son père et nombre d'autres amateurs que Paul Grieu lui confiait. Une photographie de cette époque montre, au retour d'une promenade aérienne, le jeune homme adossé à un Potez 33, en compagnie de son cousin et de ses cousines. Machinalement, on cherche le pilote dans ce groupe de provinciaux sympathiques. Il n'y a là qu'une femme coiffée d'un chapeau noir et portant une petite fourrure, une toute jeune fille et deux gamins. L'un d'eux, bien coiffé, engoncé dans un pardessus barré d'un crèpe de deuil, est Jean Maridor.

Mais le jeune prodige se livrait à d'autres jeux, plus périlleux. M. Maridor en fit l'expérience le jour où son fils, l'ayant pris à son bord, résolut de mettre l'avion en perte de vitesse, à 3.000 mètres. Le sol se rapprochait dangereusement. Jean refusait d'intervenir :

- Non, papa. Regarde. Je redresserai au dernier moment !

Ses yeux brillaient de plaisir. Il renoua l'accord de l'air et de la machine et vint se poser avec aisance. Pour réconforter son père, il lui déclara :

- Rien à craindre. J'ai fait cela peut-être cent fois.

Un autre jour, l'escadre américaine ayant mouillé dans la rade du Havre, Maridor demanda à Paul Grieu l'autorisation d'aller photographier les bateaux. Il obtint que la portière du Potez 36 fût retirée pour faciliter l'opération, et Marceau Duchemin embarqua en qualité de photographe. Parvenus au-dessus du port, les deux complices s'aperçurent que le hauban gênait la visibilité. Alors, Marceau attacha une courroie à sa ceinture et tendit l'autre extrémité à Jean, qui dut piloter d'une seule main. Ainsi amarré, Duchemin sortit de la carlingue, se cramponna au hauban et prit des vues de l'escadre.

Avant qu'il eût regagné son siège, Jean le conduisit au-dessus de Graville, où ils complétèrent leurs clichés.

Encore rouge d'émotion, le pilote, avec sa franchise habituelle, raconta l'exploit à sa famille.

M. Maridor éclata :

- Mais tu es devenu fou, ma parole ! Complètement fou !... Si cette courroie avait cassé, Marceau se tuait... Et toi, si l'avion avait basculé !

- Je faisais très attention, tu sais, papa !

- Je t'interdirai de voler, si tu recommences une telle extravagance.

Le 18 août, Jean s'entraîna à la navigation sur le circuit Dieppe-Abbeville-Berck-Le Havre, pour préparer son épreuve du second degré. Le temps était idéal. Pas un souffle de vent dans le ciel bleu. Les plages s'étalaient couvertes de baigneurs qui circulaient auprès d'une floraison de tentes à rayures orange et blanches.

Le pilote s'emplissait le regard de toutes ces visions de vacances. Il planait, solitaire dans son royaume secret. En vue d'Etretat, il descendit très près du monument élevé à Nungesser et Coli. C'était là que, dix ans plus tôt, les deux pionniers de l'Atlantique avaient quitté la terre de France, pour disparaître, à tout jamais, dans la brume. Au pied de l'avion de granit, des curieux, des estivants, posaient pour des photographies. Le passage en rase-mottes du Cri-Cri les interrompit et ils saluèrent de la main. Jean remonta vers le ciel et poursuivit sa randonnée de quatre heures, coupée de cinq atterrissages sur des aérodromes différents.

Il s'exerça encore le 30 août, puis le 5 septembre. Quand il se posa, à la tombée de la nuit, son avion émergeant d'un ciel rose parcouru de nuages frissonnants, Paul Grieu lui annonça :

- Tu passes ton brevet demain.

L'eau courait le long des trottoirs lorsque Jean ouvrit la porte. La pluie avait cessé de tomber, mais elle faisait encore miroiter la route goudronnée. Le jeune homme s'éloigna très vite par le quartier quasi désert à cette heure matinale. Depuis la veille, un malaise l'habitait. Il l'avait mis sur le compte de l'émotion causée par le brevet, mais il ne parvenait pas à retrouver son calme. Dans sa hâte, il s'imaginait déjà à bord, les coussins assurés sur le siège, la sangle mise. a Camomille t lançait l'hélice ; Jean voyait son clignement d'oeil, entendait la plaisanterie habituelle :

- Eh ! " tout-petit ", vas-y sur la pointe des pieds !

Tout à ses pensées, il grimpait la rue montante, sautait les caniveaux, serrant frileusement sa gabardine autour de lui. Il se rendait au terrain comme à un rendez-vous galant.

Lorsqu'il y arriva, trois quarts d'heure plus tard, l'averse s'était remise à tomber. Personne près des hangars... De loin, les pompes à essence rouges ressemblaient à des horse-guards en faction. La manche à air pendait lamentablement, cinglée par la pluie. Aucun avion n'était sorti. Jean, d'ordinaire si attentif à l'éclat de ses souliers, coupa par le pré mouillé. Parvenu aux barrières blanches du bar, il regarda sa montre. Il avait plus d'une heure d'avance.

Il continuait à pleuvoir. L'eau mêlée de neige avait giflé toute la nuit les ardoises du toit ; maintenant, elle inondait le visage du jeune homme qui attendait.

Le temps s'était amélioré lorsque Paul Grieu ouvrit la portière du Cri-Cri Salmson. Le vent, levé, à nouveau faisait claquer la manche à air comme une chemise sur le fil d'une lavandière. Toute la journée, ce duel entre la bourrasque et la pluie allait se poursuivre. À tour de rôle, l'un ou l'autre prendrait le dessus, lorsqu'ils ne s'allieraient pas en d'impitoyables rafales. L'herbe frissonnait.

Jean aussi. Sa longue attente l'avait transi. Assis dans la carlingue, moteur en marche, il écoutait les ultimes recommandations de son moniteur :

- Si c'est bouché, tu laisses tomber à Dieppe et tu reviens... D'accord ?

- Oui, monsieur Grieu. Le chef pilote fit un mouvement pour clore l'habitacle, puis se ravisa :

- Promis ? insista-t-il doucement.

Jusqu'à Dieppe, première étape du circuit, l'itinéraire était simple ; il longeait la mer. Jean s'amusa, après quelques kilomètres, à descendre au ras des vagues, à survoler cette Manche grise et pleine, qui allait battre, à sa droite, les falaises normandes. Quelques frissons agitaient encore l'aviateur, mais il ne sentait plus le froid, tendant l'oreille, surveillant son moteur.

De Dieppe à Berck, le vent s'acharna à dévier le Salmson en le repoussant vers la côte. Jean aidait l'appareil à " se défendre ", s'appliquant à corriger les effets de la tempête, l'oeil fixé sur la ligne de rencontre de l'eau et de la terre. La plage de Berck apparut avec ses villas et ses hôtels. Le pilote se posa et se laissa rouler vers les deux silhouettes qui l'attendaient en bout de piste :

- Votre moniteur a téléphoné. Il pense que vous devriez faire demi-tour.

Maridor leva les yeux. Le ciel était bas, traversé de nuages et résolument hostile.

- Que dit la Météo ? demanda-t-il.

- Mauvais.

Le temps se dressait contre lui.

- Je vais quand même essayer. Une fois en l'air, je déciderai. Si c'est fermé, je retourne. Si je vois un trou, je passe.

De Berck à Abbeville, le temps se fâcha encore. En s'éloignant de la côte, Jean avait perdu une alliée. Maintenant, le pilote ne pouvait plus se diriger qu'en suivant les routes, les voies de chemin de fer, les rivières ; et tout cela se noyait d'eau, se diluait dans une averse froide qui zébrait le mica de la cabine. Sa carte dépliée sur les genoux, l'œil sur le compas, Maridor sautait avec son " zinc " dans la tempête. L'orage transformait tout. L'averse pénétrait à travers le calfeutrage de la carlingue ; le côté gauche du pilote se mouillait.

Entre deux soubresauts, Jean décida de descendre. Une clarté fugitive lui permit d'entrevoir l'entrelacs de miroirs, de rails luisants et de chemins lumineux qui précédait le terrain. Balancé, souffleté, rabattu, le Salmson atterrit sur un pré trempé comme un baba, et parfaitement désert. Dans les hangars, Jean retrouva l'ancien gardien de l'aérodrome de Bléville, le frère du fameux Sadi-Lecointe.

- Fais demi-tour, Jean. C'est plus raisonnable.

Trempé, grelottant, le jeune homme s'entêtait. Pendant deux heures il refusa de capituler. Finalement, il décolla.

À Poix, de nouveau, il dut attendre une éclaircie qui ne venait pas. Sa tête brûlait, ses yeux s'emplissaient de larmes. Pour la dernière étape, il coupa au plus court vers la mer. L'ivresse du vol l'avait quitté ; il ne continuait plus que par entêtement. Lorsqu'il atteignit Bléville, son visage était marqué par la souffrance. Paul Grieu le félicita très vite et le fit raccompagner chez lui.

Tassé dans la voiture qui le ramenait, le pilote ne disait rien. Il se sentait au bord de la nausée, bien que délirant d'un bonheur caché.

La tempête, vaincue, s'était vengée sans gloire : Jean, grelottant de fièvre, dut garder le lit pendant quinze jours.

M. Maridor avait le visage blanc de mousse. Gast le rasait. Par la fenêtre, au-dessus du rideau, on voyait un coin de ciel redevenu bleu.

- Tu sais, Pierre, disait le coiffeur, il aime trop ses sacrés avions, ton fils... Ni toi ni moi n'y pouvons rien !

- En attendant, il est au lit avec quarante de fièvre, grogna le père.

Gast raclait le savon à larges traînées. Brusquement, il éclata de rire :

- Son plus beau coup, c'est un jour qu'il rasait le fils du percepteur. Moi, j'avais savonné un client, et je rendais la monnaie à la caisse. Un aéroplane passe. Comme d'habitude, Jean plante tout là et sort. Quand il revient, il s'exclame : " C'est un Phalène-Hispano ! ... " Il était radieux, mais distrait. Si je ne l'avais pas arrêté à temps, il allait me finir mon client. Il était à deux doigts de se tromper de barbe !

- Tu te rends compte ! protesta M. Maridor en souriant. Moi, le jour où je suis allé au terrain sans le trouver... Il y aura deux ans à la Toussaint. Jean ne savait pas encore piloter. On me dit : " Il est parti avec un des avions qui participent au meeting d'acrobatie. " Bon. Le soir, il m'arrive courbatu et va se coucher sans attendre le dessert. Je le suis dans sa chambre, je le questionne ; il me répond : " Tu comprends, nous étions en retard pour l'exhibition ; alors le pilote n'a pas pris le temps de me déposer. Nous avons beaucoup volé sur le dos et je n'avais pas de sangles pour m'attacher ! "

- Il est fou ! Comment a-t-il fait ?

M. Maridor venait de plonger la tête sous le robinet. Il la releva, inondée d'eau froide et de fierté :

- Il s'était cramponné avec les bras et avec les jambes, tout simplement.

Le quartier avait adopté Jean comme une poule, d'abord stupéfaite, se résout à avoir couvé un canard. Le jeune pilote sentait maintenant que les moqueries se nuançaient d'estime et de tendresse. Certains s'amusaient à ouvrir la porte du salon de coiffure et à crier : " Jean, un avion ! ", quand un motocycliste mettait sa machine en marche au bord du trottoir... Mais, depuis l'article qui avait paru dans Le Petit Havre, Jean Maridor jouissait d'une naissante notoriété dans le quartier. Il y trouvait un certain plaisir. Régulièrement, l'Aéro-Club le chargeait de donner des baptêmes de l'air. Lorsque Lindbergh se posa en visite au Havre, le jeune Maridor eut la fierté de lui être présenté.

Quelque temps plus tard, Paul Grien se tua, sur l'aérodrome même de Bléville. Il rentrait d'Orly aux commandes de son Farman lorsque, au-dessus de l'embouchure de la Seine, il pénétra dans une brume intense qui ne cessa de s'étendre et de s'épaissir. Les pilotes présents au terrain allumèrent des brûlots pour aider leur camarade à repérer la piste. Pendant plus d'une heure, l'avion tourna au-dessus de Bléville, comme un aveugle. Au sol, l'angoisse grandissait de seconde en seconde. Chacun imaginait le moniteur, seul dans sa cabine glacée, fouillant désespérément les ténèbres. La sirène de brume poussait, au loin, ses longs meuglements de bête blessée.

On s'agitait autour des feux ; on croyait entendre le moteur se rapprocher :

- Ça y est, il essaie !

Finalement, après une attente interminable, Paul

Grien, à court d'essence, dut tenter sa chance. Distinctement le vrombissement s'accrût. Au bout de la piste, à 50 mètres à peine d'altitude, la masse du Farman surgit. L'appareil abordait le pré en bonne direction. Les assistants, muets, espérèrent.

La tache sombre augmentait... Soudain, il y eut un choc. Le chef pilote venait de faucher deux arbres. Désarticulé, l'avion sembla rebondir. Il disparut brusquement derrière un signal embrasé qui le déroba et le rejeta à la nuit.

Des débris de l'appareil, Paul Grieu fut retiré mourant. Il n'avait plus que dix minutes à vivre.

Jean apprit la nouvelle le soir même. Elle l'atteignit en plein coeur. De toute la nuit, il ne dormit pas. Au matin, cruellement calme, il se rendit au terrain pour examiner l'épave et les traces. Pour la première fois de son existence, Maridor voyait la mort de près. Il chassa très vite l'étrange sentiment d'incrédulité instinctive qui accompagne les pires coups de la fatalité. Paul Grieu s'était réellement fracassé contre ces deux arbres. Jean tenait à regarder cette vérité en face, à en accepter toutes les conséquences. Ce qui le frappa surtout, ce fut l'absurdité de cet accident. Pour le jeune pilote, Paul Grieu était le maître, le modèle, qui ne pouvait pas être pris en défaut, ni vaincu par la matière. Pendant la longue veillée funèbre, que Jean passa au garde-à-vous devant le cercueil, il ne cessa de serrer les poings de colère.

Cette tragique disparition privait l'Aéro-Club du Havre d'un excellent animateur ; pour Jean Maridor, elle scellait un pacte. Désormais, il ne s'agissait plus de sport, mais de combat. L'aviation venait de prendre un visage meurtrier ; et son empire sur le jeune pilote s'en trouvait encore accru.

Lorsque, deux jours plus tard, il monta dans son Potez, il survola tout de suite, à très faible altitude, l'emplacement de la catastrophe. D'une minute à l'autre, l'engin ailé que Jean tenait en mains pouvait se transformer en cet amas de ferrailles tordues qu'était le Farman de Paul Grieu. Cette connaissance du risque affermissait l'aviateur débutant ; elle lui donnait la claire conscience des difficultés à vaincre, elle l'assurait dans sa confiance en soi.

Avec l'autorisation paternelle, Jean Maridor s'inscrivit pour la session 1939 du concours d'entrée à l'école d'Istres. Cependant, moins de quatre mois avant la date de l'examen, Jean s'avisa que l'épreuve comportait des notes d'éducation physique. Jusqu'alors, le jeune homme, en fait de performances sportives, s'était contenté de l'acrobatie aérienne. Avec avidité, comme si son destin avait dépendu de sa seule réussite en ce domaine, le petit Havrais prépara ses muscles. Au grenier, on poussa quelques meubles pour faire place à des agrès. En même temps Jean obtint l'autorisation d'utiliser le matériel d'une société de gymnastique. Et il fit, à l'instigation de son père, d'étonnants débuts en natation. Il pratiquait tous les exercices prévus au programme. En pull-over et pantalons longs, il gagnait chaque jour la proche forêt de Montgeon, encore traversée des brumes de l'aube ; il y couvrait plusieurs kilomètres en courant, s'appliquant surtout à discipliner son souffle.

Jean Maridor avait grandi. Avec l'âge, l'ascendance maternelle gasconne s'était accentuée, on le constatait sur son visage à l'expression énergique, aux yeux impérieux, que les filles commençaient à regarder. Lui ne paraissait guère les voir.

Il s'était acheté un harmonica, jouait aux échecs au bar du terrain, et, occasionnellement, allait au cinéma avec Marceau et d'autres camarades. Son emploi du temps, très chargé, lui laissait peu de loisirs. De l'aérodrome à la salle d'étude et du grenier au salon de coiffure, il courait sans cesse. Toujours une chanson sur les lèvres, il pénétrait en trombe dans la boutique familiale, s'amusant une seconde avec les chats, avant de grimper quatre à quatre l'escalier. Sa chambre était aménagée dans une mansarde, et cette proximité du ciel, visible par la lucarne du toit, le ravissait. Sa soeur l'entendait fredonner " Alouette, gentille alouette ! ".. tandis qu'il repassait ses cours. Assez tard, il descendait, déclarait : " Je sors ", avec sa naissante brusquerie d'homme, et rejoignait ses compagnons.

L'époque des excursions au " Pain de sucre " et des poursuites dans l'escalier roulant n'était pas loin, mais les distractions se virilisaient. La bande dégringolait " la Côte " et gagnait Le Havre, les petites rues du port, pour finir la soirée à l'Empire-Bar, à côté du théâtre.

C'était un lieu de rencontres faciles, fréquenté par les marins de passage, et où les jeunes gens trouvaient, avec les premiers contacts féminins, une satisfaction à leurs secrets désirs. Le rouge aux joues, ils péroraient, au milieu d'une petite cour d'admiratrices sans façon. Jean faisait comme les autres, trop sérieux, pourtant, trop sage ; très " pilote en exil ", au sein des rires et des chansons. Au fond, la trivialité le rebutait. Il se méfiait de la folie amoureuse, chemin pavé d'amertume, sur lequel il n'avait pas envie d'avancer trop vite. Lorsqu'on l'interpellait en s'étonnant de son silence, il essayait de se dérider un peu et d'entrer dans le jeu. Alors, il s'énervait et se dépensait exagérément, comme tous les timides. Sa spécialité, c'étaient les " imitations " burlesques ; il roucoulait Le chaland qui passe, les yeux chavirés, un mouchoir à la main. L'auditoire applaudissait bruyamment.

Cependant, à Bléville, les pilotes avaient remarqué que Jean s'attardait volontiers au bureau de l'Aéro-Club. Le jeune homme courtisait Jacqueline, la jeune secrétaire. Dans son existence studieuse et exaltée, elle apportait la note de fragilité et de douceur qui lui manquait. Ce fut une tendre passion, nouée dans le bruit des moteurs et dans l'ambiance virile et moqueuse des terrains. Elle devait se poursuivre, à l'insu de la famille Maridor, jusqu'au départ de Jean pour l'Angleterre.

En mai 1939, Jean Maridor fut reçu brillamment au concours d'entrée à Istres. Il rentra à Graville apaisé. La grande partie était gagnée. Il signa le classique engagement de cinq ans, puis il s'accorda un bref répit, bien nécessaire, en attendant l'incorporation, prévue pour l'automne suivant.

Jean employa tout ce temps à voler. En juin et juillet, il fréquenta assidûment l'aérodrome, Le 13 août, il fêta sa centième heure de vol.

Le monde se préparait à la guerre ; une gravité nouvelle se voyait sur le visage de tous ces jeunes hommes, presque en âge de se battre. Ils ne montraient pas leurs sentiments, s'attachant au contraire à paraître vains et distraits. Ils dansaient le " Horsey-Horsey ", écoutaient Charles Trenet chanter «Boum!, et se faisaient des confidences amoureuses dans lesquelles entrait encore beaucoup d'enfantillage.

- Que feras-tu si la guerre éclate ? demandait une jeune fille - brusquement attristée - au garçon qui buvait à côté d'elle son jus d'ananas.

Je m'engagerai, tiens, pardi !... J'ai trop peur des bombardements pour y rester exposé chez moi.

Toutes les conversations se terminaient par de semblables pirouettes. La moquerie était plus qu'une habitude ; elle devenait une protection, une sorte de drogue douce-amère, souveraine contre le désespoir et l'angoisse de la jeunesse livrée à elle-même.

Un univers, ignoré des familles, se créait.

Celui de Jean Maridor et de ses amis avait son décor de la place de la Liberté à Bléville, de l'Empire-Bar à l'escalier mécanique - son ciel havrais, mouillé de pluie et luisant d'un pâle soleil, son vocabulaire, ses mots de passe...

Amollis par le désir de retenir une douceur de vivre qui les abandonnait, ces adolescents s'appliquaient à réagir et à s'étourdir. Ils croyaient former a une bande - c'était le mot de la saison - joyeuse, un peu intempestive, insouciante du lendemain. Les jeunes filles se montraient à la fois capricieuses et déjà maternelles, comme si elles avaient compris qu'elles offraient à leurs compagnons le dernier sourire d'une époque heureuse et que l'avenir les destinait à être des marraines de guerre.

Jean reçut ses papiers d'engagement alors que son père se trouvait en Belgique, au volant de son camion. Mme Maridor imita la signature paternelle, avec un pincement au cœur.

Les derniers jours de vie familiale s'achevaient. Rien ne les distinguait des autres. Jean rentrait assez tard, certains soirs, et regagnait sa chambre, sous le toit. La fenêtre s'ouvrait sur un ciel sombre et peuplé d'étoiles ; loin en mer, un bateau jetait son appel déchirant. Le jeune homme regardait ses talismans : sa licence de pilote, sa carte de l'Aéro-Club et, aussi, parfois, le souvenir donné par une amie de son âge, gage ingénu, dont il goûtait la trouble magie...

Le 27 août 1939, Jean vola quarante minutes sur Caudron, du Havre à Rouen.

Ce devait être le dernier épisode pacifique de sa vie.

CHAPITRE III

DROLE DE GUERRE

Une chambre d'hôtel à Tours.

La fenêtre donnait sur une rue étroite d'où montaient les pas des travailleurs matinaux et les conversations des commerçants ouvrant leurs boutiques. Une lampe, entourée du classique abat-jour de porcelaine opaline à festons, répandait sa lumière indécise sur le lit et sur la petite table où Jean Maridor écrivait :

Mes chers parents,

Je vous envoie ce petit mot de l'hôtel où je suis descendu à Tours. Mon voyage s'est très bien passé; je suis arrivé à 10 heures et demie. Tout à l'heure, je vais rejoindre ma formation. Je me suis renseigné et j'ai appris que j'avais un car toutes les demi-heures.

Hier soir, j'ai très bien mangé au Mans dans un restaurant près de la gare. Ce matin, je suis frais et dispos, prêt à endosser la tenue militaire.

Votre fils et petit-fils qui vous embrasse bien fort et vous dit à bientôt.

JEAN.

Nous sommes au 1er septembre 1939.

A 11 heures et quart, le jeune pilote, sa valise à la main, arriva à la base de Tours. Une grande nouvelle l'y attendait : la mobilisation générale venait d'être décrétée.

De ce fait, tous les gestes, même les plus rebattus, de l'apprentissage militaire revêtirent un double caractère sérieux et hâtif. Seule la grandeur semblait absente. Chaque gradé, se sentant chargé d'une responsabilité exceptionnelle, jugeait bon d'en faire supporter les conséquences aux nouveaux arrivants. Les plus humains d'entre eux mêlaient à cette sévérité une secrète tendresse, trop tôt guerrière, et qui, s'essayant à paraître bourrue, demeurait vulgaire. Encore une fois, l'événement ne répondait pas aux espérances. Cette mobilisation ne ressemblait pas du tout à celle de 1914, dont Jean, comme tous ceux de son âge, avait maintes fois entendu l'évocation dans la bouche des " anciens ". Le souvenir de la guerre précédente suggérait un univers insolite, se mouvant au rythme excessif des films d'alors : une marée de melons, de cannes, de grands chapeaux de femmes, de fusils fleuris, de paquetages ; une vague enthousiaste déferlant autour des gares. Les guerriers de ce temps-là portaient des moustaches, faisaient des gestes saccadés. Des bandes de pantins héroïques et joyeux se tenaient par le bras, avançaient en ondulant et en chantant des hymnes patriotiques...

Cette fois, rien de pareil. La nouvelle, bientôt connue, provoquait de l'affolement autour des kiosques à journaux. Au-dessus de tout cela, le ciel de septembre, monotone, sans personnalité, était vide comme les coeurs.

Jean s'attendait à un choc, à un déchirement. Il accueillait la guerre avec une ombrageuse dignité. Elle signifiait pour lui l'occasion de se défaire d'un complexe fastidieux. Promus soudain acteurs de la tragédie et non plus auditeurs muets des aînés, les garçons de seize à vingt ans se sentaient comme délivrés. Maintenant on ne pourrait plus leur dire, comme si cela constituait un reproche :

-- Nous qui avons fait la guerre !

Mais, tout au plus :

- Vous allez voir !

Ne mesurant pas le prix dont ils allaient payer cette dérisoire fierté, ils se sentaient le droit neuf de sourire, de s'exalter, même de faire les fous, s'ils en avaient envie.
À dire vrai, il leur restait une inquiétude, une perplexité, au fond d'eux-mêmes. La guerre n'était pas encore à eux. Elle appartenait toujours aux anciens combattants qui, seuls, savaient ce qu'elle signifiait. La belle vie, aussi, les joies de la paix, leur demeuraient étrangères. Ils n'avaient pas eu le temps d'être heureux. Dès leur naissance, trop de nuages s'amoncelaient déjà dans leur ciel.

Jeunesse incertaine, arrogante et inquiète, tendre et blagueuse, superficielle et grave, à laquelle rien ni personne, en ce pâle automne, n'allait montrer la route !... La mobilisation générale, elle-même, se déroulait de façon banale, avec une bêtise administrative, sans provoquer, chez ceux qu'elle requérait, le choc qui eût peut-être donné un sens à leur existence.

Aussi, mieux valait-il ne pas trop épiloguer à ce sujet. C'est ce que fit Jean, écrivant le 2 septembre à sa famille :

Je suis très bien arrivé à la base de Tours à 11 heures et quart. Comme vous le savez, la mobilisation générale a été décrétée hier.

C'est dans une ferme, à Parcay-Meslay, qu'il eut son premier contact avec la vie militaire. Un groupe de jeunes gens encore désorientés, mais faisant bonne contenance, se trouva réuni dans une grange, avec les poules, les vaches et les cochons.

Ils étaient détestables, ces gosses encore en civil ! Du guerrier, ils n'avaient acquis que les travers : laissant pousser sur leurs joues les poils follets, s'écoeurant à fumer la pipe, se lavant peu et dévisageant les filles. La plupart d'entre eux ignoraient l'amour, ou n'en connaissaient que les apparences les plus sommaires. Mais ce léger bagage - le seul qui les séparât de la candeur de l'enfance - constituait leur seul patrimoine, leur seule fierté. Jean en éprouva du dégoût.

Ne voulant pas tomber dans ce ridicule, il préféra se tenir plus ou moins à l'écart. Ses camarades plaisantaient, riaient aux éclats, imitaient des bruits d'avion, juraient, faisaient les fanfarons. Lui, commençait à acquérir la réputation de " solitaire ", qui allait le suivre toute sa vie.

L'heure la plus cruelle se situait entre chien et loup. La grange n'était pas éclairée à l'électricité. Vers 6 heures, elle se trouvait envahie par une ombre mauve, apportant avec elle toutes les odeurs de la campagne mouillée. Les abois de chiens se répondaient au loin. Les carrioles, qui revenaient des champs, cahotaient sur les chemins boueux. On rentrait les bêtes. Chacune des lueurs qui s'allumaient aux environs devait éclairer une table de famille autour de laquelle les paysans prenaient place. On trempait la soupe tourangelle, arrosée du vin de l'année.

Assis sur leur couverture, mal à l'aise dans leurs vêtements civils froissés, les futurs aviateurs, toutes ailes rognées, mangeaient les traditionnelles sardines et les nouilles à demi froides, figées dans la gamelle de camping...

C'est ainsi que se passa cette première quinzaine d'incorporation : dans l'inaction, le cafard latent, les rêveries et l'impatience. Quand, quand volerait-on ?... Jean devait s'habituer à boire du vin, " sous peine de mourir de soif en mangeant... ", écrivait-il. Dans les corvées qu'il faisait, toujours sans treillis, il achevait d'user le costume apporté du Havre.

Thérèse Maridor passait ses vacances chez un oncle qui habitait Montjean, près d'Angers. Tous deux rendirent visite au jeune soldat. Il put ainsi profiter d'une des dernières belles journées d'automne et pique-niquer en famille.

Pendant ce temps, la France entrait doucement, presque indolemment, dans la guerre. On mettait des croisillons aux fenêtres peintes en bleu. Les consignes de défense passive, l'achat de cartes du front et d'épingles-drapeaux, le tricotage des gants, des chaussettes et des écharpes, occupaient vaguement les mains et les esprits, meublaient cette attente un peu anxieuse, un peu impatiente, de " quelque chose ".

À Angers, où les recrues avaient enfin rejoint l'École, l'existence militaire se régularisa. Tour à tour, il y eut la première solde, les premières " troupes ", la sortie en ville, à la recherche de l'uniforme qu'il fallait commander. Enfin, dans les derniers jours de septembre, après une interruption d'un mois qui lui avait paru un siècle, l'insatiable pilote décolla de nouveau. Au reçu de la lettre qui annonça triomphalement cet événement, la grand-mère Maridor interrogea la famille. La bonne dame employait l'argot de gazier de son petit-fils, argot qu'elle avait tout de suite adopté, sans s'en rendre compte :

- Qu'est-ce qu'on lui a donné, comme " zinc " ? C'était un Morane 191.

À partir de ce moment, le pilote travailla ferme. La durée du peloton, qui était ordinairement de huit mois, allait être ramenée, disait-on, à quatre mois et demi, puis à deux mois et demi. Cette formation accélérée convenait au tempérament de Jean. Levé tôt, bourré d'instruction technique, il n'aspirait qu'à voler, à se perfectionner ; il réclamait à son père les " bouquins de mécanique et d'aérodynamique ainsi que la boite de compas, confiés provisoirement à " Camomille ", le mécano de Bléville ".

Toute cette correspondance de soldat mériterait d'être citée. L'ensemble révèle un jeune homme attentif, minutieux, vaguement superstitieux, mais si délicatement, si humblement affectueux et puéril qu'il est difficile de se l'imaginer tout seul, s'équipant pour un combat sans merci.

J'ai été très heureux de recevoir les lainages, écrit-il un jour, mais toi, mon petit papa, je te prive de ton beau tricot !

Les semaines d'école se succédèrent ainsi, parfois coupées d'une permission de " 24 heures " pour Montjean. Le 9 novembre, Jean put enfin débarquer au Havre, après quatre changements de train, et faire admirer son uniforme à ses parents et ses amis. Trois jours passés chez lui le laissèrent un peu las, d'abord joyeux, mais, comme toujours, vite assombri, comparant les moments de bonheur et le temps consacré au devoir. Durant toute sa courte vie, Jean agirait ainsi. Inquiet, insatisfait, il se chercherait toujours des motifs de mécontentement, il se méfierait de toutes les illusions, car ce qu'il redoutait surtout, c'était un excès d'optimisme. À toutes choses il ne trouvait qu'un seul remède : l'action.

À son retour de permission, on lui fit la piqûre réglementaire :

Je viens d'être piqué, écrit-il. Je suis tombé dans les pommes. Je me suis retrouvé endormi sous la banquette. Je trouve ça idiot. Personne ne s'en est aperçu.

Les fêtes de Noël approchaient et, avec elles, la fin du peloton de sous-officiers. Beaucoup de candidats faisaient état de hautes interventions. " Cela me répugne ", disait Jean, qui ajoutait :

On monte et on démonte des moteurs et des avions. C'est épatant. C'est là qu'on va voir ceux qui ont peur de se salir les mains et auxquels le piston ne manque pas.

Les lettres aux camarades du Havre faisaient preuve de moins de sérieux. Elles s'essayaient au dévergondage. Mais les équipées qu'elles relataient demeuraient sans danger et bénéficiaient d'une évidente autopublicité. Si ces jeunes gens commettaient quelques bêtises, c'était surtout par amour-propre et pour se créer une légende. Jean parlait des " copines de l'Empire-Bar ", mais ce n'étaient là que de puérils fantômes, qui gardaient peu de place dans sa pensée. Il y avait d'abord le métier d'aviateur, ses périls et ses joies.

À son vieux camarade Marceau, il racontait ses déboires, en lui recommandant de ne pas les " répéter à la famille " :

Hier, j'ai encore failli me casser la gueule, fin comme du sel. J'ai volé sur Morane 230. Le zinc n'était pas assez chaud, j'ai décollé avec 450 tours de moins... Une paille !.En bout de terrain, il y a un talus de chemin de fer. Les copains m'ont vu le sauter de justesse, en faisant des paf paf...

Jacqueline, repliée à Marseille, écrivait à son amoureux. La petite secrétaire de l'Aéro-Club du Havre et l'élève pilote entretenaient une correspondance d'adolescents naïfs et fervents, un rien maternelle d'un côté, et de l'autre guerrière et désinvolte.

Jean fêta Noël à l'Ecole, consigné à la suite d'une escapade à laquelle il n'avait pas participé. L'injustice de cette punition collective l'irritait.

L'hiver 1939-1940, plus rigoureux que la guerre elle-même, s'abattait sur une France un peu déçue et stupéfaite de sa relative quiétude. La mode adoptait des noms martiaux ; les journaux publiaient la photographie du " nouvel uniforme du corps féminin de l'Armée de l'Air " ; on plantait les drapeaux-épingles en territoire allemand, du côté de la forêt de la Wardt.

Le 25 février, les résultats du peloton furent proclamés. Jean apprit la nouvelle à son ami Marceau, en ces termes :

J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer :

1. Je suis accepté dans la chasse avec le numéro UN.

2. Je suis le major de ma promotion.

Juge de ma tristesse devant pareilles choses !

Je doute de moi, je me sens incapable de bousiller un Boche... J'ai la frousse de me faire descendre...

Mais assez de blagues ! Mon vieux... La vie est merveilleuse !

Cette fois l'aviateur obtenait sa consécration. Les moniteurs avaient raison qui, peu de temps après son arrivée, l'avaient complimenté et surnommé : Celui qui ne veut pas arrêter les vrilles...

Tonneaux, glissades, vol sur le dos n'avaient plus de secrets pour lui. Il s'entraînait avec passion, assidu à tout ce qui contribuait à son perfectionnement. Les progrès qu'il réalisait consolidaient sa vocation mais, en même

temps, le rapprochaient de l'heure où il devrait faire dangereusement la démonstration de ses aptitudes.

Cette application ne l'empêchait pas, comme presque tous les mobilisés de la " drôle de guerre ", de " faucher " une permission. Un soir de plein hiver, l'aventure faillit mal tourner. À la nuit tombée, lorsque son oncle voulut le ramener de Montjean en voiture, une tempête les surprit sur la route. Les phares en code, le pare-brise couvert de neige, ils durent rouler à petite allure, la tête hors de la portière, en se guidant sur les bas-côtés. Après de nombreux arrêts, ils parvinrent à l'École : l'appel avait eu lieu depuis longtemps... Seules les notes exceptionnelles du soldat Maridor lui valurent de ne pas coucher au poste cette nuit-là.

Enfin, le 16 mars, ce fut le départ pour Étampes !

Une longue période d'éducation physique et d'enseignement théorique y attendait les pilotes. Les vols étaient supprimés. Privé de sa raison de vivre, Jean redevint très vite ombrageux et vindicatif :

J'ai des envies de demander à nos chefs s'ils ne se foutent pas de nous. C'est quand même ridicule de voir des choses pareilles en temps de guerre. Si cela continue, nous ne serons pas au front avant la fin des hostilités.

Avec avril, les beaux jours revinrent.

Le ciel bleu, parcouru de légers nuages, devenait une irritante et perpétuelle invite. Tous les jours, des fenêtres de la salle de cours, Jean voyait des avions décoller, entendait leurs moteurs... Il en était obsédé au point de ne plus supporter aucune autre activité :

Ça m'énerve à un tel point, écrivait-il, que je loupe tous mes tirs, en ce moment. Je m'en fous de leur grade de sergent et de tout ce qu'ils peuvent nous donner... Mais qu'ils nous fassent voler !

Les vols reprirent, deux semaines plus tard ; il les accueillit avec une joyeuse exubérance. Apprenant que bientôt les pilotes pourraient s'exercer au saut en parachute, s'ils le désiraient, il revendiqua l'honneur de sauter le premier.

Mai commença et avec lui le monstrueux dégel des armées, annonciateur de la débâcle. Le 18, l'École quitta Étampes pour La Rochelle, première étape d'une fuite, bientôt éperdue, vers le sud. Les bombardements se multipliaient. Souvent ils avaient Le Havre pour objectif et Jean s'inquiétait. Son angoisse se traduisait par de la colère :

Si je pouvais avoir un Boche au bout de mon fusil ! s'écriait-il.

Mais il dut poser même le fusil ! À La Rochelle, une besogne fastidieuse, éreintante, de déchargement de wagons et de corvées diverses lui était réservée. Il en fut accablé. Pourtant, avec l'inconscience de son âge, avec son besoin impétueux d'espérance, le petit Maridor acceptait tous les fallacieux encouragements de la propagande. Pour lui, chaque recul français était un piège tendu, où l'ennemi se fourvoyait ; chaque mauvaise nouvelle cachait une savante tactique de nos armées. Tel est le bagage de lucidité qu'il rassemblait, à la veille des cruelles épreuves de juin. Il ignorait encore qu'il suffirait de quelques jours pour que cette armée encore manœuvrière fût jetée sur les routes de la débandade et de la peur. Il eût frappé qui l'eût prétendu devant lui :

Les Boches ont déclenché l'offensive sur Paris, expliquait-il le 7 juin, mais ils ne passeront pas, malgré l'importance des forces mises en jeu. En loupant cette offensive, ils perdront la guerre.

Heureusement pour le moral du pilote, les vols reprenaient. La science et l'habileté juvéniles du jeune sergent se manifestaient brillamment. Ses chefs appréciaient sa douceur dans le maniement des commandes. Jean devait surtout sa maîtrise naissante à son goût d'ordre et d'harmonie, à son esprit méticuleux. Il collait à son avion, s'appliquait à des acrobaties sans bavures, imaginant toujours un ennemi tapi derrière le prochain nuage. Sa foi demeurait irréductible :

Les Boches commencent à sortir de vieux zincs. Il suffit de tenir deux mois et ils seront foutus.

Toute la légende de 1914-1918 ressuscitait à point nommé. Elle serrait un peu la gorge du jeune Maridor, qui ne rêvait que de combats en plein azur, mais qui, avant tout, acceptait le sacrifice.

Nous nous battrons à la baïonnette s'il le faut, mais nous les aurons !

Voilà bien le véritable état d'esprit de ces guerriers de vingt ans, les vaincus du triste printemps de 40 ! Il était fait de confiance aveugle, de ressouvenances héroïques, de folles et glorieuses certitudes. Celui qui écrivait ces lignes, " à la lueur d'une bougie posée sur ses genoux ", irait, sa missive terminée, s'allonger sur son lit de camp, les yeux ouverts dans la nuit, tandis que dormaient ses camarades. Alentour, la campagne française haletait mystérieusement. Toutes ces maisons éparses cachaient des amours et des drames, des joies et des deuils. C'étaient toutes les promesses de la vie, une vie que beaucoup de ces jeunes garçons ne connaîtraient jamais. Ils feignaient déjà de la juger de haut, comme s'ils avaient su que le temps - un temps parcimonieusement compté - ne leur permettrait pas d'en connaître davantage.

Le 13 juin, Jean reçut un Dewoitine 500. Comme major de sa promotion, il eut le privilège d'étrenner le bel appareil. Enfin, un avion, SON avion !... Il exultait. Mais les événements allaient bon train. Le 17, les Allemands occupaient Le Havre, que la famille Maridor avait évacué pour rejoindre Thérèse, repliée à Montjean depuis plusieurs semaines. Jean, comme tant d'autres à ce moment, se sentit entraîné dans une espèce de ballet burlesque et cruel. Le soir du 17, il aida à pousser son Dewoitine dans le hangar. Puis il écrivit à ses parents. Il ignorait quelle journée il allait vivre le lendemain :

J'ai vu des pilotes qui reviennent du front et qui y retournent, affirmait-il encore. Ils m'ont dit que pour un zinc descendu chez nous, il y en a cinq chez les Boches. D'autre part, il paraît qu'il n'y a rien derrière leurs premières lignes. Toutes leurs troupes sont en avant. C'est pour cela qu'il faut espérer et tenir. Nous les aurons.

Déchirant message, dont la naïveté mérite le respect ! Le 18 au matin, Jean connut l'heure la plus dramatique de sa jeune existence. Il reçut l'ordre de détruire SON avion. Ceci fait, il crut avoir subi le pire. Il se trompait. Il lui restait encore à voir déferler la horde misérable, avide, dévastatrice et désolée des réfugiés. Sous ses yeux, toute l'impudeur, la crasse, l'appétit, le désordre d'un peuple - le sien - allaient se répandre sur les chemins de la défaite, civils et militaires mêlés, dévouement et rapine confondus...

C'était le plus affreux des spectacles. Mais cependant, Jean Maridor croyait en la France et, dans la grave décision qu'il devait prendre, il n'allait accorder aucune place aux calculs de la politique ou de l'ambition.

CHAPITRE IV

DÉBACLE

Ce n'est plus une lettre d'adolescent que recevront, avec plusieurs jours de retard, les parents de Jean Maridor, réfugiés à Montjean ; c'est un billet d'homme, qui a décidé de son destin :

Mes chers tous,

C'est avec une infinie tristesse que je vous écris aujourd'hui. Je ne sais pas ce que nous allons devenir, mais j'ai grand espoir que tout n'est pas fini.

Il faut avoir beaucoup de courage pour regarder la situation en face.

Je vous quitte en vous embrassant tous bien fort.

JEAN.

P.-S. - J'espère continuer la lutte là où nous le pourrons.

Les flammes de l'avion volontairement incendié brûlaient encore dans ses yeux. Elles seules les illuminaient, les empêchaient de demeurer fixes et durs.. Jean ressentait comme une rage froide. L'appareil, arrosé d'essence, qu'on venait de détruire, était non seulement invaincu, mais inviolé.

Jean avait mal. Pour se venger de sa honte il désirait combattre. Son unique refuge, son suprême recours était la lutte. Où la trouverait-il ? Il l'ignorait encore alors qu'il suivait l'École jusqu'à Saubrigues, dans les Landes, avec ses camarades désemparés.

Des camions les emmenaient vers le sud. Par l'ouverture de la bâche, par les intervalles des ridelles, le jeune pilote apercevait les foules douloureuses qui cherchaient à se frayer un chemin sur les grandes routes poudreuses de juin. Camions militaires, voitures particulières avec un matelas sur leur toit, carrioles, motocyclettes... La France s'en allait ainsi, par saccades, par lambeaux.

Jean ramenait son regard à l'intérieur du camion, il s'abandonnait aux cahots, aux coups de frein. Ses compagnons de voyage gardaient le même silence de réprobation, d'attente, et comme de sourde terreur. Tout l'univers qu'ils s'étaient laborieusement construit, depuis la déclaration de guerre, à l'aide d'exemples paternels, de speechs d'officiers réservistes ou d'articles de journaux, et aussi leur univers à eux, calqué sur le premier, fait d'héroïsme humble, un peu coupable, tout cela s'écroulait. On leur avait tellement répété : " Nous, en 17 ! " qu'ils avaient craint seulement de ne pas " tenir le coup ". Alors, sagement, amoureusement, pour la France, ils s'étaient entraînés, afin d'apprendre à bien souffrir. Les tranchées, l'aube glacée, la faim, la peur : cent fois ils avaient retourné ces images dans leur tête. Ils ne négligeaient aucun détail, pour ne pas se laisser prendre au dépourvu.

Aujourd'hui, on leur offrait tout autre chose : la fuite, sur des routes de vacances, sous le soleil d'été.

Dans la large échancrure à l'arrière du camion, Jean remarqua un panonceau, rapidement avalé par un virage : ARCACHON 22 km, PARIS 613 km... Le mot " PARIS " s'inscrivait là, familier. Autrefois, il évoquait un voyage d'agrément ; pour un grand nombre de ces réfugiés, il était le but des retours de congé. Maintenant, Paris était ÉTRANGER, INTERDIT ! Les Allemands défilaient dans Paris! La Ville-Lumière semblait désormais appartenir à un autre monde, à une lointaine planète. Et Le Havre, alors ? Et Montjean ? ... La poussière soulevée par les roues recouvrait des vocables morts, des noms vidés de leur sens habituel, que l'on n'avait pas encore eu le temps de réapprendre et qui encombraient la mémoire...

Et ce mot de " réfugié ", si mal adapté à la circonstance ! Il donnait une impression d'abri, de havre, alors qu'il s'agissait d'exode !

Les habitants des bourgs se montraient hostiles. La première réaction qu'on éprouve devant la cohue est généralement : " Ça va salir... " " Ça va déranger ! " Seule la blessure ou la mort suscite, entre inconnus, la pitié. La peur et la hâte ne provoquent que le recul. Tel était le spectacle auquel on assistait. Parfois seulement, au hasard d'un carrefour, un geste de vraie charité compensait cette immense bassesse.

Voilà la France qui se montrait à ses enfants, avec brusquerie et impudeur ! À l'âge de Jean, la Patrie équivaut au premier amour. Maintenant, il lui semblait qu'on la déshabillait sur la place publique.

Lorsque les élèves aviateurs débarquèrent à Saubrigues, un imbécile leur cria :

- Salauds d'aviateurs ! Qu'est-ce que vous attendez pour descendre les Boches, au lieu de foutre le camp ?

L'installation fut laborieuse. L'irritation régnait. Tous les accents, toutes les attitudes se mêlaient. Dans ce caravansérail à l'abandon, le ridicule était plus fréquent que la grandeur. Les autochtones et les " réfugiés " formaient deux masses compactes, se resserrant chacune de son côté et s'opposant l'une à l'autre. Des bruits contradictoires circulaient :

- Les Allemands sont à Tours !... L'Armistice est signé !... On continue la guerre en Afrique du Nord ! Dans la relative stabilité du campement, un courant s'établissait malgré tout entre soldats et villageois. Ces enfants en uniforme ressemblaient trop au fils mobilisé, dont les nouvelles ne parvenaient plus. Cela obligeait à se mieux comprendre et à s'entraider.

Pendant trois jours, Jean et ses camarades attendirent des ordres. Le mauvais temps s'était mis de la partie. Sur les routes envahies, le ciel pleurait. L'orage fouettait encore l'impatience et la hargne. De toutes parts, un flot hétéroclite refluait vers le Pays Basque et butait contre les Pyrénées comme sur une muraille.

Dans sa Bugatti, Jacques Lux, élève de l'École de Pilotage 27, stationnée près de Vannes, essayait de joindre Dax avec trois de ses camarades. Là, ils retrouveraient l'École, tant bien que mal reconstituée.

Tous ces garçons épris d'aviation, atteints dans leur idéal, cherchaient la voie à suivre au milieu des conseils, des ordres et des interdictions en sens divers. Jacques Lux a raconté cette nuit du 22 au 23 juin. Lui et ses compagnons, au deuxième étage d'une école de village, la passèrent à écouter la pluie qui tombait avec insistance, comme si elle ne devait jamais cesser. Dans l'ombre de la chambrée hâtivement improvisée, luisaient le tableau noir, les pupitres tachés d'encre et la chaire de l'instituteur. Cette image de " La Dernière Classe " les obsédait.

Le lendemain, Lux et son équipe dépannaient la Bugatti noyée par l'averse, et gagnaient Saint-Jean-de-Luz. Après beaucoup de difficultés, ils embarquaient sur le Kelso, avec des troupes polonaises.

De leur côté, Jean et quelques-uns des élèves d'Étampes, n'y tenant plus, avaient quitté l'école le 22 au matin. Ils étaient six.

Ce départ n'était pas encore définitif ; tout juste un éloignement, pour parer à une capture éventuelle. La veille, un officier de passage avait déclaré devant ces garçons :

La France entière va être envahie. On est foutus. Nous sommes tous prisonniers.

Quittant leur unité, ils n'allèrent pas bien loin. Dans ce vaste désordre, ils ne cherchèrent qu'à s'isoler.

Nous gagnâmes les bois environnant Saubrigues, raconte l'un d'eux. Nous n'avions rien emporté de nos bagages ; nous partions comme pour une promenade.

Il fallait, en effet, conserver le contact avec l'École, pour le cas où elle passerait en bloc en Afrique du Nord, ainsi que le bruit en avait couru, afin de poursuivre la lutte.

Les six pilotes se terraient dans la forêt landaise trempée par l'orage. Ils tenaient un véritable conseil de guerre. Le plus âgé d'entre eux n'avait pas vingt ans. Dans le désordre des esprits, au milieu de la débandade universelle, ils essayaient de peser les valeurs - apparemment périmées - de bien et de mal, de devoir et d'obéissance. En face d'eux, ils n'avaient plus l'Armée avec sa force et ses exigences. Cela aussi s'était effrité au cours de l'effondrement général. Seuls restaient des hommes.

Jean se remémorait les soirées qu'il avait passées à étudier les atterrissages à Bléville, puis l'examen d'entrée à Istres. Comme cela semblait loin ! Sorti numéro un de son peloton, pilote confirmé, il voyait tous ses efforts anéantis. Intelligent, modeste, il avait l'amour de son métier, le respect pour ses chefs, même s'ils avaient une défaillance, comme lui, dans l'effroyable tourmente.

L'idée de désertion lui faisait peur. Lors de son dernier passage à Paris, il avait remarqué les affiches d'un film intitulé : Le Déserteur. La censure avait, depuis, demandé qu'on changeât ce titre, considéré comme infamant dans Paris en guerre.

Pourtant ce serait ainsi qu'on l'appellerait. Déserteur !... Jean imaginait M. Maridor s'il entendait qualifier son fils de la sorte.

Ce n'est pas possible ! Combien de temps restèrent-ils ainsi, tous les six, au milieu des pinèdes ruisselantes ?

Lorsqu'ils sortirent de leur repaire, ils rencontrèrent une bande de soldats polonais qui marchaient droit devant eux, semblant savoir où on les conduisait.

- Où allez-vous ? demandèrent les aviateurs.

- À Saint-Jean-de-Luz.

- Quoi faire ?

- Nous embarquer pour l'Angleterre.

Un fol espoir gagna les jeunes gens :

- Alors, la lutte continue ?

Quel haussement d'épaules plein d'ignorance dut être la réponse ! Et une phrase sans signification précise contenta mal leur soif de certitude ! Qu'importe ! ... Pour la première fois depuis une semaine, un but précis s'offrait à eux. Ils s'en emparèrent comme d'un trésor.

Grâce à une voiture américaine abandonnée sur le port de Biarritz et ramenée mystérieusement à Saubrigues, les jeunes gens purent prendre le large. Arrêtés par un barrage de gendarmerie, ils racontèrent qu'ils avaient ordre d'aller chercher leur capitaine à Biarritz. On les laissa passer et ils poursuivirent leur route jusqu'à Saint-Jean-de-Luz. Sur le port, le vent s'était levé. L'Atlantique, gonflé de colère, venait battre les quais. Des gendarmes polonais contrôlaient les embarquements sur les pinasses que la bourrasque jetait l'une contre l'autre ou heurtait violemment aux pierres de la jetée. Quelques isolés sautaient dans des embarcations légères. Un patron basque les amenait jusqu'aux navires, dont les silhouettes massives se découpaient sur l'horizon gris.

Les jeunes gens s'approchèrent pour parlementer. Un officier anglais refusa catégoriquement de les admettre à son bord. Un général polonais, vers lequel ils se tournèrent, promit de les aider et disparut. Dans cette cohue, la peur d'être remarqués et appréhendés les saisit. Le soir tombait ; ils s'allongèrent sur des bancs publics, au centre de la ville, et y passèrent toute la nuit, glacés par l'humidité.

Leur détermination de partir était inébranlable, mais elle éveillait en eux des pensées pénibles. Quand reverraient-ils cette France à demi hostile, déjà cruellement indifférente à leur destin ? ... Chacun pensait à sa famille, soupesait la décision qu'ils venaient de prendre. Et s'ils se trompaient ? ... Si on les trompait ? ... Où aboutiraient-ils ? Jusqu'où l'aventure insensée les entraînerait-elle ?

Mais ce qu'ils abandonnaient valait-il davantage ? Une France allemande, avec tout ce que leurs parents, leurs maîtres d'école, leurs officiers leur avaient enseigné ! Toute une tragique imagerie d'Épinal leur apparaissait et les aidait à raidir leur volonté. Oui, certes, il fallait se battre, ne pas se livrer honteusement ! Il le fallait, malgré la lassitude, malgré le dégoût !

Ces sentiments douloureusement contradictoires s'agitaient dans le coeur de ces garçons, pas encore traîtres à leur patrie, pas encore héroïques, douteusement déserteurs, à demi apeurés, à demi irréductibles. Ils n'avaient pas encore manié une arme ; aucun ennemi n'était mort de leur main ; personne ne les avait vaincus. Simplement, ils cédaient à l'attrait d'un gigantesque mythe guerrier.

Leur sommeil se peuplait de ces visions. Plus d'un, glissant de son banc, tomba sur le sol mouillé. L'un d'entre eux, peut-être, voyant ses compagnons endormis, songea à s'enfuir... Et puis, au matin, quand ils se levèrent, tous étaient résolus à partir et à combattre.

Des aviateurs polonais leur vinrent en aide. Sur leurs vestes de cuir, les pilotes agrafèrent des insignes portant l'aigle impériale ; ils cachèrent leurs casquettes dans leurs vareuses et se coiffèrent d'un béret kaki.

Tous choisirent des noms à consonance slave. Ayant ainsi rejeté leur uniforme et leur identité, ils se sentirent dépouillés. La pluie tombait sur leurs épaules, leur inondait le visage. Fiévreusement, ils serraient dans leurs poches leur livret militaire, leur carnet de vol, quelques lettres de leur famille, tout ce qui constituait les dernières reliques des réprouvés.

Un par un, noyés dans le flot des troupes polonaises, ils sautèrent dans les pinasses. Elles les conduisirent à l'Arrandora-Star.

À bord, Jean et ses compagnons retrouvèrent, équipés comme eux, Waillier, de l'École de Pilotage 21, et quelques autres Français. Un dernier bobard avait failli les retenir à terre : un bruit circulait selon lequel l'armée française, passant à la contre-offensive, boutait l'Allemand hors des frontières...

Ainsi, ils quittaient leur patrie sur un mensonge.

Ils se perdaient dans une foule pitoyable et exaltée, qui, à bord de bateaux étrangers, cinglait vers l'Angleterre, emportant des rancoeurs et des espérances.

CHAPITRE V

LA PATROUILLE EXILÉE

Les côtes françaises se profilaient encore dans le petit matin brumeux. Le coeur serré, Le Bihan, Traisnel, Leblond, Léon, Béasse et Maridor regardaient défiler la terre natale, qu'ils abandonnaient. Machinalement, l'un d'eux dit tout haut ces mots, qui exprimaient la préoccupation lancinante de tout le groupe :

- Quand est-ce qu'on la reverra, la France ?

Chacun des six reprit la question à son compte, la répétant, sans en changer une syllabe.

Le bateau avançait à travers l'averse. Son sillage soulevait une écume blanchâtre, et de larges gouttes s'écrasaient sur la mer lourde et grise.

- Je n'aurais jamais cru qu'il puisse autant pleuvoir sur l'eau ! protestait Leblond.

L'inactivité leur pesait. De temps à autre, ils se rendaient ensemble au bar, dont le gérant avait accepté de changer en livres les quelques milliers de francs dont ils disposaient. Plus aucune nouvelle de France ne leur parvenait. La séparation totale atteignait Gérard Léon plus encore que les autres. Lui seul était marié. Ses camarades ne quittaient que des parents, pour risquer trop tôt leurs premiers pas d'hommes. Lui, laissait une femme qui comptait sur son appui.

Le Kelso et l'Arrandora-Star continuaient leur route. Un appel de détresse venu du Bérénice, qui avait appareillé de Bordeaux la veille, annonçait le torpillage de ce bateau dans le golfe de Gascogne. Plus rapproché, le Nettie s'était porté sur les lieux afin de recueillir les survivants. Cette tragédie aggravait la triste monotonie du temps et du voyage.

Au matin du troisième jour, un appel attira les pilotes sur le pont. Le bateau entrait dans l'estuaire de la Mersey. Dans le port, les bâtiments se pressaient les uns contre les autres. Des grues gigantesques promenaient leurs grands bras sur la forêt de cargos. Au fond, dans une fumée épaisse, les cheminées d'usine, encore indécises, annonçaient Liverpool. La fatigue accumulée, la tension nerveuse, le manque de nourriture avaient rendu les jeunes gens presque silencieux pendant toute la traversée. Jean éprouva le besoin de rompre le malaise ; il interpella Leblond :

- Dis donc, Vassilewsky (c'était le nom d'emprunt de son camarade), ça te plaît, l'Angleterre ?

Entre ces six garçons de vingt ans, éloignés de leur famille et que leur pays allait bientôt considérer comme des traîtres, quelque chose naissait, le seul sentiment qui puisse remplacer tous les autres : l'amitié.

Ils ne s'en rendaient pas encore compte. Ils n'éprouvaient encore que la joie virile de la camaraderie. Pour débarquer, ils avaient ressorti leurs casquettes, remis leurs insignes. Serrés dans leur " cuir ", ils descendaient l'échelle de coupée. Bien que préoccupés de l'accueil qui les attendait, ils ne ressentaient aucune gêne, aucune humiliation. Au contraire, si un Anglais se montrait goguenard à leur endroit, ils se sentaient prêts à lui répliquer :

- J'aurais aimé t'y voir, toi !

À terre, on releva leurs noms ; on les conduisit, en camion, dans un camp près de Liverpool. Là, un repas leur fut servi : une tasse de thé, du fromage, du pain et une salade crue. Voyant le légume non assaisonné, qu'il fallait croquer en le tenant par le trognon, Jean s'indigna :

- Ils nous prennent pour des lapins, ces gaillards-là !

Ils retrouvèrent là des milliers de leurs compatriotes, assemblage hétéroclite de rescapés de Dunkerque et d'évadés de fraîche date. L'ambiance souffrait de ce disparate, cruelle préfiguration d'une nation qui serait bientôt coupée en deux blocs hostiles. La plus grande partie des Français présents était constituée par des marins sauvés du désastre des Flandres. Ceux-là considéraient les Anglais comme des geôliers. Dans leurs yeux brillait la haine des gens de mer pour le peuple rival qui, selon eux, les avait abandonnés égoïstement :

- Ces salauds tapaient sur la gueule des Français qui essayaient d'embarquer, racontaient-ils aux arrivants, d'une voix pleine de rage et de douleur.

Eux n'avaient pas connu l'exode, mais l'enfer de la guerre, en compagnie de partenaires aujourd'hui détestés.

Les autres, les nouveaux, étaient le reliquat pitoyable et héroïque des routes de la débandade. Le dernier spectacle qu'ils aient emporté était celui d'une nation dispersée, affolée, répandue sur tous les chemins. Avec la notion de désordre, celle de trahison avait déjà pénétré leur esprit. En demandant asile à la Grande-Bretagne pour continuer à combattre, ils pensaient se soustraire à une conjuration dirigée contre la France. Quelle part de vérité et quelle part de cruelle méprise y avait-il dans leurs jugements contradictoires ? Leur souffrance, leur dépit, leur honte formaient, de part et d'autre, de bien mauvais conseillers ! Il est permis aujourd'hui, avec le recul, de dire que se trouvaient là, entourées des mêmes barbelés, les deux moitiés de la France, et plus encore :

pour chacune de ces deux moitiés, l'élément actif, celui qui s'était battu ou qui voulait se battre... À de rares exceptions près, tous auraient, dans un conflit normal, comparable à celui de 1914-1918, composé une masse ardente de combattants intrépides.

Pendant dix jours, les marins ressassèrent leur rancune, tandis que les haut-parleurs du camp répétaient, à intervalles réguliers, l'appel du général de Gaulle. Maridor et ses camarades apprirent, à cette occasion, l'existence de ce général français, appelé par les événements à devenir leur chef.

Malgré la discipline qui interdisait de sortir le soir, les six amis allaient en ville. L'accueil britannique se révélait cordial. La sympathie se manifestait par une inclination de la tête lorsque passaient les uniformes de l'Armée de l'Air. Béasse, le boute-en-train de l'équipe, ne cessait de s'en étonner :

- Je vous dis qu'on leur flanque le torticolis !

Un après-midi, en rentrant de Liverpool, les aviateurs aperçurent une longue colonne avançant sur la route. C'étaient les partants. Les marins, pour la plupart, venaient de choisir le retour en France. Ainsi se creusait un fossé que quatre dures années allaient approfondir. Par un curieux caprice du sort, ceux qui s'embarquaient devaient leur rapatriement à la générosité de l'Angleterre qu'ils méprisaient ; et ceux qui restaient enrageaient d'être parqués comme des prisonniers, alors qu'ils attendaient de la Grande-Bretagne les moyens de combattre.

Sur la route, les deux groupes - le minuscule et l'énorme - se croisèrent. Un Alsacien, habitant Trouville, était là. Leblond le reconnut :

- Lucien !

Avec fatalité, avec résignation, l'autre répondit :

- Faut que je m'en retourne...

C'était fini. Non, pas tout à fait. L'Alsacien se chargea d'annoncer à la famille Leblond que les fils disparus se trouvaient à Liverpool. Ainsi chaque pilote tenta de donner de ses nouvelles aux siens. Les parents de Jean Maridor reçurent un mot bref, griffonné sur papier quadrillé :

Mes chers tous,

Je vous embrasse bien fort.

JEAN.

Quelque temps après, l'Alsacien revenu en France devait être fusillé par les Allemands, payant ainsi son attachement à la terre natale.

Plus esseulés que jamais, les six exilés ne se quittèrent plus. Une exceptionnelle amitié commençait.

Des six, Gérard Léon était le plus mûr. Dans la conjoncture, cette maturité se faisait encombrante ; elle jetait sur l'enthousiasme la dure lumière de l'esprit critique. En ce mois de juillet 1940, l'examen de la situation n'inclinait pas à l'optimisme. De plus, certain sentiment plus réservé mettait Léon à part du groupe. Les cinq autres pouvaient rire en regardant les femmes-soldats britanniques et s'écrier, comme Béasse :

- On les a attifées en soldats... Donc, elles sont pour les soldats !

Lui, derrière chaque femme, voyait la sienne.

Béasse, de son côté, conservait sa facilité d'élocution, son " bagout ". Lorsque le moral baissait un peu, lorsque les conversations s'éteignaient, il se lançait dans un de ces monologues interrompu par des :

- Manque de pot ! Je ne m'en souviens plus ! Expressions rituelles, qui déclenchaient les rires.

Quel que fût le temps, Leblond se tenait en forme en faisant de la culture physique. Il tentait d'entraîner Jean, sans trop y réussir. Le Bihan, assez renfermé, et Traisnel, le plus fragile du groupe, complétaient la bande. Vers la, mi-juillet, les six amis quittèrent le camp et gagnèrent Londres. En d'autres circonstances, ils n'auraient constitué qu'un sextuor d'aviateurs rapprochés par leur métier, mais la flamme patriotique, attisée par l'éloignement, brûlait en eux et les grandissait.

Léon venait de se retrouver en Angleterre une parente. Ce qui eut, entre autres conséquences, l'avantage d'enrichir de quelques livres l'équipe fort désargentée. Car ces garçons se partageaient tout fraternellement, les gains et les pertes, les joies et les ennuis.

À l'Empire Building, où se retrouvaient les Français en instance d'affectation, ils rongèrent leur frein plusieurs jours. Pour tromper leur impatience, ils visitaient Londres ; ils déjeunaient dans les restaurants, parfois dans deux, l'un après l'autre, pour pouvoir consommer deux plats de viande. Les heures leur paraissaient interminables. Aucun d'entre eux n'abordait le sujet de la famille laissée en France. Une pudique réserve avait été implicitement décidée à cet égard.

Pendant ce temps, l'aviation anglaise se remettait de la saignée de la campagne de France. Au 7 juillet, elle ne disposait plus que de 1.243 pilotes entraînés; et Churchill avait chargé son ministre de l'Air, Sir Archibald Sinclair, d'imprimer à la formation des chasseurs un rythme au moins égal à celui que Lord Beaverbrook avait établi dans la production aéronautique. Les six exilés ignoraient ces hautes préoccupations ; ils ne savaient pas qu'ils représentaient un capital dont l'Angleterre en guerre avait le plus urgent besoin. Ils s'énervaient de ne pas voler.

Pour tuer le temps, ils sortaient beaucoup, fréquentant les " pubs ", s'habituant à la bière amère. Léon parlait assez couramment l'anglais et faisait fonction d'interprète. Il secouait ses camarades :

- Apprenez donc à parler, quoi !... J'ai l'impression d'être une bonne d'enfants.

Un soir, ils rencontrèrent dans un bar une Française. Elle était belle, jeune et très sympathique. On imagine l'attitude de " la patrouille ". L'inconnue sut, tout de suite, jusqu'où elle pouvait aller. Prenez six camarades, vantez-leur la beauté de l'amitié qui les unit et demandez-leur, d'un air dubitatif :

- Mors, même une femme ne vous séparerait pas ? Vous obtiendrez d'eux, sans rien donner en échange, tout ce que vous désirerez.

Au terme de trois ou quatre rencontres, l'équipe, émue et charmée, avait obtenu du trésorier-payeur militaire qu'il fît à cette pauvre compatriote émigrée l'échange en livres des quelques centaines de milliers de francs dont elle disposait. Dans le taxi qui les conduisait au dernier rendez-vous fixé, ils imaginaient déjà, en comptant les billets, la joie de la malheureuse. Alors, seulement, ils apprirent qu'il s'agissait d'une courtisane française, établie à Londres, qui venait de leur faire négocier le pécule laborieusement amassé par elle, grâce à la clientèle des Français.

À la fin de juillet, ils prirent le train pour Cardiff. Le camp de Saint-Atham, où sont passés presque tous les pilotes français, les attendait. C'était une immense agglomération de baraques de bois, coquettes et spacieuses, qui s'échelonnaient le long d'un terrain d'essai, soigné comme une pelouse de jardin public. Un monumental gymnase à air conditionné contenait, avec tous les agrès imaginables, un ring où s'exerçaient les jeunes recrues. Une piscine en mosaïque et un cinéma complétaient l'équipement de la cité aéronautique. À main gauche, se trouvaient le quartier des officiers anglais et la piste d'envol. Un faux terrain voisin était destiné à attirer les bombardiers de la Luftwaffe, tandis que les hangars authentiques se terraient sous un camouflage de gazon.

Jean et ses camarades arrivèrent à Saint-Atham avec un excellent moral. Pour eux, l'air sentait déjà l'essence et le glycol. Au cours de leur passage à Londres, ils avaient pu remettre en bonnes mains des messages pour leurs familles. Les Français Libres s'organisaient. Le sentiment éprouvé par les pilotes lors de ce bref contact avec un Comité en formation avait été double et un peu contradictoire. D'une part, les futurs combattants se savaient maintenant soutenus par des compatriotes, non contre l'Allemagne, puisque l'Angleterre y pourvoyait, mais contre l'Angleterre elle-même. Il n'entrait dans cette impression aucune hostilité envers l'alliée que ces jeunes hommes venaient délibérément de choisir ; mais la certitude de ne plus dépendre des seuls ordres britanniques les réconfortait dans leur orgueil national.

D'autre part, au milieu de la hâte qui présidait à l'installation des bureaux français, les arrivants n'avaient pas pu ne pas remarquer, malgré leur enthousiasme, l'appétit et l'ambition de bien des émigrés : ceux qui finiraient la guerre à Londres, avec le seul risque des bombardements. En sortant, Jean avait dit d'un adjudant piteux et chafouin, qui s'était chargé de transmettre leurs messages :

- Où est-ce qu'il est allé chercher sa figure, celui-là ? Sans le savoir, il parlait d'un futur député, futur ministre...

Très vite, se creusa, là, comme partout, un fossé entre ceux qui n'avaient d'autre pensée que de donner leur vie pour leur pays et ceux qui jouaient une carte, audacieuse certes en l'occurrence, mais avantageuse, puisqu'ils espéraient décupler leur mise. Ce contraste, vivement ressenti par les combattants, a contribué à rendre inébranlable l'amitié qui les liait. Spontanément, par de sains réflexes de sensibilité - où entrait une mâle pudeur - ces garçons ont senti qu'ils ne pouvaient se permettre de perdre une seconde fois la France, ce bout de France londonien, avec ses administrations et ses hommes politiques. Cette hygiène les a serrés les uns contre les autres, attentifs à protéger, de leurs mains rassemblées, la flamme pure et précieuse du patriotisme qui les ravageait.

Ils s'installèrent côte à côte, au fond d'une baraque. Derrière eux s'ouvrait une chambre de sous-officier inoccupée : ils en firent, dès les premiers jours, un bar réservé à leur seul usage.

L'instruction n'était encore que préparatoire. Outre les cours d'anglais, elle comprenait surtout du " linktrainer ". La salle de link ressemblait à un laboratoire. Au centre, la cabine métallique se dressait sur un socle accessible par trois marches. C'était la réplique fidèle d'un poste de pilotage. Mobile dans toutes les directions, autour d'un pivot central, cet appareil permettait la reproduction exacte des phases du vol. Grimpé dans l'habitacle entièrement métallique et sans fenêtre, on allumait la lampe intérieure et on mettait en marche. La vitesse, l'indication de pente ou de virage se lisaient sur le tableau de bord, selon les mouvements qu'on imprimait au palonnier ou au manche, mouvements transmis à l'ensemble de la cabine. Cet exercice correspondait à un vol sans visibilité et réacclimatait le pilote, avant son retour aux réalités de l'espace.

- On va leur montrer ce qu'on sait faire ! avait lancé Jean, avant d'entrer dans l'appareil.

Mais, rapidement, l'enthousiasme tomba. Aux six hommes-oiseaux, il fallait le plein ciel, dont aucun simulacre ne peut remplacer la magie. Le soir, ils sautaient dans le train ou le bus pour Cardiff. Les repas pris au restaurant étaient encore payés avec l'argent de Léon. Jean, de son côté, avait retrouvé, avec Le Bihan, un ménage de coiffeurs-parfumeurs, les Young, dont la femme était originaire de Graville. Tous les six s'anglicisaient peu à peu, tout en continuant à pester contre la nourriture ou contre la discipline du camp. Leurs essais de discours en langue britannique aboutissaient parfois à des résultats surprenants. Passant devant une boutique, Léon décida de mettre Leblond à l'épreuve :

- Va acheter des allumettes.

- Comment dis-tu ça, déjà ?

- Matches.

- J'y vais.

Leblond traversa la rue, entra dans le magasin et, rassemblant toute son assurance, demanda :

- Matches !

L'épicier comprit " cheese " et lui apporta du fromage. Le pilote fit non de la main et appuya sur la première syllabe en répétant :

- Matches.

Cette fois l'épicier crut entendre " more cheese " et, avec un sourire complice, apporta un nouveau morceau de fromage. Éperdu, Leblond dut appeler à l'aide son camarade.

Les bombardements allemands se poursuivaient notamment sur le port de Cardiff. Une nuit, alors que les six camarades quittaient la gare de Saint-Atham, en pleine alerte, des projectiles incendiaires tombèrent à leurs pieds. Aussitôt, des flammes s'élevèrent. Cet incendie qui illuminait la campagne anglaise était pour les jeunes aviateurs leur première vraie rencontre avec le feu. Des gens accouraient. Avant de rentrer au camp, les pilotes aidèrent la population à jeter des pelletées de terre sur le brasier.

À son tour, le faux terrain fut pris pour cible. Enfin, en plein jour, un bombardier lança sur une baraque un projectile qui éclata sans blesser ni tuer personne. Maridor et les autres aperçurent nettement l'avion et la bombe qui s'en détachait. Avant de la voir exploser, ils eurent le temps de crier :

- Elle est pour nous !

Le temps s'écoulait ainsi, en culture physique, en " link-trainer ", en cours d'anglais et en sorties. L'impatience gagnait les élèves ; ils échafaudaient des projets insensés. Le plus saugrenu consistait à s'enrôler dans l'armée chinoise. Cette armée désirait certainement renforcer son personnel navigant ; elle se montrerait moins tatillonne que le commandement britannique.

Un autre plan n'envisageait rien de plus que l'enlèvement de Mme Léon. Aussitôt que l'équipe disposerait d'avions, l'opération aurait lieu.

Gérard Léon faisait de la gouache. Tous fabriquaient des modèles réduits d'avions. Ils vivaient pour l'aéronautique ; mieux encore (selon l'expression de l'Anglaise qui eut Jean Maridor comme " jeune frère adopté ") : " ils étaient vivants pour voler ". Ceux qui n'ont pas connu la fièvre de l'air ne peuvent pas le comprendre. Cette hantise est comparable à celle du drogué. Qui a goûté des ivresses aériennes ne s'en passera jamais plus. Le bruit d'un moteur lui fait lever les yeux au ciel; lorsque la conversation évoque l'objet de sa passion, le timide explose, le maladroit devient prolixe. Les mains dessinent des virages ; tout un vocabulaire monte aux lèvres.

On parlait beaucoup de Mermoz :

- Sais-tu que, lorsqu'il était fauché, il couchait dans la péniche de l'Armée du Salut ?

Jean imaginait la silhouette magnifique du héros, son profil net, sa démarche de géant. Il le voyait, mâchonnant des mégots ou frissonnant de froid sous des vêtements trop légers. Tout aviateur, quel que soit son degré de culture, connaît le vers de Baudelaire :

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher !

Au nom de Mermoz, la ferveur patriotique s'allumait : - Ils peuvent toujours y aller, les Engliches, ils n'en ont pas des comme ça !

Chacun, à part soi, songeait à imiter cet exemple prestigieux. Même Jean avait délaissé, pour un temps, son admiration pour les pilotes d'essai ; il leur préférait maintenant les " pilotes de ligne ".

- Qu'est-ce que tu feras après la guerre ? se demandaient l'un à l'autre ces jeunes hommes engagés dans une aventure peut-être sans issue.

Dans la nuit du 24 au 25 août, les premières bombes avaient été jetées sur le centre de Londres. Le surlendemain, les journaux annonçaient que 105 avions de la R.A.F. venaient d'attaquer Berlin.

Après quelques journées d'escarmouches, la bataille aérienne d'Angleterre fut déclenchée le 7 septembre. Le bruit qu'une tentative d'invasion de la Grande-Bretagne avait eu lieu courait sous le manteau. À Saint-Atham, dans la petite pièce contiguë à la chambrée, le sextuor ne tenait plus en place :

- Mais qu'est-ce qu'ils fichent, bon sang !

Les instructeurs anglais donnaient chaque semaine des informations réconfortantes qui, le lendemain, se révélaient fallacieuses.

- Dans dix jours, au plus, vous serez affectés à une école de pilotage !

Par crainte des parachutistes, la garde avait été renforcée autour du camp. Une nuit, une sentinelle hollandaise, entendant un bruit suspect, poussa à trois reprises le cri traditionnel :

- Hait ! Who goes there ?

N'obtenant pas de réponse, le soldat tira, abattant une vache qui était venue imprudemment brouter l'herbe du terrain. L'histoire fit le tour de Saint-Atham. Elle s'expliquait par " l'espionnite " aiguë qui sévissait alors. À la fin, les membres de la " Home-Guard " reçurent comme consigne de ne pas sonner le tocsin avant d'avoir, personnellement, constaté l'atterrissage d'au moins vingt-cinq parachutistes ennemis.

Les consignes demeuraient strictes. Une nuit, la petite troupe, revenant de Cardiff, s'endormit dans le train et brûla la gare de Saint-Atham. Elle dut revenir à pied de la station suivante, et elle aborda le camp en plein black-out, par un chemin peu fréquenté. Les pilotes se heurtèrent à une sentinelle particulièrement obstinée, qui les interpella :

- Halt ! Who goes there ?

Pour finir, les retardataires furent conduits au poste de police de l'école et ils y passèrent le reste de la nuit.

Les jours devenaient de plus en plus brumeux. Certains qu'ils n'avaient plus rien à apprendre là où ils se trouvaient, sinon la langue anglaise, nos gaillards sortaient chaque fois que l'occasion s'en présentait. Ils n'hésitaient même pas à la créer, cette occasion. Leblond, quant à lui, continuait imperturbablement son entraînement physique :

- Si, un jour, ils se décident à être prêts, moi, je le serai, affirmait-il.

Ils avaient découvert à Cardiff un bar, fréquenté par les marins du port, et dans lequel on pouvait se faire servir des " eggs and bacon ». Un après-midi, ils y trouvèrent un groupe d'Anglais chantant des " nurserys rythmes " ... Avec curiosité, ils prêtèrent l'oreille. Ensuite vinrent des chansons guerrières. Les Français sentirent la nécessité de " faire quelque chose ". Profitant d'un moment où les chanteurs reprenaient haleine, ils se levèrent et entonnèrent, au garde-à-vous, une " Marseillaise " vibrante, qui stupéfia d'abord, puis conquit l'auditoire. Finalement, toute l'assistance reprit en chœur. L'impression fut très forte. Rassérénés, Jean Maridor et ses camarades rentrèrent au camp par le bus du soir.

Enfin, dans les derniers jours d'octobre, la nouvelle tant attendue arriva. Ils partaient tous pour Odiham, en " Elementary Flying Training School :

Un vrai terrain d'aviation, cette fois !

Il avait fallu patienter pendant trois longs mois.

CHAPITRE VI

L'ENTRAÎNEMENT AU COMBAT

L'École d'Odiham était située au sud de Reading ; elle n'avait que très peu l'aspect guerrier. D'ailleurs, la Grande-Bretagne entière semblait encore étonnamment paisible, à la stupeur des pilotes français ou belges, fraîchement débarqués, qui gardaient l'esprit rempli des images tragiques de l'invasion.

Le camp se composait de maisons de briques entourées de pelouses ; il formait un véritable village, tout semblable aux autres perdus dans la campagne environnante. Les bâtisses aux hautes fenêtres croisillonnées abritaient les magasins, les dortoirs, le mess. Au centre des rectangles de gazon, sous une tôle ondulée, s'ouvraient les escaliers des abris antiaériens. Le terrain lui-même paraissait morcelé par d'astucieuses lignes d'arbustes artificiels. Alentour, des chemins bordés de noisetiers conduisaient à des fermes isolées, ou à des auberges tapies au milieu des fleurs.

Le commandement était exercé par des officiers anglais. Toutefois, le capitaine de Rancourt se chargeait spécialement des aviateurs français. La discipline de l'école ne permettait plus aux six camarades de vivre serrés les uns contre les autres, comme ils l'avaient fait à Saint-Atham. Chacun d'entre eux devait respecter un emploi du temps chargé, composé de cours d'anglais, de navigation, de radio et de morse. Quelques Lysander, pilotés par des membres de la R.A.F., décollaient régulièrement et le spectacle des avions en service entretenait chez les Français une envie, chaque jour plus lancinante, de voler.

On attendait les Magister, familièrement appelés Maggy, sur lesquels les transfuges d'Etampes devaient renouer avec l'espace. L'automne glaçait l'Angleterre, rendait précieux le confort des chambrées. La nuit, tôt venue, éveillait la nostalgie de la maison, de la famille perdue dans les ténèbres de l'occupation...

Séparés pendant la journée, Jean et ses camarades se retrouvaient à la fin des exercices, afin de s'entendre pour leurs sorties. La plus facile et la plus habituelle, c'était le cinéma d'Odiham. Très souvent un orateur venait y commenter, avant le début du spectacle, la situation militaire. Il concluait invariablement à la victoire finale de l'Angleterre.

La bataille aérienne de Londres s'achevait ; elle avait raidi le peuple britannique dans sa détermination. Mais, par une coquetterie et une discrétion particulières, les films qui passaient en province conservaient le parfum désuet de l'avant-guerre. On aurait dit que les combats se déroulaient à mille lieues.

Malgré l'activité qu'on réclamait d'eux, activité plus intense qu'a Saint-Atham, les six aviateurs s'impatientaient. Depuis leur départ, aucun d'entre eux n'avait reçu de nouvelles de France. Léon enrageait. Son énervement contribuait à ressusciter les vieilles rêveries :

- Jamais ils ne se décideront à nous donner un avion !

- Il faut trouver autre chose. On ne peut pas rester ici à ne rien faire.

Un moment, l'équipe songea à s'engager en bloc dans la R.A.F. Mais on lui fit comprendre que, de toute façon, la formation où elle entrerait devrait suivre la même filière. Alors, le projet chinois revint sur l'eau. Ce fut Jean qui se chargea de l'exposer au capitaine de Rancourt. Là encore, on les invita au calme.

- Les Maggy seront ici dans moins d'une semaine. Les conversations tournaient à l'extravagance. L'idée d'enlever Mme Léon revenait à intervalles réguliers, Tous six avaient le même sentiment d'être brimés par un commandement incompréhensif et borné.

Douze mois plus tard, écrivant à Béasse pour lui annoncer ses premiers succès, Maridor évoquera rageusement cette interminable période d'instruction :

Les pauvres imbéciles élèves pilotes d'Odiham étaient quand même bons à quelque chose. Bande de salauds, de nous avoir laissés un an à ne rien faire ! Si seulement nous étions tous ensemble, ils entendraient parler de nous

Le let octobre, Jean reçut sa nomination de sergent; quelques jours plus tard on lui remit son carnet de pilote. Il entrait dans la R.A.F. avec le matricule 30114.

Tous crurent que l'heure des vols avait sonné. Ils imaginaient, comme à Saint-Atham, leurs futurs exploits en escadrille, convaincus qu'ils iraient ensemble au combat. L' " équiper " avait fait place à la " patrouille ". Le sextuor allait en ville " en patrouille ", se formait " en patrouille " à l'issue des cours, cherchait, par tous les moyens, à anticiper sur la belle camaraderie héroïque du lendemain. Déjà, un soir, à Cardiff, nos énergumènes avaient mis à l'épreuve le flegme d'un policeman britannique. Léon, sur le trottoir, avait crié :

- Allez, les gars ! Formation en patrouille.

Avançant l'un derrière l'autre, ils arrivèrent à la hauteur du " bobby ". Ils le saluèrent militairement. Le chef de file commanda :

- Loopings !

Par file à gauche, et à deux mètres d'intervalle, ils exécutèrent tous ensemble une cabriole.

Le i, constable n les regardait, ahuri. Ils se relevèrent et reprirent leur " vol de groupe ".

Mais les semaines passaient et les Maggy ne se montraient pas. L'existence s'écoulait, monotone, coupée de rares escapades à Reading. Nos six Français rencontraient des jeunes filles anglaises, aventures hâtivement nouées et dénouées.

La neige s'était mise à tomber. Un vent glacé courait sur le terrain lorsque, enfin, les Magister arrivèrent.

Le 19 novembre, en compagnie de l'adjudant Duffranc, Maridor fit trente minutes de double commande. Leblond vola aussi le même jour. La petite troupe exultait :

- Tu parles de " taxis " ! clamait Jean... C'est gentil comme tout. Attends qu'ils nous donnent de vrais zincs pour l' " acro "... On va les asseoir sur le derrière.

Dès lors, l'entraînement se poursuivit normalement. Le 1er décembre, l'adjudant Duffranc, après un dernier contrôle, passa Maridor au capitaine de Rancourt. Celui-ci fit un tour de vingt-cinq minutes avec le jeune transfuge de l'Aviation populaire et décida de le lâcher. Jean repartit seul, immédiatement, pour une demi-heure.

En salle, le " link-trainer " complétait l'enseignement de pilotage. Volant et travaillant, les six camarades connaissaient une période d'euphorie collective. Ils étaient persuadés qu'ils ne tarderaient pas à quitter le camp.

Le 24 décembre les trouva encore à Odiham. Ils y fêtèrent ensemble leur premier Noël d'exil. La " patrouille " en était arrivée au point où l'absence d'un seul gênait les autres. Il leur semblait que leur force résidait dans leur cohésion. Ils mesuraient toute la valeur de la devise adoptée par les Trois Mousquetaires : " Un pour tous. Tous pour un. " Communauté des sensibilités et des intelligences, similitude des destinées, but unique : tels étaient les fondements de leur indestructible amitié.

- Maintenant, plus rien ne peut nous étonner, affirmaient-ils, convaincus qu'ils étaient prêts à tout ce qui pouvait leur arriver.

Ils se croyaient avertis et ne savaient rien. Grâce à ces puériles et émouvantes oeillères dont ils étaient si fiers, ils conservèrent, inentamée, leur fièvre patriotique. Les quatre qui moururent, comme les deux qui furent gravement blessés, terminèrent leur guerre moralement intacts.

Pilotage Sans Visibilité, expériences de navigation, répétitions d'atterrissages sur terrains auxiliaires, alternaient avec la formation technique. Mais, de nouveau, l'impatience gagnait les élèves.

Le premier, Gérard Léon n'y tint plus. Il demanda à partir pour l'Afrique. La " patrouille " fut réduite à cinq.

Le 15 février, l'adjudant Duffranc vola pendant près d'une heure avec Maridor, lui faisant répéter toutes les figures d'école. Cinq jours plus tard, le F/Lt Davis, chef instructeur, s'assura, en trente-cinq minutes de double commande, que le sergent-pilote pouvait être muté en Service Flying Training School.

Jean quitta l'école le 28 février, totalisant cinquante-quatre heures quarante-cinq de Vol, avec la note " Average ". Il était affecté à Tern Hill.

Avant de se rendre à sa nouvelle école, le pilote passa quelques jours de permission à Londres. Le 25 mars, il put faire envoyer un câble, de Richmond, à sa cousine Fernande, qui habitait Cahors, en zone non occupée. Les Français libres procuraient aux exilés des " boites postales " où les réponses éventuelles venant de France devaient être adressées. Des nouvelles de la famille Maridor parvinrent ainsi, réponses laconiques, mais réconfortantes.

Alors, le 28, au comble de la joie, Jean retrouva sa manière d'enfant tombé du nid pour écrire à ses parents une lettre courte et affectueuse, volontairement vague à cause de la censure.

Le 5 avril, Maridor arriva à Tern Hill, près de Schrewsbury. Dès le lendemain, il fit ses premières armes sur Miles Master, effectuant la même journée trois atterrissages en compagnie du F/Lt Weston Burt. Celui-ci lui demanda ensuite de piloter pendant quarante minutes, se bornant à contrôler, sans intervenir, les aptitudes de son élève.

Enfin, l'après-midi, il le lâcha en " solo ".

À son retour, Jean comprit que son destin était tracé. Il se trouvait solitaire dans un pays étranger, à la veille de vivre la grande aventure qu'il avait délibérément choisie. Désormais, les événements pouvaient se précipiter.

Pleinement, avec la gravité intégrale qu'il réservait aux actes sérieux, il accepta, ce matin du 9 avril 1941, le sacrifice de sa vie.

Cette détermination exigeait, sinon une cérémonie, du moins un geste symbolique. Elle faisait entrer Jean Maridor dans l'ordre des Ailes ; elle scellait son engagement définitif.

Sur une table du mess, Jean écrivit à ses parents la lettre suivante, qui ne fut ouverte que le 3 août 1944 :

Tern Hill, 9/4/41.

Mes chers parents,

J'espère que vous n'aurez jamais à recevoir cette lettre, mais, si cela était, dites-vous que votre fils est mort heureux, ayant fait son devoir.

Depuis que je suis en Angleterre, je ne cesse de penser à vous, mes chers parents, et j'apprécie combien vous avez été bons pour moi.

Je suis un de ceux qui sont morts pour la liberté et, croyez-moi, je meurs heureux, car j'aurai au moins servi à quelque chose dans ma vie. Aussi, mes chers parents, ne soyez pas malheureux,

Je vous embrasse tous bien fort ainsi que ma petite soeur Thérèse, grand-mère Saysset, et toute la famille.

Votre fils,

JEAN.

Dès lors, s'estimant en règle avec lui-même, Maridor, radieux, ne cessa de voler : une heure trente-cinq le 10, une heure cinquante le 14, deux heures le 16... Approches en glissades, rase-mottes, piqués, cabrés, il renouvelait toute la gamme déjà apprise en France, s'enivrant de sa propre aisance, éclatant de satisfaction. Le 14 mai, il écrivait à ses camarades restés à Odiham

J'apprends que je vole demain sur Hurricane. Enfin, un taxi du tonnerre entre les jambes ! Ce n'est pas trop tôt... Et vous ?... Grouillez-vous d'arriver !...

Tous les pilotes français abordant pour la première fois le Hurricane ont éprouvé la même émotion. Un grand nombre de manœuvres étaient nécessaires pour le décollage et la puissance de l'avion paraissait monstrueuse. " C'est l'enfer que l'on déclenche en appuyant sur un bouton ", notait Mouchotte dans ses Carnets. Le petit Maridor semblait perdu dans son avion, le visage crispé, impatient de libérer cette force prodigieuse. Il se tira fort bien de cette épreuve décisive et, après une demi-heure de vol, se posa, triomphant. Aussitôt après, il repartit en Master travailler ses glissades.

Depuis l'accident survenu à Paul Grieu, à Bléville, Maridor avait, au cours de ses différents stages, appris la mort de quelques camarades. Mais jamais il ne s'était trouvé là au moment de la catastrophe. À Tern Hill, les vols de nuit sur Miles Master causaient des pertes assez importantes. Dans l'obscurité, de nombreux pilotes appréciaient mal la distance qui les séparait du sol. Alors ils cassaient du bois ou ils ne rentraient pas...

Un soir, Jean se trouvait dehors lorsqu'un avion se présenta. L'appareil alluma ses phares d'aérodrome et s'apprêta à prendre son terrain. Du petit groupe d'aviateurs présents, un cri jaillit :

- Trop court, bon Dieu !... Remets de la gomme ! Comme si le malheureux avait pu entendre !

Au dernier moment, le pilote dut comprendre son erreur ; on entendit son moteur repartir. Un instant, le Master parut en mesure d'effacer la piste, mais il n'y parvint pas. Il percuta une rangée d'arbres. D'un coup, les phares s'éteignirent ; le silence et la nuit pesèrent une seconde, puis des flammes jaillirent.

En voiture, à bicyclette, on se précipita vers le lieu de l'accident. Arrivé l'un des premiers, Jean vit le brasier qui rôtissait le Master, dégageant une chaleur suffocante. Il tenta de s'approcher; la fumée l'en empêcha. Une odeur âcre émanait de l'incendie, une odeur où l'on percevait celle de l'aluminium et du caoutchouc fondus. Et, peut-être aussi... Un officier anglais, le visage noirci, les yeux rougis par le feu, comprit l'interrogation muette du jeune Français. Il se borna à répondre, en avalant sa salive :

- He has just shouted.

Le 22 mai, Maridor fut désigné pour son premier vol de nuit avec l'officier navigateur Donaldson.

Dans le courant du mois de juin, il tenta plusieurs voyages triangulaires sur Master et quelques vols nocturnes en double commande. Le 16 juin, il reçut de France les nouvelles tant attendues. Les écritures de son père, de sa mère et de sa soeur Thérèse évoquèrent pour lui, avec la chaleur familiale, la maison de " la Côte ", l'escalier mécanique, le " Pain de sucre " tout le périmètre enchanté de l'enfance havraise.

Sous l'obligatoire banalité des mots, se cachait une tendresse fervente.

Bouleversé, Jean put faire télégraphier de Market Drayton à Cahors pour dire la joie qu'il avait éprouvée en lisant cette première lettre.

Le 26, il partit seul en vol de nuit. Il accomplit trois atterrissages irréprochables.

Son stage s'achevait. Le 6 juillet 1941, le sergent-pilote Jean Maridor quitta Tern Hill, avec la mention " above average " en link trainer et en pilotage. Il fut dirigé sur le 52e O.T.U..

L'O.T.U., c'était l'apprentissage direct du combat. Lorsque, le 16 juillet 1941, Jean arriva à Aston Down, près de Bristol, il approchait de ses vingt et un ans. Son assurance, renforcée par les aventures qu'il venait de vivre, faisait de lui un homme en plein équilibre physique et moral.

Reçu par le sergent Cukr sur Miles Master, il utilisa ses premiers jours à " faire de l'altitude sur Hurricane. Le 19 arriva une lettre de Fernande, datée du 4 mai. Il y répondit, en joignant une page à l'intention de ses parents :

Par la pensée, je suis toujours avec vous et je vous vois, le soir, réunis dans la salle à manger, après souper, attendant l'heure d'aller dormir. Et les Acacias ? J'espère que ça n'est pas beaucoup changé. Tout le monde est toujours là, chacun dans sa maison ?

Le beau temps permettait de voler presque sans interruption. Au cours des quinze jours qui suivirent son arrivée, Jean totalisa vingt-deux heures quarante-cinq, en " solo ", ou en double sur Master. Acrobaties, attaques, vols en formation, simulacres de combats, navigation dans les nuages se succédaient sans arrêt. Ce dernier exercice rappela à Jean l'aventure survenue à Leblond, alors en école. Étant monté faire de l' " acro " au-dessus d'une couche de nuages, dense et immaculée comme de la neige, Leblond ne redescendit qu'une heure et demie plus tard. L'altimètre baissait, et il ne trouvait pas la fin du banc cotonneux. À 500 pieds, la peur commença à glacer le jeune pilote. Pendant qu'il s'entraînait au-dessus des nuages, le brouillard avait envahi la zone inférieure. Leblond sortit son train, se tint prêt à couper le moteur et continua à s'approcher. À 200 pieds, il ne distinguait toujours rien ; il avançait au sein d'une opacité laiteuse. Il songea à grimper le plus haut possible, pour sauter en parachute ; mais l'idée de " casser " un avion le retint. Désespérément, il chercha une issue. À 100 pieds, il aperçut par intermittence le sol, entre des écharpes brumeuses. Il poussa encore légèrement le manche. Cette fois la terre courait sous ses roues, les arbres se précipitaient vers le pare-brise. Angoissé, le pilote sautait les obstacles ; il s'attendait à tout moment à percuter.

La moindre sollicitation qu'il tentait pour reprendre de l'altitude le replongeait dans la ouate grisâtre. Un moment, l'appréhension triompha ; il remonta à 1.000 pieds. Prêt à assurer son parachute et à sauter, l'audace lui revint. Il décida de risquer un nouvel essai. Un terrain apparut, Leblond manoeuvra pour s'y poser. Après un passage de repérage, capotant dans une mare, il passa sur le dos. Prisonnier dans son habitacle, il entendit un grésillement; il crut que l'appareil prenait feu et il hurla. Ce n'était heureusement que le moteur du Master qui gémissait en se refroidissant. Leblond put être tiré de sa cabine, qu'on enfonça à coups de masse.

Ces récits de " pépins " rencontrés à l'entraînement servaient à compléter l'expérience personnelle et, paradoxalement, à entretenir le moral.

La proximité de la mort, le spectacle presque quotidien de l'accident, rappelaient à l'aviateur qu'il exerçait un métier d'exception. Grâce à quoi les longues heures passées à répéter toujours les mêmes exercices échappaient à la monotonie.

À Aston Down, les instructeurs étaient presque tous des pilotes venus de Londres, après de durs combats. Avec eux l'odeur de la poudre pénétrait dans le camp. De ces gaillards aux yeux clairs, qui buvaient du thé air mess en beurrant des toasts, émanait une puissance tranquille. Peu d'entre eux portaient des décorations. Leur simplicité, leur absence totale de jactance, faisaient d'eux de prestigieux éducateurs. Commentant les films pris en cours d'exercice ou de tirs sur la " biroute ", ils avaient la voix posée d'un instituteur décrivant le retour des animaux à la ferme ou la fabrication de l'acier. Jamais ils ne parlaient d'eux-mêmes, mais une aura d'héroïsme les accompagnait. Jean, les observant, apprenait à discipliner ses réflexes de Latin impulsif, à contenir son exaltation guerrière. Demain, il s'entendrait à merveille avec les Anglais ; et, auprès des Français, il acquerrait la réputation et le surnom de solitaire, apparemment peu compatible avec sa nature explosive.

Les simulacres de combats consistaient en des passes opposant deux ou plusieurs avions, l'un cherchant à mettre l'autre dans son viseur, pour avoir le bénéfice moral de la victoire. Parfois, ces passes d'armes étaient filmées. Les virages serrés, les montées brutales, les piqués vertigineux se succédaient. On y mêlait toutes les figures de l'acrobatie, tonneaux, renversements, loopings, immelmanns ; l'oeil était rivé à l'adversaire; on s'acharnait à le prendre en défaut de vigilance ou à le décramponner. Pour Maridor, déjà éduqué à Etampes, l' " acro " n'avait guère de secrets ; mais la puissance du Hurricane, qu'il pouvait déployer tout entière, continuait à l'enivrer. Il terminait les duels radieux et affamé.

Au sol, le débat continuait entre les deux rivaux :

- Je t'ai eu deux fois dans mon collimateur !

- Tu as vu ? Quand tu es passé sur le dos, je ne t'ai pas quitté d'un poil.

Parfois ces exercices étaient pratiqués avec une telle fougue que des accidents s'ensuivaient. Un jour deux Polonais, à bout de virevoltes et de poursuites vaines, s'abordèrent pour une attaque frontale. Chacun comptait que l'adversaire dégagerait. Ils s'écrasèrent l'un contre l'autre.

À l'occasion de ces manoeuvres, les pilotes apprenaient à connaître le fameux " voile noir ". Cette perte de conscience est provoquée, au moment de la ressource, par le brusque reflux du sang vers la partie inférieure du corps. Le cerveau vidé demeure vaguement lucide, mais les réflexes sont annihilés. Lorsque le mouvement excessif cesse, quelques secondes sont nécessaires au pilote pour retrouver le plein usage de ses sens. En combat, ce délai peut être mis à profit par l'ennemi, pour déclencher la rafale meurtrière. Ceux qui s'accoutument à surmonter cette défaillance physique ont une chance supplémentaire de survivre.

De même, l'aptitude à supporter la décompression constitue,' pour le pilote, un important avantage. On mesurait cette aptitude dans un vaste cylindre où s'asseyaient cinq ou six aviateurs munis de leur masque à oxygène. Progressivement on les soumettait à des conditions d'altitude pouvant atteindre 40.000 pieds. Vers 25.000, l'inhalateur s'interrompait pendant quelques secondes. Le pilote devait alors écrire son nom sur une feuille de papier. La sensation de douleur aux oreilles, de picotement au siège, de coup de couteau en pleine poitrine interrompait le scripteur avant la fin de cette brève épreuve. Le docteur rétablissait l'arrivée de l'oxygène, et, aussitôt, la connaissance revenait. Le plus souvent, le patient ne gardait aucun souvenir de l'interruption ; il achevait le nom, imperturbablement.

Rompu ainsi, de toutes les manières, aux exigences de la guerre aérienne, Jean Maridor quitta Aston Down le 21 août 1941. Son " grand total " portait alors deux cent dix-sept heures trente-cinq minutes de vol. Pour le chasseur éprouvé, la période guerrière allait s'ouvrir. Enfin,au terme d'un an d'impatience et d'efforts, le soldat exilé pourrait commencer la lutte inexpiable qu'il avait juré de mener contre l'envahisseur de son pays !

Sa ferveur demeurait entière. La fréquentation des calmes combattants britanniques paraissait avoir assagi le jeune Français. Mais, au fond de lui-même, Jean gardait, avec le respect de l'adversaire valeureux, une terrible force de destruction, un désir forcené de a faire du mal s à l'ennemi.

Durant toutes ses campagnes, il demeura un lutteur infatigable et exigeant, un homme uniquement préoccupé de combattre. Ainsi renfermé sur sa passion, il se condamna à être souvent incompris de son entourage.

À l'heure de quitter le camp, il adressa, par l'intermédiaire de Fernande, une nouvelle lettre laconique à sa famille :

Mon travail marche bien.

CHAPITRE VII

UN " BOULOT TRÈS SPÉCIAL "

À la fin du mois d'août, Maridor débarqua à Valley, dans l'île galloise d'Anglesey, face à Dublin. Le squadron 615, ou squadron Winston Churchill, s'y trouvait stationné. Il comprenait plusieurs pilotes français, parmi lesquels Mailfert, Coignard et Mouchette.

À peine arrivé, Jean assista, sur la plage voisine de Rosneigher, à une dramatique tentative de repêchage. Un bombardier Beaufort venait de sombrer en mer ; trois Hurricane, passant à basse altitude, essayaient de lancer des dinghy aux naufragés. Ce jour-là, malgré les efforts des sauveteurs, venus du rivage ou des airs, quinze Anglais périrent noyés.

Le 2 septembre, par un temps humide et froid, le pilote réussit son premier décollage solitaire, suivi, aussitôt après, d'un vol de groupe. Le moral du squadron était bas, comme le ciel. Des bruits couraient selon lesquels l'hiver se passerait ainsi, à Valley, loin du front véritable. Mouchotte envisagea un instant d'aller combattre en Russie.

Le 6, alors que Jean poursuivait ses randonnées d'escadrille, aile contre aile, ou ses répétitions d'attaques, l'annonce d'un prochain départ ranima l'enthousiasme du squadron. Le 9, le nouvel arrivant fut désigné pour une " patrol convoy ". Les Hurricane du camp devaient, entre autres missions, aller à la rencontre de convois pénétrant en mer d'Irlande. Des raids de Condor, bombardiers allemands à long rayon d'action, causaient parfois des ravages aux navires abordant sans défense aérienne le North Channel.

Volant au-dessous de 200 mètres, les avions protecteurs devaient remonter la chaîne de bateaux, virer en arrivant au-dessus du premier, et recommencer inlassablement la manoeuvre. Sans le risque - ou la chance - d'une intervention ennemie, l'affaire eût été fastidieuse.

L'œil s'exerçait à fouiller le ciel et la mer, tandis que le convoi défilait lentement. Les virages succédaient aux virages. Cette patrouille dura une heure quarante.

Le 10 et le 11, les Hurricane quittèrent la base pour Manston, dans le Kent. Maridor partit le dernier jour et fit escale à Derby.

Le nouveau camp était situé près de Ramsgate. Jean y trouva trois officiers français : de Scitivaux, Duperies et de Iabouchère. Le travail qui attendait le squadron 615 était ce que Maridor appelait " un boulot très spécial ". Il s'agissait de l'attaque de " flak ships " bateaux de D.C.A. puissamment armés et cibles redoutables entre toutes.

Je vous assure, c'est plutôt casse-gueule - écrivait le pilote à Béasse et Leblond, dès le 22 septembre. Lorsque tu attaques, tu as l'impression de plonger dans un enfer dont tu ne sortiras pas vivant. En plus de cela, ces salauds de Messer te piquent dessus et te mitraillent. Tu dois les ignorer et, lorsque tu en as fini avec les ships, tu n'as plus de munitions. Alors, ça barde ! Rentrée en rase-flotte, et en zigzag, avec les Messer au derrière ! En somme c'est absolument au poil.

Peu expansif au sujet de ses exploits, Maridor oubliait de signaler une bataille aérienne qui avait eu lieu le 17. Escortant des bombardiers, les Hurricane avaient été attaqués au-dessus de la Manche par une cinquantaine de chasseurs ennemi.

Maintenant le jeune pilote s'était familiarisé avec le feu. C'était cela, l'existence dont il rêvait, rude et saine, au milieu de garçons décidés. Les habitudes anglaises, la chambre de sous-officier, le mess avec ses petites tables, ses tasses et ses pots de beurre, le dispersai où l'on attendait l'ordre d'envol, l'intelligence-room où l'on rendait compte de son travail : tel était le décor familier. Jean s'y trouvait à l'aise, toujours aussi solitaire; il ne frayait pas avec ses compatriotes. Étaient-ce eux qui l'évitaient ou Maridor ne tenait-il pas à les fréquenter ? Ce qui est certain, c'est que Mouchotte ne cite jamais Maridor dans ses Carnets et que Clostermann, dans le Grand Cirque, publie sa photographie, en omettant d'indiquer son nom.

Régulièrement, Jean écrivait à la " patrouille ". Il se conduisait comme le membre fidèle d'une collectivité, en déplacement temporaire dans une société étrangère. Il appartenait à une cellule dont le noyau avait éclaté, mais dont le rayonnement demeurait intact. Léon volait en Afrique, Béasse et Leblond en école, Traisnel et Le Bihan Dieu sait où ; mais le groupe existait toujours.

Les pilotes français libres se préoccupaient alors de la constitution d'une escadrille nationale, projet retardé par des démêlés londoniens. Maridor ne semblait pas être dans la confidence. Quelques semaines plus tard, Mouchotte et ses camarades quitteraient Manston pour participer à cette formation et Jean y demeurerait absolument seul. Il ne s'en étonnerait ni ne s'en formaliserait, écrivant à Béasse :

Je ne sais pas si je vais aller dans l'escadrille française, car le C.O. ne veut pas me laisser partir. Je suis le seul Français maintenant et il a fait une demande spéciale à l'Air Ministery pour me garder. J'ignore ce que ça va donner, mais je m'en fiche. Le principal, c'est de bagarrer !

Et il ne s'en privait pas ! Le mois d'octobre 1941 fut la grande saison du sergent Maridor. Le 1er, il partit en escadrille, pour attaquer huit E-boots au large de Dieppe. Déjà, Jean avait pris l'habitude de frôler la côte française ; il connaissait la puissance de la flak de Dunkerque, l'efficacité de celle du Touquet. Les premiers regards qu'il avait jetés sur sa terre natale avaient été ponctués d'éclats d'obus. La formation fonçait au ras des flots, gorgée d'embruns, attentive au ronronnement des moteurs. Personne ne parlait en phonie. La glissade collective et muette des Hurricane évoquait un raid de gerfauts. Sous le soleil pâle, dans un ciel couleur de perle, les avions aux cocardes britanniques s'approchaient de l'objectif, qui avait été clairement indiqué au moment du briefing.

Les côtes françaises étaient visibles depuis quelques minutes lorsque les E-boats parurent surgir de l'eau. D'abord deux, puis un autre, puis quatre ensemble ; enfin, le dernier, éloigné, comme s'il faisait cavalier seul. Spontanément, chacun choisit sa proie. Jean avait remarqué un bateau dans le groupe le plus important ; il fonçait dessus, son collimateur allumé et son déclencheur de canons armé. Car le jeune Français préférait les quatre canons aux huit mitrailleuses :

- C'est moins maniable, mais c'est plus effectif, affirmait-il.

Les avions se dispersaient, fondant chacun sur son objectif. De leur côté, les bateaux cherchaient à se rapprocher, pour opposer aux assaillants une voûte de feu.

Dans le viseur, la cible grandissait. Brusquement, le tonnerre éclata. Les balles traçantes jaillirent de toutes parts. Elles semblaient converger vers le pare-brise. C'est la première impression que produit ce genre de combat : on croit que chaque projectile vous est personnellement destiné. Un pointillé fulgurant monte vers le pilote et ne se disjoint qu'à quelques mètres de l'hélice.

À leur tour, les batteries côtières entraient en danse.

Poussant à fond la manette des gaz, Maridor distinguait déjà les servants du E-boat qu'il attaquait. À cent cinquante mètres, il ouvrit le feu. Les canons parurent déchirer les ailes, faisant trembler l'avion. Les coups éclatèrent dans l'eau, soulevant des fleurs d'écume blanche, puis atteignirent le pont du navire, qui explosa. Le vacarme était assourdissant. Le ciel se constellait d'éclatements.

Emporté par son élan vertigineux, Jean craignit de percuter la mâture. Il lâcha une dernière salve. Un marin virevolta, les mains crispées sur le ventre. Le pilote tira sur le manche, écrasant le palonnier. Tassé dans la ressource, tremblant d'excitation, il grimpa vers les nuages. Enfin il jeta un regard en arrière, pour admirer le spectacle. Partout régnait l'enfer. La mer se criblait d'éclats, le ciel d'explosions. Tous les E-boats étaient touchés. Celui de Maridor flambait. Plusieurs Hurricane, leur mission accomplie, mettaient déjà le cap sur l'Angleterre.

Jean avisa, sous ses ailes, un navire déjà atteint, mais qui, loin d'être hors de combat, tirait encore de tous ses canons. Il se laissa tomber sur lui. Seul, le cercle lumineux du collimateur retenait sa vue. Il ne prêtait aucune attention aux traces incandescentes qui couraient à sa rencontre. À bonne portée, il tira. Haché près de sa base, un mât s'écroula ; les obus firent sauter en l'air des plaques de blindage. La flak crachait de ses bouches innombrables. Le pilote eut de la peine à se faufiler ; son plan droit, lancé dans un virage éperdu, effleura la rambarde.

Les copains pensaient ne jamais me revoir, écrivit-il, le soir, à Béasse... J'étais environné de feu, parait-il... Manque de pot ! Mais on ne descend pas comme ça un homme de la " patrouille " !

Le surlendemain, il recommença, cette fois près de Dunkerque. La formation s'en prit à trois bateaux qui furent, tous, laissés en feu. Jean adopta le sien, un petit fiak ship qui me tirait dessus comme un salaud. Ah ! mes amis, quel feu d'artifice! Il a juste explosé devant moi. C'était moi le plus empoisonné, car je ne voulais pas être entraîné dam l'explosion !

Le sergent Maridor écrivait ces lignes dans le dispersal où il se trouvait en readiness. Autour de lui, ses compagnons fumaient, lisaient, faisaient leur correspondance. Grâce à ce fil ténu, mais solide, qui le rattachait à ses camarades d'évasion, le pilote ne se sentait pas seul. La plupart des aviateurs exilés transportaient, d'escadrille en escadrille, leur caractère propre, qu'ils devaient accommoder à celui de leurs équipiers de rencontre; ils n'avaient d'autre point d'appui que le squadron, d'autres ressources morales que ces camaraderies successives. Lui, dépendait de sa " maffia ", à laquelle il pouvait tout dire :

Vous avez certainement entendu parler de ces deux trucs (il s'agissait des attaques d'E-boats) sur les journaux. Je suis très sorry, mais je crois que je vais être nommé officier, le C.O. ayant fait une proposition dans ce sens. Je m'en fiche éperdument et je laisse courir.

La lettre où il se confiait ainsi à a ses vieux potes datait du 6 octobre. Maridor commençait à s'ennuyer d'eux. Il se plaignait de ne pas pouvoir leur rendre visite, faute de " taxi ".

Ils ont toujours des trous à réparer, sans compter ceux qui sont définitivement réparés.

Le squadron Winston Churchill subissait des pertes. Tout le monde ne rentrait pas toujours de mission. Le pilote signalait le fait avec une éloquente modestie, et simplement pour justifier l'impossibilité matérielle où il était de se déplacer. Enfin, pour une fois, le pilote parlait d'un succès féminin. En P.-S., il ajoutait familièrement :

J'ai dégotté une des ces filles drôlement au poil et ça gaze !

Voilà le cri du cœur, bien dans la note de notre race ! L'aviateur français venait de trouver, après ses victoires des jours précédents, le complément indispensable de la réussite masculine : la conquête amoureuse. Un mois plus tôt, Jean n'aurait pas écrit cette phrase. À cette époque-là, il correspondait avec Miss Doreen Webb, qui s'était vu confier le sergent Maridor, comme " jeune frère adopté ". Il lui adressait, dans un anglais détestable, des missives dont elle a conservé le souvenir.

Cette fois, il serrait une femme dans ses bras et l'annonçait fièrement à la patrouille. Sans les premiers triomphes guerriers, l'amour n'eût pas pris ce goût exaltant, mais sans l'amour, les nouvelles prouesses eussent manqué de panache.

Le 9 octobre, Maridor effectua un vol de cinq minutes pour tenter de repêcher un camarade, descendu en mer près d'Ostende ; il rentra bredouille. Encore un de l'escadrille qu'on ne reverrait pas !

Le 10, toujours à Ostende, il attaqua des bateaux. Empoigné par une " terrible flak ", il vida ses armes sur deux ships qu'il endommagea et prit de l'altitude : Il vit son C.O. exécuter un hydravion et " assaisonner " un second.

Tous les jours, inlassablement, il volait. Le 14, il escorta des Lysander à la recherche d'un autre pilote abattu ; mais, cette fois, il le retrouva. À peine de retour, Maridor changea d'avion et repartit contre des navires. Le capitaine de Scitivaux et lui, avisant un Heinkel 59, lui foncèrent dessus. L'ennemi, touché, amerrit en hâte. Un renversement, un piqué foudroyant et les deux Français achevèrent leur proie au ras des vagues. Ils se partagèrent cette victoire.

Tout cela se déroulait dans un ouragan de D.C.A. Les chasseurs s'accoutumaient à n'en pas tenir compte. Ils passaient à travers les flocons de fumée des éclatements, n'y prêtant attention que lorsque le bruit de l'explosion toute proche leur parvenait sous la forme d'un chuintement qui secouait l'avion.

Le 23 octobre, Jean apprit la mort de Le Bihan, tué à l'entraînement. Il put joindre les Young à Cardiff et faire adresser un câble, par deux voies différentes, à la famille du pilote. Les deux messages parvinrent à Cahors :

René tué Prévenir Suis sans nouvelles de vous en bonne santé Jean.

Avec Le Bihan mourait le premier homme de la patrouille. C'était aussi l'ami le plus ancien de Maridor. Hargneux, le front plissé de rancune, Jean s'acharna à venger cette mort sur les objectifs ennemis. Le 30, il écrivit à Béasse, sans prononcer le nom de René, mais en dédiant ses récentes victoires " à la patrouille ", sur un dessin au bas de la page. Par une sorte d'hygiène héroïque, la figure des compagnons descendus n'était jamais évoquée. Rayé du vocabulaire, absent de la conversation, l'aviateur mort disparaissait même du souvenir. L'esprit ne se tendait qu'en avant, vers le lendemain guerrier. Seuls, les blessés - ceux qui étaient privés de voler - bénéficiaient de la compassion que l'on refusait aux disparus - ceux qui n'étaient privés que de la vie.

Le 31 octobre, Maridor prit part à une attaque terrestre, à basse altitude. L'escadrille aborda la côte en vue de Gravelines. Au passage, Jean piqua sur une péniche allemande de transport, qu'il incendia. Maintenant, le sol de France courait sous ses ailes. Il voyait les maisons, les fenêtres fermées à cause du froid, des cyclistes emmitouflés, qui se terraient en entendant les vrombissements, un chien qui aboyait et coupait par les prés. La terre de la patrie se déroulait, vertigineusement, presque à portée de la main !

Les batteries ouvrirent le feu. Leurs flocons éclataient en rangs pressés. Maridor s'orienta d'après eux, vira sec et, sautant les arbres, surgit sur une pièce et ses servants. Froidement, il ajusta les canons, pressa sur le déclencheur. L'objectif fut anéanti. Un peu plus loin, des projecteurs faisaient miroiter leurs flaques de verre. Jean se donna la joie de pulvériser les appareils et de disperser les Allemands qui les entouraient. À ce moment, il reçut sa première giclée. L'attaque l'avait mené non loin de Saint-Omer, la D.C.A. ennemie de cette ville s'empara de lui. Un éclat atteignit le pare-brise de plein fouet et le creva. Le pilote eut l'impression de recevoir le projectile entre les deux yeux. D'autres salves le secouaient. Un obus explosa devant lui, criblant à nouveau le pare-brise. Un deuxième traversa son aile gauche, non loin du réservoir d'essence. Jean commença à sentir la peur. Sous ses jambes passait un air glacé. Il se pencha : deux balles avaient sectionné des tuyaux d'arrivée d'air et d'essence et troué la paroi de la cabine. Décidément, il fallait rentrer !

En rase-mottes, escorté par une artillerie rageuse, le Hurricane regagna Manston. Un autre pilote emprunta l'avion le lendemain et ne rentra pas.

Le 6 novembre, même aventure. Sur Dunkerque, cette fois. Fonçant vers les terres, Maridor apercevait la butte du Mont Cassel. Près de Bergues, il réduisit au silence une batterie, puis remonta en direction de la Belgique. Au passage, il piqua sur une locomotive qui éclata au-dessous de ses ailes. Avisant trois gazomètres à Nieuport,

il en incendia un, et ne s'attarda pas pour entendre la triple explosion. À ce moment, la flak le prit pour cible. Les autres avions avaient disparu. Comme à l'accoutumée, l'insatiable combattant était resté à la traîne. Il essuya le tir convergent des artilleurs allemands. Deux éclats coincèrent son aileron gauche. Tant bien que mal, il rentra à la base.

Ils m'ont encore eu, mais ils ont payé cher pour ça ! écrivit-il le soir même à Béasse, qui venait d'être accidenté en école, sur Hurricane.

Le 15, quatre appareils partirent à l'assaut de divers objectifs ennemis. Pris dans une D.C.A. intense, deux d'entre eux durent faire demi-tour : le C.O. était sévèrement touché. Demeuré seul avec le lieutenant Hugo, qui fut atteint à son tour, Maridor protégea le retour de son camarade à Manston. Avant de quitter le sol de France, il s'offrit le luxe de descendre à très basse altitude et de mitrailler un camion de lawehrmacht, bourré de " Jerries ". Le camion flamba comme une torche.

Le 24 novembre, le squadron 615 quittait Manston pour Angle.

CHAPITRE VIII

CATERPILLAR CLUB

Le 28 novembre, Jean Maridor arrivait à Angle, pour en repartir, trois jours plus tard, la Croix de guerre sur la poitrine. Lorsqu'il l'avait reçue, il avait écrit aussitôt à Béasse :

C'est pour la patrouille !

Depuis le mois de juillet, aucune lettre de France ne lui était parvenue. Il s'impatientait. Toujours par l'intermédiaire de Cardiff, il envoya le 3 décembre un télégramme réclamant des nouvelles. Elles n'arrivèrent pas. De retour au squadron, le 12, il apprit sa nomination au grade de sous-lieutenant. Elle le faisait accéder au mess des officiers britanniques. Avec eux, il apprendrait à ne s'étonner de rien, à ne pas se mettre volontairement en valeur, à envisager la guerre sous un aspect relatif. Toujours aussi ardent, il considérerait son action comme un travail, non comme un spectacle. Il négligerait l'attrait publicitaire pour considérer plutôt l'efficacité, choisissant, réclamant les missions les plus ingrates, à condition qu'elles fussent périlleuses.

Le rôle du squadron consistait à convoyer les navires entrant dans le North Channel et à surveiller les côtes d'Irlande. Cette besogne fastidieuse ne valait pas, pour Maridor, le " boulot très spécial " de Manston. Il l'accomplissait cependant avec la même application. Parfois les bateaux traînaient au-dessus d'eux des ballons, destinés à les protéger contre les attaques en piqué. La flottille poursuivait sa route, avec, en serre-file, un contre-torpilleur jouant au chien de berger autour du troupeau de moutons. L'aller-retour perpétuel provoquait chez les aviateurs une lassitude voisine de l'engourdissement. Pour y échapper, Jean ouvrait un peu son oxygène, avalait le doping. Et l'on reprenait l'interminable escorte.

Après une heure de ce jeu, le besoin de se remuer devenait insupportable. Brusquement, un Hurricane plongeait au ras des vagues, passait à la hauteur du pont des navires, recevait les saluts des hommes d'équipage, virait au ras de l'eau et montait reprendre sa place. Cette escapade de mouette calmait les nerfs.

Jean était parvenu, dans la conduite de son appareil, à une telle précision, qu'il s'amusa un jour, par mer calme, à chasser le cormoran. L'animal, posé sur l'eau, manifestait la plus parfaite indifférence. Maridor fit une chandelle et, de très haut, piqua vers sa proie. À cent mètres, il redressa, volant tout près de la surface unie et commença à incliner son plan droit. Il s'apprêtait à happer l'oiseau avec l'extrémité de l'aile. Petit à petit, la voilure du Hurricane frôla la mer... C'est alors que le pilote remarqua le début de sillage que provoquait le passage du bord d'attaque à quelques centimètres de l'eau. Le cormoran n'avait pas bougé. Jean redressa d'un coup. Le sang affluait à son visage. Il comprenait qu'il avait manqué d'un souffle la catastrophe.

Plusieurs fois aussi, le lieutenant Maridor fut affecté à la protection de poseurs de mines, tâche délicate, tout jours très surveillée par l'ennemi.

Le 17, quelques avions de l'escadrille reçurent l'ordre de joindre Peremporth. Cet aérodrome, situé dans les Cornouailles, servait de point de ralliement aux chasseurs d'escorte des bombardiers qui attaquaient la Bretagne. Avec eux, Maridor participa, le 18 décembre, au raid sur Brest. Les 18 Stirling, les 18 Halifax, les 18 Manchester et leur appui de Hurricane furent accueillis par une flak intense. Jean vit les bombes se détacher pour aller meurtrir le sol national, tandis que le ciel était sillonné d'éclats.

En rentrant à Angle, le lendemain, seul dans son avion, Maridor se prit à haïr cette guerre. Il ne doutait pas de la légitimité de sa position, ni de la cruelle nécessité de ces bombardements ; mais il cherchait à concilier la lutte implacable qu'il fallait mener contre l'ennemi et le respect de la terre natale qu'il fallait reconquérir. Le jeune pilote pensait aux Brestois, que l'alerte de la veille avait peut-être surpris dans leurs courses vers les magasins encore ouverts. Ils devaient se préparer à fêter Noël, malgré les difficultés de l'heure. Jean connaissait cette fièvre de la fin décembre ; trois ans plus tôt, il l'avait ressentie au Havre. Son père et sa mère sortaient sous divers prétextes qui ne trompaient personne et revenaient, de mystérieux paquets à la main...

Parmi les victimes que le raid sur Brest avait faites, ce jour-là, en dépit de la précision britannique, il fallait compter la férocité de Jean Maridor, son élan guerrier un peu aveugle. Désormais, il devrait se battre sur deux fronts; il aurait à vaincre à la fois les Allemands et son propre trouble. Sa rage de destruction exigerait, en contrepartie, la certitude d'atteindre une cible qui ne fût pas française. Il blâmerait ceux qui, cédant à l'ivresse de l'action, mitrailleraient, bombarderaient à tort et à travers. Dans l'intelligence-room, au milieu des séances de cinéma, il ponctuerait de ses exclamations indignées les films pris en mission, à basse altitude :

- C'est dégoûtant ! Toute la rafale est tombée sur une ferme... Bon Dieu, quand on ne sait pas viser, on reste au terrain !

Le jeune Havrais devenait ainsi de plus en plus irascible. Les Anglais l'estimaient. Ils considéraient avec un peu d'étonnement certains aviateurs français qui allaient placidement marteler leurs champs, leurs villes ou leurs villages. La hargne de Jean Maridor leur apparaissait comme infiniment respectable.

Le 25 janvier, le squadron rejoignit Fairwood, à côté de Swansea. Deux jours après sa nouvelle installation, le pilote écrivait à Béasse :

Nous avons quitté Angle et c'est avec plaisir, je t'assure.

Maridor brûlait de retrouver l'atmosphère vibrante de la lutte contre les flak-ships, ces duels sans équivoque où l'on pouvait mordre furieusement l'ennemi. Mais la vie à Fairwood ne différait pas de celle qu'on menait à Angle. C'étaient les mêmes patrouilles désespérantes au-dessus des mêmes convois. Mer grise, ciel bas, longue file de navires ravitailleurs, passages au ras des vagues, envol de mouettes, tout cela ne remplaçait pas l'odeur grisante de la poudre.

Quelque temps plus tard, le squadron 615 fut désigné pour un théâtre d'opérations extérieur. Jean crut qu'il allait être affecté à l'escadrille française. Il n'en fut rien. Le 10 février 1942, on l'envoya au Squadron 91, à Hawkinge. Le sous-lieutenant Maridor entrait de nouveau dans le véritable combat.

Dès son arrivée sur le littoral du Kent, le pilote commença à s'acclimater au Spitfire. Après le Hurricane, le Spit donnait l'impression de s'enlever tout seul. Sa légèreté, son aisance déconcertaient ; mais quelle joie de se sentir maître d'un tel appareil ! Jean s'accoutumait aux réactions du Spitfire; il essayait l'alliance canons-mitrailleuses commandée par le déclencheur placé sur le manche à balai.

Le squadron 61 travaillait également en liaison avec l'A.S.R. (Air-Sea-Rescue), organisation chargée du sauvetage des aviateurs abattus en mer. Ces recherches exigeaient des pilotes certaines qualités de finesse, d'obstination et de clairvoyance, que Maridor possédait.

Quelques jours après son affectation à Hawkinge, il eut la joie de recevoir des nouvelles de sa famille, nouvelles datées, il est vrai, du 25 août.

Le 18 février, il patrouilla avec son Spit le long de la côte entre Boulogne et la Somme, sans rien rencontrer. Les 19 et 20, en reconnaissance sur Ostende, il essuya un violent feu de flak. Un matin de très bonne heure, alors qu'un soleil indécis perçait la brume de février, le pilote vola seul sur le pas de Calais. Comme d'habitude il filait au ras des vagues, attentif au rythme régulier de son moteur. Tout à coup, il aperçut un dragueur de mines allemand, petite tache sombre sur la Manche grise et lumineuse. Il fondit sur sa proie, lâcha une rafale de canon, déclencha pendant quatre secondes le tir de sa mitrailleuse... Derrière lui, le navire s'environna de vapeur, puis de fumée noire ; l'équipage mettait une embarcation à la mer.

Le 21, il attaqua un bateau de ligne dans le port de Boulogne. Au mépris de tout danger, il passa au niveau des mâts, vira au-dessus des maisons, plaça la cible dans son collimateur et déchargea ses armes. Le 28, envoyé-en reconnaissance sur Ostende, il avisa, à proximité de Dunkerque, un bateau de ravitaillement et deux flakships. Il fonça, dans un tonnerre d'artillerie. L'impression de lances de feu qui venaient à sa rencontre éveillait en lui une sorte de terreur agressive, décuplait sa rage et son audace. Les doigts crispés sur le déclencheur, il tirait éperdument. Un bateau s'enflammait. L'aviateur perçut a sa gauche un choc brutal. Sous la violence de la décharge, l'avion passa sur le dos. Jean, le sang à la nuque, vit la mer monter vers lui; il redressa le Spit. Une fois de plus, son aileron venait d'être atteint par un éclat. Il rentra à Hawkinge avec difficulté, les deux mains solidement cramponnées au manche à balai.

Le 1er mars, nouveau combat ! L'affaire se passa au large du cap Gris-Nez. Maridor attaqua un navire, dont la chaudière explosa sous ses ailes. Touché lui-même aux roues par un obus, il craignit un instant que son train ne fût coincé. Trop souvent, des pilotes s'étaient tués ainsi, à l'atterrissage, en essayant de se poser " sur une patte " ou " sur le ventre ", au retour d'une mission. Il manœuvra le levier ; le couple de roues descendit normalement. Le chasseur ignorait que l'un des pneus était crevé. Il prit sa piste, réduisit le plus possible son moteur. Lorsque l'appareil toucha le sol, Jean éprouva un tremblement insolite. Il appuya légèrement sur le frein, travaillant au palonnier pour corriger la pente. Rien à faire ! L'avion racla de l'aile le terrain, s'effondra sur le côté et capota. Maridor avait déjà coupé le contact ; il largua le cockpit. Son visage, qui venait de heurter le collimateur, ruisselait de sang. Dégrafer le parachute, prendre les documents, sauter... il se retrouva par terre, maladroitement engoncé dans sa Mae-West.

Le lendemain, il revint sur Ostende. Sa réputation commençait à rayonner hors de l'escadrille. Chacun reconnaissait que ce pilote minuscule, nerveux, insatiable, réalisait des exploits que nul n'égalait. On lui avait donné dans la R.A.F. le pseudonyme de " Jones " ; mais ce sobriquet officiel n'était pas utilisé. Pour les Français Libres, il s'appelait : Jean-Mari.

Avec la notoriété naissante, les obligations et les ennuis commencèrent. On voulait photographier Jean ; il refusait, répondant, de sa voix hargneuse des mauvais jours :

- Je n'ai rien fait de plus que les autres !

Si l'opérateur insistait, Maridor coupait court :

- Mes parents sont en France occupée. Je n'ai pas de nouvelles d'eux. Je ne veux pas leur faire courir des risques en attirant l'attention sur moi.

De fait, le long silence des Maridor l'inquiétait terriblement.

Autour de lui, la jalousie montait. Ce solitaire, ce combattant hors de la règle du jeu, provoquait une sorte d'agacement :

- D'accord, il fonce ! disaient certains. Attendez qu'il se rende compte des risques fous qu'il prend avec les flak-ships, et vous verrez.

Jean haussait les épaules, indifférent aux remous qu'il soulevait. Il écrivait régulièrement à la " patrouille ". Lettres enflammées, généreuses, souvent truffées de mots énergiques, sous la violence desquels se dissimulait la pudeur du jeune héros. Qu'il est regrettable qu'à sa mort cette correspondance ait été en grande partie détruite ! Il y avait là, sans aucun doute, un surprenant et émouvant document. L'eût été le témoignage par excellence de l'exil guerrier, s'exprimant avec la plus entière liberté. Ces lettres eussent éclairé certains drames et dévoilé bien des projets...

Heureusement, quelques-unes d'entre elles, qui ont échappé au feu, celles qui s'adressaient à Béasse ou à Leblond, celles qui furent recueillies en Angleterre par la famille de Jean Maridor, et les souvenirs de survivants permettent de reconstituer l'essentiel.

Le 12, notre spécialiste du combat contre les navires en poursuivit un près de Dunkerque ; il le contraignit à s'échouer et l'incendia. Le 29 enfin, il vécut une étonnante aventure. Par chance, nous en possédons la relation intégrale de la main même du pilote :

Il y a quelques jours, j'attaquais, en vue du port de Nieuport, deux bateaux utilisés comme navires de D.C.A. Je grimpai jusqu'à environ n000 pieds et plongeai pour en attaquer un au canon et à la mitrailleuse. Je le mis en feu, mais je n'eus pas le temps de constater s'il coulait, car l'autre me toucha juste au moment où je sortais de mon piqué. Il apparaissait gros et confus devant moi, alors que je ramenait le manche en arrière, et à cet instant précis je sentis un choc terrible dans mon avion. Un obus m'avait touché juste derrière le cockpit, coupant les commandes de profondeur et de direction et communiquant le feu à l'appareil. Heureusement, l'élan de la ressource me fit grimper jusqu'à 3.000 pieds. J'avais alors en face de moi 50 miles de traversée jusqu'en Angleterre, avec seulement, pour contrôler l'appareil, la manette des gaz et les ailerons. Je peux vous dire que ça n'était pas très agréable. J'éprouvais sur le moment le sentiment terrible de ma solitude, sans secours aucun. Mes pieds pressaient un palonnier hors d'usage et mes mains un manche qui ne commandait plus que les ailerons. Autour de moi les obus éclataient en nuages noirs et je ne comprends pas comment je n'ai pas été touché à nouveau. Je larguais mon cockpit, prêt à me parachuter, mais je me rendis compte qu'en ouvrant la manette des gaz lorsque mon Spitfire piquait et en la fermant lorsqu'il cabrait, je pouvais voler. Je retournai vers les côtes anglaises aux ailerons. Trois fois je crus bien devoir me parachuter en mer ; trois fois je réussis à reprendre le contrôle de mon appareil. Il piquait et cabrait tour à tour, m'entraînant dans un grand toboggan. Il m'a semblé que des heures se passaient avant que je n'atteigne la côte anglaise à la hauteur de Canterbury. Je me rendais compte que je ne pouvais poser l'appareil dans ces conditions et je cherchais avec inquiétude un endroit où sauter en parachute sans que mon Spitfire causât de dégâts en s'écrasant.

J'aurais pu le trouver, mais mon Spit ne me le permit pas. Il se mit à grimper, puis, lorsqu'il eut atteint près de 3.000 pieds, piqua à nouveau. J'essayais mon petit tour de la manette des gaz, mais, cette fois-ci, il ne voulut pas sortir le nez de son piqué, et, lorsque je décidai de me parachuter, il était grand temps. Pendant quelques instants, l'énorme courant d'air me maintint dans la carlingue. Il était très difficile de sauter, mais enfin je fus comme arraché de mon appareil par le vent, et, alors que je commençais à tomber, ma tête heurta l'empennage. J'avais plongé à une telle vitesse que je comptai jusqu'à six avant de déclencher mon parachute. Si je l'avais fait sans attendre, je me serais peut-être brisé le cou ou quelque autre chose... J'étais environ à 500 pieds lorsque mon parachute s'ouvrit. Après avoir flotté quelques secondes, je passai à travers des branches et quelques fils téléphoniques, avant de toucher le sol, plus ou moins indemne. Mon parachute était resté pendu dans les fils, mais je n'y songeai pas tellement, parce que, juste au moment où je touchai terre, je vis une flamme étincelante et de la fumée noire à environ 100 mètres de l'endroit où je m'étais posé sain et sauf. Fort heureusement, l'incendie du Spit ne dura qu'environ cinq minutes, puis s'évanouit. Je vous assure que je me serais tracassé, si je n'avais su qu'il n'y avait que peu de chose à brûler derrière le cockpit.

Ce fut une heureuse histoire et, après que j'eus pris le thé avec des officiers de l'armée de terre, ils me reconduisirent à ma base. Ils furent vraiment gentils.

Après la lecture d'un pareil document, nul ne peut plus prétendre que Maridor ignorait les dangers auxquels il s'exposait. Il s'était toujours clairement rendu compte de ce que représentait une attaque de flak-ship avec, pendant tout le temps de l'approche, les lignes lumineuses des balles montant vers le pare-brise. Plusieurs fois atteint dans son avion, il lui arrivait maintenant l'aventure majeure : la destruction complète du Spit ; il était donc membre du Caterpillar Club. Il avait eu un cheval tué sous lui.

À quelque temps de là, Traisnel eut un accident très grave. On le releva, les jambes et le bassin fracturés.
C'était le deuxième de la " patrouille " qui " trinquait ".
Jean volait sans interruption. Il alternait les recon

naissances sur Ostende, le Touquet et Dieppe avec les recherches d'aviateurs naufragés. Le 9 avril, il tint l'air pendant deux heures trente-cinq pour, finalement, réussir le sauvetage du pilote officier Sproule.

Cela fit deux heures trente-cinq d'observation inlassable, à la poursuite de la tache phosphorescente que laisse le dinghy, à l'intention des sauveteurs ! Pendant la dernière demi-heure, Maridor marcha " à l'oxygène ". Il avait ouvert l'inhalateur pour résister à la fatigue et à l'écoeurement de son interminable exploration. Enfin, en compagnie du lieutenant Silk, il découvrit le petit canot pneumatique flottant dans son auréole verdâtre. Le malheureux aviateur était sauvé!

Alors seulement, Jean regarda son indicateur d'essence. L'aiguille touchait le bord. Utilisant ses dernières ressources, il grimpa très vite en altitude et, comme il se trouvait au nord de sa base, se laissa descendre sur Manston, où il atterrit avec ses réservoirs complètement vides. Le lendemain, le C.O. lui remit copie de la lettre adressée par le Headquarters de la RAS. au Vice-Maréchal de l'Air T. L. Leigh Mallory :

Cher Vice-Maréchal de l'Air,

Le Vice-Maréchal Coryton ne reprendra pas ce groupe jusqu'à la semaine prochaine. Il m'a passé votre très intéressant rapport sur le sauvetage du pilote officier Sproule, en mer, le 9 avril 1942. Nous avons lu ce rapport avec la Plus grande admiration pour les courageux compagnons qui ont fait un tel effort déterminé pour effectuer le sauvetage.

J'ai passé les détails du sauvetage au squadron qu'il concerne, et, à leur intention, j'aimerais vous assurer, ainsi que le 11e Groupe, en particulier le lieutenant Silk et le pilote officier Maridor, de la grande admiration que nous avons tous pour la façon dont ils exécutent leur devoir.

Les raids continuaient. Maridor ne marquait presque plus rien sur son carnet de vol, à part la nature de l'opération à laquelle il avait participé.

Le deuxième printemps d'exil s'annonçait sur la Grande-Bretagne. Par beau temps, on pouvait apercevoir d'Hawkinge la ligne bleutée des côtes de France. La nostalgie s'en trouvait ravivée. Les semaines, les mois passaient, sans qu'aucune nouvelle du Havre parvint au pilote. Il cherchait, à travers les faux bruits, les exagérations, les racontars des gens a soi-disant bien informés, à démêler la tragique réalité de l'occupation et à s'imaginer l'existence de sa famille. On parlait d'un régime alimentaire qui confinait à la famine, de couvre-feu, de Gestapo. Jean s'essayait à appliquer ce thème général au cas qui l'occupait. L'épicerie de la rue des Acacias devait assurer l'essentiel du ravitaillement familial, mais, pour le reste, comment son père se débrouillait-il ?... Et Thérèse devenue maintenant jeune fille ?... Tous les récits terrifiants de 1914-1918 remontaient à la surface, justifiés, corroborés par les déclarations des personnes qui s'étaient récemment évadées de France.

Jean pesa ses responsabilités. Et si l'on inquiétait son père à cause de lui ? Un instant, il envisagea jusqu'à la mort de M. Maridor. Alors Thérèse, sa mère, sa grand-mère demeureraient seules. Trois femmes !... Lui, d'Angleterre, n'entendrait même pas leurs appels de détresse. Vraiment, mieux valait ne pas réfléchir, se laisser porter par le courant, se jeter aveuglément dans cette existence guerrière. Il fallait tuer le plus grand nombre possible d'ennemis, pour hâter, dans la mesure du possible, l'heure du retour.

Le 3 mai, le pilote participa à une offensive de nuit au-dessus de la France. C'était sa première mission de ce genre. Dès le début de l'attaque, Jean fut happé, au-dessus d'Abbeville, par le pinceau lumineux d'un projecteur. Aveuglé par les phares, poursuivi, entouré d'éclats, dans un Spit secoué comme par un orage, le jeune homme crut succomber. Il parvint à se dégager, fonça sur son objectif, déchargea ses canons et put rentrer, au ras d'une eau moirée et lourde comme du métal en fusion. Les autres avions de la patrouille naviguaient à sa droite et à sa gauche, à peine discernables sur le ciel bleu sombre.

Le 23 mai, Jean volait avec un camarade pour un essai d'appareil. L'équipier, qui avait des ennuis de moteur, fit demi-tour et rentra à Hawkinge.

Demeuré seul, le pilote vit surgir devant lui deux avions de chasse canadiens. A partir de là, les versions diffèrent. Selon les unes, Maridor, dans son ardeur combative, attaqua sans prendre la peine d'identifier les survenants. Selon les autres, ce fut exactement le contraire. Jean aurait ouvert sa phonie et hurlé le signe de reconnaissance entre alliés, Quoi qu'il en soit, l'engagement eut lieu ; probablement à cause de l'annonce qui avait été faite par radio, et que les Canadiens comme Maridor avaient captée, selon laquelle des " Jerries " patrouillaient dans les parages.

Le Français descendit immédiatement un des Canadiens, au cours d'une vigoureuse attaque frontale. Il vit l'homme se jeter en parachute, amerrir et gonfler son dinghy. Aussitôt, le combat reprit avec l'avion survivant. Décidément, d'où qu'elle provînt, l'erreur était complète.

Jean se douta-t-il de la faute commise ? Voulut-il éviter une deuxième catastrophe ? L'adversaire furieux de l'aventure survenue à son compagnon s'acharna-t-il aveuglément ? Cette fois, une giclée cribla le côté du Spit. Le cockpit fut traversé, le tableau de bord déchiqueté. Maridor éprouva au bras gauche une douleur subite, aiguë comme un coup de poignard. Le membre s'engourdit ; le blessé sentit sa chemise se mouiller de sang. Il rompit le contact. Blanc de souffrance, il parvint à dégager et à se poser, tant bien que mal, à sa base. Sur son carnet de' vol, ce fut sa première, son unique remarque à l'encre rouge :

N'a pas réussi â identifier un avion ami avant d'ouvrir le feu. 23 mai 1942. Blâmé.

Les deux blessés se retrouvèrent allongés sur deux lits voisins, à l'hôpital de Folkestone. Selon le lieutenant Andrieux qui leur rendit visite, ils ne cessaient de se reprocher mutuellement, de façon virulente, leurs bévues respectives. Aucun des deux ne voulait en démordre. Chacun rejetait la faute sur l'autre. On les réconcilia avec une bouteille de gin et ils devinrent d'excellents amis. Ils avaient appliqué à la lettre le proverbe Qui aime bien châtie bien, en anticipant un peu quant au châtiment.

Jean dut rester plusieurs semaines à l'hôpital avant d'entrer en convalescence, le bras en écharpe. Il s'impatientait, à cause de ces belles journées du début de l'été, si propices au combat et dont il ne profitait pas. Comme une Anglaise qui lui rendait visite le réprimandait avec gentillesse, à propos de la hâte qu'il avait de remonter dans son Spitfire, il lui répondit :

- Madame, vous ne comprenez pas. Nous sommes si peu de Français ici qu'il faut que chacun fasse tout ce qu'il peut pour en finir...

CHAPITRE IX

FRANCE DOUCE ET CRUELLE

Pendant sa convalescence et son stage de réadaptation, Jean, privé de nouvelles de France, s'alarma. Dans l'inaction, il supportait mal l'inquiétude. Le 30 juin, à bout de patience, il câbla à Cahors. Le 2 juillet, il envoya à sa famille une lettre affectueuse, où s'exprimait une espérance qu'il ne nourrissait pas :

Combien je souhaite être près de vous, mais j'espère que nous serons bientôt tous réunis. Ce sera merveilleux.

Au fond de lui-même, il pensait :

" Ça n'arrivera jamais ! "

Alors qu'il passait ainsi de longues heures, à maudire sa blessure, il apprit la disparition de Béasse. " Bidouille " avait été descendu au-dessus de la France. Encore un nouveau coup porté à la " patrouille " ! Décidément, il devenait difficile de respecter la cruelle règle du jeu et de feindre l'indifférence : Le Bihan mort, Traisnel cloué au lit, Béasse prisonnier ou tué, une série tragique semblait commencer. " Quand sera-ce mon tour ? " pouvaient se demander les trois pilotes demeurés valides.

Enfin, le 13 août, Maridor grimpa de nouveau dans son Spitfire. Le 19, il y eut un grand branle-bas au squadron 91 : une de ses escadrilles fut désignée pour couvrir le raid sur Dieppe. Maridor, de son côté, devait patrouiller sur la Somme. Lorsqu'il rentra, le soir, il apprit la mauvaise tournure que prenait la tentative de débarquement. Le lendemain, les informations pessimistes se confirmèrent : sur les 5.000 Canadiens qui avaient participé à l'opération, 3.369 étaient tués, blessés ou faits prisonniers. L'Échec de Dieppe retentit douloureusement dans le coeur des exilés.

Des renseignements transpiraient, rapportés par les survivants de cet enfer. Selon eux la citadelle allemande paraissait inexpugnable, du moins dans l'état actuel des forces en présence. La perspective d'un très long délai avant le retour en France obséda les esprits et les accabla.

Les missions se succédaient. Maridor volait deux heures par jour. À la manière d'un épervier, il pourchassait les navires, incendiait toute proie ennemie qui se laissait surprendre. Entre deux attaques, l'infaillible oiseau de mer recherchait les naufragés. Le 6 septembre, alors que le ciel commençait à s'embrumer, il eut l'occasion d'ajouter à son palmarès une pièce de choix. Sous ses ailes, il vit la masse imposante d'un JU 88. Il frémit de joie, alluma le collimateur, manipula le déclencheur et poussa la manette. L'avion bondit. La cible se rapprochait ; elle crachait de toutes ses armes. Jean ne se perdit pas dans les complications ; il lâcha une giclée à bonne portée et vit le bombardier qui piquait, environné de fumée noire. Avant d'atterrir à sa base, Jean Maridor exécuta au-dessus du terrain un tonneau de victoire. Mais lorsqu'il entra au mess, la gaieté qui y régnait le surprit. Tous ceux qui étaient là paraissaient à cent lieues de la guerre. Le chasseur éprouva une déconcertante impression, déjà ressentie plusieurs fois au cours de l'été. À maintes reprises, pour remplacer un camarade défaillant, il était arrivé qu'on fit appel à un pilote qui se reposait sur la plage ou dans un pub voisin du camp. L'aviateur se levait, se séparait de jeunes filles en maillot de bain, revêtait sa tenue, enfilait sa Mae-West et partait pour accomplir sa mission. Une heure et demie plus tard, lorsqu'il revenait, deux copains étaient morts, lui-même avait été frôlé par les balles. Il allait retrouver ses amies, mettait un short et reprenait la partie de ballon. Tout cela, exactement comme si rien ne s'était passé entre temps.

Cette perpétuelle négation de la mort permettait seule de garder calmes des nerfs qui, plusieurs heures par jour, étaient mis à l'épreuve des piqués et des duels. Une telle attitude pouvait sembler excessive ; tous s'y conformaient pourtant, malgré le chagrin qu'ils éprouvaient. Il ne fallait pas rompre un équilibre péniblement acquis.

Le lendemain, 8 septembre, Maridor apprit l'accident survenu à Leblond. Son camarade s'était accroché avec un avion canadien, au cours d'une mission de protection en mer d'Irlande. Andrieux, qui avait vu la catastrophe, avait hurlé en phonie :

- Jump ! Jump !

Le pied pris dans l'étrier supérieur du Spit, Leblond ne parvenait pas à se dégager. L'appareil dansait, montait, redescendait... Enfin, le pilote put abandonner sa chaussure. Mais son parachute se coinça derrière le protège tête. Plaqué contre le siège, l'aviateur vit l'eau se rapprocher à une vitesse terrifiante. Au prix d'efforts épuisants, il parvint à sauter du Spitfire à la dernière minute. La corolle blanche s'ouvrit alors que l'aviateur touchait les vagues.

Maintenant que Leblond se trouvait hospitalisé à son tour, seuls Léon et Maridor combattaient encore pour la " patrouille ". Jean fut envoyé en permission le 10 septembre. Nommé lieutenant le 15, il rentra au camp le 19. Peu de temps après son retour, il attaqua deux dragueurs de mines, en compagnie du F/Lt Andrews, et il contraignit l'un d'eux à s'échouer.

Le 12 octobre, l'ancien pilote de l'Aéro-Club du Havre connut une émotion extraordinaire. Il fut désigné pour une reconnaissance au-dessus du port où il était né et où sa famille vivait encore. Bien souvent, au cours de vols solitaires, Maridor, plongeant au ras des vagues pour tromper la surveillance des radars, avait fait des incursions non loin de la ville. Ce n'était jamais sans un serrement de coeur qu'il apercevait le " Pain de sucre ".

Cette fois, il aborda, en plein jour, les bassins, Tout de suite, il retrouvait les décors de son adolescence, déformés par la vitesse du Spit. Il voyait défiler les maisons, l'escalier mécanique, insensible à la flak qui tirait rageusement, éperdu de souvenirs, profondément ému par la résurrection de ses rêves. Il reconnut l'église de Graville, la rue des Acacias. Crispé sur le manche, il amorça une chandelle vertigineuse, grimpa à 3.000 mètres et piqua aussitôt droit sur le carrefour. La cour du restaurant voisin de sa maison lui servait de repère. Il se rapprochait à toute allure, comme s'il avait voulu s'écraser sur le toit de sa chambre d'enfant. Dans la rue désertée il crut distinguer une silhouette masculine qui lui faisait un signe. Son père?... Était-ce possible ?... Déjà, le Spit se redressait, frôlait les toits, replongeait dans la fournaise de la D.C.A., un instant déconcertée.

La silhouette entrevue était bien celle de M. Maridor !

Au bruit de l'avion qui surgissait dans l'axe de la rue, il n'avait pas hésité à sortir. Pendant que le Spitfire faisait sa démonstration au-dessus de sa tête, des larmes coulaient de ses yeux ; il agitait le bras. À la suite de cet incident, il fut dénoncé aux Allemands, comme ayant son fils combattant dans les F.A.F.L. Il ne fut cependant pas inquiété.

Quelques jours plus tard, il reçut une carte interzone, émanant du Directeur du Centre Administratif de la 1re Région aérienne :

Orange-Caritat, le 16/10/42.

URGENT. - J'ai l'honneur de vous demander de vouloir bien me donner tous renseignements que vous pourriez détenir concernant la position actuelle de :

MARIDOR Jean-Pierre-Edmond, Caporal-chef, active, qui était présent lors de sa mobilisation à :

Bataillon de l'Air 109 - 1re Compagnie.

L'intéressé figure sur mes contrôles et aucune précision sur sa position actuelle n'a été portée à ma connaissance.

M. Maridor ne répondit pas. S'il avait eu le carnet de vol de son fils sous les yeux, il lui eût été aisé de renseigner utilement le demandeur. À la date du 16 octobre précisément, on pouvait y lire :

Intercepted 2 F.W. 130 at Gravelines.

France douce et cruelle, inaccessible, perdue dans la brume argentée! France vers laquelle allaient toutes les tendresses et qu'il fallait pourtant meurtrir ! France pour laquelle on était prêt au sacrifice de sa vie et qui vous accueillait avec un regard de mère courroucée !

De chacune de ses missions terrestres, Jean revenait avec une image douloureuse et attendrie, cueillie au hasard d'un rase-mottes : rideaux à carreaux rouges et blancs d'une fenêtre, voiture d'enfant au bord d'un trottoir, balançoire suspendue entre deux pommiers... En Angleterre, il ne retrouvait pas la France. Il regrettait presque d'y voir une organisation nationale française, qui, pour lui, ne reflétait qu'incomplètement le visage de la patrie. Pour ce solitaire, auquel l'imagination et la mémoire suffisaient, la réalité londonienne était plus encombrante que tutélaire.

Le 22 octobre, Maridor eut un nouvel accrochage avec cinq F.W. 190 au-dessus du Gris-Nez. Malgré de nombreuses passes de part et d'autre, le combat fut rompu sans résultat.

Le 26, enfin, il livra un véritable duel singulier à un adversaire éprouvé, adroit, qui l'obligea à faire étalage de toute sa science acrobatique. Au terme du débat, radieux, tremblant d'excitation, le chasseur vit le " Jerry " fuir, entouré de fumée, en très mauvaise posture, vers sa base.

31 octobre. Scramble ! Tous les pilotes en readiness bondirent dans leur Spit et s'envolèrent. Jean était du nombre. Alors que la patrouille prenait de l'altitude, elle aperçut les Focke Wulfe qui avançaient en ordre serré. Dès qu'ils distinguèrent les avions anglais, la mêlée s'engagea. Maridor crispait déjà les doigts sur le déclencheur. En phonie, son chef de file hurla :

- Attack !

Manette poussée au maximum, le chasseur fonça. Au moment où un museau verdâtre s'inscrivait au centre de son collimateur, l'avertissement lui parvint dans l'écouteur :

- Red 2 ! Jerry dans la queue !

Il eut l'impression d'être empoigné par-derrière.

Malgré tout, il lâcha sa giclée avant d'amorcer son dégagement, puis il prit de l'altitude, tassé sur son siège, au bord de la nausée. Dans un éclair, il distingua son rival qui s'enflammait et qui sortait de son champ de vision. Mais " l'autre ", où était-il ? Il devait se cramponner au manche dans le sillage de Jean. Celui-ci serra sa manoeuvre. Le black-out l'envahit. Il se dit :

" Il ne tiendra pas ! "

Dans la radio, les interjections se coupaient, au milieu d'un vacarme et d'un désordre indescriptibles. Deux parachutes flottaient. Les appareils passaient et repassaient furieusement, tournoyant dans un enfer de balles traçantes. Maridor redressa, fit un écart, et plongea vers la mer. L'espace d'une seconde, il aperçut le F.W. qui le pourchassait et qui avait perdu du terrain. Mais aussitôt son attention fut requise par le squadron leader, qui se trouvait aux prises avec deux adversaires. Indifférent au danger qui le menaçait lui-même, il fondit sur l'un des deux, s'approchant à moins de cent mètres. Acharné sur sa proie, l'Allemand ne remarqua pas l'arrivant. Maridor ouvrit le feu. Toute la décharge porta, et le F.W. éclata. Et de deux !... Le chasseur pensa qu'il risquait d'être expédié à son tour par le " Jerry " qui le suivait de près. Il renversa son Spit pour faire face. Plus rien !... Le ciel paraissait lavé. Seul, un dernier champignon blanc se balançait encore, à moins de 5oo pieds du rivage. Un nouveau changement de cap permit au vainqueur de voir son squadron leader rentrer vers Hawkinge.

Plus de trace des Focke Wulfe !

Jean atterrit, au comble de l'exaltation. Hélas, la rencontre avait été aussi meurtrière pour le squadron que pour l'ennemi.

Le 2 novembre, le F/Lt Andrews et Maridor partirent ensemble en reconnaissance au-dessus de Dieppe. En vue de Berck, ils furent pris à partie par cinq F.W. 190. C'était justement à Berck qu'un mois plus tôt, avec le même F/Lt Andrews, Jean avait contraint un dragueur de mines à s'échouer. Cette fois, l'affaire semblait plus sérieuse. Les Allemands ouvrirent le feu et Maridor vit une giclée de balles lumineuses frôler son plan gauche. Mâcha sa rafale contre un ventre vert grisâtre à sa portée, bascula et aperçut le Spit de son compagnon qui piquait, entouré de flammes. Il hurla en phonie :

- lump ! Jump !

Pas de réponse ! L'avion disparut.

Seul contre les cinq Focke Wulfe, Jean livra combat. La rage au cœur, il voulait venger Andrews. Une sueur d'angoisse le saisit : un des Allemands, qu'il n'avait pas vu venir, le surplombait à toute allure. Un autre l'attaqua de flanc. Le Français vira, l'oeil rivé au collimateur ; il ajusta une salve qui emporta l'empennage du " Jerry ". La cible louvoya, perdit de l'altitude ; mais Maridor ne put suivre ; il devait faire face à d'autres assauts convergents. De tous les côtés les mitrailleuses crachaient. La bataille faisait rage.

Dix fois, le pilote solitaire faillit être descendu ; dix fois il esquiva et il revint à la charge. Tout à coup, il se rendit compte que ses chargeurs étaient vides. Sa dernière carte paraissait jouée. Ce soir, on inscrirait au tableau du squadron :

" RECCO DIEPPE I F.W. 190 DESTROYED F/LT ANDREWS AND MARIDOR MISSING "

Un goût amer envahit sa bouche. Il chercha à rompre le contact. Le moteur à plein régime, il piqua vertigineusement, jusqu'au ras des vagues. Il ne se préoccupait plus de ce qui se passait en arrière. Seule, la côte anglaise, devant lui, retenait son attention éperdue. Presque à la hauteur du rivage, le pilote sentit décroître son tremblement nerveux.

Il se pencha pour regarder : les F.W. 190 avaient abandonné la poursuite...

Alors, seulement, le souvenir d'Andrews touché à mort lui revint, aigu comme une brûlure.

Le 8 novembre 1942 au matin, un communiqué de la B.B.C. apprit aux Français d'Angleterre le débarquement allié en Afrique du Nord. Une troisième France, après celles de Vichy et de Londres, allait à Alger montrer son visage et faire naître de nouveaux problèmes. Heureusement pour lui, Maridor gardait, au fond de son coeur, une image exacte et inviolée de la patrie, image qui ne relevait d'aucun clan et qu'il cachait jalousement. Une flamme brûlait en lui.

Le 24, il fut cité de nouveau à l'ordre de l'Armée aérienne :

Pilote dont l'audace n'a d'égale que sa dextérité. A déjà porté de nombreux coups à l'ennemi, en détruisant ou endommageant de nombreux bateaux, ainsi que des objectifs au sol.
Vient de donner une nouvelle preuve de son courage en abattant en combat aérien, le 31 octobre 1942, un F.W. 190.
Déjà cité trois fois à l'ordre de l'Armée de l'Air. CETTE CITATION COMPORTE L'ATTRIBUTION DE LA CROIX DE GUERRE AVEC PALME DE VERMEIL.

A partir du 9 décembre, le lieutenant Maridor, affecté au 1488, participa à la formation de pilotes français sur Malter, Lysander ou Martinet. Maintenant, il se trouvait à la place de ses instructeurs de Tern Hill !

Le 23, remontant pour la première fois dans son Spitfire, il 'attaqua deux bateaux près de l'ile de Walcheren et en coula un. Il reçut alors l'ordre de rejoindre Turn House, où se trouvait posté le squadron 341, que Mouchotte constituait en escadrille française. Le passage du jeune pilote y fut de courte durée. Ceux qui l'ont approché à cette époque conservent le souvenir d'un garçon ombrageux, tatillon, qui ne cessait d'expérimenter son avion et son armement, pour y faire apporter des perfectionnements. La tâche de Mouchotte était délicate. Il avait à vaincre la réticence des Britanniques qui, voyant débarquer des Français, " allongeaient le nez ". L'année précédente, le passage de l'escadrille 340 avait laissé en Grande-Bretagne une a regrettable réputation n, dont cette formation, malgré ses exploits, ne put jamais " se débarrasser complètement ". Il s'agissait de réconcilier les Anglais avec nos aviateurs. Le 22 février, Mouchotte réunit ses pilotes et ses mécaniciens pour leur exposer ses intentions. Jean, habitué à partager la vie de ses camarades de la R.A.F. et dépourvu de tout complexe particulier, estimait qu'il n'avait pas à se disculper le moins du monde. Son indifférence dut faire scandale.

Le 16 mars, Mouchotte nota dans ses Carnets :

Je me débarrasse sans scrupules de trois éléments douteux, l'un au point de vue professionnel, l'autre au point de vue moral, le troisième pour les deux raisons à la fois.

Le livre ne cite personne.

En tout cas, le 24 mars, Maridor, qui n'avait volé que sept heures trente en moins de deux mois de séjour au squadron 342, revint chez les Anglais, au squadron 91, à Hawkinge.

CHAPITRE X

LE HÉROS DE FOLKESTONE

En retrouvant ses camarades du squadron 91, Jean se sentit rasséréné. Non qu'il éprouvât un aveugle sentiment d'admiration à l'égard des Britanniques. Mais, auprès d'eux, il lui était loisible de demeurer seul s'il le voulait Son goût de la réflexion, son besoin d'évasion, de rêve, de retour sur soi-même, lui avaient rendu pénible son passage en escadrille française. On y débattait volontiers des questions de prestige ou de préséance, que le jeune Havrais trouvait dénuées d'intérêt. Avec son tempérament à la fois intrépide et timide, il ne supportait que l'action ; tout le reste l'irritait.

Il se rendait compte aussi que son comportement l'avait rendu antipathique et il en souffrait sans vouloir se l'avouer. Il attribuait le fait à ses origines modestes, et aussi à son caractère minutieux et appliqué. Par un réflexe que nul n'a le droit de juger, mais dont il faut tenir compte, la plupart des exilés avaient acquis une sorte d'esprit de caste. Leurs raisonnements et leur attitude se ressentaient sans cesse de leur position ingrate, en marge de la vie nationale.

D'instinct, Jean ne se considérait pas comme un hors-la-loi ; il voulait ignorer les mesures administratives prises par le gouvernement de Vichy et qui faisaient de lui et de ses camarades des condamnés à mort. Il y avait là un cruel malentendu. S'abstenant de maudire qui-conque ou de se plaindre, il se contentait de hâter le retour au pays en combattant de toutes ses forces.

La zone libre ayant été envahie à son tour, les nouvelles de France n'arrivaient plus. Un long silence allait maintenant séparer Jean de ceux qu'il aimait. Avec rage, il se remit à décoller plusieurs fois par jour, multipliant les reconnaissances sur Ostende, Dieppe ou le Gris-Nez.

Enfin, au début de mai, il partit pour quelques jours en permission. L'Angleterre éclatait de verdure et de fraîcheur. Maintenant Jean avait près de vingt-trois ans ; ses aventures l'avaient mûri. Dans la vie courante, il se montrait toujours gentil et modeste. Toute forfanterie le faisait violemment réagir.

Il disait au matamore :

- Si tu as fait ce dont tu te vantes, c'est que c'était possible. Si tu en es revenu, tant mieux. Ça prouve que tu as du " pot " !

La correspondance avec Leblond et Traisnel continuait. Le premier pilotait de nouveau ; mais il avait trop présumé de ses forces et l'accident le guettait.

Maridor écrivait régulièrement à Miss Doreen Webb, agrémentant chacune de ses lettres d'une " petite esquisse montrant un avion allant vers le soleil... " La marraine de guerre adressait à son filleul des colis de vivres, de cigarettes ou de lainages. Elle tenait lieu de confidente ; il lui en avouait peut-être plus qu'à un parent véritable. C'est ainsi qu'il lui apprit ses projets de mariage avec une " Miss Betty, originaire du Pays de Galles ". Les deux jeunes gens " avaient l'amour ", selon la délicieuse expression de Miss Webb, mais le père de Betty ne trouva pas Jean assez âgé pour fonder un foyer.

Le 22, Maridor retourna au squadron, fit un " airtest ". Le lendemain, il participa à trois " scrambles " dans la même journée. Puis le temps couvert interrompit la reconnaissance projetée.

Pendant que Jean se rongeait d'inquiétude, en pensant au sort de ses parents, ils recevaient de ses nouvelles, par miracle. Le 18 avril, Raoul-Duval, pilote au squadron 341, était tombé en flammes non loin du Havre. Grâce à une chance et à une audace inouïes, l'aviateur avait pu échapper aux recherches allemandes, et se réfugier dans une propriété paternelle, au Vandreuil, près de Vernon. Son père était président de l'Aéro-Club du Havre. Les premières émotions du retour calmées, le rescapé fit aux siens le récit de sa vie en Angleterre et déclara :

- Un type qui est devenu formidable, c'est Maridor !

Le fondé de pouvoir de M. Raoul-Duval, se rendant au Havre, rapporta ces paroles à la famille Maridor. Ainsi se trouvaient expliquées certaines allusions dans les lettres de Jean : Je m'amuse bien...

Il " s'amusait ", en effet, continuellement sur la brèche, volontaire pour chaque expédition dangereuse. Sur les routes de France, il prenait soin de ne canonner strictement que son objectif. La vie de ses compatriotes lui était sacrée. Mais son ardeur n'avait pas faibli. Son palmarès fait mention de plus de 100 véhicules divers de la Wehrmacht détruits par lui au cours de ces attaques. Sous ses ailes, tout s'enflammait.

Déjà, en 1940, à propos des Stuka qui opéraient en Pologne, Jean avait confié à son jeune cousin Cayla :

- Voilà ce qui me plairait ! L'assaut ! C'est plus dangereux, parce qu'il faut prendre ses risques au ras du sol ; mais c'est ainsi qu'on doit faire le plus de mal à l'ennemi.

Il préférait l'efficacité et le rendement à tout. Il s'appliquait à être un combattant dangereux et il songeait même à l'après-guerre : il notait des observations pratiques, en vue de sa future carrière de pilote d'essai ; il y joignait des réflexions et des impressions. Le carnet qui contenait ces précieuses remarques a, lui aussi, disparu.

Le 25 mai, une patrouille du squadron 91 rentrait de mission lorsqu'elle aperçut douze F.W. rgo qui s'apprêtaient à attaquer Folkestone. Plusieurs Spitfire avaient déjà sorti leur train pour se poser à Hawkinge. Ils le remontèrent et partirent à la poursuite des Allemands. Chacun alluma son collimateur et se tint prêt au combat.

Les Focke Wulfe commençaient à grimper pour sur-voler la ville ; il importait d'intervenir avant que leur piqué, précédant le largage des bombes de 500 kg, fût amorcé. Jean se trouvait à la pointe des six Spitfire. Le moteur en surpuissance, il plongea dans la mêlée. Aussitôt, un ouragan se déchaîna. Le C.O., tournoyant entre deux avions à croix noires, hurlait en phonie :

- Attack ! Attack !

Maridor avait abordé de flanc un des ennemis. Le pilote allemand tenta de virer. Trop tard ! Jean lâcha sa giclée, qui hacha littéralement le cockpit, et le F.W. piqua dans la mer. De tous côtés, la bagarre faisait rage. Vrombissements des moteurs, piaulements des ressources, mitraillades et canonnades se répondaient. Spit et Focke Wulfe semblaient danser ensemble un ballet terrifiant. Johny, un pilote anglais, s'acharnait contre un fuyard qui, après un virage à 180°, s'éloignait au ras des vagues. De courtes rafales jaillissaient de ses ailes. Au bout de quelques secondes, l'appareil allemand s'enflamma.

Pour sa part, Maridor était assailli par deux adversaires, l'un qui surgissait de front, l'autre qui cabrait furieusement pour joindre le Français sur sa gauche. Dans l'écouteur, Jean entendit la voix, merveilleuse de calme, du C.O. :

- Good show ! Yellow 2 Red 1. I got one ! Un véritable carnage !...

Davy, un autre chasseur du squadron, passa à quelques mètres de Jean. Il était accroché à la queue d'un F.W. La radio crépitait.

Le Français, feignant d'ignorer le danger à bâbord, lança son Spit sur l'ennemi qui lui faisait face. De trop loin, l'Allemand ouvrit le feu. A ce moment précis, Maridor bascula sur le côté, avec une brusquerie déconcertante. En quelques secondes, il s'était redressé et fondait sur le " Jerry ", qui montait à sa gauche. Il le centra dans son viseur, avant qu'il pût tirer une seule bande, et cracha de toutes ses armes. Le Focke Wulfe éclata, à cinquante mètres au-dessous de Jean.

Le pied écrasé sur le palonnier, le manche au ventre, le vainqueur entama une ressource vertigineuse. Il aperçut le second assaillant qui essayait de le suivre. La voix exultante de Davy domina la cacophonie de la radio :

- Blue 2 ! I get one !

Tassé dans son virage, Jean sentait une béatitude l'envahir. Sa vue commençait à se troubler. Il serrait encore son acrobatie, pensant vaguement :

" Ce bougre de " Jerry " ne peut pas rester derrière sans se casser le cou... " L'appel du C.O. le tira d'une sorte de torpeur :

- Hullo ! Yellow 2 ! Yellow 2 ! Danger écarté. Going home !

Doucement, Maridor ramena l'avion à l'horizontale. Vers l'est, les F.W. 190 restants disparaissaient, frôlant la mer. Le pilote compta avec appréhension les Spitfire :

- Trois ! Quatre ! Cinq !... Avec moi, six ! Hurrah !

Aucun ne manquait à l'appel.

Regroupée en formation, la patrouille fit un passage au-dessus de Folkestone et mit le cap sur Hawkinge.

Un tonneau de victoire pour Davy. - Un pour Johny.

Deux pour le C.O.

Deux pour Maridor.

La moitié des assaillants avaient péri.

Cet exploit rendit le nom de Jean Maridor célèbre en Grande-Bretagne. Il devint le héros de Folkestone. La ville lui remit un pot à bière en étain, sur lequel un témoignage de reconnaissance était gravé. On voulut offrir un autre cadeau à l'aviateur français ; il demanda des bouteilles de vin, qu'il but au mess avec ses camarades.

Le lieutenant français devenait un as incontesté. Sa poitrine s'ornait, à la fois, de la Croix de guerre à quatre palmes, de la Distinguished Flying Cross, décernée le 16 décembre 1942 et de la Croix de la Libération. Les citations qui accompagnaient ces deux dernières décorations étaient particulièrement élogieuses :

J'ai l'honneur de vous informer que S. M. le Roi a bien voulu approuver la remise de la Distinguished Flying Cross au lieutenant J.-P. Maridor (matricule 30114), des Forces Aériennes Françaises Libres, détaché au Fighter Command, en reconnaissance de brillants services en opérations aériennes.

Le lieutenant Maridor a accompli de nombreuses patrouilles et missions de sauvetage en mer. En plus, il a détruit un avion ennemi et participé à la destruction d'un autre. Il a également coulé un navire ennemi et en a endommagé douze autres, dont trois très gravement.

Je confirme que vous avez donné votre agrément préalable à cette remise par la voie normale, du fait qu'il est apparu opportun de décerner cette décoration sur-le-champ.

SKEPPER, Squadron Leader.

Cette lettre était adressée par le supérieur anglais de Jean Maridor au général Martial Valin, Commissaire National à l'Air.

Le décret du 8 mai 1943 conférait la Croix de la Libération avec le motif suivant :

Jeune officier ayant répondu un des tout premiers, malgré les conditions difficiles, à l'appel du général de Gaulle. Pilote de chasse de grande valeur, plein de fougue et d'adresse. Depuis seize mois en opérations, a effectué 233 heures 20 de vols de guerre, au cours de 273 missions dont 116 offensives. Magnifique exemple de bravoure, a su toujours et partout se faire estimer et aimer de tous et maintenir très haut les couleurs de la France Libre, dans les unités anglaises où il a été détaché. Possède un palmarès où figurent deux avions ennemis abattus, deux probablement détruits, deux endommagés, et au moins douze bateaux ennemis coulés ou endommagés.

Le 15 juin, Jean Maridor fut nommé capitaine. Dans son uniforme de l'Armée de l'Air française, uniforme coupé par un tailleur britannique, le champion avait fière allure. Il était toujours aussi soigneux de sa tenue, mais moins sanglé que lors des photographies d'Angers. Depuis son exploit de Folkestone, il recevait de nombreuses lettres de félicitations et y répondait dans un anglais très correct.

Il volait plus que jamais. À la fin de mai et pendant tout le mois de juin, il participa à des attaques incessantes près de Dieppe, Ostende, Calais et Boulogne. Toute cette portion de la côte lui était devenue familière et chaque sortie lui apprenait un détail nouveau. Rien n'échappait à ses investigations. Lorsque, au retour, un mouvement insolite attirait son attention, il revenait, plongeait dans l'enfer de la flak et, le plus souvent, détruisait l'objectif repéré.

Enfin, le 28 juin, le squadron 91 quitta Hawkinge pour West Hampnett, non loin de Portsmouth, dans le périmètre très surveillé de l'île de Wight. Le mess y était camouflé ; le camp, sévèrement gardé. De là partaient les raids sur la Normandie. Maridor fut de toutes les grandes parties. Le 6 août, il passa une deuxième fois au-dessus du Havre. En survolant Graville, il frémit au spectacle des destructions que la ville étalait au grand soleil. Jean passa au-dessus du quartier ; puis il poursuivit sa reconnaissance vers Cherbourg.

Entre deux protections de bombardiers, ou deux " rhubarb ", Jean contribuait toujours à la recherche des pilotes naufragés.

Depuis le 8 septembre 1942, Leblond était à l'hôpital. Rentrant de mission, poursuivi par des F.W., il s'était évanoui en descendant de son Spit. Il crachait du sang. Après une radiographie, il avait été dirigé sur Ventnor, dans l'île de Wight. Profitant de la proximité de West Hampnett, Jean rendit plusieurs fois visite à son ami.

Puisque Traisnel était toujours cloué au lit, seuls Gérard Léon et Maridor maintenaient le drapeau de la " patrouille ".

Le 4 septembre 1949, sur le front russe, Gérard Léon fut tué par un obus qui l'atteignit à la hauteur de la ceinture. Il avait quitté l'Angleterre moins d'un an plus tôt pour rejoindre l'escadrille Normandie-Niémen. Juste à ce moment, sa femme parvenait à se rendre à Londres ; à quelques jours près, le destin avait empêché cette ultime rencontre.

Jean restait donc seul. Le coup le frappa durement. Depuis le début de la guerre, il avait accepté lucidement le sacrifice de sa vie. La menace qui paraissait aujourd'hui se concentrer sur lui seul ne l'épouvantait pas ; elle lui faisait craindre pourtant de ne pas voir la fin de la guerre. Dès lors, il multiplia les assauts, comme si, le temps risquant de lui manquer, il avait décidé de détruire le plus possible d'ennemis avant d'être touché à son tour.

Le 24 septembre, accompagnant des Lancaster au-dessus de Beauvais, les Spit du gr furent attaqués par une nuée de Focke Wulfe. Le ciel semblait peuplé d'avions à croix noires. Ils surgissaient sur les bombardiers, tour-noyaient dans leur sillage en lâchant leurs rafales sèches: Les Spitfire leur menaient la vie dure. Jean était engagé dans un duel mortel contre un Allemand rageur qui le " seringuait ", heureusement de trop loin, et qui virevoltait comme un chien fou.

" Un pilote frais sorti de l'école !, pensa Maridor en amorçant une glissade vertigineuse.

Les deux appareils se croisèrent, inclinés l'un et l'autre presque à la verticale, et le Français cracha une bande de sa mitrailleuse. Des points d'impact se marquèrent sur le fuselage marron et vert et l'ennemi fut entraîné dans une vrille endiablée. Il parvint à redresser au niveau des toits d'un village, mais, définitivement hors de combat, il se traîna à la recherche d'un champ d'atterrissage.

La radio donnait des ordres brefs, strictement indispensables, ne voulant pas attirer l'attention sur les bombardiers. À ce moment, un autre Focke Wulfe surgit à la droite de Jean, à moins de cent mètres. De courtes flammes jaillirent de ses ailes. La giclée pointilla le ciel devant le Spit. Le Français grimpa en surpuissance.

Alors, le F.W. parut se désintéresser de sa proie et fonça sur un Lancaster. Maridor piqua désespérément. L'Allemand le voyait venir mais cherchait à abattre le bombardier avant l'intervention du chasseur. Le sang au visage, le manche en avant, Jean s'approchait.

Il passa entre les deux adversaires, au milieu d'un feu terrifiant et inclina pour attraper le F.W. dans son collimateur. L'espace d'une seconde, la cible s'inscrivit, très proche. Le pilote baissa un peu le nez de son Spit pour corriger le tir ; la salve porta de plein fouet. L'Allemand, désemparé, faillit percuter le Lancaster et commença à foncer vers le sol.

Avant qu'il ne l'atteignît, une aile se détacha et parut se volatiliser. L'avion explosa en touchant terre. Une nouvelle citation salua cette double victoire :

Capitaine Maridor Jean, du Squadron 91.

Officier pilote faisant preuve d'un cran extraordinaire et du plus complet mépris du danger.

Le 24 septembre 1943 a détruit un F.W. 190 en combat aérien et endommagé un autre.

Une cinquième palme à sa Croix de guerre et l'attribution de la Croix de guerre tchèque complétaient les décorations du héros.

Cependant, l'absence totale de nouvelles le désespérait. Il put confier à un tiers une lettre pour Cahors, lettre qui fut postée à Lyon-Gare le 22 octobre.

Chère Fernande,

J'espère que cette lettre te parviendra. Je suis en très bonne santé et serais heureux d'avoir des nouvelles. Transmets mes meilleurs baisers à tout le monde et dis-leur de m'écrire.

Dans l'espoir de recevoir de bonnes nouvelles, je vous embrasse tous bien fort.

JEAN.

La missive était griffonnée. Tout montrait qu'elle avait été rédigée à la hâte, pour profiter d'une occasion exceptionnelle.

Le 4 novembre, en un saut de dix minutes, le squadron gagna Tangmere, autre camp voisin de Portsmouth. Pendant tout cet hiver 1943, les chasseurs du 91 firent ainsi des apparitions sur plusieurs aérodromes d'Angleterre, d'où ils s'enfonçaient plus profondément au cœur de la France occupée. Arras, Crécy, Évreux, Beauvais, Lille, Reims devenaient le but de missions périlleuses qui se déroulaient à travers une flak intense.

Vers la Noël la fatigue surprit Jean. Il totalisait alors plus de 650 heures de vol. Presque chaque jour, il montait dans son Spitfire pour se jeter au milieu d'un ouragan de D.C.A. À ce degré d'épuisement nerveux, la maîtrise confine à la témérité. On joue sur des centimètres et sur des dixièmes de seconde. Le pilote recherche de plus en plus les sensations extraordinaires, parce qu'il tient à se prouver sa virtuosité et à nier sa faiblesse. Les yeux rougis, les traits tirés, Maridor utilisait l'oxygène non seulement en altitude, mais encore pour se procurer une impression d'aisance et de délassement.

Alors que personne ne songeait à le questionner, il craignit que le renouvellement trop fréquent de sa bouteille n'attirât l'attention et il choisit de mentir :

- Il doit y avoir une fuite quelque part, prétendit-il.

Un camarade remarqua son état et le médecin, prévenu, l'envoya à l'arrière. Jean, pour faire croire qu'il se portait bien, témoignait d'une exubérance peu habituelle. Rien n'y fit. Le 14 janvier, le capitaine Maridor dut prendre une permission. Il passa par Londres et rendit visite à Mlle Ida Rubinstein, qui logeait au Ritz. La

célèbre artiste s'intéressait aux pilotes français combattant en Angleterre ; elle cherchait à améliorer leur sort et à entretenir leur moral.

Délicieusement maternelle et discrète, elle invitait à sa table les jeunes officiers, créant fugitivement autour d'eux une ambiance de bon goût, de confidences familiales et de paix.

Depuis l'afflux des soldats américains, Londres avait changé de visage. Les grands gaillards en kaki disposaient d'une solde beaucoup plus élevée que celle des " Tommies ". Aussi envahissaient-ils les pubs, où ils se conduisaient d'une façon peu appréciée par la population britannique. Avec eux, la guerre avait fini par pénétrer réellement en Grande-Bretagne.

À partir du 26 janvier, Jean participa à l'instruction des pilotes français arrivant d'Afrique du Nord. Au 61e O.T.U., près de Hull, il vola un jour ou deux en Master ou en Spit. Il s'agissait pour lui de calmer ses nerfs et aussi de respecter, pour une fois, l'impérieuse règle de repos imposée par la R.A.F., règle trop longtemps transgressée jusqu'alors.

Le 19 mars, il regagna son escadrille. Une heureuse surprise l'y attendait. La formation, stationnée à Drem, près d'Edimbourg, était la première à recevoir des Spitfire XIV. Après une brève réacclimatation sur Spit XII, le pilote expérimenta le nouvel appareil le 27, au cours d'un simulacre de combat. Le 1er avril, il reçut, avec un soulagement infini, deux messages transmis par la Croix-Rouge et respectivement datés du 1er décembre et du 4 janvier. Le premier émanait de M. Maridor père :

Famille au complet en bonne santé. Fernande reçu nouvelles Jeannot. Continue donner nouvelles par messages. Faisons vœux ardents pour ton prompt retour. Tendres baisers.

Il répondit le même jour :

Suis en très bonne santé. Espère vous voir bientôt. J'étais sans nouvelles depuis longtemps. Meilleurs baisers.

Le second avait été écrit par la soeur de Jean :

As-tu reçu message 1er décembre ? Continue correspondre même voie. Souhaitons ardemment 44 te ramène chez nous. Toute famille bonne santé. Tendres baisers.

En répondant à Thérèse, le pilote mit au point une question délicate. Elle avait trait à Jacqueline, la petite amie de Bléville, qui se considérait encore comme la fiancée de Jean :

Suis en très bonne santé. Dis à Jacqueline de ne pas se faire d'illusions sur moi. Elle a tort. A bientôt. Meilleurs baisers.

De plus en plus assoiffé de compréhension, Jean éprouvait le besoin d'une tendresse féminine constante, moins fallacieuse que les aventures de passage si fréquemment offertes aux aviateurs. Aussi la loyauté lui ordonnait-elle de ne pas laisser dans une trompeuse expectative l'objet de son premier amour d'adolescent.

Les événements militaires retardèrent l'acheminement de ces deux réponses, signées : " Jean Cailloux. " Elles ne parvinrent au Havre, comme des messages d'outre-tombe, que le 7 août 1945.

La vie à Drem ne manquait pas d'attraits, L'excitation guerrière s'y conciliait avec le luxe et la tranquillité grâce à la proximité de North Berwick. Réputée pour son golf et pour ses nombreuses distractions, la plage était le

rendez-vous des pilotes rentrant de mission. Avec Jean, deux Français faisaient partie du squadron : les lieutenants de Bordas et Andrieux. Ce dernier avait été longtemps le compagnon d'armes de Leblond ; il se trouvait aux côtés de celui-ci le jour de l'accident. De plus, une jeune Française habitant Edimbourg donnait sans cesse des réceptions en l'honneur de ses glorieux compatriotes.

Le soir, en regagnant sa chambre, le jeune Havrais faisait son examen de conscience. Sur le plan militaire, il était parvenu à la gloire, à force de virtuosité et de courage. Que dirait son père en le retrouvant ainsi, capitaine, couvert de décorations ? Chaque fois que Jean Maridor pensait aux siens, l'image du Havre bombardé lui serrait le cœur.

L'exilé aurait aimé pouvoir se dire :

.. Lorsque je rentrerai, je monterai dans ma chambre d'enfant, je regarderai les vieilles reliques. À ce moment-là seulement, je commencerai à vivre ces quatre années de séparation, pendant lesquelles j'ai mis, volontairement, ma sensibilité en sommeil. "

Mais la chambre, la maison existaient-elles encore ? Il suffisait que les murs se fussent écroulés sur les êtres et les choses qu'il aimait pour que son existence perdit à ses yeux toute signification. Du haut du ciel, il n'avait cessé de voir de tels effondrements. N'importe lequel de ses camarades anglais, américains, canadiens ou français pouvait avoir lâché la bombe fatale. C'est pourquoi il lui semblait indécent de partager les rires de ces garçons ; non qu'il les tint pour coupables ; mais il obéissait à un réflexe.

Le drame de Maridor, c'était sa sensibilité qui ne trouvait aucun refuge ; le bruit et le mouvement n'arrivaient jamais à l'étourdir. Son regard paraissait toujours impérieux et sévère.

En admettant qu'il retrouvât sa famille vivante, qui lui rendrait les rues et les pierres? Devenu homme, loin de tout ce qu'il aimait, il savait qu'à son retour le décor du Havre lui manquerait ; or ce décor avait abrité toute sa jeunesse. L'escalier mécanique ou l'église de Graville, s'ils étaient détruits, signifiaient peut-être qu'il lui serait impossible de renouer avec le passé. Il éprouvait le sentiment d'un divorce définitif, d'une effrayante solitude.

Il y avait aussi les habitudes anglaises, et cette éducation toute différente. Pendant qu'il s'acclimatait dans ce pays étranger, Dieu sait quelles souffrances subissait sa famille! Dieu sait quels tourments, qu'il ignorait, créaient dans son pays natal une réalité différente, à laquelle l'exilé ne pourrait s'habituer ?

Il pensait à l'avenir, comme il le faisait chaque fois que les circonstances imposaient un répit à son activité de combattant. Entre les atterrissages sur les aérodromes du sud de l'Angleterre et des incursions en territoire occupé par l'ennemi, il échangeait avec Leblond une longue correspondance. Son camarade alité, qui lisait beaucoup, essayait de distinguer le vrai du faux, et envoyait à Jean le résultat de ses réflexions. De son côté, le pilote lui racontait ses aventures et lui donnait son opinion.

La Grande-Bretagne venait de prendre des mesures exceptionnelles. On attendait l'ordre de débarquement d'une semaine à l'autre. Cette proximité pesait sur les conversations et défrayait les articles de la presse. Une pareille tentative était accueillie avec une satisfaction teintée d'angoisse. Nul ne doutait que la partie serait dure et sanglante. A la veille de l'invasion, Mander retrouvait ses impressions d'avant-guerre et le frémissement qui précède les grands bouleversements. Mûri, il étudiait plus attentivement le problème ; il se préparait aussi bien à survivre aux événements qu'à mourir.

Que se, passerait-il demain? Ce proche avenir, encore indécis, quelles satisfactions guerrières ou quelles déceptions réservait-il ?

Le 23 avril, le squadron 91 quitta Drem pour un camp au sud de Londres.

Une jeune fille anglaise, W.A.A.F. Officier à West-Malling, ignorait qu'un fiancé s'apprêtait à lui tomber du ciel.

Jean, préoccupé, ombrageux, ne pensait qu'à vérifier sans cesse son avion. Il était à cent lieues de songer au mariage.

Son esprit inquiet hésitait entre la mort, la victoire et la désillusion.

CHAPITRE XI

LES V1

Comme des artificiers montent leurs pièces à l'abri des regards, les deux adversaires, de part et d'autre de la Manche, apprêtaient fébrilement leurs armes. L'heure n'était plus loin où un feu d'artifice gigantesque devait déchirer le ciel.

Dès 1943, les Britanniques avaient recueilli plusieurs indices inquiétants. La photographie d'un engin inédit tombé au Danemark, des renseignements de source neutre et des rapports parvenus des territoires occupés faisaient état de la construction d'une fusée secrète allemande. Un général de la Wehrmacht, au cours d'une conférence, avait annoncé une période de terreur :

- Un jour, les sirènes retentiront en Grande-Bretagne, mais il n'y aura plus jamais de fin d'alerte. Il n'y aura plus rien.

Au printemps de la même année, on découvrit fortuitement sur un cliché aérien une rampe de lancement, sur laquelle reposait un objet en forme de T. C'était la première indication précise. Immédiatement les recherches s'intensifièrent. On eut ainsi la confirmation qu'un arsenal prodigieux se constituait au cœur du Reich. Il devint possible de situer géographiquement le lieu d'où cet approvisionnement rayonnait : Peenemünde.

Ce centre d'étude et de construction, situé sur la Baltique, fut alors soumis à de violentes attaques. En une seule nuit, des appareils lourds larguèrent 2.000 tonnes d'explosifs sur l'objectif. Quarante et un de ces appareils ne rentrèrent pas.

Les usines de montage dans la banlieue de Vienne, les centres de stockage des engins achevés et les chantiers de la côte française reçurent à leur tour la visite des bombardiers alliés. Au cours de la nuit de Noël, 1.300 forteresses américaines martelèrent les installations établies le long de la Manche. Les services de renseignements, les laboratoires techniques travaillaient fiévreusement. De

leur côté, les avions d'observation avaient identifié, entre Dieppe et Dunkerque, environ 150 " choses ressemblant à des skis ". En janvier 1944, des expériences furent entreprises aux États-Unis afin d'établir, pour ces " choses ", les moyens de destruction les plus efficaces. À l'aide des documents dont ils disposaient, des ingénieurs construisirent plusieurs répliques des rampes de lancement et l'on étudia sur ces simulacres les effets des bombardements.

Il ne faisait aucun doute que l'ennemi disposait d'un. avion sans pilote et qu'il serait bientôt en mesure de l'utiliser sur une grande échelle. Cette menace pesait sur les préparatifs de débarquement et engageait les Alliés dans une course de vitesse. Après la victoire, le général Eisenhower, envisageant les conséquences d'une mise en service plus rapide des bombes volantes, devait écrire :

- Je suis convaincu qu'après six mois de campagne il aurait fallu annuler l'opération de débarquement.

Le 9 juin 1944, à Berlin, on venait d'annoncer l'invasion du continent ; le docteur Goebbels donnait une soirée. Le ministre de la Propagande faisait montre d'une nervosité excessive ; penché à l'oreille du docteur Nauman, il multipliait les allusions. Visiblement, il était impatient de communiquer à tous une grande nouvelle. Pour le moral de l'Allemagne, il fallait qu'un coup de riposte terrifiant fût porté à l'envahisseur. Vers le milieu de la soirée, Goebbels, n'y tenant plus, fit savoir que le premier avion sans pilote venait de décoller, à cette heure même, en direction de Londres. L'assistance applaudit et reprit confiance.

Un élément nouveau intervenait dans le conflit. Un élément inquiétant, bizarre, puisqu'il s'agissait d'un combattant aveugle, d'un robot monstrueux. Une telle arme devait frapper l'imagination germanique. Alors même qu'elle n'était pas lancée, des surnoms dignes de la terminologie wagnérienne lui avaient été donnés par les services initiés : "Chasseur de l'Enfer ", " Archange Saint-Michel ", " Hambourgeois Volant ", " Céleste Robot Vengeur ". Les Allemands eurent l'impression que, désormais, tout pouvait changer. Leur étonnante réussite technique autorisait tous les espoirs.

Contrairement aux prévisions du docteur Goebbels, le premier engin ne fut pas projeté le 9 juin. Les préparatifs de lancement se trouvaient retardés par la nécessité d'éviter, auprès des rampes, un stockage trop apparent de ces bombes. Le régiment commandé par Wachtel reçut néanmoins l'ordre de commencer les opérations dans la nuit du 12 au 13. Outre les répercussions psychologiques que les dirigeants nazis pouvaient en attendre sur les Londoniens et le réconfort qu'elle procurerait aux Allemands, cette offensive contenait un piège stratégique.

La tentation serait forte, du côté anglais, de lancer un assaut vers le pas de Calais pour s'emparer des aires de départ des bombes. Cette attaque, engagée dans la zone la mieux défendue du littoral français, gaspillerait une partie des réserves alliées et renforcerait les chances des armées allemandes, qui tentaient de contenir l'assaillant, accroché à la tête de pont du Cotentin. Ainsi se trouverait corrigé, dans une certaine mesure, l'effet de surprise produit par le débarquement initial. Churchill lui-même, le 18 juin, s'opposa à toute modification des plans anglo-américains.

La ruse avait échoué.

Au soir du 12 juin, 64 rampes devaient lancer simultanément leurs projectiles sur le grand Londres. Sept seulement se trouvaient prêtes. Quatre bombes franchirent la Manche, pour exploser dans le Kent. Une seule fit des dégâts et des victimes. L'offensive recommença, sur une

grande échelle, le 15 juin, le maréchal Goering s'étant déclaré prêt à ordonner une enquête, en cas de nouveau retard. Huit V1 éclatèrent au départ malgré le dispositif de sécurité, tuèrent leurs servants, détruisirent leurs rampes. Mais, en quarante-huit heures, 200 fusées furent propulsées au-dessus de la Manche.

Des bombardements préventifs furent immédiatement entrepris. 450 appareils (Forteresses Volantes, Liberator, Lancaster, Halifax) ne rentrèrent pas ; mais, selon les estimations anglaises, une centaine de pistes d'envol furent détruites. Les Allemands, de leur côté, en accusaient 24 hors d'usage et 18 gravement endommagées. Un train de V1 fut stoppé dans une gare de triage aux environs de Paris.

Le communiqué officiel allemand annonçait :

Les premiers bombardements aériens sans pilote se sont produits en Angleterre du Sud dans la soirée du 13 juin. Un avion de reconnaissance allemand, qui, d'après la D.N.B., a survolé Londres le 17 juin, a constaté une série d'incendies pires que ceux que l'on a jamais pu observer à Berlin.

Pour leur part, les Anglais affirmaient que l'utilisation de cette arme était prévue et que les dommages causés se révélaient minimes.

À Berlin, l'optimisme régnait :

- Il faudra six semaines pour anéantir Londres ! déclarait-on.

Schwarz von Breck venait de faire agréer par le Fiihrer le nom définitif de l'engin secret :

V 1 : Vergeltungswaffe (Arme de représailles).

L'idée même d'accoler un numéro à l'initiale augmentait l'effet moral produit, en faisant présager d'autres robots plus redoutables encore.

Ainsi surgissait du néant une mécanique mortelle, avant-garde de tout un arsenal de terreur. La guerre s'engageait dans sa phase la plus aiguë et l'avenir paraissait obscur. Désormais, jusqu'à la décision finale, les peuples passeraient par des alternatives d'angoisse et d'espoir.

Quel était cet engin que l'Allemagne, prise à la gorge, venait de jeter dans la balance de la guerre ?

C'était une bombe soufflante ayant la forme d'un petit avion, de 5 mètres 55 de longueur, de 5 mètres 40 d'envergure, 0 mètre 85 de diamètre au maître couple. Une tuyère de propulsion, longue de 3 mètres 30, surmontait l'appareil à la partie arrière et dépassait sensiblement l'empennage. Le V1 pesait en tout 3.000 kg et transportait une tonne d'explosif.

Propulsé par le pulso-réacteur situé au-dessus du fuselage, au rythme de 45 impulsions par seconde, le V1 avait un rayon d'action de 250 à 300 kilomètres, distance qu'il parcourait à une vitesse moyenne de 550 à 620 kilomètres-heure et à une altitude de 200 à 2.000 mètres. L'engin consommait 27 litres d'essence à la minute, c'est-à-dire la quantité nécessaire à l'alimentation d'un bombardier Avro-Lancaster de 25 tonnes de chargement. Son lancement était assuré par une rampe de béton et de métal, sorte de canon pneumatique, de 45 à 50 mètres de long, incliné de 6 à 10 degrés. La bombe, entraînée par un ergot sur la piste ascendante, décollait à 250 kilomètres-heure et, dans une trajectoire très tendue, filait vers son objectif, à raison d'une toutes les 50 minutes.

Selon le but à atteindre, le V1 emportait de 450 à 750 litres d'essence. Une petite hélice située sur le nez de l'avion sans pilote et actionnée par le seul rythme de la course assurait la rectitude du tir et permettait de fixer le moment de l'explosion. On inscrivait sur un compte-tours le nombre de rotations que devait effectuer l'hélice

avant que le robot ne se trouvât au-dessus de la cible. Arrivé à ce chiffre, l'arrivée d'essence aux brûleurs était coupée, le gyropilote s'arrêtait et des volets dissymétriques s'ouvraient à la queue. L'appareil, commandes contrariées, plongeait en vrille. Pour accroître l'effet destructeur, un contact électrique, placé à l'avant, provoquait l'explosion de la charge au premier contact avec le sol. La bombe soufflait littéralement tout ce qui se trouvait autour d'elle.

Harcelée par les attaques aériennes, luttant pied à pied dans le Cotentin, mise en échec sur les fronts de Russie et d'Italie, l'Allemagne attendait beaucoup de son aune secrète. Le 17 juin, le général commandant les V1, l'artilleur Heinemann, fut convoqué au Q.G. du Führer, près de Margival, au nord de Soissons. Les chefs de la Wehrmacht réclamèrent la mise en action des V1 contre la tête de pont de Cherbourg. Mais la dispersion des points de chute (de l'ordre de 15 à 18 kilomètres) rendait une telle utilisation militaire trop aléatoire.

Hitler ordonna que l'assaut sur Londres fût poursuivi et intensifié. Il prophétisa l'écroulement de l'Angleterre et répliqua durement à ses maréchaux :

- Ne vous occupez pas de la suite de la guerre. Veillez plutôt à votre front d'invasion.

Ce jour-là, sur un des avions sans pilote que lançaient les bases du littoral, le gyroscope se dérégla. Le V1 fila vers l'est et vint exploser à proximité de l'abri bétonné du Führer. D'aucuns voulurent voir dans cet accident un présage...

Près de Dieppe, de Calais, de Boulogne, la Wehrmacht abattait des arbres, assemblait des blocs métalliques. On camouflait les aires de départ, on entourait de mystère l'acheminement des bombes. Partout régnait une agitation fébrile. Sous les bombardements alliés, les soldats du 155e régiment allemand de D.C.A., éreintés, les traits creusés, ruisselant de sueur sous leur casque, lançaient inlassablement leurs robots à la lueur des incendies. La crainte des sabotages agissait sur les nerfs. À tout moment, en engin pouvait éclater prématurément...

Une lutte inexpiable était engagée. De cette lutte dépendait le sort du monde. Pour la première fois, des hommes se trouvaient aux prises avec des monstres scientifiques surgissant de toutes parts. Une aveugle mort arrivait sur eux, sous la forme de ce petit avion que faisaient haleter les pulsations de sa tuyère et dont la chaîne des explosions motrices inscrivait un pointillé lumineux sur le ciel nocturne de Londres.

Du 13 juin au 31 août 1944, 8.070 V1 furent lancés, 5.394 franchirent la côte. Environ 2.400 atteignirent Londres et sa banlieue. Ils mirent hors d'usage 76.784 maisons, en endommagèrent 950.395, causèrent 5.864 morts et 40.371 blessés. Comparées aux chiffres des bombardements de 1940-1941, les pertes en vies humaines apparaissaient relativement faibles ; mais les destructions matérielles étaient considérables. Londres vivait dans une continuelle angoisse. Réfugiés dans les couloirs du " tube ", tassés dans les abris, les Anglais ne connaissaient plus de répit. À tout instant, dans l'air léger de ce printemps et de cet été tragiques, un robot pouvait amorcer sa chute vertigineuse et semer la mort.

Perdue au milieu de cet immense débat, la personnalité de Jean Maridor semble minuscule et dérisoire. Mais c'est aux grands moments de l'histoire des guerres que se révèlent les tempéraments d'exception. À la limite des possibilités humaines, en équilibre sur le prodigieux, en désaccord avec les lois du risque, quelques êtres se haussent alors à des sommets.

La confrontation du jeune pilote havrais avec les robots constitue l'une de ces entreprises extraordinaires.

CHAPITRE XII

LES " DOODLE BUGS "

La fatigue, l'éreintement nerveux et physique avaient émacié le visage de Jean Maridor. Les yeux brillaient au fond d'orbites devenues osseuses. La peau, que le soleil brunissait si facilement, se tendait sur les os de la face, le sourire avait disparu. Une expression d'entêtement narquois le remplaçait. La gloire du pilote était derrière lui, dans les rafales meurtrières sur les bateaux de flak.

Il volait moins. On le ménageait, et cette prudence dont il bénéficiait l'irritait. Il avait tenu l'air jusqu'à 46 heures 35 en avril 1942 ; sa moyenne de vol mensuelle était restée supérieure à 20 heures pendant toute l'année 1943 ; maintenant ce chiffre était réduit à moins de 4 heures, pour chacun des cinq premiers mois de 1944. On dit que le destin marque ses victimes et les isole longtemps à l'avance. Pour Jean Maridor, l'image semble vraie. Ses photographies en sont la preuve ; les témoignages de ses camarades la confirment : dès l'aube de juin 1944, le champion épuisé portait le masque de la mort.

Cette présence tragique sur ses traits frappait davantage ceux qui savaient que, pour la première fois, la vie s'ouvrait à lui, étincelante. Jean était amoureux. Peu de temps après son arrivée à West-Malling, il avait rencontré une jeune fille, également officier dans la R.A.F., Jean Lambourn. Le flirt ébauché se transforma promptement en un sentiment tendre et grave. Les parents de Jean accueillirent tout de suite le pilote français comme on reçoit un fils doublé d'un héros. Dans l'atmosphère quiète du cottage d'Oxford, coquet et fleuri, le jeune homme éprouvait tout ensemble le bien-être apaisant du foyer et un malaise indécis. Dans cette maison vivaient un père, une mère, un frère et une sœur : exactement l'équivalent de ce que Jean Maridor avait laissé dans la maison de Graville.

Héros de guerre, capitaine mûri et affiné par l'éloignement, par l'inquiétude que lui inspirait le sort de sa famille et de sa patrie, le glorieux pilote ne ressemblait plus beaucoup, extérieurement, au jeune élève qui avait débarqué en Angleterre quatre ans plus tôt. La flamme intérieure, toujours aussi vivace, était devenue presque douloureuse. La pureté intransigeante du patriotisme de Mander le contraignait à un isolement plein de hauteur. Le Bihan, Béasse, Léon étaient morts ; Traisnel et Leblond, blessés. Il demeurait seul sur la brèche, appauvri par la disparition de ses camarades de combat, privé du réconfort de leur présence. De ce fait, sa responsabilité lui paraissait grandie. Sur lui pesait toute la tâche de l'équipe démembrée.

Le 5 juin au soir, le lieutenant de Bordas rentrait d'une patrouille lancée à la recherche d'un Me 109 sur l'île de Wight. Dans la nuit tombante, l'aviateur français aperçut la flotte d'invasion qui cinglait vers les côtes de France.

La grande aventure commençait.

Le lendemain, Jean écrivit simplement sur son carnet de vol : " D Day ". Le squadron 91 demeurait en réserve. Le commandement le destinait à l'intervention sur le point de débarquement le plus critique. Pour cette raison, la formation ne participa que de loin à l'offensive générale. Du 7 au 13 juin, alors que l'assaut bat son plein, on ne relève aucune heure de vol pour le capitaine Jean Maridor. Or, le 13 juin, à 4 heures du matin, un événement fulgurant allait bouleverser la Grande-Bretagne et donner un nouveau départ à la carrière du pilote.

À Saint Leonards, petit village du Kent, un sergent de garde vit passer dans le ciel " un appareil étrange qui faisait un bruit de froissement et projetait à l'arrière une très vive lueur ".

Tous les renseignements détenus par les états-majors alliés avaient été communiqués aux guetteurs chargés de veiller sur le sommeil de l'Angleterre. Le sergent de Saint Leonards put donc, dans les approches indécises de l'aurore de juin, lancer la première alerte aux V1 : Diver !

Le 18 juin, le squadron 91 reçut l'ordre de prendre l'air pour chasser les bombes volantes, qui apparaissaient en grand nombre. Les Spitfire XIV, dont la formation était équipée, disposaient d'un faible excédent de vitesse sur les V1. Aucune technique particulière ne pouvait être mise au point, dans ces premières heures de hâte et d'effroi. Sur les 200 bombes déjà lancées, 73 avaient atteint l'agglomération londonienne, 25 avaient été détruites par la D.C.A., 7 par les appareils de chasse, 1 par leur action combinée ; 94 étaient tombées hors de leur objectif. Il fallait se mesurer avec la bête, en ignorant ses traîtrises.

Plusieurs engins passaient au-dessus de West-Malling en direction de Londres. Ils se profilaient sur le ciel et un bruit caractéristique de pulsation accompagnait leur course. Quelques-uns d'entre eux (environ un sur vingt-cinq) disposaient d'un radio-émetteur, qui contrariait les commandes à point nommé ; ainsi, la bombe piquait vers son but tout moteur en marche et provoquait de plus importantes et plus précises destructions.

Les premières constatations des chasseurs lancés à la poursuite des monstres faisaient état de difficultés que rencontraient les pilotes, au moment de viser, à cause des gaz chauds qui s'échappaient de la queue du V1 ; en outre, il fallait plusieurs rafales courtes pour causer à la bombe volante des dommages suffisants. Ces renseignements succincts n'étaient pas encore parvenus aux différents squadrons. La première " Diver Patrol " du 91 fut un échec un engin fut poursuivi sans résultat. L'opération dura une heure vingt. Jean atterrit, surexcité par ces premières passes. Le combat contre ces V1, que les Anglais surnommaient déjà les " doodle bugs ", les " punaises idiotes ", apparaissait décevant. Cela ressemblait à la destruction d'un animal nuisible, privé de tout raisonnement et de tout instinct. Le monstre n'entendait même pas venir le justicier.

Vue sous cet angle, la lutte eût été ramenée à un pourchas échevelé. Mais l'attaque du V1 devait se produire à plus de deux cents mètres de distance, sous peine de devenir mortelle pour l'assaillant. Bourré d'explosif, le " diver " constituait la plus dangereuse des cibles.

Jean Maridor repartit.

Le combat était à sa mesure. Il comportait sa dose exaltante de fatalité. Le torero sur le déclin, idole déjà touchée par l'ombre, se voyait confronté avec un fauve insolite, lourd de danger. Les nerfs épuisés du champion se crispaient à nouveau pour le duel.

Les pilotes s'entretenaient encore, au sol, de leur essai infructueux, lorsqu'ils entendirent arriver le V1. Derrière lui, le Spit de Maridor était lancé dans une poursuite effrénée, crachant de ses deux canons et de ses mitrailleuses. Les salves se succédaient, brèves, rageuses.

- Ça y est ! ... Il l'a touché !

Pourtant, le " diver " continuait. Tout cela se passait très vite. Une nouvelle rafale éclata.

- On va le recevoir sur la gueule ! criait-on au terrain. Le V1 explosa juste après avoir dépassé West-Malling. Jean, emporté par sa vitesse, chercha à dégager, mais traversa néanmoins la zone d'éclatement. Un virage serré et il revint vers l'aérodrome. Ses camarades le virent battre des ailes, prendre sa piste et rouler près des hangars. Lorsqu'il ouvrit le cockpit, il avait retrouvé son sourire.

Bravo, Jean !

- I am sorry, les enfants... Mais je l'ai eu !

Il exultait et essayait de ne pas trop le montrer. Rentré dans sa chambre, il se débarrassa de la " Mae-West " s'assit sur son lit et écrivit à la page de son carnet de vol : 18 June I Blow Lamp extinguished.

Jean apprit la victoire de son fiancé au téléphone. Mais ce soir-là les deux amoureux ne purent pas se rencontrer. Juin régnait partout. Les fleurs jaillissaient des jardins ; tout respirait la jeunesse et la joie. Les cyclistes qui roulaient sur les chemins de gazon paraissaient voler. Les grounds étaient peignés de frais. Des roses pompons rouges éclataient au coin des vieux murs. De temps en temps une pluie fine, fraîche et douce, arrosait les routes ; mais on la sentait consacrée aux pelouses et aux framboisiers. Elle n'atteignait pas les hommes. Tout aurait pu demeurer simple et tranquille. Mais ces " doodle bugs " traçaient dans le ciel capricieux du sud de l'Angleterre leurs traînées haletantes et rapides, semant la destruction et la mort.

Petit à petit, le système de défense s'organisait.

Les limites extrêmes de passage des " divers " sur la côte se précisaient. Elles se situaient à Cuckmore Haven, d'une part, et à Saint Margarets Bay, d'autre part, sans erreur possible, et cela correspondait à la fixité des rampes de lancement. Les squadrons avaient pour mission d'intercepter le plus grand nombre possible de projectiles avant qu'ils n'aient atteint cette zone. Alertés par les stations de radar qu'on avait installées sur le littoral, les chasseurs disposaient en tout de six minutes pour intervenir. Compte tenu de la perte de temps inévitable et de la nécessité de se tenir hors de portée des batteries et de la chasse ennemies, le temps accordé pour l'attaque au-dessus de la mer était très court. Ensuite, l'engin se heurtait au réseau serré des armes antiaériennes; dans une bande bordant les plages et les falaises, aussi dangereuse pour l'avion poursuivant que pour la bombe. 800 canons lourds et 2.000 canons légers tirèrent en vingt-quatre heures jusqu'à 69.000 obus.

Entre cet obstacle et le grand Londres, 30 miles restaient à couvrir. Les " divers " les franchissaient en cinq minutes. Une minute plus tard, ils rencontraient le barrage de ballons et la D.C.A. londonienne. La lutte contre les V1 se caractérisait donc, pour les pilotes, par une course hâtive à l'intérieur de deux secteurs libres, le premier délimité par les deux rivages du ' Channel ", le second par les deux barrières de D.C.A., celle du littoral et celle de la périphérie de Londres. Au terme de ces brèves attaques, l'aviateur, impuissant, voyait souvent l'engin piquer brusquement et exploser. Cet instant de culbute était imprévisible ; à tout moment le chasseur pouvait perdre sa proie et suivre des yeux son plongeon redoutable.

La tactique la plus généralement employée consistait, dès qu'un " diver " était signalé, à se placer sur sa trajectoire. Le chasseur se laissait rejoindre, laissant la bombe passer de préférence au-dessus de lui, pour mieux discerner l'engin qui se découpait sur le ciel. Dès l'apparition du monstre, il fallait cabrer et passer au-dessus de lui. Là se plaçait une inévitable seconde de désappointement. La manœuvre de l'avion lui faisait, provisoirement, perdre le contact avec la bombe, qui semblait se défiler, traçant son ombre sur la campagne. Seul le piqué vertigineux, en augmentant la vitesse de l'avion, rapprochait le tireur de sa cible. Oreilles bourdonnantes, le pilote regagnait sur le " diver ". Il voyait la plaine anglaise monter vers lui ; il amorçait sa ressource, pour se placer dans l'axe arrière du V1, et il crachait alors de toutes ses armes.

Jean n'arrêtait pas de chasser.

Sur les pistes du ciel semées de météores feldgrau, il passait des heures entières. Cette tension continuelle l'épuisait. Elle le fatiguait comme des coups de poing donnés dans le vide harassent un boxeur qui a dépassé les bornes de la résistance nerveuse. La poursuite vaine communiquait au chasseur une pénible sensation d'impuissance. L'oxygène, toujours partiellement ouvert, pour faire face aux situations imprévues, entretenait le pilote dans un apparent bien-être ; mais, revenu au sol, il se retrouvait baigné de sueur et rompu de fatigue. Alors il refaisait le plein d'essence et repartait. Battant toujours la même zone, il demeurait de longues minutes à l'affût, pour bondir ensuite et s'accrocher à une nouvelle proie. Le plus souvent, la fumée de l'explosion qui s'élevait de la zone des habitations terminait le combat. Du haut de son Spit, Jean Maridor imaginait les ravages causés par la bombe ; mais il ne fallait pas s'attarder. D'autres

" divers " arrivaient.

Comme toujours, Jean se montrait méticuleux, attentif, jusqu'à la superstition :

- On n'a pas assez de temps pour pouvoir les descendre. J'ai envie d'aller les chercher sur la D.C.A. côtière. Là, les éclats les entourent. Ils sont plus faciles à repérer !

Cela signifiait que l'aviateur voulait traverser, lui-même, un rideau de " flak ". L'idée audacieuse cheminait dans son esprit.

Le 22 juin, il reçut une lettre du général Valin, le félicitant de son exploit du 18 :

Les ailes françaises restent donc toujours en bonne place pour déjouer les ruses de l'ennemi.

Comme pour confirmer le jugement de son chef, Maridor s'acharna pendant toute la journée.

Après un premier vol d'une heure, sans résultat, il se retrouva au terrain, nerveux et insatisfait. Déjà, une autre patrouille prenait l'air ; il s'y joignit. Durant vingt minutes, il scruta le ciel. Un engin passa très loin vers sa gauche ; il tenta quand même une impossible poursuite. Elle le laissa désemparé.

Il décolla une troisième fois.

Son équipier se tenait à sa droite. Le ciel, uniformément bleu, offrait une visibilité parfaite. Jean décida de monter et de se rapprocher du littoral. Le secteur des batteries l'attirait. D'où il se trouvait, il apercevait déjà la dentelure des côtes et la frange d'écume. Il se décida brusquement, ouvrit sa phonie :

- Yellow 1 à Yellow 2... Demeure à 4.000 pieds. Je vais aux nouvelles.

Il entrait dans la bande d'artillerie lorsque la bombe surgit. Elle abordait la côte sensiblement à la même hauteur que le Spit. Maridor tira sur le manche, écrasa le palonnier.

L'avion frémit et bascula. Tassé sur son siège, Jean ouvrit un peu plus son oxygène, alluma son collimateur. Dans le micro, il cria :

- Yellow 1 à Yellow 2... Diver à 11 heures... 3.000 pieds.

Déjà, il était derrière le V1.

La frêle silhouette noire se découpait sur les prairies. Le pilote pouvait suivre sa course grâce à l'ombre de la bombe, qui sur le sol semblait sauter les rangées d'arbres, avaler les routes. Maridor poussa la manette à fond. Le Spit parut bondir. Dans l'écouteur, la voix du partenaire lui parvint :

- Yellow 2 à Yellow 1.. Un autre diver dans ton dos... Au-dessous de toi... For me !

L'affaire devenait sérieuse. D'un doigt, Jean mit le déclencheur de tir au combiné " canons-mitrailleuses ". Sa main s'assurait sur le sommet du manche, impatiemment. Dans le collimateur, l'engin grossissait. Les flammes et les vapeurs de la tuyère donnaient, faussement, l'impression que la cible dansait. Le pilote s'appliqua à la situer à l'intersection des deux axes du viseur ; son poing se serra. Les obus encadraient la bombe. Elle se rapprochait dangereusement, en obliquant apparemment vers l'ouest. Par une douce pression sur le palonnier, Jean corrigea sa direction. De nouveau, il lâcha sa décharge. Il n'eut pas le temps de se rendre compte. Plus vite qu'il ne le prévoyait, une explosion ébranla le Spa, lancé à plus de six cents à l'heure. Maridor, cramponné au manche, contraignit l'appareil à rompre... La radio lui porta la voix exultante de son équipier :

- Good show ! You got it !

Il éclata de rire dans son masque. Une hilarité un peu crispée. Pour la deuxième fois, il avait eu la sensation de traverser un cerceau de feu et d'acier.

Il envoya un coup d'œil derrière lui.

Un peu au-dessous de ses ailes, sur sa droite, l'Anglais pourchassait le second " diver ". Jean voyait les mitrailleuses crépiter, comme si elles arrachaient les bords d'attaque du Spitfire. Une rafale, une autre. Deux giclées de canon. L'avion était maintenant près de la bombe. À trois cents mètres, l'aviateur lâcha une dernière salve, vida ses chargeurs. La passe était manquée.

Le V1 semblait s'enfuir ; il distançait son poursuivant. Jean avait remis les gaz au maximum. Le combat s'était déroulé sous lui et, maintenant, il se trouvait en meilleure posture que son partenaire pour attaquer. Il jeta dans son micro : " For me ! " et se précipita dans le sillage de la bombe. Londres était là. Dans le ciel rose, barbouillé de fumées, la rangée de ballons grandissait à vue d'oeil. Maridor piqua. Le sang lui sauta au visage. Les maisons s'approchaient. Le pilote ne regardait pas le " diver " ; il le sentait, là, à main droite. Un virage, l'aile inclinée presque à la verticale, et le Spit se trouva sur l'engin, à moins de 250 mètres. Sans attendre, Jean situa l'objectif au centre du collimateur et crispa le doigt sur le déclencheur. L'avion crachait de toutes ses armes. Le V1 devenait monstrueux. Malgré l'éblouissement des gaz et l'espèce de trémoussement qui agitait le " diver ", Maridor distinguait nettement sur le fuselage la croix gammée. Sa main ne quittait pas le bouton de tir. À 200 mètres à peine, la cible éclata.

Un réflexe permit au pilote de tirer sur le manche et d'actionner au pied pour dégager vers la gauche. La montée le cloua sur son fauteuil tandis que le Spit poussait un long gémissement.

Devant lui, les ballons apparurent. Il dut, une nouvelle fois, obliquer. Un peu partout, des taches noires indiquaient l'éclatement des obus de D.C.A. Plus bas, la Tamise miroitait sous les derniers rayons de soleil. La voix de l'Anglais lui parvint dans l'écouteur :

- Yellow 2 à Yellow 1...1 pay a drink !

Jean sourit, baissa un peu l'oxygène, et répondit :

- Yellow 1 à Yellow 2... C'est ma tournée.

Il éprouvait totalement cette ivresse du triomphe qu'il recherchait en vain depuis des mois. Deux a divers th.. L'insuccès de son camarade lui fit plaisir, sans acrimonie et sans orgueil. Simplement parce que le fait donnait plus de prix à son exploit.

Volant de conserve, les deux Spit atterrirent à West-Mailing, l'un suivant l'autre. Les écharpes mauves qui traînaient dans le ciel annonçaient le crépuscule.

Ce soir-là, Jean sortit avec Jean.

- Je rentrerai de très bonne heure, avait-il annoncé.

La victoire lui imposait des devoirs supplémentaires. Parmi ceux-ci, l'impérieuse nécessité d'être dispos, en vue des combats du lendemain.

La soirée se prolongea beaucoup plus qu'il n'avait prévu. Pour la première fois depuis des semaines, Maridor se sentait libéré. Il éprouvait une apaisante quiétude. Lorsqu'il avait rencontré Jean, une réputation de champion le précédait, que les circonstances semblaient se refuser à confirmer. Il courait, sans résultat, après la réussite. Maintenant le triomphe ne lui causait aucune exaltation, mais une sorte de douce torpeur, dont il ne se lassait pas de goûter le charme.

Au camp, on lui avait confié une voiture. Il conduisait, sa fiancée à ses côtés. Les vitres étaient baissées ; les phares occultés n'éclairaient que vaguement les carrefours solitaires. Jean le questionna :

- Où nous menez-vous ?

- Je ne sais pas, darling... Le plus loin possible.

Des pensées un peu tristes, importunes, surgissaient. Il revoyait Le Havre, la rue des Acacias ; tout cela très indécis, dans un halo de tendresse. Comme les images du passé paraissaient invraisemblables ! Il se trouvait dans l'Angleterre en guerre, assis aux côtés de la femme qu'il aimait, charmante dans son uniforme de la R.A.F.

Jean s'inquiétait :

- Vous êtes sûr de ne pas aller trop loin ?

Dans un coin perdu, il arrêta la voiture, sur le bas-côté, éteignit les phares. Seule, la lueur du tableau de bord éclairait les yeux de la jeune fille et faisait luire au poignet du pilote le cadran de sa montre.

- Jean, quand nous marions-nous ? demanda-t-il. Pendant un instant, ses yeux parurent s'éteindre. Elle regardait par la portière. Très vite, elle se tourna vers lui :

- Mon père pensait au début d'août...

Pendant plus de deux heures, Maridor le solitaire, le renfermé, parla de ses projets, de sa famille, de ce qu'il aimait. Ravie, sa fiancée l'encourageait à poursuivre lorsqu'il s'interrompait pour chercher le mot anglais exact, ou lorsqu'il hésitait à tout dire. Ainsi s'inscrivaient dans le coeur des deux amoureux les mots graves, les serments définitifs, qui laisseraient quelques semaines plus tard de douloureuses cicatrices.

Raccompagnant Jean, le pilote conduisait presque au ralenti. Le bercement de la voiture, allié à la douceur de la nuit, lui donnait une sensation d'irréalité.

Au camp, il se coucha très vite. Toute sa nuit ne fut qu'un long cauchemar, peuplé de VI et déchiré d'explosions. Au matin du 23 juin, les traits tirés, enfermé dans sa solitude, Maridor décolla...

CHAPITRE XIII

VICTOIRES ET BONHEUR

LE 30 juin un jour brumeux et sale se leva sur le sud de l'Angleterre. Jean demeura dans sa chambre pour rédiger son courrier. Il répondit à Miss Doreen Webb, sa " marraine de guerre ", qui lui souhaitait un proche retour dans sa patrie pour y retrouver sa famille " en bonne mine ". Puis, il entreprit d'écrire à Leblond, dont il venait de recevoir une lettre. Son camarade, toujours hospitalisé à Ventnor, dans l'île de Wight s'écriait :

L'annonce du mariage de Maurice m'a beaucoup amusé. C'est tout simplement fantastique ! Il me paraît toujours le même et, d'après ses lettres, il y a des moments où je me demande s'il ne croit pas toujours au Père Noël ! Un vrai môme !

Maridor souriait en posant la plume. Il venait d'annoncer à son ami ses propres fiançailles, ajoutant que le mariage était fixé au début d'août. Leblond, déjà stupéfait parce qu'un copain " se passait la corde au cou ", allait éclater de joie dans son lit, répétant :

- Mon petit chinois se marie ! Mon petit chinois se marie !

Jean ressentit cruellement l'impossibilité de donner à sa famille la primeur de la grande nouvelle. Où ses parents se trouvaient-ils actuellement ? La guerre en France évoluait beaucoup plus lentement qu'il ne se l'était imaginé. Les journaux annonçaient toutefois la prise de Cherbourg. Quand Jean reverrait-il Le Havre et dans quel état ?

Bientôt l'optimisme reprit le dessus. En fin d'après-midi, le pilote confia ses lettres au mess et fit préparer son Spit. En sortant, il frissonna. La pluie se glissait partout. Des bancs de brume réduisaient la visibilité.

Tout de suite, il prit de l'altitude, entrouvrit l'oxygène et alluma son collimateur. Sans hésiter, il mit le cap sur la mer, grimpant au-dessus de la barrière de flak britannique. Il avait son idée.

Quelques jours plus tôt, un jeune pilote australien du 91, Ken Collier, se trouvant à court de munitions alors qu'il poursuivait un V1, était néanmoins parvenu à l'abattre. Il avait fait passer l'aile de son Spitfire sous l'aile de l'engin, et réglé sa vitesse de manière à voler de conserve avec lui. Ensuite, virant sur le côté, il avait basculé le " diver ", en le soulevant par l'extrémité de son plan.

- I tipped it over ! avait-il crié en phonie, lorsque l'engin, gyroscope déréglé, s'était écrasé dans la campagne. Par hasard, l'exploit s'était accompli à proximité d'une école ; en toute bonne foi, on avait cru l'aviateur surtout préoccupé du péril que couraient les enfants. Dès que l'aventure s'était ébruitée, Ken Collier avait reçu un important courrier d'admiratrices. Les postières ajoutaient même quelques mots de félicitation personnelle sur les enveloppes qui lui étaient adressées. Ken Collier n'en croyait pas ses yeux :

- I did not see the school ! protestait-il joyeusement.

Maridor voulait expérimenter le procédé, dont l'audace et la précision l'avaient conquis. Peut-être que, mis au point, ce système permettrait d'obtenir un rendement supérieur, dans la destruction des " doodle bugs ". Ces sacrées bestioles passaient au nombre de cent par jour en moyenne, et, chaque matin, le communiqué anglais, laconique, se bornait à dire :

Des dégâts furent causés et il y eut quelques victimes.

À tout moment l'explosion terrifiante pouvait se produire. Un pilote français, résidant dans un hôtel de la capitale, dut descendre de sa chambre à la réception, le portier s'étant trompé de clef. Il passait sous la voûte d'entrée lorsque le " diver " percuta. C'est à cela que le Français dut d'être le seul rescapé de l'immeuble, qui fut totalement anéanti.

Dans les squadrons, on avait modifié le degré d'octane de l'essence destinée aux Spitfire XIV, de manière à augmenter leur excédent de vitesse sur les V1. La lutte, cependant, se révélait difficile et dangereuse. Un aviateur hollandais, s'étant trop approché de la tuyère, avait atterri, son appareil noirci de l'empennage à l'hélice, la peinture complètement brûlée.

Ce jour-là, Jean voulait son V1.

Ayant branché la phonie sur la base, il attendait le signal :

- Hullo ! Diver à 9 heures... 2.000 pieds !

- Weil !

" Dommage ! " pensa Maridor. La bombe passait très bas. L'opération qu'il projetait aurait lieu à l'altitude des écharpes de brume, ce qui en augmentait la difficulté. L'aviateur se trouvait à 3.500 pieds; rapidement, il vira à gauche et commença à descendre. Le pare-brise du Spit était noyé de pluie ; l'avion déchirait des masses cotonneuses et se rapprochait de la Manche. Dans la bouillie grisâtre qui flottait entre les nuages et les flots, le repérage de l'engin serait laborieux. L'œil sur le compas, Jean questionna dans le micro :

- Hullo ! Je ne vois rien.

La réponse arriva immédiatement :

- À Yellow 1... Diver en direction de Bexhill. 2.000 pieds.

Jean poussa la manette, le Spit bondit.

Hastings apparut sur la droite, alors que le pilote revenait vers les côtes au maximum de sa vitesse. Son œil fouillait désespérément la brume au-dessous de lui. Il aurait dû grimper pour échapper aux coups de la flak ou, au contraire, se faufiler en rase-mottes. Mais, du moins, de la hauteur où il se trouvait, les flocons noirs des obus de D.C.A. seraient parfaitement visibles autour du " diver ".

À la hauteur du littoral, le feu commença.

Tout de suite, Maridor identifia la bombe. Elle glissait au milieu des éclats, stupidement, comme si elle avait couru à un rendez-vous. Le bruit d'une explosion vint de l'est. C'était un second projectile qui venait d'éclater sous les feux des batteries. Mais le premier avait franchi le rideau sans encombre. Jean le traversa à son tour. D'autres coups partaient, vers de nouvelles cibles. En abordant la campagne du Sussex, le Spit fut entouré de taches noires qui ne lui étaient pas destinées. Enfin, il jaillit hors du barrage. Au-dessous de lui, visible par intermittence entre les bandes de brunie, le " diver " continuait sa route. Petit à petit, l'avion gagnait du terrain. Dans le collimateur, la bombe grossissait.

À 300 mètres, Jean dégagea un peu sur la droite, pour éviter la chaleur de la tuyère, et, volant parallèlement au V1, arriva à sa hauteur. Le jeune Français n'avait jamais vu d'aussi près, ni sous cet angle, cet avion rudimentaire, sans cockpit, complètement hermétique et surmonté de son manchon flamboyant. Le réglage de vitesse se révélait plus ardu que pour un vol de groupe. L'aile du Spit n'était maintenant qu'à une dizaine de mètres du plan du " diver ". Ce plan ne dépassait guère de plus de deux mètres le fuselage. Il fallait donc tenter la jonction presque contre le ventre du monstre.

Maridor regarda l'altimètre. Les deux rivaux se rapprochaient dangereusement de la terre. Ensemble, ils traversèrent un bouchon nuageux.

Attention aux collines! » pensa Jean.

La forêt d'Ashdown défila à ses pieds. Le " diver " était tout proche. Le pilote glissa son aile sous celle de son redoutable voisin. Un instant, il eut du mal à maintenir la position. La radio intervint :

- Hullot !

Il la coupa, nerveusement. Il avait absolument besoin de se concentrer. Un regard devant lui, un autre aux deux plans presque joints, que la vitesse faisait danser, il appuya sur la pédale de droite, en légère montée. Juste à ce moment le V1 fut avalé à l'improviste par un ruban de brouillard.

Suant d'angoisse, le chasseur attendit le heurt, qui ne se produisit pas... Les secondes paraissaient des siècles. Maridor redressa, redoutant un accrochage en sens inverse, mais se refusant à abandonner sa proie. Le " diver " était là, un peu en arrière ; les extrémités des ailes avaient dû se frôler. La chaleur envahissait le visage du pilote. Il cabra, passa sur le dos, rétablit, et se retrouva à 200 mètres derrière la queue du V1. La main sur le déclencheur, il centra les flammes dans son viseur et tira de toutes ses armes. Le Spit tremblait. Les salves se répétaient furieusement. À bout de résistance nerveuse, Maridor crispa le doigt sur la détente...

Tout à coup, le " diver " éclata !

L'avion gémit, tant le virage fut brusque. Il traversa la zone d'explosion. Jean, à peine calmé, ouvrit la phonie et annonça aussitôt :

- Hullo ! I got it ! (Je l'ai eu!)

Le temps étant bouché, il choisit d'atterrir à Staplehurst, où il fut accueilli par des félicitations. Il but une tasse de thé brûlant. Moins d'une heure plus tard, il repartait sur West-Malling.

Avant de s'endormir, il dessina sur son carnet de vol la petite croix gammée traditionnelle qui signifiait : " une victoire ". C'était la dernière qu'il devait tracer de sa main.

Le 5 juillet fut une grande date.

Maridor n'avait pas volé depuis quatre jours, lui qui, depuis le 18 juin, totalisait plus de deux heures de moyenne quotidienne. Il était résolu à " scorer ".

Au cours de la première patrouille, qui dura cinquante-cinq minutes, il descendit un " diver " avec une facilité déconcertante. Tout se passa comme dans un numéro parfaitement réglé. Ayant repéré l'engin, dès que l'indication fut donnée par la phonie, il l'exécuta en deux rafales, au-dessus de la Manche.

En atterrissant, Mander se sentit alerte et vigoureux, comme lors de ses prouesses de naguère au-dessus du port de Boulogne. La mécanique humaine semblait de nouveau en parfait état. Il changea de Spit et décolla aussitôt avec un nouvel équipier.

Grâce à l'aisance du pilote, la chasse retrouvait son caractère sportif et distrayant. Jean allait au combat avec l'ardeur d'un rugbyman qui cherche à placer le ballon entre les deux poteaux adverses.

Alors qu'il patrouillait à 4.000 pieds, la phonie désigna la cible.

- Yellow 1 à Yellow 2, clama Maridor dans son micro... Regarde ça !

Déjà, il avait aperçu le " diver " et entamé à sa rencontre une large glissade.

Miraculeusement, il retrouvait la joie de voler, dans sa plénitude. Nul doute qu'il ne tarderait pas à redevenir, au sol, le garçon volontaire et revendicatif des périodes fastes. Ainsi pensait-il en passant le long du " diver " qu'il venait de rejoindre, s'étonnant de sa propre désinvolture. En accomplissant les gestes du duel, il lui aurait été possible de les commenter à haute voix. Pas une seconde, il ne douta de la réussite :

- Un, je vole à sa hauteur. Deux, je règle mon régime sur le sien. Trois, je glisse mon aile sous la sienne. Quatre, good bye, Diver.

À peine de retour au terrain, il repartit à deux reprises consécutives. Insatiable et joyeux, il vola une grande heure, battant son territoire de chasse préféré. Sans résultat. En toute autre circonstance, cet acharnement vain succédant à deux brillantes réussites l'aurait ébranlé et déçu.

Il fut lui-même étonné de la gaieté qu'il éprouvait en rentrant à West-Malling.

Il appela Jean au téléphone :

- Hello, darling ! s'exclama-t-il, sans la laisser parler, two new babies !

Elle ne put s'empêcher de rire. Mais, aussitôt, une angoisse rétrospective la saisit. Avant de raccrocher, elle dit tout doucement :

- Keep yourself sale and sound.

Et elle ajouta :

- For me.

Le soir, ils se retrouvèrent à l'Highlander Manor, tout près de West-Malling. C'était un bar superbe, à l'intérieur duquel poussait un arbre ; celui-ci portait les signatures de tous les pilotes de la R.A.F. qui s'étaient succédé à cette base.

De Bordas, autre aviateur français du Groupe, était là. Comme Maridor, il se spécialisait dans la chasse aux " divers ". À ce jeu, commençait à " scorer " un champion fameux, l'Anglais Joseph Berry, qui, après la chute de Maridor, prendrait nettement la tête et disparaîtrait, à son tour, en mission offensive.

Ce soir-là, personne ne semblait songer à la mort, malgré les nombreuses croix qu'on voyait tracées dans l'écorce, sous les noms des camarades descendus. Cet arbre-cimetière était l'épouvantail qui devait mettre en fuite les idées noires. Autour de lui la gaieté était absolu7ment de règle.

Jean avait téléphoné à Londres à Mlle Ida Rubinstein, afin de prendre rendez-vous pour lui présenter sa fiancée. La période des derniers préparatifs du mariage approchait.

Le pilote s'amusait des inquiétudes de Jean. Elle craignait que le voyage de noces ne fût difficile à organiser, dans un pays en guerre et à quelques jours du Bank Holiday.

- Tous les hôtels seront pleins, affirmait-elle. Il faut retenir dès maintenant une chambre du côté de Bournemouth.

Comme il paraissait ne pas écouter, elle insistait :

- Vous n'aimez pas Bournemouth ?... C'est le Nice anglais, pourtant.

- Justement, répondit-il en lui serrant doucement la main. Ce qu'il nous faudrait, c'est le vrai Nice !

De nouveau, Jean patrouilla plusieurs heures par jour, cherchant les " divers ". Sur son carnet de vol, il n'écrivait plus rien, se réservant de le remplir d'un coup, à la veille de son mariage.

Didier Beguin lui écrivit de son O.T.U., lui demandant d'intervenir pour qu'il fût affecté au squadron 91 :

Toi qui es tout-puissant, m'a-t-on dit, tu dois certainement connaître la marche à suivre.

Didier terminait sa lettre en disant qu'il espérait rendre visite à son camarade, ajoutant : si toutefois vous n'avez pas déménagé de l'autre côté. Le dernier membre de la phrase était barré pour la censure, mais demeurait lisible.

De fait, Mander faillit bien réaliser son rêve de traverser le Channel pour fouler, enfin, la terre de France. L'offre de commander une escadrille stationnée en Normandie lui avait été faite. Il la refusa, par fidélité au squadron 91, ce bataillon de " trompe-la-mort ", où il tenait à terminer la guerre. De plus, la date de son mariage approchait. Mieux valait tenir encore quelques semaines.

Malgré sa détermination, le pilote éprouva un serrement de coeur lorsqu'il alla voir ses camarades français qui s'affairaient pour le grand départ. Mais il se ressaisit. En restant sur place, il avait le sentiment de s'acquitter d'un devoir sacré vis-à-vis de son " équipe ". Les morts et les survivants de la " patrouille " intervinrent, à leur insu, dans la décision prise. Cependant, la joie des partants le laissa un peu désemparé.

Il rentra à la base et - comme toujours lorsque le moral était atteint - il passa quarante minutes en l'air à contrôler son appareil.

À son atterrissage, une mauvaise nouvelle l'attendait. Le 21 juillet, le squadron partait pour Deimland. Ce transfert entraînait une séparation d'avec Jean, l'abandon des habitudes prises, depuis mai, à West-Malling, et une vie plus fruste sous la tente. Le 91, qui groupait les deux meilleurs squadrons de la R.A.F., comprenant des pilotes anglais, français et hollandais, allait s'installer non loin de l'abrupte falaise de Beachy Head, qui surplombe la mer de zoo mètres.

Jean téléphona à sa fiancée. Comme lui, elle fut très affectée par ce contretemps. À trois semaines de leur mariage, rien ne faisait prévoir un tel éloignement. De nombreuses dispositions devaient encore être prises; il fallait donc se hâter.

Lorsque le pilote eut raccroché, il ressentit toute sa fatigue et il alla se coucher sans passer par le mess.

Pendant les quelques jours qui suivirent, Jean Maridor ne cessa de voler. Le C.O. avait donné son accord pour qu'il rejoignit Deimland par ses propres moyens, lorsque le squadron quitterait West-Malling. Jean avait l'intention de passer par Oxford, pour régler les détails de la cérémonie, désormais toute proche. Le 16 juillet, en une seule patrouille d'une heure vingt, il fit exploser deux nouveaux V1. Ce double succès ne figura pas sur son carnet de vol ; Jean négligea de le noter et son camarade de Bordas n'avait pas les éléments nécessaires lorsque, plus tard, il compléta de sa main ce carnet. Le succès fut pourtant compté, à cette date, au score officiel de Maridor. Une lettre du 20 juillet, écrite par M. Lambourn à son futur gendre, fit clairement état de " 2 d-nuisances " abattus par Jean " le dimanche précédent ", c'est-à-dire, en effet, le 16 juillet.

De quel pressentiment la fiancée du pilote était-elle déjà hantée ? Dans la même lettre du 20 juillet, M. Lambourn s'inquiétait d'un coup de téléphone que sa fille avait reçu, et tel qu'elle " avait pensé que quelque chose était arrivé à Jean, ces jours derniers ".

- L'avez-vous encore échappé belle ? demandait-il.

CHAPITRE XIV

DERNIER COMBAT

OXFORD était verdoyant et gai.

En traversant " the High ", l'artère principale de la ville, Jean et sa fiancée souriaient à l'existence. À l'orage de la veille, si gênant pour les opérations militaires en France, succédait très provisoirement un ciel lavé, bleu pâle, en harmonie avec les fleurs et les murs anciens des collèges. Les deux fiancés avaient rendez-vous avec M. Lambourn, au Randolph Hotel, où devait avoir lieu le lunch du mariage.

Le bar était bondé lorsqu'ils arrivèrent. Pour prendre le thé, ils durent attendre qu'une table fût libre. Jean croyait rêver. Tous ces détails concernant le menu, les invitations, l'office, qui revenaient sans cesse dans la conversation, lui semblaient délicieusement puérils, après le grondement des moteurs et l'explosion des " divers ". Par ailleurs, ce garçon trop consciencieux était tourmenté par un scrupule : dans de telles circonstances, avait-il le droit de prendre quelques jours de bonheur ?

Il réagit. La main tiède de Jean pressait la sienne. Le visage amaigri d'enfant boudeur, rongé par les yeux sombres, se détendit.

Deux journées passèrent encore. Le pilote, prévenant, attentif, était toute tendresse et toute gentillesse. Il ne redevenait grave que pour raconter ses derniers combats, si on le lui demandait, et il le faisait très brièvement, avec une réserve anglaise.

La date du 11 août fut définitivement arrêtée. Le service serait célébré par l'aumônier français, à la Saint Aloysius Church. Pour la réception au Randolph Hotel, M. Lambourn se chargeait des pourparlers avec le gérant.

Lorsque Maridor débarqua à Deimland, le 26 juillet au soir, le squadron était dans ses meubles. Le camp se dressait autour du terrain. Un vent assez vif faisait trembler les toiles. Le paquetage du pilote se trouvait déjà dans sa tente individuelle, avec son lit et son fauteuil. Cette existence de camping fit sur Jean, après le confort du cottage d'Oxford, l'effet d'une douche glacée. Elle le surprit et le réveilla. Il alla trouver le C.O. pour l'inviter au mariage. Ses camarades l'interpellaient :

- Alors, John, c'est pour quand?

- Le 11 août.

Dès le lendemain, il s'envola pour une longue patrouille contre les " divers ". Le 28, il recommença, puis longea les flots jusqu'à Selsey Bill où il atterrit. De nouveau, il regagna la base. Là, il n'y tint plus. En quinze minutes de vol, il alla se poser à West-Malling.

Jean l'y attendait, prévenue par téléphone. Les deux fiancés ne devaient se voir que quelques minutes, afin de régler de menus détails. Maridor avait reçu une lettre de M. Lambourn, au sujet de l'heure fixée pour le service religieux ; il devait s'entendre avec l'aumônier par téléphone. Devant une tasse de thé, au mess de la R.A.F., il était difficile de se dire des mots tendres. Tout le monde connaissait le pilote et venait le saluer, en lui tapant familièrement sur l'épaule. Au moment de la séparation, Jean renouvela sa recommandation :

- Take cure of yourself ...

Maridor décida de coucher au camp et de ne rentrer que le lendemain. Deimland ne fit pas d'objection.

Le 29, il décolla de bonne heure pour retourner à sa base. Changeant d'avion, il repartit aussitôt en " diver patrol ". Son équipier anglais abattit une bombe. Maridor vida ses canons sur un engin, qu'il avait malheureusement intercepté trop près de Londres. Juste au moment où il s'apprêtait à l'exécuter, le V1 piqua droit vers la terre. Jean plongea derrière lui, s'acharnant à tirer ; mais il dut redresser, à moins de 300 mètres du sol. En se retournant, il vit nettement le " diver " percuter sur une maison et des meubles jaillir à travers les murs éventrés.

À son atterrissage, un télégramme l'attendait. La bénédiction, retardée d'une heure, était définitivement fixée à 12 h 15. M. Lambourn précisait que l'aumônier disposait d'un excellent train qui arrivait à 11 h 12. Maridor téléphona à Mlle Ida Rubinstein pour la prier de vouloir bien régler, de Londres, ce dernier détail de la cérémonie. L'artiste invita Jean à venir dîner au Ritz, le 1er août, avec sa fiancée.

Dans l'après-midi, le chasseur repartit. Les " divers " se raréfiaient, grâce au succès d'une attaque anglaise contre un de leurs dépôts. Néanmoins 70 engins franchissaient encore quotidiennement les côtes britanniques. Ce soir-là, en une heure de vol, Maridor n'en rencontra aucun.

- Hello I I am landing West-Malling !

Puis il appela la base :

- Hello ! Yellow 1 to base. Engine trouble. I am ...

Une voix gouailleuse l'interrompit et compléta sa phrase :

- ... I am landing West-Malling !

La même voix ajouta, un instant après, alors que le pilote s'apprêtait à prendre la piste :

- Hello ! Base to Yellow 1. Enjoy your evening !

Le 31 juillet, les faire-part arrivèrent au camp. À l'heure du thé, Jean fut congratulé par tous les pilotes.
Le S/L Kynaston le prit un moment à part :

- Je suis content pour vous, John, lui dit-il. Tout ira bien maintenant. Nous avons percé Avranches. Votre pays sera libre très bientôt. Vous pourrez y conduire Mme Maridor.

Il regarda le ciel serein où l'ombre du soir commençait à descendre :

- Quel beau mois d'août se prépare ! conclut-il.

Le 1er août, à Londres - qui se trouvait toujours sous la menace des V1 - Jean et Jean coururent les magasins. Le pilote était joyeux, mais préoccupé. Il ne cessait de parler de la France :

- Je suis sûr que mes parents vous aimeront et que vous les aimerez, affirmait-il. Vous savez, la maison du Havre est toute petite... D'ailleurs, existe-t-elle encore ?... Mais on trouvera un coin épatant, près du terrain auquel je serai affecté.

L'idée de faire une carrière de pilote d'essai ne l'avait pas abandonné. En escadrille, il s'était toujours montré attentif, plus qu'aucun de ses camarades, au comportement de son matériel. Souvent il se livrait à des " air test ", relevait la moindre vibration insolite ; revenu au sol, il demandait aux mécaniciens des modifications de détail. La paix retrouvée, il se promettait d'accomplir de grandes choses dans ce domaine.

Mlle Ida Rubinstein les attendait pour le dîner. Ce fut un repas presque pénible, à la grande surprise de la célèbre artiste, Les deux jeunes gens se montraient pourtant très amoureux l'un de l'autre. Jean, souriant, se moquait gentiment de sa fiancée ; elle lui répondait sur le même ton. Tous deux racontaient leurs démarches, leurs projets. L'ambiance aurait dû être gaie, mais le coeur n'y était pas. Une pesante mélancolie habitait les yeux du pilote. Son rire, très rare, ne parvenait pas à ranimer son regard. Mouchotte, et combien d'autres, avaient eu cette même attitude contrainte en présence de Mlle Ida Rubinstein, lors de la dernière visite qu'ils lui faisaient avant de disparaître pour toujours. En prenant congé des deux jeunes gens, Ida Rubinstein leur confirma qu'elle téléphonerait le surlendemain à l'aumônier. Ils pouvaient compter sur elle.

En sortant du Ritz, Jean et Jean virent une voiture de pompiers qui se hâtait, sans doute vers le point de chute d'un " diver ". Instinctivement, Jean serra plus fort le bras de son fiancé. Il éprouvait un sentiment complexe : d'une part, il se rappelait qu'il avait vaincu plusieurs de ces monstres ; d'autre part, comme tous les aviateurs, il craignait plus que tout une mort absurde, au sol. Tous deux pressèrent le pas.

Le lendemain, à Deimland, Jean Maridor fit encore deux sorties infructueuses.

3 août 1944. Le soleil se lève, dissipant les nuages.

Sur les falaises de Beachy Head, le ciel est grondant d'avions. Les uns après les autres les Spit s'envolent. Jean endosse sa Mae-West puis grimpe dans l'habitacle. Les rayons solaires jouent sur le pare-brise ; les plaques métalliques sont chaudes.

Tout à l'heure, il a déjà volé avec un équipier pendant quarante-cinq minutes, sans apercevoir de V1. Les stations de radar signalent maintenant de nouveaux projectiles.
L'aviateur met le contact, effectue les nombreuses manœuvres de décollage et, dans le vrombissement de son moteur, roule pour gagner sa piste. L'herbe s'efface, le Spit prend de la vitesse et fonce droit vers la mer. Jean allume le collimateur, règle l'accès d'air frais dans la cabine, vérifie la position du déclencheur des canons. La phonie crachote un peu. Le pilote appelle la base :

- Hullo !

La réponse tarde. Pendant ce temps, l'avion s'élève. Inclinant sur l'aile, Maridor aperçoit le rivage, à la limite du Kent et du Sussex. L'écouteur vibre :

- Hello : Base to Red 1. Diver à 3 heures, 3.500 pieds.

Avec l'automatisme du champion entraîné, le chasseur pousse la manette des gaz, consulte le compas. Le " diver " doit aborder la côte entre Winchelsea et New Romney, ces deux villages autrefois ports de mer et dont la Manche s'est retirée depuis des siècles.

Voici le V1. Il surgit presque à la verticale de Rye. Il étincelle et les éclatements blancs et noirs de la D.C.A. lui font escorte. Maridor amorce une glissade vertigineuse. Le sol semble monter sous son plan droit, l'air siffle, le Spit tressaille. Une pression sur le palonnier, l'avion se redresse. Jean s'assure contre le repose-tête de cuir et place, tout de suite, le V1 dans son collimateur. Il met les gaz à fond et regagne sur l'objectif.

À mesure qu'il s'en approche, il distingue tous les détails : la tuyère enflammée, le long fuselage marbré de marron verdâtre, les deux courtes ailes. Le reflet du collimateur joue sur le projectile, y pose un rond dansant et vagabond. Au-dessous des deux adversaires, la campagne anglaise se déroule, comme un film accéléré.
600 kilomètres ! 650 kilomètres ! La cible grandit.
Posément, avec certitude, Maridor ajuste ses canons. Il appuie sur le déclencheur. Aux premiers coups, l'engin parait touché. Il donne de la bande et s'engage dans une course oblique qui le rapproche du sol.

Bien en avant, à gauche, au sommet d'une petite éminence entourée de forêts, s'élève une vieille bâtisse-hôpital, noyée de lierre. Le toit porte la croix rouge protectrice, mais Maridor ne doit pas la voir. Il sait seulement que sa proie lui échappe et qu'elle se dirige, sans avoir éclaté, vers une agglomération. Sa lucidité est totale. Il pousse le manche en avant, plonge derrière le " diver ". Le sol se rapproche à une allure affolante. Le pilote ne dispose plus que de quelques secondes pour détruire la bombe, avant qu'elle n'atteigne les maisons.

Parfaitement maître de lui, Maridor tire une nouvelle salve, à bonne portée. La cible louvoie dans le collimateur. Autour d'elle, lancée à 800 kilomètres à l'heure, les prés, les maisons, les routes se bousculent.

Farouchement, obstinément, Jean lâche encore de courtes rafales. Le sang lui est monté au visage. Il s'approche davantage. Trop. Beaucoup trop. Il a peut-être la sensation de faire une folie au moment où il presse une nouvelle fois sur le déclencheur, Toutes ses armes crachent en même temps.

A-t-il le temps de discerner, quelque part dans le puzzle qui saute devant ses yeux, la tache couleur brique de l'hôpital, la croix rouge sur fond blanc ?

Le " diver " éclate. Une explosion gigantesque... Les débris criblent le Spitfire de Maridor ; le souffle arrache les deux ailes.

Le fuselage se casse en deux. L'avion tournoie, démantibulé, avant de s'écraser dans les jardins de l'hôpital.

Tout s'était passé très vite. Figés sur place, les occupants de l'hôpital et de l'école voisine n'arrivaient pas encore à se rendre compte de la catastrophe à laquelle ils venaient d'échapper ni à comprendre le drame qui s'achevait sous leurs yeux.

Rapidement, des infirmiers, des médecins, se précipitèrent dans les jardins, où l'avion écartelé s'était fracassé. Des bosquets ravagés, une légère fumée s'élevait. Les débris métalliques s'éparpillaient sur près de cent mètres. Soulevant une tôle, écartant une épave du moteur, les sauveteurs pensaient, à tout instant, découvrir un corps déchiqueté.

On l'aperçut enfin, effondré comme un pantin de son à demi vidé dont on aurait coupé les ficelles. Un docteur le retourna, vit les yeux grands ouverts, défit laborieusement la Mae-West, tâta le coeur... Il reconnut avec étonnement l'uniforme français de l'aviateur.

La plupart des Anglais ignoraient que quelques rares Français combattaient dans la R.A.F. Le spectacle de ce jeune étranger qui avait succombé pour les sauver les remplit d'une profonde émotion. Pieusement, on ramassa le corps disloqué ; on mit Jean Maridor dans un cercueil emprunté à l'hôpital.

Lorsque le lieutenant de Bordas, alerté, arriva sur les lieux, tout était terminé. Son camarade reposait déjà au fond de la boite mortuaire, dans une salle toute blanche.

Ceux qui avaient assisté à la tragédie ne doutaient pas que le pilote eût été tué en cherchant à les protéger. De toutes parts, les témoignages de regret et d'admiration affluèrent.

Mrs. Barbara Sharp envoya le simple et émouvant rapport suivant :

Medway House Benenden Kent. Cher Monsieur Lambourn,

Je souhaiterais pouvoir vous en dire davantage sur le terrible accident survenu au capitaine Maridor.

Comme vous pouvez l'imaginer, tout s'est produit si rapidement que nous n'avons pas eu le temps de voir grand-chose.

On nous a dit ici qu'en essayant de sauver l'hôpital et l'école où nous demeurons, il tira de trop près sur la bombe volante. L'avion fut coupé en deux et projeté par-dessus l'école.

Voulez-vous dire à votre fille, de la part de nous tous, ici, que cet acte de bravoure a sauvé dans l'hôpital des vies de soldats et de beaucoup de petits enfants. Je sens que cela ne peut suffire à vous consoler, mais c'est la meilleure chose que je puisse dire.

Je vous envoie un des obus que j'ai ramassés sur le terrain. Cela peut être un réconfort pour votre fille, d'avoir un des obus tirés par l'avion du capitaine Maridor.

Votre sincère, BARBARA SHARP.

Ce jour-là, lorsque Mlle Ida Rubinstein téléphona à l'aumônier pour le prier de vouloir bien reculer d'une heure la cérémonie du mariage, il lui fut répondu que cette dernière n'aurait pas lieu, le capitaine Jean Maridor venant de se tuer en mission aérienne.

Mme et M. Lambourn adressèrent à leurs amis conviés à la réception un faire-part rectificatif d'une poignante concision :

M. et Mme Lambourn ont le regret de vous faire savoir que le mariage de leur fille n'aura pas lieu.

Ils viennent d'être informés que le capitaine Jean Maridor, des Forces Aériennes Françaises, a été tué ce matin. 3 août 1944.

De son côté, le lieutenant de Bordas compléta le carnet de vol inachevé du pilote mort. Et il ajouta, sur la dernière page :

3 août Diver Patrol 15'

Attack a Diver - His A.C. was blown up by the explosion - Crashed and was killed.

Certified correct,

H. DE BORDAS, LT.

CHAPITRE XV

ÉPILOGUE

Les armées alliées avançaient en Bretagne et en Normandie. Le 25 août, Paris était délivré. Le Havre continuait à vibrer sous les bombardements.

Mme Maridor n'avait pas voulu quitter la rue des

Acacias :

- C'est là qu'il reviendra, avait-elle dit.

Ils vivaient dans la cave, pansaient les blessures de leur maison ; les parents attendaient leur fils, la soeur attendait son frère.

À la fin de septembre, le cousin de Jean, accompagné de son père M. Cayla, put prendre place à Angers dans un camion de ravitaillement qui allait sur Paris. À peine arrivé, le jeune homme se précipita au ministère de l'Air. Il était muni d'une lettre d'introduction.

On le renvoya rue Saint-Dominique, au Q.G. du général Valin.

Là, un officier d'ordonnance, trompé par la lettre elle-même, crut que le visiteur n'était qu'un mandataire, pour lequel il était inutile d'avoir des ménagements. Il lui dit tout net :

- Maridor a été tué il y a plus d'un mois.

Le général Valin, prévenu, fit remettre à Jean Cayla une photographie du héros au dos de laquelle il griffonna le glorieux palmarès :

10 avions abattus,

25 bateaux coulés, brûlés ou endommagés,

11 bombes volantes, plus de nombreux objectifs détruits au sol.

MARTIAL VALIN.

Le soir, le jeune homme, les yeux pleins de larmes, retrouva son père. M. Cayla lui tendit sans mot dire l'article de Jean Eparvier, qui avait paru dans le Figaro du 21 septembre 1914, sous le titre :

NOS HÉROS DE L'AIR

Un V1 allait tomber sur un hôpital,

Maridor se fait sauter en l'attaquant à bout portant.

La nouvelle s'étalait en première page. Il ne fallait pas que M. et Mme Maridor fussent avertis de cette façon !

Les deux hommes empruntèrent des bicyclettes, seul moyen de locomotion qui fût à leur disposition, et quittèrent Paris, pour tenter de se rendre au Havre avant que le journal n'y arrivât. Le premier soir, ils couchèrent à Rouen ; le second jour, ils parvinrent au Havre. Il restait encore à apprendre la terrible nouvelle aux Maridor. Ils allèrent d'abord se renseigner au restaurant qui faisait l'angle de la rue, dans le quartier semé de ruines.

Le journal avait paru, mais la famille ignorait encore la catastrophe. Tout le monde se taisait, espérant contre l'évidence. Au moment où les deux messagers allaient quitter la salle, M. Maridor entra. Son visage amaigri s'éclaira :

- D'où venez-vous ? Qu'est-ce que vous attendez pour entrer à la maison ?

Il les entraîna. Thérèse et sa mère se trouvaient dans la salle à manger ; elles paraissaient heureuses. Aux murs étaient accrochés des portraits de Jean.

- Puisque vous arrivez de Paris, vous devez avoir des nouvelles ? demanda M. Maridor en s'asseyant.

Le jeune Cayla n'avait pas la force de parler. Son père préféra mentir :

- Non, répondit-il.

Mme Maridor souriait :

- Je sais qu'il est vivant. Chaque fois qu'une bombe tombait dans le quartier, les sous-verre se décrochaient.

Chaque fois, je les remettais en place. Jamais il ne s'en est cassé un seul. C'est un signe qui ne trompe pas.

Il n'était plus possible de reculer. M. Cayla emmena le chef de famille au restaurant, pour lui parler seul à seul.

M. Maridor s'effondra. À son tour, Thérèse, que ces allées et venues inquiétaient, entra dans la salle. Elle vit que son père pleurait. La jeune fille apprit ainsi la vérité.

Mme Maridor attendait seule, dans la salle à manger, entourée des cadres intacts où souriait l'image de son fils. Elle reçut le coup comme une femme qu'on poignarde.

Puis, des renseignements plus précis parvinrent à la famille, apprenant chaque jour aux parents de nouveaux détails sur leur enfant tué. Ils savaient qu'il avait trouvé la mort en détruisant un V1 ; ils connurent ses faits d'armes. Ils surent en même temps, pêle-mêle, le lieu où l'on avait enterré Jean, le nom de sa fiancée, ceux de ses meilleurs camarades. Malgré leur douleur, sans cesse ravivée, ils ne voulaient rien ignorer.

- Où habite-t-elle ?

A-t-il laissé une lettre ?

- Son corps, dans quel état était-il ?

La gloire de leur fils grandissait. Tous les journaux parlaient de lui, le général Valin faisait son apologie : Ce fut le Guynemer de cette guerre.

À la fin de l'année 1945, arrivèrent les deux messages posthumes de la Croix-Rouge. M. Maridor alla recueillir à la mairie du Havre la succession militaire du capitaine Jean Maridor.

La correspondance, brûlée, faisait défaut ; il manquait aussi le carnet où Jean notait ses impressions ; les souvenirs mentionnés par Miss Jean Lambourn avaient dis-paru. Il ne restait que des slips, des chaussettes et des mouchoirs.

Cependant, le nom de Jean Maridor retentissait dans toute la France. A Clermont-Ferrand, il était donné à une promotion de jeunes officiers ; à Paris, on le gravait sur le mur du Club des pilotes alliés, 22, avenue du Président-Wilson ; à Livry-Gargan, à Louis-Gentil, au Maroc, les aéro-clubs se mettaient sous l'égide de ce nom devenu sacré. À Graville, le groupe scolaire en constrution faisait de même, ainsi que l'aéro-club de Bléville. Jean Maridor avait été le seul étranger proposé pour la plus haute distinction britannique : la Victoria Cross. On affirmait qu'une rue de Londres portait son nom.

À la suite d'un télégramme qui fut envoyé de Londres à Alger, le 8 août 1944, Jean fut nommé successivement :

CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR, pour prendre rang du 30 mars 1942 :

Pilote de chasse de tout premier ordre, qui unit la maîtrise dans le combat à un mépris complet du danger. Se propose d'enthousiasme pour les missions les plus dangereuses. A réussi d'innombrables destructions, dans des conditions particulièrement périlleuses. Vient d'ajouter un nouveau fait d'armes à son palmarès en n'hésitant pas à attaquer sur la côte belge un bateau de D.C.A. et en réussissant à le couler malgré un feu intense de la défense ennemie. A pu ramener son appareil gravement endommagé au-dessus de la côte anglaise avant de se jeter en parachute, donnant ainsi la preuve de sa ténacité et de sa haute idée du devoir. Trois fois cité à l'ordre de l'Armée.

OFFICIER DE LA LÉGION D'HONNEUR, pour prendre rang du 23 octobre 1943 :

Volontaire de juin 1940 ; pilote de chasse dont l'audace n'a d'égale que son habileté, spécialiste incomparable des attaques à basse altitude, possède la plus haute idée du devoir et maintient très haut le prestige français parmi ses camarades de combat britanniques.

Engagé en opérations depuis septembre 1941, totalise 340 heures de vol de guerre, en 380 missions dont Ibo offensives. Compte à son actif : 7 victoires aériennes et de nombreux bateaux et autres objectifs détruits. Une fois cité à l'ordre des Forces Françaises Libres, quatre fois cité à l'ordre des Forces Aériennes Françaises Libres. Distinguished Flying Cross.

COMMANDEUR DE LA LÉGION D'HONNEUR, pour prendre rang du 1er août 1944 :

Héritier des plus pures traditions de la chasse française, soutient infatigablement une lutte farouche et spectaculaire et fait preuve d'un courage qui restera légendaire.

Après avoir participé à de nombreuses attaques en vol rasant, et notamment aux opérations de protection du Corps de débarquement en Normandie, vient d'être engagé dans la défense contre les bombes volantes, en a détruit neuf en quelques semaines, grâce à un mépris complet du danger, et a ajouté à la gloire des ailes françaises un prestige sans cesse grandissant.

Le général Corniglion-Molinier remit la cravate à M. Maridor.

De son côté, l'Aéro-Club de France décerna à Jean, le 23 octobre 1947, sa médaille d'or. Le 11 octobre 1948, une plaque à la mémoire de Jean Maridor fut inaugurée, dans la cour de l'école de Graville, en présence de M. Pierre Courant, député-maire, de MM. René Coty, Siefridt et Binot, députés, de Montalembert, conseiller de la République.

Enfin, le 16 décembre 1948, un Dakota ramena à Bléville, par une triste journée de brume, les corps de deux camarades de la " patrouille " : Le Bihan, tué le premier ; Maridor, tué le dernier. Le 19, vingt mille Havrais suivirent son cercueil drapé de tricolore, sur lequel avaient été déposées sa tunique et sa casquette.

Le général Valin accueillit la dépouille en ces termes :

" Avec lui quatre compagnons partirent pour l'Angleterre, aux jours tragiques de 1940. Aucun n'en est revenu, et la gloire n'en a marqué qu'un.

M. Bétolaud, ministre des Anciens Combattants et Victimes de la guerre, M. Moreau, secrétaire d'État aux Forces Armées, M.P. Courant, député-maire, et le général Valin, inspecteur des Forces Aériennes, entre autres personnalités, faisaient partie du cortège.

On enterra le héros au cimetière Sainte-Marie, dans le carré du Souvenir Français.

Jean était enfin de retour au Havre.

Alors, tout changea.

La mort de Jean avait plongé sa famille dans la désolation. À peine remis du terrible choc, M. Maridor avait dû chercher du travail au Havre. Les camarades de la " patrouille " étaient morts ou blessés. Personne ne songeait à exploiter publicitairement le sacrifice du héros.

D'autres étoiles s'étaient levées au firmament des ailes françaises. M. Maridor leur écrivit ou leur rendit visite, espérant connaître par eux quelques détails concernant son fils. On ne le reçut pas ; on ne lui répondit pas.

Alors, il rangea la correspondance de Jean - celle de son adolescence - il réunit les quelques lettres plus récentes qui, en Angleterre, avaient échappé à la destruction, il constitua avec toutes ces reliques : coupures de journaux français ou britanniques, citations, carnet de vol, photographies, un touchant dossier, précieux témoignage, qu'il essaya de ne plus jamais regarder.

C'est ce même dossier qui constitue l'essentiel de la documentation utilisée pour ce livre. Rien ne remplacera les pages ardentes écrites par Jean Maridor dans la fièvre des combats, pages dont il ne reste que de trop rares extraits. Ils ont cependant permis, joints aux témoignages de quelques survivants, de retrouver le vrai visage du héros.

Pourquoi le nom de Jean Maridor n'a-t-il pas bénéficié de la même notoriété que celui d'autres aviateurs, qui ne le valaient peut-être pas ? On a honoré sa mémoire sur le plan militaire et sur le plan local ; mais sa vie de combat-tant exalté, sa mort follement téméraire ont été par trop méconnues. Quelle est la raison de cet oubli ou de cette réticence ?

Au lendemain de la Libération, Jean Maridor, bien qu'il appartint aux Français Libres, n'était pas complètement des leurs. Il avait livré sa guerre en solitaire, dans les rangs britanniques. Son bref passage dans l'escadrille française n'avait pas laissé de souvenir. À aucun moment, le jeune Havrais n'avait manifesté complètement sa solidarité avec ses compatriotes exilés.

Toujours hanté par le souvenir de la France blessée, il attendait impatiemment le jour où il la retrouverait. Jusque-là, il ne pouvait s'attacher à rien. Non-conformiste, il se tenait à l'écart. En outre, son caractère ombrageux, ses minutieuses habitudes professionnelles, son impétuosité au combat faisaient de lui, au sol, un inadapté. Les bals, les sorties, les cérémonies officielles l'irritaient.

De plus, malgré son avancement rapide et en dépit d'une mâle assurance, il conservait au fond du coeur un complexe d'infériorité sociale. Jean était demeuré le petit pilote de l'Aviation populaire. Il ne pouvait l'avouer avec simplicité qu'à la patrouille Auprès des autres, il s'en vantait avec ostentation. Ses démêlés avec des pilotes, auxquels il reprochait de n'être pas assez avares des vies et des biens français, avaient encore aggravé le malentendu. L'aviateur Jean Maridor était unanimement estimé pour ses exploits ; l'homme n'avait guère d'amis pour perpétuer son souvenir. C'est pourquoi sa dépouille, ramenée en France, n'eut que tout juste sa part de gloire, celle qui brillait d'un trop vif éclat pour qu'on pût l'étouffer.

Plus tard, de nombreux récits de combats furent publiés, sauf ceux du grand destructeur de V1. Il était ainsi oublié, effacé des mémoires.

Depuis, l'engouement pour les héros militaires s'est calmé. Singulièrement quand il s'agit de ceux de la Seconde Guerre mondiale. On craint, en les exaltant, de révéler une appartenance, ou une inféodation à telle fraction d'une opinion divisée. Cette pusillanimité n'a pas ici sa place.

Jean Maridor est un des rares héros qui n'appartiennent ni à un parti ni à une idéologie. À personne d'autre qu'à la France.

Au plus fort du combat, son désir forcené de victoire ne s'est jamais départi d'un respect profond et exigeant pour la terre de son pays. Il ne dépend d'aucun clan. Il est étranger à toute haine.


MARIDOR, LE GÉNÉRAL ET LES " YELLOW NOSES " DE GALLAND

Curieuse journée que celle-là... À quatre heures trente du matin, je relève avec Maridor la première patrouille de l'aube. Temps maussade, nuages bas traînant presque sur le sol. Pourquoi les " opérations " ne nous ont-elles pas laissés dormir ? Dormir... Une obsession... Nous sentons que nous en avons un terrible besoin... Œufs au bacon et toast de marmelade avalés sans précipitation aucune. Si le ciel pouvait se boucher, mais alors là complètement... Quels rêves en perspective !... Dispersal calme, degré d'humidité à haute intensité, panache de fumée sale au-dessus de la hutte. À l'intérieur, deux boys tout équipés, prêts à foncer... Le time-keeper ronfle comme un bienheureux. La bouilloire à thé fredonne une chanson d'elle seule connue.

Accueil chaleureux des gars, du genre : hérissons réveillés brusquement par la dent d'un renard. Maridor pose les questions rituelles sur un ton grognon... Dieu que ça va mal ce matin... La réponse du chef de patrouille, qui va aller se coucher, est truffée d'injures soigneusement sélectionnées à l'adresse du chef de secteur... N'est-ce pas une honte d'avoir assuré l'alerte par un temps où les oiseaux eux-mêmes ne volent pas !... Il nous confie que OPS-B-One, l'officier féminin de la salle d'opérations, a été, elle-même, intransigeante à leur égard... OPS-B-One, un officier certes, mais avant tout une femme, peut-être même une jolie fille... Rien qu'en pensant à cette possibilité, le sang gaulois de Maridor ne fait qu'un tour. Il va lui téléphoner, lui, Jean Maridor, à OPS-B-One et c'est bien le diable si, le charme français agissant, elle ne nous renvoie pas à nos lits bien douillets... Et Voilà Jean qui, le combiné en main, réclame d'une voix chaude et conquérante OPS-B One... Son fort accent français donne à ses questions une douceur supplémentaire... On s'attend à une réponse presque musicale... Mais c'est une voix masculine chuchotante qui se fait entendre :

- No, Sir, OPS-B-One est partie se coucher...

Déçu, Maridor devient épique :

- Comment, gronde-t-il dans l'appareil, OPS-B-One est partie se coucher, alors que nous on nous fout en alerte... What the hell you think you are ? Passez-moi le contrôleur...

Il y a un temps mort pendant lequel " Mary " renforce son rire en pensant à la W.A.A.F. endormie, au mauvais temps, à notre présence inutile... Puis il y a une voix grave au bout du fil... Avant qu'elle ait pu commencer une phrase, Maridor attaque :

- Comment, on nous met readiness alors que les états-majors dorment... Vous pourriez, je suppose, demander l'avis des pilotes... Et je voudrais bien savoir quel est le c... qui a donné cet ordre...

La réponse revient comme un coup de gourdin :

- It is me (C'est moi), dit la voix grave.

Il y a encore un petit silence et la voix grave ajoute quelques mots qui rendent facile l'identification de son propriétaire... Maridor s'accroche au mur  :

- Je ne comprends pas, me dit-il, c'est le général commandant le XIe groupe qui m'a répondu... Cela fait un drôle d'effet...

Ce n'est que deux heures plus tard, alors que le soleil paraît, que Maridor comprend pourquoi le grand patron, en personne, préside l'opération qui va, une fois de plus, nous amener au-dessus de la France.

À 7 h 30, le briefing est terminé et le ciel clair. Le spy a fini son exposé et Harris a conclu : Piece of cake en donnant 7 h 45 pour l'heure de décollage. Personne n'a cru cependant qu'il s'agissait d'un " morceau de gâteau ". Les personnes à visiter sont les Yellow Aloses du général Galland à Beauvais. Ce sont de méchants gars qui disposent de F.W. 190 et font partie de l'élite de la chasse allemande grâce à leur encadrement de vétérans... Les squadrons 41 et 91 sont de la party. Nous survolerons les abords du terrain en rase-mottes, environ quatre minutes avant le bombardement que feront nos Mitchell.

Formation impeccable des vingt-quatre Spit au-dessus de l'eau. Falaises de France en vue. Le leader, par un petit coup de manche, nous avertit que nous allons passer l'obstacle de justesse. Surprise, la défense côtière ne tire pas. Nous prenons les positions de combat... Enfin Harris rompt le silence radio :

- O.K., chaps, climbing up... (Allons-y les gars... Montons.)

Le terrain n'est pas loin. Et ce serait curieux que les YellowNoses se laissent surprendre alors que les radars allemands ont nos bombardiers sur leurs écran depuis un bon moment... Nous, on tente la surprise en éclaireurs... Naturellement, les Yellow Noses sont en l'air. C'est la voix de Maridor qui gueule à faire éclater les écouteurs :

- Look out Ray leader, Focke Wulf abolie at one o'clock. (Attention, Ray leader, les F.W. au-dessus à une heure.)

En effet, j'aperçois l'ennemi qui brille au-dessus de nous. Deux paquets d'une dizaine largement étalés dans le ciel. Enfin, une troisième formation, plus importante encore que les deux premières.

Ray Harris ne perd pas une seconde. Profitant de sa position favorable par rapport au soleil, il fonce vers le troisième paquet...

C'est une minute exaltante que celle qui précède un accrochage entre deux formations de chasse dans un ciel limpide. suspendus à nos moteurs, nous grimpons à une vitesse vertigineuse derrière nos adversaires. Excellente manoeuvre. Les Boys se tiennent magnifiquement... Pas un trou dans le dispositif... pas de traînards. Ray Harris est un chef... Les ferries ne semblent pas nous avoir vus. Ils nous attendent plutôt comme leur tombant dessus de cette coupole illuminée par le soleil.

Nous arrivons comme la foudre... Presque trop vite. À cent cinquante mètres Ray Harris ouvre le feu, fusille irrémédiablement le premier qui se présente, un autre chef de patrouille à ses côtés en fait autant...

À mon tour, j'en choisis un dans le tas. Il bat des ailes frénétiquement, des ailes courtes, jaunâtres. Je distingue très bien ses croix noires bordées de blanc sur le fuselage vert olive. Je suis presque trop près. Tant pis, le point lumineux de mon collimateur est stable sous son ventre. Le cercle du viseur l'encadre complètement : " Fais ta prière mon gars... " J'appuie sur la détente des armes. Mon avion trépigne, tousse comme une bête malade. Tous mes canons tirent. Le F.W. s'arrête en l'air, le ventre ouvert... Une tôle, découpée par mon tir, vient frôler mon avion. Le F.W. plonge d'un seul coup vers le sol, une flamme rouge au milieu d'une fumée noire dévore les croix ennemies...

Pour les Allemands, le premier moment de panique est passé. Trop nombreux, ils se gênent mutuellement. Le carnage dure encore quelques secondes et j'aperçois des épaves qui descendent en feu... Y a-t-il des Spit là-dedans ? Pas le temps de s'en rendre compte. On verra plus tard. Il faut profiter à fond de la surprise.... C'est fini. Car soudain... Wouff... la première formation de F.W. passe à l'attaque. Elle pique sur le 41e squadron qui se trouve un peu au-dessus du leader. Les Boys du 41e se mettent à tourner en cercle défensif avec une belle discipline. Quelques F.W., voulant venger leurs camarades, essaient de passer au travers du cercle en tirant un Spit au passage. Mon camarade Red Bloomer, l'Australien rouquin du 91e, se laisse tomber littéralement sur le dernier de la formation allemande. Il tire à bout portant... Épaisse fumée en volutes noires sur les flancs du F.W. La coupole vitrée vole dans l'air en tournoyant. Tel un diable sortant de sa boîte, le pilote évacue son appareil touché à mort. Son parachute s'ouvre immédiatement. Et on voit le Jerry descendre lentement, suspendu à ses ficelles et à sa large corolle blanche. Il gesticule et proteste comme un pantin articulé tandis que nous tournoyons près de lui... Maintenant il faut décrocher. Et vite...

- O.K. Chaps, going home. (Bien les gars, on rentre.)

Ray Harris a réussi à placer un ordre dans le tintamarre des appels radio Les Plaies, eux, sont beaucoup moins pressés de nous quitter. Avant que nous ayons pris le cap retour, ils attaquent. Tout le monde dégage.

- Break starboard, Jaco, break...

Mon n° 2 hurle. Avant qu'il ait terminé son appel, je vois un chapelet de traceuses passer au-dessus de mon aile gauche... En tirant brusquement sur le manche dans l'espoir de voir mon ennemi, je me " voile " irrésistiblement. Rendre la main, et vite... En espérant que mon n° 2 veillera sur moi pendant mon retour à une vision normale. À ce moment-là, j'entends un craquement sinistre. Bruit énorme de déchirure métallique, forte secousse au palonnier, grand frisson de l'avion touché... J'appelle... La radio fonctionne. Mon n° 2 me répond et me rassure :

- Hello Jaco, vous avez une déchirure dans le gouvernail. C'est sans gravité.

Comme je n'ai pas du tout l'intention de me laisser achever, je pique tant que je peux en prenant mon cap retour. La vitesse monte très vite et je remercie le ciel de voler sur un tel avion... Le ventre quasi au sol, nous fonçons comme des voleurs, vers notre refuge. Je reconnais Dieppe, à gauche, dans une échancrure de terrain... Glissons vers la mer. En sautant les falaises, quelques tirs ennemis nous saluent. Sans danger...

La pointe émoussée de Beachy Head paraît... Il n'y a plus d'essence dans mes réservoirs, mais tout va bien.

Au sol, c'est du délire. Ray Harris exulte. Il a descendu deux F.W.. Le spy Mike et son copain du 41° ne savent plus où donner de la tête : nous avons, en tout, abattu sept avions ennemis. Et tous les nôtres sont rentrés, avec seulement deux avions endommagés. Je suis fier d'avoir apporté ma contribution à cette journée...

Août... Il fait beau, très beau, trop beau. Jamais nous, les pilotes, n'avons autant désiré un jour de pluie, un seul jour de mauvais temps, pour pouvoir dormir... Mais là... dormir.

Comme demain c'est mon anniversaire, je décide d'aller, avec Maridor, dormir pendant quarante-huit heures à Londres. C'est ce que nous faisons. Mais en réalité, nous dormons tellement peu...

Matin de répit pour notre retour. Des nuages bas... Johnny Round insiste fortement pour aller voir ce qui se passe de l'autre côté et, décollant avec son n° 2, ramène une victoire... un bateau qui ne devait pas transporter des sacs de sable car, aux premiers obus, il s'est cassé en deux dans une grande explosion. La destruction du bateau est confirmée par une mission photographique. Johnny, pilote chevronné bien qu'il ait l'air d'avoir quinze ans, est un garçon calme et sympathique.

Ce matin-là, pour profiter des nuages complices et bas sur l'eau, le commandant du secteur autorise le squadron à envoyer deux avions en " rhubarbe " (généralement ce genre de mission déclenche, chez le pilote qui en est chargé, le même effet que l'absorption massive de confiture de rhubarbe) sur la France... (d'où le nom imagé de la mission).

Je réussis, au nez de tous, à décrocher la mission. Jeff Huntley sera mon n° 2. C'est un excellent camarade et un bon pilote. Mission : arriver en rase-mottes complet dans la région de Deauville, filer vers le sud jusqu'à Lisieux, virage à droite vers Caen et Mézidon, ressortir enfin par la vallée d'Auge. Il est entendu que nous ferons demi-tour si la météo n'est pas suffisamment mauvaise en France car le parcours est marqué par les grands nids allemands de Caen, Bernay, Couches, Saint-André, Beaumont-le-Roger... Et les Jerries sont constamment en alerte...

Naturellement, Jeff est déjà prêt. Sa grande silhouette de Don Quichotte de notre temps se dresse dans la salle du dispersai, chandail, Mae-West et sourire sous la moustache en brosse. C'est rudement bon de s'en aller avec un camarade aussi sûr :

- Ready Jeff ? O.K. Off we go...

J'aime autant vous dire tout de suite que j'ai vu mieux comme temps. Les nuages sont au ras de la mer... Et par intermittence, la pluie colle une gelée grise sur la glace frontale. Je n'aime pas voler au ras de la mer. Aujourd'hui, on ne la voit pas. Une fraction de seconde d'inattention et on entre là-dedans percutant à plus de 500 km/h...

Cependant, comme prévu, il fait moins sale de l'autre côté. La lumière, assez claire il est vrai, me permet de voir les falaises du Havre... Plus près, la ville, en dessous de nous, semble morte... Les fumées qui montent de cette masse grise s'effilochent et sont prises en charge par les nuages crasseux... Jeff sent mon appel aux ailerons. Il s'écarte pour me laisser une plus grande liberté de manoeuvre... Ma navigation sur l'estuaire est bonne. La Flak ne s'est pas manifestée. Nous sautons la côte au ras des dunes. Voici Deauville après un léger virage à gauche, le casino, repère en sucre blanc, juste en dessous de mes plans... Tiens, deux êtres humains dans ce décor de ville morte ! Ce sont deux Allemands, surpris, qui courent à toutes jambes. Petit gibier pour deux Spit XII de Sa Majesté... Voyons... Ligne de chemin de fer... Légère pression sur le manche pour éviter Pont-l'Evêque. L'évocation est si puissante que l'odeur du fromage entre dans mon cockpit. J'en ai du moins l'impression. Coup d'œil à Jeff. Rien sur la route. Rien en l'air. À croire qu'ils sont tous morts... Pendant un instant, je vois, dans un paquet de nuages, la basilique de Lisieux.

- Christ, that was bloody close !... (Seigneur, c'était rudement près...)

Jeff Huntley proteste contre les 88 de Lisieux qui viennent de se réveiller tout à coup et nous font une aubade de l'aube... Mais à part cette sacrée Flak, la France est vide ce matin... pas un train sur la ligne de Caen, pas une seule silhouette de Messerschmitt... Allons-nous faire demi-tour sans avoir essayé nos canons ? Écartons-nous de Mézidon... C'est une ville bourrée de Flak... Avions qui glissent dans l'air calme. Le Spit de Jeff a l'air d'être suspendu à un fil au-dessus d'une verte campagne... Enfin, fumée devant nous sur la ligne de Caen. Train de voyageurs ou de marchandises ? A voir tout de suite. Collimateur allumé, armes sur feu... Allons-y... Longue chenille qui s'étire, si facile à rejoindre... Pas de wagons de voyageurs... Mais par contre, à l'arrière, une plate-forme de Flak pour tourelles de 20 mm... autant derrière la locomotive... Nos scrupules éteints, nous fonçons...

Au ras du sol, je lance mon Spit pleins gaz, la mouche lumineuse de mon collimateur est fixée sur la base du panache gris sale. Pression franche du pouce sur la détente... Mes obus sont déjà dans le ventre de la machine, gerbe soudaine de vapeur et de fumée à la verticale. Je ne peux éviter de passer dedans...

Je cherche Jeff des yeux. Il s'en prend à la Flak du bout du train. Il est encadré par des traçantes qui se font de plus en plus précises... J'ai une peur folle pour lui. Mais cela ne dure pas car le feu des canons de Jeff vient d'avoir raison des chapelets lumineux...

- Hello Jaco, that shook them. (Hello Jaco, je te les ai secoués.)

- O.K., Jeff, good show, boy...

Suivons, après un 90°, le canal de Caen jusqu'à la côte. Rase-mottes dangereux car à 500 km/h... Mais la grande difficulté réside dans le champ de vision trop réduit vers le bas causé par l'énorme capot du Spit. Les plans très larges et l'étroitesse de l'habitacle rendent également difficile la vue d'obstacles aussi dangereux que les lignes à haute tension... Jeff est à ma gauche... Voici la côte... Gare aux mouettes qui font des virages désespérés pour éviter nos bolides... Souvent les jolies bestioles emboutissent la tôlerie, en y laissant, avec leur vie, une bosse impressionnante... Parfois, elles s'écrasent contre un radiateur... Alors pour nous, c'est grave...

Ligne pâle de la côte, les franges de la mer se mêlent au sable blond... Le calme toujours, mais comme toujours, aussi, je me méfie... Tout à coup, trois ou quatre obus éclatent droit devant mon capot, à bien peu de mètres. La batterie à qui je dois cet accueil... Mais je la vois... Elle est là, à cinq cents mètres, enterrée dans le sable. Une autre, à droite, tire et nous encadre. La rage me saisit. Je pousse légèrement sur le manche et je plonge sur la batterie, le pouce écrasant la détente des armes. Je vole sur la trajectoire de mes obus. On dirait un jet qui balaie tout sur son passage. Un petit coup au manche m'évite d'entrer percutant dans la batterie. En passant à la verticale, j'ai le temps de voir distinctement l'emplacement bétonné protégé par des sacs de sable avec son affût à canons multiples. Et du monde s'agitant autour. Virage serré. Attendez-moi les gars, j'arrive. Jeff m'a compris. Deux cents mètres, cent cinquante, cent, calmement, froidement, j'appuie sur la détente. Je vois le sable sauter juste avant le poste... Puis mes coups entrent dans le poste même... Etincelles des obus qui ricochent sur l'acier des pièces... Des hommes tombent. La batterie se tait...

Cap sur l'Angleterre. Jeff se rapproche. Le mauvais temps nous attend, se referme sur nous. L'Angleterre est au bout de ma route, mais elle se cache, une fois de plus, dans une épaisse couverture humide.

À l'atterrissage, j'apprends que mon vieux camarade Philippe de Brettes n'est plus. Son bombardier, mortellement touché pendant un raid sur la France, s'est écrasé en tentant de se poser.

Les sweeps se succèdent, pratiquement sans répit...

Trente-six Marauder s'en prennent, ce matin-là au terrain de Saint-Pol tandis que le 91 et le 41 font, en même temps, une promenade offensive de diversion sur la région Béthune-Arras. Tout se passe bien comme Spy Miller l'avait prévu et dit de sa voix pointue. Mais après le bombardement, les prévisions de notre pythonisse maison sont à mettre au rancart. Rien ne va plus. Les Spit d'escorte, serrés de très près par les F.W. 190, sont obligés de s'engager à fond. Au moment où Ray Harris va intervenir - et nous derrière lui - une vingtaine de F.W. nous dégringolent dessus, venant du soleil.

Tout le monde dégage aussitôt et la formation de combat est évidemment disloquée. Le temps de se reprendre et... le ciel est vide. Par chance, mon n° 2 est toujours avec moi. J'entends bien la voix de Ray Harris qui donne des ordres... Mais à qui, mon Dieu ? Comment peut-il encore avoir des avions derrière lui ?

Soudain, je retrouve les Spit... Essaim de points noirs tournoyant haut dans le ciel... Je reconnais les queues pointues des Spis XII. J'appelle le Squadron Leader, lui donne ma position et annonce que je recolle à la formation. A peine suis-je en place que les P.W. attaquent... Ils s'en prennent à Kyneston et à son escadrille. Ray Harris donne des ordres :

- Attention Ken... Ils reviennent à six heures, break star-board Ken. Keep turning... (Dégagez à tribord Ken, restez en virage.) Ils sont quatre derrière. Keep turning Ken. Il y en a d'autres au-dessus. Impossible de descendre...

- O.K. leader, tell me when to stop turning. (D'accord leader, dites-le moi quand il faudra cesser de tourner.)

- Keep turning Ken... O.K. boys, going, down to attack... (Garçons, descendons et attaquons.)

Je colle à mon commandant d'escadrille et mon n° 2 est dans mon sillage.

Le Wing Leader peut foncer à coup sûr. Nous veillons sur ses arrières. Les yeux coincés derrière la tête, car il vaut mieux attraper un torticolis que de se balancer en parachute, je ne quitte pas des yeux les points brillants au-dessus de nous. C'est en ce moment qu'ils devraient tenter de nous surprendre... Mais ils ne se décident pas. Coup d'oeil vers le bas. Le Squadron Leader Harris parle :

- O.K. Chaps, I have got one. (Très bien, garçons, j'en ai eu un.)

Je suis de plus en plus convaincu que vingt-quatre pilotes de Spit entraînés constituent une équipe redoutable... Discipline et force manœuvrière... Pour confirmer le propos de Harris, une boule de fumée et un panache sans fin. Un F.W. ne rentrera pas ce soir à sa base.

J'entends encore la voix joyeuse de Kyneston :. Moi aussi j'en ai eu un ... J'aperçois, en effet, la victime, suivie de son long trait mortel, flammes au ventre, s'enfoncer sur le dos vers le sol. Alors seulement, les gars d'en haut se décident :

- Look out, leader... Ils descendent. C'est pour nous... break port...

Virage serré de quatre avions vers l'ennemi... Mais fait étrange, ils foncent et n'insistent pas... Squadron Leader Harris vient dans notre direction. Le dernier avion de sa patrouille a pris du retard. C'est un jeune pilote récemment affecté. Les Allemands ont donc continué sur leur trajectoire. Ils ont vu le Spit à la traîne... En l'espace d'une seconde ils ouvrent le feu... On entend - Ray Harris à la radio :

- Red 4 break, for Christ's sake, break I...

C'est ce cri qui a sauvé le pilote.., Kyneston, en position, donne la chasse à l'ennemi mais en vain. Les F.W. disparaissent...

Au retour, le squadron a repris sa cohésion et sa discipline de vol. Seul, le jeune Sergent est à la traîne malgré les exhortations de Harris. Brusquement, c'est le drame :

- Wing Leader, I have been hit (chef d'escadre, j'ai été touché), annonce d'une voix légèrement troublée le jeune pilote... Voix calme mais énergique de Harris :

- O.K. Yellow Four, essayez de tenir...

Et le Squadron Leader fait demi-tour en prenant de l'altitude pour protéger son blessé...

- La côte anglaise n'est pas loin, dit encore Harris... Essayez de tenir.

- No can do, Sir. Temperature off the dock. Engine rough, she is going to catch lire in any moment. (Pas moyen, monsieur. La température limite est passée. Le moteur cogne, l'avion va prendre feu.)

- Keep going, boy (continuez, garçon)...

Puis l'appel fatal, fait calmement :

- Engine has stopped. Bailing out. Look out alter my dog. See you soon. (Moteur stoppé. Je saute. Ayez soin de mon chien. J'espère vous revoir bientôt.)

Ces derniers mots, pleins d'assurance, me réchauffent le coeur... La coupole vitrée du Spit s'envole et le pilote enjambe l'habitacle. L'avion, libéré, s'engage immédiatement dans un piqué fatal... Le parachute contraste avec la surface moirée de la Manche. Je me sens mieux. Squadron Leader Harris appelle :

- MAY DAY, MAY DAY, Yellow Four in the drink... (M'aider, m'aider, Jaune Quatre est au jus.)

Une patrouille se détache pour surveiller l'amerrissage de notre camarade. Un pilote dit d'une voix pleine d'appréhension :

- Je ne vois plus Jaune Quatre. Il a coulé avec son dinghy...

Ainsi la Manche s'est refermée sur le jeune sergent et sur son avion... L'Air Sea Rescue patrouillera en vain. Elle ne retrouvera même pas une simple tache d'huile sur la mer... L'essence baisse dans mes réservoirs. Je suis las. Ce n'est pas une victoire que deux ennemis abattus contre un des nôtres...

LEXIQUE ORGANISATION SUCCINCTE DE LA RAF

- Pendant toute la durée des hostilités et jusqu'au débarquement, la R.A.F. était organisée en Glands Commandements Fonctionnels :

• Fighter Command (Commandement de la Chasse).

• Bomber Command (Commandement du Bombardement).

• Coastal Command (Défense des Côtes).

• Training Command (Écoles).

- Cette organisation devait être modifiée dès le Débarquement pour les besoins tactiques et opérationnels en vue de soutenir l'effort mené

par les troupes au sol. (21° Groupe d'Armées commandé par le général MONTGOMERY et la Ire Année américaine).

- Les Grands Commandements se partageaient ensuite en Divisions aériennes ou " Croups ".

- Chaque " Croup " se découpait en Escadres ou

" Whigs " et chaque Whig était articulé en Escadrons ou " Squadrons " et comprenait généralement 3 Squadrons.

- Ces Wings avaient leurs terrains propres : Ex.: Le Wing de Tangmere, le Whig de Biggin Hill.

- Vient ensuite l'élément de base opérationnel qui est l'Escadron ou " Squadron ... "

- Chaque " Squadron " s'articule en deux Escadrilles ou " Flights " A. Flight et B. Flight - commandées chacune par un Flight-Commander (Flight-Lieutenant ou Capitaine).

- Ces deux Flights sont directement sous le commandement d'un Squadron-Leader (Commandant), la Wing est commandée par un Whig-Commander UA-Colonel), la base aérienne de Chasse est placée sous l'autorité d'un Croup Captain (Colonel), chaque Division aérienne ou

Croup a par un " Air Vice-Marshall ".

- Chaque Escadron possède ses avions marqués par un groupe de lettres. Ils sont généralement interchangeables entre Flights et cela en fonction de la disponibilité technique des avions.

- Chaque Escadron possède également son ' Call sign ' ou indicatif. Ex.: pour le 91 Sq. : Whisky, etc.

- Le nombre d'avions alloués par Escadron est de 25.

- Les pilotes sont affectés à l'Escadron (administration) mais mis à la disposition du Flight pour les opérations.

- Chaque Escadron reçoit un effectif de 32 à 35 pilotes (théorique) dont le tiers est représenté par les chefs de patrouille – c'est-à-dire les leaders à l'intérieur de la formation de combat.

- Comment se présente un Squadron en formation de combat ? Les 12 avions volent en " fingers formation " (en doigts de la main). Le Squadron-Leader est au milieu du dispositif avec 4 avions (Red section).

A - Flight à droite (Yellow) 4 avions.

B - Flight à gauche (Blue) 4 avions. r'.

- Les patrouilles de 2 avions sont distinctes à l'intérieur des Flights et forment la cellule homogène de la Formation.

- Les numéros 1 et 3 sont toujours leaders. Les numéros 2 et 4 sont toujours équipiers et ont pour mission d'assurer à tout moment la surveillance du ciel autour de leurs leaders et de les avertir en cas de danger.

- Le Squadron dispose également dans ses effectifs :

- d'un OFFICIER de renseignements (Intelligence Officer ou, en terme imagé, le " Spy ", chargé de tenir à jour les différents renseignements concernant l'activité aérienne ennemie - défense côtière - défense antiaérienne ; chargé également de recevoir les ordres opérationnels par télétypes (" Form D ").

- d'un OFFICIER des détails ou " ADJUDANT " chargé des questions administratives et en même temps officier d'Etat civil chargé de prévenir les familles en cas de mort ou de disparition (missing), d'un SOUS-OFFICIER mécanicien très qualifié (le " Chiefy ") assurant la coordination technique du premier échelon - poste très important puisqu'il commande directement les sous-officiers mécaniciens, radios et armuriers.

- d'un PLANTON ou " TIME-KEEPER " chargé de recevoir les appels téléphoniques des Centres d'opérations radar ou OPS room chargé également de la surveillance de la théière sur le feu...

- Les ordres d'opérations étaient transmis aux . " Whigs " ou aux " Squadrons " par télétype, le message de détail s'appelait la " Form D ".

- Les ordres d'alerte arrivaient par téléphone spécial du Contrôleur de l'OPS room au Squadron et étaient exploités immédiatement.

NOMS-CODE DONNÉS AUX DIFFÉRENTES MISSIONS DANS LA R.A.F.

Rodeo : mission de chasse en général.

Sweep : mission de chasse sur une région déterminée.

Jim Crow : mission de reconnaissance le long des côtes (2 avions).

Rhubarb : mission offensive à basse altitude par météo favorable - mission de harcèlement.

Circus : mission d'accompagnement de bombardiers.

Ramrod : opération de chasseurs bombardiers.

CODE HORAIRE

Le code horaire est employé dans la chasse pour désigner en l'air les objectifs

Ex. 1200 H. signifie objectif droit devant.

06 00 H. Plein arrière.

0900 H. 90° à gauche.

0300 H. 90° à droite.

MOTS USUELS

Readirness : état d'alerte.

Show : une mission.

Briefing : amphi au cours duquel les ordres sont donnés pour une mission déterminée.

Radio location : terme anglais pour Radar.

Boost : mesure de pression à l'admission : surpuissance.

Strike : mission d'assaut.

Scramble : décollage immédiat.

Pub : public house, bistrot.

Hangover : gueule de bois.

Standby : alerte renforcée (prêt à décoller).

Release day ou day off : jour de repos.

Bomb Line : ligne imaginaire qui détermine la frontière amie et ennemie.

Dog-fight : nom donné au combat tournoyant des avions de chasse.

Hit and run : jeu du touché-barre.