Le maréchal Pétain, né le 24 avril 1856, avait 89 ans quand, après avoir présidé au destin de la France occupée pendant quatre ans, il dut comparaître devant un tribunal chargé d'examiner son action au cours de la seconde guerre mondiale. On se souvient de l'émotion et de la passion que souleva chez ses adversaires comme chez ses fidèles le procès de l'illustre vieillard qui avait connu les plus hautes charges du pays, qui avait été vainqueur de Verdun, maréchal de France, chef de l'État français.

Vingt-ans ont passé et l'écho n'en est point encore éteint. Georges Blond, l'auteur de l'Épopée silencieuse, le Débarquement, l'Agonie de l'Allemagne, Verdun, la Marne, Pétain : 1856-1951 ( Librairie académique Perrin), évoque les longues journées du procès.

Le dimanche 22 juillet 1945, plusieurs gardes vinrent chercher le détenu Pétain et son épouse à la porte de leur cellule.

Pétain était en civil, costume gris, feutre gris clair, sac de voyage, canne. Sous une chaleur torride les gardes escortèrent en silence les détenus jusque dans la cour.

Le Maréchal s'avança dans le soleil. Il ne put réprimer un mouvement de recul en voyant le véhicule qui allait le conduire au Palais de justice avec la Maréchale. C'était un fourgon cellulaire. Le panier à salade des délinquants de droit commun.

Malgré les apparences, malgré le goût du gouvernement provisoire d'alors pour les symboles, le désir d'humilier Pétain n'était pas la raison principale du choix du véhicule. On avait craint les manifestations. Le climat anti-maréchaliste avait atteint son intensité maximale, donnant lieu à des prises de position qui aujourd'hui surprennent. Me Le Troquer, ancien défenseur de Léon Blum au procès de Riom, future vedette de ballets roses, à l'époque président du Conseil municipal de Paris, avait proposé sérieusement que Pétain, avant son exécution, soit dégradé sur les Champs-Élysées, par un soldat de deuxième classe.

La veille de ce dimanche où le Maréchal et sa femme prenaient place dans le panier à salade, le samedi 21 juillet, avait eu lieu, hors de la présence de l'accusé, représenté par ses avocats, le tirage au sort des jurés.

Le tribunal qui allait juger Pétain n'était pas une Haute Cour ordinaire. Vingt-quatre jurés : douze parlementaires tirés au sort dans l'Assemblée, proportionnellement aux effectifs des partis ; douze non-parlementaires, membres d'organisations de la Résistance, plus trois magistrats professionnels ; le président et deux assesseurs qui délibéreraient avec le jury.

Les avocats de Pétain s'efforcèrent de récuser quelques jurés communistes. Ceux-ci entendaient leur demande avec des ricanements. L'un d'eux s'écria :

- Je remercie la défense de l'honneur qu'elle me fait. Ça n'empêchera pas Pétain de recevoir douze balles dans la peau ! Je suis prêt à donner le signal au peloton.

Me Gabriel Delattre, député des Ardennes, résistant médaillé, premier juré, a rapporté cette scène avec indignation. Lui-même avait prié son confrère Jacque Isorni de le récuser et son nom sortait au tirage au sort : Être juré, juger, non, c'est trop difficile et parfois angoissant ! Naturellement, la défense ne l'avait pas récusé.

Pour éviter des allées et venues, le Maréchal et la Maréchale allaient loger au Palais pendant toute la durée du procès, du 22 juillet au 15 août. On leur avait aménagé sommairement une chambre dans le bureau d'un greffier.

Pétain, qui admettait qu'on jugeât Philippe Pétain, mais non le Maréchal de France, avait d'abord désiré comparaître en civil. Ses avocats le convainquirent d'agir autrement.

accusé, levez-vous !

Le 23 juillet, bien avant l'heure de l'audience, les invités se bousculaient au premier étage du Palais de justice pour se présenter au premier contrôle. Il y avait parmi eux bien davantage de femmes que d'hommes. Les invitations s'étaient arrachées. Les arrivants étaient filtrés, contrôlés, dirigés par les couloirs. Dans la salle, les avocats en robe avaient envahi en force l'emplacement réservé au public debout. Une chaleur accablante régnait. Par les hautes fenêtres, on apercevait la flèche de la Sainte-Chapelle.

L'accusé fut introduit à 13 h 30. Il était en kaki, seule décoration, la médaille militaire. Contrairement aux usages, il n'était pas précédé d'un officier mais seulement d'un sous-officier de la garde républicaine. Il vit devant lui la salle pleine à craquer. Les jurés, les témoins, les journalistes, l'assistance entassés sur des bancs et des gradins ne formaient qu'une seule masse. Lorsque Pétain entra, cette masse entière se leva.

Pétain s'assit à sa place devant ses défenseurs, posa son képi et ses gants sur la petite table disposée devant lui et attendit. Il semble complètement étranger à ce qui se passe, a écrit le lieutenant-colonel Garros, historien des guerres napoléoniennes et spectateur attentif du procès Pétain. Il est absent. Il a encore vieilli, maigri. Son visage, qui n'a jamais été coloré, est étrangement pâle ! L'huissier annonça Monsieur le Premier Président et le président Mongibeaux parut, suivi des magistrats Donat-Guigne, président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, et Picard, premier président de la cour de Paris. Assez majestueux, le visage un peu empâté orné d'une barbiche, le président Mongibeaux semblait descendre d'un tableau de l'époque Louis XIII. Presque aussitôt l'huissier annonça : Monsieur le Procureur général. Ce magistrat âgé de soixante-quinze ans, grand accusateur chevronné - à son palmarès, entre cent condamnations à mort, celles de Bolo Pacha et de Mata Hari -, velu, sourcilleux, broussailleux, lui aussi portant barbiche. J'ai sous les yeux une photo qui le montre se rendant à son siège et passant juste devant Pétain. Dans sa robe rouge, le procureur s'avance, pensif, penché, courbé vers sa tombe peu lointaine, elle aussi. Image impressionnante, quelque peu macabre.

Le président, après un appel à la sérénité, après l'habituel avertissement que la salle serait évacuée au moindre désordre, prit une voix plus solennelle. On vit les journalistes qui commençaient à écrire.

- L'accusé qui comparait aujourd'hui a suscité pendant de longues années les sentiments les plus divers, depuis un enthousiasme et une sorte d'amour, jusqu'à la haine et l'hostilité violente. A la porte de cette audience, où les passions doivent s'éteindre, je tiens à dire que nous ne connaissons qu'une seule passion, sous un triple aspect : la passion de la vérité, la passion de la justice, et la passion de notre pays.

Il ajouta qu'un jour l'Histoire jugerait les juges eux-mêmes, puis déclara les débats ouverts.

- Accusé, levez-vous !

La sténographie ne porte pas mention de cette injonction à cet instant et, fait remarquable, il est très difficile d'établir si elle fut prononcée ou non. À la question : Quels sont vos nom, prénoms, âge et qualité ?, le Maréchal, qui s'était levé, répondit :

- Pétain, Philippe, Maréchal de France.

Sans dire son âge. Au cours des débats, le président Mongibeaux fut assez attentif pour ne se tromper qu'une fois en donnant son titre à l'accusé, simple lapsus, souvenir du temps point assez éloigné où il avait prêté serment au maréchal Pétain, chef de l'État. Tout se passait dans les règles.

Le bâtonnier Payen se leva pour protester que, justement, tout ne se passait pas selon les règles. La Constitution de 1875 n'avait pas été abrogée et, selon ce texte, un chef d'Etat devait être jugé par le Sénat constitué en Haute Cour.

Le Sénat n'avait pas cessé d'exister, pourquoi ne pas faire comparaître l'accusé devant lui ? La Haute Cour actuelle n'était pas un tribunal régulier, puisqu'elle était composée par moitié de juges avant déjà pris parti publiquement. Quant aux magistrats professionnels complétant le jury, le Gouvernement provisoire les mettait dans une situation intenable et impossible en leur demandant de juger un homme à qui ils avaient prêté serment de fidélité.

Le procureur général Mornet réagit avec une vivacité que son apparence n'eût pas t'ait soupçonner.

- J'étais à la retraite depuis dix-huit mois lorsque, au mois de septembre 1941, le serment a été imposé aux fonctionnaires publics. Je n'ai donc pas eu l'occasion de me poser la question. Aurais-je prêté le serment ? Peut-être. Peut-être, je le dis sans hésiter, parce que je considère qu'un serment imposé à des fonctionnaires publics par les détenteurs d'une autorité exercée sous le contrôle de l'ennemi, un pareil serment n'a aucune espèce de valeur et que, par conséquent...

Des murmures s'élevèrent du groupe compact des avocats venus là en spectateurs.

- Pas de manifestations ! dit le président d'une voix ferme.

Le procureur se tourna vers les avocats qui avaient murmuré :

- J'invite la cinquième colonne à cesser ses manifestations...

Cette fois, les murmures devinrent rumeur de protestation, une rumeur forte.

- Ce sera le premier et le dernier avertissement, s'écria le président. Ou je fais évacuer la salle.

Le procureur continua à expliquer sa conception personnelle du serment, non sans dramatiser un peu. La Cour se retira pour délibérer sur la question d'incompétence soulevée par la défense. Elle revint une demi-heure plus tard : conclusions rejetées. Le tribunal était compétent.

un maréchal de France ne demande pas grâce

Le greffier se leva et commença à lire l'acte d'accusation d'une voix lente et monotone. Ce document était long et il ne se limitait pas à la période du gouvernement de Vichy. On y faisait état d'un complot ourdi avant la guerre pour porter le Maréchal au pouvoir grâce à la défaite. En fin de compte, une double inculpation : 1° a commis le crime d'attentat contre la Sûreté intérieure de l'État ; 2° a entretenu des intelligences avec l'ennemi, en vue de favoriser ses entreprises, en corrélation avec les siennes. Crimes prévus par les articles 87 et 75 du Code pénal. L'accusé Pétain, inculpé de haute trahison, risquait la peine de mort.

L'huissier-audiencier appela les témoins qui se retirèrent alors de la salle d'audience.

- Je vais maintenant procéder à l'interrogatoire de l'accusé, dit le président.

- L'accusé désire, auparavant, faire une déclaration, dit le batonnier Payera.

Le Maréchal se leva. Il tenait à la main cette déclaration après laquelle il avait décidé de garder le silence. Elle était dactylographiée en gros caractères, car Pétain avait désiré la lire sans lunettes.

- C'est le peuple français, qui, par ses représentants, réunis en Assemblée nationale, le 10 juillet 1940, m'a confié le pouvoir. C'est à lui que je suis venu rendre des comptes. La Haute Cour telle qu'elle est constituée ne représente pas le peuple français. C'est à lui seul que s'adresse le Maréchal de France chef de l’état...

Un grand silence s'était établi. On voyait des journalistes qui, relevant la tète, oubliaient d'écrire. De la part du traître Pétain amené au Palais en fourgon cellulaire, ce ton royal surprenait. Et aussi la voix forte et ferme, différente de la voix fatiguée, chevrotante, portée par la radio.

Je ne ferai pas d'autre déclaration, je ne répondrai à aucune question. Mes défenseurs ont reçu de moi la mission de répondre a des accusations qui veulent me salir et n'atteignent que ceux qui les profèrent.

Chaque phrase était détachée parfaitement audible ; il n'avait pas mieux lu son discours de réception à l'Académie française.

- Au jour le plus tragique de l'Histoire, c'est encore vers moi que la Fronce s'est tournée. Je ne demandais rien, je ne désirais rien. On m'a supplié de venir, je suis venu. Je devenais ainsi l'héritier d'une catastrophe dont je n'étais pas l'auteur. Les vrais responsables s'abritaient derrière moi pour écarter la colère du peuple. Lorsque j'ai demandé l'armistice, d'accord avec nos chefs militaires, j'ai rempli un acte nécessaire et sauveur. Oui, l'armistice a salivé la France et contribué à la victoire alliée en assurant une Méditerranée libre et l'intégrité de l'Empire. Le pouvoir m'a été alors confié légitimement et reconnu par tous les pays du monde, du Saint-Siège à l'U.R.S.S. Chaque jour, un poignard sur la gorge, j'ai lutté contre les exigences de l'ennemi. L'Histoire dira tout ce que je vous ai évité, quand mes adversaires ne pensent qu'à me reprocher l'inévitable...

Les journalistes étaient de nouveau tous penchés sur leurs notes. Pétain concluait :

- Ma vie importe peu. J’ai fait à la France le don de ma personne. C'est à cette minute suprême que mon sacrifice ne doit plus être mis en doute. Si vous deviez me condamner, que ma condamnation soit la dernière et qu'aucun Français ne soit plus jamais condamné ni détenu pour avoir obéi aux ordres de son chef légitime. Mais, je vous le dis à la face du monde, vous condamneriez un innocent en croyant parler au nom de la justice et c'est un innocent qui en porterait le poids, car un Maréchal de France ne demande de grâce à personne.

Pétain s'assit, reposa ses feuillets. Le silence dura encore quelques secondes. Des femmes ont les larmes aux yeux, a écrit Louis Garros.

trop d'Allemands...

Pendant la durée de l'instruction, des magistrats désignés pour le procès avaient fait des déclarations à la presse. À propos d'un colis adressé au Maréchal prisonnier, le juge d'instruction Bouchardon avait confié à l'Aurore : Je n'ai pas transmis le paquet à Montrouge. Je comprendrais si bien que l'expéditeur y ait glissé de l'arsenic.

Un membre de la Commission d'instruction avait souhaité que le procès se déroulât au Palais-Bourbon pour que le peuple français puisse exprimer son dégoût. Le président Mongibeaux lui-même avait déclaré, le 21 juillet, que Pétain s'était vautré dans l'abjection jusqu'à la trahison. Le procureur général avait annoncé, dès le 28 avril, qu'il demanderait la peine de mort. Pratiques peu courantes dans la magistrature. Il était normal que la défense fit état de ces anomalies. Au cours de cette première audience, Me lsorni, puis Me Lemaire demandèrent qu'il en soit donné acte. Les jurés et le public tout entier se tournèrent vers le procureur Mornet, qui accusait le coup :

J'ai fait connaître mon opinion sur le caractère des faits qui étaient reprochés au maréchal Pétain et j'ai dit que si ces faits

étaient établis, comme je le croyais, ces faits ne comportaient pas d'autre peine que la peine la plus élevée. Mais cela ne veut pas dire que j'ai dit à la presse que je réclamerais la peine de mort.

La salle n'était pas peuplée de maréchalistes, loin de là. Des protestations cependant s'élevèrent. Elles provenaient, comme les rumeurs précédentes, des avocats en robe tenant lieu d'une grande partie du public. Ils étaient naturellement les plus sensibles aux atteintes portées à la régularité de l'instruction. Ce fut à ce moment que le vieux procureur perdit le contrôle de lui-même :

Il y a en vérité trop d'Allemands dans cette salle !

Quelques (la sténographie dit : quelques) applaudissements éclatèrent, couverts par de nombreuses protestations. On entendit à peine le président qui menaçait de faire évacuer la salle. Le procureur, croyant pouvoir poursuivre :

J'ai donc dit que réprouvais...

Me Isorni se dressa :

- Si vous le permettez, avant que vous continuiez, vous allez certainement retirer ce que vous venez de dire.

Le Procureur général, suffoqué.

- Comment ?

Me Isorni. - Vous avez dit : Il y a trop d'Allemands dans cette salle.

Le Procureur général. Non, j'ai dit qu'il y avait trop de gens qui faisaient le jeu des Allemands dans cette salle.

Me Lemaire. Vous avez dit : Les Allemands. Monsieur le Procureur général, ne nous forcez pas à en demander acte.

M. le Premier Président.

- Je vais faire évacuer...

Mr le Procureur général.

- Je ne fais pas de différence entre les Allemands et ceux qui soutiennent la politique allemande.

Me Lemaire se mit alors à lire l'interview accordée le 28 avril 1945 par le procureur Mornet au journal l'Aurore :

Pétain sera jugé en juin, déclare le procureur général. Pour qui connaît le procureur général Mornet et ses interventions en matière de trahison, il n'était guère possible de croire en son intention, diffusée par la presse étrangère, de demander l'indulgence du jury pour le Maréchal en raison de son grand âge. Il est évident, nous précisa-t-il hier soir, que le Pouvoir judiciaire ne peut pas, quand il s'agit des actes les plus graves, ne pas demander la peine de mort. Et je le ferai.

Voici, conclut l'avocat, ce que,, trois mois avant l'ouverture des débats, nous avons lu un jour en ouvrant notre journal. Nous avons considéré cela comme très grave pour le renom de la justice française, et nous en demandons acte aujourd'hui.

On vit le procureur Mornet ouvrir la bouche et. s'agiter, le tumulte couvrait sa voix. Cette fois, le président fit évacuer.

Le compte rendu sténographique du procès Pétain est paru au Journal officiel, ainsi qu'aux Éditions Albin Michel en 1919, en deux forts volumes. Les dépositions des témoins y occupent plus de huit cents pages de texte serré. Pour des raisons évidentes, il n'est pas possible (le les reproduire ici, ni même de les résumer.

témoins à charge

Le premier témoin appelé, toujours ce même 23 juillet 1915, était Paul Reynaud. Petit, il se tenait remarquablement droit, et son aisance physique laissait deviner le pratiquant obstiné de culture physique.

Pour se former une idée de la déposition de l'ancien président du Conseil, le plus simple est de reprendre dans le présent livre tout ce, qui concerne l'activité de Pétain chef d'Etat, d'en supprimer tous les faits, qui à tort ou à raison, peuvent apparaître comme une justification, ou une explication de cette activité, ou une excuse. Le témoin s'employa même à démontrer que Pétain avait usurpé sa gloire militaire. Le vainqueur de Verdun n'était qu'un général pusillanime, aux vues courtes.

Cette attitude était parfaitement compréhensible de la part d'un interné administratif de l'État français, par la suite prisonnier à Ravensbrück et qui, même s'il désirait, comme il l'affirmait, oublier ses griefs contre Pétain, ne pouvait aller absolument contre son naturel d'homme vif et susceptible, au surplus cloué pour la parole, ni contre son désir, légitime de la part d'un ancien président du Conseil encore vert, de faire une brillante rentrée.

LE PROCÈS DE PÉTAIN

Tout autant que Pétain, le général Weygand fut l'objet de ses attaques. Très explicitement, Paul Reynaud déclara «  avoir commis l'erreur fondamentale de croire au patriotisme du maréchal Pétain et du général Weygand.

Le témoin suivant, Daladier, avait, été, lui aussi, un bon debater. Les cheveux blanchis, mais à peine vieilli, il fut plutôt sympathique, mais peut-être parce que moins passionné, il fit moins d'effet que M. Paul Reyaud. En outre, on put commencer à comprendre, dès la deuxième audience, que les témoins parlant tous sur les mêmes faits et dans le même sens, la suite de leurs dépositions risquait d'apparaître comme une sorte de ressasseraient. Ajoutez la chaleur qui littéralement terrassait.

Pétain, à certains instants, paraissait attentif, à d'autres indifférent, presque somnolent. Entendait-il, ou non ? « Notre client est sourd et il ne peut répondre aux questions avaient dit les avocats aux jurés. En réalité, Pétain entendait ce que disaient les témoins, ainsi que ce que disaient ses défenseurs, assis juste derrière. Il entendait aussi le procureur général, mais non le président ni les jurés. D'où son attention à éclipses. À la fin d'une audience, le bâtonnier Payen lui demanda s'il n'était pas fatigué.

- Non, pas du tout. Et puis c'est intéressant, j'apprends beaucoup de choses.

Au cours de la déposition de Daladier, le bâtonnier posa une question au témoin :

- Croyez-vous que le maréchal Pétain ait trahi son pays ?

- En toute conscience, je vous répondrai que, selon moi, le Maréchal a trahi les devoirs de sa charge.

- Ce n'est pas la même chose.

- Le mot de trahison a des sens divers et nombreux... Sur les menées de Pétain avec l'ennemi, sur les intelligences avec Hitler, je ne sais rien.

Léon Blum fut l'un des ténors du défilé des témoins. Parlant sans passion apparente, avec une magistrale justesse d'expression, point gêné par sa voix haut placée et un peu gémissante, il accabla Pétain, mais en s'efforçant - du moins il donnait cette impression - de l'expliquer. Comme il avait dit que le Maréchal avait fait illusion, Me Isorni lui demanda s'il ne pensait pas qu'une illusion ayant duré de 1914 à 1939, soit pendant vingt-cinq ans, pourrait tout de même comporter une part de réalité.

- C'est une question de psychologie générale que vous me posez !

Rien ne prenait au dépourvu cet esprit si agile.

- Je crois, répondit-il, qu'on peut se méprendre très longtemps sur la réalité d'un homme et je pense aussi qu'il arrive que des hommes changent ; que, chez des hommes, l'équilibre des mobiles et des passions se déplace, et je pense aussi que les hommes peuvent changer si, au sortir d'une vie de devoir quotidien, d'astreinte et de discipline, ils se trouvent engagés dans des activités et dans des préoccupations nouvelles.

Un temps, puis le virtuose ajouta :

- Je vous donne cette consultation bien volontiers.

Toute une partie de l'assistance était dans le ravissement.

Léon Blum ayant mis en cause la Cour de Riom, devant laquelle il avait comparu en 1942, et suspecté (c'était gentil) son indépendance, le magistrat qui avait présidé cette Cour, M. Caous, demanda à être entendu à l'audience suivante, et il entreprit une habile défense de cette juridiction. Follement que Pétain avait tenté de faire jouer à la Cour de Riom. La défense l'attendait là.

Je suis persuadé, dit Me Isorni, étant donné ce que Monsieur le Procureur général vient de dire sur la Cour de Riom, qu'il profitera de cette circonstance exceptionnelle pour démentir publiquement la rumeur, qui a couru tout Paris, selon laquelle il aurait sollicité de faire partie de cette Cour.

Le président Caous demanda la parole :

Je n'ai jamais entendu dire que M. Mornet, à ce moment-là président honoraire de la Cour de cassation, ait demandé à faire partie de la Cour de Riom... C'est moi qui lui ai demandé d'en faire partie, au commencement d'août 1940. Il a accepté. Il n'a ensuite pas été désigné...

Le procureur se lança dans des explications embarrassées. Il avait d'abord cru qu'il s'agissait de poursuivre des traîtres alors il avait pensé : J'en suis !

Mais lorsque, à quelques jours de là, rentré à Paris, j'ai su quelle tâche on attendait des magistrats de la Cour de Riom, oui, alors, je puis le dire, j'ai regretté la lettre que je vous avais écrite... Je serais peut-être allé à Riom et j'aurais été, le lendemain, dans un camp de concentration...

Le président Caous haussa un peu les épaules :

- Vous n'auriez fait ni plus ni mieux que nous.

Impitoyable, le public s'amusait. Nombre de spectateurs étaient là comme au cirque.

Weygand face à Reynaud

Le défilé des témoins continuait, toujours dans cette chaleur qui progressivement diluait les attentions. Sur une photo prise pendant la déposition d'Herriot, je vois plusieurs visages de journalistes et de jurés qui regardent ailleurs, l'air morne. Herriot, soixante-treize ans, gros, large, voix désagréable, ne fut pas très bon.

Comme avait fait Jeanneney, il s'efforça d'estomper la démission, en 1940, du Parlement entre les mains de Pétain. Lui aussi aurait préféré la capitulation à l'armistice. Il parla de sa douleur d'avoir vu enlever le buste de la République de la mairie de Lyon, cette mairie qu'il avait quittée les larmes aux yeux... On n'écoutait plus. Herriot faisait l'effet d'un homme politique périmé.

La défense eut la chance que son premier témoin brusquement ressuscita l'attention. Il y eut plus qu'un mouvement de curiosité lorsque le commandant Loustaunau-Lacau s'avança appuyé sur deux cannes. Héros de Quatorze-Dix-Huit, École de guerre dans la même promotion que le général de Gaulle, blessé de la seconde guerre mondiale, prisonnier, évadé, il était venu à Vichy pour constituer la Légion des Combattants. En même temps il créait le réseau de résistance Navarre, qui devait être le plus éprouvé : 303 fusillés, 520 déportés.

Lui-même, Loustaunau-Lacau, avait eu une carrière politico-militaire mouvementée. Arrêté en mai 1941 en Afrique pour dissidence, évadé, repris dans un maquis, incarcéré quinze mois, livré à la Gestapo, condamné à mort, finalement envoyé au camp de Mauthausen, il avait le droit de dire qu'il ne devait rien au Maréchal. Pétain avait fermé les yeux sur la création du réseau Navarre, dont il n'ignorait pas l'activité, mais ensuite il avait laissé tomber Loustaunau-Lacau.

Ce témoin parlait assis, sur un ton lent et grave, sans regarder personne. On eût dit qu'il avait été réellement exécuté et que sa voix venait d'un autre monde. Il rapporta sans fard, avec une verdeur militaire, des propos d'hommes politiques dépassés par les événements en 1939 et en 1940. Il expliqua avec une grande précision pourquoi et comment le Maréchal n'avait jamais fait partie de la Cagoule - organisation sur laquelle il possédait des informations singulièrement précises. Il se défendait cependant d'avoir été un conspirateur. L'auditoire était captivé. Les femmes regardaient avec une émotion visible ce héros à qui rien ni personne n'imposait. Sa phrase la plus remarquée tomba dans un silence d'église :

- Je ne dois rien au maréchal Pétain, mais cela ne m'empêche pas d'être écœuré par le spectacle de ceux qui, dans cette salle, essaient de refiler à un vieillard presque centenaire l'ardoise de toutes leurs erreurs.

Il repartit, toujours appuyé sur ses deux cannes, sans regarder personne.

Le général Weygand était alors interné au Val-de-Grâce, une instruction ouverte contre lui. Il se présenta à la huitième audience (31 juillet) en civil, vêtu de gris, appuyé sur une canne, très jeune d'allure (soixante-seize ans) bien qu'il relevât de maladie et qu'il eût subi trente mois de détention en Allemagne. Le président l'invita à s'asseoir, il déclina.

Témoin à décharge, il lança sa contre-attaque, nourrie et rapide, contre Paul Reynaud, qui avait nié son patriotisme.

- Je ne me rends pas compte de ce qu'il peut y avoir dans le fond de l'âme d'un homme qui porte une pareille accusation contre des personnalités qu'il a appelées dans un pareil moment et qui ont accepté de porter un poids que ses épaules n'étaient plus capables de supporter à elles seules.

Il fit de la campagne de France, depuis l'instant où il avait pris le commandement des armées, un récit parfait, complet, précis, sans une digression. L'ancien chef d'état-major de Foch subjuguait cette assistance accablée de chaleur. Le président, puis des jurés, lui posèrent des questions. La réponse partait en flèche, souvent même avant que le questionneur eût fini de parler. Des jurés, bien en peine de confondre ou de surprendre le général sur ses propres actes, tentaient un peu naïvement de lui faire dire que Pétain avait trahi.

- Non, monsieur. Vous ne me ferez pas dire que le Maréchal est un traître.

J'ai lu dans les journaux de l'époque les récits du duel Weygand-Reynaud qui se déroula à l'audience suivante. Le général Weygand avait demandé à être de nouveau entendu parce que Paul Reynaud venait de publier, dans des journaux français, anglais et américains, la substance même de sa déposition avec, naturellement, les attaques contre Pétain et Weygand.

Il me semble que la Cour, dit le général, doit juger sévèrement un pareil acte. Moi, je ne publie rien dans les journaux. Je ne m'adresse qu'à la Cour, et c'est d'elle que j'attends la justice, puis, plus tard, de l'Histoire, mais je ne cherche pas à la violer pour le moment.

Paul Reynaud était présent dans la salle, il se dressa comme un petit coq, et dit qu'il allait apporter les preuves de ces accusations. Le («duel » commença à ce moment, lorsque l'ancien président du Conseil rapporta une confidence du général Gamelin. Le 20 mai, à neuf heures du matin, le général Weygand avait dit à ce généralissime qu'il venait remplacer : Sur le plan politique, il va falloir que tout cela change. Il faut en finir avec tous ces hommes politiques, ils ne valent pas mieux les uns que les autres.

Weygand ne paraissait pas du tout démonté par cette révélation, il haussait les épaules, il demandait si c'était fini, il répliquait vertement. La violence résidait dans la rapidité des échanges, dans le ton, dans les attitudes.

Paul Reynaud défendait avec acharnement sa thèse du complot Weygand-Pétain pour faire capituler la France. Des murmures s'élevèrent.

Oui, la France, messieurs. Car tout le conflit était de savoir s'il fallait faire capituler la France avec sa flotte et son empire...

Dans son emportement, l'ancien président du Conseil oubliait que la flotte n'avait nullement capitulé, que l'Empire n'avait pas été livré, il revenait aux arguments, dépassés et contredits, des adversaires de l'armistice en Quarante et la vigueur de son exposé s'en ressentait, l'attention baissait. Il termina beaucoup moins brillamment que lors de sa déposition.

Le président proposa qu'on s'en tînt là. Il ne put cependant refuser au général Weygand de répondre. Celui-ci avait la partie assez belle.

- M. Paul Reynaud a appelé, dans un moment de détresse où ses épaules trop faibles étaient incapables de supporter le poids dont elles s'étaient avidement chargées, le maréchal Pétain et moi, bien heureux de nous trouver... Il a demandé que ce soit le maréchal Pétain qui prenne le gouvernement alors qu'il savait que la solution qu'il vient d'honnir au point que vous avez entendu était nécessairement la solution que prendrait le maréchal Pétain... Maintenant, retiré des responsabilités, après qu'à l'Assemblée du 10 juillet il n'a même pas osé voter, après qu'il a accepté du maréchal Pétain d'aller à Washington, après tout cela, il ose dire ce qu'il dit et nous accuser nous — des hommes comme nous - de trahison... Ah ! messieurs, non !

Laval arrive à la barre

Grande journée, on va entendre Laval. Et aujourd'hui, on s'écrase dans la salle d'audience. Les forces de police sont considérablement renforcées. Dans les couloirs du Palais, les gendarmes montent la garde, l'arme au pied. Les photographes sont légion. La porte s'ouvre : le voici.

Un homme qui a été cinq fois président du Conseil, treize fois ministre, garde l'habitude de la parole, et une autorité. Laval était aussi bon debater que Paul Reynaud, avec plus de présence. Sa déposition occupe cent vingt et une pages de la sténographie. Il possédait bien son dossier et voulait tout prouver. Son témoignage demeure historiquement intéressant parce qu'il constitue une explication - de son point de vue, naturellement - de sa politique, explication qu'il a été empêché de donner lors de son propre procès.

Dans la perspective politique qui était la sienne, Laval répondit avec patience aux questions. Quand le président lui demanda un peu naïvement qui était responsable du coup d'Etat qui avait été fait le 10 juillet 1940, il n'eut pas de peine à montrer qu'il n'y avait pas eu de coup d'État. Il s'expliqua clairement sur Montoire, disant que le Maréchal y était allé de son plein gré, c'était la vérité. À l'époque où il témoignait, ce seul fait était une charge accablante.

Laval, cependant, ménageait le Maréchal, il ne fuyait pas ses responsabilités personnelles. Il parla deux jours. De temps en temps il paraissait épuisé, s'essuyait le front. Le président Mongiheaux, prévenant jusqu'à l'excès avec les grands témoins à charge, le traitait si rudement qu'une fois Laval protesta :

- Un ancien président du Conseil a droit à des égards, monsieur.

Une autre fois, il dit humblement :

- J'ai soif.

Le président parut ne pas entendre, ni les huissiers, ni les gendarmes. Une journaliste suédoise se leva, alla chercher un verre d'eau, le tendit au réprouvé, qui but avidement.

En se retirant, il s'inclina légèrement devant le Maréchal. Un sourire qui voulait être aimable découvrit ses dents noires de vieux fumeur.

- Au revoir, monsieur le Maréchal.

 

un héros de Rhin et Danube

Le 6 août 1945, le procès durait toujours. Dans la salle surchauffée du premier étage du Palais de justice, continuait à se tenir, immobile et muet, face à ses juges, un accusé de quatre-vingt-neuf ans et trois mois. Condamné d'avance.

Jacques Isorni a rapporté que, pour des raisons de convenance internationale, la défense avait renoncé à faire état d'un fait de caractère assez sensationnel, sur lequel Jacques Chevalier proposait de témoigner. Lorsque le général de Gaulle, alors brouillé avec les Anglais, s'était rendu à Brazzaville, Winston Churchill l'avait fait savoir au Maréchal, en lui indiquant l'itinéraire de l'avion et l'horaire de son passage. Sous-entendu : ne vous gênez pas. Pétain avait refusé avec hauteur d'utiliser ces renseignements.

Un autre témoin, le général Picard, termina sa déposition par un rappel historique que le bâtonnier devait utiliser dans sa plaidoirie, mais qui, visiblement, était de l'hébreu pour de nombreux jurés :

- La Prusse, en 1806, a été battue plus que nous l'avons été. Elle a collaboré comme aucun autre pays n'a collaboré, puisqu'elle a fourni une armée à Napoléon. Et pourtant, je n'ai jamais entendu dire que la reine de Prusse, ni le roi de Prusse, ni ses ministres aient été inquiétés par la suite.

À la stupeur générale, un officier en activité, le général Lafargue, directeur de l'Infanterie au ministère de la Guerre, ancien chef d'état-major du général de Lattre de Tassigny, l'un des organisateurs de l'armée secrète et des parachutages d'armes au maquis du Vercors, vint témoigner à décharge. Il avait demandé lui-même à déposer.

Il comparut en uniforme kaki, sur le bras l'insigne « Rhin et Danube ». Il exposa comment il comprenait que, politiquement, le maréchal Pétain avait livré « une bataille d'attente » dans l'intérêt de la France. Le procureur et les jurés, révoltés, n'osaient cependant pas le malmener. Sa déposition est, historiquement, très intéressante. Le lendemain, il apprit que son poste lui était retiré.

Pétain demeurait impassible. Avec l'entraînement, l'habitude de la salle, il devait entendre de mieux en mieux. Parfois, à la fin de l'audience, il disait à l'oreille d'Isorni : Mauvais programme aujourd'hui. J'espère que vous avez quelque chose de mieux pour demain. Comme un général (témoin à décharge) s'enlisait dans d'ennuyeuses considérations militaires, Pétain l'interrompit rudement :

- Assez de tactique !

La défense avait choisi soigneusement son dernier témoin : général Le Barazer de Lannurien. Héros de Quatorze-Dix-Huit, couvert de blessures, presque aveugle. Bon orateur. Son éloquence de vieux soldat défendant son chef fut même poignante au point qu'une partie de l'assistance applaudit. Pétain alors se leva :

- Je ne suis pour rien, dit-il, dans la présence ici du général de Lannurien.

Craignait-il qu'on le soupçonnât d'avoir inspiré un témoignage si laudatif et si chaleureux ? Ses avocats, en tout cas, étaient furieux. Ce démon qui si souvent, au coin de la longue vie de Pétain, lui avait inspire les paroles exactement propres à lui nuire le poursuivait jusque dans le prétoire.

douze balles dans la peau

12 août 1945, le procureur général Mornes prend la parole :

- Messieurs. Pendant quatre année ! que dis-je ? pendant quatre années, l'heure actuelle encore - la France est victime d'une équivoque, la plus redoutable qui puisse jeter le trouble dans les esprits, celle qui, à la faveur d'un non: illustre, sert de paravent à la trahison Oh ! messieurs, je sais quel mot je viens de prononcer, un mot dont le rapprochement avec l'homme qui est ici sonne péniblement…

Son début avait grande allure, devait écrire Jacques Isorni. Mettons. Cette sorte d'éloquence ne toucherait aujourd'hui aucun auditoire de moins de quarante ans. Un candidat politique parlant ainsi n'aurait pas l'ombre d'une chance.

Quelques années après ce réquisitoire contre Pétain, le procureur général Mornet a participé à une émission radiophonique intitulée Tribune de Paris, dans laquelle il s'agissait de Mata Hari. Le producteur, Paul Guimard, a raconté qu'après l'émission, le magistrat s'entretint avec lui.

- Tout de même, monsieur le Procureur, ce devait être passionnant, cette affaire. Peser les responsabilités...

- Oh ! vous savez, dans cette affaire Mata Hari, il n'y avait pas de quoi fouetter un chat !

Douze balles dans la peau. S'agit-il, pour les professionnels de l'accusation, d'un sport, d'une sorte de billard avec des têtes ? Le 12 août 1945, le vieux procureur Mornet, comme un destrier frémissant à l'odeur de la poudre, retrouvait son ancienne fougue, sa conviction.

Ce feu dura peu, on eut à partir d'un certain moment comme une impression de répétition, de déjà entendu. L'acte d'accusation, les dépositions des témoins à charge pesaient sur ce réquisitoire ; d'une certaine manière le rendaient inutile. Et aussi, ce réquisitoire était écrit depuis longtemps, c'était pratiquement celui qui aurait servi au procès par contumace, le procureur n'y avait rien changé, à quoi bon ? Mais la conviction qu'on avait sentie au début en était atteinte. Le procureur s'enfonçait dans les lectures, erreur peu explicable au terme d'une longue carrière. La chaleur aidant, une torpeur s'établissait...

Seul auditeur attentif d'un bout à l'autre : le Maréchal. Visiblement il entendait. On le voyait s'agiter un peu, il prenait ses gants, les laissait; remuait la tête. Par instants, son visage blanc rosissait. Il prenait sur lui pour se taire.

Soixante-quatre pages de la sténographie. Au tiers du texte la voix commença à faiblir. On avait l'impression qu'il ne s'agissait plus que d'une formalité, comme d'une lecture de greffier. Mais n'importe quel procureur dispose, à la fin, d'un moyen infaillible de ranimer l'attention. Celui-ci le savait et sa voix reprit de la force dans le silence qui précède l'entrée du plus terrible personnage. La dernière période, solennelle et à dessein interminable comme un bon suspense, se termina par les mots cette fois point inattendus, mais qui pourtant frappaient comme une salve.

- C'est la peine de mort que je demande à la Haute Cour de justice de prononcer contre celui qui fut le maréchal Pétain.

Les plaidoiries occupèrent la dix-neuvième et la vingtième audience (13 et 14 août). Elles durèrent six heures et se déroulèrent dans l'ordre suivant : Payes, Lemaire, Payen, Isorni, Payera. Autrement dit, le bâtonnier plaida en trois fois, et ses assistants « en sandwich ». Me Payen avait demandé qu'il en fût ainsi, afin de ménager ses forces, sa plaidoirie devant être très longue en raison de l'importance du dossier. Elle occupe cent quatorze pages de la sténographie en deux volumes. Me Payen plaida tout à fait en civiliste, produisant de nombreux documents et s'efforçant de démontrer. Sa voix n'était pas assez forte et la chaleur continuait d'accabler l'auditoire.

Me Lemaire sonna une sorte de réveil en fanfare. Il plaidait sur la prétendue appartenante du Maréchal à la Cagoule et sur sa prétendue participation au complot pour renverser la république. Il le fit avec un mordant extrême, prenant plusieurs fois et directement à partie le procureur général.

- Qu'il me soit simplement permis de dire, monsieur le Procureur général, que vous êtes un serviteur passionné de la loi. Un serviteur passionné de la loi... et du gouvernement.

Le procureur Mornet avait en effet été directeur de la Justice militaire en mai 1940, et il avait depuis accepté la mission de réprimer les menées communistes. Ce rappel ne lui était pas agréable. Les jurés regardaient Me Lemaire avec un visage de bois, mais le public s'amusait lors des échanges avec le procureur tapi comme un vieux tigre.

Un auditeur paraissait particulièrement enchanté : Pétain. Pour la première fois depuis le début du procès, son visage rayonnait. À peine Me Lemaire eut-il terminé, il dit d'une voix forte et distincte :

- Je ne peux qu'approuver ce qu'a dit mon défenseur !

Et comme, après l'audience, on le ramenait à sa chambre de détention, il dit à la Maréchale :

- Lemaire a été épatant ! Épatant ! Qu'est-ce que Mornet a pris !

Une gaieté de potache éclairait cet homme de quatre-vingt-neuf ans de qui la vie était en jeu. Son mécontentement fut d'autant plus grand lorsque, le lendemain, le bâtonnier Payen, dans la seconde partie de sa plaidoirie, par ailleurs toujours aussi solidement articulée - il s'agissait de la politique extérieure de Vichy après l'armistice - soudain revint à une argumentation dont. ses jeunes confrères croyaient bien l'avoir détourné :

- Je fais allusion à l'âge du Maréchal. C'est un sujet qui lui est extrêmement désagréable. Je crains une interruption, mais je dis tout de même ce que je pense. Il faut bien que j'en parle. Il est certain que l'âge n'a pas diminué, dans le Maréchal, d'abord la santé physique que nous admirons tous et que nous envions, mais l'âge n'a pas diminué non plus en lui cette réserve naturelle dont j'ai parlé, ce manque d'aptitude aux conversations confidentielles et, comment dirai-je pour ne froisser personne, cette facilité à se sentir fatigué. C'est fâcheux, assurément...

Et le semi-gâtisme de l'étain expliquait tout. Qu'il ne fût pas au courant de bien des choses, qu'il n'ait compris le reste qu'à moitié, que souvent on eût agi à sa place. Le bâtonnier était naturellement persuadé qu'en montrant ainsi son client, il ajoutait aux arguments si bien accumulés de sa plaidoirie. Pendant qu'il parlait, Pétain paraissait aussi furieux que pendant le réquisitoire, allant jusqu'à faire les gestes de dénégation en agitant ses gants.

- Il a plaidé gâteux ! dit-il avec irritation à la suspension d'audience. Qu'il vienne un peu se mesurer avec moi, et il verra si je suis gâteux !

une grande plaidoirie

C'était maintenant le tour de Me Isorni. Jacques Isorni est resté historiquement l'avocat du Maréchal, non seulement à cause du secours humain et quasi filial qu'il lui a apporté dans son malheur, et du soin intelligent qu'il a pris (le sa mémoire. Il obtint ce résultat le jour rhème de la plaidoirie, qui fut la plus courte. C'est Me Isorni qui a élevé les débats à leur niveau pathétique, a écrit le lieutenant-colonel Garros. Tous les journaux de l'époque donnent cette note, au besoin en regrettant le talent du défenseur.

Dire que celui-ci avait, des trois, la tâche la plus difficile est peu dire. Expliquer, sinon justifier toujours, l'action du Maréchal dans la politique intérieure du gouvernement de Vichy, tel était son lot. La Cour de Riom, les tribunaux d'exception, les indéfendables lois antijuives et antimaçonniques, le S.T.O., la Milice, l'attitude à l'égard de la Résistance, telles étaient les pilules qu'il était chargé de faire avaler à ces jurés qu'un seul de ces mots étranglait. Il y fallait une parfaite connaissance du dossier, une rare intelligence tactique, une habileté latine. Il est beau et il parle bien, écrivaient des journalistes furieusement hostiles à l'homme qu'il défendait.

Déblayant avec autorité tout ce qui était chiffres et détails. Jacques Isorni, s'adressant directement, d'homme à homme en quelque sorte, à ces jurés qui à quelques mètres de lui le regardaient fixement, murés d'abord dans leur hostilité, sut leur montrer la réalité qu'aujourd'hui le recul de l'Histoire nous a rendue évidente, mais dont l'énoncé était alors tenu pour scandale, savoir que le vieux Maréchal avait, au prix de sa gloire passée, servi de bouclier et permis le moindre mal.

- Vos morts, dit-il aux Résistants du jury, croyez-moi, nous les pleurons ensemble. Mais d'autres Français sont morts, eux aussi, sous les balles allemandes et qui, au moment de mourir ont crié : « Vive le Maréchal ! »

Il termina en demandant que cessât de couler le sang français. Quelle chance avait-il de convaincre ? Le changement de climat qu'on perçut à la fin de sa plaidoirie et ce qu'on sut par la suite (la mort à une voix de majorité) font comprendre qu'il toucha le jury. Aurait-il obtenu mieux si le bâtonnier Payen avait accepté, comme le lui fit demander officieusement le président Mongibeaux, de renoncer à son troisième tour de parole, comment le savoir ?

À la suspension d'audience, le jeune avocat vit de nouveau s'avancer vers lui le procureur Mornet :

- Ah ! vous avez tellement dit tout ce que je pensais !

En l'étreignant chaleureusement. On reste confondu. On se prend à douter de la notion même de justice, de la réalité de l'Histoire, du sens des mots.

Un instant plus tard, il est vrai, le vieux maréchal rendait à cet instant de l'Histoire sa vraisemblance et son honnêteté. Il embrassait longuement Jacques Isorni.

- Il vous considère comme un fils, dit la Maréchale.

L'audience reprit encore, et le bâtonnier Payen parla de nouveau longuement. Cette dernière partie était bonne, elle replaçait une fois de plus chaque acte du Maréchal dans l'alternative du mal et du moindre mal, toujours à l'appui. Mais les journalistes ne prenaient même plus de notes.

Ils ressortirent leurs stylos lorsque l'accusé, questionné par le Président, dit qu'il voulait prendre la parole. On entendit pour la dernière fois la voix lente et ferme :

Au cours de ce procès, j'ai gardé volontairement le silence, après avoir expliqué au peuple français les raisons de mon attitude. Ma pensée, nia seule pensée, a été de rester avec lui sur le sol de France, selon ma promesse, pour tenter de le protéger et d'atténuer ses souffrances. Quoi qu'il arrive, il ne l'oubliera pas. Il sait que je l'ai défendu comme j'ai défendu Verdun. Messieurs les juges, ma vie et ma liberté sont entre vos mains. Mais mon honneur, c'est à la Patrie que je le confie. Disposez de moi selon vos consciences. La mienne ne me reproche rien car, pendant une vie déjà longue, et parvenu par mon âge au seuil de la mort, j'affirme que je n'ai pas eu d'autre ambition que de servir la France.

Quelques applaudissements saluèrent ses derniers mots. « Puis le silence retombe. Les femmes, ont, une fois de plus, les larmes aux yeux. Il est 21 heures.

Le vieux maréchal dîne, puis s'étend sur son lit, sans se déshabiller. Sans dormir. La Haute Cour délibère. Lui ne dit rien, et nul ne saura le contenu de sa méditation ; Minuit. Le chanoine de l'archevêché, qui déjà officiait au fort de Montrouge, vient dire la messe, pour le Maréchal et pour la Maréchale.

Deux heures, trois heures, toujours rien. Pétain s'est de nouveau étendu et il attend. La vie d'un prisonnier consiste à attendre, jusqu'à la libération ou jusqu'à la mort. Les avocats sont venus les rejoindre. Prévoyant le pire, ils lui ont dit que la condamnation à mort était inévitable, et qu'elle valait mieux qu'une condamnation modérée. Pour la gloire future, pour la grandeur de la légende. Un militaire, un maréchal de France peut entendre de telles paroles. Pétain a incliné la tète en signe d'assentiment.

Quatre heures, une longue sonnerie. Des pas, on vient chercher l'accusé et ses avocats, c'est l'heure du verdict.

Les longs couloirs, la salle d'audience. Elle est plongée dans une demi-obscurité. Le Président allume lui-même quelques lampes, une lueur verte se répand autour de la Cour. On devine, dans l'ombre, l'assistance, immobile et silencieuse.

le verdict

Le Président va parler, mais d'abord, geste bien peu habituel dans un prétoire, il approche de sa bouche un micro. Un micro. Il faut, il est nécessaire, il est bon, parait-il, pour l'honneur de la France, que la sentence qui va être prononcée soit entendue dans le monde entier, c'est ce qui a été prévu. À New York, à Honolulu, à Tokyo, à Moscou, à Léopoldville, des Blancs, des Jaunes, et des Noirs, à table ou entrant dans leur lit ou en sortant, doivent savoir quelle est la fin ignominieuse de cet homme qui a illustré à jamais le nom de Verdun.

Vingt minutes de lecture, que Pétain écoute assis, on ne l'a pas invité à se lever, peut-être a-t-on oublié. L'arrêt reproduit si bien l'acte d'accusation qu'on se demande pourquoi le président s'est fatigué à présider, les témoins à déposer, le procureur à requérir, les avocats à plaider. Ils auraient aussi bien pu réciter des comptines ou rester chez eux.

Condamne Pétain à la peine de mort, à l'indignité nationale, à la confiscation de ses biens. Tenant compte du grand âge de l'accusé, la haute Cour de Justice émet le voeu que la condamnation à mort ne soit pas exécutée.

- Gardes, emmenez le condamné.

Le Maréchal sortit, impassible. Un instant plus tard, dans sa chambre de détention, il souriait à ceux qui l'entouraient. Pour sa femme, pour nous tous qui étions là, a écrit Jacques Isorni, il s'efforçait d'être souriant, bien que dans son for intérieur il fût très malheureux.

À quatre-vingt-neuf ans, l'adversaire le plus redoutable qu'on voit s'avancer n'est pas la mort. Il s'appelle Solitude. Le condamné savait qu'il allait devoir quitter tous ceux qui jusque-là l'avaient soutenu, y compris cette bonne vieille compagne. Il s'était, levé au matin du 14 août 1945 à 7 heures, il avait subi une audience de huit heures, il avait été Condamné à mort à 4 heures le 15 août.

Le directeur de l'administration pénitentiaire, qui devait l'emmener vers une nouvelle prison arriva. Il s'appelait Amor. On le présenta par son nom. Le plus vieux condamné du monde ne put résister au plaisir d'un jeu de mots :

Amor ? dit-il. Comme moi ?

Pétain