Volga-Stalingrad
Le trajet est long de Moscou à Stalingrad. Notre auto filait sur les routes qui mènent au front ; çà et là de charmantes rivières et des villes pleines de verdure. Nous avancions sur des chemins poussiéreux aplanis au rouleau, tantôt sous le ciel de midi d'un bleu éclatant, à travers une poussière brûlante, tantôt à l'aube lorsque les premiers rayons de soleil éclairaient les sorbiers aux couleurs vives, ou la nuit alors que la lune et les étoiles scintillaient dans les eaux calmes de la Krassivaïa Metcha, voguaient tels des fils d'or sur le jeune et rapide Don.

Nous passâmes par Iasnaïa Poliana. Les abeilles rampaient sur les fleurs qui recouvraient le tertre funéraire, et de petites guêpes immobiles suspendues au-dessus du tombeau semblaient protéger de l'air la dépouille de Tolstoï. Tout autour de la maison les fleurs avaient follement poussé, le soleil pénétrait dans les pièces par les fenêtres ouvertes, et les murs fraîchement badigeonnés resplendissaient. Seules un peu de terre remuée près du tombeau où les Allemands avaient enfoui quatre-vingts tués et les traces noires d'un incendie sur le plancher rappelaient que les nazis avaient passé par là. Aujourd'hui, la maison est restaurée ; à nouveau les fleurs s'épanouissent; à nouveau solennelle est la tombe dans sa grande simplicité. Les cadavres des soldats ennemis ont été enlevés et enterrés dans les énormes entonnoirs creusés par les lourdes bombes que les Allemands ont lâchées sur les champs de Iasnaïa Poliana. En ces endroits une herbe humide de marécages a poussé.

Et nous continuons d'avancer à travers une terre superbe où la guerre a jeté l'alarme.

Partout, dans les champs, aux labours et au battage, près des chevaux attelés aux charrues, sur les tracteurs et les moissonneuses-batteuses, au volant des camions, aux carrefours de la zone du front où elle règle la circulation - labeur pénible et dangereux - partout la femme russe est à l'ouvrage. C'est elle qui, la première, s'est élancée dans la maison de Iasnaïa Poliana incendiée par les Allemands, c'est elle qui aplanit de sa pelle une route dont on ne voit pas la fin et sur laquelle vont les chars, les munitions, grincent les roues des trains d'équipages. La femme russe a pris sur elle tout le poids d'une immense récolte, c'est elle qui a fait la moisson, lié les gerbes, qui a battu le grain et l'a amené au point de livraison. Du matin au soir, ses mains brunies par le soleil ne connaissent pas de repos. Elle administre la terre près du front. Les adolescents et les vieux sont ses aides. Et la tâche est rude. La voilà qui, essuyant la sueur, aide les chevaux à traîner une lourde voiture chargée de grains qui s'enfonce dans le sable. C'est encore elle qui fait retentir les coups de sa hache au stockage du bois, qui abat les gros troncs des pins, conduit les locomotives, monte la garde aux passages des rivières, porte le courrier, travaille jusqu'à la pointe du jour dans les bureaux des kolkhoz, des sovkhoz et des S.M.T. Elle veille des nuits entières, fait le guet auprès des entrepôts de grains. Elle ne recule point devant le lourd mais noble travail ; bien que le front soit tout proche, elle ne craint pas l'obscurité de la nuit; elle regarde au loin la lueur d'une fusée, de temps à autre elle crie pour signaler sa présence, ou bien frappe du maillet.

Birioukova, une femme âgée de soixante ans, de garde la nuit à des hangars, armée d'un tisonnier, me raconte le matin en riant : Il faisait nuit, pas de lune encore, seul un projecteur fouillait le ciel. Tout à coup j'entends que des hommes s'approchent du hangar et essaient d'ouvrir la porte. Tout d'abord, j'ai eu peur, je me suis demandé ce que je pourrais bien faire, moi, vieille, contre ces démons. Mais quand je me suis rappelé comme mes filles avaient sué sang et eau pour assurer cette récolte à mes fils, je me suis avancée sans bruit, et, levant mon tisonnier, je me mis à crier de toutes mes forces : Halte ! pas un pas ou je tire ! Ébahis, ils ont vite décampé !

Si la femme russe supporte le poids du labeur des champs et de l'usine, plus lourd encore est celui qui pèse sur son cœur. Des nuits entières, elle pleure un mari, un fils, un frère. Elle attend patiemment une lettre de son disparu. Cœur admirable et bon, esprit lumineux et sage, elle souffre de nos revers. Que d'affliction, que d'intelligence vaste et claire dans ses pensées, dans ses paroles, avec quelle profondeur et quelle sagesse elle a compris le grave danger qui a pesé sur notre pays, que de bonté, d'amour du prochain et de patience il y a en elle !

Notre armée sait ce qu'elle défend, elle a toutes les raisons d'être fière et de son passé glorieux, et de la Grande Révolution, et de sa terre immense et féconde. Que notre armée soit fière de la femme russe, de cette femme admirable ; qu'elle se souvienne de l'épouse, de la mère, de la soeur et qu'elle craigne plus que la mort de perdre l'estime et l'amour de la femme russe, car il n'est rien au monde de plus grand et de plus digne que cet amour !

Nous pensions à bien des choses, sur cette longue route qui nous menait à Stalingrad. L'heure est déjà différente ici. Notre montre retarde d'une heure. Différents aussi les oiseaux. Des éperviers à grosse tête et aux fortes pattes emplumées se tiennent immobiles sur les poteaux télégraphiques ; le soir, des hiboux gris survolent lourdement et maladroitement la route. Le soleil est devenu plus cruel. Les couleuvres traversent la route en rampant. La steppe a changé, elle aussi, sa végétation luxuriante a disparu. Elle est rousse, brûlante, recouverte d'absinthe et de mauvaises herbes poussiéreuses, de spart sec et pitoyable qui se serre contre la terre crevassée. Des bœufs traînent des charrettes, un chameau se tient au milieu de la steppe. La Volga se rapproche. On sent physiquement l'immensité de l'espace envahi par l'ennemi, un terrible sentiment d'angoisse vous serre le cœur et vous empêche de respirer. La guerre dans le sud, la guerre dans la région de la Volga inférieure, la sensation d'un poignard ennemi profondément enfoncé dans le corps, les chameaux, la steppe plate et brûlée qui vous parlent de l'approche du désert vous remplissent d'un sentiment de profonde inquiétude.

On ne saurait reculer davantage. Chaque pas en arrière est un grand malheur, irréparable peut-être. Toute la population des villages de la région de la Volga est pénétrée de ce sentiment comme les armées qui défendent la Volga et Stalingrad...

Au point du jour, nous aperçûmes la Volga. Le fleuve de la liberté russe apparaissait austère et triste à cette heure matinale. Il faisait froid, le vent soufflait, des nuages s'ombres planaient bas, mais l'air était transparent et l'on apercevait au loin à plusieurs kilomètres de distance la rive droite escarpée et les steppes sablonneuses. L'eau limpide du fleuve coulait largement et librement entre d'immenses terres, tout comme un puissant métal unissant la rive droite et la région traversée par la Volga. Sur la haute berge, l'eau bouillonnait, roulait des écorces de pastèques, minait le grès qui s'éboulait, les vagues soupiraient, agitant les balises. Vers midi, le vent avait dispersé les nuages; on avait chaud soudain, et la Volga resplendissait toute bleue sous le haut soleil qui brillait au-dessus de nos têtes; l'air au-dessus d'elle s'était couvert d'un léger brouillard bleuâtre, la rive basse sablonneuse s'étendait douce et tranquille le long de ses eaux. Un sentiment de joie et en même temps d'amertume nous remplissait à la contemplation de ce fleuve si beau. Les bateaux, peints en gris-vert, couverts de branches flétries, se tenaient amarrés, une légère fumée sortait à peine des cheminées ; ils retenaient leur bruyante et vive respiration de crainte d'être aperçus par l'ennemi.

Partout, jusqu'à la rive même, ce sont des tranchées, des abris bétonnés, des fossés antichars. Aux points de passage autrefois bruyants, où venait se masser une foule insouciante, où les voitures grinçaient chargées de pastèques et de melons et où les gamins allaient pêcher à la ligne, on voit aujourd'hui des canons antiaériens, des mitrailleuses groupées par deux et par quatre, des abris creusés sous terre, des camions dispersés et masqués -  qui attendent leur tour. La guerre était venue jusque-là. Nulle part la canonnade de l'artillerie ne se fait entendre comme ici, à travers les vastes étendues de la Volga. Le bruit du canon, qu'aucun obstacle n'arrête, renforcé par l'écho, retentit ici dans toute sa plénitude, roule avec puissance, monte de la terre au ciel pour redescendre de nouveau vers la terre. Ce fracas solennel rappelle aux hommes que la guerre est entrée dans sa phase décisive, qu'on ne saurait reculer davantage, que la Volga est notre principale ligne de défense. Et la nuit. dans les villages de la région, les vieilles racontent partout cette histoire : un général allemand disait aux soldats qui l'avaient fait prisonnier : Voici l'ordre que j'ai : si nous prenons Stalingrad, nous irons au-delà de la Volga. Mais si nous ne prenons pas Stalingrad, il nous faudra repasser notre frontière car nous ne pourrons plus tenir en Russie. C'est une légende bien sûr, mais comme dans toute légende qui vient du peuple, il y a là autant de véracité que dans certains récits authentiques. Vieux, femmes, combattants des bataillons, ouvriers, conducteurs de chars, aviateurs, artilleurs, tous sont étreints par une seule et même pensée, celle de la Volga et de Stalingrad, de la bataille principale et décisive.

À la fin du mois d'août, les Allemands attaquèrent Stalingrad par air. Jamais encore ils n'avaient de toute la guerre concentré autant de forces aériennes contre nous : plus d'un millier d'avions survolèrent la ville. Ils se ruèrent sur les maisons d'habitation, les superbes édifices du centre de la ville, les bibliothèques, les hôpitaux, les écoles, les établissements d'enseignement supérieur. Une immense lueur et des tourbillons de fumée montèrent au-dessus de Stalingrad sur un espace de plus de soixante kilomètres, le long de la rive de la Volga. Des heures durant, une des plus belles cités de l'Union soviétique, aux maisons peuplées de femmes et d'enfants, fut soumise à un bombardement des plus intenses. Certes, les Allemands n'ignoraient pas que toutes les usines se trouvaient à la périphérie. Cependant, ils visaient surtout le centre de la ville. Nous ne songeons nullement à leur en faire un reproche. Celui qui a levé le glaive ne comprend que la langue du glaive.

Tout en attaquant par air, l'ennemi s'élançait vers la Volga, au nord de la ville. À un moment, une colonne de chars et à sa suite des camions automobiles avec l'infanterie motorisée menacèrent directement les faubourgs de l'usine de tracteurs, dans la partie nord de Stalingrad. L'attaque de l'ennemi fut repoussée par l'unité antichar du lieutenant-colonel Gorélik et les batteries antiaériennes du lieutenant-colonel Guermann. Ils combattaient coude à coude avec les bataillons ouvriers de l'usine de tracteurs et de l'usine Barricades ; il se trouva parmi les ouvriers d'excellents artilleurs, conducteurs de chars, servants de mortiers. Par le portail de l'usine les chars, les canons et les mortiers étaient directement amenés sur le champ de bataille. Et dans ce brasier les usines continuèrent de travailler toute la nuit sous le fracas des explosions, au milieu des flammes déchaînées. Des dizaines de gros canons et de chars lourds furent livrés à l'armée pendant les deux jours de combat au nord-ouest de Stalingrad. Le courage tranquille des ouvriers, des ingénieurs, des chefs d'atelier était admirable.

Le nom du capitaine Sarkissian, combattant plein de gaieté et d'ardeur, dont les lourds mortiers s'opposèrent les premiers aux chars allemands, est entré dans l'histoire. Jamais on n'oubliera la batterie antiaérienne du lieutenant Skakoune. Bien que ne pouvant plus communiquer avec le commandement du régiment de D.C.A. , cette batterie avait tenu bon pendant plus de vingt-quatre heures contre un ennemi dont les avions fonçaient sur elle en pique, pendant que les chars lourds l'attaquaient. La terre et l'air, les flammes et la fumée, le tonnerre de l'explosion des bombes, le hurlement des projectiles et du tir en rafale des mitrailleuses se mêlaient en un chaos infernal. Aux batteries antiaériennes se tenaient des jeunes filles : elles manipulaient les divers appareils, les stéréoscopes pour observer à grande distance, se faisaient éclaireurs. Elles combattirent une journée entière auprès de leurs camarades artilleurs. Réduits au silence, touchés, pensait à chaque moment le commandant du régiment, lorsque les pièces antiaériennes se taisaient. Mais à chaque fois la canonnade nette et régulière reprenait. Ce terrible combat dura vingt-quatre heures. Le lendemain soir seulement, les quatre soldats et le commandant blessé qui avaient survécu revinrent de leur batterie. Ils racontèrent que pendant la bataille les jeunes filles n'avaient pas quitté une seule fois leur poste pour se réfugier dans les abris, et cependant il y avait des moments où on ne pouvait plus y tenir. Et l'attaque subite de l'ennemi pour pénétrer dans la ville fut repoussée. La situation se stabilisait.

C'est ainsi que s'ouvrit la première page de l'épopée de la défense de Stalingrad, page écrite avec le feu et le sang, la fermeté des combattants, le courage des ouvriers et l'amour des hommes soviétiques pour leur pays. Défense de Tsaritsyne et défense de Stalingrad ! Des combats sanglants se déroulent de nouveau en ces mêmes endroits où l'Armée rouge défendit Tsaritsyne. De nouveau, les communiqués mentionnent les noms des villages et des hameaux connus pour la défense de Tsaritsyne, les combattants passent près des vieilles tranchées' sur lesquelles l'herbe a poussé et qui furent décrites par les historiens de la guerre civile. Ils sont nombreux les ouvriers, les militants du Parti, les pêcheurs, les paysans qui participèrent à la défense de Tsaritsyne la Rouge, et qui, aujourd'hui, se sont engagés comme volontaires pour aller défendre Stalingrad la Rouge.

Nous arrivâmes à Stalingrad peu de temps après le bombardement par avions. Çà et là fumaient encore de gros incendies. Un camarade de Stalingrad, qui fit le voyage avec nous, nous montra sa maison brûlée. Ici c'était la chambre des enfants, dit-il, et là ma bibliothèque ; dans cet angle où vous voyez des tuyaux tordus se trouvait ma table de travail. Sous les monceaux de briques, on voyait des carcasses déformées de lits d'enfants, les murs de la maison étaient tièdes tel le corps d'un mort qui n'a pas encore eu le temps de se refroidir. Le ciel clair et insouciant se montrait à travers le toit brûlé. Sur le bâtiment de l'hôpital pour enfants, une des ailes d'un aigle sculpté avait été arrachée par un éclat de bombe, l'autre, déployée, semblait vouloir prendre son vol. Les murs et la colonnade du Palais des Sports, qui avait brûlé, étaient couverts de suie, et sur ce fond de velours noir se détachaient avec éclat les silhouettes blanches de deux jeunes athlètes nus. Sur les fenêtres des maisons vides sommeillaient des chats sibériens autrefois soignés et dorlotés ; les plantes vertes respiraient l'air frais qui leur parvenait par les vitres cassées. Près du monument de Kholzounov, des gamins ramassaient des éclats de bombes et d'obus. Et dans le calme du soir, le coucher de soleil, tout teinté de rose, apparaissait dans sa beauté triste à travers des centaines de fenêtres béantes. Sur beaucoup de maisons, on pouvait voir des plaques de marbre commémoratives aux inscriptions suivantes : Staline a pris la parole ici en 1919. L'état-major de la défense de Tsaritsyne a siégé ici. Dans un square du centre de la ville, se dressait une colonne sur laquelle on pouvait lire : Le prolétariat de Tsaritsyne la Rouge à ceux qui ont combattu pour la liberté et qui sont tombés en 1919 sous les coups des bourreaux de Wrangel. Stalingrad vit et vivra. On ne saurait briser la volonté d'un peuple qui veut être libre. Les détachements ouvriers déblaient les rues, les cheminées des usines laissent échapper de la fumée, tandis que le ciel est couvert de petits nuages ronds formés par les éclatements des projectiles antiaériens. Les hommes se sont d'emblée habitués à la guerre. Le bac qui transporte les soldats dans la ville est à tout moment pilonné par les avions de chasse et les bombardiers ennemis. On entend le crépitement des mitrailleuses qui tirent en rafale, la canonnade des pièces antiaériennes, et les marins, tout en contemplant le ciel, savourent des tranches de pastèques succulentes ; les gamins, assis sur le bord du bac, suivent attentivement l'hameçon de leur ligne ; sur un banc, une vieille tricote des bas. Chaque jour, de nouveaux détachements ouvriers partent au front. Stalingrad est venue s'ajouter aux autres citadelles prolétariennes du pays : Toula, Léningrad, Moscou. Citadelles imprenables !

Nous passons la porte cochère d'une maison démolie. Les locataires mangent sur des tables faites avec des planches et des caisses, les enfants soufflent sur leur soupe aux choux fumante. Un de nos camarades militaires ramasse un livre à demi carbonisé.

Humiliés et offensés, lit-il à haute voix, et jetant un coup d'œil sur les femmes assises sur des ballots, il soupire. Une écolière qui a deviné ses pensées s'approche de lui, et sévère : Ça ne nous concerne pas, nous sommes offensés, mais non humiliés, et nous ne le serons jamais. La nuit, nous errons à travers la ville. Dans le ciel, un grondement de moteurs ; la lumière de nos projecteurs se heurte silencieusement à celle des projecteurs allemands. Les rues droites et les larges places désertes apparaissent solennelles. Des patrouilles circulent, on entend le cliquetis de leurs armes. Les chars avancent en grondant et les conducteurs fouillent attentivement les rues. Voici l'infanterie qui marche d'un pas lourd sur l'asphalte. Les visages des soldats sont recueillis et pensifs. Au petit jour, le combat s'engagera, le combat pour la Volga, pour Stalingrad !

J'évoque mon long voyage : je revois Iasnaïa Poliana, solennelle et calme, qui revient à la vie, les abeilles sur le tombeau de Tolstoï, le labeur noble et fécond des paysannes dans les vastes champs de régions proches du front, la Krassivaïa Metcha au clair de lune, le conte de bonne femme sur le prisonnier allemand qui disait Si nous ne prenons pas Stalingrad, nous ne pourrons plus tenir en Russie, le grondement de la canonnade sur la Volga, l'aviateur de bronze Kholzounov qui regarde le ciel, les marins au passage de la Volga. Oui, c'est dur de se battre sur la Volga. Mais il ne suffit pas de penser seulement à la défense. C'est ici, sur la Volga, que doit se décider le sort de la grande guerre pour la liberté. Que le glaive de la victoire, forgé dans de dures épreuves, vienne s'abattre ici sur l'ennemi !

Et les troupes ne cessent d'avancer dans les rues sombres. Les visages des hommes sont graves. Ces hommes seront dignes du grand passé, de la Révolution, de ceux qui sont tombés en défendant Tsaritsyne la Rouge contre les gardes blancs. Ces hommes sont dignes de l'amour de la femme russe qui travaille avec ardeur. Jamais ils ne perdront son estime.
Stalingrad,5 septembre 1942.

Une compagnie de jeunes fusiliers-mitrailleurs

Des jeunes fusiliers-mitrailleurs étaient couchés, le soir, dans un ravin de la steppe et pestaient contre leur chef. La plupart d'entre eux s'étaient déchaussés, et, hochant la tête, contemplaient leurs pieds rouges et endoloris. Leur cou, qu'avait frotté la courroie de la mitraillette, leur faisait mal. Certains s'étaient mis à laver leur linge dans le petit ruisseau qui coulait au fond du ravin. L'eau transparente devenait sombre et trouble au lessivage des chaussettes. Puis celles-ci étaient accrochées aux branches des poiriers et des cerisiers sauvages où elles séchaient. Et les gars, palpant leurs pieds, soupiraient :

- Oui, après une pareille marche, il faudrait laisser nos pieds se reposer.

Lazarev, un garçon aux épaules étroites, aux cheveux blonds et trop longs, mollement collés sur les tempes creuses et sur la nuque, dit plein de colère :

- J'avais pourtant prévenu le sergent-chef que mes chaussures étaient trop étroites, mais lui de me répondre : Vous vous y ferez ! Je m'y suis fait, maintenant que j'ai les pieds en sang.

- Bien sûr, lui, il n'a pas de mal à nous suivre installé sur la cuisine roulante, en prenant des bains de soleil, pendant que nous autres, nous mesurons la steppe avec nos jambes ! lança Romanov, un brun aux yeux noirs, originaire de Gorki. Et, levant son pied, il se mit à souffler doucement sur la peau brûlante et congestionnée.

- De la poussière, du soleil, rien d'autre ! Et point de salut, on n'est pas encore arrivé ! déclara Pétrenko. Ah ! l'Ukraine, c'est bien autre chose, des jardins et des jardins à n'en plus finir !

Lazarev se mit à rire.

- Ne dis pas de mal de la steppe, sinon Jeldoubaev va se fâcher.

Le Kazakh Jeldoubaev était le camarade de Lazarev. Ils étaient devenus amis dans l'armée, lorsqu'ils étaient ensemble dans une unité de réserve, et qu'ils s'entretenaient aux heures de repos, après l'exercice, pendant les longues marches sous le soleil cruel de la steppe, dans les tourbillons de poussière, d'une poussière si épaisse que votre compagnon disparaît tout à coup; devient invisible. Et Lazarev devait alors crier à travers les nuages de poussière :

- Eh, Jeldoubaev, t'es là ? On n'y voit plus rien ! Après la marche, on ne les distinguait plus l'un de l'autre, bien que Jeldoubaev fût le plus noir de peau, et Lazarev le plus blanc parmi les fusiliers-mitrailleurs. Le visage de Lazarev était insensible au hâle, et son grand front n'était pas moins blanc qu'avant la marche à travers les steppes. Mais dans l'épaisse poussière de la route, la face du Kazakh et celle du gars de Naro-Fominsk étaient tout aussi grises l'une que l'autre, et seuls les yeux -noirs et ronds chez Jeldoubaev et bleus chez Lazarev - brillaient d'un même éclat.

Trop fatigués pour parler longuement, leurs entretiens étaient brefs. Mais ils marchaient à côté l'un de l'autre, et parfois Lazarev demandait :

- Eh ! frérot, t'es fatigué ?

Et Jeldoubaev, tout en retirant le bouchon enveloppé de papier, tendait à son camarade la bouteille pansue, pleine d'une eau chaude et trouble.

- Bois le premier, disait Lazarev.

- Non, toi d'abord, je t'en prie, répondait Jeldoubaev.

Le soir, si on n'avait pas eu le temps d'apporter le pain, ils se partageaient leurs biscuits et, par économie, roulaient une seule cigarette pour deux. Ils avaient pitié l'un de l'autre. Toute la compagnie des fusiliers-mitrailleurs vivait -dans la plus grande amitié, en famille. Peut-être était-ce ainsi parce qu'elle était formée exclusivement de jeunes. Et Drobot, de belle stature, chef de compagnie, et Béréziouk, son adjoint, un maigre au long nez, et le lieutenant Choute, chef de section, tous les fusiliers-mitrailleurs en un mot avaient à peu près le même âge, les uns étaient nés en 1920, les autres en 1923. Mais les uns se battaient déjà depuis plus d'une année, comme Drobot et Béréziouk, les autres, comme Romanov et Jeldoubaev, allaient au feu pour la première fois.

Ils marchaient en se .dandinant quelque peu, caressant la mitraillette suspendue à leur poitrine, jetaient des regards indulgents aux fantassins et étaient très fiers de servir dans la compagnie des fusiliers-mitrailleurs. Ils avançaient à la tète de leur régiment et tous ceux qu'ils croisaient disaient :

Regarde, voilà les fusiliers-mitrailleurs qui passent.

Drobot, qui aimait la discipline, était sévère avec eux; il exigeait que l'on prît grand soin des armes, vérifiait si les mitraillettes étaient en bon état, mais les jeunes combattants savaient et sentaient ce que représentait pour eux une mitraillette. Drobot et Béréziouk étaient Ukrainiens, leurs familles étaient restées en territoire occupé, celle de Drobot près de Bielgorod, et celle de Béréziouk dans la région de Vinnitsa, et il y avait en eux une sorte de recueillement et de haine qui se transmettait aux combattants. Béréziouk avait été blessé en automne, et il avait sur la joue une grande cicatrice rose. Il s'en prenait toujours aux chefs des sections et des escouades, mais on voyait que ce n'était pas par méchanceté, mais par amour pour le service et personne ne lui en voulait. Les fusiliers-mitrailleurs aimaient le jeune lieutenant Choute, chef de section. A l'école déjà, il passait pour un bon et loyal camarade, et devenu chef de section, il disait à ses hommes :
Le principal, les gars, c'est de vivre en bonne camaraderie, c'est la première des choses pour nous.

Et lui-même ne manquait jamais à la camaraderie entre fusiliers-mitrailleurs.

Avant d'être appelé sous les drapeaux, Romanov, le jeune aux yeux noirs, travaillait dans le fameux artel de Pavlovsk, sur l'Oka, où l'on fabriquait les meilleurs canifs du pays des Soviets. Quand il partit au service, il prit avec lui quelques-uns de ces remarquables petits couteaux à plusieurs lames. L'un avait la forme d'un avion, l'autre ressemblait à un char de combat. Romanov avait pensé que ces canifs lui seraient utiles dans les moments difficiles et qu'il pourrait toujours les échanger contre du tabac, des allumettes ou autre chose, mais l'amitié dans la compagnie était si forte et il s'entendait si bien avec ses camarades qu'il n'échangea pas ses couteaux, il en fit tout simplement cadeau aux copains.

Lazarev disait à ses camarades en souriant tristement :

- Et moi, les gars, j'étais tourneur sur bois avant la guerre, je faisais les jeux d'échecs en bouleau. J'en ai fait une masse, bien que je ne sache pas y jouer moi-même.

Et jetant sur ses camarades un regard vif et intelligent, il répéta :

- Oui, c'est comme ça, je fabriquais des jeux d'échecs du matin au soir, mais je n'ai pas appris à jouer, le temps me manquait.

Tandis que leurs chaussettes séchaient, les fusiliers-mitrailleurs humaient l'odeur qui partait de la cuisine et bâillaient : ils avaient bien envie de manger, cependant l'envie de dormir était encore plus forte après une marche de cinquante kilomètres.

Mais ils ne purent se reposer comme il l'eût fallu. Ce même jour, l'infanterie motorisée et les chars allemands avaient réussi à percer la ligne de défense dans un secteur de Stalingrad. L'ennemi cherchait à déboucher sur la Volga, il sentait la respiration humide du grand fleuve et l'approche de l'hiver, il tendait toutes ses forces pour pénétrer dans la grande ville. Savinov, le commandant du régiment, avait reçu l'ordre de se mettre en marche la nuit même.

Il passa parmi les bataillons qui se reposaient dans le ravin, contemplant les visages fatigués des hommes et prêtant l'oreille aux conversations des soldats couchés à terre. Il passa près des fusiliers-mitrailleurs, regardant d'un œil scrutateur, leurs visages tout jeunes, amaigris, de gosses presque. Beaucoup d'entre eux n'avaient jamais été au feu.

Résisteront-ils, tiendront-ils le coup, ces garçons aux vareuses blanchies par l'ardent soleil ?

Quelques heures après, le régiment prenait contact avec l'ennemi. La bataille devait durer plus de dix jours...

Court repos. Le régiment se trouvait à nouveau dans un ravin, de la steppe, L'atmosphère tiède du crépuscule était pleine du vrombissement de
nos avions et de ceux de l'ennemi. Bien haut,
dans le ciel bleu, retentissaient le crépitement des mitrailleuses, les coups de canon, le grondement rauque des moteurs. Sur terre, on se battait également. Les nuages blancs et noirs des explosions s'étalaient sur la steppe, les canons semi-automatiques à tir rapide faisaient entendre un claquement sec et bref, l'explosion des gros projectiles allemands déchirait l'air. Parfois, on percevait les salves des mortiers et dans le fracas des explosions se perdaient tous les autres bruits de la bataille qui se déroulait sur terre et dans l'air. Par instants, le combat s'apaisait, tout rentrait dans le calme, et l'on entendait alors le bruissement de l'herbe sèche de la steppe et le chaut des grillons. Et dans le profond ravin, les combattants se reposaient tranquillement, comme s'ils se trouvaient chez eux, à la maison, et non pas à quelques kilomètres de l'adversaire. Les fusiliers mitrailleurs étaient couchés par terre, caressant leur mitraillette... Tout heureux, ils s'étiraient. Certains avaient enlevé leurs chaussures, d'autres leurs vareuses et de nouveau on pouvait voir sur les branches des poiriers et des cerisiers sauvages se balancer paresseusement les chaussettes et les chemises kakis, lavées à l'eau .froide, fruit d'une lessive peu compliquée. Je contemple les jeunes visages amaigris des fusiliers-mitrailleurs qui viennent de sortir d'une bataille ayant duré des nuits et des jours. Premier combat pour beaucoup. Sur leur visage, c'est un mélange bizarre, on y trouve et de l'espièglerie et une expérience d'hommes 
qui ont vu la mort en face.

Drobot parle d'un ton calme et réfléchi. C'est bien de voir, après la bataille, un jeune commandant non content de lui-même, relever calmement et objectivement les erreurs qui ont empêché les fusiliers-mitrailleurs de déployer toutes leurs forces, analyser avec anxiété les fautes commises, c'est bien lorsqu'un jeune commandant ne parle pas de lui, de ce qu'il éprouve lui-même dans la bataille, de ses propres exploits, c'est bien lorsqu'il parle de ses hommes avec admiration et une amicale fierté. La compagnie a soutenu l'épreuve. Un seul homme s'est avéré indigne de l'affection de ses camarades. Un seul homme, le caporal Roganov, s'est trouvé au moment de l'attaque au poste de commandement du régiment. Accouru au poste de commandement, Béréziouk s'étonna :

- Pourquoi êtes-vous ici, caporal, et non avec votre escouade ?

Roganov répondit qu'il était venu chercher le dîner de ses hommes.

- Vous ne pouviez pas envoyer un soldat ? demanda lentement Béréziouk, en tordant sa bouche déformée par une cicatrice. Retournez immédiatement en première ligne.

- Entendu ! répondit Roganov, mais il n'exécuta pas l'ordre de son lieutenant.

Béréziouk s'était battu toute la nuit aux côtés des fusiliers-mitrailleurs, sans avoir revu Roganov. Le matin on lui annonça que celui-ci traînait quelque part à l'arrière. Pendant une brève accalmie, Béréziouk parla à ses hommes de la désertion du caporal.

- Ah, si je le rencontrais, je le descendrais comme un chien, dit un jeune combattant.

Et tous les fusiliers-mitrailleurs de déclarer d'une seule voix :

- Qu'il disparaisse, il faut le fusiller ! Et personne au monde n'avait autant qu'eux le droit de prononcer ces paroles impitoyables. Ce verdict de mort contre le déserteur, ils avaient le droit de le prononcer, car eux-mêmes n'avaient pas épargné leur vie, ils avaient généreusement versé leur jeune sang, leur amitié et leur camaraderie étaient devenues plus solides que le métal dans la bataille qu'ils avaient livrée dans les steppes, devant Stalingrad.

Voici ce que Lazarev raconta de son premier combat :

On nous a fait passer devant les tirailleurs, ne sommes-nous pas des fusiliers-mitrailleurs ? On avait ordre d'arriver jusqu'aux blockhaus. Nous étions cinq : Romanov, celui qui faisait cadeau de canifs aux copains ; Pétrenko, Beltchenko, mon ami Jeldoubaev et moi. C'était le soir, le soleil se couchait ; et un feu comme jamais on n'en a vu - les mines tombent l'une sur l'autre. Fumée. Poussière. La terre autour de nous est toute labourée par les mines. C'est qu'elles ne creusent pas la terre profondément, elles ne font que la gratter, comme les poules avec leurs pattes. Quand on entend leur sifflement, on se couche, et quand elles ont éclaté on avance de nouveau. À plusieurs reprises il nous a tiré dessus. À chaque coup, on se disait : cette fois-ci on y est, elles éclataient à cinq pas de nous ; dans les oreilles, c'était un bourdonnement continuel. Un homme quelque peu âgé aurait été perdu, pas de doute, mais nous autres jeunes, nous avons les jambes solides. On se jette, de côté, un par ici, un par là, et il ne parvient pas à nous atteindre avec ses mines. Il perd son but ; nous nous rassemblons de nouveau et nous continuons d'avancer. Une de ces rages nous prend ! Il faut à tout prix arriver, rien ne peut nous arrêter. Nous en sommes déjà tout près. Encore deux cents mètres, pas davantage. Tout à coup, cinq chars apparaissent de derrière la colline; ils foncent droit sur nous. Romanov est près de moi. Il les regarde, c'est la première fois qu'il voit des chars allemands, et me dit : Eh bien, cette fois-ci on est mort. Nous nous couchons. Faire demi-tour ? Non, personne n'y pense. Les chars s'arrêtent, tirent, puis disparaissent derrière la colline. Nous nous sommes regardés : Eh bien ! les copains, continuons. Nous sommes là pour ça, rien à faire ! Mais je dois vous dire la vérité, nous sommes devenus graves, surtout après ces chars; on ne croit plus qu'on en sortira vivant.

Enfin nous voici arrivés tout près des Allemands ; ils sont là juste devant nous, près de vingt-cinq fusiliers mitrailleurs, et avec eux un officier, la capote déboutonnée et une sacoche à la ceinture. Il va et vient, regarde de notre côté. Ils sont vingt-cinq et nous sommes cinq, ils ont des mitraillettes et nous aussi. Nous nous couchons, chacun pense à quelque chose en soi-même, et on fait feu. Une première salve et Jeldoubaev me pousse : Je l'ai descendu Vrai ? il me regarde en riant de toutes ses dents ! C'est vrai. Et il me dit ça d'une telle manière que nous nous sentons le cœur plus léger, nous partons d'un éclat de rire. Bref nous sommes dans la joie. Mais une minute à peine se passe et Jeldoubaev est tué par un tireur allemand. Une balle en plein front. Il tombe raide tout près de moi, sans prononcer une parole. Et moi je baigne dans son sang. Nous restons à quatre pour mener la bataille. Je ne peux pas vous dire comment nous avons réussi à repousser ces vingt-cinq Fritz, je ne peux pas vous dire combien nous en avons descendus et combien ont pris la fuite, je ne voudrais pas
mentir. C'était le soir. Une chose est vraie : ce n'est pas nous qui avons quitté le terrain, mais eux ; et moi je suis resté avec Jeldoubaev dans la steppe. Je lui ai creusé une tombe, je l'y ai déposé de mes mains, et après lui avoir dit adieu, je l'ai recouvert de terre.
Les combattants écoutaient le récit de Lazarev ; de temps à autre quelques répliques :

- Une chose curieuse est arrivée à Bougrov, mais il a été tué.

- C'est vrai, quand les chars ont foncé sur nous, nous avons pensé que cette fois-ci ce serait la mort pour nous.

- Et le pire, c'est que le chef ne nous a pas apporté à manger, qu'il est toujours en train de prendre des bains de soleil près de la cuisine et qu'il a peur de venir en première ligne. Ça aussi nous a causé des pertes ; quand on n'y tenait plus, un des nôtres partait chercher la soupe et se faisait tuer en route. Ici, dans la steppe, il faut toujours apporter le manger en première ligne la nuit, dans la journée c'est impossible, et chez nous, à la compagnie, on n'a pas pensé à cela ; il y avait des jours où on se battait le ventre vide, et vous le savez, quand on a faim, on n'est pas de bonne humeur... Heureusement que nous, jeunes, nous avons assez de conscience pour comprendre toutes les difficultés. Bref, il faut apporter la soupe en première ligne la nuit.

Lorsque Lazarev termine son récit sur Jeldoubaev, Romanov aux yeux noirs dit :

- Avant je me demandais : qu'est-ce qui peut nous arriver de pire dans la bataille ? Et maintenant je vois le pire, c'est d'y perdre son camarade. Lorsque, avant d'expirer, le lieutenant Choute nous a fait ses adieux et nous a dit : Je ne vous demande qu'une chose, les gars, soyez amis, restez amis alors les larmes ont coulé chez tous. J'ai compris alors qu'un camarade dans la lutte, c'était plus qu'un père et une mère. Et je n'aurais pas cru que les fusiliers-mitrailleurs de toute une compagnie pouvaient se mettre à pleurer.

La steppe était inondée de la lumière rose du soleil couchant, et dans le ravin c'était une demi-obscurité. Des hommes venaient de la cuisine portant des gamelles ; sur les branches sombres des arbres, les chaussettes et les chemises qui séchaient faisaient une tache blanche. Je me disais en moi-même que le caporal Roganov s'était cruellement et terriblement trompé ; mieux vaut perdre la vie en se battant que perdre l'estime et l'amour des fidèles hommes de la compagnie des jeunes fusiliers-mitrailleurs.
17 septembre 1942.

L'âme du soldat rouge

Le fusil antichar rappelle le vieux mousquet. Il est aussi volumineux, aussi lourd, et son maniement demande deux hommes : numéro un et numéro deux. En campagne, le numéro un porte le fusil, le numéro deux porte trente balles à percer les blindages et semblables aux projectiles des canons de petit calibre, un fusil à chargeurs avec cent cartouches, deux grenades antichars et, bien entendu, la capote et le havresac. Tout cela pèse à peu près autant que le fusil antichar. Le fusil fait mal à l'épaule pendant la marche, et la main s'engourdit. Et il n'est pas commode de sauter, ou de marcher sur un chemin glissant, son poids gêne les mouvements, fait perdre l'équilibre. Le fusilier marche d'un pas lourd, large, tirant légèrement la jambe sur laquelle porte le poids du fusil. Sa démarche se distingue du pas léger du commandant, du pas égal et mesuré du tirailleur, du pas du fusilier-mitrailleur qui est glissant, comme celui du marin, de la démarche précipitée de l'homme de liaison, toujours en mouvement, Son aspect extérieur aussi diffère de celui des autres soldats. En général, c'est un homme trapu, aux larges épaules. Par son esprit, son caractère, il doit ressembler à ces chasseurs russes qui allaient chasser l'ours .dans les fourrés avec un pieu. Et en vérité, un loup sombre qui vous montre ses crocs est un animal des plus inoffensifs en comparaison du lourd char allemand, armé de canons et de mitrailleuses à tir rapide.

Il est bien rare qu'un homme au courant de l'industrie métallurgique, ou qui s'y entend dans le travail de la mine, se trompe en vous désignant, à l'atelier ou au puits, un fondeur d'acier, un forgeron, un rouleur, ou bien un abatteur, un boiseur, un haveur. Ils diffèrent sensiblement par la démarche, les vêtements, les mouvements des bras dans la marche, et le parler. À chaque caractère sa profession, un noble et pénible métier achève de former le caractère de l'ouvrier, le façonnant à son image. De même dans l'armée. Celle-ci sélectionne et unit les hommes suivant l'âge, la force, l'intelligence, le caractère, les passions. Et la première tâche d'un commandant habile et d'un commissaire capable est de contribuer à cette sélection naturelle, d'aider les hommes à choisir leur profession dans le pénible et austère travail de la guerre, à se faire mitrailleurs, éclaireurs, sapeurs-radiotélégraphistes.

Ainsi, pour moi, le soldat Gromov est le type achevé du fusilier antichar, bien que dans sa compagnie il se trouve beaucoup d'hommes aux épaules plus larges ou aux mouvements plus prompts, comme par exemple Evtikhov, ce soldat au teint bistre, qui a causé bien des tracas aux Allemands, ou bien le sergent-chef Ignatiev, un homme aux larges mains, au lourd et fort menton et aux mouvements brusques et rapides d'un gros cou,rougi par le soleil.

Gromov a trente-sept ans. Avant la guerre, il s'occupait d'agriculture dans un kolkhoz du rayon de Naro-Fomifisk, région de Moscou, bref, il était laboureur. Il était certainement loin de penser au mois de juin de l'année dernière, lorsque, à la pointe du jour, il se rendait à l'écurie du kolkhoz pour atteler son paisible cheval à une lourde voiture grinçante, qu'environ un an plus tard il lui faudrait anéantir, seul à seul, les chars lourds allemands.

En contemplant son visage au teint gris pâle, réfractaire au hâle, déjà ridé par un long et pénible labeur, on se demande involontairement : cet homme est-il devenu fusilier numéro un du fusil antichar par un simple hasard ? Peut-être aurait-on pu tout aussi bien le charger de conduire une voiture du train d'équipage du régi; ment, ou en faire un courrier auprès de l'état-major, ou encore un factionnaire à l'intendance de l'armée, un contrôleur des laissez-passer valables une seule fois ou permanents ?

Pas du tout. Son parler bref et brusque, ses yeux clairs d'un jaune verdâtre et nullement doux, ses mouvements et ses habitudes, sa nature peu communicative, son attitude franchement condescendante vis-à-vis du monde, tout parle du caractère de cet homme. C'est une loi intérieure, et non un pur hasard, qui a fait de lui un fusilier dans une compagnie antichar. Son regard audacieux y droit et exigeant, son attitude sans indulgence pour les faiblesses de l'homme, ses jugements sévères et moqueurs sur l'imperfection de la vie révèlent un caractère peu ordinaire, droit, fort et obstiné.

Déjà pendant la marche, Gromov s'était senti mal, il avait l'estomac dérangé, mais avait refusé d'entrer à l'hôpital. Il avançait lentement, sous l'implacable soleil de la steppe, portant son fusil sur l'épaule ; le chef de la section Tchigarev lui avait dit à deux reprises :

- Va à l'ambulance, tu me parais bien pâle.

- À quoi bon ! Comme s'ils allaient me coucher près du poêle ! avait brusquement répondu Gromov. Le seul traitement, c'est de continuer de marcher.

- Eh bien ! passe-moi ton fusil, je le porterai, disait Valkine, le numéro deux. Ça doit te frotter le garrot, bien sûr.

- T'en fais pas pour mon garrot, lui répondit aigrement Gromov, marche derrière moi et t'occupe pas du reste.

Et il continuait d'avancer dans la brûlante poussière blanche, passant de temps à autre sa langue sur ses lèvres sèches et rugueuses, soupirant, respirant avec peine et grand bruit. Il avait du mal à marcher. La nuit, malgré la fatigue, il dormait d'un sommeil lourd et inquiet ; il avait la fièvre.

La guerre, c'est comme ça - pensa-t-il -, le jour c'est la chaleur qui vous tue, la nuit on est secoué par le froid, les frissons...

C'était pour la première fois qu'il se trouvait sur la Volga. D'un œil vif, auquel rien n'échappe, il contemplait l'immense étendue de la steppe, observait les grands éperviers au plumage épais qui, avec les serres de leurs pattes, se cramponnaient aux isolateurs blancs et glissants des poteaux télégraphiques. Clignant des yeux, il considérait le fleuve que faisait moutonner un vent for venant de la mer.

Dans les villages, il s'entretenait avec les solides vieilles de la Volga, avec les pêcheurs à barbe grise et soupirait en entendant parler des trésors de l'immense fleuve, des abondantes récoltes de froment, des champs de melons et des vignes.

Ah ! le gredin ! Il a réussi à pousser jusqu'au coeur même de la terre de la Volga, pensait-il en écoutant la nuit le grondement sourd du canon qui roulait au-dessus du fleuve.

Il était assailli par des pensées tristes et douloureuses, qui ne lui laissaient aucun répit, ni le jour dans la steppe, ni la nuit pendant les haltes ; une haine sourde et suffocante l'envahissait à petit et, sans pitié, condamnait en son coeur toutes les fautes, tous les moments de faiblesse de sa vie.

Il était pris tout entier par la haine violente d'un homme que la guerre a arraché de sa terre natale, de son isba, qui lui a donné des enfants, la haine de l'incrédule Thomas. Il avait vu de ses propres yeux le grand malheur qui était venu s'abattre sur le peuple avec l'invasion des Allemands. Il avait vu des villages incendiés, il avait croisé des chariots emmenant des évacués sur les routes poussiéreuses, il avait vu des vieux, des vieilles et des femmes tenant des nourrissons dans les bras passer les nuits en plein air dans les ravins de la steppe, il avait vu couler le sang innocent, il avait entendu des récits simples et terribles où tout était vrai du premier au dernier mot.

Ni son mal, ni la marche écrasante le long des routes poussiéreuses sous un soleil ardent ne pouvaient briser sa volonté, son désir de frapper dans la cuirasse des chars allemands... Ce désir, opiniâtre et lent, avait mûri et grandi dans le coeur de Gromov, de cet homme qui n'oubliait jamais une offense. Son mur endolori s'était enflammé petit à petit dans le feu de la guerre et, semblable à la houille réchauffée dans le fourneau, couvait un rouge brasier que l'on ne pouvait déjà plus éteindre.

Gromov avait un regard méprisant pour les tirailleurs, les hommes des mitrailleuses légères. Il croyait en la force de son gros fusil-canon, il lui pardonnait son poids et, le soir, après la tension extraordinaire de ses forces, ne traitait jamais son fusil avec négligence ou irritation. Il nettoyait patiemment et soigneusement avec un bout de chiffon le canon blanchi par la poussière, graissait lentement la culasse, essayait de ses doigts le puissant ressort du mécanisme de détente, contemplait l'acier bleu foncé qui brillait sous la couche d'huile. Avant de prendre son repos, il mettait tout en gémissant, son fusil à l(abri de l'humidité et de la poussière de la route pour que la terre ne tombe pas dans le canon et que les soldats ne le heurtent pas dans l'obscurité. Il l'estimait, son grand fusil, il croyait en lui tout comme il croyait en temps de paix au soc d'acier de sa lourde charrue. Il avait été un bon laboureur avant la guerre, et lorsque celle-ci avait éclaté, il avait pris dans ses mains un fusil capable de traverser la cuirasse du char allemand. Ce fusil convenait à sa nature, à son âme peu facile, à ses yeux verts et froids, à tout cet esprit d'un homme qui ne pardonne pas l'offense et qui se souvient du bien et du mal jusqu'au dernier soupir.

La vie ne l'avait pas épargné avant la guerre. Il savait ce,qu'était le dur et pénible labeur, il avait connu le besoin. Mais jamais il ne s'était attendu à une telle offense. Et il allait au-devant de l'ennemi, boitant de la jambe sur laquelle retombait le poids de son fusil, humectant de salive ses lèvres desséchées, respirant un air brûlant et blanc de poussière, peu communicatif et pas commode pour ceux qui marchaient à côté de lui et qui s'effaçaient pour le laisser passer. C'est ainsi que dans les temps anciens les guerriers allaient au combat avec leurs pesants mousquets et tout autour d'eux ce n'étaient que des regards pleins de respect, d'espoir et même de crainte. Et dans ses paroles, sous cette indépendance fière et moqueuse, apparaissait l'âme d'un homme qui partait à la guerre sans rien regretter : il pouvait d'un air railleur donner sa dernière cigarette, jeter négligemment sa seule boite d'allumettes à celui qui lui demandait du feu, n'avait nulle pitié de son corps endolori par la marche; il ne comptait pas les rapides battements de son coeur fatigué et il allait au-devant de la mort sans y penser.

- Tout de même, Gromov, si tu allais à l'ambulance, insistait le sergent-chef Ignatiev.

- Non ! répondit Gromov.

Il souffrait, la guerre cruelle était venue s'abattre sur lui de tout son poids, la nuit il avait la fièvre, le jour, dans la steppe, un brouillard blanc lui couvrait parfois les yeux et il ne savait pas si c'était la poussière qui se soulevait dans l'air, ou sa vue qui s'obscurcissait avec la maladie.

Et il continuait sa marche, le soldat malade, entêté et dur, qui n'attendait aucune louange pour son grand exploit : la patience.

La nuit, ils avaient occupé la ligne de feu. Ils y étaient arrivés en rampant, en s'arrêtant à tout moment, en tombant à terre. Au. dessus des premières lignes, volait une lampe à pétrole, un avion fasciste, bruyant et grinçant. Il lâchait des fusées éclairantes et cherchait à leur lueur blanche où jeter ses bombes de petit calibre. Cette lampe à pétrole ne causait pas grand mal. Par contre, elle faisait pas mal de bruit, gênait beaucoup et empêchait de dormir, telle une puce.

Gromov ne dormit presque pas de le nuit. Il était couché au fond d'un abri à pistolet, creusé de façon à ce que l'on puisse s'y cacher et y installer son fusil antichar au cas où les chars allemands s'aviseraient de repasser avec leurs chenilles nos premières lignes. Valkine sommeillait, appuyé contre le mur du fossé. Il avait froid, et à chaque instant cherchait à se couvrir avec les pans de sa capote. Gromov était assis à côté de lui et claquait des dents. La lampe à pétrole lâcha une fusée juste au-dessus de leur tête et leur abri fut soudain éclairé d'une lumière si vive et si désagréable que Valkine se réveilla. Il regarda Gromov et, tout en bâillant, lui dit à voix basse :

- Tiens ! prends ma capote, moi je resterai assis, je n'ai plus sommeil, ma parole.

- Ça va, dors, lui répondit Gromov. Il n'était jamais aimable avec son numéro deux, mais son coeur se rappelait les attentions touchantes, quoique grincheuses, de son camarade. Et Valkine, en contemplant parfois le sombre Gromov, se disait :

Celui-là ne me laissera jamais prendre, même si je restais sans jambes il ne m'abandonnerait pas et m'arracherait aux Allemands coûte que coûte.

- Où est-elle, la Volga ? demanda Gromov, - À gauche, on dirait, répondit Valkine.

- Et ces collines à droite, ce sont les Allemands. Et Gromov s'enquit

- Tu as défait la boucle du sac ? Ce sera plus commode d'en tirer les cartouches.

- J'ai étalé tout le magasin : cartouches, grenades, biscottes, harengs saurs, tout ce que tu veux.

Et il se mit à rire. Mais Gromov ne sourit même pas.

Au lever du soleil, la bataille commença. Il s'avéra immédiatement que le premier rôle appartenait à notre artillerie et aux mortiers allemands ; ils couvraient toutes les voix du combat : les salves des mitrailleuses, le crépitement des fusils automatiques, les détonations brèves des grenades à main. Les fusiliers antichars se tenaient à l'avant de notre infanterie, sur le no man's land ; au-dessus d'eux, c'était le grondement sourd des projectiles soviétiques ; derrière eux, l'explosion des mines allemandes qui fendaient l'air avec un cri strident de vipère ; des centaines d'éclats d'obus et de mottes de terre tambourinaient avec un bruit sec. On pouvait voir s'élever devant et derrière les fusiliers un mur de fumée blanche et noire, de poussière grise et jaune. C'est ce qu'on appelait l'enfer. Et c'est au milieu de cet enfer que Gromov se coucha au fond de l'abri et s'étira pour sommeiller. Un sentiment étrange de calme intérieur l'envahit en ces minutes. Il était arrivé au but avec son fusil sans flancher. Il avait marché comme un possédé, comme on marche vers une maison de paix et d'amour, comme se hâtent vers leur foyer des voyageurs malades qui craignent de s'arrêter en chemin, dominés qu'ils sont par un seul désir, celui de revoir leurs proches. Ne lui avait-il pas semblé à plusieurs reprises qu'il allait tomber en route ? Et voilà qu'il était arrivé. Couché au fond de la tranchée, au milieu d'un enfer où hurlaient des milliers de voix, Gromov sommeillait, en étirant ses jambes endolories : pauvre et austère repos de soldat.

Accroupi près de lui, Valkine jurait à voix basse en contemplant la bataille déchaînée. Parfois, les mines sifflaient si près que Valkine se cachait la tête en jetant un regard furtif sur Gromov,
le numéro un aurait-il vu son mouvement de frayeur ? Mais Gromov, de ses yeux à demi ouverts, regardait le ciel. Son visage était pensif et calme. À plusieurs reprises, les Allemands étaient allés à l'attaque, puis avaient reculé de nouveau. Ils cherchaient en vain à se frayer passage à travers le feu de l'infanterie soviétique. Et Valkine sentait grandir en lui l'inquiétude : les chars allaient arriver d'une minute à l'autre. Il jetait des coups d'oeil sur Gromov et se demandait si le numéro un, malade, pourrait soutenir la bataille contre les engins allemands.

- Si tu mangeais quelque chose, dis ? Et, voulant forcer Gromov à parler, il ajouta : J'avais cependant demandé au chef qu'on te donne un peu d'eau-de-vie, comme médicament, contre le mal de ventre, mais il n'a rien donné, le salaud. Lui, j'suis sûr, ne s'en prive pas.

Mais Gromov ne soutint pas davantage cette conversation intéressante. Couché sur le dos, il se taisait.

Tout à coup, Valkine se pencha contre le bord de la tranchée. - Gromov, les voilà ! cria-t-il d'une voix aiguë. Les voilà, Gromov, lève-toi !

Et Gromov se leva.

Dans la fumée et la poussière soulevées par les éclats des projectiles, avançaient de gros chars, rapides et prudents, lourds et agiles à la fois. Les Allemands avaient décidé de frayer le chemin à l'infanterie.

Gromov respirait avec bruit et rapidement. D'un oeil avide et perçant, il regardait les chars qui avançaient en rang déployé de derrière une petite colline.

Je lui demandai plus tard ce qu'il avait ressenti lorsque, pour la première fois, il avait aperçu les chars allemands. N'avait-il pas eu peur ?

- Non, au contraire, j'avais même peur qu'ils n'aillent tourner d'un autre côté, c'était ma seule crainte... Je vois venir quatre chars. Je les laisse avancer tout près, et je commence à en viser un. Il s'approche lentement somme s'il flairait quelque chose. Bon, je me dis, flaire toujours, le voilà bien en vue, je tire. Fusil épatant ! Et presque sans recul. Un léger repoussement, moins qu'avec un fusil ordinaire. Quant au bruit, c'est autre chose. On a beau ouvrir la bouche toute grande, on reste assourdi. La terre même tremble. Quelle force ! - Et il se mit à caresser le canon lisse de son fusil. Bref, je le rate. Ils continuent d'avancer. Je vise une seconde fois. Ah ! je suis plein de joie, et de rage en même temps. Je n'ai encore jamais rien vu d'aussi intéressant dans ma vie. Non, impossible que tu loupes l'Allemand, me suis-je dit, et dans mon cœur, comme si quelqu'un me taquinait : Et si jamais tu le ratais ? Bon, je tire un deuxième coup. Je vois tout de suite que je suis bien tombé, la respiration me manque : une flamme bleue glisse sur sa cuirasse, rapide, comme une étincelle. Et j'ai tout de suite compris que mon petit projectile a frappé juste, témoin la flamme bleue. Une fumée monte. Les Allemands, dans le char, se mettent à pousser des cris. Jamais encore de ma vie je n'ai entendu de pareils hurlements. Et voilà les cartouches dans le char qui se mettent à exploser. Les flammes jaillissent en plein ciel. Un de descendu. Je me mets à tirer sur le second et je l'atteins du premier coup. De nouveau, une flamme bleue, de nouveau de la fumée et des cris. Je me sens heureux, guéri d'un seul coup, et fier avec ça. Jamais je n'ai rien éprouvé de pareil. Je peux regarder tout le monde en face. J'ai eu le dessus. Avant, une pensée me tourmentait nuit et jour : seraient-ils plus forts que moi ?

Je m'entretenais avec Gromov dans un ravin de la steppe. Le soleil s'était couché. L'obscurité emplissait déjà le ravin. Les fusils antichars, noirs et longs, prenaient une forme vague. Dans le ravin creusé par les eaux du printemps, les fusiliers, enveloppés dans leurs capotes, dormaient tranquillement. Valkine, tout près, couvrait de sa capote ses pieds refroidis. Son visage, noirci par le hâle et le crépuscule, semblait sombre.

- Et si tu te couvrais de ta capote ? Tu es malade, voyons.

- Ah ! ce n'est rien, répondit Gromov en haussant les épaules. Son récit sur la première rencontre avec les chars d'assaut l'avait agité. Ses yeux brillaient dans la demi-obscurité ; ils étaient tout à fait clairs, grands, verts, sans aucune bonté.

Assis près de lui, je le contemplai en silence. Je regardai ce soldat malade, qui avait triomphé des Allemands, cet homme auquel il n'était nullement facile de se battre, ce laboureur devenu destructeur de chars non pas sur l'ordre de son chef, mais de sa propre volonté, de toute son âme.
20 septembre 1942.

La bataille de Stalingrad

Il y a un mois, une de nos divisions de la Garde -- trois régiments d'infanterie avec artillerie, train d'équipages, service de santé et arrières, - arrivait à un village de pêcheurs situé sur la rive gauche de la Volga, en face de Stalingrad. La marche avait été vertigineuse ; elle s'était faite en camions ; jour et nuit, les équipages sillonnaient les steppes unies de la Volga. Les éperviers perchés sur les poteaux télégraphiques étaient tout gris de la poussière que soulevaient ces centaines, ces milliers de roues et de chenilles en marche ; les chameaux promenaient autour d'eux un regard inquiet : la steppe semblait en feu, - toute cette étendue immense n'était que tourbillon, mouvement, fracas ; l'air était lourd et le ciel couvert d'un voile couleur de rouille ; le soleil était suspendu comme une cognée sombre au-dessus de la terre qui s'enfonçait dans la nuit.

Les haltes étaient rares ; l'eau bouillait dans les radiateurs ; les moteurs s'échauffaient ; pendant les haltes brèves, les hommes avaient à peine le temps d'avaler un peu d'eau et de secouer la couche de poussière, épaisse et molle, qui couvrait leur vareuse que déjà le commandement retentissait : En voiture ! et les régiments, les bataillons motorisés reprenaient leur course ronflante vers le sud.

Casques d'acier, visages, vêtements, canons, mitrailleuses couvertes de bâches, lourds mortiers de régiment, camions, fusils antichars, caisses de munitions, tout était recouvert d'une poussière molle et chaude d'un gris roussâtre. Dans la tête ce n'était plus qu'un grondement rauque de moteurs, un hurlement de sirènes. Craignant quelque collision dans la brume poussiéreuse de la route, les conducteurs ne cessaient d'appuyer sur les klaxons. La rapidité du mouvement les animait tous : soldats, conducteurs et artilleurs. Mais la division n'allait pas assez vite au gré du général Rodimtsev : il savait que quelques jours auparavant les Allemands avaient forcé la ligne de défense de Stalingrad et débouché sur la Volga, qu'ils avaient occupé un mamelon dominant la ville et le fleuve et avançaient à travers les rues centrales de la ville. Et il pressait ses unités, hâtait le rythme de leur avance déjà si rapide, abrégeait les haltes déjà si courtes. Sa volonté tendue agissait sur des milliers d'hommes ; il leur semblait que toute leur vie était enclose dans cette course rapide à travers les jours et les nuits.

La route tournait au sud-ouest ; les érables et les saules étaient apparus avec leurs jolies branches rouges et leurs étroites feuilles gris d'argent. Tout autour, les vergers étaient plantés de pommiers trapus. Et tandis qu'elle se rapprochait de la Volga, la division vit planer haut dans le ciel un nuage sombre. On ne pouvait le confondre avec de la poussière ; il était sinistre, lourd et noir comme la mort ; c'était, au-dessus de la partie nord de la ville, la fumée des dépôts de pétrole qui brûlaient. D'énormes flèches, sur les troncs d'arbres, indiquaient la direction de la Volga ; on y lisait le mot : passage. Et cette inscription éveillait un sentiment d'angoisse dans l'âme du soldat, il lui semblait que la bordure noire de l'écriteau était de cette même fumée mortelle qui planait au-dessus de la ville en feu.

Quand la division gagna le fleuve, l'heure était critique pour Stalingrad. Impossible d'attendre la nuit. Les hommes déchargeaient fébrilement de leurs camions les caisses d'armes et de munitions ; ils recevaient tout ensemble du pain, des grenades, des bouteilles d'essence, du sucre et du saucisson.

Ce n'est pas une petite affaire de passer rapidement la Volga quand on est toute une division, même pendant les manœuvres. Mais c'est autrement difficile quand un soleil clair brille au-dessus du fleuve, quand l'air est transparent et que les messer sillonnent le ciel, comme autant de guêpes jaunes, quand les avions d'attaque en piqué pilonnent la rive et que d'une hauteur les mortiers et les mitraillettes déversent leur feu sur le large fleuve qui s'étend devant eux dans toute sa limpidité.

Mais l'impatience qui avait présidé à la marche de la division, la volonté qu'elle avait de prendre contact avec l'ennemi l'aidèrent à s'acquitter de cette tâche. Le passage s'effectua sans trop de pertes, tant il se fit avec rapidité et hardiesse. Les hommes avaient envahi les bacs et les péniches. Ça y est ? demandaient les rameurs. Les capitaines des vedettes lançaient l'ordre de départ, et la mince bande d'eau grise et mouvante, entre l'embarcation et la rive, augmentait soudain, s'élargissait. Et la vague clapotait à l'avant, tandis que des centaines d'yeux attentifs considéraient l'eau, ou la rive basse envahie par les herbes et les frondaisons jaunissantes, ou bien encore l'emplacement où se dressait, dans la fumée laiteuse, la ville incendiée qui acceptait vaillamment son sort cruel et héroïque.

Les péniches se balançaient au gré de la vague. L'idée que l'ennemi était partout, qu'ils pouvaient le rencontrer sans sentir sous leurs pieds la fermeté rassurante du sol, effrayait ces terriens. L'air était intolérablement limpide et pur, le ciel bleu intolérablement clair, le soleil d'un éclat intense, trompeuse et perfide la nappe d'eau qui coulait là.

Et personne pour se réjouir de cet air pur, de la fraîcheur de la rivière soudain perçue par les narines, de la douce humidité exhalée par la Volga et si reposante aux yeux enflammés par la poussière. On se taisait sur les bacs, les péniches, les canots.

Oh ! pourquoi n'y avait-il pas au-dessus du fleuve, comme au-dessus de la terre, un voile épais de poussière étouffante ? Pourquoi la fumée bleuâtre des pots fumigènes était-elle aussi fine et transparente ? Les têtes se retournaient, anxieuses, les yeux fixés au ciel.

- Les voilà qui piquent, les salauds ! lança quelqu'un.

À cinquante mètres environ de la péniche, un mince geyser d'un bleu laiteux et dont le sommet s'effritait, avait jailli tout d'un coup. Puis il s'écroula, éclaboussant les hommes, les planches du bac et des péniches. Aussitôt après, un deuxième geyser plus proche encore s'éleva et retomba, puis un troisième. En même temps, les mortiers allemands ouvraient un feu nourri sur la division qui passait la Volga. Les obus éclataient à la surface du fleuve, la couvraient de plaies écumantes ; les éclats venaient frapper les bords de la péniche, les halles pleuvaient et les blessés poussaient un faible cri comme s'ils eussent voulu cacher leur blessure à leurs amis, à leurs ennemis et à eux-mêmes. À ce moment, des balles se mirent à siffler au-dessus de l'eau.

Instant horrible : un obus lourd venait de tomber sur un petit bac. Une flamme jaillit, le recouvrant d'une fumée noire ; puis l'explosion éclata tout à coup et au même instant on entendit un long cri humain qui semblait être né de ce fracas. Des milliers d'hommes aperçurent, au milieu des débris de bois, des taches verdâtres, de lourds casques d'acier. Sur quarante hommes que portait le bac, vingt avaient péri.

Oui, terrible fut cet instant où les hommes de la division de la Garde, d'une force pourtant légendaire, ne purent porter secours aux vingt blessés qui disparurent sous l'eau !

La nuit était venue. Le passage continuait toujours ; je crois que depuis que la lumière et les ténèbres existent, jamais personne ne s'est réjoui autant de l'obscurité des nuits de septembre.

Le général déploya cette nuit-là une activité intense. Depuis le début de la guerre, Rodimtsev avait traversé bien des épreuves. Sa division avait combattu devant Kiev et délogé de Stalinka des régiments de S.S. Plus d'une fois, elle a rompu l'encerclement ennemi, passant de la défensive à une attaque furieuse. Du cran, une volonté puissante, du sang-froid, une riposte rapide, l'art d'attaquer alors qu'il semble impossible d'y songer, l'expérience de la guerre et la prudence jointe à l'audace, - tels sont les traits qui distinguent le jeune général. Et le caractère du chef est devenu celui de toute la division.

J'ai eu maintes fois l'occasion de rencontrer à l'armée des hommes profondément attachés à leur régiment, à leur batterie, à leur brigade de chars. Mais jamais, peut-être, je n'ai observé un tel attachement à son unité ! Sentiment propre à émouvoir. Bien entendu, la division est avant tout fière de ses exploits, fière de son général et de son armement. Mais à en croire les chefs, vous ne trouverez nulle part un cuisinier aussi habile à confectionner les petits pâtés, ou un coiffeur qui rase aussi impeccablement et qui, de plus, joue du violon comme un artiste.

Oh ! notre division ! s'exclame-t-on à tout moment. Quand on veut faire honte à quelqu'un, on lui dit : Qu'est-ce que tu fais, bon sang !... Tu sais pourtant que dans notre division... Et souvent vous entendez répéter : Faudra dire ça au général... le général sera content... le général sera bien fâché. Les vétérans, les fondateurs, comme ils s'intitulent eux-même, lorsqu'ils racontent des hauts faits d'armes, ne manquent pas d'intercaler : ça ne rate jamais, notre division se bat toujours dans les secteurs les plus exposés. À l'hôpital, les blessés s'inquiètent à l'idée qu'on pourrait les envoyer dans une autre unité. Ils écrivent aux copains et, une fois rétablis, ils font souvent une route longue et difficile pour retrouver leur division.

Cette nuit-là, alors que les derniers détachements passaient le fleuve, le général se dit peut-être, que l'amitié qui liait ces hommes lui serait d'une aide précieuse en des circonstances aussi particulières et si dures.

En effet, il serait difficile d'imaginer le début d'un combat dans des conditions aussi pénibles, aussi défavorables. Lorsqu'elle entra dans Stalingrad, la division était composée de trois groupes. Ses arrières et l'artillerie lourde étaient restés sur la rive gauche, les régiments qui avaient gagné la ville n'avaient pu former un front continu, car les Allemands se trouvaient déjà entre les deux régiments débarqués dans le quartier des usines et le régiment qui avait abordé plus en aval, dans le centre de la ville.

Je suis persuadé que c'est surtout ce patriotisme divisionnaire, l'affection, l'habitude qui liaient les chefs, une certaine unité de style dans le combat, et aussi cette unité de caractère soudant la division et son commandant, qui ont permis aux différents groupes séparés des arrières par la Volga d'agir avec ensemble, comme un tout, d'assurer la liaison, la coordination et enfin, après s'être brillamment acquittés de la tâche qui leur était assignée, de créer une ligne de front continue des trois régiments et d'organiser parfaitement le ravitaillement en vivres et en munitions.

Cet esprit de solidarité était en quelque sorte la base de l'habileté militaire, du courage et de la ténacité des commandants et des soldats de la division.

Dans la ville même, la situation était grave : les Allemands estimaient que la prise de Stalingrad n'était plus qu'une question de jours, peut-être d'heures. Comme il arrive souvent dans les moments critiques, l'artillerie a joué un rôle primordial dans notre défense. Contre elle, les Allemands ont fait un usage intense et assez réussi d'armes automatiques. Les conditions de cette guerre de rues permettaient à l'ennemi de se glisser furtivement jusqu'à nos pièces, et une série de balles mettait traîtreusement nos artilleurs hors de combat

Un peu plus, semblait-il, et les Allemands allaient percer jusqu'à la rive et nous jeter dans la Volga. Mais ce n'est pas en vain que nuit et jour les camions filaient en soulevant des nuages de poussière ; que les régiments se hâtaient... Au matin, le général Rodimtsev avait gagné Stalingrad en canot automobile.

La division s'était concentrée et se tenait prête au combat.

Que devait faire la division qui prenait place parmi les défenseurs de Stalingrad, cette division dont les arrières se trouvaient sur l'autre bord de la Volga, le poste de commandement à cinq mètres du fleuve et dont un régiment avait été séparé des autres par les Allemands ? Rester sur la défensive, se terrer en toute hâte, se retrancher dans les maisons ? Non. La situation était si grave que Rodimtsev résolut d'user d'un autre moyen, auquel il avait déjà eu recours devant Kiev : il prit l'offensive, jetant dans la bataille tous ses régiments, toute la vigueur des organes de feu dont il disposait, tout son savoir, toute sa fougue ! Il attaqua de toute la puissance de l'imagination et de l'amertume qui s'étaient emparées de milliers d'hommes au spectacle douloureux de la ville martyre avec ses maisons blanches, ses magnifiques usines, ses larges avenues, ses places spacieuses, qui leur étaient apparues dans la lueur rouge du soleil levant. Ce soleil, tel un œil immense injecté de sang par le deuil et par la colère, contemplait la statue de bronze de Kholzounov, l'aigle dont une aile s'éploie sur le bâtiment en ruine de l'hôpital pour enfants, les silhouettes blanches des jeunes athlètes nus qui se détachent sur le fond de velours noir formé par le Palais des sports tout couvert des suies de l'incendie, les centaines de maisons silencieuses et mortes. Et c'est aussi avec des yeux chargés de colère et de deuil que des milliers d'hommes, ayant franchi la Volga, contemplaient la ville martyre.

L'ennemi ne s'attendait pas à notre offensive; il était si convaincu qu'en refoulant systématiquement nos troupes vers la rive il aurait vite fait de les culbuter dans la Volga, qu'il avait négligé d'organiser l'espace initialement occupé. Le régiment de la Garde commandé par Eline et les deux autres donnèrent l'assaut aux rues occupées par les Allemands. Leur but essentiel n'était pas d'opérer la jonction, mais de porter des coups à l'ennemi, de lui enlever ses positions avantageuses : la possibilité de fouiller la Volga et la rive, de contrôler le passage central. Le régiment d'Eline se porta à l'attaque sans voir les deux autres. Mais il sentait, il savait qu'il n'était pas le seul à assumer cette lourde tâche. Il percevait le souffle des deux régiments de la Garde, près de lui, là, tout à côté. Il entendait leur pas lourd, le fracas de leur artillerie résonner comme des voix amies ; la fumée et la poussière que soulevait le combat leur disaient l'avance de la Garde ; tels d'inquiets choucas, les bombardiers en piqué tournoyaient du matin au soir au-dessus des bataillons combattants de la Garde.

Le régiment d'Eline enleva d'immenses bâtiments dont l'ennemi avait fait des points d'appui.

Jamais encore il n'avait eu à livrer de pareils combats. Ici, toutes les notions admises étaient bousculées, balayées. On eût dit que les forêts, les ravins de la steppe, les versants et les gorges de la montagne, les coteaux de la plaine s'étaient mis en marche vers la ville, par-dessus la Volga. On eût dit que tout ce qui distingue chaque théâtre de la guerre en particulier - de la mer Blanche aux monts du Caucase - s'était concentré là. Au cours de la journée, une même escouade quittait arbres et buissons qui faisaient songer aux forêts de la Biélorussie, pour pénétrer dans une crevasse de la montagne, où dans le demi-jour des murs surplombant une ruelle étroite, il fallait se glisser parmi les blocs de pierre pour déboucher heure l tardurpon EtlmersS le soir, on
asphaltée bien plus unie que la steppe rampait à travers les potagers, sur la terre retournée et parmi les
enclos calcinés et abattus, tout à fait comme clans quelque lointain hameau de la région de Koursk.

Et ces brusques changements de cadre tenaient constamment en éveil la pensée du chef, la faculté de s'adapter rapidement aux nécessités de la lutte. Parfois l'assaut obstiné d'une maison durait des heures; les combats se déroulaient dans les chambres et les couloirs à demi détruits, encombrés de briques, où les pieds s'embarrassaient dans les fils électriques arrachés, parmi les carcasses tordues des lits de fer, les ustensiles de cuisine et de ménage. Et ces combats différaient de tous ceux qui se livrent du Caucase à la mer Blanche.

Dans l'un des bâtiments, l'ennemi s'était si bien retranché, qu'il fallut le faire sauter en même temps que les lourdes murailles. Sous le feu d'enfer des Allemands qui flairaient la mort, six sapeurs avaient porté à bout de bras cent soixante kilos d'explosifs. Le lieutenant Tchermakov, les deux sergents Doubovy et Bougaev, les sapeurs Klimenko, Choukhov, Messerachvili rampaient sous les halles le long des murs en ruine, portant chacun vingt-quatre kilos d'engin de mort. Leurs visages poussiéreux ruisselaient de sueur, leurs vareuses étaient fripées. Le sergent Doubovy cria :

- N'allez pas flancher, vous autres !

Choukhov, la bouche tordue et crachant la poussière, répondit :

- On voudrait qu'on ne pourrait pas ! C'est trop tard maintenant !

En évoquant ce tableau on ne peut s'empêcher de rendre hommage à tant de vaillance.

Et tandis qu'Éline enlevait maison après maison, les autres régiments attaquaient cette butte qui s'est illustrée dans l'histoire .de Stalingrad à l'époque de la guerre civile. Les enfants y venaient jouer autrefois, les amoureux s'y promenaient, l'hiver on y faisait du traîneau et du ski. Sur les cartes russes et allemandes, ce point était entouré d'un gros cercle. Quand l'ennemi s'en empara, le général Todt se hâta sans doute de communiquer l'heureuse nouvelle par T.S.F, au Grand Quartier Général allemand. Là-bas, cette butte est qualifiée de hauteur dominante, d'où l'on découvre la Volga, ses deux rives, et la ville tout entière. Or, à la guerre, ce qui est exposé au feu, on le bombarde. Ce sont des mots terribles : hauteur dominante ! Mais les régiments de la Garde l'ont emportée d'assaut.

Dans ces combats, que d'hommes excellents ont péri, qui ne reverront plus leur père, leur mère, leur femme, leur fiancée, et que n'oublieront jamais leurs camarades et leurs parents. Que de larmes, dans toute la Russie, couleront pour ceux qui sont morts dans les combats livrés afin de s'assurer de la butte. Elle a coûté cher aux hommes de la Garde, cette bataille pour la butte rouge, pour la butte de fer, comme on l'appellera, parce que les éclats de mines et d'obus, les empennages des bombes d'aviation allemande, les douilles noircies par la poudre, les fragments de grenades cannelés, déchiquetés, les lourdes carcasses d'acier des chars allemands défoncés la hérissent de toutes parts.

Mais l'heure glorieuse arriva où le soldat rouge Kentia jeta à terre le drapeau allemand et le foula aux pieds.

Les régiments de la division opérèrent leur jonction. Cette âpre offensive sans exemple sur la rive même de la Volga fut couronnée d'un plein succès. Ainsi s'acheva la première période de l'activité militaire de la division à Stalingrad. Le front que tenaient ses régiments s'appuyait sur une ligne continue de positions avantageuses et solides.

Les hommes avaient acquis au cours de ces luttes une somme d'expérience inappréciable, qu'aucune école de guerre au monde n'aurait pu leur donner, car jamais le monde depuis qu'il existe n'a été témoin de pareilles batailles : troupes et chars, artillerie, régiments de mortiers appuyés par de puissantes armées aériennes se battaient dans les rues et sur les places publiques d'une ville immense. Dans ces combats, des centaines et des milliers de soldats et d'officiers avaient appris à se battre pour une maison de plusieurs étages ; les hommes de liaison s'étaient exercés à poser les fils, non par faisceaux, mais par lignes isolées le long des murs des bâtiments, en ajoutant des lignes de réserve ; ils s'étaient rendu compte de la grande importance qu'avait la liaison par TSF ; les sapeurs avaient appris comment il fallait poser ou enlever des mines dans les rues et ruelles d'une ville. Nul doute que le soldat Khatchétourov qui avait su neutraliser cent quarante-deux raines allemandes sous le feu de l'ennemi eût pu faire un cours à ce sujet. Soldais et officiers avaient pu apprécier pleinement le rôle des mortiers, des canons antichars, des grenades à main, des fusils antichars dans les batailles de rues. Ils avaient appris à masquer dans les maisons et les caves l'armement puissant de la division. Et, suivant l'expression du commandant Dolgov, chef de régiment le combattant de la Garde s'était mis à aimer la bouteille de liquide inflammable. Alors commença la seconde période de cette rude bataille : la défensive, les dizaines de coups de surprise, les puissantes attaques des chars allemands, les raids des bombardiers, nos contre-attaques, une guerre où toutes les armes font assaut d'adresse, depuis le fusil jusqu'à la pièce lourde et l'avion en piqué. Période de nouvelle prodigieuse, étrange, extraordinaire. Car on vivait non pas des heures, mais des jours et des semaines dans cet enfer filmant, où canons et mortiers tonnaient sans relâche ; où le grondement des chars et des moteurs d'avions, les fusées multicolores, les explosions de mines, étaient devenus aussi familiers à la ville qu'autrefois le bruit du tramway, les trompes des automobiles, les réverbères, les mille voix de l'usine de tracteurs, les appels des vapeurs sur la Volga. Les combattants se sont installés : on boit du thé, on fait bouillir la marmite, on joue de la guitare, on plaisante, on s'intéresse au voisin, on cause. Des hommes sont réunis ici, qui, par leur caractère, leurs habitudes, leur façon de sentir et de penser sont l'émanation d'un peuple qui a envoyé ses fils accomplir un difficile exploit.

Nous nous sommes rendus au poste de commandement de la division à neuf heures du soir. Des fusées multicolores éclairaient les eaux sombres de la Volga. Comme portées par d'invisibles tiges, elles s'inclinaient au-dessus des quais mutilés. L'eau se colorait d'un vert soyeux ou d'un bleu violet, puis elle prenait soudain une teinte rose comme si la Volga charriait tout le sang versé au cours de cette grande guerre.

Du côté des usines, on percevait le bruit des mitraillettes, les salves des canons jetaient de petites fulgurations blanches sur les cheminées noires et l'on eût pu croire un instant que les ateliers marchaient comme à l'ordinaire, que les équipes de nuit des riveteurs étaient à leur tâche et que les bâtiments et les cheminées de l'usine étaient éclairés par les petites flammes bleues de la soudure autogène. Déchiré par les balles, l'air faisait entendre un sifflement aigu à travers les ténèbres de la nuit. À cela venait se joindre le hululement sinistre et écoeurant des mines allemandes qui souillaient de leur explosion les vastes espaces de la Volga. On voyait à la lueur des fusées les maisons en ruines, la terre coupée de tranchées, les abris blindés aménagés le long des remparts et des ravins, les profondes cavernes recouvertes de plaques de fer-blanc et de plancher pour se garantir du mauvais temps.

- Eh ! dis donc, est-ce qu'on a apporté la soupe ? demande un homme assis à l'entrée d'un abri.

Dans les ténèbres, une voix répond :

Il y a longtemps qu'ils sont partis, mais on ne les voit pas revenir. Ou bien ils se sont terrés en route, ou bien ils n'arriveront jamais. Ça barde près de la cuisine !

Le poste de commandement de la division s'est installé au fond d'une cave qui rappelle une galerie de niveau dans un charbonnage : une galerie empierrée et boisée, où comme dans une vraie fosse, on entend l'eau qui clapote. Là, où toutes les notions sont bousculées, où quelques mètres d'avance équivalent à des kilomètres en campagne, où une vingtaine de pas tout au plus vous séparent parfois de l'ennemi retranché dans la maison voisine, il est tout naturel qu'ait été bouleversée l'ordinaire distribution des Postes de commandement de la division. L'état-major se trouve à deux cent cinquante mètres de l'ennemi et les postes de commandement des régiments et des bataillons sont disposés en conséquence.

- Si nos lignes sont rompues, plaisante quelqu'un de l'état-major, il sera facile d'assurer de vive voix la liaison avec les régiments. Il n'y a qu'à crier ; ils entendront ! Et ils communiqueront de même avec le bataillon.

Mais dans le poste de commandement, rien n'a changé. Rien n'y change jamais, où que se trouve l'état-major : en forêt, dans un palais ou dans une isba. Et comme toujours, dans ce souterrain où l'éclatement des mines et des obus fait trembler toutes choses, les chefs d'état-major sont penchés sur la carte, et la radio - ce personnage devenir traditionnel dans les récits consacrés au front - la radio crie : Ici la lune... Ici la lune ! Les agents de liaison sont assis dans un coin, dissimulant dans leur manche une cigarette de gros tabac et retenant leur souffle quand ils se tournent vers leur supérieur. Ici encore, dans la galerie qu'éclairent des lampes à essence, on sent aussitôt que tous les câbles qui partent des maisons, des usines, des moulins à demi détruits, occupés par la division de la Garde, convergent vers un seul homme, que les officiers attendent de lui seul une réponse à leurs questions, et que de cet homme, à la parole quelque peu ironique, posée et attentive, dépend le régime des soldats de la Garde.

Les hommes ont une voix calme, parfois lente ; leurs mouvements sont mesurés ; souvent on voit des visages qui sourient et l'on entend des rires. Ces hommes, dont la volonté s'est formée dans les combats, se conduisent comme s'ils étaient à leur aise, comme s'ils accomplissaient l'oeuvre la plus compliquée et la plus pénible sur terre en plaisantant et sans faire aucun effort. Et cependant on étouffe dans la galerie, à peine y pénètre-t-on que de grosses gouttes de sueur apparaissent aux tempes et au front, la respiration devient précipitée et difficile. Dans la galerie, comme au pied d'une digue qui contiendrait la ruée formidable des forces ennemies vers la Volga, le sol, les murs, le plafond, tout tremble sous l'explosion des bombes et des obus : les appareils téléphoniques vibrent ; la flamme vacille dans les lampes ; des ombres géantes et confuses passent convulsivement sur les parois de pierre d'où suinte l'humidité. Et les hommes sont calmes. Ils sont dans la fournaise. Ils étaient là hier, ils y étaient il ,y a un mois, ils y seront demain.

Quelques nuits plus tôt, les Allemands ont percé et lancé des grenades. Ce n'était dans la galerie que poussière, fumée, éclats de grenades, et dans l'obscurité retentissaient des ordres en une langue étrangère, insolite sur les bords de la Volga. En cette heure tragique, Rodimtsev, le commandant de la division, resta lui-même, calme et légèrement moqueur ; chacune de ses paroles mesurées apporte une pierre nouvelle à la digue dans laquelle les forces ennemies avaient fait brèche. Et les forces ennemies refluent.
La division s'est mise au rythme de la bataille. La respiration, le pouls, et le court sommeil des hommes, les ordres des chefs, le tir des canons, des mitrailleuses et des fusils antichars, tout s'est mis au rythme de la bataille. Ce qui est le plus difficile - pensais-je - c'est d'acquérir le sentiment du rythme sous le pilonnage inattendu des bombardiers en piqué, les attaques continuelles de l'infanterie nazie, l'apparition subite de dizaines de chars tantôt à l'aube, tantôt à trois heures de l'après-midi ou dans le calme trompeur du crépuscule du soir. Rythme de tempête ! Rythme de la bataille de Stalingrad !

Rodimtsev me raconte que tout dernièrement les sapeurs allemands ont pris part à une attaque de nuit.

Il parle d'une voix basse et pensive, tandis que sur une table fabriquée tant bien que mal, danse et saute une petite cuillère, comme si, prise de frayeur, elle voulait s'échapper de cette galerie bourdonnante, sur les murs de laquelle s'agitent des ombres troubles. Une mitraillette se fait entendre. On perçoit distinctement son bruit ici.

- C'est l'Allemand qui tire, me dit Rodimtsev.

Il précise sans se hâter :

- Ici, la guerre est mobile, souple. Elle se déroule parfois la nuit, parfois le jour, tantôt c'est une attaque de chars, tantôt ce. sont et les chars et l'aviation, et l'artillerie et les mortiers qui se concentrent à la fois sur un seul point. L'Allemand change de tactique à dessein. Mais en l'espace d'un mois, nous avons très bien appris à nous battre dans ces conditions. Nous agissons la plupart du temps par petits groupes. À l'attaque d'une maison participent deux groupes : le groupe d'assaut et le groupe chargé d'organiser la position. À l'assaut prennent part des hommes armés de grenades, de bouteilles d'essence, de mitrailleuses légères. Et tandis que le groupe d'assaut achève l'ennemi, le groupe chargé d'organiser la position amène des munitions et des vivres pour six jours au moins, les cas d'encerclement étant très fréquents. Ainsi deux soldats sont venus aujourd'hui d'une maison où ils ont été bloqués pendant quatorze jours. Après avoir exigé biscuits, munitions, sucre et tabac, ils sont retournés chez .eux. Deux des nôtres nous attendent, ils gardent l'immeuble et ont envie de fumer, ont-ils dit en nous quittant.

En général, la guerre dans les maisons porte un caractère des plus original. À Stalingrad, elle se distingue par la souplesse, les changements brusques et presque instantanés de la tactique, voire de tout le caractère des combats, Parfois, c'est la bataille pour une maison; une autre fois, comme tout récemment encore, ce sont deux régiments d'infanterie et soixante-dix chars allemands qui se ruent subitement sur le régiment de Panikhine et reviennent dix ou douze fois à l'attaque en un seul jour.

Je lui demande s'il n'est pas exténué par cette tension continuelle, ces combats et ce fracas incessants, ces centaines d'attaques de nuit et de jour, déclenchées par l'ennemi hier, aujourd'hui et qui se répéteront demain.

- Je suis calme, répond-il, il le faut. Je crois avoir passé par toutes les épreuves. Une fois, mon poste de commandement fut repassé par un char allemand, puis, pour plus de sûreté, un fusilier-mitrailleur lança une grenade. Je la jetai dehors et j'en sortis sain et sauf ; je continue de me battre et je me battrai jusqu'à notre victoire complète.

Il me raconte tout cela d'une voix basse et tranquille, puis m'interroge sur Moscou. Et, bien entendu, on parle de théâtres. - Nous avons également eu deux concerts ici. Le coiffeur Roubintchik a joué du violon dans notre abri.

Au souvenir de ces concerts, un sourire passe sur les visages de ceux qui nous entourent.

Plus de dix fois la sonnerie des téléphones vient interrompre notre conversation. Détournant légèrement la tête, le général lance deux ou trois mots à l'officier de service à l'état-major. Et dans ces mots brefs, prononcés de sa voix la plus simple, de sa voix ordinaire, dans ces ordres on sent la force solennelle de l'homme qui s'est mis au rythme de la grande tourmente, de l'homme qui dicte ce rythme terrible et précis, ce style de la division de la Garde à toutes nos divisions de Stalingrad, à tous les défenseurs de la ville.

Son adjoint, le colonel Borissov, distribue les derniers ordres avant l'attaque d'une maison occupée par les Allemands. Ce bâtiment de cinq étages est d'une importance considérable : de ses fenêtres, l'œil des Allemands fouillait la Volga et une partie de la rive. Le plan de l'assaut me frappe par la multitude des détails et la minutie avec laquelle il a été élaboré. La maison et toutes les constructions avoisinantes ont été soigneusement portées sur le croquis. Des signes conventionnels indiquent qu'au second étage, à la troisième fenêtre, se trouve un fusil-mitrailleur ; qu'au troisième étage, des tireurs sont postés à deux fenêtres et qu'une mitrailleuse est installée à l'une d'elles. Bref, tout dans la maison a été repéré : chaque étage, chaque fenêtre, chaque issue. À l'assaut doivent prendre part servants de mortiers, grenadiers, tireurs de précision, fusiliers-mitrailleurs, et aussi l'artillerie du régiment et les grosses pièces en position sur l'autre rive. Chaque arme a sa mission à remplir, mission strictement subordonnée au but d'ensemble, la liaison, la direction devant être assurées par tout un système de signalisation lumineuse, par la TSF, le téléphone.

L'idée dominante de cette offensive était à la fois simple et complexe : le but semblait clair à chacun, mais les difficultés pour y parvenir apparaissent telles que, sans avoir une instruction militaire approfondie, on n'aurait pu les surmonter.

Et le caractère particulier de la bataille de Stalingrad ressortait de nouveau. On retrouvait ici la Collision formidable de deux litais, de deux mondes combattant à mort l'un contre l'autre, en même temps qu'une lutte d'une précision mathématique pour un étage de maison ou pour un carrefour. Ici se croisaient les caractères des peuples en même temps que l'habileté, la pensée et la ténacité militaires ; ici se déroulait une bataille qui décidait du sort du monde, une bataille qui révélait la force et la faiblesse de deux peuples : l'un qui s'était jeté dans le combat pour assurer la domination féodale à travers le monde entier, l'autre qui s'était levé pour défendre la liberté de tous les peuples, contre l'esclavage, le mensonge et l'oppression.

C'est par une nuit noire que nous avons longé Stalingrad en canot automobile  : six kilomètres sont vite franchis.

L'eau bouillonnait. La flamme bleue des obus allemands rejaillissait sur la crête des vagues : leurs éclats meurtriers se dispersaient en sifflant. Dans le ciel sombre, nos bombardiers lourds passaient avec des ronflements bourrus. Des centaines de traînées lumineuses, bleues, rouges et blanches, sorties des batteries antiaériennes allemandes, montaient vers eux. Nos bombardiers arrosaient du feu de leurs mitrailleuses les projecteurs allemands. L'univers, tout entier semblait ébranlé par le fracas formidable de notre puissante artillerie massée sur l'autre rive de la Volga. La terre tremblait sous les explosions ; les bombes en éclatant jetaient de larges fulgurations au-dessus des usines. La terre, le ciel, la Volga, tout était en feu.

Et l'on sentait qu'ici la bataille se livrait pour les destinées du monde et que notre peuple environné de flammes se battait avec sang-froid et recueillement.
20 octobre 1942.

Vlassov

Pendant le jour, la Volga est déserte ; seules, les silhouettes des péniches et des bateaux coulés près de la rive font une tache sombre. On n'y entend et on n'y voit ni barques, ni fumée, ni remorqueurs essoufflés, ni chalutiers gris de pêcheurs. L'eau sombre fuit sous un ciel nébuleux, une impression de froid s'en dégage. La rive basse et boisée est aussi déserte que le fleuve. Mais pourquoi l'Allemand lance-t-il avec une telle violence, avec une obstination de taureau fou furieux des milliers de lourds obus et de mines sur ces bords dépeuplés ? Pourquoi, de l'aube au crépuscule, des dizaines d'avions en piqué évoluent-ils au-dessus de cette malheureuse bande de terre et pilonnent-ils avec tant d'acharnement cette rive qui semble déserte ?

C'est ici que se trouve le point de passage. Et à peine le crépuscule s'est-il épaissi que ceux à qui est confiée la garde de ce passage sortent des guitounes, des abris blindés, des tranchées et des couverts. Les Allemands ont fait pleuvoir sur eux, ces dernières semaines, huit mille raines et cinq mille obus ; ils ont lâché cinq cent cinquante bombes d'avions en dix jours. Ici, sur cette petite bande de terre, le long de la rive, le sol a été retourné par le fer haineux, comme si jour et nuit des chevaux déments et d'insensés laboureurs l'avaient creusé, déchiré et éventré avec d'énormes socs de charrue.

Dans le soir se dessine la haute silhouette sombre d'une péniche vide. De temps en temps, le remorqueur lance son appel rauque, impérieux. Comme sur un coup de baguette magique, tout s'anime ; les camions ronflent en patinant sur le sable ; les soldats rouges portent en ahanant des caisses plates remplies d'obus ou de bouteilles d'essence, des cartouches, des grenades, du pain, du biscuit, du saucisson, des boîtes d'extraits alimentaires. Et la péniche s'enfonce de plus en plus dans l'eau.

Pas un instant l'ennemi n'interrompt le feu. Mais à présent il tire au jugé ; ses observateurs ne peuvent distinguer ce qui se passe sur la rive, ni surveiller la noire étendue du fleuve. Les mines arrivent en sifflant de l'autre côté de la Volga ; leur explosion illumine d'une brève lueur rouge les arbres, le sable blanc et froid. Avec une plainte stridente, les éclats volent de toutes parts et retombent en bruissant parmi les saules de la berge. Mais nul n'y prend garde. Le chargement se poursuit rapide, dans un ordre parfait ; spectacle magnifique dans sa simplicité.

Sous le feu des lance-mines et de l'artillerie allemande, on travaille comme on l'a toujours fait sur les bords de la Volga : c'est dur, mais on travaille avec ensemble. Stalingrad flambe. Les fusées montent au-dessus de la ville, et à leur lumière cristalline pâlit la flamme fumeuse et trouble de l'incendie. Mille trois cents mètres d'eau séparent de Stalingrad les appontements de la rive basse. Que de fois les pontonniers ont pu entendre dans les trop courtes heures d'accalmie, planer confuses au-dessus du fleuve des voix lointaines et mélancoliques : A-a-a-a !... Nous contre-attaquions et le hourra prolongé de notre infanterie qui se bat dans Stalingrad en flammes - ce feu perpétuel dont l'haleine leur parvenait par delà toute la largeur du fleuve - communiquait à ces hommes la force d'accomplir leur exploit austère, où le rude labeur quotidien de l'ouvrier russe s'allie à la vaillance du soldat. Ils ont tous conscience de l'importance de leur travail.

C'est par ce point de passage que les défenseurs de Stalingrad reçoivent leur pain, leurs munitions. Péniches, barques, chalutiers, canots automobiles se hâtent vers la ville. Un petit pont de fortune a été aménagé, qui va de l'île à la rive droite.

Son montage s'est fait près de la rive : le bruit de centaines de haches et le cri des scies coupant les troncs de pins et de sapins étouffaient alors l'anxiété dans le cœur des hommes, la rumeur du travail couvrait le grondement du moteur des avions allemands et le roulement du tir d'artillerie. Au bout de trois jours le pont est prêt : soixante-cinq radeaux et deux cents solives sont liés ensemble par un câble de zinc, de solides lattes, et couverts de planches. L'extrémité du pont est ensuite portée au milieu du fleuve et entraînée par le courant vers la rive droite. Une fois là, six hommes montés sur le pont font descendre dans les profondeurs des eaux une ancre de deux cents kilos. Les deux rives sont reliées. Nul doute qu'avec la quantité de métal dépensée par les aviateurs, les servants de mortiers et les artilleurs allemands pour détruire ce petit pont de pin et de sapin, on aurait pu construire un immense pont de fer. Grâce au dur labeur, au courage et à l'esprit de sacrifice dont les hommes du bataillon de pontonniers font preuve en réparant les arches du pont détruites par les Allemands, la liaison entre le pays et la cité combattante est assurée. Cette liaison est solide et indestructible, le sang des soldats et de fortes mains de travailleurs en sont garants.

Le bataillon de pontonniers, c'est presque tous des gars de Iaroslavl. Il est rare de voir des gens vivre en aussi parfaite entente, former une famille aussi étroitement unie.

L'adjoint politique du chef de bataillon, Perminov, est lui-même de la Volga ; le soleil et le vent du fleuve one: cuivré son visage; il est là ; depuis le premier jour. Il a une voix de stentor, une voix habituée à commander, habituée à couvrir le fracas des obus. Même lorsqu'il parle, on a l'impression qu'il donne des ordres.

- Ah ! dans notre bataillon, les hommes, c'est vraiment de l'or ! dit Perminov. Ils sont fiers d'être de Iaroslavl ! Dernièrement, dans le journal, il y avait un article, un grand article sur Iaroslavl. Eh bien, ce journal on l'a lu et relu ; on s'est réuni, on a discuté. Hein, vous avez vu comme on parle de notre Iaroslavl ! L'étonnant - car enfin travailler au point de passage ce n'est pas toujours très drôle - c'est que, depuis quelque temps, ce sont de véritables nuées d'avions... Vous me croirez si vous voulez, nous avons, en une journée, enregistré mille huit cents visites : on devient sourd de tout ce tintamarre ! Eh bien, les hommes sont si attachés à leur bataillon, ils sont si fiers de ce qu'ils font, que ce serait une véritable tragédie si l'on s'avisait de prendre un des leurs.

Il y a peu de temps nous avions évacué à l'arrière deux blessés, Volkhov et Loukianov. Volkhov était particulièrement atteint : il avait une blessure au cou et l'omoplate brisée. Quelques jours après des soldats me font demander : Volkhov et Loukianov étaient de retour ! J'avais du mal à le croire ; ils avaient fait trente kilomètres tantôt rampant, tantôt hissés sur des voitures qui roulaient dans la même direction. J'étais à la fois touché aux larmes et pris de rage : c'est qu'ils s'étaient sauvés de l'hôpital, les coquins, et il fallait les soigner. Mais comment voulez-vous soigner quelqu'un dans nos abris souterrains, sous un feu continuel ? Il a fallu attendre jusqu'à la nuit et les ramener à l'hôpital, en automobile. Ils pleuraient à chaudes larmes en nous quittant et nous autres, nous avions l'impression d'avoir accompli une mauvaise action. Oui, on est habitué au feu incessant , c'est à ne pas y croire soi-même.

Pendant le jour, le passage est comme mort. La rive est dépeuplée, la Volga est déserte. L'eau sombre luit sous le ciel nuageux de l'automne, une impression de froid s'en dégage. Ce n'est que de temps à autre que parmi les ressacs d'écume, passe rapide, en virant brusquement, un canot automobile au puissant moteur Zis. Le rivage tremble du fracas des bombes. Des nuages de terre et de fumée, des feuilles jaunies par l'automne volent en l'air. Les mines des mortiers lourds allemands passent au-dessus de l'eau avec un sifflement sinistre.

À partir de l'aube, le bataillon est au repos. Les hommes ronflent dans les abris sous les rugissements de l'aviation allemande, qui dans sa rage aveugle bouleverse le sol.

- Comment peut-on dormir sous un pareil bombardement ? demandai-je aux hommes. C'est pourtant comme ça ! me répondirent-ils. Le premier jour on ne dort pas ; le second non plus ; mais après, quand on est bien fatigué, on finit tout de même par s'endormir.

Les gens qui se sont terrés sur cette rive brûlante ont conservé la magnifique simplicité de leur âme. Dans les souvenirs de guerre des Français, des Anglais ou des Américains on lit souvent que dans le combat ils deviennent d'autres hommes, que leurs sentiments changent, qu'ils procèdent à une révision des valeurs, que tout ce qui leur avait été cher et proche jusque-là, leur paraît soudain inutile, ridicule même. Mais le Russe qui se bat dans Stalingrad, en proie aux flammes et bouleversé par les explosions, est resté le même; il a conservé la sérénité, la simplicité et la modestie sans bornes que nous lui connaissions lorsqu'il accomplissait sa grande œuvre pacifique. Il garde avec le même soin les lettres qui lui parviennent de son lointain village ; c'est avec amour qu'il parle de ses enfants et de ses vieux ; il roule une cigarette, et soupire, et devient pensif quand il a le cœur gros ; il fait bouillir son thé dans les ruines d'une maison entourée de fusiliers-mitrailleurs allemands, et continue à croire que le bien reste le bien, et que rien dans la vie n'est plus puissant, ni plus haut que la vérité. Au point de passage, pendant le repas, la vie se poursuit tout ordinaire, belle en sa sainte simplicité. Dans les cuisines, sous la terre, on prépare le repas ; le four ingénieusement aménagé dans le sol cuit un pain excellent, et les boulangers rigolent très fiers. Les bains, également sous terre, fonctionnent sans arrêt et les hommes s'y étuvent et se fouettent le corps à tour de bras avec de petits balais de bouleau pour activer la circulation ; tandis qu'autour d'eux, là, tout à côté, viennent éclater les lourdes bombes allemandes. À la faible lumière qui pénètre dans l'abri, les hommes écrivent des lettres ; ils envoient leurs salutations, demandent des nouvelles ; attention de n'oublier personne, car il ne faut blesser ni grand-père Ivan, ni grand'mère Marie. Pour ce qui est de soi-même, on écrit, bref et laconique : Je me porte bien. Je suis toujours en vie.

Et rien ne saurait faire changer l'attitude judicieuse des combattants à l'égard de la vie.

Les Allemands continuent de s'acharner contre cette bande de terre. Une bombe d'avion tombe au milieu d'un four où cuisent des pains. Un nouveau four est aménagé. Un déplacement d'air arrache la cheminée des bains ; bientôt une nouvelle cheminée laisse échapper de la fumée et les gars de Iaroslavl peuvent tout comme auparavant s'étuver dans les bains. Le cuisinier accourt dans l'abri blindé de l'adjoint du chef de bataillon et s'écrie moitié riant, moitié furieux :

- Permettez de vous informer que la cuisine de la 2e compagnie a sauté et la soupe aux choux avec. Un obus de deux cents en plein dessus !

- Préparez immédiatement un second dîner dans la chaudière, répond Perminov.

La vie est tenace, nos hommes ont les nerfs solides, et le feu allemand si puissant qu'il soit ne saurait les briser. Certes, le moment est dur. Que personne n'aille s'imaginer qu'il est facile de se battre ici et que l'habitude du feu fait que l'on ne sent plus le poids de la guerre. La mort côtoie la vie, leurs routes se confondent en cet endroit. Tout près de l'état-major se trouve le cimetière. Parmi les feuilles jaunies jonchant le sol, d'austères tombes sont surmontées de simples planchettes avec nom, prénoms et date de la mort. Un jour on verra là un sévère et sombre obélisque de granit élevé aux héros tombés au point de passage de la Volga. On y lira les noms des vingt-huit soldats de Iaroslavl, le nom du chef de bataillon Smérétchinski, auquel on doit l'aménagement du passage, le nom de son successeur, un Tchétchène, le capitaine Ezaev, celui de Cholome Akelrod, chef d'une section de génie, tué par une mine alors qu'il installait le passage. On racontera comment, à la clarté de la lune, alors que la Volga brûlait d'une flamme bleue, le bataillon se tenait silencieusement devant la tombe ouverte; on parlera du discours de Perminov, et du salut austère qui retentit alors dans l'air froid d'automne.

Souvent il arrive qu'un homme incarne toutes les particularités d'une grande chose, d'un grand travail, que les événements de sa vie, les traits de son caractère expriment le caractère de toute une épopée. Le sergent Vlassov, noble travailleur du temps de paix, qui, à l'âge de six ans, hersait déjà les champs, père de six enfants diligents et peu gâtés, chef d'équipe et gardien de la caisse du kolkhoz, est bien l'incarnation de l'héroïsme sévère qui se manifeste quotidiennement au passage de la Volga à Stalingrad.

Cet homme élancé, à l'étroit visage brun et au nez busqué, aux lèvres fines et aux grosses mains lourdes, incarne des traits de caractère de son peuple. Vlassov, c'est l'homme du devoir. Au kolkhoz, on s'en plaignait parfois, dans son équipe : c'est qu'il n'était pas commode, cet homme brun qu'on n'avait jamais vu sourire, et qui vous fixait du regard clair et insistant de ses yeux marrons. A la maison, les gosses le craignaient. Dame ! il était plutôt sévère; il intimidait jusqu'à l'aîné - aujourd'hui dans la Garde - quand il lui disait : Prends garde, Alexandre, je n'ai jamais fait de bêtises dans ma vie; pas une fois je n'ai failli ; toi non plus ne fais pas de sottises !

Vlassov était caissier au kolkhoz ; il maniait des mille et des cents. Quand le kolkhoz fit flotter du bois sur la Volga, Vlassov fut nommé chef d'équipe. Sur les trains les flotteurs le connaissaient bien. Lorsqu'il reçut sa feuille de mobilisation, Vlassov se rendit à la direction du kolkhoz; il mit ses chiffres à jour, rendit compte de son travail de chef d'équipe, prit congé des vieux et dit en partant :

- J'ai travaillé honnêtement. Au kolkhoz, je n'étais pas des derniers. Si je suis tué à la guerre, sachez que je ne dois rien à personne ; toutes mes affaires sont en ordre.

Il prit congé des siens simplement et sans effusions, comme s'il se rendait aux champs ou partait couper du bois ; il recommanda aux enfants d'obéir à leur mère, de lui écrire comment ils travaillaient.

Les adieux se firent sans vodka, sans chansons. Vlassov ne buvait pas d'alcool. Il prit dans un sac du linge de rechange, des chaussettes et partit dans la nuit, droit, élancé, les lèvres serrées ; il partit sans jeter un regard en arrière vers son village natal. C'était un homme à l'âme forte, qui pas une fois n'avait rusé devant personne ni devant lui-même, homme dur et exigeant envers les autres comme envers soi.

Ces âmes sévères se forgent au lourd marteau d'un labeur séculaire, et on pourrait les qualifier de dures si elles n'étaient si foncièrement attachées à la vérité, au travail et au devoir. Les hommes comme Vlassov sont nombreux parmi notre peuple. Et les Allemands ne s'en doutaient guère lorsqu'ils partirent en campagne contre la Russie. Ces hommes sont de fer; impossible de les ployer, de les briser. Les Vlassov n'incarnent pas la bonté, ni la douceur, qui sont aussi dans le caractère de notre peuple ; mais sa gravité, son intransigeance, sa force d'âme inflexible, indomptable.

Et voilà le sergent Vlassov qui construit un petit pont qui va de l'île à la rive longeant l'usine. Durant soixante-quinze heures ou plus de trois jours, il ne dort point, refuse de manger sa soupe aux choux, se contente d'avaler en hâte, pendant de courts instants de repos, un morceau de pain et de boire quelques gorgées d'eau de la Volga, et reprend sa hache. C'est à ce travail dur et acharné que Vlassov s'est fait connaître dans son escouade. Les, camarades qui avaient pris part avec lui aux marches et aux travaux militaires, ceux qui vivaient dans le même abri comme Melkov, Loukianov et Novojilov, tout le bataillon de pontonniers avaient appris à aimer, à estimer et à craindre même sa force austère et irréductible.

C'est ici, au passage de la Volga, que s'est révélée dans toute sa grandeur la personnalité de Vlassov. Par les longues nuits d'automne, il regardait les visages sombres des camarades traversant le fleuve, les chars et les canons lourds brillant à la lueur des dépôts de pétrole incendiés ; il regardait les centaines de blessés dans leurs capotes rouges de sang et déchirées par les éclats d'obus ; il prêtait l'oreille au hurlement sinistre des mines allemandes et au lointain hourra de notre infanterie se portant à la contre-attaque. Une grande et grave pensée l'absorbait. Tout son esprit était tendu vers un seul but : tenir le point de passage. C'était chose sacrée. C'était devenu le seul but et le sens de sa vie. Quiconque entravait le bon fonctionnement du point de passage devenait à jamais, pour Vlassov, un ennemi mortel, fût-il son frère, fût-il son propre fils. Voici ce qui arriva un jour. Les Allemands avaient détruit l'appontement de la rive droite. Vlassov et son groupe reçurent l'ordre de traverser le fleuve en canot automobile et de remettre l'appontement en état ; la journée était claire, lumineuse, et à peine l'Allemand eut-il aperçu le canot qu'il ouvrit le feu ; des explosions fréquentes, acharnées à les perdre, faisaient bouillonner l'eau.

Le mécanicien Kovaltchouk changea de direction, aborda dans l'île et déclara  : Descendez ! je n'irai pas par là ; ma vie m'est plus chère que tous les appontements du monde. Vlassov eut beau prier, exhorter : rien n'y fit. Descends, nom d'un chien ! cria Kovaltchouk, je n'irai pas travailler au point de passage ; mieux vaut encore être fait prisonnier !

Vlassov m'a raconté cela sans hâte, d'une voix sourde : Si je m'y entendais en moteur, je l'aurais vite fait descendre du canot... Toute la journée nous avons couru sur l'île comme des lièvres. Les barques refusaient également de nous ramener vers notre bataillon. On nous prenait pour des déserteurs. Il a fallu user de ruse. Nous nous sommes fait des pansements : Zméev s'est bandé la jambe et s'est muni d'un bâton. Nous prenant pour des blessés, on a bien voulu nous transporter. Jamais encore il ne m'était arrivé de ruser dans ma vie, c'était bien pour la première fois. Et la moitié de la nuit le passage n'a pas fonctionné... Quelques jours après, en présence de tout le bataillon, on fait sortir le lâche des rangs. Perminov lit l'arrêt de mort, dit un mot du sang versé par des centaines et des milliers de combattants. Et l'autre d'implorer le pardon, de pleurer. Comme si on pouvait avoir pitié ! Moi, je l'aurais fusillé sans jugement. Oui, toute la journée j'ai couru comme un lièvre...

Le visage hâlé de Vlassov est calme et impassible, le regard clair de ses yeux marrons s'est posé sur moi ; ses joues creuses et sa bouche volontaire donnent à toute sa physionomie un air d'affliction et de gravité. Et cet homme de quarante-deux ans, père de six enfants, cet homme pour qui le travail est un grand devoir impérieux semble incarner l'indignation ardente de notre peuple...

Puis Perminov demanda : Qui veut se charger de l'exécution du verdict ? Après avoir pris le fusil d'un camarade, je sors des rangs. Peut-on avoir pitié dans un cas pareil !

Vlassov se tient à l'avant d'une lourde péniche qui lentement traverse la Volga. Elle est chargée d'obus, de grenades, de caisses de carburant, 4.000 tonnes en tout. Elle porte quatre cents soldats rouges. Et cela en plein jour, car la situation ne permet pas d'attendre la nuit. Vlassov regarde, maussade, les mines exploser dans l'eau écumante.

Il observe les jeunes combattants qui sont sur la péniche : ils ont peur, cela se voit ! Et le sergent Vlassov, dont les cheveux commencent à grisonner, dit à l'un d'eux : Allons, allons, petit ! Tu as peur ? Rien à faire, il le faut ! Une mine siffle au-dessus de leur tête et va éclater à dix mètres de la péniche ; quelques éclats ont frappé la coque.

- Qu'est-ce qu'il va nous envoyer, le cochon ! dit Vlassov, et il considère les hommes, couchés à l'abri du plat bord.

Une mine a traversé le pont, non loin de la coupée ; elle a explosé dans la cale, trouant la coque jusqu'à un mètre sous l'eau. Instant d'angoisse ! On court, on s'agite sur le pont. Plus effrayant que les gémissements des blessés, que le piétinement lourd des bottes, que les cris qui s'élèvent au-dessus de l'eau : Nous coulons, oui, plus terrible que tout cela est le bruit sourd de l'eau faisant irruption. La catastrophe s'est produite au milieu de la Volga. Et en cet instant effroyable où l'eau gicle par cette brèche de cinquante centimètres et où la peur de mourir étreint les hommes, le sergent Vlassov, vite, enlève sa capote et surmontant dans un effort extrême la poussée impétueuse de l'eau compacte comme le plomb et puissante comme si la Volga pesait de toute sa masse pour se précipiter par la brèche, il y enfonce sa capote roulée en pesant sur elle de toute sa poitrine. Ce duel de l'homme et du fleuve dura quelques instants, jusqu'à ce qu'il vînt de l'aide. Et alors on boucha le trou. Déjà, Vlassov était sur le pont, penché par-dessus bord. Le sergent Dmitri Smirnov le tenait par les pieds et lui, le visage écarlate, aveuglait avec de l'étoupe de petites fentes.

Le bombardement continuait. Et à peine venait-on de sauver la péniche qu'un cri retentissait : Au feu ! C'étaient les bouteilles d'essence qui s'étaient enflammées.

Et Vlassov qui, par sa volonté de fer, avait su conquérir tous les hommes à bord, d'ordonner :

- Vite, vite, les capotes et les bâches !

Et les flammes qui entouraient les chars d'acier furent étouffées sur cette péniche qui portait quatre mille tonnes de munitions... 
Vlassov alla reprendre son poste à l'avant du bateau. Les munitions et les quatre cents hommes arrivèrent sur la rive de Stalingrad.

À mes yeux Vlassov est vraiment un grand homme,
1er novembre 1942.

Tsaritsyne-Stalingrad

Ouvriers et paysans, citoyens honnêtes et laborieux de toute la Russie ! Nous voilà arrivés aux heures les plus difficiles. Dans les villes et dans de nombreuses provinces du pays épuisé, le pain manque. La population laborieuse est saisie de crainte pour ses destinées. Les ennemis du peuple profitent de la situation pénible dans laquelle ils ont plongé le pays pour servir leurs buts perfides : ils sèment la discorde, forgent des chaînes et cherchent à arracher le pouvoir des mains des ouvriers et des paysans. Les anciens généraux, propriétaires fonciers et banquiers relèvent la tête. Ils espèrent que, poussé au désespoir, le peuple leur permettra de s'emparer du pouvoir dans le pays... C'est par ces mots que commence un des documents des plus saisissants et des plus vigoureux de la Révolution, signé par Lénine et Staline et publié dans la Pravda du 31 mai 1918.

Un quart de siècle nous sépare de l'époque où la jeune République, née dans la fumée et les flammes de la guerre mondiale, luttait pour son existence. Le 18 février 1918, l'armée allemande prenait l'offensive. Au début de mai les envahisseurs allemands s'emparaient de toute l'Ukraine, de la Crimée et de la Biélorussie. Le feldmarschall Eichhorn établissait sa résidence à Lipki, un des plus beaux quartiers d'une des plus belles villes d'Europe - Kiev. Dans la région du Don, c'était le général Krasnov qui gouvernait. Dénikine avançait à la tête de l'armée des volontaires vers le Kouban, vers Ekatérinodar. Les menchéviks étaient les maîtres en Georgie, et les Allemands invités par eux sévissaient à Tiflis et cherchaient à s'emparer de Bakou.

Entre les mains des troupes tchécoslovaques rebelles se trouvaient, en été 1918, les villes de Novo-Nikolaevsk, Tchéliabinsk, Omsk, Oufa, Penza, Samara, Simbirsk, Ekatérinbourg. Un gouvernement de gardes-blancs s'était formé en Sibérie. À Iaroslavl éclatait un soulèvement contre-révolutionnaire. Une grande effervescence régnait dans les campagnes. La famine et les épidémies en même temps que les troupes contre-révolutionnaires donnaient l'assaut aux régions centrales du pays des Soviets.

La terre en feu semblait osciller et s'effondrer. Le peuple, dont le sang avait coulé à flots, et qui se trouvait exténué par trois années de guerre, par le délabrement et la famine, se levait de nouveau pour défendre son honneur, sa liberté et sa terre.

Les grosses et lourdes tenailles de la contre-révolution étaient sur le point de se fermer autour de Moscou et de Pétrograd. L'ennemi avançait du nord et du sud, de l'est et de l'ouest. Si ces tenailles parvenaient à se fermer, le peuple soviétique, privé de ses sources d'approvisionnement serait obligé de se défendre simultanément contre toutes les forces ennemies de la Révolution. Et la dernière citadelle du pouvoir soviétique qui barrait la route aux envahisseurs allemands et à leur suppôt, le général Krasnov, était la ville de Tsaritsyne sur la Volga...

C'est à Tsaritsyne que l'anneau des troupes devait se fermer et c'est ce que comprenaient très bien les grands stratèges de la grande Révolution. En outre, Tsaritsyne se trouvait sur la route de l'impérialisme allemand qui tendait vers la mer Caspienne, vers Bakou, sur la route de la Mésopotamie, de l'Arabie et de l'Iran.

On était au mois d'août, en pleine chaleur. La nuit, le tir de l'artillerie se percevait de plus en plus nettement. Les troupes de Krasnov se ruaient sur Tsaritsyne. Vers la mi-août la situation s'aggravait. Les bandes de Krasnov débouchaient sur la Volga, au nord et au sud de Tsaritsyne, encerclant la ville. La bataille se déroulait dans les faubourgs mêmes, à Goumrak, Voroponovo et Sadovaïa. La nuit les rues étaient éclairées par la lumière des projecteurs. Les sirènes laissaient échapper des sons alarmants et prolongés. Les ouvriers de l'usine Dumot, de la manufacture d'armes, des scieries des frères Maximov, des raffineries de pétrole Nobel se levaient par milliers pour défendre leur ville. Le noyau principal de la défense était formé d'ouvriers. Aux côtés des prolétaires de Tsaritsyne se battait la division communiste des mineurs et des métallurgistes du Donetz. Elle était arrivée là par une route pénible, repoussant nuit et jour les attaques des blancs ; au prix de son sang elle avait restauré sous le feu de l'artillerie adverse le pont à travers le Don et était venue se joindre aux ouvriers de Tsaritsyne pour partager avec eux la lourde tâche de la défense de la ville. Plus tard était arrivé le régiment ouvrier formé à Moscou, dans le quartier Rogojski-Simonovski aux usines Goujon et Dynamo. Staline et Vorochilov se trouvaient à Tsaritsyne.

Le 15 août 1918 marquait une journée critique. A beaucoup la situation semblait désespérée et sans issue. À 7 heures du soir, le Conseil militaire faisait paraître sous la signature de Staline et de Vorochilov, les lignes suivantes :

Le Conseil des Commissaires du peuple et tous les voisins révolutionnaires s'efforcent d'apporter une aide des plus effectives à Tsaritsyne-la-Rouge et suivent avec une vive anxiété la lutte héroïque que celle-ci mène pour les intérêts les plus vitaux de la Russie soviétique tout entière, de même que pour repousser l'invasion dles bandes de Krasnov.

Le salut de la ville rouge exige encore plus de fermeté, de discipline, de conscience, de sang-froid et d'initiative de la part des milieux soviétiques.

L'état de siège est maintenu dans la ville.

L'aide attendue d'Astrakan n'était pas venue, un soulèvement contre-révolutionnaire ayant éclaté dans cette ville. Le 18 août, à 2 heures du matin, un soulèvement semblable devait avoir lieu à Tsaritsyne. Mais la Tchéka avait découvert le complot à temps. Voici ce que publiait à ce propos le journal Le Soldat de la Révolution, dans son numéro spécial du 21 août : Un grand complot de gardes blancs a été découvert à Tsaritsyne. Ses principaux participants ont été arrêtés et fusillés. On a trouvé sur les conspirateurs 9 millions de roubles. Grâce aux mesures prises par le pouvoir soviétique, le complot a été coupé dans sa racine. Méfiez-vous des traîtres ! Tous ceux qui s'aviseront d'attenter au pouvoir soviétique des ouvriers et des paysans seront impitoyablement châtiés.

Les hordes de Krasnov cherchaient par tous les moyens à s'emparer de la ville et à abattre le pouvoir de l'intérieur. Mais Tsaritsyne devait tenir bon. Au prix d'immenses sacrifices, de nuits d'insomnie, de flots de sang, du pénible labeur des ouvriers, d'une volonté d'acier, une volonté stalinienne, le premier assaut des forces ennemies fut repoussé, la menace d'encerclement conjurée et les voies de communication rétablies. Les régiments ouvriers de Lougansk et de Siversk s'étaient héroïquement battus, le train blindé d'Alabiev avait fait son apparition tantôt au secteur nord, tantôt au secteur sud du front. Beaucoup de sang avait été versé par les ouvriers, les membres des Jeunesses communistes, les communistes de Tsaritsyne ; nuit et jour l'artillerie rouge s'était abattue sur l'ennemi. Le 22 août, nos troupes occupaient les villages de Pitchouga et de Erzovska, Dans la nuit du 26, nos unités firent irruption dans la gare de Kotlouban, s'emparant de trophées et saccageant l'état-major de Mamontov. Ce même jour, Staline télégraphiait à Moscou à Parkhomenko : La situation sur le front s'est améliorée. Expédiez sans retard tout ce que vous avez reçu. Staline.

Naturellement, il est impossible de retracer ici tous les événements du premier et du second encerclements de Tsaritsyne en 1918, de même que la campagne de Dénikine et de Wrangel contre cette même ville en 1919.

Quand on évoque la vie de cette cité, sa rude et noble histoire rattachée aux premiers jours si difficiles de l'Etat soviétique, on voit apparaître en relief les traits essentiels qui distinguent le caractère et les destinées de Tsaritsyne. Les villes comme les hommes ont leur destin. Il est des hommes dont la haute et âpre destinée est de faire la guerre, Et lorsque l'un d'eux vous apparaît quelque part au théâtre, à une exposition de tableaux ou dans le cercle de famille en chaussures légères, chemise russe et clair costume d'été, vous devinez instinctivement à un mouvement brusque et rapide, à un regard devenu subitement sévère, à la voix autoritaire et tranquille, que tôt du tard le sort conduira cet homme aux dures privations, aux longues marches, au biscuit de soldat, vous le voyez dans la fumée et les flammes de la bataille.

Tsaritsyne-Stalingrad est située sur la grande artère fluviale de la Volga, entre le Nord et le Sud ; au-delà, ce sont les sables et les steppes du Kazakhstan. À cette ville qui se déploie largement, face à l'occident, face aux régions du Kouban et du Don riches en blé, il a été donné d'être le rempart de la Révolution aux heures les plus décisives de la vie de notre peuple.

Vingt-quatre années ont passé depuis l'époque où Tsaritsyne, ayant résisté à la poussée de l'ennemi, ne permit pas aux forces obscures venant du nord et du midi d'opérer leur jonction. Aujourd'hui, telle une pesante hache, elle s'est abattue sur les Allemands, qui se ruaient de l'ouest à l'est.

Vingt années de construction pacifique se sont écoulées. L'herbe a envahi les tranchées creusées aux abords de Goumrak, Voroponovo, Békétovka. Des arbres ont poussé là où roulaient les trains d'équipage. Ils ne sont plus en vie, les vieux ouvriers qui participèrent à la défense de Tsaritsyne. Les cheveux noirs des jeunes ouvriers volontaires ont blanchi. Quant à ceux qui, gamins à l'époque, couraient nu-pieds entre les cuisines roulantes et fumantes de l'Armée rouge, ramassant les douilles de cartouches et jouant à la guerre là où la guerre se poursuivait, ceux-là sont aujourd'hui des hommes mûrs, des pères de famille, des travailleurs éminents de cette grande puissance qu'est l'Etat soviétique.

Les progrès des fils de Stalingrad avaient été rapides ! Rapides aussi les progrès de la ville elle-même, durant les paisibles années de la vie soviétique. Dans les usines géantes de tracteurs Dzerjinski, Octobre rouge, Barricades, travaillaient des dizaines de milliers d'ouvriers. Un chantier de constructions fluviales et une Centrale électrique Stalgrès firent leur apparition. On reconstruisait les vieilles entreprises et l'on en bâtissait de nouvelles, par dizaines.

Au début du siècle, Tsaritsyne comptait deux écoles secondaires, une bibliothèque, un orphelinat et 400 débits de boisson. Après vingt ans de vie soviétique, Stalingrad possédait des instituts de premier ordre dotés de professeurs distingués, instituts mécanique, médical, pédagogique, - et qui recevaient 15.000 étudiants ; des dizaines d'écoles techniques, des centaines d'écoles, des bibliothèques, des musées.

La ville des tempêtes de sable et de poussière avait été asphaltée. Elle était entourée d'une ceinture de verdure de vingt kilomètres, de centaines d'hectares de vergers, d'avenues bordées d'érables et de marronniers. La ville des maisons basses, à un seul étage au maximum, et des rues tortueuses, s'était ornée de blancs et majestueux édifices, de places spacieuses agrémentées de monuments, encadrées par la verdure des arbres et des parterres aux fleurs multicolores.

Des centaines de bras balayaient et arrosaient avec grand soin les rues de Stalingrad. La ville des tempêtes de sable s'était métamorphosée en une cité d'air pur, de soleil et de santé.

Vue de la Volga la nuit, Stalingrad semblait une éclatante guirlande de feux électriques, s'étendant sur soixante kilomètres. Les enseignes lumineuses des magasins, théâtres, cinémas, cirques et restaurants réjouissaient l'oeil. La musique, renforcée par les haut-parleurs, se faisait entendre bien loin sur la Volga. Les habitants étaient fiers, à bon droit, de leur ville bien-aimée. Stalingrad était devenue l'une de nos plus belles cités : la ville du travail et de la science, de l'ardent soleil, des vastes espaces, de l'atmosphère limpide de la Volga.

Les habitants de Stalingrad aimaient leur ville d'un amour particulier, dévoué et fidèle, pour le travail gigantesque, les sacrifices et les privations que leur avait coûtés ces vingt ans de construction. Aujourd'hui, en temps de guerre, ces années d'édification pacifique apparaissent à certains comme une idylle sereine et calme. Il n'en est rien, certes. Cette époque a été celle d'un travail dur et intense, elle a été traversée par bien dés tempêtes, et il n'a pas été facile à notre pays de réaliser les plans grandioses de la collectivisation et de l'industrialisation.

Les habitants de Stalingrad se rappellent encore les rudes journées de la construction de la première usine géante de tracteurs pendant le premier plan quinquennal. À l'étranger on suivait cette construction d'un oeil froid et hostile. Que d'efforts surhumains et quelle tension d'esprit elle a exigés ! Et que de difficultés, d'obstacles, de sueur !

Le pays tout entier avait le regard tourné vers la construction de l'usine, il se réjouissait de ses succès et souffrait de ses déboires. Le 17 juin 1930, l'usine ouvrait. Il s'agissait de s'assimiler une technique compliquée et encore inconnue en Russie : le travail à la chaîne. Nouvelles difficultés, nouvelle lutte intense ! Les journaux étrangers prédisaient un échec. Le fiasco de l'usine des Tracteurs de Stalingrad obligera de nouveau l'Union soviétique à acheter des tracteurs à l'étranger. Les chaînes s'arrêtaient à tout moment, les ateliers ne donnaient pas les pièces nécessaires. Le nombre de tracteurs fournis durant la première année n'était que de 1.002, en 1931 il s'élevait à 18.410, en 1932 à 28.772 et bientôt il montait à 50.000 ! Les difficultés étaient surmontées. La première usine géante marchait à plein rendement !

Quand les bateaux de plaisance arrivaient .à hauteur de la blanche cité de la Volga, les passagers qui se reposaient sur le pont voyaient étinceler au soleil des milliers de fenêtres, et verdoyer les jardins. Les sons de la musique et le bruit des tramways et des automobiles arrivaient à leur oreille. Ils voyaient encore une fumée noire qui montait au-dessus de trois géants industriels : l'usine de Tracteurs, l'usine Octobre rouge et Barricades. À travers les vitres enfumées des ateliers, ils voyaient dans une pluie d'étincelles couler l'acier en fusion ; ils entendaient un sourd grondement semblable au ressac. Tsaritsyne-la-Rouge-Stalingrad rappelait aux hommes qu'elle était toujours prête à affronter son rude et glorieux destin d'une citadelle avancée sur la Volga, et qu'elle n'avait pas oublié les anciennes tranchées, envahies par les herbes aux abords de Goumrak, de Voroponovo et de Békétovka...

Le 23 août 1918, sur l'ordre de Vorochilov, les régiments ouvriers des mineurs de la division Communiste et de la division Guermann, dont la moitié des pièces tiraient sur les bombardiers allemands en piqué, et l'autre moitié sur les chars allemands.

Par moments, le fracas des explosions engloutissait tous les autres bruits ; et il semblait au lieutenant-colonel Guermann que la batterie avancée du lieutenant Svistoun avait été écrasée par les efforts conjugués des avions et des chars allemands. Mais au bout d'un moment il entendait de nouveau le tir régulier des canons antiaériens. La batterie coupée de son commandement tint bon pendant 24 heures. Le 24 août au soir, quatre combattants amenèrent leur commandant blessé. C'étaient les seuls survivants. Mais les artilleurs avaient fait écho à la première poussée des Allemands. N'ayant pu prendre la ville d'un seul élan, les Allemands engagèrent la lutte dans les faubourgs, dans les rues, sur les places publiques, dans les cités ouvrières, sur le territoire des usines géantes.

La bataille se poursuit dans Stalingrad depuis soixante-dix jours. Elle se déroule depuis cent jours si l'on compte les combats aux abords de la ville. L'histoire enregistrera les noms des célèbres tireurs de précision Tchékhov et Zaïtsev ; les noms des trente-trois héros qui repoussèrent l'attaque d'une colonne de chars lourds ; les noms des ouvriers Tokarev et Poliakov, engagés volontaires ; le nom de Krylov, commissaire d'une brigade antichar ; les noms des pilotes, hommes des chars, fusiliers, lanceurs de mines ; le nom de l'ouvrière Olga Kovalea, fondeur d'acier ; le nom du sergent Pavlov qui, depuis cinquante jours, tient, à la tête de son escouade, une maison sur une place au centre de Stalingrad. La maison Pavlov, c'est ainsi que les communiqués officiels désignent cet immeuble. C'est grâce au sang de ces hommes, à leur force de volonté, à leur courage, que Stalingrad tient toujours.

Les pertes de l'armée allemande sont énormes, le nombre des tués et blessés s'élève à près de deux cent mille. Un millier de chars, plus de mille canons et avions ne sont plus qu'un amoncellement de ferraille. Mais s'il est possible de combler les pertes en matériel, si l'on peut jeter dans la fournaise de nouvelles hordes allemandes, il n'est, par contre, aucune force au monde qui puisse rendre aux Allemands les trois mois perdus, il est impossible de rétablir le rythme de l'offensive d'été. Le succès tactique des Allemands lors de l'offensive d'été n'a pas été suivi d'un succès essentiel, stratégique. La marche vers l'Est et le Sud a été arrêtée. La citadelle de la Volga est sortie avec honneur de ces dures épreuves. La ville à qui est échu le glorieux et rude destin d'être le rempart de la révolution russe ; la ville qui, dans la première année d'existence de la République, a su contenir la poussée de l'ennemi, joue à nouveau, à son vingt-cinquième anniversaire, un rôle décisif dans la grande guerre pour le salut de la Patrie.

Voyez-la, voyez ces ruines, tantôt fumantes et tièdes comme un corps qui garde sa chaleur, tantôt froides et sinistres. La lune éclaire la nuit les bâtiments écroulés, les troncs fendus des arbres fauchés par les projectiles. Les places asphaltées, désertes luisent sous la lumière froide et verdâtre de la lune, tels des lacs recouverts d'une mince couche de glace ; et les énormes entonnoirs creuses par les bombes explosives semblent autant de trous d'eau. Les ateliers restent silencieux, éventrés par les obus ; les cheminées ne fument pas, les parterres de fleurs, autrefois ornement des cours d'usine, semblent des tertres funéraires.

La ville est morte ? Non. Elle vit ! Même dans les brefs instants d'accalmie une vie intense se poursuit dans chaque maison détruite, dans chaque atelier. L'œil vigilant des tireurs de précision guette l'ennemi ; entre les ruines amoncelées, par les boyaux de communications, on transporte des obus, des mines, des caisses de cartouches ; les observateurs, postés aux étages supérieurs, épient le moindre mouvement de l'adversaire. Les commandants se penchent sur les cartes, dans les sous-sols, les dactylos recopient les rapports ; les collaborateurs politiques font des conférences aux soldats rouges ; on entend frémir les feuilles de journaux ; les sapeurs font leur dangereuse et incessante besogne.

Les ruines semblent inhabitées, désertes, mortes. Mais voici que de derrière l'angle d'une maison se montre lentement, prudemment un char ennemi. Aussitôt, le fusilier rouge, qui veille la nuit comme le jour, met en joue le char nazi. Le mitrailleur qui couvre le char allemand tire de la fenêtre d'une maison sur l'abri en briques où se tient notre fusilier. Pour couvrir ce dernier, notre tireur de précision, posté au premier étage de la maison voisine, vise le mitrailleur allemand. Celui-ci est blessé, mort peut-être : la mitrailleuse s'est tue. Aussitôt éclatent avec fracas les mines allemandes ; on voit voler des fragments de briques rouges détachés du mur qui abrite notre tireur de précision. Notre observateur renseigne notre artillerie sur la disposition de la batterie allemande. Et les canons soviétiques qui, postés aux fenêtres, aux portes des maisons, gardaient le silence, ouvrent le feu. Le char allemand recule, se met à l'abri. Notre tireur de précision, notre fusilier et les canons légers changent rapidement de position. Voilà ce qu'on peut observer dans les rares minutes d'accalmie.

Mais le plus souvent les maisons, les places, les usines sont ébranlées par les coups de canon, les éclatements. Aujourd'hui la vie est dure à Stalingrad.

J'ai sous les yeux un papier couvert de lignes écrites au crayon. C'est le rapport d'un chef de compagnie, récemment parvenu à l'état-major du bataillon. En voici le texte : 11 h.30. Au lieutenant de la Garde Fédosséev. La situation est la suivante : l'adversaire cherche à envelopper ma compagnie ; il dépêche sur mon arrière des fusiliers-mitrailleurs. Mais tous ses efforts sont vains. Les soldats de la Garde ne reculent pas d'une semelle. Les combattants et leurs chefs mourront en braves, mais l'adversaire ne passera pas notre ligne de défense. Le pays doit connaître la 3e compagnie de tirailleurs : tant que le commandant est en vie, la canaille fasciste ne passera pas. La situation est tendue ; le commandant de la 3e compagnie a été étourdi, entend mal et ressent de la faiblesse ; il a des vertiges, tombe fréquemment, saigne du nez. En dépit de toutes les difficultés, les soldats de la Garde de la 3e compagnie ne reculeront pas d'une ligne. Nous mourrons en héros pour la ville de Staline. Que la terre soviétique engloutisse nos ennemis ! Je compte sur mes hommes et sur leurs commandants. Kaléganov.

Non, la grande cité n'est pas morte ! La terre et le ciel sont ébranlés par le grondement de notre puissante artillerie. La bataille se poursuit avec la même violence qu'il y a deux mois. Des milliers de coeurs battent régulièrement et avec force dans les maisons de Stalingrad : ce sont les cœurs des ouvriers de Stalingrad, des mineurs du Donetz, des ouvriers et des paysans de la région de Gorki, de l'Oural, de Moscou et d'Ivanovo, de Viatka et de Perm, Les attaques allemandes se brisent contre ces cœurs d'airain, les plus fidèles qui soient au monde.

Jamais encore la ville de Stalingrad n'avait été aussi grande, aussi magnifique qu'en ces jours-ci où, réduite en ruines, elle est solennellement glorifiée dans le monde par tous les peuples épris de liberté. Stalingrad vit. Stalingrad combat. Vive Stalingrad !
5 novembre 1942.

Ce que voit Tchékhov

Voici des jours et des nuits que du cinquième étage d'une maison démolie, ces yeux qui voient tout, observent la ville, la rue, la place publique, des dizaines de maisons aux planchers effondrés, boites vides et mortes, pleines d'un silence trompeur. Ces yeux arrondis, marrons, - clairs ou foncés, on ne saurait le dire - aperçoivent au loin des collines où les Allemands ont creusé des abris blindés ; ils comptent les petites fumées des bûchers et des cuisines, les convois d'autos et de charrettes qui se dirigent sur la ville du côté de l'Ouest. Parfois tout est tranquille, on entend alors dans la maison d'en face occupée par l'ennemi, tomber de petits morceaux de plâtre ; parfois on entend parler les Allemands et leurs bottes craquer. Souvent le bombardement et la canonnade sont si forts qu'il faut crier de toute sa voix dans l'oreille de son camarade, et celui-ci vous fait comprendre par des gestes qu'il n'entend rien.

Anatole Tchékhov va sur ses vingt ans. Sa vie ne fut pas gaie. Fils d'un ouvrier d'une usine chimique, ce jeune à l'esprit 'clair, au coeur généreux, aux dons remarquables, passionné de lectures et de géographie, rêvant de voyages, aimé de ses camarades, de ses voisins et qui avait su conquérir le coeur des vieux ouvriers pour son empressement à soutenir les déshérités, connut dès l'âge de dix ans les côtés sombres de la vie. Son père buvait, se conduisait durement et injustement avec sa femme, son fils et ses filles. Deux ans avant la guerre, Anatole Tchékhov quitta l'école, où cependant il était un élève remarquable, pour aller travailler dans une fabrique de Kazan. Il apprit vite et facilement plusieurs métiers, devint électricien, spécialiste dans la soudure autogène, la fabrication d'accumulateurs et s'avéra bientôt un ouvrier habile et estimé de tous.

Le 29 mars 1942, il fut appelé sous les drapeaux. Il demanda à entrer à l'école des tireurs de précision.

- En général, dans mon enfance, je ne jouais ni à la fronde, ni avec d'autres armes. J'avais pitié de tout ce qui était vivant, - dit-il. À l'école des tireurs, j'avais de très bonnes notes dans toutes les matières, sauf à l'exercice de tir où le résultat fut piteux : j'obtins neuf points sur cinquante. Notes excellentes dans toutes les matières, sauf pour le tir - me dit mon lieutenant - on ne fera rien de vous.

Mais Tchékhov ne perdit pas courage. Il travailla jour et nuit. De longues heures durant, il étudia la théorie et les armes. Il aimait la théorie et croyait en la force des écrits ; il connaissait à fond de nombreux principes d'optique et pouvait, comme un vrai physicien, parler des lois de la réfraction de la lumière, de l'image réelle et virtuelle, tracer la marche compliquée du rayon de lumière à travers neuf lentilles d'un viseur optique ; il comprit le principe théorique de tous les mécanismes. Et l'image en relief, rapprochée, Tchékhov la voyait non seulement en tireur, mais encore en physicien.

Le lieutenant s'était trompé. Au tir, les trois halles dont disposait Tchékhov allèrent frapper la silhouette mobile en pleine tête. Il sortit premier de l'école des tireurs de précision. Il demanda aussitôt à partir pour le front, bien qu'on voulût le garder à l'école comme instructeur. Ainsi partout, à l'école, à l'usine, à l'armée, il lui fut donné de s'assimiler aisément et à fond les différentes matières qu'on lui enseignait.

Ce jeune que tout le monde aimait pour sa bonté, son dévouement à sa mère et à ses sœurs, qui, dans son enfance, n'avait jamais lancé une pierre avec la fronde car il avait pitié de tout ce qui était vivant demanda à aller en première ligne.

- Je voulais simplement devenir un homme qui anéantit lui-même l'ennemi, - me disait Tchékhov.

Pendant la marche il s'entraînait à mesurer les distances sans instrument d'optique : Quelle est la distance d'ici à cet arbre ? Et il comptait ses pas. Au début, ça n'allait pas, mais petit à petit il apprit à calculer les grandes distances à 1'eeil nu, à deux ou trois mètres près. Pendant la guerre cette science assez simple lui fut d'une aide non moins précieuse que la connaissance de l'optique et des lois compliquées de la marche du rayon de lumière à travers un système de neuf lentilles biconvexes et concaves. Il apprit à considérer le paysage le plus idyllique comme un ensemble de points de repère : les bouleaux, les buissons d'églantiers, les moulins à vent devenaient pour lui des endroits d'où pouvait surgir l'ennemi et l'aidaient à tirer avec précision.

À Stalingrad Tchékhov commanda tout d'abord une escouade de fantassins, puis une section de mortiers. Tchékhov se fixait lui-même des tâches et les résolvait d'une manière ingénieuse et adroite. Et ces solutions demandaient non seulement une forte tension de ses jeunes membres, de ses yeux clairs et exercés, mais encore une vive tension d'esprit comme sans doute il ne lui en fallut jamais dépenser à l'école pour résoudre les problèmes de physique et d'algèbre les plus compliqués que le maître aimait à poser aux élèves pour les éprouver.

Dès les premiers jours de combat, il cessa de considérer la bataille comme un chaos de feu et de grondements, il apprit à deviner les intentions de l'ennemi.

- Avais-je peur les premiers jours ? Non. J'avais l'impression d'apprendre aux soldats comme à l'exercice à se camoufler, à tirer, à attaquer, bref, comme si on n'était pas en guerre.

Au front on parle souvent de la bravoure. D'ordinaire ces conversations tournent en vives discussions. Les uns affirment que la bravoure c'est l'oubli qui vient pendant la bataille. D'autres avouent sincèrement qu'en accomplissant des actes héroïques, ils ressentent pas mal de frayeur et doivent se ressaisir. Pour remplir leur devoir et aller au-devant de la mort la tête haute ils font appel à toute leur volonté. Il en est enfin qui disent : Je suis brave parce que je me suis persuadé que jamais on ne me tuera. Le capitaine Kozlov, homme très courageux et qui conduisit bien des fois son bataillon motorisé à de dures attaques, me disait que s'il était brave c'était au contraire parce qu'il était convaincu qu'il trouverait la mort sur le champ de bataille et que peu lui importait si celle-ci venait aujourd'hui ou demain. Beaucoup croient que la source de la bravoure est l'habitude du danger, l'indifférence devant la mort quand on se trouve continuellement face à face avec elle. De l'avis de la majorité, la bravoure et le mépris de la mort ont pour origine le sentiment du devoir, la haine de l'ennemi, le désir de venger le pays de tout le mal que les envahisseurs lui ont fait. Les jeunes disent qu'ils accomplissent des exploits pour connaître la gloire. Certains se sentent comme observés au cours de la bataille par leurs amis, leurs parents ou leurs fiancées. Un vieux commandant de division, un homme d'un grand courage, répondait en souriant à son aide de camp qui le priait de se mettre à l'abri du feu :

- J'aime tellement mes deux enfants que jamais on ne pourra me tuer.

Je pense que pour les hommes du front toute discussion sur la nature de la bravoure est superflue. Chaque brave est brave à sa façon. Tel un arbre puissant qui dresse bien haut dans le ciel ses ramures, le courage de notre armée, de notre grand peuple élèvent ceux-ci dans le ciel de la gloire !

Mais l'homme qui, aujourd'hui, se met à fuir sur le champ de bataille, pourra demain abandonner sa maison en feu et laisser périr dans les flammes sa vieille mère, sa femme, ses petits enfants.

J'avais trouvé en Tchékhov la plus solide des bravoures : la crainte de la mort lui était totalement inconnue, tout comme le sentiment de la peur devant les grandes hauteurs est étranger à l'aigle.

Vers le soir, Tchékhov reçut son sniper. Où se posterait-il ? Dans la cave, ou bien au rez-de-chaussée, ou encore derrière un amas de briques qu'un gros obus a détachées du mur d'une haute maison ? Il examina lentement les maisons de notre première ligne - les fenêtres où l'on voyait accrochés des bouts de rideaux carbonisés, l'armature qui pendait en mèches de fer entremêlées, les poutres tordues qui séparaient les divers étages, les débris de treillage, les carcasses nickelées ternies par les flammes des lits pour deux personnes. Aucun détail n'échappait à son oeil exercé. Là, des bicyclettes étaient restées suspendues au mur au-dessus d'un gouffre de cinq étages, ici on voyait des débris scintillants de miroirs et de petits verres de cristal, des feuilles roussies et brûlées de dattiers sur l'appui des fenêtres, des plaques de fer-blanc que le souffle de l'incendie avait pliées comme de légères feuilles de papier, des câbles noirs et de gros tuyaux - muscles et os de la ville - mis à nu.

Tchékhov se décida. Il entra dans une grande maison et, par l'escalier resté debout, grimpa au cinquième étage. En certains endroits les marches manquaient. Sur les paliers, par l'ouverture des portes brûlées, on pouvait voir des cages vides, les étages ne se distinguant que par les couleurs différentes des murs : l'appartement du second étage était rose, celui du troisième bleu foncé, celui du quatrième couleur pistache, aux lambris marron. Tchékhov s'arrêta sur le palier du cinquième étage : il avait trouvé ce qu'il lui fallait. Le mur effondré laissait voir un vaste espace : en face et quelque peu en biais se trouvaient les maisons occupées par les Allemands ; à gauche on apercevait une large rue, toute droite; plus loin à six cents ou sept cents mètres, une place. Tout cela était allemand. Tchékhov se posta sur le palier, à l'angle d'un mur et de façon à ce que l'ombre du mur retombât sur lui. Il resta invisible dans cette ombre alors qu'autour de lui tout était inondé de soleil. Il posa son fusil sur te rampe de l'escalier et jeta un coup d'oeil en bas. Comme toujours il chercha ses points de repère, il y en avait pas mal. Dans la rue déserte deux soldats allemands avançaient. Ils s'arrêtèrent à cent mètres du poste de Tchékhov. Quatre minutes le jeune combattant les regarda sans faire un mouvement. Cet étrange sentiment d'indécision devant le premier coup de feu est connu de presque tous les snipers. Le fameux Ptchélintsev, lors de sa visite à l'école, lui en avait déjà parlé en évoquant son premier coup de feu contre les soldats fascistes.

Bientôt la nuit tomba. Le ciel devint bleu foncé. Les hautes maisons noircies par le feu paraissaient des cadavres gris et silencieux. La lune s'était montrée. Elle se tenait dans le firmament, grande, claire, tel un gros miroir d'acier du conducteur de char, reflétant avec indifférence le cruel tableau de la bataille. Elle était couleur de miel, de fruit mûr, paraissait légère, sans goût, sans odeur et sans chaleur. Cette couleur de cire se plaquait comme une fine pellicule sur la ville morte, sur les centaines de maisons aux châssis vides, sur l'asphalte des rues et des places publiques qui scintillait comme de la glace. Tchékhov se rappela les livres qu'il avait lus sur les ruines des villes anciennes et une souffrance atroce et amère serra son jeune cœur. Il lui semblait qu'il étouffait, si aigu et si brûlant était son désir de voir renaître cette ville, de la revoir de nouveau libre, bruyante et gaie, de faire revenir de la froide steppe des milliers de jeunes filles qui, emmitouflées dans de petites pelisses, attendaient sur les routes qu'une voiture les recueillît en passant ; ces gamins et ces gamines qui avec un sérieux de grandes personnes suivaient du regard les troupes qui se dirigeaient sur Stalingrad ; ces vieux qui s'enveloppaient dans des châles, ces grand-mères des villes qui portaient sur leur jaquette la capote de leur fils.

Une ombre glissa sur la corniche. Une grosse chatte sibérienne passa sans faire de bruit, en déployant sa queue touffue. Elle regarda Tchékhov, une lueur bleu électrique brilla dans ses yeux. Quelque part, au bout de la rue, un chien aboya, puis un deuxième et un troisième ; on entendit une voix courroucée d'Allemand, un coup de pistolet suivi des cris perçants d'un chien, et de nouveau les aboiements furieux et menaçants de ces fidèles gardiens qui empêchaient les Allemands de rôder la nuit dans les maisons saccagées.

Tchékhov se souleva quelque peu et jeta un coup d'œil dans la rue : il vit à travers l'obscurité des silhouettes qui se déplaçaient rapidement : plusieurs soldats fascistes arrivaient chargés de sacs et d'oreillers. Impossible de tirer, notre sniper eût été vite repéré. Que font donc les nôtres ? pensait tristement Tchékhov. Au même moment une mitrailleuse soviétique se fit entendre quelque part, tout près, crachant de crépitantes rafales. Tchékhov se leva et, prudemment, en s'efforçant de ne point faire craquer les débris de verre qui étincelaient sous la lune, descendit l'escalier. La cave abritait une escouade d'infanterie. Le sergent dormait sur un lit nickelé, les soldats étaient couchés sur des lambeaux de couvertures de peluche et de soie à demi brûlés. On versa du thé à Tchékhov dans un gobelet de fer blanc, l'eau venait de bouillir et les bords du gobelet lui brûlaient les lèvres. Il n'avait pas envie de manger et refusa une bouillie de gruau. Assis sur des briques il contemplait un cendrier sur lequel on pouvait lire : Épouse, ne fâche point ton mari. Dans un coin sombre de la cave, un soldat qui habitait Stalingrad parlait des temps d'avant-guerre, des cinémas et des films d'alors, de la station nautique, de la plage, du théâtre, de l'éléphant du jardin zoologique tué pendant le bombardement, des danses en plein air, des jeunes filles. Et, tout en l'écoutant, Tchékhov était hanté par le tableau de la ville morte de Stalingrad, éclairée par la pleine lune.

Dès sa plus tendre enfance, il avait connu les difficultés de la Vie. Mon père faisait des scènes continuelles à la maison, je n'arrivais pas à lire et à apprendre mes leçons, je n'avais pas un coin à moi, m'avait-il dit avec tristesse. Mais cette nuit il comprit pour la première fois toute l'étendue du mal que les Allemands avaient causé à notre pays ; il comprit que ses déboires et ses petits malheurs n'étaient rien en comparaison de la grande calamité qui s'était abattue sur notre peuple. Et son cœur jeune et tendre devint comme un brasier qui le brûlait.

Le sergent se réveilla en faisant grincer les ressorts du lit, et demanda :

- Eh bien, Tchékhov, tu as tué beaucoup d'Allemands aujourd'hui, pour tes débuts ?

Tchékhov restait assis, pensif, puis tout à coup il dit au soldat qui venait de rentrer de son poste de garde et qui s'apprêtait à faire tourner un disque :

- Je vous en prie, les gars, ne remontez pas le phono aujourd'hui.

Il se leva avant la pointe du jour, ne mangea pas, ne but rien, se contenta de remplir d'eau son bidon et de mettre quelques biscuits en poche, puis alla à son poste. Couché sur les pierres froides de l'escalier il attendit. Le jour s'était levé, tout était déjà baigné de lumière ; la force du soleil matinal était si puissante que même cette malheureuse ville semblait sourire avec douceur et tristesse. Mais là où Tchékhov était couché planait une ombre grise et froide. Au coin de la maison un Allemand apparut, il tenait un seau émaillé. Tchékhov apprit par la suite qu'à cette heure les soldats allaient chercher de l'eau pour la toilette des officiers. Tchékhov visa soigneusement et fit feu. Quelque chose de noir apparut sous la calotte, la tête se pencha en arrière, le seau tomba des mains et le soldat s'affaissa. Tchékhov tressaillit. Une minute après un second Allemand apparut au coin ; il tenait une jumelle. Tchékhov appuya sur la gâchette. Puis il en vint un troisième qui voulut s'approcher du soldat tombé avec le seau, mais il n'en eut pas le temps. Trois, - dit Tchékhov et le calme vint. Ce jour-là les yeux de Tchékhov virent beaucoup de choses. Il découvrit le chemin par lequel les Allemands se rendaient à l'état-major qui se trouvait dans la maison située de biais. Les soldats y couraient toujours en tenant une feuille de papier blanc en main : un rapport.

Il trouva le chemin par lequel les Allemands ravitaillaient en munitions la maison d'en face qui abritait des fusiliers et des mitrailleurs. Il repéra la route que les Allemands prenaient pour apporter le manger, et l'eau pour boire et se laver. Les Allemands mangeaient froid, Tchékhov connaissait leur menu : matin et soir pain et conserves. À l'heure du déjeuner, les Allemands ouvraient pendant trente ou quarante minutes un feu intense de mortiers, puis ils criaient en choeur : Russes, manger ! Cette invitation à faire trêve mit Tchékhov en fureur. Que les Allemands cherchassent à jouer avec lui dans cette ville malheureuse et morte, tragiquement détruite, semblait chose épouvantable à ce garçon jeune et gai. C'était offenser la pureté de son âme, et il était encore plus impitoyable à l'heure du dîner. Il apprit rapidement à distinguer les soldats des officiers. Les officiers avaient des vestes et des casquettes, ils ne portaient pas de ceinture et étaient chaussés de souliers. Il reconnaissait au premier coup d'œil les soldats à leurs bottes, à leur ceinture et leur calot. Il ne voulait plus permettre aux Allemands de se montrer, de boire de l'eau fraîche, de déjeuner et de dîner. Ce jeune qui aimait les livres et la géographie, qui rêvait de voyages lointains, ce fils et ce frère si prévenant, devint un implacable destructeur d'Allemands.

Vers le soir, Tchékhov vit un officier. Il marchait d'un pas assuré. À son passage des fusiliers-mitrailleurs sortaient des maisons et se mettaient au garde à vous. Une fois de plus Tchékhov visa et fit feu : l'officier chancela, tomba sur le flanc, les pieds tournés du côté de Tchékhov.

Tchékhov remarqua qu'il tirait plus facilement sur un homme qui courait que sur un homme immobile. La balle frappait toujours la tête. Il fit une découverte qui lui permit de se rendre complètement invisible à l'ennemi : un sniper est le plus souvent repéré par la flamme qui s'échappe du canon pendant le tir. Tchékhov s'arrangeait toujours pour avoir comme fond un mur blanc et il tenait son fusil à quatorze ou vingt centimètres de l'extrémité du mur. Sur le fond blanc le feu était invisible.

Il ne voulait plus qu'une seule chose : que les Allemands cessassent de marcher dans Stalingrad en étalant leur morgue, il brûlait du désir de les faire ramper, de les chasser sous terre. Il arriva à ses fins : au soir de la première journée. les Allemands ne marchaient plus, déjà ils couraient. Et à la fin du deuxième jour ils rampaient. Le matin les soldats n'allaient plus à l'eau pour leurs officiers. Le petit chemin qui les conduisait à la fontaine était désert. Plus d'eau fraîche, ils buvaient l'eau sale des chaudières. Le soir du second jour, Tchékhov dit en poussant sur sa gâchette : Dix-sept !. Ce même soir les fusiliers-mitrailleurs allemands restèrent sans dîner. Tchékhov descendit. Ses camarades firent marcher le phonographe, mangèrent de la kacha tout en écoutant la chanson du Modeste petit fichu bleu. Puis tout le monde entonna : La mer s'étend au large. Les Allemands ouvrirent un feu intense : mortiers, canons, mitrailleuses lourdes faisaient pleuvoir leurs projectiles. Les fusiliers-mitrailleurs qui avaient l'estomac vide se montraient particulièrement véhéments... Ils ne criaient déjà plus : Russes, manger ! Toute la nuit on entendit des coups de pioches et de pelles. Les Allemands creusaient des boyaux dans la terre gelée. Au matin du troisième jour, Tchékhov aperçut beaucoup de changements : les Allemands avaient fait aboutir deux tranchées au ruban d'asphalte de la rue. Ils avaient renoncé à l'eau, mais il leur fallait bien se ravitailler en munitions. Voilà, je vous ai obligés à ramper, pensait Tchékhov. Soudain il vit sur le mur d'en face une petite embrasure. Elle n'y était pas la veille. Tchékhov comprit : Un sniper allemand. Regarde, dit-il tout bas au sergent venu le voir à la besogne. Et il appuya sur la gâchette. Des cris, un bruit de bottes - on emportait le sniper qui n'avait pas même eu le temps de tirer un seul coup de fusil sur Tchékhov. Tchékhov passa aux tranchées. Les Allemands rampaient jusqu'à l'asphalte. Une fois là, ils traversaient la bande asphaltée en courant et sautaient dans la deuxième tranchée. Tchékhov lâcha la décharge au moment où ils arrivaient sur l'asphalte. Le premier Allemand retourna dans la tranchée en rampant.

Voilà, le l'ai chassé sous terre, disait Tchékhov.

Au huitième jour, Tchékhov tenait sous son contrôle tous les chemins conduisant aux maisons allemandes. Il fallait changer de position, car les Allemands avaient cessé de passer par là et de tirer. Couché sur le palier, il contemplait de son jeune regard la ville meurtrie par les Allemands ; cet adolescent, qui n'avait jamais joué à la fronde et qui avait pitié de tout ce qui vivait, était devenu par la logique implacable et sacrée de la guerre pour le salut de la patrie un homme redoutable, un vengeur.
16 novembre 1942.

L'axe d'effort principal

À la nuit, les régiments de la division sibérienne commandée par le colonel Gourtiev occupèrent la ligne de défense. L'aspect d'une usine est toujours rude et austère ; mais pourrait-on imaginer un tableau plus saisissant que celui qui s'offrit aux regards des hommes de la division par cette matinée d'octobre 1942 ? Sombres niasses des bâtiments d'usines, rails luisants d'humidité avec, çà et là, des traces de rouille, entassement de wagons de marchandises fracassés ; monceaux de tubes d'acier dispersés à travers la cour vaste comme une place publique ; montagnes de mâchefer, de charbon ; puissantes cheminées trouées en maints endroits par les obus allemands. Sur la plate-forme asphaltée béaient des trous noirs creusés par les bombes d'avion ; partout, des morceaux d'acier que la force de l'explosion avait déchirés comme de minces lambeaux d'indienne.

La division devait prendre position en avant de cette usine et tenir bon ou mourir. Derrière, c'étaient les eaux froides et sombres de la Volga. La nuit, les sapeurs brisaient l'asphalte et creusaient à coups de pioche des tranchées dans le sol pierreux ; ils perçaient des meurtrières dans les gros murs des ateliers, aménageaient des abris dans les caves des maisons démolies. Les régiments commandés par Markelov et Mikhalev assuraient la défense de l'usine. L'un des postes de commandement était logé dans un conduit bétonné qui passait sous les bâtiments des ateliers principaux. Le régiment commandé par Serguéenko défendait un profond ravin qui, traversant les cités ouvrières, s'en allait rejoindre le fleuve. La Vallée de la mort, c'était ainsi que les hommes et les officiers du régiment appelaient le ravin. Oui, derrière eux, c'était la sombre et glaciale Volga ; derrière eux, c'étaient les destinées de la Russie. La division devait tenir coûte que coûte. La dernière guerre mondiale avait demandé de grands sacrifices et coûté beaucoup de sang à la Russie, mais alors les forces de l'ennemi étaient partagées entre le front de l'ouest et le front de l'est. Dans la guerre actuelle, la Russie porte seule tout le poids de l'invasion allemande. En 1941, les régiments fascistes avançaient sur un front qui s'étendait d'une nier à l'autre. En 1942, les Allemands concentraient toute la force de leur offensive dans la direction Sud-Est.

Ce qui dans la guerre mondiale de 1914-1918 était réparti sur deux fronts ; ce qui, l'an passé, avait pesé sur la seule Russie, tout au long d'un front de trois mille kilomètres, - cet été et cet automne-là s'était abattu, tel un lourd marteau, sur Stalingrad et le Caucase. Plus que cela. C'est sur Stalingrad que les Allemands avaient de nouveau accentué leur pression. Ils avaient stabilisé leurs efforts dans les quartiers sud et vers le centre de la ville. Tout le feu des innombrables batteries de mortiers, des milliers de calions et d'avions, avait été dirigé sur le nord de la ville, sur l'usine Barricades située au centre de ce quartier industriel. Les Allemands escomptaient que les hommes ne pourraient supporter une pareille tension et qu'il n'existe point de cœurs, de nerfs capables de résister à cet enfer de feu, de métal sifflant, de terre ébranlée, d'atmosphère en folie.

Ici était réuni tout l'arsenal diabolique du militarisme allemand - chars lourds et lance-flammes, mortiers à six canons, armadas d'avions de bombardement en piqué munis de sirènes hurlantes, de bombes destructrices. Ici le commandement allemand avait fait distribuer des balles explosives aux fusiliers-mitrailleurs, et des obus incendiaires aux artilleurs et aux servants de mortiers. Ici était concentrée toute l'artillerie allemande, depuis les canons semi-automatiques antichars de petit calibre, jusqu'aux grosses pièces à longue portée. Ici on jetait des mines semblables à d'innocents petits ballons verts et rouges, de même que des torpilles aériennes qui creusaient des trous aux dimensions d'une maison d'un étage. Ici, il faisait clair la nuit comme le jour à cause des incendies et des fusées éclairantes; il faisait sombre le jour comme la nuit à cause de la fumée qui s'échappait des immeubles en flammes et des fusées fumigènes lancées par les avions de camouflage allemands. Ici le fracas était dense pomme la terre, et les brèves minutes de silence paraissaient plus redoutables et plus sinistres que le fracas de la bataille. Si le monde entier s'incline devant l'héroïsme des armées russes, si les armées russes parlent avec enthousiasme des défenseurs de Stalingrad, - ici à Stalingrad, les combattants disent avec une estime respectueuse :

- Nous, ce n'est rien ! Ceux qui tiennent les usines, ça oui, ce sont des as ! On est saisi par un sentiment de terreur et d'admiration à la fois : nuit et jour un rideau de feu, de fumée, d'avions allemands en piqué est suspendu au-dessus d'eux, mais Tchouïkov tient bon !

L'axe d'effort principal, - quels mots cruels et redoutables pour un militaire ! À la guerre, il n'en est point de plus terribles. Et ce n'est pas sans raison qu'en cette matinée d'automne renfrognée, c'était la division sibérienne du colonel Gourtiev, et pas une autre, qui avait occupé la ligne de défense devant l'usine. Les Sibériens sont gens rudes, solidement bâtis, habitués aux froids et aux privations, peu bavards, aimant l'ordre et la discipline, acerbes dans leurs propos. Hommes sûrs, fermes comme le roc. Dans un silence sévère, ils se préparaient à une lutte à mort; ils attaquaient le sol pierreux à coups de pioche, pratiquaient des meurtrières dans les murs des ateliers, aménageaient des abris bétonnés, creusaient des tranchées, des boyaux.

Le colonel Gourtiev, homme sec, frisant la cinquantaine, avait quitté en 1914 l'Institut polytechnique de Pétersbourg, où il faisait sa seconde année, pour s'engager comme volontaire pendant la guerre russo-allemande de 1914-1918. Artilleur à l'époque, il s'était battu contre les Allemands sous Varsovie, sous Baranovitchi, sous Czartoryjsk.

Vingt-huit années de sa vie, le colonel les avait consacrées au métier des armes : il faisait la guerre et formait des commandants. Ses deux fils sont lieutenants aux armées. Dans la lointaine ville d'Omsk, il a laissé sa femme et sa fille, une étudiante. En cette journée solennelle et critique, le colonel évoquait le souvenir de ses fils lieutenants, de sa fille, de sa femme, et des dizaines de jeunes commandants formés ,à son école ; il revoyait sa longue vie de travail, d'une simplicité spartiate. Oui, l'heure était venue où tous les principes de la science militaire, de la morale, du devoir, principes qu'il avait enseignés avec une extrême patience à ses fils, à ses disciples, à ses collègues, allaient se vérifier. Emu, le colonel regardait à la dérobée les visages de ses hommes, tous Sibériens d'Omsk, de Novossibirsk, de Krasnoïarsk, de Barnaoul, de tous ceux que le sort avait désignés pour repousser sous ses ordres les attaques de l'ennemi.

Les Sibériens étaient venus sur la ligne de défense après une solide préparation; ils avaient été à bonne école avant de monter en première ligne. Avec intelligence et discernement, avec une ponctualité tatillonne, le colonel Gourtiev avait formé ses combattants. Il savait par expérience que si fatigant que soit l'exercice; si pénibles que soient les charges de nuit, le repassage - par les chars - des combattants tapis dans les tranchées, si exténuantes que soient les marches de longue haleine, - le colonel Gourtiev savait bien que mille fois plus pénible et plus dure est la vraie guerre. Il avait foi en la fermeté et la force de résistance des régiments sibériens. Ces qualités, il les avait vérifiées en cours de route. Durant ce long trajet, un seul incident s'était produit ; un combattant avait laissé choir son fusil du train en marche ; il avait sauté à bas du wagon, ramassé son arme, et puis avait couru pendant trois kilomètres pour rattraper le convoi qui s'en allait vers le front. Le colonel Gourtiev avait pu vérifier la fermeté des régiments dans les steppes de Stalingrad, où ses hommes, qui n'avaient pas encore reçu le baptême du feu, avaient repoussé, sans perdre leur sang-froid, une attaque imprévue de trente chars ennemis. Il avait vérifié l'endurance des Sibériens pendant leur dernière marche sur Stalingrad, quand ils avaient couvert deux cents kilomètres en quarante-huit heures.

Cependant le colonel regardait avec émotion le visage de ses hommes arrivés sur la ligne de défense, sur l'axe d'effort principal.

Gourtiev avait confiance dans les gradés de la division qu'il commandait. Son jeune chef d'état-major, le colonel Tarassov, était infatigable. Il pouvait rester des jours et des nuits dans un abri secoué par les explosions à étudier une carte, à dresser le plan d'une bataille à livrer. Sa franchise et la droiture de son jugement, l'habitude qu'il avait de regarder la vie en face et de rechercher la vérité militaire, si amère qu'elle fût, reposaient sur une foi bien assise. Dans cet homme jeune, au visage, aux mains et au parler paysan, existait une invincible force d'âme et de pensée. Svirine, adjoint politique au commandant de la division, modeste comme un ascète, était doué d'une volonté ferme, d'une pensée aiguë ; il savait garder son calme, son sourire et sa gaieté là où aurait oublié de sourire l'homme le plus calme et le plus débordant de joie.

Les chefs de régiment Markilov, Mikhalev et Tchamov étaient l'orgueil du colonel ; il avait foi en eux comme en lui-même. Dans la division tous parlaient avec une affectueuse admiration du sang-froid et du courage de Tchamov, de la volonté inflexible de Markélov, des rares qualités d'âme de Mikhalev, le benjamin du régiment, homme délicat et infiniment sympathique, ignorant la peur, et qui montrait une sollicitude toute paternelle pour ses subordonnés. Et néanmoins le colonel Gourtiev considérait avec émotion les visages de ses officiers subalternes, car il savait trop bien ce qu'est l'axe d'effort principal, ce que signifie tenir la grande ligne de défense de Stalingrad. Tiendront-ils jusqu'au bout ? songeait le colonel.

À peine la division se fut-elle enfouie dans le sol pierreux de Stalingrad ; à peine le commandement de la division eut-il eu le temps de se tapir au fond d'un puits creusé dans la falaise sablonneuse surplombant la Volga ; à peine eut-on tendu les fils téléphoniques et monté les installations de TSF reliant les postes de commandement à l'artillerie en position sur la rive gauche du fleuve ; à peine les premières lueurs de l'aube eurent-elles remplacé les ténèbres de la nuit que les Allemands ouvrirent le feu. Huit heures durant les bombardiers Junkers-87 foncèrent en piqué sur la ligne de défense de la division ; huit heures durant, sans une minute de répit, les avions allemands arrivèrent par vagues successives ; huit heures durant on entendit hurler les sirènes, siffler les bombes, trembler la terre, crouler ce qui restait des corps de bâtiments en briques ; huit heures durant l'atmosphère resta chargée de tourbillons de fumée et de poussière, sillonnée par les éclats d'obus hurlants et meurtriers. Quiconque a entendu la clameur de l'air surchauffé par une bombe d'avion, quiconque a éprouvé pendant dix minutes la tension surhumaine d'une violente attaque de l'aviation allemande, comprendra ce que signifient huit heures de pilonnage intense des bombardiers en piqué.

Huit heures durant, les Sibériens frappèrent de toutes leurs armes l'aviation ennemie. Un sentiment de désespoir devait s'emparer des Allemands à la vue de cette terre d'usine incendiée, enveloppée de noirs tourbillons de fumée et de poussière, d'où crépitaient obstinément des salves de mousqueterie, d'où montaient le tac-tac des mitrailleuses, les détonations brèves des fusils antichars et le tir régulier des canons antiaériens. Tout ce qui était vivant devait être brisé, anéanti, semblait-il, mais la division sibérienne, enfouie sous terre, ne plia point ; irréductible et invincible, elle résista. Les Allemands firent donner l'artillerie et les mortiers lourds. Le sifflement écœurant des mines et les hurlements des obus vinrent se joindre aux hurlements des sirènes et au tonnerre des bombes d'avion. Cela dura jusqu'à la nuit. Dans un austère silence, les soldats rouges ensevelirent leurs camarades morts. C'était le premier jour, le jour de prise de possession. Toute la nuit les canons et les mortiers allemands firent rage.

Cette nuit-là, au poste de commandement, le colonel Gourtiev rencontra deux vieux amis qu'il n'avait pas vus depuis plus de vingt ans. Ces hommes s'étaient quittés jeunes, célibataires ; ils se retrouvaient grisonnants, le visage sillonné de rides. Deux d'entre eux étaient chefs de division ; le troisième commandait une brigade de chars. Ils se donnèrent l'accolade, et tous les assistants - chefs d'état-major, aides de camp et commandants du service d'opérations - purent voir des larmes dans les yeux de ces hommes à cheveux blancs. C'est le sort qui nous a réunis ! disaient-ils. En effet : il y avait quelque chose de grand et d'attendrissant dans cette rencontre des amis de jeunesse en cette heure grave, au milieu des usines en feu et des ruines de Stalingrad. Il faut croire que 'la route qu'ils avaient suivie était la bonne, puisqu'ils se retrouvaient au moment d'accomplir un pénible et sublime devoir.

L'artillerie allemande gronda toute la nuit ; à peine le soleil se fut-il levé sur la terre labourée par le fer allemand que quarante bombardiers en piqué firent leur apparition. Et de nouveau ce fut le hurlement des sirènes ; de nouveau une sombre nuée de fumée et de poussière monta au-dessus de l'usine, enveloppant la terre, les ateliers, les wagons brisés ; les hautes cheminées elles-mêmes disparurent dans cette brume noire. Ce matin-là, le régiment de Markélov sortit des abris, des refuges, des tranchées ; il abandonna ses retraites de béton et de pierre, et prit l'offensive. Les bataillons passaient entre les montagnes de mâchefer, entre les maisons en ruines, devant le bâtiment en granit des bureaux de la direction, ils traversaient la voie ferrée, le petit square du faubourg. Ils longeaient des milliers d'entonnoirs affreux creusés par les bombes, et sur la tête de ces hommes se déchaînait l'enfer de l'armée aérienne allemande. Un ouragan d'acier les frappait au visage, mais ils continuaient d'avancer. Une terreur superstitieuse s'emparait de l'ennemi : étaient-ce bien des hommes qui montaient à l'attaque ? Etaient-ils mortels ?

Oui, ils étaient mortels. Le régiment de Markélov franchit un kilomètre, occupa de nouvelles positions, s'y fixa. Ici seulement les hommes savent ce que c'est qu'un kilomètre. C'est mille mètres, cent mille centimètres. La nuit les Allemands lancèrent contre le régiment des forces de beaucoup supérieures. On vit avancer les bataillons de l'infanterie allemande, les chars lourds ; les mitrailleuses arrosaient d'une rafale de fer les positions du régiment. Les mitrailleurs ivres se ruaient en avant avec un entêtement de somnambules. Comment se battit le régiment de Markélov, c'est ce que nous raconteront les dépouilles inanimées des combattants et leurs camarades restés en vie, qui entendirent cette nuit-là, le jour suivant, et une nuit encore, le tac-tac des mitrailleuses et les éclatements des grenades russes. Le récit de cette bataille nous sera fait par les chars allemands, fracassés et incendiés, par les innombrables croix surmontées du casque allemand, alignées par sections, par compagnies, par bataillons entiers. Oui, les hommes de Markélov étaient de simples mortels ; bien peu ont survécu, mais ils ont fait ce qu'on attendait d'eux !

Au troisième jour, les avions allemands planèrent au-dessus de la division non plus huit, mais douze heures durant. Ils restèrent dans les airs même après le coucher du soleil; et les ténèbres furent déchirées par les sirènes hurlantes des Junkers ; tels des coups de marteaux pesants et précipités, les bombes explosives s'abattaient sur la terre enveloppée de flammes et de fumée. De l'aube au crépuscule les canons et les mortiers allemands étaient concentrés dans la zone de Stalingrad. Le jour, ils exécutaient un tir en rafale ; la nuit, un tir méthodique de harcèlement. Les batteries de mortiers combinaient leur tir avec celui de l'artillerie. C'était l'axe d'effort principal.

Plusieurs fois par jour les canons, les mortiers ennemis se taisaient subitement ; on sentait se relâcher la pression des avions en piqué. Un silence inusité s'établissait. Alors les observateurs lançaient cet avertissement : Attention ! Les troupes de protection empoignaient les bouteilles d'essence, les hommes des fusils antichars ouvraient leurs cartouchières en toile à bâche, les fusiliers-mitrailleurs apprêtaient leurs mitraillettes ; les grenadiers mettaient leurs caisses de grenades à portée de la main. Ce silence d'une minute ne signifiait pas une trêve ; il précédait une attaque des Allemands. Bientôt, le cliquetis de centaines de chenilles, le grondement rauque des moteurs, annonçaient l'approche des chars. Le lieutenant criait :

Camarades, attention! Des mitrailleurs ennemis s'infiltrent sur la gauche !

Par instants, les Allemands approchaient à une distance de trente ou quarante mètres. Les Sibériens distinguaient leurs visages noircis, leurs uniformes en loques ; ils les entendaient hurler des mots russes écorchés, proférer des menaces. Les Allemands une fois refoulés, les bombardiers en piqué, les canons et les mortiers allemands redoublant de rage déversaient sur la division de nouvelles vagues de feu.

C'est à notre artillerie que revient pour une grande part le mérite d'avoir repoussé les attaques allemandes. Fouguenfirov, le commandant d'un régiment d'artillerie, les chefs des divisions et des batteries se trouvaient en première ligne, avec les bataillons et les compagnies de la division. La TSF les reliait aux positions de feu. Sur la rive gauche de la Volga, des dizaines de puissants canons à longue portée vivaient des mêmes angoisses, des mêmes souffrances et des mêmes joies que l'infanterie. L'artillerie faisait merveille. Elle couvrait d'un rideau d'acier les positions de l'infanterie, elle tordait comme du carton les chars lourds que ne pouvaient endommager les fusils antichars. Tel un glaive, elle abat les mitrailleurs allemands collés au. blindage des chars de combat. Elle faisait sauter dépôts de munitions et batteries de mortiers ennemis. Depuis le début de la guerre, l'infanterie n'avait jamais senti comme à Stalingrad l'amitié et l'admirable concours de l'artillerie.

En l'espace d'un mois, les Allemands lancèrent cent dix-sept attaques contre les régiments de la division sibérienne.

Il y eut une journée terrible où l'infanterie et les chars allemands montèrent vingt-trois fois à l'attaque, et ces vingt-trois attaques furent repoussées. Durant un mois, chaque jour, à l'exception de trois, l'aviation allemande plana au-dessus de la division pendant dix et douze heures, c'est-à-dire pendant trois cent vingt heures. La section des opérations calcula le chiffre astronomique des bombes que les Allemands lancèrent sur la division. C'est un chiffre se terminant par quatre zéros. Il en est de même pour le nombre des vols d'avions. Cela sur un front d'un kilomètre et demi deux kilomètres. Ce fracas aurait pu assourdir l'humanité : ce feu et ce métal auraient suffi à incendier et à anéantir un État.

Les Allemands comptaient briser la force morale des régiments de Sibérie. Ils pensaient avoir dépassé la capacité de résistance des cœurs et des nerfs humains. Mais chose étonnante : les hommes n'ont pas plié, n'ont pas perdu la raison. Ils ont conservé leur pouvoir sur leurs cœurs et sur leurs nerfs, ils ont gagné en force, en sang-froid. Ces hommes de Sibérie, silencieux et fermes comme le roc, sont devenus encore plus silencieux, encore plus austères ; les joues des combattants se sont creusées, leur regard s'est assombri. Ici, où portait l'axe d'effort principal des armées allemandes, on n'entendait dans les rares instants d'accalmie ni chansons, ni accordéons, ni joyeux propos. Ici les hommes résistaient à une tension surhumaine. Il leur arrivait de rester sans dormir pendant trois, quatre jours et quatre nuits d'affilée. Au cours d'un entretien avec les soldats rouges, le colonel Gourtiev, commandant la division, avait senti son cœur se serrer en entendant un combattant qui lui disait à voix basse :

Nous avons tout ce qu'il faut, camarade colonel : neuf cents grammes de pain, des aliments chauds qu'on nous apporte régulièrement deux fois par jour dans des marmites norvégiennes. Mais voilà, on n'a pas le cœur à manger.

Gourtiev aimait ses hommes et les tenait en estime. Il savait bien que si le combattant n'a pas le cœur à manger, c'est que le moment est dur, très dur. Mais maintenant Gourtiev est tranquille. Il a compris : il n'est point de force au monde capable de faire reculer d'une ligne les régiments de Sibériens. Dans le feu des batailles, les soldats rouges et leurs chefs se sont enrichis d'une grande et rude expérience. La défense s'est renforcée, perfectionnée. En avant des bâtiments d'usine a surgi tout un labyrinthe d'ouvrages militaires : abris bétonnés, boyaux de communication, postes de feu. Les hommes ont appris à opérer rapidement et avec ensemble de manœuvres souterraines ; ils ont appris à se masser, à se disloquer, à passer d'un atelier dans une tranchée par les boyaux de communication, et vice versa, selon l'endroit où l'aviation ennemie concentre ses coups, selon le point où se montrent les chars et l'infanterie des Allemands qui attaquent.

Par des tentacules souterraines, les soldats arrivaient jusqu'aux chars lourds allemands postés à cent mètres des ateliers. Les sapeurs minaient toutes les approches de l'usine. Ils portaient deux mines par tournée, une sous chaque bras, comme des pains. La distance entre la rive et l'usine était environ de six à huit kilomètres et tout le chemin se trouvait exposé au feu par l'ennemi. L'opération même se poursuivait dans la nuit noire, avant l'aube et souvent à une trentaine de mètres des positions fascistes. C'est ainsi qu'environ deux mille mines furent posées sous les poutres des maisonnettes détruites par le bombardement, sous les tas de pierres, dans les trous creusés par les projectiles et les mines. Les hommes apprirent à défendre les grands édifices en opposant un feu serré du premier au cinquième étage, ils installèrent des postes d'observation admirablement masqués sous le nez même de l'ennemi, utilisèrent pour la défense les trous creusés par les bombes lourdes, tout le système compliqué de la canalisation souterraine de l'usine : conduits pour le gaz, l'huile, l'eau. La liaison entre l'infanterie et l'artillerie s'améliorait de jour en jour, et parfois il semblait que les canons et les régiments n'étaient déjà plus coupés par la Volga, que voyant tout et réagissant instantanément au moindre mouvement de l'adversaire, les canons se trouvaient à côté des sections et des postes de commandement.

En même temps qu'augmentait leur expérience, ces hommes se forgeaient une âme mieux trempée. La division était devenue un organisme fonctionnant avec un ensemble parfait. Les hommes de la division ne pouvaient se rendre compte eux-mêmes des changements psychologiques qui s'étaient opérés en eux durant le mois qu'ils avaient passé dans cet enfer, à l'extrême de la ligne de défense de Stalingrad. Ils croyaient être ce qu'ils avaient toujours été ; dans les rares minutes d'accalmie, ils se lavaient dans les bains souterrains ; comme d'habitude on leur apportait les aliments chauds dans des marmites norvégiennes ; Makarévitch et Karnaoukhov, que leur barbe de huit jours faisait ressembler à de paisibles facteurs de village, apportaient en première ligne, dans leur sacoche, les journaux et les lettres venues des lointains hameaux des régions d'Omsk, de Mioumen, de Tobolsk, de Krasnoïarsk. Comme autrefois ils évoquaient leur travail de charpentiers, de forgerons, de cultivateurs. Ils traitaient d'imbécile le mortier allemand à six canons et de grinçants et de musiciens les bombardiers en piqué munis de sirènes. Ils se moquaient des fusiliers-mitrailleurs allemands qui, tapis dans les décombres des bâtiments voisins, leur criaient d'une voix menaçante : Eh ! Russe, boule-boule, rends-toi !, et se disaient entre eux : Qu'est-ce qu'il a l'Allemand à se contenter toujours d'eau croupie, il ne veut donc pas goûter à celle de la Volga ? Ils croyaient n'avoir pas changé. Seuls, les arrivants de la rive gauche considéraient avec un étonnement respectueux ces hommes pour lesquels la peur et les mots vie et mort avaient cessé d'exister. Seul, un nouveau venu pouvait apprécier la force irréductible des Sibériens, leur indifférence en face de la mort, leur calme volonté de remplir avec honneur le devoir qui leur était échu : tenir bon ou mourir.

L'héroïsme est devenu un fait coutumier, le style de la division et de ses hommes. L'héroïsme toujours et en toutes choses. Et pas seulement dans les hauts faits d'armes. Ainsi, il y avait de l'héroïsme dans le travail des cuisiniers qui, sous le feu des obus incendiaires, épluchaient des pommes de terre. Il y avait un héroïsme sublime dans le travail des jeunes infirmières, écolières de Tobolsk Tonia Iégorova, Zoé Kalganova, Véra Kaliada, Nadia Kastérina, Liola Novikova et de tant d'autres, qui pansaient les blessés et leur donnaient à boire au plus fort de la bataille.

Oui, pour un observateur, il y avait de l'héroïsme dans chaque geste quotidien des hommes de la division. Khamitski, le chef d'une section de liaison, n'était-il pas héroïque ? Assis paisiblement sur un tertre, devant un abri, il lisait de la littérature pendant qu'une dizaine de bombardiers allemands en piqué munis de sirènes hurlantes retournaient le sol. Et l'officier de liaison Batrakov ? Après avoir soigneusement essuyé les verres de ses lunettes, il glissait un rapport dans son porte-carte et s'en allait faire une course de vingt kilomètres par la vallée de la mort avec un calme parfait, comme s'il se fût agi d'une simple promenade du dimanche. Et le mitrailleur Kolossov ? Enseveli jusqu'an cou dans un abri, disparaissant sous un amoncellement de terre et de planches fracassées, il avait tourné la tête dans la direction du commandant adjoint Svirine et était parti d'un franc éclat de rire. Et Klava Kopylova, la dactylo de l'état-major ? Cette Sibérienne, une boulotte aux joues rouges, avait commencé à recopier un ordre du jour dans un abri ; ensevelie par une explosion, puis déterrée, elle était passée dans un second abri pour continuer son travail ; ensevelie de nouveau et de nouveau dégagée, elle avait fini de dactylographier l'ordre du jour dans un troisième abri, et l'avait présenté à la signature du chef de la division. Tels étaient les gens qui se trouvaient dans l'axe d'effort principal des armées ennemies.

Les Allemands surtout connaissaient leur ténacité inflexible. Un prisonnier fut amené la nuit dans l'abri blindé de Svirine. Ses mains et son visage couverts de poils gris étaient noirs de saleté, il portait au cou un foulard de laine qui n'était plus Cet Allemand appartenait aux troupes d'élite, aux troupes de choc.

Il avait pris part à toutes les campagnes et était membre du parti nazi. Après une série de questions habituelles on lui traduisit cette question de Svirine : Quelle est l'opinion des Allemands sur la résistance qui leur est opposée dans le quartier de l'usine ? Le prisonnier se tenait debout, les épaules appuyées contre le mur. Oh ! s'exclama-t-il, et tout à coup il éclata en sanglots.

Oui, de véritables hommess se trouvaient sur l'axe d'effort principal leurs nerfs et leurs cœurs avaient tenu bon.

Au vingtième jour environ, les Allemands entreprirent l'assaut décisif de l'usine. Le monde n'avait pas encore vu de semblable préparation à l'attaque. Pendant quatre-vingts heures, l'aviation, l'artillerie et les mortiers lourds allemands donnèrent à plein. Ces trois jours et ces trois nuits s'étaient changés en un chaos de fumée, de feu et de tonnerre.

Le sifflement des bombes, le hurlement strident des mines lancées par l'imbécile à six canons, le grondement des obus de gros calibre, le hululement des sirènes auraient suffi pour assourdir les hommes, mais ils ne faisaient que précéder le fracas des éclatements. Les flammes des explosions se précipitaient dans l'air, la clameur du métal déchiqueté déchirait l'espace. Cela dura quatre-vingts heures. Soudain, la préparation d'artillerie prit fin, et, dès cinq heures du matin, ce fut l'attaque : chars lourds et moyens, hordes de mitrailleurs ivres, régiments d'infanterie. Les Allemands réussirent à pénétrer dans l'usine ; leurs chars grondaient sous les murs des ateliers, scindaient notre ligne de défense, coupaient de l'extrême bord de la ligne de défense les postes de commandement de la division et des régiments. On eût pu croire que la division, privée de sa direction, allait perdre sa capacité de résistance; que les postes de commandement, exposés aux coups directs de l'adversaire, seraient anéantis.

Or il se produisit une chose surprenante : chaque tranchée, chaque abri, chaque poste de feu, ainsi que les ruines fortifiées des maisons, devinrent des citadelles ayant chacune sa propre direction, sa propre liaison. Sergents et simples soldats prirent le commandement et repoussèrent les attaques avec adresse et intelligence. En cette heure grave et périlleuse, les officiers, les chefs d'état-major convertirent en forteresses les postes de commandement. Ils se battirent comme de simples soldats, pour repousser les attaques de l'ennemi. Tchamov repoussa dix attaques. Un géant au poil roux, commandant le char qui assurait la défense du poste de commandement de Tchamov, avait épuisé toutes ses munitions ; il sauta à bas de sa machine et se mit à frapper à coups de pierres les mitrailleurs allemands qui l'assaillaient. Le chef du régiment actionnait lui-même un mortier. Mikhalev, chef d'un régiment et benjamin de la division, fut tué d'une bombe tombée en plein sur le poste de commandement. Ils nous ont tué notre père, disaient les soldats rouges. Le commandant Kouchnarev, qui avait remplacé Mikhalev, transporta son poste de commandement dans un tuyau en béton, sous les ateliers d'usine. Pendant plusieurs heures, Kouchnarev, le chef de son état-major Diatlenko et six autres officiers, menèrent le combat à l'entrée de ce tuyau. Ils avaient quelques caisses de grenades ; et c'est au moyen de ces grenades qu'ils repoussèrent tous les assauts des mitrailleurs allemands.

Cette bataille sans exemple par son acharnement se poursuivit durant plusieurs jours et plusieurs nuits de suite. On ne se battait plus pour une maison ou un atelier. On se battait pour chaque marche d'escalier, pour une encoignure dans un étroit corridor, pour une machine, pour un passage entre les rangées de tours, pour un tuyau de la canalisation du gaz. Pas un des hommes de la division ne recula dans cette bataille. Quand les Allemands occupaient un emplacement quelconque c'est qu'il n'y avait plus là un seul soldat rouge en vie. Tous se battirent comme l'homme du char, le géant à la tignasse rousse, dont Tchamov ne put savoir le nom ; comme le sapeur Kossitchenko qui tirait l'anneau de sa grenade avec les dents parce qu'il avait le bras gauche fracassé. Les morts semblaient passer leur force aux survivants ; à certains moments dix actives baïonnettes assuraient la défense d'une ligne qui avait été occupée par un bataillon. À maintes reprises les bâtiments d'usine passèrent aux mains des Allemands pour être repris par les Sibériens. Au cours de cette bataille les Allemands poussèrent, leurs attaques à un degré d'intensité maximum. C'était le choc extrême des armées ennemies sur l'axe d'effort principal et c'était comme si, pour avoir soulevé un poids trop lourd, les ressorts intérieurs qui mettaient en action leur coup de bélier s'étaient brisés.

La courbe de la poussée allemande commença à descendre. Trois divisions allemandes, les 94e, 305e et 389e, se battaient contre les Sibériens. Cent dix-sept attaques d'infanterie coûtèrent cinq mille vies allemandes. Les Sibériens avaient résisté à cette tension surhumaine. Deux mille tonnes de métal, lamentables débris des chars allemands, traînaient devant l'usine. Des milliers de tonnes d'obus, de mines, de bombes d'avions étaient venus s'abattre sur la cour et les ateliers de l'usine, mais la division avait tenu bon ; pas une seule fois elle n'avait regardé en arrière : elle savait bien que derrière, il y avait la Volga, il y avait le sort du pays.

On peut se demander comment a pu naître cette ténacité à toute épreuve des Sibériens ? Elle s'explique par la conscience de la haute responsabilité qui leur incombait, par leur stoïcisme, par leur excellente prépara tic' militaire et politique, par leur rigoureux esprit de discipline, et aussi par le caractère du peuple russe. Mais je tiens encore à signaler ce qui a joué un rôle d'importance dans cette glorieuse et tragique épopée : c'est la haute moralité, la forte amitié qui lie tous les hommes de la division sibérienne. Les habitudes spartiates propres à tous les gradés de la division se manifestaient dans les détails de la vie quotidienne : par exemple, dans le refus de boire les cent grammes réglementaires d'eau-de-vie tant que devait durer la bataille de Stalingrad, et dans une intelligente et calme activité. L'affection qui liait tous les hommes de la division, je l'ai sentie dans la tristesse des survivants quand ils parlaient de leurs camarades tombés au champ d'honneur. Je l'ai perçue dans la voix du soldat rouge du régiment de Mikhalev qui, à la question : Comment ça va ?, répondit : Nous avons perdu notre père, c'est tout dire.

Cette affection, je l'ai vue dans la touchante rencontre du colopel Gourtiev et de Zoé Kalganova, infirmière du bataillon, revenue en première ligne après une seconde blessure. Bonjour, ma chère petite ! avait dit à voix basse Gourtiev. Et il avait tendu les bras à la frêle jeune fille aux cheveux courts. Il n'y a qu'un père pour accueillir ainsi sa fille.

Cette amitié et cette confiance réciproques faisaient prendre aux soldats la place des chefs dans le feu de la bataille, poussaient les officiers de l'état-major à s'emparer des mitrailleuses, des grenades et des bouteilles de liquide inflammable pour refouler les chars allemands qui débouchaient sur les postes de commandement.

Jamais les épouses et les enfants n'oublieront leurs maris, leurs pères tombés sur la grande ligne de défense de la Volga. De ces hommes fidèles et admirables on se souviendra toujours. Il n'est, pour notre armée rouge, qu'un seul et unique moyen d'honorer la mémoire sacrée des hommes tombés au champ d'honneur dans la zone de l'axe d'effort principal des troupes ennemies, c'est d'entreprendre une offensive que rien ne saurait arrêter. Nous avons ln conviction que l'heure de cette offensive est proche.
20 novembre 1942.

Sur les routes de l'offensive

Sur la Volga, c'est la débâcle des glaces. Elles bruissent en se frottant, se rompent, se chevauchent. Ce murmure fait penser au crissement du sable ; il est perceptible au loin, à bien des mètres du rivage. Le fleuve est presque entièrement encombré de glaçons; de temps à autre seulement, le large ruban blanc qui s'écoule entre les rives sombres et sans neige laisse entrevoir des taches d'eau. Les blocs de glace blanche charrient des troncs d'arbres, des poutres. Voici, perché sur un monticule, un grand corbeau noir. Hier on a vu flotter ici le corps d'un marin rouge en chandail rayé. Les mariniers d'un cargo l'ont enlevé. Le gel l'avait fixé à un glaçon. On avait eu de la peine à l'en arracher, au point qu'on aurait dit qu'il ne voulait pas quitter la Volga où il s'était battu et était mort.

C'est un spectacle singulier que celui des bateaux et des chalands pris dans les glaces. Le vent emporte la fumée des cheminées de navires, l'étend sur le fleuve et la déchiquette aux arêtes des glaçons empilés les uns au-dessus des autres. Les larges proues des péniches avalent sans hâte le clair ruban ; l'eau sombre à l'arrière se couvre à nouveau de glaces descendant du côté de Stalingrad. Jamais encore le service des bateaux de la Volga n'avait fonctionné à une époque aussi avancée. C'est notre première navigation au pôle, dit le capitaine d'un remorqueur. Il n'est point facile de travailler dans les glaces : souvent les remorques rompent leurs attaches, les mariniers, à coups de marteau, frappent sur les câbles, passent en courant sur les glaçons vacillants en dérive. Enroué, le capitaine - longues moustaches grises, visage rougi par le vent - crie dans le porte-voix. Le bateau, gémissant sous l'effort, se glisse vers une péniche immobilisée au milieu de ces monticules. Le passage ne chôme ni nuit ni jour - les péniches transportent des munitions, des chars, du pain, des chevaux. Et si le passage périlleux, le passage de feu, en amont, près de la ville, assure la défense de Stalingrad, celui-ci, le passage en aval, assure l'offensive de Stalingrad.

Quatre-vingt-dix jours les Allemands ont livré assaut aux maisons et aux rues, aux usines et aux jardins de la ville. Quatre vingt dix jours nos divisions ont repoussé l'incroyable ruée de milliers de canons allemands, de chars et d'avions. Les combattants de Rodimtsev, de Gorkhov, de Gourtiev, de Batiouk ont supporté les centaines d'attaques forcenées. C'est grâce à leur volonté, à leur cœur d'airain, à leur sang généreux que Stalingrad a repoussé l'assaut de l'ennemi. L'étau s'est resserré autour de notre défense ; la liaison est rendue de plus en plus difficile avec la rive gauche ; les coups, plus persistants. Le mois d'août fut une dure étape de défense de la ville. Plus dure encore en septembre. Plus furieuse encore la poussée des Allemands en octobre. On aurait pu croire que les forces manqueraient pour tenir dans ce brasier qui déferlait sur la ville. Or les soldats rouges ont tenu bon. Peut-être un effort surhumain avait-il été nécessaire ? Mais en cette heure redoutable, des forces surhumaines se sont révélées au sein de notre peuple. L'ennemi n'a pu franchir les lignes de défense de la Volga. Puisse notre offensive être digne de la défense de Stalingrad. Puisse t-elle être un monument vivant, redoutable, un monument de feu pour ceux qui sont tombés dans la bataille de la Volga, en défendant la ville de Stalingrad !

Au moment de passer le fleuve, nous vîmes des bateaux remorquer des péniches pleines de prisonniers roumains. Vêtus de capotes vertes en guenilles et coiffés de hauts képis blancs, les prisonniers se frottaient les mains engourdies par le froid tout en frappant du pied. Ils peuvent la voir à présent, la Volga, disent les mariniers. L'œil morne, ils regardent l'eau, les glaçons qui bruissent. Leur visage trahit des pensées sans joie, comme cette eau noire et glacée.

Tous les chemins conduisant à la Volga sont couverts de prisonniers. On les aperçoit de loin sur l'étendue de la steppe sombre, sans neige. Les voilà qui défilent par colonnes de 200 à 300, par groupes de 20 à 50 hommes. Une colonne longue de plusieurs kilomètres - 3.000 prisonniers - avance avec lenteur, et ce mouvement dessine tous les plis et replis du chemin de la steppe. Cette foule immense est escortée par quelques dizaines de combattants. Un groupe de 200 hommes n'est accompagné généralement que par deux ou trois combattants. Les prisonniers semblent s'appliquer à bien marcher, certains groupes observent l'alignement, vont au pas. Il en est qui parlent assez bien le russe. Ils crient : Pas de guerre, faut rentrer chez soi, fini Hitler. Et les hommes d'escorte disent en souriant : Dès que nos chars les ont pris à revers et leur ont coupé toute retraite, ils se sont mis à crier : Pas de guerre ! Mais avant, ils ne disaient mot, ils fusillaient et fouettaient les vieillards, violaient les femmes dans les campagnes. Les prisonniers défilent, défilent sans cesse, en foule compacte, en faisant cliqueter leurs gamelles, leurs gourdes. Ils sont ceinturés de cordes, de bouts de fil de fer, les épaules enveloppées de couvertures bariolées.

La division commandée par le général Troufanov avait pris l'offensive par une matinée brumeuse. Le froid était vif. Le calme qui, par ce temps de brouillard, semble particulièrement plat, fut soudain déchiré par le rugissement des canons, le roulement continu et menaçant des batteries de mortiers de la Garde. Et dès que la canonnade se tut, on vit nos chars jaillir de la brume. Les lourds véhicules escaladaient avec célérité la côte escarpée, avec des fantassins assis sur les chars ou courant derrière eux. Le brouillard dissimulait les véhicules et les hommes. Du haut de l'observatoire, on n'apercevait que la flambée diffuse du tir d'artillerie. Le bataillon du lieutenant Babaev attaquait la hauteur centrale. Le lieutenant Matoussovski, adjoint de Babaev, les lieutenants Makarov et Iolkine, les soldats Vlassov, Fontine et Dodokhine atteignirent les premiers la crête. Le sergent-chef Kondrachev ayant pénétré dans le fortin de l'ennemi, se mit à frapper à coups de crosse sur les mitrailleurs. Les Roumains levèrent les bras.

Lorsque le brouillard se fut dissipé, on vit du haut du poste de commandement la hauteur centrale couverte, de la base au faite, de capotes grises russes en mouvement. L'une après l'autre furent réduites au silence les pièces d'artillerie lourde adverses, installées au fond des chemins creux et sur les versants opposés des collines. Et lorsque les téléphones de campagne se mirent à bourdonner et que les hommes de liaison accoururent avec les rapports des chefs de compagnie et de bataillon, annonçant que trois hauteurs dominantes avaient été prises d'assaut par notre infanterie, des régiments de chars et de l'infanterie motorisée se portèrent en avant par la brèche. Nous suivons la trace parcourue par les chars : Le long de la route gisent des cadavres d'ennemis ; les canons abandonnés et camouflés d'herbes sèches sont tournés du côté de l'est. Des chevaux errent au fond des combes, traînant derrière eux des traits d'attelage rompus. Les véhicules brisés par les obus laissent échapper des filets de fumée bleuâtre ; sur le sol traînent des casques portant les armes du royaume de Roumanie, des millions de grenades, de cartouches, de fusils.

Voici un blockhaus roumain. Près du nid d'une mitrailleuse une montagne de cartouches brûlées et noircies. Des lettres effacées traînent dans les boyaux, Rougie par le sang, la terre brune de la steppe est devenue couleur de brique.

Des fusils traînent par terre, la crosse fendue par les balles russes. Le flot de prisonniers ne tarit pas. On les fouille avant de les acheminer vers l'arrière. Comme elles ont l'air ridicule et pitoyable, les hardes prises aux paysannes et empilées dans les sacs ou dans les poches de ces voleurs. Voici des fichus de vieilles femmes, des boucles d'oreilles, du linge de corps, des jupons, des langes, des corsages aux couleurs voyantes. On a trouvé sur un soldat vingt-deux paires de bas de laine ; sur un autre, quatre paires de caoutchoucs déchiquetés. Plus on avance, plus nombreux sont les canons et les véhicules abandonnés, plus on rencontre de véhicules capturés et acheminés vers l'arrière. Il y a là des camions, d'élégantes petites autos, des transporteurs blindés, des voitures d'état-major. Nous faisons notre entrée dans Abganérovo.

Une vieille paysanne nous parle des trois mois de séjour des envahisseurs :

C'est devenu d'un vide ! Pas une poule pour glousser, pas un coq pour chanter. Il ne reste plus une seule vache. Le matin, point de bêtes à faire sortir, ni à faire rentrer le soir. Les pillards ont tout balayé, net. Ils ont fait fouetter presque tous les vieux : celui-ci parce qu'il ne s'est pas présenté au travail, celui-là parce qu'il n'a pas livré son grain. À Plodovitaïa, ils ont quatre fois fouetté le staroste ; mon fils infirme, ils l'ont emmené et, avec lui, sa fillette et son petit garçon. Voilà trois jours qu'on pleure. Et ils ne reviennent toujours pas.

La station d'Abganérovo est toute pleine de matériel pris à l'ennemi. Des dizaines de canons lourds et des centaines de canons de campagne. Tournés dans diverses directions, ils ont l'air de regarder à la dérobée ; des automobiles portant les emblèmes des divisions sont langées en longues files. Les voies de la gare sont encombrées de convois capturés par nous. Sur les trains de marchandises, on lit les noms de nombreuses villes et contrées usurpées par le hitlériens. Wagons français, belges, polonais. Mais en quelque langue que soit faite l'inscription, on voit sur chaque voiture, imprimé en gras, l'aigle noir du Reich - symbole de la servitude et de la violence. Voici des trains chargés de farine, de maïs, de mines, d'obus, des wagons de bottes de feutre-ersatz aux semelles de bois, de bonnets en peau de mouton, d'appareillages techniques, de projecteurs. Ils ont l'air bien pitoyable et miséreux les wagons de marchandises sanitaires, avec leurs couchettes bâclées à la hâte et recouvertes de hardes crasseuses. Les combattants débarquent des wagons des sacs de papier remplis de farine, les chargent sur des camions.

Le soir nous reprenons la marche. Piétinement de troupes avec leurs noirs fusils antichars. Des canons passent, rapides, traînés par de petites autos puissantes. Les chars roulent dans un lourd fracas ; des régiments de cavalerie filent au trot. Un vent glacial lève la poussière et la neige granuleuse, qui tourbillonne avec des hurlements sur la steppe ; il fouette le visage. Les figures des combattants sont bronzées et rougies par l'âpre bise. Il n'est pas facile de faire la guerre par ce temps, de rester de longues nuits d'hiver dans la steppe sous la morsure de ce vent qui vous transperce jusqu'aux os. Mais les hommes marchent allégrement, la tête haute, la chanson aux lèvres.

C'est là l'offensive de Stalingrad.

Le moral de l'armée est excellent. Tous, depuis les généraux jusqu'aux hommes, sentent que leur responsabilité est grande et que la portée des événements en cours est immense. Tous les faits et gestes des chefs sont pénétrés du plus strict sens pratique. Les états-majors ne connaissent point de répit. On y a perdu la notion du jour et de la nuit. Les commandants et chefs d'état-major travaillent avec précision et recueillement. On entend des voix assourdies lancer des ordres brefs. Le succès est grand, le succès est incontestable, mais tous n'ont qu'une pensée : l'ennemi est encerclé, on ne doit pas le laisser partir, il faut l'anéantir. C'est à cette tâche, lourde, que les hommes du front de Stalingrad se donnent tout entiers, consacrent toute leur vie. Il ne doit pas y avoir un moment d'inattention, de relâchement. Nous avons la conviction que l'offensive de Stalingrad sera digne de sa glorieuse défense.
Abganérovo, 28 novembre 1942.

Stalingrad aujourd'hui

Le seize décembre, dans la journée, un vent violent se met à souffler du Nord-Est. Les sombres nuées s'élèvent dans le ciel éclairci. Le brouillard soudain figé se dépose, cotonneux, sur les câbles du télégraphe militaire et sur les arbres coupés bas par des éclats de mine. Une blanche pellicule de glace emprisonne les flaques d'eau stagnant dans les trous d'obus, couvre d'arabesques les vitres des camions tournés au vent. Les corps sombres des grosses mines et des obus lourds, empilés dans les fossés près de l'embarcadère de la rive gauche, se poudrent de givre. La terre résonne, et, vers l'Ouest, sur la dentelle de pierre déchiquetée de la ville morte, monte la pourpre rutilante du couchant.

La bise et le courant chassent sur la Volga un énorme quartier de glace. Il glisse devant Spartakovka, devant les ruines - souillées par l'ennemi - de l'usine de Tracteurs ; il tourne lentement sur lui-même et s'arrête à la hauteur de l'usine Octobre rouge, s'arc-boutant de ses larges épaules contre les glaces amoncelées entre les deux rives du fleuve.

Dans le ciel pur, écartant avec précaution les étoiles, la lune se lève. Dès lors tout ce qui était blanc devient diffus, baigné de bleu. Seule la lune reste blanche et lumineuse, comme si elle résorbait toute la blancheur des neiges de la steppe. Le vent continue de souffler, violent et âpre, et cependant cher à des milliers de coeurs.

Le courant, entravé par le bloc, cherche une issue plus près du fond. La surface de l'eau se recouvre d'une fragile croûte de glace qui, d'heure en heure, s'épaissit, se cristallise. Cette même nuit, Titov, sergent du bataillon de sapeurs, franchissait le premier la glace de trois centimètres, qui ploie et crisse, et gagnait la rive droite de la Volga.

Il pose le pied sur la terre ferme, jette un coup d'oeil en arrière, vers la steppe au delà de la Volga et se met en devoir de rouler une cigarette. Au moment même où Titov, souriant, répondait aux soldats ronges groupés autour de lui : Comment j'ai passé le fleuve ? Rien de plus simple, juste à ce moment-là le temps tournait la page la plus glorieuse et la plus tragique de la lutte de Stalingrad, page qu'ont inscrite des mains larges à la peau crevassée par l'eau glaciale, les mains des sergents et des soldats des bataillons de pontonniers et de sapeurs, les mains des mécaniciens et des hommes chargés de transporter les cartouches - de tous ceux qui, durant cent journées, ont tenu le passage de la Volga, ont traversé ses flots gris sombre, regardé en face la mort prompte et cruelle. Le jour viendra où des chants glorifieront ceux qui dorment au fond de la Volga. Ces chants seront simples, véridiques, comme le travail et la mort parmi les glaces nocturnes que tout à coup minent la flamme violacée des éclatements d'obus incendiaires, le regard froid et bleu des projecteurs allemands.

Nous avançons de nuit sur la Volga. La glace, vieille de deux jours, ne cède plus sous la pesée des pas. La lune éclaire un dédale de pistes, les ornières innombrables tracées par les traîneaux. L'homme de liaison nous précède d'un pas ferme et rapide, comme s'il avait cheminé la moitié de sa vie à travers cet entrelacs. Soudain, un craquement ; notre guide s'approche d'un large trou d'eau s'arrête et dit :

- Eh ! mais on s'est fourvoyé ; il fallait obliquer à droite.

C'est cette phrase que prononcent presque toujours en guise de consolation les hommes de liaison où qu'ils nous conduisent la nuit. Nous prenons à droite et retrouvons la piste.

Mollement des nuages arrondis empiètent sur la lune; alors la blanche Volga s'assombrit, semble se voiler d'une brunie grisâtre. Des chalands éventrés par les obus sont pris dans les glaces; les câbles recouverts de verglas, les poupes dressées haut, les proues de vedettes disloquées, de canons-automobiles, jettent des reflets bleus.

La bataille se livre dans les usines. Les murs sombres et déchirés des corps de bâtiments s'illuminent de la flamme blanche et rose des détonations d'artillerie ; on entend le grondement sourd du canon ; les mines éclatent avec un bruit sonore et sec ; les fusils automatiques et les mitrailleuses crachent de crépitantes rafales. Cette musique de dévastation ressemble singulièrement au travail paisible d'une usine. On croirait entendre un marteau-pilon qui frappe, aplatissant des lingots d'acier. C'est comme si on rivait ou que l'on cassait du mâchefer pour charger les fours Martini ; c'est comme si l'acier fondu et le laitier, coulant dans les poches métalliques, éclairaient d'une fugitive lumière rose la glace de la Volga.

Les bruits du combat de nuit, livré dans l'usine, attestent, eux aussi, qu'une nouvelle page s'inscrit dans la lutte pour Stalingrad. Ce n'est plus le fracas qui, déchaîné en une force aveugle, s'élève haut dans le ciel, retombe en avalanches, déferle sur les immenses plaines de la Volga. C'est une bataille entre snipers. Les jets droits et rapides des rafales de mitrailleuses et d'obus filent à de courtes distances entre les ateliers. Ils ne ressemblent pas aux lentes et lumineuses trajectoires qui s'entrecroisent dans les airs. Telles des lances ou des flèches de feu projetées par un guerrier invisible du fond des ténèbres, ils surgissent brusquement des murs et s'enfoncent dans la pierre froide des maisons. Obus et mines émiettent lés ouvrages allemands, dépistent les mitrailleurs adverses tapis dans les abris camouflés. Telle une lame de rasoir ils coupent la couverture des profondes galeries souterraines.

Le sniper est le héros des batailles qui se livrent aujourd'hui dans le quartier des usines : sniper servant de mortiers, sniper artilleur, sniper grenadier, sniper fantassin. L'Allemand s'est terré dans le sol, dans des fosses de pierre ; il s'est retiré dans les caves, dans les réservoirs bétonnés, dans les canalisations et les égouts, dans les tunnels. Ce n'est qu'au moyen d'un obus bien ajusté, d'une grenade lancée d'une main sine, d'une bombe incendiaire, qu'on peut l'atteindre, le chasser par le feu de ses sombres terriers.

Voici le matin. Le soleil se lève dans un ciel clair et froid, au-dessus de Stalingrad assassiné par les Allemands. Il éclaire les rives sablonneuses du fleuve, les ruines de pierre rongées d'obus, les cours d'usine transformées en champs de bataille, où régiments et divisions s'affrontent en un corps à corps mortel. Il éclaire le bord d'immenses entonnoirs creuses par des bombes de mille kilos. Le fond de ces trous sinistres est plongé dans une morne obscurité - le soleil a peur de s'y aventurer. L'astre sourit à travers les cheminées d'usine ajourées par les obus. Il brille au-dessus de centaines de voies d'accès, où des wagons-citernes crevés gisent comme des chevaux abattus; où un énorme matériel roulant entassé à la suite d'un déplacement d'air, se presse autour de locomotives refroidies, tel un troupeau affolé se serrant autour de son conducteur. Le soleil brille sur des amoncellements de ferraille mangée de rouille, sur les puissantes charpentes métalliques des usines et le matériel de guerre fracassé, tordu dans les dernières convulsions de l'agonie. Le soleil d'hiver éclaire les sépultures communes, les monuments funéraires improvisés sur l'emplacement où des hommes sont tombés au cours de combats livrés dans l'axe d'effort principal.

Les morts reposent sur les hauteurs, près des ateliers effondrés, dans les ravins et les chemins creux. Ils reposent inanimés là où ils se sont battus vivants. Tel un majestueux témoignage de la fidélité simple perpétuée par le sang, ces tombes se dressent près des tranchées, des abris bétonnés, des murs de pierre à embrasures qui ne se sont pas rendus à l'ennemi.

Terre sacrée ! Comme l'on voudrait conserver à jamais le souvenir de cette ville nouvelle, qui atteste le triomphe d'un peuple libre, de cette ville née parmi les ruines, la fixer tout entière avec ses habitats souterrains dont les cheminées fument au soleil ; avec le dédale des sentiers et des routes nouvelles; avec les mortiers lourds dressant leurs tubes dans l'intervalle des abris; avec ces centaines d'hommes qui, en vestes ouatées, en capotes d'uniforme, en bonnets à oreillettes, sont occupés nuit et jour à faire la guerre, portent des mines comme des pains, sous le bras, épluchent des pommes de terre près d'une pièce d'artillerie braquée sur un objectif, boivent à la même bouteille, chantent à mi-voix, évoquent le combat de nuit à la grenade - tous ces hommes si magnifiques et si simples dans leur héroïsme quotidien. Comme on voudrait garder le souvenir de ce merveilleux et mouvant panorama de la défense de Stalingrad, de cette poignante minute de l'aujourd'hui grandiose qui, demain, inscrira dans l'Histoire une page immortelle.

Mais tout change. Et de même que le passage du fleuve aujourd'hui ressemble peu à celui d'hier, et le combat de nuit aux attaques spontanées de novembre, de même l'aujourd'hui de Stalingrad ressemble peu aux journées révolues d'octobre et de novembre.

Le soldat russe est sorti de dessous terre, il s'est dressé de toute sa taille, il avance calmement, sans hâte. À la lumière vive du soleil, sur la nappe étincelante de la Volga, des combattants tirent de petits traîneaux. Les conducteurs d'attelage encouragent leurs chevaux qui avancent, hésitants, sur la glace unie. Voici sur la rive gauche une colline couverte de neige où se profilent en relief des camions déchargeant des munitions. Le facteur, avec sa sacoche de cuir, chemine lentement sous le soleil vers le poste de commande. ment du bataillon et, sur une hauteur, deux hommes portant la soupe dans une marmite norvégienne, marchent sans se baisser à quarante mètres des tranchées allemandes.

Oui, nos combattants ont conquis le soleil, conquis la lumière du jour, conquis de haute lutte le droit de fouler le sol de Stalingrad, sous un ciel d'azur. Ceux de Stalingrad sont seuls à savoir le prix de cette victoire. Ils sourient, en regardant le mouvement des troupes et des autos sous le soleil. Car, durant de longs mois, une petite tache mouvante, un léger filet de fumée, une silhouette au-dessus des boyaux attiraient sur eux le feu nourri des troupes allemandes.

Car durant de longs mois le ciel clair de Stalingrad, envahi par les Junkers avait cessé d'être le ciel russe pour devenir l'enfer allemand. Car durant de longs mois, des milliers d'hommes attendaient la tombée de la nuit pour sortir de leur retraite de terre et de pierre, pour aspirer une gorgée d'air frais, se dégourdir les membres.

Oui, tout change. Et les Allemands qui, en septembre, quand ils envahissaient une rue, s'installaient dans les maisons et dansaient en s'accompagnant d'harmonicas, ceux-là mêmes qui, la nuit, roulaient dans des autos, tous phares allumés et transportaient le jour des munitions sur des camions, se terrent, cachés au milieu des maisons en ruine.

Je suis resté longtemps au quatrième étage d'une maison fracassée à observer, avec ma jumelle, les quartiers et les bâtiments d'usines occupés par les Allemands. Pas un filet de fumée, pas une silhouette qui bouge. Pour eux, point de soleil ni de lumière. On leur distribue 25 à 30 cartouches par jour ; il leur est enjoint de ne tirer que sur les troupes qui attaquent; leur ration est réduite à cent grammes de pain et de viande de cheval. Ils logent comme des sauvages velus dans des grottes de pierre et rongent la viande de cheval dans l'obscurité fumeuse, parmi les décombres de cette belle ville détruite par eux, dans les ateliers morts des usines dont le pays des Soviets était si fier. La nuit, ils rampent hors de leurs trous. Pris de peur devant les forces russes qui, lentement, les enserrent, ils lancent : Hé, Russe, tire dans les jambes, pourquoi tires-tu à la tête ! Hé, Russe, j'ai froid, passe-moi ton bonnet de fourrure, je te donnerai ma mitraillette !

Le feu de leurs mortiers à six canons a démoli les canalisations d'eau, ils ont tiré 500 obus sur la centrale électrique de Stalingrad, incendié tout ce qui pouvait brûler, anéanti les écoles, les pharmacies, les hôpitaux. Et maintenant des nuits et des jours sont venus où, selon les lois de l'histoire et la volonté du soldat russe, ils sont obligés de subir leur sort ici, parmi les froides ruines, dans les ténèbres, sans eau, en rongeant de la viande de cheval, en se cachant du soleil et de la lumière du jour, sous les féroces étoiles de cette nuit de décembre russe. Oui, tout change, tout a changé à Stalingrad. La loi de l'histoire est juste, inflexible. Bien ne saurait ébranler la volonté de nos armées de Stalingrad.
19 décembre 1942.

Le Conseil militaire

Lorsqu'on pénètre dans les abris blindés et les souterrains, on est pris à nouveau par le désir ardent de conserver à jamais dans les yeux ce tablé au unique ces lumignons et ces tuyaux de poêle fabriqués avec des douilles d'artillerie ; ces quarts faits avec des têtes d'obus posés sur les tables à côté d'un bocal de cristal ; ce cendrier en porcelaine portant l'inscription : Épouse, ne fâche point ton mari près d'une grenade antichar ; cet immense globe électrique dans le cabinet de travail blindé du commandant, et ce sourire de Tchouïkov qui dit : Un lustre ? Parbleu, nous habitons en villle, et ce tome ouvert de Shakespeare dans le sous-sol du général Gourov dont les lunettes à monture de métal sont posées sur le livre ; ce paquet de photographies dans une enveloppe portant cette inscription : À mon petit papa sur une carte couverte de lignes rouges et bleues ; ce cabinet souterrain du général Krylov avec une belle table autour de laquelle se poursuit l'admirable travail du chef d'état-major ; tous ces samovars et ces phonographes, ces sucriers bleu ciel et ces miroirs ronds dans des cadres de bois accrochés aux murs d'argile du souterrain, toutes ces choses du temps de paix arrachées aux flammes ; ce piano au poste de commandement du bataillon de mitrailleurs dont on joue sous les rugissements de l'offensive allemande ; et cette noblesse et cette grandeur des rapports entre, les hommes, cette simplicité et cette spontanéité entre des êtres liés par les liens du sang, le souvenir des morts, les peines et les souffrances inouïes des combats de Stalingrad.

Lorsque le commandant de la 62e Armée s'adresse à l'homme de liaison, et celui-ci au commandant, lorsque le téléphoniste entre chez le chef de l'état-major pour s'assurer du bon fonctionnement de l'appareil, lorsque le commandant de division Batiouk donne un ordre à un soldat et que le chef de compagnie rend compte au commandant de régiment Mikhaïlov du combat de la nuit, tout, chaque mouvement, chaque mot et chaque, regard, est imprégné de cette haute dignité, venue à la fois de la discipline acceptée, rigoureuse et implacable, qui fait que sur un seul mot, des milliers d'hommes s'élancent vers la mort, et de la fraternité, de l'égalité entre tous les hommes de Stalingrad : généraux et simples soldats. Que. ceux qui relateront l'histoire de la bataille de Stalingrad ne l'oublient pas.

On a beaucoup écrit sur la façon dont s'est organisée, s'est forgée la sublime défense de Stalingrad. C'est la gloire de nos hommes, la gloire de leur vaillance, de, leur endurance, de leurs facultés d'abnégation.

Parmi les nombreux facteurs qui assurèrent le succès de notre défense, les directives habiles données à la 62e Armée tiennent une place spéciale. Il faut en parler à notre lecteur. Le commandant Tchouïkov, le membre du Conseil militaire Gourov et le chef d'état-major Krylov étaient non seulement les dirigeants militaires des opérations, mais encore le pivot moral de la défense de Stalingrad. Pour diriger la 62e Armée une pensée claire et calme, une volonté et une ténacité implacables ne suffisaient pas. Il fallait encore mettre tout son cœur, toute son âme dans cette grande œuvre. Souvent les sévères ordres du jour des journées d'octobre venaient de la raison comme du cœur. Et ces ordres austères et froids, dictés par le coeur, enflammaient les hommes, les poussaient à des exploits surhumains de sacrifice et d'endurance, car en ces journées-là il n'y avait pas que les actes d'héroïsme qui permettaient de résoudre les problèmes qui se posaient devant les combattants de la 62e Armée.

Le Conseil militaire de l'Armée partageait avec les combattants tout le poids de la défense. Huit fois le poste de commandement de l'armée déménagea. À Stalingrad on savait ce que cela voulait dire. C'était devenir une cible pour des bombes de plusieurs tonnes et pour les fusiliers-mitrailleurs. Quarante travailleurs de l'état-major périrent dans leurs abris blindés sous le feu des mortiers. Une nuit terrible des milliers de tonnes de pétrole enflammé s'échappèrent des dépôts incendiés par les projectiles allemands. Elles se ruaient en mugissant vers les abris du Conseil militaire. Les flammes s'élevaient à huit cents mètres de hauteur. La Volga toute couverte de pétrole s'embrasa. La terre brûlait. Des torrents de feu se précipitaient des pentes abruptes. Le chef de l'état-major, le général Krylov, qui travaillait dans son abri blindé, remarqua que tout flambait autour de lui seulement lorsque la chaleur devint suffocante ; il put être transporté à travers le fleuve en feu à la dernière minute. Toute la nuit le Conseil militaire se tint sur le bord étroit de la rive parmi les flammes noires mugissantes. Rodimtsev, commandant de la division de la Garde, envoya des hommes sur le lieu de l'incendie. Ils revinrent et rapportèrent que le Conseil militaire était parti. Sur la rive gauche ? - leur demanda-t-on.

Non - répondirent les soldats, - plus près des premières lignes.

Il y avait des jours où le Conseil militaire était plus proche de l'ennemi que les postes de commandement de division et même de régiment. Les abris étaient secoués comme s'ils se trouvaient au centre d'un immense tremblement de terre. Les puissantes poutres de boisage semblaient se plier comme des baguettes élastiques, la terre se mouvait sous les pieds telles des vagues, les lits et les tables devaient être fixés au sol tout comme dans les cabines des navires pendant une tempête. Il arrivait que la vaisselle posée sur la table se brisait en petits tessons par suite des continuelles vibrations à haute fréquence. Les appareils de TSF refusaient de fonctionner, le bombardement sans fin secouait l'émulsion des lampes. Les oreilles ne percevaient plus le grondement, c'était comme si une aiguille d'acier s'enfonçait dans chacun des pavillons de l'oreille et pesait douloureusement sur le cerveau. Et c'est dans cette atmosphère que les jours se passaient : la nuit, lorsque le bombardement s'apaisait, le commandant d'armée Tchouïkov, assis devant une carte, donnait ses ordres aux commandants de division. Gourov, calme, amical, arrivait à l'improviste dans les divisions et les régiments. Krylov travaillait sur des cartes, des tableaux, des plans, écrivait des rapports, vérifiait des milliers de chiffres et réfléchissait. Et regardant l'heure ils soupiraient : Le jour va bientôt se lever et de nouveau ça chauffera.

C'est dans ces conditions que travaillait le Conseil militaire de la 62e Armée. Lorsque je demandai à Tchouïkov ce qu'il y avait de plus pénible pour lui, il répondit sans hésiter :

- Les heures où la liaison avec les troupes est interrompue. Imaginez-vous que certains jours les Allemands coupaient tous les fils qui communiquaient avec nos divisions, la TSF cessait de fonctionner par suite des vibrations de l'émulsion dans les lampes. On dépêche un officier de liaison, il est tué. On en dépêche un autre, il est tué lui aussi. Tout craque, gronde et pas de liaison. Et cette attente, la nuit, jusqu'au moment où l'on pourra de nouveau se mettre en communication avec les divisions... Rien n'était plus terrible et plus pénible pour moi que ce sentiment de paralysie, d'incertitude.

Nous nous entretenons avec le commandant une longue nuit de décembre. Parfois Tchouïkov tend l'oreille et dit :

- Vous entendez, c'est calme, - et ajoute en riant : - Ma parole, on s'ennuie.

C'est un homme de haute stature, au grand visage brun, aux traits amollis, des cheveux crépus, un grand nez busqué, de grosses lèvres et une forte voix : Fils d'un paysan de Toula, Tchouïkov rappelle un général du temps de la première guerre menée pour le salut de la Patrie. Il était autrefois ouvrier dans un atelier de Pétrograd où l'on fabriquait des éperons d'un son argentin. À dix-neuf ans, pendant la guerre civile, il avait commandé un régiment et depuis lors ne quitta plus l'armée.

Pour cet homme, la défense de Stalingrad n'était pas seulement un problème militaire, si haute que soit son importance stratégique. Il percevait et sentait le caractère romantique de cette bataille, sa beauté cruelle et sombre, la poésie de la guerre, la poésie de la défense à mort à laquelle il contraignait par un ordre de fer les commandants et les soldats de l'Armée rouge. Pour lui cette bataille était le triomphe et l'immense gloire de l'infanterie russe. Lorsque les forces noires des avions et des chars allemands, de l'artillerie et des mortiers rassemblés par Von Bock, Todt et Paulus dans la direction de l'axe principal, se ruaient de toute leur force sur notre ligne de défense, lorsque dans la fumée noire sombrait le soleil et que les fondations de granit des maisons tombaient en poussière, lorsque le bruit des moteurs des divisions de chars faisait trembler les murs chancelants des édifices et qu'il semblait que rien ne pût être vivant dans cet enfer, alors sortait de terre l'immortelle infanterie russe.

Oui, ici toutes les forces de la technique allemande étaient accueillies par le fantassin russe, et Tchouïkov, pour lequel cette terre inondée de sang était plus chère et plus belle que les jardins du paradis, disait : Quoi, verser tant de sang, atteindre les plus hauts sommets de la gloire et reculer ? Jamais. Il apprenait aux commandants à considérer l'adversaire avec calme et sang-froid. Le diable n'est pas si noir qu'on le fait, - disait-il, quoiqu'il sût que certains jours le diable allemand était bien terrible. Il n'ignorait pas que la dure vérité dans l'appréciation de l'adversaire est une condition indispensable de la victoire. Et il disait : Surestimer la force de l'adversaire est nuisible, la sous-estimer est dangereux. Il parlait aux commandants de l'orgueil du militaire russe et ajoutait que mieux valait pour l'officier y laisser sa tête que la plier devant ses hommes sous les projectiles allemands. Il croyait en la fougue militaire russe. Homme sévère s'il en fut, il était sans pitié pour les paniquards et les poltrons. On ne juge pas les vainqueurs, - dit-on. Mais je crois que même si la 62e Armée avait été vaincue, on n'aurait jamais pu condamner son commandant.

Cette même foi en la puissance de notre infanterie se retrouvait chez le général-major Krylov. Et c'est sur cette foi qu'il fondait sou difficile travail, ses calculs, ses prévisions. Le sort voulut qu'il fût du premier au dernier jour chef d'état-major de l'armée qui se battit pour Odessa, puis chef d'état-major de l'héroïque armée qui sept mois durant défendit Sébastopol et enfin chef d'état-major de la 62' Armée de Stalingrad. Cet homme calme et réfléchi, à la voix égale et posée, aux mouvements et au sourire doux, est peut-être le seul général au monde qui possède une si grande expérience dans la défense des villes.

Sa science austère, le général Krylov l'a apprise dans le feu des incendies et le fracas des explosions. Il s'est accoutumé à travailler avec méthode, à approfondir les problèmes compliqués, à réfléchir sur les intentions de l'adversaire, à élaborer et arrêter d'une manière détaillée les manoeuvres et. les plans dans des conditions si infernales que jamais aucun homme de science ne pourrait, pour un instant, y concentrer ses pensées.

À Stalingrad il lui semblait parfois que la bataille de Sébastopol n'était pas encore terminée et qu'elle continuait là, que le fracas de l'artillerie roumaine aux abords d'Odessa se confondait avec le vrombissement des avions allemands qui fonçaient en piqué sur les usines de Stalingrad. À Odessa la bataille se poursuivait à quinze ou dix-huit kilomètres de la ville, à Sébastopol aux abords mêmes du port, dans les quartiers de Séverny et de Korabelny, tandis qu'ici le combat se déroulait dans la ville même, sur les places publiques, dans les rues, les cours, les maisons, les ateliers. Ici le potentiel de la bataille n'était pas moins terrible qu'à Sébastopol, mais l'envergure et la quantité des troupes engagées étaient de beaucoup supérieures. Et finalement le combat fut gagné. Il semblait à Krylov que ce fût là non seulement la victoire de l'armée de Stalingrad, mais encore celle d'Odessa et de Sébastopol.

Quelle fut la tactique de l'adversaire dans ces trois batailles ? Celle qui consistait à saper avec esprit de suite et méthode notre défense, à couper les unes des autres nos unités de combat, à les anéantir et à les écraser une à une là où il lui était donné de les morceler. Dans ces assauts, l'ennemi comptait principalement sur la force du moteur, la concentration massive de la technique, la surprise. Du point de vue militaire il n'y avait rien de vicieux dans une telle tactique. C'était au contraire une tactique juste, cependant il y avait en elle un défaut organique auquel les Allemands n'ont pu remédier : la disproportion entre la force du puissant moteur et l'imperfection de l'infanterie allemande. Et la pointe d'acier qui pénétra dans cette brèche furent les divisions d'infanterie russes, admirablement armées, qui défendirent Stalingrad, leur fermeté, leur courage immortel. C'est à Odessa que Krylov comprit vraiment ce qu'était cette force, il en mesura les possibilités à Sébastopol et participa à son triomphe sur la rive de la Volga, à Stalingrad.

Nul doute que si, dans un quart de siècle, les hommes qui ont commandé la 62e Armée se retrouvent avec les chefs des divisions de Stalingrad, cette rencontre sera une rencontre entre frères. Les vieux s'étreindront, essuieront leurs larmes et reviendront aux sublimes journées de Stalingrad. Ils se souviendront de Bolvinov tombé sur le champ de bataille et que les combattants aimaient avec tendresse parce qu'il avait épuisé avec eux la coupe amère de toutes les souffrances, de Bolvinov qui, ceinturé de grenades, rampa jusqu'à la ligne de défense en disant à ses hommes : Rien à faire, les gars, tenez le coup ! Ils se rappelleront de Joloudev qui, enseveli dans un abri blindé se mit à chanter sous terre avec tout son état-major : Comme j'aime vivre, les gars, j'aime vivre, les gars !

Ils se rappelleront la conduite dans laquelle Rodimtsev avait installé son état-major, et comment le jour où sa division traversa la Volga, le personnel de l'état-major de l'armée s'était installé dans les chars pour soutenir la traversée. Ils se souviendront comment Gourtiev fut enseveli avec tout son état-major dans une grotte et comment les amis creusèrent la terre pour le dégager. Ils se rappelleront comment Batiouk, qui commandait une division, se rendit chez le commandant en chef pour lui faire son rapport, comment un obus allemand de gros calibre tomba à ses pieds sans éclater, et comment Batiouk se contenta de secouer la tête, continuant d'avancer, la main sous le revers de sa capote. Ils se rappelleront le général Gourtiev qui, au téléphone, disait au général Joloudev : Tiens bon, mon ami, je ne puis malheureusement te venir en aide. Ils se rappelleront la rencontre de Gorichny et de Lioudnikov sur la rive glacée.

Ils se rappelleront bien des choses. Ils se souviendront bien entendu de Tchouïkov qui tapait sur les Allemands, et comme ça chauffait non seulement sur la route qui conduisait à l'abri blindé du commandant, mais encore dans l'abri même. Oui, ils penseront à beaucoup de choses. Ce sera là une heureuse et solennelle rencontre. Mais elle sera aussi remplie d'une grande tristesse, car beaucoup d'entre ceux qu'on ne saurait oublier n'y viendront pas car tous - le chef d'armée et les commandants de divisions - n'oublieront jamais le sublime et amer exploit du soldat russe, qui versa abondamment son sang pour défendre sa Patrie.
29 décembre 1942.

L'armée de Stalingrad

Pour arriver jusqu'au bataillon il faut suivre la voie ferrée encombrée de wagons de marchandises et couverte d'une neige récente, tombée la nuit. Nous traversons un terrain vague, creusé de trous de bombes et d'obus. Au loin, sur la colline, se profilent les réservoirs d'eau où sont embusqués les Allemands. Le terrain est entièrement exposé aux tireurs d'élite et aux observateurs ennemis. Mais le soldat rouge maigrichon, qui chemine à mes côtés, vêtu d'une longue capote, avance tranquillement, sans se presser; il tient à me rassurer :

- Vous croyez que l'Allemand ne nous voit pas ? Comment donc ! Il n'y a pas longtemps, nous rampions ici à plat ventre, la nuit. Mais aujourd'hui les choses ont changé : il ménage ses cartouches et ses mines.

Mon compagnon me demande tout à coup si je sais jouer aux échecs. J'apprends qu'il est joueur de première classe, sur le point de passer maître. Jamais il ne m'était arrivé de discourir sur ce jeu abstrait et noble en me sachant observé par les Allemands qui ménagent leurs cartouches. Je répondais à mon compagnon assez distraitement ; ma pensée était ailleurs ; malgré moi je me demandais si les Allemands, tapis dans les réservoirs en béton armé, étaient suffisamment ménagers de leurs munitions... Mais plus nous approchions de ces réservoirs, et plus la colline les masquait à notre vue.

Nous nous engageons par un lacis de sentiers sur le territoire d'une usine géante de Stalingrad; nous passons devant des monceaux de ferraille brunie, devant d'énormes poches à métal, à côté de plaques de tôle et de murs en ruines. Les soldats rouges se sont faits à ces dévastations au point qu'ils ont cessé de les remarquer. Ce qui, au contraire, éveille leur intérêt et leur curiosité, c'est tantôt une vitre demeurée par hasard intacte dans la fenêtre d'un bureau d'usine détruit, tantôt une haute cheminée épargnée par les projectiles ou bien encore une chétive bicoque de bois restée debout comme par miracle.

- Voyez-la, elle ne s'en fait pas, la bicoque, disent-ils en passant ; et ils sourient.

En effet, ces rares témoins de la vie paisible, demeurés sains et saufs au milieu de ce déchaînement de la dévastation et de la mort, ne laissent pas d'être attendrissants.

Le poste de commandement du bataillon s'est installé dans le sous-sol d'un corps de bâtiment à trois étages d'une usine géante.

C'est là, vers l'ouest, le point le plus avancé de notre ligne de défense sur le front de Stalingrad. Tel un cap, il s'enclave dans les ouvrages et les immeubles occupés par les Allemands. L'adversaire est là, à côté, mais les soldats rouges vaquent à leur besogne quotidienne, avec assurance et sans hâte. En voici deux qui scient du bois; un autre, armé d'une hache, fend des bûches. Des combattants passent, porteurs de marmites norvégiennes. Au pied d'un mur à moitié effondré, un combattant est assis ; l'air appliqué, il bricole en chantonnant ; il remet en état une pièce de mortier endommagée. Tout comme le ferait un artisan dans son atelier de toujours.

Cependant la bâtisse porte les traces de la terrible besogne de destruction entreprise par les Allemands. Tout autour, ce ne sont qu'entonnoirs gigantesques, profonds et obscurs, creusés par les bombes allemandes de cinq cents kilos. Les murs et les plafonds de béton sont percés à jour par les bombes d'avion tombées à pic. L'armature de fer, déchiquetée par la violence des explosions, reste suspendue et plie, tel un mince filet de pêche déchiré par un énorme esturgeon. La façade ouest a été détruite par l'artillerie à  longue portée ; la façade nord, d'un mètre et demi d'épaisseur, a été démolie par un mortier à six tubes. Un gros cylindre de mine, dont la partie supérieure s'ouvre en pétales de fer, traîne sur le sol. Les murs semblent avoir été picorés par les obus légers et les mines. Cependant, à cette même place, avec le métal et la pierre fracassés par le feu allemand, les soldats rouges ont, de leurs propres mains, recréé des murailles pourvues d'étroites embrasures. Cette citadelle en ruines ne s'est pas rendue. Jusqu'à l'avant-poste de notre ligne de défense, elle appuie aujourd'hui notre offensive.

Aujourd'hui comme hier, un combat acharné se livre ici. En certains points les tranchées creusées par le bataillon se trouvent à vingt mètres de l'adversaire. Notre sentinelle entend les soldats allemands aller et venir dans leur tranchée, les disputes qui s'élèvent quand on distribue la soupe ; toute la nuit, elle entend la sentinelle allemande battre la semelle avec ses godillots percés. Ici, tout est repéré, jusqu'au moindre caillou. Nombreux sont les snipers. Dans ces tranchées étroites et profondes où les hommes se sont aménagé des abris, où ils ont installé de petits poêles dont les tuyaux sont des douilles d'obus ; où l'on gourmande le camarade qui se fait tirer l'oreille quand c'est son tour de fendre du bois ; où l'on mange de bon appétit, avec des cuillers en bois, la soupe apportée par le boyau de communication dans des marmites norvégiennes - ici règne jour et nuit la tension d'une lutte à mort.

Les Allemands comprennent parfaitement le rôle que joue ce secteur dans leur système de défense. Impossible de dépasser d'un pouce le bord de la tranchée ; aussitôt claque le coup de feu du tireur allemand. Ici ils ne ménagent pas leurs cartouches. Mais le sol glacé, dur comme pierre, où se sont terrés les Allemands, ne peut les protéger. Jour et nuit résonnent les pioches et les pelles ; nos soldats rouges avancent, pas à pas ; ils fendent la terre de leurs poitrines, ils s'approchent, toujours plus près de la hauteur dominante. Les Allemands sentent bien que l'heure n'est pas éloignée où ni tireur, ni mitrailleur ne pourront les sauver. Ce bruit de pelles les terrifie ; ils voudraient tant qu'il cessât, ne fût-ce que pour un moment, ne fût-ce que pour une minute !

- Russe ! Fume une cigarette ! crient-ils.

Pas de réponse. Alors le fracas des explosions couvre, étouffe le bruit des pioches et des pelles : les Allemands veulent noyer dans les éclatements des grenades l'effrayant travail méthodique des Busses. Nos tranchées ripostent. Mais aussitôt que se dissipe la fumée et que le fracas s'apaise, les Allemands entendent de nouveau le bruit que font les fossoyeurs russes au travail. Non, cette terre ne sauvera pas les Allemands. Cette terre est leur mort. Toujours plus près, d'heure en heure, de minute en minute, les Russes avancent, triomphant de la terre d'hiver, résistante comme le roc.

...Et nous voici de nouveau au poste de commandement du bataillon. Par la brèche d'un mur en ruines, où l'on voit encore cet écriteau : Fermez la porte, gardez-vous des mouches ! ; - nous pénétrons dans un profond sous-sol. Sur la table flamboie un samovar de cuivre, des soldats rouges et leurs chefs dorment sur des sommiers à ressorts apportés des maisons voisines démolies. Le capitaine Ilgatchkine, chef du bataillon, est un jeune homme aux yeux noirs, au front haut qui, par moments, se rembrunit. C'est un Tchouvache. Dans son visage, dans ses yeux où brûle une flamme, dans ses propos, se révèle le style, le cran de Stalingrad. Au reste, écoutons-le :

- Je suis là depuis le mois de septembre. Et maintenant je ne pense qu'à ça, à la butte. Depuis le matin, quand je me lève, jusqu'à la nuit. Et quand je dors, je la vois en rêve. Nerveux, il tape du poing sur la table : - oh ! mais je l'aurai, cette butte, je l'aurai ! J'ai fait mon plan, il n'y a pas d'erreur possible.

Au mois d'octobre, Ilgatchkine et le soldat rouge Répa étaient possédés d'une autre idée : abattre les Junkers-87 au moyen d'un fusil antichar. Ilgatchkine s'était livré à des calculs passablement compliqués, tenant compte de la vitesse initiale du projectile et de la vitesse moyenne de l'avion ; il avait dressé un barème pour corriger le tir. On installa un canon antiaérien fabuleusement ingénieux et simple : on fiche en terre un pieu ; on assujettit dessus un moyeu, sur ce moyeu on fixe une roue de charrette ; on attache les supports du fusil antichar aux rayons de la roue ; le canon du fusil passe entre deux rayons. Aussitôt le maigre et taciturne soldat rouge Répa avait abattu trois Junkers-87 venus pour bombarder nos premières lignes.

Ce fusil antichar préoccupe aujourd'hui Vassili Zaïtsev, le fameux tireur d'élite de Stalingrad. Il a adapté au fusil antichar la lunette d'un fusil à tir de précision ; Zaïtsev entend faire taire les mitrailleuses ennemies en envoyant un projectile dans l'orifice de tir. Et je suis sûr qu'il arrivera à ses fins. Zaïtsev est un silencieux. Dans la division on dit de lui : Notre Zaïtsev est un homme modeste, cultivé ; il a déjà abattu deux cent vingt-cinq Allemands. En ville il jouit de l'estime générale. Les jeunes tireurs, formés à son école, on les appelle les levrauts. Quand il leur demande : Est-ce que j'ai raison ?, ils répondent tous en chœur : Vous avez raison, Vassili Ivanovitch, vous avez raison. Zaïtsev prend conseil des spécialistes ; il fait des croquis, médite, prend des notes.

Ici, à Stalingrad, on trouve très souvent comme nulle part ailleurs des hommes qui consacrent à la guerre tout leur sang, tout leur cœur, mais aussi toutes leurs facultés mentales, toute leur pensée. Combien en ai-je rencontré de ces colonels, sergents, ou simples soldats rouges, qui, jour et nuit, roulent une pensée, toujours la même, dans leur tête, calculant, faisant des croquis ; appelés à défendre la ville ils semblent s'assigner pour tâche, au fond des sous-sols de Stalingrad, de faire des découvertes, de procéder à des recherches scientifiques - toutes choses dont s'occupaient récemment encore nombre de cerveaux éminents, professeurs et ingénieurs, dans les spacieux laboratoires des usines et des instituts.

L'armée de Stalingrad livre combat dans la ville et dans les usines. Et de même que naguère les directeurs des usines géantes de Stalingrad et les secrétaires des comités de rayon du Parti étaient fiers de savoir que dans leur rayon précisément, et pas dans un autre, travaillaient un fameux ouvrier ou une fameuse ouvrière stakhanovistes, de même aujourd'hui les chefs des divisions s'enorgueillissent des célébrités qu'ils possèdent. Batiouk, tout joyeux, compte sur ses doigts :

Zaïtsev, le meilleur tireur, c'est moi qui l'ai ; le meilleur lanceur de mines, Bezditko, est dans ma division ; Choukine, le meilleur artilleur de Stalingrad, c'est encore moi qui l'ai.

Et de même que naguère chaque quartier de la ville avait ses traditions, son caractère, ses particularités, de même aujourd'hui les divisions de Stalingrad, égales en gloire et en mérite, se distinguent les unes des autres par une foule de particularités et de traits caractéristiques. Nous avons déjà parlé des traditions qui distinguent les divisions commandées par Rodimtsev et Gourtiev. Dans la glorieuse division de Batiouk dominent la bonhomie et l'hospitalité ukrainiennes, la raillerie amicale et débonnaire.

Ici, on aime raconter comment Batiouk s'est trouvé à côté de son abri quand les mines allemandes tombaient en sifflant, l'une après l'autre, dans le ravin, près 'du commandant d'artillerie qui essayait vainement de sortir de sa sape; comment Batiouk, toujours blagueur, corrigeait le tir : Deux mètres plus à droite. C'est ça ! Un mètre plus à gauche ! Commandant d'artillerie, tiens-toi bien ! Ici on aime à plaisanter Bezditko, le légendaire virtuose du tir au mortier lourd. Bezditko, qui ne manque jamais son coup, qui envoie ses projectiles droit au but, à un centimètre près, rit et fait mine de se fâcher. Bezditko est doué d'une voix de ténor veloutée, et d'un malicieux sourire ukrainien ; il compte à son actif 1.305 Allemands tués. Il plaisante amicalement Choukline, le chef de batterie qui, au cours d'une journée, a immobilisé avec un seul canon quatorze chars : Pourquoi n'a-t-il tiré que d'un seul canon ? Il n'avait que celui-là, pardi !

Dans ce bataillon, on aime à rire, à raconter une histoire drôle sur le compte de son voisin. On retrace les soudains engagements de nuit avec les Allemands ; comment on attrape les grenades allemandes tombées dans la tranchée pour les envoyer sur les tranchées ennemies ; comment l'idiot à six canons a envoyé ses six mines en plein sur les abris allemands ; comment un énorme éclat d'une bombe de mille kilos, pouvant aisément tuer un éléphant, a coupé, tel un rasoir, la capote, la vareuse ouatée, la veste et la chemise d'un soldat rouge, sans endommager le moindre petit morceau de sa peau, sans répandre une goutte de sang. En racontant ces choses, les hommes rient ; l'interlocuteur commence à trouver l'histoire très drôle et lui-même se met à rire.

Dans le local voisin du sous-sol de l'usine se trouvent les mortiers de compagnie. De là on tire, de là on observe l'ennemi ; et là on chante, on mange, on fait marcher le phono.

Un mince rayon de soleil pénètre par le bouclier qui bouche la fenêtre du sous-sol. Le rayon rampe lentement sur le pied du lit, palpe la botte du soldat rouge couché, fait luire le bouton métallique de sa capote, grimpe sur la table et, prudemment, comme s'il craignait de la faire exploser, accroche une grenade à main posée près du samovar. Il grimpe plus haut, toujours plus haut ; cela veut dire que le soleil se couche, que le soir d'hiver approche.

On a coutume de dire : une soirée calme. Mais ce n'est guère le cas. Un hululement prolongé se fait entendre, suivi de fortes explosions successives ; tous les hommes présents déclarent en chœur : C'est le six-canons qui a fait son coup. Puis on entend des explosions aussi fortes, suivies d'un grondement éloigné et persistant. Au bout de quelques instants une explosion isolée retentit : C'est notre artillerie à longue portée qui tire de l'autre rive, annoncent les assistants. Et bien que le tir se poursuive sans discontinuer, bien que le rayon de soleil, qui rampe de bas en haut, touchant bientôt le plafond enfumé, soit seul à signaler la tombée du jour dans le sous-sol obscur, cette soirée n'en est pas moins une soirée calme.

Les soldats rouges remontent le phono.

- Quel disque ? demande l'un d'eux.

Plusieurs voix répondent d'un seul coup :

- Le nôtre, tu sais bien.

Alors se produisit une chose étrange. Pendant que le soldat rouge cherchait le disque, je songeai : Comme il serait bon d'entendre ici, dans ce sous-sol noir et délabré, la chanson de table irlandaise que j'aime tant. Et, soudain, une voix mélancolique et solennelle chanta :

Dehors, c'est la tourmente...

Visiblement, les soldats rouges goûtaient beaucoup cette chanson. Ils restaient assis, sans rien dire. Nous vous prions, madame la Mort, De nous attendre dehors.

Ces paroles, cette musique naïve et géniale de Beethoven acquéraient ici une résonance impossible à rendre. À la guerre, l'homme éprouve une foule de sentiments ardents, joyeux, amers ; il connaît la haine et la tristesse, le chagrin et la peur, l'amour, la compassion, la soif de vengeance. Mais les hommes se laissaient rarement aller à la mélancolie. Et pourtant dans ces paroles, dans la musique de ce grand cœur douloureux, dans cette requête condescendante et railleuse : Nous vous prions, madame la Mort, De nous attendre dehors, il y avait une force indicible et une noble mélancolie.

Ici, comme jamais, je me réjouissais de la prestigieuse puissance de l'art vrai; je me réjouissais de voir des soldats qui avaient passé trois mois face à face avec la mort dans ce bâtiment mutilé, en ruine, mais qui ne s'étaient pas rendus aux fascistes - de voir ces hommes écouter la chanson de Beethoven avec recueillement, comme on écoute le service divin.

Aux accents de cette chanson, dans la pénombre du sous-sol, j'évoquais le souvenir solennel des hommes qui participèrent à la défense de Stalingrad ; de ces hommes qui sont l'incarnation de la grandeur d'âme du peuple. Le sergent Vlassov, austère et têtu, qui avait défendu le point de passage du fleuve, le sapeur Bryssine, un beau garçon au teint bronzé, ignorant la peur, téméraire comme un héros légendaire, qui s'était battu un contre vingt dans une maison à un étage. Le sergent Podkhanov qui, blessé, avait refusé de se faire évacuer sur la rive gauche. Quand une bataille commençait, il sortait en rampant du sous-sol où se trouvait le poste de secours; parvenu à la ligne avancée, il faisait le coup de feu.

Le sergent Vyroutchkine, je le revoyais alors que, sous un feu d'enfer, il travaillait à dégager l'état-major de la division, enseveli dans l'usine de tracteurs. Il maniait la pioche et la pelle avec un tel acharnement, qu'une écume lui était venue aux lèvres. Quelques heures plus tôt, ce même Vyroutchkine s était précipité sur un camion chargé de munitions et avait éteint le feu qui s'y était mis. Le commandant de la division n'avait pu témoigner sa gratitude à Vyroutchkine, celui-ci ayant été tué par une mine allemande. Peut-être tenait-il du sang de ses aïeux cette vaillance du soldat qui consiste à tout oublier, et à voler au secours de ses camarades en péril. Peut-être était-ce là ce qui leur avait valu de porter ce nom de famille : Vyroutchkine-tire-d'affaire.

J'évoquai le souvenir de Volkov, soldat du bataillon de pontonniers. Blessé au cou, une omoplate brisée, il avait fait trente kilomètres tantôt rampant, tantôt hissé sur des voitures qui roulaient dans la même direction, depuis l'hôpital jusqu'au point de passage de la Volga ; il pleurait à chaudes larmes quand on le ramenait de force à l'hôpital. J'évoquai le souvenir des hommes qui avaient brûlé dans la cité ouvrière de l'usine de tracteurs, mais n'étaient pas sortis des bâtiments en flammes et avaient tiré jusqu'à la dernière cartouche. J'évoquai le souvenir de ceux qui s'étaient battus pour les Barricades, pour la colline Mamaï, et de ceux qui avaient tenu bon contre les attaques des Allemands dans le parc de la Sculpture ; le bataillon qui était tombé au champ d'honneur, depuis le chef jusqu'au dernier combattant, en défendant la gare de Stalingrad.

Je revis le large chemin battu qui conduisait à la cité des pêcheurs, sur la rive de la Volga - chemin de la gloire et de la mort. Des colonnes silencieuses suivaient ce chemin dans la brûlante poussière du mois d'août, par les nuits de lune du mois de septembre, sous les pluies d'octobre et les neiges de novembre. Ils avançaient d'un pas lourd : les tirailleurs antichars, les fusiliers-mitrailleurs, les tireurs d'élite, les mitrailleurs; ils avançaient dans un silence sévère, solennel, que troublaient seuls le cliquetis de leurs armes et le grondement de la terre sous leurs pas pesants.

Et soudain je me rappelai une courte lettre écrite d'une main enfantine, une petite lettre que j'avais trouvée à côté d'un combattant tué dans un abri : Bonjour, et peut-être bonsoir, papa. Je m'ennuie bien sans vous. Venez au pays, pour que nous puissions vous voir au moins pendant une petite heure. Je vous écris, et mes larmes coulent. Votre fille, Nina.

Je me rappelai le père tué. Peut-être, sentant venir la mort, relisait-il cette lettre ? Le feuillet froissé était resté près de lui.

Comment traduire le sentiment qui m'envahit alors, au fond de l'obscur sous-sol d'usine qui n'avait pas voulu se rendre à l'ennemi, où j'écoutais la solennelle et mélancolique chanson, en contemplant les visages sévères des hommes revêtus de l'uniforme de soldats rouges...
1er janvier 1943.

Le front de Stalingrad

Le 6 août le colonel-général Iérémenko prit le commandement des troupes du front de Stalingrad. Heure grave et pleine de menaces ! Un soleil implacable brûlait la steppe. Son large et trouble disque restait noyé dans une poussière sèche et légère. Soulevée par les bottes de milliers de combattants de l'Armée rouge, les roues des convois, les chenilles des chars et des remorqueurs, cette poussière montait bien haut dans l'air et il semblait que le ciel sans nuages se fût couvert d'une nappe de plomb.

L'armée reculait. Le visage des hommes était sombre. La poussière couvrait leurs vêtements, leurs armes ; elle se fixait sur la bouche des canons, la grosse toile qui recouvrait les caisses contenant les papiers de l'état-major, les couvercles noirs et vernis des machines à écrire, les valises, sacs et fusils jetés en désordre sur les chariots. Grise et sèche, elle s'infiltrait dans les narines et le gosier. Les lèvres qu'elle desséchait se couvraient de gerçures. Elle pénétrait dans l'âme et le coeur des hommes, rendait les regards inquiets, se répandait dans les artères et les veines, et le sang des combattants devenait gris lui aussi. Poussière terrible, poussière du recul. Elle rongeait la foi, éteignait la flamme du coeur, se levait, toute trouble, devant les yeux du pointeur et du tirailleur. Par moments certains oubliaient leur devoir, leurs forces, leurs armes redoutables, et un sentiment étrange s'emparait d'eux. Les chars allemands avançaient sur les routes en grondant. Nuit et jour les avions d'assaut de l'ennemi sillonnaient le ciel au-dessus des passages du Don, et les a Messer » fendaient l'air au-dessus des convois avec un sifflement strident. Fumée, feu, poussière, chaleur mortelle.

Parfois il semblait aux hommes qu'il n'y avait plus d'oxygène dans l'air brûlant sur leurs lèvres sèches, qu'ils allaient étouffer dans la poussière grise. Oui, ces jours-là, les visages des soldats qui marchaient dans la steppe étaient aussi pâles que ceux des blessés étendus clans les voitures cahotantes.

Ces jours-là, ceux qui avançaient avec leurs armes éprouvaient le besoin de gémir et de se plaindre comme ceux qui étaient couchés sur la paille, enveloppés de pansements malpropres et ensanglantés, dans l'attente de l'ambulance. La grande armée d'un grand peuple reculait.

Les premiers convois de l'armée repliée pénétraient dans Stalingrad. À travers les belles rues de la ville, devant les vitrines aux grandes glaces, les kiosques peints en bleu où l'on vendait de l'eau gazeuse, les librairies et les magasins de jouets, passaient des camions chargés de blessés aux visages gris, des voitures du front aux garde-boue écornés et aux caisses trouées par les balles et les éclats d'obus, des automobiles d'état-major M-1 dont les glaces de devant étaient fêlées, des voitures d'où pendaient des touffes de foin et de mauvaises herbes, des véhicules couverts de la poussière et de la boue des routes militaires. Et le souffle brûlant de la guerre pénétra dans Stalingrad.

L'angoisse se peignit également sur les visages des citadins. Tout semblait aller comme auparavant. Cependant tout avait changé. Seules, les puissantes usines continuaient de cracher leur fumée noire, nuit et jour l'industrie de Stalingrad travaillait. L'usine Barricades et celle des Tracteurs étaient devenues l'arsenal du front de Stalingrad. Chaque nuit des régiments d'artillerie et des bataillons de chars créés par le travail sans relâche de nos ouvriers partaient pour le front afin de remplacer ceux qui étaient tombés dans une lutte acharnée et inégale, ceux qui avaient péri sous Kotelnikovo et Kletskaïa ou aux passages des fleuves.

La ville s'apprêtait à devenir le théâtre de la guerre. Dans les états-majors on se préparait à la défense. Les carrefours et les jardins publics où les amoureux avaient coutume de se donner rendez-vous étaient maintenant considérés du point de vue de leur position stratégique : Présentaient-ils des avantages ou, au contraire, des risques, découvraient-ils un horizon vaste ou restreint, permettaient-ils un tir limité ou complet, protégeaient-ils les flancs ou renforçaient-ils le centre ? La guerre s'approchait de Stalingrad. Et les belles routes de la steppe, bordées de cerisiers sauvages, les ravins, les collines aux noms venant encore des aïeux se transformaient en communications, terrains accidentés, cotes : cent deux zéro, cent vingt-huit six, cent trente-cinq. La guerre se ruait vers Stalingrad.

Le commandement allemand croyait en la puissance de son bélier de choc placé sur l'axe d'effort principal. Il était convaincu qu'aucune force au inonde ne pourrait résister au corps d'aviation du colonel-général Richthofen, aux chars et à l'infanterie de von Bock. Ils avançaient dans la direction de la Volga, de Stalingrad et chaque jour s'en rapprochaient davantage : au sud du côté de T'symlianskaïa et de Kotolnlkovo, au nord-ouest du côté de Kletskaïa. Pour les Allemands, la prise de Stalingrad et la percée de la Volga semblaient une question résolue. Le délai en était fixé très simplement : il suffisait de diviser la distance qui restait à parcourir par l'avance journalière moyenne. Cette simple opération faite, Hitler annonça au monde entier la date de la prise de Stalingrad.

Et dans cette terre où les villages flambaient, cette terre de fumée et de feu, dans la poussière sèche et brûlante, alors que dans l'air trouble se faisait entendre le rugissement des escadres aériennes du colonel-général Richthofen et que la terre des steppes entre le Don et la Volga pliait sous le poids des colonnes de chars, la marche des divisions d'infanterie et le grincement des roues de l'artillerie qui avançaient sous le commandement de von Bock, dans cette région paisible devenue un enfer arrivait en ces graves journées d'août où l'Armée rouge se repliait le commandant du nouveau front de Stalingrad.

Les Allemands, qui raisonnent mathématiquement, croyaient que de l'enfer fumant qu'ils avaient créé, ne pouvaient naître que panique, faiblesse, apathie, absence de foi en une bonne issue de la guerre pour les 'Russes. Ils se frottaient les mains : après une longue retraite, après de grandes pertes, ici, errent les chameaux, où le désert est proche, les Russes, déprimés par les échecs, ne leur opposeront aucune force sérieuse, et n'iront
pas défendre une ville située sur une rive abrupte, avec, dans le dos, un fleuve large de quinze cents mètres. Les Russes savaient
en effet qu'ils avaient derrière eux la large et rapide Volga, mais savaient aussi qu'il s'agissait là du sort de la Russie.

Exténuées par les combats sur le Séverny Donetz, l'Oskol et le Don, les troupes russes s'arrêtèrent devant la ville sur la Volga, et il ne s'est pas trouvé de force au monde capable de les pousser plus loin. Comment cette force est-elle née, comment s'est-elle créée ? Quelle est donc cette force qui a rivé ces hommes aux berges abruptes de la Volga ?

Les Allemands s'attendaient à ce que la marche de leurs troupes de choc suivit les lois de la progression géométrique. Ils avaient mis cette loi à l'épreuve en Pologne et en Hollande, en France et en Belgique, en Yougoslavie et en Grèce. Là-bas, les colonnes allemandes avaient le cinquième jour parcouru le double du premier jour et, le dixième jour, le double du cinquième. En Europe, les Allemands avaient avancé d'après les lois géométriques du mouvement d'une avalanche tombant d'une montagne ; aux abords de Stalingrad, ils avançaient d'après les lois du mouvement d'un chariot montant une pente abrupte.

Et maintenant le temps est venu de parler de la chose la plus admirable, basée sur une grande foi en la force du peuple, en son amour pour la liberté. Iérémenko apporta de Moscou non seulement l'idée et la volonté de la défense de Stalingrad, mais encore l'idée et la volonté de l'offensive de Stalingrad. la cinquantaine, colonel-général Iérémenko est un homme approchant la cinquantaine, de forte corpulence, dont la lourdeur massive des mouvements s'allie à de la vivacité et de la prestesse. Lorsque Iérémenko met ses lunettes et lit des papiers ou examine la carte, il ressemble à un maître d'école de village se reposant dans sa classe un livre à la main, après les heures de travail. Mais lorsqu'il s'empare subitement de l'appareil téléphonique et dit au commandant de l'artillerie : Intensifiez le feu ! Acharnez-vous tels des éperviers sur l'adversaire qui bat en retraite !, lorsque, d'une phrase rapide et brève, il donne l'ordre de déplacer d'un secteur à l'autre divers régiments d'artillerie, ou qu'il commande tout à coup de faire intervenir les batteries antiaériennes contre les avions de transport ennemis survolant le désert de la steppe, l'on sent que Iérémenko n'est pas seulement le général de la défense implacable et massive, mais encore le général de la manœuvre offensive subite et rapide.

Le colonel-général Iérémenko possède une grande expérience de la guerre. La vie pénible du soldat lui est connue. En 1914, il a lui-même dans une charge à la baïonnette tué vingt-deux Allemands. Il a été simple soldat avant de devenir général. Et lorsque, tout en dirigeant une opération difficile, en écoutant attentivement les rapports des militaires et en donnant des ordres brefs et rapides entre une conversation avec un général pour s'enquérir des troupes qui ont pénétré dans les tranchées ennemies et un ordre donné à l'aviation du front de commencer les raids, il prend l'appareil téléphonique pour dire d'un ton fâché : Et les bottes de feutre ? Il en faut et le plus vite possible !, on comprend que pour lui la guerre est une réalité vitale supérieure dépourvue de toute illusion romantique.

- Qui a envie de mourir ? me demandait-il avec un sourire plein de bonhomie. Et il répondait lui-même :

- Personne n'y tient.

Pour Iérémenko, la guerre est la continuation de la vie, c'est la vie ordinaire. Les lois de la guerre sont les lois de la vie. Il n'y a là aucune place pour le mystère, ou pour la a chose en soi .» de Kant. Iérémenko apprécie les soldats de l'Armée rouge et les généraux avec la lucidité et la simplicité de la vie ordinaire. Il sait comment se conduit dans la vie et au travail le père d'une nombreuse famille, qui aime à se plaindre un peu du mal de reins, et l'adolescent plein de fougue qui n'est pas habitué à réfléchir sur ses actes.

- Le meilleur soldat doit avoir entre vingt-cinq et trente ans, dit-il. C'est l'âge où il n'a pas encore envie de s'embusquer dans le train d'équipage, où il ne pense pas continuellement à sa famille et a déjà perdu la fougue de la jeunesse. Pour se battre, le courage ne suffit pas ; le soldat doit encore avoir l'expérience, l'intelligence et la ruse nécessaires dans la vie de chaque jour.

Iérémenko connaît les vicissitudes de la guerre, il les a éprouvées et vérifiées par une longue expérience et des années d'activité militaire. Il est un des organisateurs de la défense de Smolensk, il a déjà affronté les forces principales de l'adversaire et a vu comment, pour la première fois depuis la grande guerre, les plans des Allemands ont croulé, comment le rythme des opérations a changé et comment s'est embrouillé l'itinéraire des colonnes de chars allemandes qui semblait immuable. Il a vu là la force de notre défense. Il a vérifié la vigueur de notre offensive lorsque sous sa direction les troupes ont percé les lignes ennemies sur le front de Kalinine, ont occupé Péno, Andréapol, Toropetz et se sont rapprochées de Vitebsk. Mais il a également connu l'amertume des revers et la force perfide de l'adversaire lors de la poussée allemande vers Briansk et Orel.

Il connaissait la variabilité de la fortune militaire, les adversités de la guerre, et dans les moments de nos plus grands succès ne considérait nullement les Allemands comme déjà battus.

La sublime épopée de la défense de Stalingrad a été précédée de combats acharnés et héroïques dans les steppes, au sud de la ville. Les Allemands avaient cherché tout d'abord à pénétrer dans la ville par ce côté-là, mais ils se sont heurtés à une résistance de fer. Les troupes du général Choumilov ont repoussé les attaques de l'ennemi dans les plaines de la steppe où les forces de l'aviation allemande et des unités de chars de combat pouvaient largement se déployer. Ici la guerre ne rappelait nullement celle qui devait s'engager plus tard dans les rues et sur les places publiques de Stalingrad. Elle semblait différer des batailles de rues de Stalingrad comme le jour de la nuit.

Et c'est ici, dans le désert de la steppe, que se sont révélées ces admirables qualités de ténacité et d'abnégation sous le signe desquelles s'est déroulée toute la bataille pour Stalingrad. Ici, dans la steppe, rien n'était comme dans la ville. Il s'y passait des choses surprenantes qui paraissaient n'avoir aucun rapport avec la lutte pour la citadelle de la Volga. Une sentinelle en faction près d'un champ de mines vit une fois un lièvre sauter sur un terrain miné et, au 'même instant, un renard roux grisâtre et à la queue touffue se lancer à sa poursuite. Tous deux furent atteints par des éclats de mine. La sentinelle voulut arriver jusqu'à eux, mais tomba, elle aussi, gravement blessée par une mine qu'elle avait heurtée de sa botte. À ce moment, contournant le champ de mines ainsi révélé, des chars allemands apparurent de l'autre côté et la sentinelle blessée se mit à tirer des coups de fusil pour signaler le mouvement de l'ennemi.

C'est ici dans la steppe que commença la bataille pour Stalingrad ; c'est ici que les artilleurs des canons antichars du sergent Apanassenko et de Kiril Guetman repoussèrent les attaques de trente chars lourds ; c'est ici qu'avant de monter à l'assaut de la gare occupée par l'adversaire, le prolétaire du bassin du Donetz, Liakhov, écrivit son serment ; c'est ici, dans la steppe, que se battirent les chars KV du colonel Boubnov, et aujourd'hui encore on peut entendre de partout deys récits sur son extraordinaire et intrépide brigade. C'est ici qu'allèrent à l'attaque d'une hauteur les vingt-cinq soldats de la Garde du colonel Denissenko : ils se retranchèrent une première fois lorsqu'ils ne furent plus que quinze, lorsqu'ils ne furent plus que six ; après chaque halte, ils reprenaient le combat ; bientôt, ils restèrent à trois et tous trois continuèrent d'avancer. La force de ces hommes était telle que lorsque deux d'entre eux tombèrent, le troisième, le seul qui survécût parmi les vingt-cinq, s'élança en avant, arriva sur la hauteur et, dissimulé derrière un char allemand carbonisé, mit en marche sa mitrailleuse.

Ici, dans la steppe, les Allemands ne purent aborder la ville par le sud. Alors, concentrant toutes leurs forces vers le coude formé par le Don, ils réussirent à forcer notre ligne de défense au hameau de Vertiatchi et, le 23 août 1942, une colonne de chars déboucha dans la banlieue nord de la ville, près de l'usine de tracteurs.

Les Allemands comptaient s'emparer des usines, déboucher sur les passages du fleuve et se rendre maîtres de Stalingrad pour le 25 août. C'est alors que les forces allemandes concentrées sur l'axe d'effort principal se trouvèrent face à face avec notre 62e Armée.

Une grande bataille s'engagea, une bataille anxieusement suivie par les peuples du monde entier.

Le lieutenant-général Tchouïkov prit le commandement de la 62e Armée aux heures les plus décisives de la bataille de Stalingrad. Tchouïkov se présenta au poste du commandant du front, dans un profond souterrain d'un faubourg ouest de Stalingrad en flammes. Nous ne savons pas ce que lérémenko dit à Tchouïkov en lui confiant cette rude tâche. Eux seuls le savent.

Le commandant du front connaissait Tchouïkov depuis bien des années, il le connaissait par les manoeuvres du temps de paix et par la grande guerre. Le commandant appréciait le courage, l'énergie indomptable du général, la fermeté inébranlable avec laquelle il marchait vers le but tracé. Ce n'est pas un homme à se laisser gagner par la panique, disait Iérémenko.

Une grande et difficile mission échut au général Tchouïkov. Tenir bon ou mourir ! - telle fut sa devise et celle de ses proches collaborateurs - Gorokhov, Rodimtsev, Gouriev, Gourtiev, Batiouk. Ils prouvèrent leur fidélité à cette devise dans les épreuves sans nom de la bataille de Stalingrad. Fidèles à cette devise se montrèrent les commandants des régiments et bataillons, compagnies et sections qui se battaient dans Stalingrad. Fidèles à cette austère et noble devise furent les dizaines de milliers de combat tants qui tinrent jusqu'au bout la ligne de défense.

Le général Tchouïkov et ses adjoints partageaient avec les soldats toutes les rigueurs de la lutte. À Stalingrad, il n'y avait pas de positions échelonnées en profondeur ; sur l'étroit ruban de soixante kilomètres qui courait le long de la Volga, il n'y avait plus ni arrière, ni extrême bord. Amas de cendres et de décombres, Stalingrad était devenu une ville tranchée, un immense abri blindé. Et dans cette tranchée où le canon tonnait nuit et jour, parmi le fracas des explosions, les flammes des incendies et le grondement continuel des bombardiers allemands, se trouvaient tous ensemble, et le commandant d'armée, le lieutenant-général Tchouïkov, et les généraux et colonels commandants de divisions, et les soldats : fusiliers-mitrailleurs, sapeurs, artilleurs, tirailleurs.

C'est dans cet enfer que Tchouïkov et ses adjoints travaillèrent cent jours et cent nuits. C'est dans cet enfer que se poursuivit le travail net, précis et intense de leurs états-majors. C'est dans cet enfer que fut dressé le plan des combats, que se tinrent les réunions et que furent prises les décisions voulues, qu'on élabora et signa les ordres de combat; c'est dans cet enfer que chaque jour, chaque heure, chaque souffle de Tchouïkov et de ses collaborateurs furent subordonnés à une seule et même devise : Tenir bon ou mourir !

Les aides de Tchouïkov firent tous leurs preuves, du jeune général de la Garde Rodimtsev au colonel grisonnant Gourtiev.

Après s'être heurtés à la résistance acharnée de la 62e Armée, les Allemands comprirent qu'ils ne prendraient jamais Stalingrad s'ils menaient l'offensive sur toute l'étendue du front. Ils décidèrent de morceler notre défense, d'enfoncer un coin dans la 62e Armée, de la fendre comme on fend à l'aide d'un coin un tronc d'arbre qui résiste aux coups de la hache. Au prix d'efforts surhumains et de pertes considérables, ils réussirent en trois endroits à pousser les pointes de leurs coins jusqu'aux rives de la Volga. Ils s'imaginaient que les coins disloqueraient la 62e Armée. Les Allemands se trompèrent. Les coins furent enfoncés, mais, tout comme auparavant, la 62e Armée resta invincible, unie, indivisible, homogène et entièrement subordonnée à la volonté de son chef. Un vrai miracle : une armée coupée de ses arrières par les eaux abondantes de la Volga d'automne, une armée dans laquelle pénétrèrent trois grosses pointes allemandes, continuait à se battre comme un puissant organisme, ferme comme un seul bloc !

Où est le mot de l'énigme ? Les Allemands se sont trompés, ils n'ont pas compris et ont été incapables de déterminer la structure intérieure de la 62e Armée. Ils pensaient que c'était du lignite aisé à enfoncer avec des coins, alors qu'ils avaient devant eux de l'acier, de l'acier précieux, composé de cristaux microscopiques, unis par les forces puissantes de l'attraction moléculaire. Chacun de ces cristaux était de l'acier ! Et il n'y a pas, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais dans le monde un coin capable de disjoindre cet acier. Pour détruire, anéantir la 62e Armée il eût fallu séparer, détacher l'un de l'autre ces innombrables cristaux. Etait-ce possible ? Les Allemands ont suffisamment prouvé que c'était là une chose impossible car, il faut bien leur rendre cette justice, ils ont fait appel à toutes les forces diaboliques du militarisme allemand pour anéantir la 62e Armée.

Impossible de parler ici de toutes les étapes de la lutte de la 62e Armée de Stalingrad. Mais on voudrait s'arrêter sur les grandes forces qui ont cimenté ces milliers de cristaux pour en faire un tout indestructible et puissant.

Tout d'abord, la longue retraite n'a pas démoralisé nos troupes comme les Allemands s'y attendaient. Dans la poussière des routes de la steppe, aux lueurs des villages en flammes croissaient l'amertume, la colère, la résolution de mourir plutôt que de s'incliner devant la violence, de devenir les esclaves des envahisseurs. Ce sentiment s'était emparé de tous les hommes du front, du commandant au simple soldat. Et il était à la base de la défense de Stalingrad.

Chacun comprenait qu'il tenait entre ses mains le sort du peuple. La conscience de cette haute responsabilité se retrouvait chez tous, parmi les simples soldats comme parmi les commandants. Toute la vie spirituelle de la 62e Armée en était imprégnée : il arrivait que des soldats, des caporaux, des sergents, coupés pour plusieurs jours du poste de commandement, prenaient sur eux la direction des opérations et défendaient avec habileté et intelligence points de résistance, abris blindés, ouvrages fortifiés. Cette conscience, en ces minutes décisives, faisait un chef d'un simple soldat, empêchait les Allemands de désorganiser la direction des opérations, créait une unité monolithe.

Les hommes qui combattaient dans les rangs de la 62e Armée étaient unis par la grande fraternité des défenseurs de Stalingrad. Cette fraternité, plus étroite que des. liens de famille, groupait des hommes de différents âges et de nationalités diverses. Tel un symbole de cette austère fraternité, j'ai encore devant mes yeux ces trois blessés qui, d'un pas lent et difficile, se dirigent vers l'ambulance. Ces trois hommes couverts de sang marchent fortement appuyés l'un sur l'autre, chancelants, s'arrêtant à tout instant ; quand l'un se sent faiblir, les deux autres le portent presque dans leurs bras.

- Vous êtes tous les trois du même pays ?

- Non, nous sommes de Stalingrad, me répond d'une voix basse et enrouée le soldat aveugle qui marchait au milieu, les yeux couverts d'un bandeau sale et ensanglanté.

Une confiance réciproque, cimentée par le sang, liait étroitement les hommes de la 62e Armée.

- Mon principe essentiel en art militaire, c'est en premier lieu une sollicitude constante pour les soldats, dit le général Iérémenko. D'abord il faut placer les troupes dans les conditions les plus favorables par rapport à l'ennemi, être constamment au courant des positions de l'adversaire, veiller à l'armement, aux munitions, à l'équipement. Il ajoute en souriant avec bonhomie :
Et bien sûr à ce que la soupe soit bonne, grasse et bien chaude.
Les troupes du front avaient la preuve constante de cette sollicitude. Le commandant de la 62e Armée, le lieutenant-général Tchouïkov, la sentait lorsque, dans les moments particulièrement
difficiles, il recevait du commandant du front quelques mots brefs encourageants et un fort appui de l'artillerie que celui-ci dirigeait personnellement.

Cette sollicitude constante est également bien connue du colonel Gorokhov qui se tenait sur le flanc droit de la 62e Armée. Deux pointes allemandes avaient fait que pendant plus de deux mois les troupes de Gorokhov étaient restées acculées contre la Volga et sans communications avec la rive droite. Et dans les moments de tension surhumaine, Gorokhov a entendu, à plus d'une reprise, la voix tranquille et amicale du commandant du front, des saluts laconiques, soutenus et confirmés par le feu intensif de l'artillerie à longue portée et des mortiers de la garde.

Une confiance mutuelle régnait parmi tous les hommes du front de Stalingrad, du commandant en chef au simple soldat. Elle a été simplement exprimée par ce soldat de l'Armée rouge qui, en s'approchant à Stalingrad du colonel-général, lui dit :

- Je vous connais depuis longtemps, mon général. Nous nous sommes trouvés ensemble en Extrême-Orient.

Et si les soldats de l'Armée rouge connaissaient le colonel-général, lui aussi connaissait bien ses hommes. C'est avec un grand sentiment de respect et d'amour qu'il parle des combattants du front de Stalingrad :

Ici, à Stalingrad, notre soldat a révélé toute la force et toute la maturité de l'esprit du peuple russe, disait-il.

Il n'a pas été donné à l'adversaire de briser notre défense à Stalingrad; la précieuse matière de la 62e Armée n'a pas cédé à la monstrueuse pression du bélier d'attaque. Les puissantes forces d'attraction qui cimentent les cristaux de l'acier se sont avérées plus fortes que le mal qui a vaincu l'Europe. La 62e Armée a résisté et triomphé. Un jour est venu où le général Tchouïkov, ses adjoints Rodimtsev, Gorokhov, Gourtiev, Gouriev ont donné l'ordre d'ouvrir le feu sur les troupes allemandes investies sous Stalingrad ! Un jour est venu où la 62e Armée a passé de la défensive à l'offensive, où elle a pris part à l'offensive de Stalingrad. Cette offensive dont le plan est né dans les journées brûlantes et poussiéreuses du mois d'août, dans les nuits lourdes et étouffantes où les incendies qui embrasaient le Don allaient se refléter jusque sur la Volga, et que le spectacle de Stalingrad en flammes faisait déborder de haine le coeur des soldats de l'Armée rouge, cette offensive s'est réalisée.

La première étape de la bataille de Stalingrad est franchie. Cent jours comme jamais encore le monde n'en a vus ! Bataille dans la ville, bataille où les ouvriers des usines pouvaient voir, lorsqu'ils sortaient de leurs ateliers aux heures de repos, les chars allemands se ruer du haut d'une colline sur nos positions de combat, bataille pendant laquelle les canots blindés de la flottille de la Volga engageaient la lutte contre les chars allemands qui débouchaient sur les quais de Stalingrad, bataille dont les ailes puissantes allaient se déployer au-dessus de la steppe! Là-bas, dans la steppe, effarés par le fracas de la bataille, les lièvres sautaient dans les tranchées de nos soldats ; caressant l'animal aux yeux bigles et qui tremblait, les mitrailleurs disaient :

- N'aie pas peur, on ne le laissera pas passer, l'Allemand !

La première étape de cette bataille est terminée. À demi couché sur son lit de camp, le colonel-général Iérémenko a mis sa jambe blessée sur un coussin et, à mots brefs, s'entretient au téléphone avec les commandants des armées. Le centre de la bataille s'est déplacé : il n'est plus dans les sombres ruines de la ville, dans les rues étroites et encombrées de monceaux de briques ou dans les ateliers d'usines, mais dans les vastes steppes de la Volga. Oui, la première étape de la grande bataille de Stalingrad est franchie. Ceux qui y ont participé attendent des récompenses bien méritées. Le colonel Gourtiev, le colonel Gorokhov et le colonel Saraév sont élevés au grade de général.

Des milliers de soldats et de commandants sont décorés.

Mais je voudrais parler de la plus grande des récompenses qu'ont méritée tous les soldats et commandants du front de Stalingrad : de la grande reconnaissance du peuple.

Dans une anse, près d'une usine de Stalingrad, se trouvait une péniche prise dans les glaces. Sa cale abritait six cents ouvriers qui, avec leurs femmes, leurs mères et leurs enfants, attendaient d'être évacués. Par une sombre et froide soirée, un homme entra dans la cale. Il passa près des vieux ouvriers aux visages renfrognés, en proie à de sombres pensées. Il passa à côté des vieilles femmes qui gardaient tristement le silence, à côté d'une jeune mère à bout de forces qui, sur les planches humides et sales du bateau, avait, la veille, mis au monde un fils, à côté d'enfants qui dormaient sur des baluchons. À la lumière d'une veilleuse, il se mit à lire à haute voix :

Il y a quelques jours, les troupes soviétiques, massées aux abords de Stalingrad, ont passé à l'offensive contre les troupes fascistes allemandes.

Chose prodigieuse : ce fut comme si un vent libre de la Volga avait pénétré dans la cale sombre et étouffante de la péniche. Tout le monde pleurait : les femmes, les austères métallurgistes, les vieillards renfrognés aux cheveux blancs. Que ces larmes de reconnaissance soient la grande récompense apportée par le peuple à ceux qui portèrent sur leurs épaules le terrible fardeau de la défense de Stalingrad, qui versèrent leur sang pour sauver Stalingrad.
Décembre 1942.