Tulle, l'un des bastions de la Résistance

Il faut dire d'abord que la ville de Tulle, en plusieurs occasions, s'était signalée à l'attention de l'occupant. Une grande manifestation conçue et organisée avec l'appui de tous les mouvements syndicaux de la ville avait eu lieu en novembre 1942.

La destruction, en gare de Tulle, une nuit de 1943, de cinq locomotives et du château d'eau, avait été un des premiers attentats de portée stratégique, commis en Corrèze. Il avait été décidé, après l'arrestation de Michelet à Brive, puis de Roubinet, de Brigouleix à Tulle, par ce qui s'appelait à l'époque le Directoire départemental, sous la présidence du colonel Desvignes et dont les membres étaient Collet, Bugeac, Faucher, Gilibert, A. Vialle, Laporte et Marty (ce dernier resté affilié au S.R.).

D'autres actions suivirent auxquelles participèrent indifféremment des membres de l'A.S. ou des F.T.P. Arrêté, Laporte put s'échapper grâce au commissaire divisionnaire Mane, attaché aux services spéciaux de la Préfecture.

Tulle avait connu une journée de terreur le 20 mars 1944, jour où la S.D. et la Gestapo française y avaient débarqué de concert, distribuant des coups aux passants. Les " Français " étaient 250 arabes sous les ordres de Lafont, capitaine S.S., et de son adjoint Bony.

 

Mobilisation des Francs-Tireurs et Partisans

27 mai 1944

Le préfet de la Corrèze, M. Pierre Trouillé, soupçonne que de graves événements se préparent. En effet, les F.T.P. procèdent dans certains villages â la mobilisation générale, au son du tambour.

4 juin

Ce dimanche, Tulle est investie par les F.T.P. Toutes les routes sont barrées, mais le téléphone n'est pas coupé.

La Milice a construit des barricades pour défendre l'accès de la ville avec l'aide des G.M.R. Si les barrages sont forcés, les forces de l'ordre se replieront sur le dernier bastion, la caserne du Champ de Mars en plein centre de la ville. Les Allemands sont invisibles.

6 juin

La nouvelle tant attendue du débarque-ment des Alliés en Normandie se propage rapidement. Laval appelle le préfet au téléphone. Une conversation très brève s'engage sur la situation et se termine par " Je vous serre la main, Trouillé. Bonne chance. Adieu, Trouillé. "

Les Allemands demandent au préfet que les forces françaises coopèrent avec la garnison allemande, forte d'une compagnie, pour repousser le maquis.

Les F.T.P. attaquent

7 juin :

Au petit jour, une fusillade nourrie éclate à Tulle. Puis des obus tombent. À six heures trente, les gardes mobiles arrivent en courant a la Préfecture leur barrage a été forcé par des maquisards très supérieurs en nombre. À sept heures, ces derniers se sont emparés de toutes les barricades et avancent en ville.

Pendant ce temps, se tient à Brive, au monastère de Saint-Antoine, la réunion du Comité départemental de liaison. Les responsables F.T.P. annoncent au Comité qu'ils vont attaquer les troupes allemandes à Brive et à Tulle pour libérer ces deux villes.

Les responsables de l'A.S. s'efforcent de convaincre leurs camarades F.T.P. que ce serait une imprudence, que non seulement la situation ne s'est pas améliorée. depuis le 28 mai, mais qu'au contraire, elle s'est fortement aggravée. Ils les préviennent que la puissante division cuirassée " Das Reich ", qui s'est signalée par d'atroces représailles au passage des agglomérations de l'Agenais, monte vers le nord. Ils insistent : cette division comprend. outre l'infanterie, des régiments de grenadiers tel le régiment " Der Führer " qui s'est rendu tristement célèbre par des exécutions massives en Russie, de l'artillerie légère et lourde et des chars parmi lesquels les engins lourds " Tigre . Les maquisards avec leur armement léger ne peuvent envisager une bataille frontale avec de telles forces. On ne peut que procéder à des opérations de retardement en rase campagne.

L'A.S. informe les F.T.P. que si le gros de " Das Reich " avance sur Souillac, un fort détachement suit la R.N. 120, sur les causses de Gramat, en direction de Beaulieu et Tulle. Ces derniers seront vraisemblablement à Brive le lendemain dans la journée, peut-être même à Tulle.

Les représentants des F.T.P. avouent alors : pour Tulle, il est trop tard. L'attaque a commencé le matin même, au lever du jour.

Les ordres allemands

Il semble bien résulter de ces textes que l'ensemble des opérations fut décidé par l'O. K.W (Oberkommandowest) subordonné au M.B.F. (Militerbefehlshaber-Frankreich) qui était l'autorité permanente en France, depuis le début de l'occupation. Le M.B.F. avait sous ses ordres les troupes d'occupation, les services administratifs, la police. Il commandait tes unités combattantes et, après le débarquement, les opérations en Normandie.

Voici le premier de ces ordres :

8 juin 1944

Les rapports qui parviennent sur l'armée secrète et sur les actes de terrorisme dans cette région montrent que l'action des maquis prend des proportions considérables.

Le LXVIe corps de réserve avec la 2e P.D. " Das Reich ", qui sont placés sous la direction du commandant militaire en France doivent immédiatement passer à la contre-offensive pour frapper avec la plus grande puissance et la plus extrême rigueur sans aucune faiblesse.

Le LXVIe corps de réserve, la 189e Division de réserve, la 2e S.S. P.D. " Das Reich " doivent être engagés avec toutes leurs unités.

Le climat d'insécurité qui règne dans ces régions du Massif Central doit être radicalement supprimé. Le résultat de ces opérations est d'une énorme importance pour la suite des opérations à l'ouest. Tout demi-succès serait un échec. Les forces de la Résistance doivent être anéanties rapidement par des manœuvres d'encerclement.

Des mesures énergiques sont indispensables pour faire régner à nouveau la tranquillité et la sécurité.

Dans ces régions, infestées en permanence, il faut user de mesures d'intimidation contre les habitants. Il faut, par des exemples, happer durablement l'esprit de la population. Il faut lui faire passer l'envie d'aider les maquis et de se plier à leurs exigences.

Le moment que nous traversons est critique. Pour écarter tous dangers, qui risqueraient de frapper les unités combattantes dans le dos, il est indispensable d'agir avec dureté et sans aucun ménagement.

C'est à ce prix qu'on évitera dans l'avenir de plus grandes effusions de sang pour nos troupes et pour la population civile.

L'OK.W. rappelle et souligne ses instructions du 8 juin 1944 au sujet des membres de la Résistance française : ceux-ci doivent être considérés et traités comme des francs-tireurs.

La division Das Reich orientée vers Tulle

Le lendemain, des instructions complémentaires du Quartier général ouest au haut commandement de l'armée allemande font état d'un ordre de mission immédiate d'un grand intérêt.

8 juin 1944

Afin de réduire les mouvements de résistance du sud de la France dont le centre se situe dans les départements de la Dordogne, de la Corrèze et au sud de l'Indre, un groupement sera constitué. Ce groupement placé sous les ordres de l'O.K.W. et du M.B.F. comprendra :

le LXV Ie corps de réserve,

la 189e Division de réserve,

la 2e S.S. Panzerdivision " Das Reich ",

le 7e bataillon du Régiment de sécurité aux ordres du M.B.F. avec accompagnement d'armes lourdes,

la Feldgendarmerie.

Mission immédiate :

La 2e S.S. P.D. Das Reich sera engagée dès maintenant dans la nuit du 7 au 8 juin, dans le secteur Tulle-Limoges. Elle fera mouvement vers Tulle pour délivrer les unités allemandes encerclées dans cette ville.

L'hécatombe

8 juin

À six heures trente exactement, la fusillade reprend à Tulle. Les Allemands tirent avec des mitrailleuses lourdes. Le maquis est de plus en plus nombreux. Une compagnie prend position au lycée qui surplombe l'École normale de jeunes filles dans laquelle les Allemands sont retranchés. Les F.T.P. sont amenés à passer sur une route battue par les mitrailleuses ennemies. Certains s'écroulent, les autres ne bronchent pas et continuent leur progression.

Les Allemands tiennent bon et l'armement léger des F.T.P. ne peut les réduire. L'A.S. ne participe pas au combat mais a envoyé des observateurs qui détiennent des explosifs et des engins incendiaires. L'A.S. interviendra-t-elle pour briser la résistance des Allemands ? Enfin, vers 17 heures, une fumée noire s'élève au-dessus de l'École normale. L'A.S. est intervenue ! Une cinquantaine d'Allemands sortent alors de l'établissement en feu. Ils tirent à la mitraillette et lancent des grenades pour se frayer un passage. Les F.T.P. tirent sur eux au fusil mitrailleur, mais leurs armes sont si mal ajustées qu'ils les ratent. " Bande de cons ! hurle l'huissier-chef de la Préfecture, ancien combattant chevronné. Peut-on être aussi maladroit ! Ils sont braves mais quels piètres soldats ! Toutefois, les F.T.P. rectifient leur tir et de nombreux Allemands s'écroulent sur la chaussée.

Mais il existe une autre version qui nous a été donnée de diverses sources. Les Allemands auraient été abattus à la suite d'une traîtrise. Ils seraient sortis de l'École en levant les bras et en brandissant un linge blanc puis, arrivés devant les maquisards, ils leur auraient jeté des grenades. Ces derniers les auraient alors fauchés à coups de mitraillettes.

De toute façon, c'est fini. Les brancardiers entrent en scène.

La fureur des S.S., quand ils entrèrent dans Tulle, était à son paroxysme. Les premières paroles que prononcera Kowatch seront pour annoncer que la ville sera réduite en cendres et que tous les hommes de dix-huit à soixante ans seront passés par les armes. C'était, pour le moins, 3.000 victimes en perspective. Menaces gratuites ? Certainement pas, puisque les camions commençaient à répartir les fûts d'essence aux carrefours et que les S.S. entreprenaient les visites domiciliaires et la rafle des hommes.

Si les blessés allemands n'avaient pas été ramassés, dans les rues, par des gens qui risquaient leur vie à tout instant, ils n'auraient pu, cela va de soi, être soignés à l'hôpital par des médecins dont c'était après tout, le devoir de les soigner et qui ne couraient aucun danger.

Le maire de Tulle témoigne

Devant le tribunal de Bordeaux. lors du procès des inculpés dans l'affaire des pendaisons de Tulle, à l'audience du 6 juillet 1951, le général Bouty, qui était maire de Tulle, a déclaré :

Autant qu'il m'en souvienne. les combats ont été engagés le 7 par le maquis qui a attaqué l'École normale de jeunes filles. Cela a commencé à 4 heures du matin et le premier combat auquel j'ai assisté s'est passé à la caserne du Champ de Mars. J'habite en face de la caserne. C'est tout à fait par hasard que rai assisté à ces événements. Là, il y avait deux compagnies de gardes mobiles, autant qu'il m'en souvienne. À 9 heures, tout était réglé, c'est-à-dire qu'il y avait une trêve qui avait permis aux gardes de se retirer. Je n'ai pris aucunement part aux incidents. Je suis allé là uniquement pour voir les pompiers qui venaient d'arriver.

Le président, évoquant ensuite la journée du 8 : - Les Allemands avaient été criblés de balles au cours du combat ?

Le général : - Je le crois, parce qu'ils étaient à bout portant. Les autres étaient armés de mitraillettes et il est fort probable qu'ils ont reçu des rafales. On voyait des corps vraiment criblés de balles. Mais mutilés comme on dit... Que peut-on appeler mutilations ? Un arrachage de bottes n'est pas une mutilation. Maintenant, je vous parle d'une heure où la division n'était pas encore arrivée. Entre le moment où j'ai vu les cadavres, 7 heures du soir, et le moment où la division est arrivée, toute la nuit s'est écoulée. On a dit qu'un camion avait été décroché et était venu écraser ces cadavres.

Le président : - C'était accidentel ?

Le général : - D'après ce qu'on m'a dit. il y avait des corps qui n'étaient pas beaux à voir. Ils étaient en colonne un par un, en formation de combat, un rang à gauche, un rang à droite et accueillis à bout portant.

Le président : - Il est dit dans le dossier qu'on aurait trouvé certains cadavres d'Allemands qui auraient été victimes de la mutilation suivante : les parties sexuelles coupées et portées dans la bouche.

Le général : - Je ne l'ai pas vu à 7 heures du soir. La constatation faite par les Allemands s'est produite le lendemain matin. Nous n'avions pas eu le temps, avec le Supérieur du Grand Séminaire, d'enlever tous les cadavres. Il y a eu une intervention du maquis qui a d'ailleurs gêné l'opération. Un petit étudiant en médecine a voulu évacuer les blessés de l'hôpital vers 6 heures 30 ou 7 heures du soir. Il y a eu opposition des docteurs et chirurgiens.

Le président : - Combien y avait-il de cadavres ?

Le général : - J'en ai compté quarante. vingt à droite, vingt à gauche. Ils étaient en formation de combat. Partant de l'École normale de jeunes filles, ils étaient sortis en armes avec une patrouille en avant.

L'arrivée de la division blindée SS " Das Reich "

Dix-sept gardes-voies inoffensifs requis par les Allemands et abattus par eux à la gare sont alignés dans un cabanon de l'hôpital de Tulle. Une fillette de six ans agonise sur un brancard.

Un jeune chef F.T.P. demande à être reçu à la Préfecture. Il n'a pas trente ans. Il vient discuter de problèmes administratifs, de réquisitions, de l'heure du couvre-feu, de la signature de laissez-passer. M. Trouillé, le préfet, ne peut lui cacher son inquiétude. Il craint un retour des Allemands. Rassurez-vous, monsieur le Préfet, dit le F.T.P., vous ne verrez plus un seul Allemand en Corrèze. Tout le midi est en pleine révolte. C'est la débandade !

Mais à dix heures du soir, la division Das Reich arrive à Tulle. En pénétrant dans le quartier de Souilhac qui s'étend sur la rive droite de la Corrèze, le long de la nationale 89, les S.S. arrosent les maisons d'un feu nourri de mitrailleuses et de canons de petit calibre.

Terroristes, Kapout l

À la Préfecture, les S.S. ont commencé le pillage de l'hôtel, emportant l'argenterie et les victuailles. Le préfet se présente. Il tombe sur un sous-officier revêche qui lui crie plusieurs fois : Terroristes, kapout !

Dans le jardin, trois S.S. portent une caisse d'armes et de grenades qui ont été abandonnées par les miliciens dans leur fuite devant le maquis. Ils prennent M. Trouillé pour un terroriste et le frappent à coups de crosse. Il est empoigné et huit soldats s'alignent devant lui, prêts à l'exécuter. Il réclame un officier. Pour se faire entendre, il crie qu'il est général. Alors, les armes sont reposées.

Un officier arrive. Le préfet essaie de s'expliquer, mais l'officier semble ne pas entendre et, montrant du doigt les caisses d'armes, il l'accuse d'être un complice des terroristes.

- Laissez-moi rire, dit le préfet. Est-on complice des terroristes quand on sauve de la mort vingt-six de vos blessés ?

- Il n'y a pas de blessés allemands. Tous ont été exterminés, rugit mon adversaire.

- Erreur, il y en a à l'hôpital, et je vais vous les faire voir.

Et, le prenant par le bras, j'entraîne d'autorité l'officier. En entrant à l'hôpital, un volubile infirmier allemand de la garnison nous croise. Il arrête le lieutenant S.S. et lui explique la situation me désignant souvent. L'autre opine du bonnet et me regarde d'un air étonné. Arrivés dans la salle des blessés allemands, ceux-ci poussent des cris de joie. L'un d'eux tend le bras dans ma direction et parle gravement. J'ai le soulagement de voir le grand diable d'officier arborer un sourire angélique puis me secouer la main vigoureusement en s'excusant de son incompréhension de tout à l'heure. Les Allemands reconnaissent donc qu'ils sont mes obligés. À moi d'utiliser au mieux cet avantage.

À ce moment, un capitaine S.S. arrive et déclare avoir reçu l'ordre de conduire le préfet au chef du détachement.

La rafle des Tullistes par les S.S.

Pendant ce temps, depuis le lever du jour, les blindés de Das Reich ont commencé leurs patrouilles dans les rues. Trois par trois, les soldats casqués et armés frappent aux portes des maisons, les enfonçant si on ne leur ouvre pas assez rapidement. La rafle des Tullistes est en cours. On arrête tous les hommes âgés de seize à soixante ans. Les travailleurs matinaux ont été appréhendés dans la rue. Les autres lors des visites domiciliaires. Les hommes doivent se lever et partir sur-le-champ.

Les soldats allemands leur tiennent les propos suivants : Vérification de papiers... Venir, pas longtemps.

À une mère inquiète, ils déclarent : Madame, soyez tranquille, tout simplement révision de papiers.

À une épouse : Toutes les femmes ici pleurent. Nous ne sommes pas des sauvages... Votre mari reviendra dans une heure. Ici, il y a tellement de terroristes !

À une autre : Vérification de papiers... Rien, n'a besoin de rien... Pas à manger.

À une sœur : Vous n'avez pas besoin de pleurer ; on ne va pas les bouffer, vos hommes.

Plusieurs hommes (qui devaient être exécutés) se sont joints volontairement à des groupes de voisins conduits par les Allemands pour vérifications de papiers.

Vers la fin de la matinée. une voiture parcourait les rues de la ville. Le haut-parleur rassurait les Tullistes : Habitants de Tulle, ouvrez vos boutiques, reprenez votre vie normale. La population ne sera pas inquiétée, seul le maquis sera puni.

Nous avons pris en Russie l'habitude de pendre...

Revenons à la Préfecture où est consigné le préfet pendant que cinq mille Tullistes sont parqués dans la cour de la manufacture.

À quatre heures moins le quart, le major Kowatch, officier d'état-major de la division blindée, pénètre dans son cabinet en compagnie d'un autre officier S.S. Impassible, il indique l'objet de sa visite : une déclaration du Haut Commandement allemand.

- Monsieur le Préfet, dit-il, en raison de votre geste humanitaire à l'égard de nos blessés, le Haut Commandement allemand renonce aux sanctions d'abord décidées contre Tulle, c'est-à-dire l'incendie général de la ville et la fusillade de tous les hommes valides. Mais il ne peut pas laisser passer sans réagir insulte faite au drapeau allemand. Cent vingt Tullistes. complices du maquis, c'est-à-dire un nombre double de celui de nos camarades trouvés assassinés hier, seront pendus et leurs corps jetés dans le fleuve.

Le préfet crie :

- Mais c'est impossible parce que c'est injuste. Vous savez bien que les responsables de la mort de vos soldats ne sont pas dans Tulle. Vous allez tuer des innocents. S'ils vous faut des otages, prenez-moi en tête, prenez l'évêque, le trésorier général, cela fera plus d'effet.

Kowatch sourit d'un air excédé et consulte sa montre.

- Votre geste est grandiose (sic) mais inutile, Monsieur le Préfet. Les exécutions ont commencé il y a cinq minutes.

- Ne les pendez pas, c'est trop affreux !

- Je regrette, nous avons pris en Russie l'habitude de pendre. Ceci n'est rien pour nous.

Des affiches terrorisent la population

C'est par des affiches que la population apprit le drame qui se préparait. Un officier allemand, guidé par un policier français, s'était présenté au début de après-midi à l'imprimerie Orfeuil et, donnant son texte, avait exigé qu'il fût imprimé dans les deux heures qui suivaient.

Les gens, consignés chez eux, ne peuvent dire l'heure à laquelle les affiches furent collées. M. Orfeuil est mort, mais son fils qui a repris l'affaire est formel : les premiers tirages sont sortis entre 15 heures et 15 h 30. Les esprits étaient si troublés ce jour-là qu'un médecin qui est sorti pour décoller une affiche, dont il a fait don au musée de Tulle, est persuadé qu'il a accompli cet acte entre 13 heures et 14 heures.

Voici le document en question, non signé, d'un cynisme révoltant :

Citoyens de Tulle,

Quarante soldats allemands ont été assassinés de la façon la plus abominable par des bandes communistes. La population paisible a subi la terreur. Les autorités militaires ne désirent que l'ordre et la tranquillité. La population loyale de la ville le désire également. La façon affreuse et lâche avec laquelle les soldats allemands ont été tués prouve que les éléments du communisme destructeur sont à l'œuvre. Il est fort regrettable qu'il y ait eu aussi des agents de police ou des gendarmes français qui en abandonnant leur poste, n'ont pas suivi la consigne donnée et ont fait cause commune avec les communistes.

Pour les maquis et ceux qui les aident, il n'y a qu'une peine, le supplice de la pendaison. Ils ne connaissent pas le combat ouvert, ils n'ont pas le sentiment de l'honneur. Quarante soldats allemands ont été assassinés par le maquis, cent vingt maquis ou leurs complices seront pendus. Leurs corps seront jetés dans le fleuve.

À l'avenir, pour chaque soldat allemand qui sera blessé, trois maquis seront pendus ; pour chaque soldat qui sera assassiné, dix maquis ou un nombre égal de leurs complices seront pendus également.

J'exige la collaboration loyale de la population civile pour combattre efficacement l'ennemi commun, /es bandes communistes.

Tulle, le 9 juin 1944.

Le général commandant les troupes allemandes.

Or, cinq mille Tullistes avaient été arrêtés et l'on ignorait comment s'opérerait le tri. On devine l'angoisse qui s'empara de toute la ville. Pour chacun des quatorze mille Tullistes restés chez eux, le drame était identique. C'était la vie d'un père, d'un fils, d'un mari, d'un parent, d'un ami, d'un voisin qui était en jeu. D'un être cher ou de plusieurs...

Les soldats s'étaient répandus par la ville et avaient commencé méthodiquement la fouille des maisons. Au début de l'après-midi, ils pénétraient dans les magasins et réquisitionnaient toutes les cordes, tous les escabeaux et les échelles qu'ils trouvaient.

Le tri des condamnés

Ce mot a pris pour les Tullistes un sens affreux. C'est par ce tri que furent livrés aux bourreaux les quatre-vingt-dix-neuf innocents martyrs de ces aveugles représailles. C'est par lui que quatre-vingt-dix-neuf familles furent plongées dans le deuil.

Selon quels critères s'est-il effectué ? Les hommes avaient été répartis en trois colonnes et personne ne peut dire pourquoi, en définitive, ce furent ceux-là qui firent partie de la colonne maudite plutôt que tels autres.

La liste des quatre-vingt-dix-neuf martyrs avec leur profession et leur situation de famille n'enseigne rien à ce sujet. Sinon que la pitié était un sentiment inconnu des nazis. La plus jeune des victimes n'avait pas dix-huit ans et la plus âgée quarante-six ans. Six pères de famille de trois enfants ont été exécutés et les professions les plus diverses étaient représentées. Des gens des services publics n'ont pas été épargnés, contrairement aux déclarations des autorités allemandes.

Des scènes horribles

L'ingénieur en chef des Ponts et Chaussées de Tulle, M. Lajugie, a vu malgré lui des scènes horribles alors qu'il se rendait à la Manufacture.

Les Allemands qui m'emmenaient ne connaissant pas la situation de la Manufacture, je devais les guider. Nous prîmes l'avenue Victor-Hugo, la rue de la Gare. Le long du parcours, je fus surpris par les mesures de police apparemment prises. La circulation était interdite à toutes les voitures autres que celles, comme la nôtre, transportant des militaires chargés de mission. Deux cordons de troupes en armes, de plus en plus serrés à mesure que nous progressions, se tenaient à droite et à gauche.

Comme nous atteignions le pont sur la Corrèze. après avoir traversé le passage à niveau, la voiture s'arrêta. J'aperçut alors sur les trottoirs des hommes qui montaient des échelles pliantes en bois et plus loin, d'autres hommes déjà montés. Je m'étonnai de cette mise en scène insolite et du nombre de ceux qui, du moins le croyais-je, s'occupaient ainsi, parmi les soldats, de tendre ou de réparer des lignes de distribution électrique ou de téléphone. Mon attention s'étant fixée, je ne tardai pas à me rendre compte que les hommes que japercevais à quelque distance, juchés de la sorte, étaient pendus et que ceux qui étaient plus proches, à quelques mètres devant nous, étaient des malheureux que l'on était en train de pendre... Je me demandai si je n'étais pas victime d'une hallucination, me rappelant encore les assurances données le matin et la conduite promise à l'égard de la population. L'idée que l'on me menait pendre comme ceux que je voyais vint s'imposer un moment à mon esprit.

L'absolution collective

Dès qu'on en eut terminé avec le groupe exécuté sous nos yeux, notre voiture se remit en marche vers la Manufacture par la place de Souilhac, où stationnait une foule nombreuse, composée surtout de jeunes, et que l'on avait intentionnellement sans doute parquée à cet endroit. A l'entrée de la Manufacture, je mis pied à terre à la suite du gradé de la Feldgendarmerie qui était près du chauffeur et je me dirigeai derrière lui vers l'endroit où l'on nous indiqua que se trouvait la Gestapo. Nous rencontrions les condamnés qui, en sens inverse, sortaient par groupes vers la place de Souilhac et vers le lieu de l'exécution. Je vis M. l'abbé Espinasse, aumônier du lycée, aller au-devant de l'un des groupes et demander aux soldats qui le conduisaient d'arrêter le cortège un instant pour lui permettre de donner à ceux qui allaient mourir l'absolution collective. On le lui accorda et ces jeunes hommes, agenouillés dans la poussière, reçurent avec ferveur le sacrement. Des groupes successivement rencontrés, des mains suppliantes se tendaient vers moi. De tout jeunes gens, presque des enfants, m'imploraient : Tout, mais pas cela ! Nous irons en Russie... Qu'on nous envoie en Russie... D'autres disaient : Un prêtre, que l'on nous donne un prêtre, par pitié !. L'un d'eux se révoltait contre son sort et en quelque manière contre moi. Aux yeux des uns et des autres, en effet, le civil que j'étais parmi ces soldats étrangers pouvait passer pour détenir quelque pouvoir sur leur destinée, pouvoir dont il ne paraissait pas user... Peut-être même sont-ils partis avec, au fond d'eux-mêmes, l'image d'un compatriote que leur esprit égaré leur représentait comme traversant leurs rangs avec indifférence.

Le dernier groupe : treize hommes au lieu de dix

Pour quelle raison, on l'ignore, le dernier groupe était-il formé de treize hommes ?

Le lieutenant Walter est présent, écrit l'abbé Espinasse. L'adjudant procède à l'appel des condamnés en tournant à chaque nom une page de son petit carnet. Une inspiration subite traverse mon esprit.

- Pourquoi, dis je au lieutenant, en conduire treize, alors que tous les autres groupes étaient de dix ? Ne pourriez-vous faire grâce aux trois derniers ?

Voyant que Walter n'était pas insensible à ma demande, j'insistai en lui disant avec une certaine autorité (mais je savais qu'il était sincèrement chrétien) :

- Vous savez bien que ce sont des innocents que vous faites exécuter. Vous voyez bien que vous avez perdu la guerre et je suis sûr qu'un jour, on vous demandera des comptes sur votre comportement d'aujourd'hui.

- Je suis soldat et j'exécute les ordres du général Lammerding.

- Est-il à Tulle ?

- Il y était ce matin, mais il est reparti.

- Et la division Das Reich, ne va-t-elle pas aussi partir ?

- Oui, demain.

- Alors, qui contrôlera le nombre des pendus ?

C'est en cédant à ce simple argument que Walter décida, et lui seul, d'arrêter les exécutions, exigeant cependant, malgré ma prière, que parte vers la mort le dernier groupe qui, hélas avait entendu notre conversation.

Les condamnés croient alors que je vais désigner les trois graciés :

- Moi... moi... monsieur l'Abbé !

Je me refuse, on le devine aisément, à ce choix cruel pour un Français, et je m'éloigne pour laisser agir à sa guise le lieutenant Walter. Cependant, avant de quitter ce dernier, je lui avais remis ma carte de visite en lui disant, avec une assurance que je ne m'explique pas à cette heure où nous étions écrasés par la force de Das Reich :

- Quand, devant un tribunal, vous aurez besoin de mon témoignage pour prouver ce que vous avez fait aujourd'hui en désobéissant à votre général, faites appel à moi : je vous promets d'aller vous défendre.

À distance, j'assiste alors à cette scène touchante. Un des soldats du peloton d'exécution s'est laissé convaincre par les raisons d'un condamné. Il le prend par le bras et va demander sa grâce au lieutenant, qui l'accorde. Il est sauvé ! Alors, ce jeune Français et ce très jeune S.S. en armes et casqué, prêt à partir conduire les dix dernières victimes à la potence, tombent dans les bras l'un de l'autre. Je me suis rapproché du lieutenant qui, non sans émotion, me dit " Ce que ce soldat vient de faire ne doit pas vous étonner... c'est un Alsacien. "

Après le drame

Le 10 juin, le détachement de Das Reich quitte Tulle. L'abbé Boulogne qui était sorti pour voir si des trains quittaient la ville, raconte : Dans l'avenue de la Gare, les cordes des pendus étaient encore aux balcons. Les Allemands passaient sur les chars et montraient, en riant aux éclats, ces restes pitoyables de la tuerie.

La colonne allemande qui venait de Beaulieu continue sur Guéret. Les assassins se divisent pour regagner Brive. Une moitié revient en suivant la vallée de la Corrèze par la R.N. 89, l'autre escalade le plateau par la côte de Poissac et la départementale qui passe à Lachamp et Sainte-Féréole. Malemort les voit repasser avec angoisse car la nouvelle du martyre de Tulle s'est vite répandue dans le département.

Das Reich parti est remplacé par une compagnie de la Wehrmacht, du 95e régiment de sécurité, qui tient garnison également à Brive et à Ussel. Les hommes de cette unité sont des réservistes d'une trentaine d'années qui manquent d'ardeur combative.

Tulle ne pourra jamais oublier

Quatre-vingt-dix-neuf Tullistes pendus, trois cent onze emmenés le 10 juin à Limoges. Cent soixante-deux de ceux-ci furent libérés le 12, mais les autres furent déportés à Dachau et cent onze ne revinrent pas. À leur passage à Poitiers, des Tullistes furent assassinés par les Allemands qui profitèrent d'un bombardement de la R.A.F. Tel fut le bilan de ces journées. Tulle ne pourra jamais oublier.

Certaines critiques à peine voilées ont reproché à l'administration française de ne pas avoir arraché aux bourreaux une grâce totale. Ces reproches sont injustifiés. L'administration de la ville et l'administration préfectorale ont fait plus que l'impossible pour faire annuler les décisions prises par les Allemands. Le préfet et ses collaborateurs, le maire, l'abbé Espinasse ont risqué leur vie en sauvant des vies humaines, mais ils se sont heurtés à d'insurmontables obstacles.

Il ne faut pas oublier aujourd'hui le peu de cas que les Allemands faisaient de nos maires, de nos généraux, de nos préfets et même de nos gouvernants. La partie que jouait le préfet était donc loin d'être égale. Il avait failli être fusillé par un simple sous-officier de S.S. du détachement envoyé par Kowatch à la Préfecture. Son seul atout, c'était la protection officielle dont il avait couvert les blessés allemands. Et, en effet, quand l'officier, qui avait vu à l'hôpital ses compatriotes bien soignés par les Français, fit son rapport, le haut commandement changea d'avis. C'est alors que des voitures munies de haut-parleurs parcoururent les rues de la ville annonçant la nouvelle. Il avait promis au préfet que les premiers ordres reçus : fusiller 3 000 otages et brûler la ville seraient annulés et qu'il n'y aurait pas de représailles.

Quand Kowatch est revenu à la Préfecture, après 16 heures, c'était pour lui annoncer que cent vingt Tullistes seraient pendus. Que pouvait le préfet à ce moment ? Il protesta solennellement et vigoureusement, mais l'officier répondit qu'il ne pouvait transgresser les ordres de l'autorité suprême qui voulait laver l'injure faite au drapeau allemand et que, d'ailleurs, il était trop tard pour intervenir.

L'attaque de Tulle par le maquis fut prématurée

Si ces critiques concernant le manque d'effort des autorités françaises sont à rejeter, il n'en est pas de même de celles qui ont trait à l'attaque de Tulle par les unités du maquis. En toute objectivité, celle-ci fut prématurée. L'expérience de la libération de Brive et de Limoges prouve qu'il eût fallu agir avec plus de circonspection. Certes, les chefs du maquis devaient ignorer la marche de Das Reich, sinon ils auraient attendu. Le maquis ne possédait pas l'armement lourd qui, seul, lui aurait permis de lutter efficacement contre cette division S.S. cuirassée, l'une des divisions les plus puissantes de l'armée allemande. Et il était de notoriété publique que cette unité qui avait combattu en Russie ne faisait aucun quartier.

Dans la bataille pour Tulle, les F.T.P. ont donné maint exemple de leur audace, de leur mépris du danger et de leur fermeté sous le feu de l'ennemi. Mais la bravoure ne suffisait pas. Toutefois, psychologiquement, elle a ébranlé le moral des Allemands et contribué à leur capitulation à la mi-août.

Tulle