Introduction

RÉSISTER

Le Vercors est, à juste titre, un symbole mythique de la Résistance. Il a été le théâtre d'une bataille, au plein sens du terme, où plusieurs milliers de combattants français ont contribué largement, par leurs sacrifices, à relever l'honneur militaire de la France, tant éprouvé par une défaite de 1940 subie par l'armée mais provoquée par l'incurie des politiciens. Au Vercors, c'est un peuple en armes qui s'est dressé, comme au temps les plus noirs de notre histoire, pour dire son refus de vivre à genoux.

Mais le Vercors, s'il constitue un des plus hauts faits de la Résistance, tient aussi une place à part du fait de la mission qu'on lui avait confiée – ou qu'il croyait s'être vu confier. C'est pourquoi il faut le replacer dans la trame historique d'ensemble de ce moment fatidique de notre histoire qui s'appelle la Résistance.

L'acte de naissance de la Résistance est, officiellement, l'appel du 18 juin 1940 lancé, à la radio de Londres, par de Gaulle. On sait qu'il fut peu entendu – même s'il fut repris par certains quotidiens, en France, dans les jours suivants.

De Gaulle lui-même, lorsqu'il adressa le 26 juin un mémorandum à Churchill et à lord Halifax pour affirmer son intention de regrouper, sous ses ordres, les Français résistants, notait avec lucidité que cela concernait ceux qui se manifesteraient dans l'Empire et peut-être dans la Métropole.

Sur le sol anglais, les Forces Françaises Libres ne disposèrent tout d'abord que d'un embryon de forces armées. Mais, malgré ces moyens modestes – dépendant totalement, pour l'intendance, de l'aide financière anglaise – de Gaulle affirma, bien qu'il fût conscient du climat conflictuel que cela devait créer, son souci d'indépendance, en constituant un Comité National Français (septembre 1941), noyau potentiel d'un futur gouvernement.

De Gaulle entendait incarner la souveraineté française. Pour appuyer cette prétention, il pouvait compter sur des relais

d'opinion, de New York à Bogota, de Léopoldville à Téhéran :

sur tous les continents, de petits groupes de Français libres constituaient des antennes au service de la propagande gaulliste, destinées à affirmer, face aux représentants de l'État français de Vichy, une légitimité politique. Mais revendiquer une telle légitimité exigeait que l'on pût parler au nom de ceux qui, sur le sol français, contestaient activement l'ordre vichyssois ; cela signifiait, très concrètement, que de Gaulle devait être reconnu par la Résistance intérieure comme le chef de toutes les forces françaises qui, sur le sol métropolitain comme à l'extérieur, luttaient contre l'occupant allemand.

Cette reconnaissance n'allait pas de soi. Faute, d'abord, de contacts et de liaisons entre l'état-major londonien des forces gaullistes et les groupes et réseaux qui s'étaient constitués, à

l'initiative de quelques hommes, dans les mois qui avaient suivi la défaite du printemps 1940.

Dès l'été de cette tragique année, en effet, Henri Frenay avait créé à Lyon un Mouvement de libération nationale, qui prit le nom de Combat après avoir fusionné avec un groupe démocrate-chrétien animé, entre autres, par Georges Bidault ; Frenay avait, selon l'ancien secrétaire de Jean Moulin, Daniel Cordier – qui, pourtant, ne l'aime guère –, le génie de l'organisation, un grand dynamisme et il a fait de son mouvement le plus important de la Résistance. Fils d'officier, ancien officier lui-même, ayant travaillé dans les services d'espionnage, Frenay donna à son mouvement une organisation structurée en plusieurs branches, avec répartition des tâches : renseignement, propagande, action armée... Cette dernière fut confiée à la branche militaire de Combat, baptisée Armée Secrète, au printemps 1942.

Unis par leur hostilité à l'Allemagne, les membres de Combat étaient loin d'être tous gaullistes, Frenay lui-même

semble avoir, au moins pendant un certain temps, fait confiance au maréchal Pétain pour assumer, en somme, un

rôle de résistance passive face à l'occupant - la résistance active étant prise en charge par ceux qui avaient opté pour la clandestinité. Le thème du redressement moral et intellectuel de la France, leitmotiv de la Révolution nationale, paraît avoir correspondu à la sensibilité de Frenay qui fixe d'ailleurs comme objectif à la Résistance, dans un manifeste qu'il a rédigé en 1940, de faire, une fois le territoire libéré de l'occupant, la Révolution nationale qui s'impose.

Tout autre était l'orientation idéologique d'Emmanuel d'Astier de La Vigerie, qui voulut rassembler communistes, socialistes et syndicalistes (CGT et CFTC) dans le mouvement Libération. Reprochant à Combat une organisation trop militaire, cloisonnée et hiérarchisée mais aussi un état d'esprit réactionnaire, les animateurs de Libération adoptèrent une ligne qui se voulait nettement à gauche, avec la volonté de préparer un soulèvement populaire ; il fallait faire confiance à la détermination libératrice des masses.

Étaient de même orientés à gauche les fondateurs de Franc-

Tireur, créé à Lyon fin 1941. Ce qui explique que l'un des animateurs de Franc-Tireur, Jean-Pierre Lévy, ait pu facilement tomber d'accord, en juillet 1942, avec les Grenoblois (le pharmacien Léon Martin, ancien député et ancien maire de Grenoble, les cafetiers Aimé Pupin et Eugène Chavant) qui avaient entrepris, à partir d'août 1941, de réorganiser clandestinement le parti socialiste SFIO dans l'Isère, à l'imitation de ce qui se faisait dans d'autres départements, comme le Nord et le Rhône. C'est d'ailleurs à la suite de rencontres avec Raymond Gernez, ancien député socialiste du Nord, et André Philip, ancien député socialiste lui aussi, qui a reconstitué une SFIO clandestine à Lyon, que Léon Martin a proposé une action comparable à ses amis dauphinois.

Ces Grenoblois sont entrés en contact, au printemps 1942, avec un groupe d'habitants du Vercors, réunis autour du docteur Eugène Samuel, installé à Villard-de-Lans, et qui brûlent de faire de la Résistance.

Samuel, farouche républicain, franc-maçon et socialiste,

entreprend donc d'imiter les Grenoblois et d'organiser une
antenne de la SFIO clandestine à Villard-de-Lans avec ses amis Racouchot, Huillier, Beaudoing, Charlier, Dumas, Converso, Glaudas, Masson, Picqueret : un restaurateur, un percepteur, un directeur de succursale bancaire, un transporteur routier...
Ce microcosme, c'est une France en réduction, tendue par la
volonté de résister, d'effacer l'humiliation nationale du printemps 40.

Dans les mois qui suivent, en application de l'accord passé

par les Grenoblois avec Franc-Tireur, des groupes de ce mouvement sont implantés, à partir de Villard-de-Lans, sur le plateau du Vercors, à Lans, Autrans, Méaudre, La Balme-de-Rencurel.

Ces groupes se fixent pour objectif d'accueillir des camarades agissant dans la région grenobloise mais qui, grillés, auraient besoin d'une retraite sûre.

Le Vercors apparaît en effet, de par sa position géographique, comme une zone privilégiée, une oasis de quiétude où les montagnards vaquent à leurs occupations quotidiennes, loin de l'agitation des vallées et des fureurs d'un monde en guerre... En cas de nécessité, la complicité des cars Huillier permettra d'assurer contacts et déplacements ; le patron de la compagnie d'autocars fait partie du premier noyau d'amis qui se retrouvent, à Villard-de-Lans, dans une pièce discrète de la pharmacie appartenant à Mme Samuel. À Grenoble, Aimé Pupin, le cafetier désigné par ses amis socialistes pour prendre la tête de la commission exécutive clandestine du Parti, poinçonne à l'arrivée des cars les billets des voyageurs.

Ainsi, des trois principaux mouvements de résistance agissant en zone sud – Combat, Libération et Franc-Tireur, – seul ce dernier est présent dans le Vercors lorsque s'y organisent les premiers groupes de résistants. Cela ne correspond d'ailleurs pas forcément, pour la plupart des résistants de la base, à un choix politique délibéré, mûrement pesé. En fait, dans le Vercors comme ailleurs, la plupart des résistants qui désiraient fortement agir adhérèrent au premier mouvement connu d'eux. Ils ignoraient tout des querelles de leurs chefs et ne faisaient même pas la différence entre les services anglais et ceux de la France Libre.

Tandis que Franc-Tireur s'implante dans le Vercors, comme dans d'autres parties de l'Isère et dans la Drôme à Romans, autour du docteur Ganimède, un esprit de résistance a conduit des officiers et des sous-officiers de l'Armée d'armistice, en garnison à Grenoble, à organiser des dépôts clandestins d'armes et de matériels divers. Ils sont destinés à équiper le maximum d'hommes le jour où l'on pourra reprendre la lutte contre l'Allemand. L'espoir qui habite, dans cette perspective, nombre de militaires, est entretenu par l'esprit de revanche qui semble régner à l'état-major de l'Armée, à Vichy, puisqu'il prévoit de démultiplier rapidement, en cas de reprise des hostilités, les trop rares divisions concédées par les clauses de l'armistice de 1940.

Le témoignage de Jean Vallette d'Osia est à cet égard révélateur. Fait prisonnier le 12 juin, évadé le 20 juin – après une première tentative, qui a échoué – il a reçu, au début de juillet 1940, le commandement du 27e bataillon de chasseurs alpins, qui doit être reconstitué à Annecy. Il est reçu, à Lyon, par son cousin et camarade de promotion, le lieutenant-colonel de Linarès, sous-chef d'état-major, qui va vite jouer un rôle important dans l'Armée Secrète, où il sera chargé du matériel (en participant activement à l'organisation de l'évasion d'Allemagne du général Giraud).

– Tu sais, demande Linarès à Vallette d'Osia, ce que les Allemands ont fait après Iéna et en 1918 ?

– Oui, bien sûr. But à atteindre ?

– Les Allemands nous laissent cent mille hommes ; il faut que nous puissions en mettre en ligne trois ou quatre cent mille. Tu pars à Annecy...

– Compris !... Les moyens ?

– Ceux que tu créeras. Je n'ai rien... Je t'aiderai dans toute la mesure du possible... À toi de jouer... Un dernier mot : tu vas agir contrairement aux conventions d'armistice. Si tu es découvert, tu ne seras pas couvert ; nous ignorons tout.

– C'est la règle du jeu. Merci ; j'ai compris.

Dès son arrivée à Annecy, Vallette d'Osia entreprend de soustraire à l'ennemi (il s'agit, en Savoie, de l'armée italienne) le maximum du matériel qui doit, selon les clauses de la convention d'armistice, lui être livré. Et, tout spécialement, de précieux canons antichars et des mortiers de 81 mm. Il réussit à détourner deux cents tonnes de matériel : de quoi armer, lorsqu'il le faudra, trois bataillons.

Avec l'aide d'officiers et de sous-officiers originaires de Savoie, qui trouvent dans la population les complicités nécessaires, des caches sont aménagées pour recevoir les précieux dépôts ; les gendarmes locaux affectent de ne rien savoir.

Dans chaque région de la zone sud, l'organisation clandestine du CDM (Camouflage de Matériel) regroupe des militaires, d'active et de réserve, qui savent bien que l'armement conditionne toute reprise des combats contre l'occupant.

Un impératif qui sera d'autant plus ressenti lorsque, après la dissolution de l'Armée d'armistice, consécutive à l'entrée des Allemands en zone sud, le général Verneau, ancien chef d'état-major de l'Armée, créera l'Organisation de Résistance de l'Armée (ORA), pour regrouper officiers et sous-officiers désireux d'agir dans la clandestinité.

À la périphérie du Vercors, le CDM est actif. Ainsi, un réseau a été constitué dans la Drôme. Mais il est démantelé fin 1942 par les arrestations, le découragement ou la peur de certains. Roger Chambrier, sous-officier de carrière au parc du matériel de Valence, réorganise le réseau et réussit à constituer des dépôts dans de nombreux villages et hameaux : une centaine de véhicules (le pseudonyme de Chambrier, Bagnole, lui va comme un gant !) seront ainsi à la disposition des résistants.

À Grenoble, Louis Nal assume la direction du groupe qui, en contact étroit avec le mouvement Combat, s'est constitué au Parc d'artillerie. Nal, capitaine d'artillerie pendant la guerre de 39-40, prisonnier puis rapatrié sanitaire, est affecté, après un séjour dans un sanatorium (où il devra retourner, après la guerre, sans espoir de guérison), a été aiiectc en novembre 1941 au Service des Matériels (artillerie) de Grenoble. Chef du Service des Transports du Parc d'artillerie, Nal, aidé de son subordonné et ami l'adjudant-chef Aimé Requet, continue l'action de détournement et de camouflage de matériel commencée, à Grenoble, par le capitaine Richard et les lieutenants Bertaux, Lancelon et Daruelle.

Lorsque fut entreprise l'occupation de la zone sud par les Germano-Italiens, en novembre 1942, le général Laffargue, commandant la subdivision - qui rêvait d'une vaste forteresse alpine comme bastion de la résistance militaire française - réunit ses chefs de corps en un conseil de guerre, à la mairie de Vizille. Mais il fallut rapidement déchanter et, tandis que les troupes italiennes occupaient Grenoble, l'ordre de démobilisation adressé aux cadres de l'armée française leur enjoignait de livrer armes el matériel à l'occupant. Certains officiers cédèrent à l'intimidation ou à un respect strictement interprété des traditions d'obéissance aux ordres, et une partie des armes qui, dans les mois précédents, avaient été si soigneusement camouflées regagnèrent le Parc d'artillerie.

Beaucoup furent démontées et rageusement jetées aux quatre coins des terrains incultes du Parc. Rapidement, Nal et ses adjoints entreprirent d'en récupérer le maximum, afin de reconstituer des stocks clandestins. " Les pièces, explique-t-il, étaient soigneusement nettoyées, graissées et assemblées ; le fonctionnement des armes ainsi remontées était vérifié. Plus tard, pour hâter la sortie du matériel, les pièces détachées furent évacuées en l'état. Nettoyage, remontage, vérification du fonctionnement s'effectuèrent à l'extérieur. Toutes ces opérations se faisaient, bien entendu, au milieu des rondes, des patrouilles et des sentinelles de l'armée occupante "

L'ingéniosité des équipiers de Nal était mobilisée pour sortir, au nez et à la barbe de l'ennemi, les armes récupérées : double fond aménagé dans une camionnette, grand coffre dissimulé entre le générateur et les épurateurs d'un véhicule équipé à gazogène, sacs de munitions glissés au milieu des sacs de bois de chauffage fournis au personnel du Parc d'artillerie... Une fois sorties, les armes étaient stockées dans des dépôts, à Grenoble et en banlieue. Les cachettes étaient fort diverses ; dans des usines, où l'on bénéficie de complicités actives, mais aussi en des endroits plus surprenants.

Louis Nal raconte, avec jubilation : " La Justice de Paix, quai Créqui, était devenue un véritable arsenal : mitrailleuses, fusils-mitrailleurs, mitraillettes, fusils, revolvers, munitions, explosifs, bombes incendiaires d'aviation y voisinaient, sous la protection du glaive de la justice. Rouget, dit " Roc ", le concierge, était à l'ouvrage. Aidé de ses hommes, il enterrait les munitions, emmurait les armes. Tout était cachette dans cet immense immeuble. Par centaines, les armes s'y glissaient, par centaines de milliers, les munitions. Nos juges, dans leurs audiences de simple police, ne se doutaient pas que sous le banc des prévenus gisaient des mitrailleuses et que sous le plancher où étaient posés leurs propres fauteuils étaient entassées des mitraillettes ! "

Louis Nal, en prenant la direction des groupes francs qui vont multiplier les coups de main à Grenoble et dans ses environs, anime une guérilla urbaine qui constitue un phénomène tout à fait nouveau – et même, à vrai dire, révolutionnaire – pour des officiers qui, comme lui, ont appris à faire une guerre " classique ". Mais la pression des circonstances provoque une telle évolution même chez les militaires les plus attachés aux traditions.

Ainsi, le lieutenant Narcisse Geyer a-t-il tout pour incarner le type le plus classique de l'officier. Fils de soldat – son père a été tué en 1918, moins d'un mois avant l'armistice –, il a fait Saumur et a gagné en 1939-1940, dans les rangs de la 4e division cuirassée commandée par un certain Charles de Gaulle, croix de guerre et citation à l'ordre de l'armée. Après l'armistice, ce cavalier-né se retrouve, en garnison à Lyon, au 11` Cuirassiers. C'est là que l'atteint, le 11 novembre 1942, l'humiliante consigne de devoir, avec son peloton, assurer l'ordre public tandis que les Allemands pénétreront dans Lyon, par le pont de la Boucle. Par une réaction de défi, Geyer entraîne ses hommes hors de Lyon, pour prendre le maquis. Mais une telle entreprise ne supporte pas l'improvisation. Geyer comprend, à temps, qu'il s'est jeté dans une impasse. Car où aller, avec ses cinquante-six cavaliers, leurs huit mitrailleuses et leurs quatre mortiers ? Partir n'est rien. Ensuite, il faut survivre et être opérationnels pour de futurs coups de main. Sinon, à quoi bon ? Or rien n'a été prévu, bien sûr, pour accueillir et abriter la petite troupe. Il faut donc se résoudre à regagner, la rage au cœur, la caserne de La Part-Dieu.

Ce n'est que partie remise. Quand les Allemands investissent, le 27 novembre, sa caserne, Geyer se précipite pour atteindre, avant eux, la salle d'honneur. Il faut sauver les étendards qui sont là, rappelant les faits d'armes de trois glorieuses unités – le 12e Chasseurs, le 9e et le 11e Cuirassiers. Geyer récupère à temps les précieux emblèmes et réussira à les faire discrètement sortir de la caserne. Grâce à lui, ils ne figureront pas dans les prises de l'armée allemande. Et ils constituent la promesse, symbolique, d'une renaissance des armes françaises.

Mais Geyer ne veut pas se contenter d'un symbole. Maintenant que l'ennemi est dans les murs, il faut prendre définitivement le large, reconquérir sa liberté d'action pour continuer la lutte. D'autant que les reproches reçus après sa fugue du 11 novembre lui ont révélé la pusillanimité de certains cadres. Tous les officiers ne sont pas animés, malheureusement, de ce feu intérieur qui brûle Geyer. Il faudra faire sans eux...

Geyer quitte donc sa caserne lyonnaise, le plus discrètement possible et sans espoir de retour.

Il a repéré, dans le cadre de manœuvres effectuées par son unité autour du camp de Chambarand au temps où il y avait encore une armée française, la région de la Galaure, dans le nord de la Drôme. Elle est propice à ceux qui cherchent un abri discret. Geyer retrouve, dans le village du Grand-Serre, le brigadier Lahmery qui était chargé des sports, dans son escadron. Partageant le même état d'esprit que Geyer, il était depuis longtemps en relation avec le réseau IOTA, du Comité Secret Militaire, destiné à repérer, au sein de l'Armée d'armistice, les hommes prêts à reprendre un jour la lutte sous une forme clandestine.

Les deux hommes sont rapidement rejoints par quelques-uns de leurs anciens soldats (Stévenon, Gabin, Gardette, Durand, Virieu, Cotin). Pour marquer sa volonté de perpétuer, au milieu des taillis de la forêt de Thivollet (dont Geyer adopte le nom comme pseudonyme), la tradition militaire, l'officier devenu chef maquisard continuera à porter, tout au long de sa vie clandestine, la grande tenue qu'il avait sur le dos lorsqu'il a fui Lyon : vareuse kaki, ceinturon et baudrier de cuir, képi aux couleurs de son arme – insigne de régiment, fourragère et décorations bien en vue. On pourrait faire plus discret mais le panache est une bonne recette pour conserver le moral. Et puis, c'est une façon de dire, tant aux soldats allemands qu'aux antimilitaristes engagés dans la Résistance, que l'armée française continue et sera aux premiers rangs des futurs combats...

Ainsi se constitue au pied du Vercors un premier noyau de résistance armée, grâce à quelques fusils MAS 36 et à de trop rares FM 24-29, provenant des stocks camouflés par le CDM et acheminés par les soins du commandant Descour et de son adjoint, le révérend père Guétet.

Le groupe, qui veut reconstituer le 11e Cuirassiers, dépend du lieutenant Arnaud, chef de l'ORA dans la Drôme. Il obéit lui-même aux ordres du commandant Descour.

Marcel Descour, saint-cyrien, cavalier, a participé, parmi les premiers, à la mise sur pied d'une organisation clandestine au sein de l'Armée d'armistice. Son objectif est ambitieux : reconstituer) avec quelques camarades aussi décidés que lui, un embryon d'Ecole de guerre. Le jour où la France pourra, enfin, rentrer dans la guerre, pour une juste revanche, il lui faudra des cadres militaires aguerris... Descour entreprend donc de sélectionner le personnel ad hoc – tant sur le plan de l'expérience et de la formation que des motivations.

Quand l'entrée des Allemands en zone sud sonne le glas d'une armée française agissant au grand jour, Descour opte immédiatement pour la clandestinité. Même objectif qu'auparavant mais, cette fois-ci, sans couverture officielle. Celui qui est devenu " Bayard ", pour ses camarades de l'ombre, reçoit du général Revers, chef de l'ORA après les arrestations successives du général Frère et du général Verneau, le commandement de la région R1 (c'est, géographiquement, l'équivalent de l'actuelle région Rhône-Alpes).

Ainsi se met en place un tissu territorial destiné à coordonner les efforts, d'abord épars, de ceux, civils et militaires, qui veulent agir concrètement contre la présence de l'occupant.

L'ambition, toute naturelle, de beaucoup des officiers qui ont choisi de s'impliquer dans cette dangereuse aventure, est de reconstituer, dans la clandestinité, leur unité dissoute. De façon à ce que la reprise des combats se fasse sous les vieux drapeaux, étendards et fanions, symboles d'une armée qui veut se persuader qu'elle a perdu une bataille, mais non la guerre.

Lorsque, le 28 novembre 1942, le commandant Albert de Seguin de Reyniès a réuni ses hommes du 6` bataillon de chasseurs alpins au sud de Grenoble, il a des sanglots dans la voix pour leur dire que ce n'est qu'un au revoir. Un jour, ils se retrouveront tous, dans la lutte, sous les trois couleurs symbole de la pérennité française. Et, dans les yeux de ses chasseurs chantant à pleins poumons la Sidi-Brahim, le commandant de Reyniès a lu la plus belle des promesses.

Un potentiel humain existe donc, dans l'Isère, où pourra puiser la Résistance. Mais quel rôle pourrait jouer le Vercors dans le grand élan de renaissance nationale ? Au pied des hautes falaises qui semblent murer le massif dans sa solitude, un homme s'est posé, très tôt, la question. Il s'appelle Pierre Dalloz.

Sorti de l'Institut polytechnique de Grenoble, Dalloz a fait ce qu'il est convenu d'appeler " une belle carrière " : il a été directeur du Syndicat d'initiative de Grenoble, secrétaire général du Touring Club de France, puis chargé de mission, en 1939, au Secrétariat général de la Présidence du Conseil, avant d'être appelé par Giraudoux au commissariat à l'Information. Il s'est réfugié, après la fin des hostilités, dans sa maison des Côtes-de-Sassenage, à quelques kilomètres de Grenoble, au pied du Vercors – " les Alpes ayant pour moi, écrit-il dans ses souvenirs, valeur de citadelle "'. Là, il coupe son bois et lit saint Bernard de Clairvaux dans le texte.

Cet intellectuel frotté de politique est aussi un montagnard, un vrai : rédacteur en chef de la revue du Club Alpin Français, il a souvent cherché, dans l'escalade de quelque beau sommet alpin, la paix de l'âme – celle que l'on trouve entre ciel et abîmes.

Dalloz, totalement rétif à l'égard des mots d'ordre vichyssois, ne fréquente que quelques amis choisis. Parmi eux, Jean Prévost.

Né en 1901, ce Normand, fils d'un couple d'instituteurs, a fait l'École normale supérieure avant de choisir le journalisme. Il s'est fait remarquer, dès 1925, par un livre, Plaisir des sports, où il exalte la joie qu'apporte l'effort physique, par exemple, celui du coureur à pied : " Pousser contre soi-même, se faire user par le temps, s'user jusqu'au fond en un temps donné, c'est le plus vif plaisir du monde. "

Ce sportif, bâti en athlète, est grand lecteur de Nietzsche. Il se donne une morale hautaine : " On ne meurt que pour le plaisir de rester digne de soi-même. " Critique littéraire avisé – il découvre et fait connaître Saint-Exupéry, qui lui dédiera Terre des hommes – Prévost a une passion pour Homère (l'Odyssée est, pour lui, " le meilleur vin de la littérature humaine "), Baudelaire et Stendhal. C'est d'ailleurs dans l'étude de Stendhal que Prévost se réfugie après la défaite de la France. Il prépare une thèse, La Création chez Stendhal, qui l'amène souvent à Grenoble et, donc, à séjourner chez Dalloz.

C'est ainsi que ces deux hommes, depuis longtemps en communion de pensée, seront séduits par la même idée, un jour de mars 1941, alors qu'ils sont en train de bûcheronner. Entre deux coups de cognée, Dalloz lève la tête vers le Vercors, qui les domine de sa masse calcaire, et dit à son ami :

– Il y a là une sorte d'île en terre ferme, deux cantons de prairies protégées de tous les côtés par une muraille de Chine. Les entrées en sont peu nombreuses, toutes taillées en plein roc. On pourrait les barrer, agir par surprise, lâcher sur le plateau des bataillons de parachutistes. Puis le Vercors éclaterait dans les arrières de l'ennemi.

Cette évocation allume des feux d'allégresse dans les yeux de Jean Prévost. Voilà résumé, par Dalloz, l'enjeu stratégique du Vercors. Il est suggéré, bien sûr, par la géographie. Le Vercors est en effet un bastion naturel, de soixante kilomètres de long sur quarante de large, qui se dresse, à mille mètres d'altitude, aux avant-postes des Alpes, en dominant tout à la fois les vallées du Rhône, de l'Isère et du Drac. Quand on est au bord des hautes falaises qui dominent ces vallées, on a l'impression de contempler le paysage – cette marqueterie de champs, de bois et de cours d'eau – depuis un avion.

Les voies d'accès, pour pénétrer à l'intérieur du massif, sont aussi peu nombreuses qu'impressionnantes ; routes sinueuses taillées à même le rocher, en d'acrobatiques encorbellements qui donnent le vertige au cœur le mieux accroché. Peu nombreuses, ces routes carrossables peuvent être facilement coupées, compte tenu de la topographie ; elles sont d'ailleurs menacées par de fréquentes chutes de pierres. Seuls autres passages éventuels, des sentiers de chèvres permettent, à la périphérie du massif, de se hisser le long des falaises jusqu'à des " Pas " (nom local des cols) qui, entre deux zones de crêtes déchiquetées par le gel et le vent, donnent accès au plateau sommital. Pour utiliser de tels passages il vaut mieux avoir le pied montagnard... et, en hiver, la neige bloque tout.

Si l'on emprunte les rares routes, il faut passer par des gorges étroites, au fond desquelles cascadent des eaux laiteuses. Sur le plateau, des bois touffus, où le néophyte peut tourner pendant des jours sans retrouver son chemin – surtout lorsque le brouillard se met de la partie – laissent par endroits la place à de grasses prairies. Tout au moins dans le nord. Dans la :partie méridionale, drômoise (la moitié septentrionale du Vercors appartient au département de l'Isère), le paysage prend un aspect plus méditerranéen. Dans un relief karstique, typique des zones calcaires, une lumière déjà provençale fait ressortir la blancheur des roches, tandis que chênes et pins donnent au paysage un visage plus riant que le noir manteau des sapins du Vercors septentrional. Partout, au sud comme au nord, des trous s'ouvrent dans la roche travaillée par l'érosion, sombres portes d'un mystérieux royaume – paradis, aujourd'hui, des spéléologues.

À celui qui connaît un tant soit peu le pays, le Vercors offre ainsi d'innombrables possibilités pour dissimuler hommes et matériel. C'est un pays né pour abriter des partisans – pour être, selon l'expression de Dalloz, " plate-forme d'invasion dans les arrières de l'ennemi ".

Dalloz est donc convaincu de cette vocation dès le printemps 1941, alors que la Résistance est encore un phénomène très embryonnaire, limité dans l'Isère au groupe de Louis Nal, voué au camouflage du matériel militaire.

Passent les mois. La Résistance s'étoffe et l'occupation de la zone sud par les Allemands, en novembre 1942, fouette nombre d'énergies. Ne serait-il pas temps de concrétiser l'idée, un peu romantique, de la " citadelle du Vercors " ? Encouragé par la réaction enthousiaste qu'il a enregistrée, en parlant de l'affaire à Jean Lefort, sous-lieutenant de chasseurs alpins au beau palmarès de guerre, Dalloz décide de mettre noir sur blanc sa vision d'un Vercors transformé en tête de pont de la future reconquête alliée : pour " vendre " cette idée à des responsables de la Résistance, il faut rédiger un argumentaire. Ce qu'il fait, une nuit de janvier 1943. " L'instant, se souvient-il, fut lourd pour moi de responsabilité, de résolution, d'espérance. "

Dalloz ne le sait pas encore, mais il vient, en noircissant trois feuilles de papier, de sceller le destin de plusieurs milliers d'hommes.

Son idée, pour se concrétiser, doit avoir l'aval de responsables régionaux de la Résistance, seuls à même de la transmettre au plus haut niveau du commandement. Car, Dalloz en est persuadé, " son " Vercors doit s'inscrire dans la stratégie d'ensemble des armées alliées.

C'est à Lyon, qui mérite déjà son futur surnom de capitale de la Résistance, que Dalloz va faire la rencontre décisive. Yves Farge, journaliste au quotidien Le Progrès, est un personnage-clé de la Résistance lyonnaise. Il manifeste immédiatement son intérêt pour le texte de synthèse que lui a remis Dalloz, au milieu du joyeux brouhaha d'un des cafés les plus fréquentés de la presqu'île lyonnaise.

Sa lecture terminée, sa conviction est faite. Il assure Dalloz qu'il va transmettre sans tarder son mémoire à " Max " et que celui-ci sera certainement séduit par un tel projet. Dalloz ne sait pas encore, alors, que " Max " est le pseudonyme de Jean Moulin, chargé par de Gaulle de réaliser l'unification de la Résistance.

Le 31 janvier Yves Farge, venu tout spécialement à Grenoble, donne à Dalloz le feu vert de " Max " et de premiers subsides – vingt mille francs. Il faut travailler à la concrétisation du projet. Farge se charge, pour ce faire, de mettre en contact Dalloz et les équipes de résistants déjà implantés dans le Vercors. Les dés en sont jetés ; le Vercors deviendra un des hauts lieux de la Résistance française.

Chapitre 1

QUAND L'IDÉE SE FAIT CHAIR

" Soyez, à midi et quart, dans la salle des pas perdus de la gare de Perrache. Vous y rencontrerez Alain. "

Quand ce message est arrivé, début février 1943, à la Grand'Vigne, la maison où Pierre Dalloz poursuit ses savantes études sur saint Bernard, il comprend que l'heure de l'action a sonné.

Le 10, il est exact au rendez-vous. Il y retrouve Yves Farge. Quelques instants plus tard, ils sont abordés par un homme qui leur glisse rapidement, au milieu des voyageurs pressés, qu'il leur faut prendre le train pour Bourg-en-Bresse. Où ils entreront en contact avec " le général ". Signe de reconnaissance ? Un numéro de Signal, l'hebdomadaire favori des collaborateurs - la Résistance sait avoir le sens de l'humour - tenu bien en vue...

Dalloz n'est pas curieux de nature. Mais tout de même...

– Qui est ce général ? demande-t-il à Farge, dans le train poussif qui les emmène à Bourg.

– C'est " Vidal ". Le délégué militaire national. Je n'en sais pas plus.

La réponse a de quoi impressionner le moins émotif. Peu de Français peuvent, alors, se vanter d'avoir rencontré celui qui a reçu mission d'organiser la Résistance armée dans une France désormais totalement occupée par la Wehrmacht.

À la gare de Bourg, Farge et Dalloz voient s'approcher un homme aux tempes grisonnantes, qui marche d'un pas rapide et décidé. On devine, sous l'apparence anodine donnée par un manteau très " civil ", orné d'une large pochette de soie blanche, l'officier de tradition. " Vidal " est, en effet, le général de division Charles Delestraint, spécialiste avéré mais incompris, tout comme un certain Charles de Gaulle, des blindés dans une France d'avant-guerre persuadée d'être, avec son infanterie, la meilleure du monde, invincible.

Delestraint a toujours refusé " l'esprit de routine et la facilité, la somnolence des bureaux et des états-majors ". Sa plongée dans la clandestinité a été, pour lui, la conséquence d'une évidente nécessité : la guerre continue mais, certes, sous d'autres formes que celles qu'on enseigne à l'École de guerre...

Proposé par Henri Frenay comme chef de l'Armée Secrète, Delestraint a été officiellement installé dans cette fonction, par Londres, en novembre 1942. Sa mission n'est pas simple : il faut fédérer, dans le cadre de l'Armée Secrète, les groupes paramilitaires dont se sont dotés les divers mouvements de résistance.

Mais il y a les susceptibilités " de boutique " – chaque chef de mouvement voulant garder son autonomie et ses troupes; et aussi, les clivages politiques. La Résistance regroupe en effet des hommes de toutes sensibilités, de l'extrême droite maurrassienne jusqu'à l'extrême gauche communiste, qui a basculé dans la Résistance en juin 1941, quand l'Allemagne est entrée en guerre contre l'URSS. Les faire cohabiter, le plus harmonieusement possible, n'est pas une mince affaire.

– La seule chose que je vous demande, assure Delestraint à ses divers interlocuteurs, c'est de reconnaître l'autorité de De Gaulle.

Ce qui ne va pas de soi pour tout le monde.

En principe, parallèlement à la création des Mouvements Unis de la Résistance (MUR), qui regroupent en mars 1943, sous la houlette de Jean Moulin, les principaux mouvements de la zone sud, l'unification des groupes armés de ces organisations sera acquise au printemps 1943. Certes, Jean Moulin a quelque mal à imposer son autorité. Mais il dispose d'un argument de poids : sa Délégation générale, qui a le " fil direct " avec Londres, en reçoit argent et postes de radio – à charge pour elle de répartir ensuite les moyens. C'est un argument assez convaincant.

Delestraint est cependant bien placé pour savoir que les Francs-Tireurs et Partisans (FTP), bras armé du Parti communiste, et l'Organisation de Résistance de l'Armée (ORA), issue de l'Armée d'armistice et ouvertement anticommuniste, rechignent à intégrer une organisation unifiée.

Les trois hommes qui se retrouvent devant la gare de Bourg-en-Bresse, en ce 10 février 1943, ne sont pas là pour régler ce genre de problèmes. La raison de leur rencontre, pour être de portée plus limitée, n'en est que plus en prise sur l'action directe.

Après de rapides présentations entre " Bessonneau " (Farge), " Senlis " (Dalloz) et " Vidal ", ce dernier entraîne ses nouveaux compagnons dans les rues somnolentes de Bourg. Dalloz, qui a vécu une partie de son enfance dans cette ville, constate que " Vidal " se dirige vers une maison située avenue d'Alsace-Lorraine : " Je nous sais, notera-t-il dans ses mémoires, à deux pas du pâtissier Nivon dont les éclairs au chocolat ont été les péchés de ma douzième année. " Comme quoi les moments les plus pathétiques peuvent être éclairés par un souvenir d'enfance...

Il faut chercher un moment, en grattant des allumettes, la serrure d'une porte hospitalière, celle d'une désuète agence d'assurances, avant de pénétrer dans un bureau, bien isolé de la rue par d'épais volets. Après l'arrivée de " Richard " – le général de corps d'armée Desmaze, adjoint de Delestraint –, Dalloz présente les documents qu'il a apportés : le texte de son rapport, une carte, des photographies. Il va s'appuyer sur eux pour défendre son projet. La gorge un peu sèche, car il est conscient de l'enjeu, il justifie le choix du Vercors comme base de guérilla pour le jour J, les maquisards et les troupes aéroportées jetant la perturbation sur les arrières d'un ennemi polarisé par le débarquement allié. Il insiste sur la répartition des tâches et les impératifs à respecter :

– La mission des maquis serait de verrouiller les accès du plateau pendant deux ou trois jours, de protéger une invasion du Vercors par les airs, d'accueillir les éléments aéroportés, de les conduire à leurs positions en vue de raids immédiats et puissants en direction de Grenoble et Valence. Ainsi serait coupée la retraite ennemie. Le succès d'un tel plan suppose. la surprise et le choix judicieux de la date d'intervention, dans les jours qui suivront un débarquement sur les côtes de Provence.

" Vidal ", impavide, prend des notes.

– Je ne connais pas le Vercors. Vous dites qu'on peut en contrôler facilement les accès ?

Dalloz, carte en main, pointe les routes, décrit le relief. – Bien. J'emporte vos documents avec moi. Ils seront à Londres sous peu.

Farge et Dalloz échangent un regard de complice satisfaction. Si tous les officiers français avaient la même audace d'esprit que " Vidal " ! Ils sont obligés de lui dire quelle fut leur déconvenue lorsque, à leur demande, leur ami Pourchier, qui commandait, avant la guerre, l'École militaire de haute montagne de Chamonix, avait contacté le général L... en son hôtel de la Division, au cœur de Grenoble, pour lui expliquer combien la Résistance souffrait d'une pénurie d'officiers – alors que, rappelle Dalloz, " la France touchait en ce temps-là le fond de l'abîme ". Réponse dilatoire. Le général estimait " compromettant pour lui " de recevoir des gens agissant dans la clandestinité. Des gens venus lui proposer, pourtant, de quoi plaire à un chef militaire rendu impuissant par l'occupant : mettre à la disposition de ceux qui voulaient se battre de jeunes officiers n'ayant plus, depuis novembre 1942, ni emploi, ni troupes, ni, tout simplement, de raison d'être...

En fait, L... n'était pas apte, psychologiquement, à faire face à une telle situation. Il faisait partie de ces attentistes que Dalloz définit comme " respectueux du Pouvoir et de l'ordre établi, prisonniers des routines de la vie familiale et de la profession " ; en leur trouvant, malgré tout, quelque excuse : " Dans une guerre non conformiste comme celle que nous eûmes à subir pendant quatre ans, l'acte de résistance prenait un aspect politique pour beaucoup rebutant. "

Et pourtant, les maquis auraient eu grand besoin, pour leur encadrement, d'officiers disponibles, de véritables professionnels de la guerre. " Vidal " tranche sèchement :

– Laissez ces gens à leur sommeil. Le Vercors, désormais, dépendra de moi.

Reste la question, délicate, de la cohabitation entre la structure militaire qui doit se mettre en place dans le Vercors – puisque c'est bel et bien une bataille qu'il faudra engager, à partir de cette base – et les mouvements de résistance déjà implantés. Le débat est vite tranché, puisque seul le mouvement Franc-Tireur a créé des groupes dans le massif. Il s'agira donc d'assurer la liaison entre les réseaux de Franc-Tireur et la future organisation militaire.

Mais " Vidal ", soucieux d'éviter tous tiraillements internes au sein de la Résistance se fait insistant :

– Coupez court en mon nom à toutes les ambitions qui pourraient naître. Le Vercors doit rester sur le plan militaire et national.

C'est bien ainsi que Farge et Dalloz conçoivent leur action. Il est décidé, d'ailleurs, avant de se séparer, qu'ils seront désormais en liaison permanente, Farge assurant les contacts avec Jean Moulin et les mouvements de résistance tandis que Dalloz devra constituer une équipe axée sur la préparation militaire du projet Vercors. Lequel a été baptisé par Delestraint :

– Nous lui donnerons le nom de code de Projet Montagnards.

Aussi est-ce avec émotion que Dalloz entend, au soir du 25 février, l'un de ces étranges messages que diffuse quotidiennement la BBC :

– Les montagnards doivent continuer à gravir les cimes. Dalloz devait se souvenir, bien des années plus tard, de " cette voix (...) qui, du captif que vous étiez, faisait enfin un homme libre : la minute était belle et valait tous les risques ". À l'évidence, Delestraint avait su faire comprendre, à Londres, l'intérêt du Plan Montagnards.

Dès les jours suivants, Dalloz se met au travail. À plusieurs reprises, il monte avec Farge sur le plateau du Vercors, pour repérer des terrains adaptés aux opérations envisagées.

– Il faut, explique-t-il à son compagnon, découvrir deux types de sites ; des terrains écartés, propres à des parachutages clandestins, et des aires d'atterrissage, pour que le Vercors joue son rôle de plate-forme d'invasion : il peut accueillir d'importants contingents aéroportés.

Le travail de repérage est facilité par certaines complicités locales. Beaucoup de gardes forestiers de la région de Villard-de-Lans sont en effet acquis à la Résistance, grâce à Rémi Bayle de Jessé, inspecteur des Eaux et Forêts pour la partie nord du Vercors.

– Vous pourrez, a-t-il dit à Dalloz, compter tout spécialement sur le garde Verdure.

Celui-ci, qui occupe la maison forestière de la Croix-Perrin, entre Lans et Autrans, est particulièrement hospitalier. Non content de nourrir abondamment ses visiteurs – ce qui est appréciable, pour des citadins, en ces temps de restrictions – il stocke chez lui des cartes que Dalloz, sous couvert d'une mission d'inspection des sites, que justifient ses fonctions au Syndicat d'initiative de Grenoble, a fait acheter en grand nombre à Grenoble, à Lyon et même à l'Institut géographique national de Périgueux. Un jour, le garde entraîne Farge et Dalloz en pleine forêt :

– Venez, j'ai quelque chose à vous montrer...

Après de longues minutes de marche en sous-bois, il écarte, d'un air réjoui, des branchages amoncelés sur le sol rocheux. Dans un grand trou s'entassent, soigneusement rangées dans des caisses, six tonnes de dynamite, dissimulées là, par l'armée, au lendemain de l'armistice. En attendant des jours meilleurs...

Voitures et camionnettes à gazogène des Eaux et Forêts sont mises à contribution pour sillonner commodément les routes et chemins – et les gendarmes rencontrés ne semblent pas s'émouvoir de ces va-et-vient, détournant les yeux au passage de ces étranges touristes.

Leur " tourisme " permet à Dalloz et à Farge de repérer plusieurs terrains possibles pour des parachutages.

– Certes, remarque Dalloz, nous avons entre Lans et Villard, entre Méaudre et Autrans, de vastes prairies qui feraient l'affaire pour des parachutages. Mais ce ne serait pas très discret... Et puis le sol est trop spongieux, les clôtures et les fossés interdisent d'y aménager une piste d'atterrissage.

Il faut chercher encore. Un jour, partis de Corrençon, ils gravissent, dans la neige, les pentes qui dominent à l'ouest le petit village, franchissent le Pas de la Sambue et dévalent, de l'autre côté, vers la haute prairie d'Herbouilly. L'endroit est idéal, bien dégagé de la forêt, éloigné de tout. Au centre de la prairie, cependant, un chalet.

– D'après les gens de Corrençon, le propriétaire est suspect...

– On va s'en occuper. Nous n'avons pas le droit de prendre de risques.

Une équipe spéciale de résistants lyonnais, envoyée par Farge, incendie quelques jours plus tard le chalet.

Il reste, cependant, à trouver le lieu aménageable en vaste piste d'atterrissage, pour l'arrivée des avions alliés chargés de troupes. C'est dans le sud du massif que Dalloz et Farge vont le dénicher, le 3 mars. Accompagnés ce jour-là de Pupin et de Samuel – la liaison est faite, désormais, avec les groupes de Franc-Tireur – ils traversent la partie méridionale du Vercors, jusqu'à Vassieux.

– Messieurs, voici ce qu'il nous faut !

Dalloz tâte du pied l'élasticité du sol, évalue d'un coup d'œil les dimensions du futur terrain d'atterrissage.

– Les approches aériennes sont bien dégagées, surtout du côté sud.

– Adopté. Le Plan Montagnards sera axé sur Vassieux.

Peu de voitures, à l'époque, passent à Vassieux. Pour donner le change, les quatre hommes, accompagnés d'un ami, Georges Cierge, qui exploite en bordure de la route une petite fabrique de semelles de bois, vont au bistrot du pays jouer aux marchands de bois, qui envisageraient d'installer dans le coin une scierie... Les paysans visés par cette mise en scène ne sont pas dupes. Dans les jours suivants, le bruit court que le général de Gaulle va incessamment tomber du ciel...

Il est bien difficile de maintenir, dans les villages du Vercors où tout le monde se connaît, la discrétion souhaitable. Au retour, l'équipe s'arrête pour déjeuner à La Chapelle, à l'hôtel Bellier. Elle est accueillie par un sonore :

– Ah, voici ces Messieurs de la Résistance !

La serveuse, avec son grand sourire, ne voit pas où est le mal...

Tout en prospectant en tous sens le plateau du Vercors, Dalloz a constitué, selon les instructions reçues, un premier groupe de travail, pour préciser et étoffer le Plan Montagnards.

Outre Bayle de Jessé, qui apporte l'infrastructure des Eaux et Forêts, Dalloz a recruté Marcel Pourchier et Alain Le Ray.

Le commandant Pourchier est un organisateur-né : il a fait ses preuves en 1940, lors de la bataille de Narvik, comme chef du 4e Bureau du général Béthouart, ce qui lui donnait la responsabilité des approvisionnements et des transports.

– Je vous confie, lui dit Dalloz, l'inventaire du Vercors en vivres, en logements, en véhicules. Vous serez assisté par Max Chamson, qui est très officiellement mon collaborateur à l'inspection des sites, dans le cadre de mon travail au Syndicat d'initiative de Grenoble.

Pourchier habite Nice, mais a répondu au premier appel de Dalloz. Lui faut-il un alibi pour justifier sa présence dans le Vercors ? Il rassure Dalloz :

– J'ai de bonnes raisons pour venir à Grenoble. Les éditions Arthaud composent en ce moment un manuel d'alpinisme dont j'ai écrit le texte.

Pendant plusieurs semaines, Pourchier sillonne le Vercors, de hameau en hameau et de ferme en ferme. Puis il fait son rapport à Dalloz :

– Le Vercors peut accueillir une troupe nombreuse. Voici l'inventaire précis de toutes les ressources.

La logistique assurée, il faut étudier les données stratégiques et tactiques du Plan Montagnards. Cela, c'est l'affaire du capitaine Alain Le Ray, ancien du 159e régiment d'infanterie alpine. Dalloz l'a rencontré grâce à Max Chamson.

– Le Ray est un montagnard, explique Chamson, qui a fait de belles courses, très " pêchues ", en Oisans. C'est un cas. Il a commencé sa carrière militaire par une licence d'allemand ! Fait prisonnier en 1940, il s'est évadé de la forteresse de Colditz – c'était une première – puis il est passé en Suisse entre les deux tampons d'une locomotive !

La description a de quoi séduire. Mais, lors du premier contact avec Le Ray, Dalloz constate que l'officier est, autant qu'un audacieux, un esprit pondéré et réfléchi, qui n'entend pas se jeter inconsidérément dans n'importe quelle folie. Son analyse est froide et lucide :

– L'armée est hésitante. Le général de Gaulle la sollicite. Les appels du général Giraud la touchent aussi. Elle veut rester pour le moment indépendante.

Puis il ajoute – sans que le ton de sa question soit d'ailleurs le moins du monde hostile :

– Sans doute êtes-vous gaulliste ?

Dalloz, un peu surpris, tient à préciser :

– Il me semble que la position du général de Gaulle a au moins le mérite de la clarté. Cela dit, le général de Gaulle n'est que l'un des nôtres. Même s'il n'existait pas nous serions résistants.

Et, craignant d'avoir été un peu sec, il se fait plus conciliant – car il a besoin de Le Ray :

– Venez donc avec nous étudier le Vercors sans préjuger du général dont l'événement disposera. De Gaulle ou un autre.

Dalloz a été convaincant ; Le Ray lui promet son concours – et apporte celui, précieux, de trois lieutenants, Costa de Beauregard, Jeannest et Régnier.

Voilà, pour instruire les maquisards, des recrues de grande qualité. Le Savoyard Costa de Beauregard, ancien chef de section d'éclaireurs-skieurs, a été décoré de la Légion d'honneur en 1939-1940. C'est un entraîneur d'hommes hors de pair, avare de paroles – il est " peu causant ", disent ses hommes – mais toujours en pointe lorsque sonne l'heure de l'action.

Le Ray s'est attelé aussitôt à la tâche. Dalloz avait été précis :

– L'aspect militaire du Plan Montagnards, c'est vous. Vous étudiez donc toutes les données qui nous permettront d'avoir une idée précise des possibilités – et des besoins – en hommes, matériel, organisation du territoire...

Le Ray a fait, selon ses habitudes, un travail méthodique. Analyses des capacités de défense du plateau, définition de plans de feu, calcul des effectifs, de l'armement et des munitions. Rien n'est laissé au hasard. Tout est chiffré, en fonction de deux hypothèses.

Le Vercors sera un simple repaire de corps francs, d'où seront lancés, au jour J, des raids vers les voies ferrées, les routes, les ponts, les lignes électriques, les installations industrielles, afin de désorganiser des unités allemandes cherchant à tenir la ligne des Alpes ou l'axe de la vallée du Rhône. Où – et c'est évidemment beaucoup plus ambitieux – il s'agira de créer une zone de territoire libéré, d'où partiront non seulement des raids de perturbation et de diversion mais aussi et surtout un appel au soulèvement national – prenant toute sa valeur si l'on imagine que de Gaulle puisse être physiquement présent au cœur du Vercors – et des opérations de plus grande envergure.

Le rôle des parachutistes alliés sera alors déterminant. Les unités parachutistes apparaissent encore, à cette époque, comme une bien audacieuse innovation. Mais les Soviétiques n'ont-ils pas, dès 1936, intégré dans leur stratégie l'utilisation de telles troupes ? Et les Allemands n'ont-ils pas fait la démonstration, en 1940 en Hollande, en 1941 en Crète, de l'efficacité d'une telle arme ?

Dans la seconde hypothèse envisagée, Le Ray avance des
chiffres relativement impressionnants, compte tenu des
moyens de la Résistance, dans les premiers mois de 1943:
– Il faudra environ huit mille hommes, pour tenir le Ver-
cors, face aux pressions ennemies, pendant quatre ou cinq
jours ; ils seront répartis entre quinze zones de commandement dont chacune aura l'effectif d'un bataillon d'infanterie –, regroupées en cinq secteurs, chacun d'eux recevant une délimitation géographique précise, pour éviter les chevauchements de commandement, et une dotation en matériel correspondant à ses besoins, compte tenu de la topographie.

- Quels sont les chiffres, pour l'armement ?

- J'estime les besoins à sept cent quatre-vingt-quinze fusils-mitrailleurs, autant de mitraillettes, six mille trois cent soixante mousquetons et pistolets, cinq canons antichars et quinze mortiers. Ces derniers seront indispensables.

Ce point est bien souligné au cours des réunions où se retrouvent, pour faire le point, Dalloz, Le Ray et leurs coéquipiers.

– Vous savez, rappelle Le Ray, qu'il n'y a pas de défense possible en terrain de montagne sans la présence de mortiers, armes à tir courbe.

– En munitions, il faut prévoir dix fois le poids des armes ?

– C'est un minimum. Et il est indispensable d'axer l'entraînement de nos hommes, en priorité, sur le tir, pour éviter le gaspillage de munitions, au moment des combats.

– Et les parachutages ?

- J'ai retenu neuf emplacements de parachutage - dont deux terrains particulièrement discrets, pour des parachutages clandestins destinés à ravitailler dans un premier temps le plateau en armement de première nécessité.

– Les verrous ?

– Le plateau sera isolé du reste du monde, au jour J, par la destruction des ponts et des routes, aux passages les plus malaisés. Plus aucun véhicule ne passera.

Ainsi, tout est au point, au début d'avril 1943, quand le général Delestraint arrive chez Dalloz, aux Côtes-de-Sassenage. Il s'agit de lui présenter un premier bilan du travail effectué.

- Vous savez, dit-il à Dalloz, que je ne connais pas le Vercors. Je veux me rendre compte par moi-même de ses possibilités.

- Mon général, qui voulez-vous voir ?

- Tout votre groupe.

Dalloz a donc réuni chez lui une douzaine de personnes. Certains ont été postés en guetteurs aux alentours, par sécurité. Chacun des responsables intervient pour faire le point sur son domaine d'activité. Farge décrit les camps de maquisards répartis dans le Vercors depuis quelques mois, et raconte leur vie quotidienne ; Pourchier énumère les moyens logistiques disponibles, pour les transports, l'organisation des cantonnements, les vivres. Le Ray décrit le dispositif de bataille prévu. Dalloz situe sur la carte les terrains de parachutage et d'atterrissage reconnus au cours des semaines précédentes.

Dalloz récapitule, au nom de ses amis, le Plan Montagnards, en traçant de son doigt, sur la carte, devant un " Vidal " très attentif, positions et mouvements de troupes :

– Les Alliés débarqueront sur les côtes de Provence. Les Allemands se porteront au-devant de l'attaque. Mais, inquiets sur leurs arrières, ils reflueront. À ce moment interviendra le Vercors. Il sera verrouillé.

Il pique des épingles sur la carte :

– Ces dix épingles rouges situent les points d'arrêt. Les Alliés lâcheront, avec leur armement, des formations de parachutistes, dans la plaine de Vassieux, dans la plaine d'Autrans, dans la plaine de Lans.

Il ajoute d'autres épingles :

– Aux points marqués en vert, les parachutistes seront ras-semblés. Des raids seront aussitôt lancés vers Grenoble et Valence. Ce sera le signal de l'insurrection dans tout le Sud-Est. Lyon tombera.

Le Ray, pour éviter toute ambiguïté sur la conception d'ensemble, ajoute à son tour :

– Il ne faut surtout pas concevoir le Vercors comme un bastion défensif, jouant sur le long terme. Son rôle, c'est d'aggraver le désordre provoqué chez l'ennemi par le débarquement allié. Il s'agira, pour les troupes amies, non de s'incruster dans le Vercors mais d'y prendre pied par surprise dans le but d'en sortir et d'attaquer, tout de suite. Il s'agira non de " tenir " mais de pousser dans tous les sens. Le dispositif est destiné à éclater sans tarder.

" Vidal " approuve. Et, très satisfait de ce qu'il a vu et entendu, il va ravir tout l'auditoire, qui sable joyeusement le champagne après la réunion de travail:

– J'ai vu il y a quelques jours à Londres le général de Gaulle. Je lui ai dit ce que vous faites. Il m'a chargé de vous encourager et de vous remercier.

Le lendemain, pour parfaire l'information de " Vidal ", en lui montrant la nature du terrain, Dalloz, Farge et Bayle de Jessé l'emmènent pour un large périple. Après s'être hissée le long des gorges d'Engins, la voiture à gazogène des Eaux et Forêts s'engage, à partir de Lans, sur la route de Saint-Nizier. Dalloz fait arrêter la voiture au bout de quelques minutes. La nature est triomphante : sous le soleil d'avril, la vie renaît par-tout, affirmant ses droits avec éclat. Mais les hommes qui sont là imaginent, dans le paisible paysage qui s'étale devant eux, le fracas des futurs combats.

– Voyez, mon général, dit Dalloz. Nous sommes sur le plateau de Saint-Nizier. C'est le seul point faible du Vercors. Le village même de Saint-Nizier ne devrait pas, à mon sens, être tenu par nos hommes. Cela exigerait en effet beaucoup de monde et un important matériel car, depuis Grenoble, l'accès est relativement aisé pour les Allemands.

Il tend le bras vers le paysage :

– La meilleure position, pour arrêter l'ennemi, serait là-bas : la profonde coupure des gorges du Bruyant, la longue section de route qui, à travers les prairies, pourrait être couverte par notre feu, la forêt avoisinante qu'on rendrait impraticable par des abattages d'arbres et des éboulements...

La voiture repart vers Lans, puis Méaudre, Autrans, les gorges de la Bourne. " Vidal " est impressionné par le paysage. À l'évidence, les rares ponts qui franchissent les gorges une fois coupés, tout le sud du Vercors pourrait être isolé – donjon de pierre au cœur de la forteresse.

– Alors, mon général, demande Dalloz d'un air satisfait, nous alignons face au Vercors von List, Rommel et Guderian. Que feront-ils ?

" Vidal " concède :

– Il est de fait que le Vercors peut être impénétrable à tout blindé.

Ce constat prend toute sa portée, au point de vue psychologique, quand on sait quels tristes souvenirs a laissés, aux officiers français, la ruée des chars allemands, au printemps 1940. Rien, à l'évidence, ne pouvait alors leur résister. Mais, devant les falaises du Vercors, les crocs du dragon germanique ne seraient-ils pas limés ? À quoi serviraient à la Wehrmacht ses divisions blindées devant un massif rendu impénétrable ?

C'est le cœur rasséréné par cette conviction – et celle d'avoir définitivement acquis à leurs idées " Vidal " – que Dalloz et ses amis voient repartir le vieux général vers son destin.

Chapitre 2

VIVRE AU MAQUIS

Le Plan Montagnards s'appuie sur une réalité humaine, les maquisards. Ce sont eux, en effet, qui devront tenir le terrain, face aux Allemands, pour laisser le temps aux paras alliés d'arriver et de se concentrer, avant de lancer leurs offensives vers les plaines. Or le Plan Montagnards et les camps de maquisards sont nés d'initiatives totalement séparées au départ. Dalloz et ses amis d'une part, les animateurs de Franc-Tireur de l'autre. Ils ne se connaissent pas, mais leurs initiatives s'avèrent, nécessairement, complémentaires. Grâce à Farge, la liaison est établie en février 1943 et dès lors le Plan Montagnards dispose de cette infrastructure humaine sans laquelle il aurait été condamné à rester un beau projet.

Le Vercors est l'une des toutes premières régions de France où des hommes, très jeunes pour la plupart, aient choisi la voie difficile d'une rupture totale avec leurs habitudes, le confort de la vie citadine et familiale, les normes d'une société où ils seront désormais désignés, officiellement, par le terme infamant de " terroristes ".

On devient maquisard un peu par vocation, beaucoup par nécessité. L'institution du Service du Travail Obligatoire, en février 1943 – décision prise par Vichy sous la pression de Fritz Sauckel, grand maître de la chasse à la main-d'œuvre dans les pays occupés– a donné une impulsion décisive aux maquis. Pour échapper au départ en Allemagne, de nombreux jeunes hommes plongent dans la clandestinité. Sans toujours imaginer ce qui les attend...

En Vercors, les réfractaires au STO trouveront facilement un abri, car des camps de maquisards ont été implantés très tôt.

– Tu n'as pas envie de partir au STO ?

– Non, M'sieu...

Le ton de l'homme, qui tire sur une grosse pipe, est bourru, mais ses yeux sourient. Le garçon, qui tortille entre ses doigts un béret, ose à peine lever les yeux. Il se rend bien compte qu'il passe un examen.

Dans l'arrière-boutique où s'entasse un bric-à-brac d'outils et d'articles de quincaillerie, l'interrogatoire continue :

– Tu sais que la vie n'est pas facile, au maquis ?

– Oui, M'sieu.

– Et tu sais qu'il y a des risques, de gros risques ?...

– Oui, M'sieu.

– Et tu es capable de tenir ta langue ?

– Oh pour ça, c'est sûr, M'sieu !

– Bon.

Chavant, l'un des animateurs de Franc-Tireur à Grenoble, se lève et entraîne le garçon, très intimidé, hors de la quincaillerie amie qui a abrité leur conversation. Ce candidat a l'air peu déluré. Mais on apprend vite, au maquis...

– Voilà. Je vais te confier à des amis. Vous prendrez le car jusqu'à Villard-de-Lans. Là, on réceptionnera le paquet.

Chavant sourit dans sa moustache en voyant la mine éberluée de son jeune compagnon. Celui-ci ne peut pas savoir que l'arrivée de nouveaux candidats maquisards est signalée, aux amis du Vercors, par la phrase " On vous envoie un colis "...

Les premiers " colis " ont eu pour destination la Ferme d'Ambel. Là, dès décembre 1942, un maquis a été constitué – et ses membres pourront dire avec fierté, ensuite, qu'il a été " le premier maquis de France ". Pour le mettre en place, Eugène Samuel, le chef du groupe Franc-Tireur de Villard-de-Lans, est allé frapper à la bonne porte. Celle de Louis Brun, maire de Ponten-Royans ; beau-frère de Victor Huillier, dont la société de cars offre un sûr moyen de transport aux résistants, Brun connaît le Vercors comme sa poche. Samuel sait n'avoir pas besoin de tourner autour du pot avec lui :

– J'ai besoin d'un endroit tranquille, pour installer du monde.

– On va vous trouver ça.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Les propriétaires d'une exploitation forestière, très active vu la demande de bois destiné aux véhicules à gazogène, fermeront les yeux sur l'utilisation un peu particulière d'une ferme qui leur appartient, au-dessus du col de la Bataille (1 318 m). Et pour cause : l'un est Victor Huillier, l'autre son beau-frère, André Glaudas.

La grande bâtisse isolée dans l'alpage, perdue dans la neige, a été sommairement aménagée. Dans la salle commune, une imposante cheminée, où l'on peut mettre un tronc entier, réjouit le cœur du nouvel arrivant, transi par la " balade " qu'il vient de faire et, malgré tout, un peu inquiet. Dès février 1943, quatre-vingt-cinq jeunes recrues sont rassemblées dans ce repaire, entassées dans les dortoirs improvisés.

Pour arriver là, le parcours a été compliqué. Débarqués du car à La Chapelle-en-Vercors, les nouveaux arrivants ont été accostés par Fabien Rey, dit Marseille (ou Blaireau). Figure emblématique du Vercors, coureur de montagne, chasseur de vipères, ramasseur de simples, Marseille est le meilleur guide pour des " touristes " un peu particuliers découvrant pour la première fois le massif.

Les consignes sont scrupuleusement respectées :

– Le mot de passe ?

– FT27.

– Bien. On y va.

Un autre moyen de reconnaissance est la présentation d'un billet de cinq francs – dont le " réceptionniste " doit avoir l'autre moitié. L'important est de vérifier à qui on a affaire...

Commence alors, pour les " nouveaux ", un rude parcours. Hébergés chez Gustave Jenin, un retraité, ils sont ensuite emmenés, de nuit, vers La Mure, un petit hameau situé près de Vassieux. Puis il faut marcher, longtemps, guidés par un Marseille toujours l'œil et l'oreille aux aguets, attentif aux bruits de cette montagne qui n'a pour lui nul secret. On passe par les alpages de Fond d'Urie, on traverse d'épaisses forêts, aux soupirs mystérieux. On gravit d'étroits raidillons. Les chaussures de ville, inadaptées à un tel terrain, dérapent sur les rochers et les chevilles tordues font atrocement souffrir. De temps en temps une pierre roule sous le pied et le bruit qu'elle fait en dévalant la pente indique que celle-ci doit être sévère. Heureusement, l'obscurité aide ceux qui sont sujets au vertige ; dans certains passages, il vaut mieux ne pas voir ce qu'il y a en dessous.

- On n'est pas bientôt arrivés ? halète une voix.

– Espère, petit, espère.

Les apprentis maquisards font ainsi connaissance avec leur nouvelle vie en commençant par un " parcours du combattant " d'un genre spécial. Mais, à l'arrivée, c'est la récompense d'un accueil chaleureux et d'un havre sûr. Lequel verra même surgir, en décembre 1942, trente et un Polonais – dont une femme.

Le grand problème, c'est le ravitaillement. Il est confié à Paul Istre, employé comme chauffeur dans la société des cars Huillier – décidément un des pivots de la Résistance en Vercors. À bord d'une camionnette Talbot, chargée à Grenoble ou à Villard-de-Lans, il va jusqu'au petit village de Bouvante-le-Haut. À partir de là, seules les mules peuvent passer.

Pour justifier leur présence aux yeux d'éventuels curieux, les " locataires " de la Ferme d'Ambel jouent le jeu de l'exploitation forestière, abattant et débitant les grands arbres de la forêt toute proche. Pour certains jeunes citadins, au début, les ampoules sont douloureuses. Et puis, on s'y fait...

Le camp est confié à Pierre Brunet, ancien sous-officier de cavalerie qui sera rapidement baptisé " lieutenant Pierrot ". Quant au directeur de l'exploitation, Bourdeaux, il est mis au courant de la situation trois mois après l'installation des premiers arrivés.

Brunet, quand il l'a rencontré, s'est dit :

" Avec la tête qu'il a, sa démarche et sa "tarte" tout le temps vissée sur la tête, celui-là est sûrement un Alpin... "

Le pronostic s'avère exact. L'ancien officier de chasseurs alpins a donc pris, tout naturellement, en main l'instruction de ces " bleus ". Se faisant appeler capitaine Fayard, il inculque à ses auditeurs les quelques principes de base qui peuvent, au combat, sauver la vie d'un homme. En attendant de passer à des exercices plus concrets.

Au printemps 1943, Eugène Samuel, qui eut, le premier, le souci d'organiser des bases discrètes, en Vercors, pour des hommes en délicatesse avec l'occupant, est dépassé par le succès de son entreprise ; il ne sait plus où donner de la tête :

– Des nouveaux arrivent tous les jours. Où va-t-on les mettre ? La Ferme d'Ambel n'est plus suffisante. On a déjà été obligés d'installer des hommes dans des baraquements, au Saut de la Truite...

Ses amis de Villard-de-Lans n'hésitent pas :

– Il faut, bien sûr, créer de nouveaux camps. Faisons appel à toutes les bonnes volontés.

Celles-ci, heureusement, sont nombreuses sur le plateau. Édouard Masson, directeur de l'agence de Villard-de-Lans de la Banque Populaire d'Escompte et de Crédit, et le percepteur Marius Charlier prennent les choses en main. Un boucher, un laitier, un scieur, un industriel, un berger... Chacun apporte son dévouement, sa peine et l'acceptation joyeuse des risques.

En quelques mois naissent donc, au printemps 1943, de nouveaux camps.

En février un embryon de camp s'installe au sud de Corrençon, à trois heures de marche du village, dans la clairière de Carette. Les débuts sont difficiles : les premiers arrivants trouvent une cabane en très mauvais état, inutilisable.

– On n'a pas le choix. Il va falloir dormir, roulés dans nos couvertures, sous les branches basses des épicéas.

Solution de fortune, qui ne peut se prolonger longtemps, en hiver. Un aspirant et un sergent, censés encadrer les plus jeunes, essayent d'organiser la pénurie :

– Bon. Allez, au boulot. On va retaper la cabane. En aménageant des bat-flanc à l'intérieur, ça devrait être vivable...

Ainsi naît le C2, appelé aussi camp du Frier du Bois ou " camp de la clairière ". La cinquantaine d'hommes installés là verra sa discipline renforcée, en avril, avec l'arrivée d'un jeune qui s'est évadé d'un convoi du STO, à Dijon ; simplement doté d'un brevet de Préparation Militaire Supérieure, il s'avère pourtant un remarquable organisateur.

À son arrivée, il s'est enquis :

– Comment sont répartis les hommes ?

– En sizaines, selon le modèle de l'Armée Secrète. Elles se partagent tours de garde et corvées.

– Et la sécurité ?

– L'équipe Franc-Tireur de Villard-de-Lans nous signale la moindre alerte. Nous avons prévu trois postes de recueil, échelonnés en profondeur dans la forêt, s'il faut évacuer le camp en vitesse.

Le C3, lui, est né à Méaudre. Après avoir accueilli dans sa petite ferme de la Verne un, puis deux STO, Georges Buisson va trouver son ami " Léon ", le boulanger du village :

– Il va en arriver d'autres. C'est trop petit, chez moi. Il faut prévoir autre chose.

– Allons voir " Florentin ".

C'est le pseudonyme de Charlier, le percepteur de Villard-de-Lans, membre actif de l'équipe groupée autour d'Eugène Samuel. Après une tournée d'exploration dans les environs, les trois amis choisissent la ferme du Cru.

– Elle est bien placée. Au cœur de cette clairière, au-dessus du chemin forestier, elle est suffisamment isolée ; et d'ici, on repère de loin les arrivants...

– Et puis avec cette citerne qui recueille l'eau de pluie du toit, nos gaillards ne mourront pas de soif.

Il faut quand même avoir l'accord de la propriétaire, sage-femme à Villard-de-Lans. Il est immédiat :

– J'ai mis au monde tous les enfants du canton. Ils sont un peu les miens. Alors, vos protégés ont leur place chez moi.

Deux habitantes de Méaudre, Marie-Louise et Valentine, ont voulu créer un cadre accueillant. Elles sont venues balayer les toiles d'araignée. Elles ont tendu une banderole, faite de papier d'emballage, où s'étale en grosses lettres " Bienvenue à nos petits amis ".

Ce genre de naïve mais touchante attention a une grande influence sur le moral des réfractaires dont certains, compte tenu de leur âge, n'ont pas quitté sans malle cocon familial. Est apprécié, de même, le grand chaudron de soupe porté, dès le premier soir, depuis une ferme voisine. Le fourneau, bien vétuste, accepte tout de même de chauffer les repas. Avec un peu de vais-selle ébréchée, des couvertures, de la paille, on peut voir venir.

– Et puis, vous savez, assurent les deux vivandières, vous n'avez pas à vous inquiéter. On va faire le tour des fermes amies – il y en a beaucoup ; vous ne manquerez ni de carottes, ni de pommes de terre, ni de choux-raves, et on trouvera bien de braves gens pour y ajouter, de temps en temps, un pied de cochon.

Dès le 19 mars 1943, la ferme du Cru abrite une trentaine d'hommes. Bien d'autres viendront rapidement s'y ajouter puisque, d'après les registres tenus à la mairie de Méaudre pour les tickets de ravitaillement, environ soixante-dix " touristes " sont venus se fixer à Méaudre en quelques semaines.

– C'est que, voyez-vous, l'air est bon, par chez nous, pour les santés fragiles, assurent avec un bon sourire les villageois.

La boulangère de Méaudre prend un air bien niais quand un inspecteur, chargé par le gouvernement de Vichy de vérifier l'état des denrées, lui fait remarquer qu'elle est à découvert, sur le compte des tickets qu'elle doit rendre, de dix balles de farine – ce qui représente une tonne de la précieuse denrée. Elle refait ses comptes mais, visiblement, n'est pas forte en calcul, se trompe dans ses additions. Excédé, l'inspecteur claque la porte.

Cependant, l'eau pose un problème ; il en faut beaucoup, pour assurer un minimum d'hygiène.

– On va installer un bac pour recueillir la source qui se trouve près d'ici, propose l'un des membres du réseau Franc-Tireur de Méaudre.

- C'est une bonne solution, mais provisoire, ajoute un autre. Il faut trouver autre chose. D'autant qu'avec le printemps des promeneurs risquent de remarquer nos gars.

Une partie des réfractaires est donc transférée à la cabane des Feuilles, en pleine forêt. Il y a là une fontaine abondante, la question de l'eau est réglée. Et, luxe suprême, une ligne électrique est tirée depuis une maison des Chantiers de Jeunesse, située en contrebas. Ce n'est ni la première ni la dernière contribution des Chantiers à la vie des maquis.

Mais les parias du STO continuent à affluer.

– On va les installer à la cabane forestière d'Achieux. Avec le Trou-du-Veau et la combe du Furon, ils auront de l'eau à proximité.

Enfin, toujours plus haut dans la montagne, la prairie du Gros-Martel est investie. La grosse cabane d'un chantier forestier abrite un premier groupe.

– C'est l'Hôtel des Neiges, dit un plaisantin.

On est, en effet, à plus de mille cinq cents mètres et les giboulées ne sont pas rares jusqu'au seuil de l'été. Peu à peu, une seconde cabane en rondins est édifiée, puis d'autres abris à l'allure étrange, faits de planches et de troncs non dégrossis, les interstices par où souffle le vent aigre étant sommairement colmatés avec de la mousse ou du papier journal. Les plus ingénieux bricolent, avec quelques tuyaux et un couvercle de lessiveuse, des " douches " d'où coulent de minces filets d'eau – une eau glacée capable de réveiller en quelques secondes les plus endormis. Mais les amateurs ne se bousculent pas.

Il faut, en avril et mai, accueillir encore de nouveaux arrivants, repliés de camps menacés par des incursions ennemies.

– Notre camp a tout du campement de romanichels ! remarque un maquisard.

Il est vrai qu'on est loin de la traditionnelle rigueur militaire ; mais la guerre de partisans a d'autres exigences que le strict alignement des cantonnements.

La question la plus importante, qui revient comme un leitmotiv dans la vie quotidienne des maquisards, est :

– Qu'est-ce qu'on bouffe aujourd'hui ?

À Méaudre, le brave boulanger " Léon " sue devant son four pour assurer du pain aux quelque cent cinquante rationnaires que comptent désormais les diverses bases réparties dans les environs.

En avril, branle-bas de combat : un chef – c'est " Florentin " – vient de Villard-de-Lans pour effectuer une inspection. Au camp des Feuilles, on lave et brosse les vêtements, les équipements, pour faire bonne figure. L'" inspecteur " va-t-il bander les énergies par un discours patriotique et guerrier ?

– Pensez bien, dit-il aux jeunes soigneusement alignés, à écrire à vos mamans.

L'intention est émouvante. Mais est-ce le langage qu'attendent ceux qui brûlent d'en découdre ? Même si tous n'ont pas forcément cette volonté.

Plus à l'est dans le massif, au-dessus de Lans, le réseau Franc-Tireur de Villard-de-Lans a installé en avril 1943, un camp qui compte une soixantaine d'hommes. Son fondateur est Clément Beaudoing.

– J'ai repéré, a-t-il triomphalement annoncé à ses amis, une ferme désaffectée, sur le sentier qui mène de Villard au col de l'Arc. Le toit est en bon état ; il y a un abreuvoir et la cheminée est utilisable...

Affaire faite. Mais ce camp des Aillières (désigné comme C7) abrite des maquisards démunis de tout. Un dépôt des Chantiers de Jeunesse, installé à Villard-de-Lans, apporte la solution ; une nuit, quatre cents paires de chaussures de montagne, des sacs de fèves et de haricots sont " déménagés ". Avec quelque imprudence car personne n'a remarqué que des haricots, échappés d'un sac percé, ont tracé une belle piste, facile à suivre, pour d'éventuels enquêteurs. Heureusement ceux-ci – les gendarmes de Villard-de-Lans – ont très mauvaise vue...

Dans la partie sud, drômoise, du Vercors les camps se sont aussi multipliés au cours du printemps 1943.

Celui de Cornouze, le C4, né dès février, est perché entre les Grands Goulets et les falaises vertigineuses dominant la Bourne ; ce véritable nid d'aigle est soutenu, matériellement, par des habitants de Saint-Martin et de La Chapelle-en-Vercors.

Certains camps sont condamnés à l'errance – car troupes italiennes et Milice deviennent très curieuses de ce qui se passe en Vercors ; il faut fréquemment déménager, du fait de menaces qui se précisent. C'est le cas, par exemple, du C6, itinérant de la montagne de Musan à Laragnole puis installé, en mars, à la bergerie de Lachau. Il restera là très provisoirement, puisqu'il devra repartir à Léoncel puis à la grange de Vauneyre. Ses pérégrinations continueront à l'automne.

Le C8, lui, doit émigrer du Piarrou au Chomas.

Tous ces camps sont sous le contrôle du mouvement Franc-Tireur. Mais ce monopole ne va pas sans susciter quelques tiraillements. Ainsi, au-dessus de Corrençon, les Francs-Tireurs et Partisans, qui appliquent l'autonomie prônée par le Parti communiste, ont installé un camp de tentes au Puits-des-Ravières. Dispersa, en mai 1943, par les incursions, dans les parages, des troupes italiennes, les FTP seront absorbés par les camps de Franc-Tireur. Ironie du sort, deux chefs FTP, poursui-vis par les Italiens, seront sauvés par l'abbé Vincent, curé de Corrençon, qui les abrite dans sa petite église – dont il refuse l'entrée, au nom du droit d'asile, aux soldats ennemis.

L'abbé, qui a été un " honorable correspondant " du 2e Bureau de l'Armée d'armistice, est en liaison avec l'Armée Secrète. Il a installé, dans le clocher de son église, un émetteur radio. De ce fait, il est en contact avec le mouvement Combat.

Le fondateur et animateur de Combat, Henri Frenay, souhaite visiblement installer dans le Vercors son mouvement, déjà implanté, ailleurs, dans l'Isère. Il a cherché, pour ce faire, à prendre contact avec Dalloz – ce qui inquiète celui-ci.

– Si Combat cherche à s'implanter dans le Vercors, explique-t-il à ses amis, cela va susciter des tensions avec Franc-Tireur, qui considère que le massif est sa chasse gardée... J'ai cru d'abord qu'il suffirait, pour éviter la venue de Combat, de faire la sourde oreille aux invitées de Frenay. Mais il insiste.

Peu après, Dalloz apprend que le curé de Corrençon a été chargé d'organiser, pour le compte de Combat, une école de cadres. Comme prévu, Pupin réagit très mal au nom de Franc-Tireur. Des querelles internes vont-elles diviser la Résistance dans le Vercors ?

Un peu plus tard, Farge rassure Dalloz :

– À ma demande, jean Moulin est intervenu en personne dans cette affaire. L'école de cadres de Combat a été mise en sommeil.

Combat a cependant constitué, sur le pourtour du Vercors, quelques petits camps ; mais leur durée a été brève ; ainsi, le camp du plateau Saint-Ange, installé en dessous du pic Saint-Michel, sur les contreforts orientaux du Vercors, accueille en mars 1943 ses " pensionnaires " dans des baraques en bois. " Vauban ", chef départemental de l'Armée Secrète, souhaite y organiser des cours de morse et de formation radio.

Mais il faut décamper une première fois, le 24 mars, car les Italiens viennent inspecter les environs. Ils reviennent le 19, puis le 30 avril et font sauter les baraques sans rechercher très activement, d'ailleurs, les maquisards. Certains, pris de court, ont trouvé refuge... dans des arbres voisins. Il leur faut abandonner ce site décidément trop fréquenté et trouver refuge aux camps 5 et 7 du Vercors, au sein desquels ils sont intégrés. À Grenoble, le docteur Martin, très attaché à défendre le monopole de Franc-Tireur, est satisfait : Combat ne sera pas présent, en tant que force constituée, au sein du Vercors.

Aux rivalités entre mouvements vient s'ajouter le délicat problème de la cohabitation entre civils et militaires, séparés souvent par une incompréhension et des préventions réciproques. Les civils reprochent souvent aux militaires de ne pas prendre en compte les nécessaires dimensions politiques de la Résistance. Les militaires manifestent une traditionnelle méfiance à l'égard de toute politisation.

Mais, au Vercors, un gros effort est fait, par les uns et les autres, pour faire tomber ces barrières psychologiques. Chaque camp a d'ailleurs un chef civil et un chef militaire. L'un se charge d'assurer la vie matérielle de la communauté, l'autre son entraînement pour les futurs combats.

Les militaires auront cependant un camp bien spécifique. En mai 1943, le commandant Descour, chef régional de l'ORA, donne l'ordre au lieutenant Piron de créer à Saint-Martin-en-Vercors, au lieu-dit " Les Combes ", un camp destiné à accueillir des élèves du Prytanée, l'école militaire basée à Valence. Ces jeunes gens, dont l'effectif atteint rapidement la trentaine, puis la cinquantaine, sont particulièrement motivés.

– Vous, la jeune génération, leur a dit un " ancien ", vous êtes dépositaires de l'honneur militaire de la France.

C'est un langage qui fait vibrer des cœurs de dix-sept ans. Deux fois par semaine, le lieutenant Delecraze fait l'instruction. Ce camp, doté dès le départ d'un caractère purement militaire, exerce une certaine fascination sur des jeunes gens d'un groupe de résistance de Romans, composé de " sédentaires " (c'est-à-dire de partisans qui, ayant conservé leur ancrage familial et professionnel dans la vie civile, ne seront mobilisés qu'au jour J). Ils posent la question à leurs chefs :

- Ne pourrait-on pas profiter, nous aussi, de l'instruction donnée au camp des Combes ?

Contact pris entre tous les intéressés, l'accord est conclu ; les jeunes Romanais monteront régulièrement au camp pour participer aux séances d'instruction. L'affaire a un double avantage, elle permet de donner de sérieux rudiments à des néophytes pleins d'enthousiasme, et de manifester concrètement la volonté d'union entre civils et militaires.

Dans tous les camps, on cherche à compléter l'instruction théorique, donnée dans des hangars ou des masures délabrées, où le vent s'en donne à cœur joie, par un entraînement sur le terrain, pour aguerrir les jeunes recrues. C'est une gageure, compte tenu du manque d'équipement militaire. La plupart des maquisards rentrent transis des randonnées effectuées en montagne, sans gants, dans la neige. Beaucoup de maquisards doivent encore se contenter de chaussures de ville et de simples blousons de toile, n'offrant qu'une maigre protection.

Le principal problème technique reste, cependant, celui des armes. Au cours des premiers mois de 1943, les maquisards ne disposent, dans le meilleur des cas, que de quelques vieilles pétoires. Certains n'ont encore que... des gourdins ! Les instructeurs militaires pestent contre l'armement de leur troupe – " armement " étant en effet un bien grand mot :

– Non, mais, vous voyez ça ! Ces antiquités sont plus dangereuses pour le tireur que pour la cible ! Et ces fusils de chasse ! Pour tirer les moineaux, je veux bien. Et encore... Quant à ce revolver rouillé, essaie de le dégripper avec du pétrole. Mais je ne garantis pas le résultat.

Par des moyens de fortune on améliore peu à peu la situation : récupération, sur l'ennemi, de quelques mausers ou mousquetons italiens, voire d'un lot plus important, comme les deux camions emplis d'armes légères, " réquisitionnés " par le camp de Cornouze à Valence grâce à la complicité d'un adjudant du Parc d'artillerie. Quand un lot, même modeste, arrive, la répartition est faite parcimonieusement.

Un jour, Louis Revol et Armel Martin voient arriver leur ami Marseille, l'air encore plus mystérieux que d'habitude. De la vaste poche de sa veste de chasse, où il loge habituellement le dernier lièvre pris au collet, il tire deux revolvers, bien huilés :

– Voilà. C'est pour vous. Chacun un.

– Tu en as d'autres ?

– Quelques-uns. Ce sera pour les gars du C6, à la grange de Vauneyre. Je vais leur monter ça ce soir. Ils seront contents...

En juillet 1943, les jeunes du Prytanée de Valence installés à Saint-Martin perçoivent leurs premières armes, des mitraillettes et des grenades. Leurs yeux brillent, en caressant le mufle court des armes :

– On s'en servira bientôt, mon lieutenant ?

L'officier a un rire heureux. La détermination de ces garçons réchauffe le cœur.

– N'ayez crainte. Le jour viendra.

– Et les parachutages ?

– Tout arrivera, à son heure.

Mois après mois, au fur et à mesure que grossissent les maquis, l'obsession des parachutages d'armes devient de plus en plus pressante. Tout au moins pour ceux qui ont envie de se battre. Car, pour certains jeunes réfractaires au STO, le maquis est surtout synonyme de grandes vacances. Ils devront cependant assez vite déchanter. Les nuages s'accumulent.

Chapitre 3

LA TOILE DE PÉNÉLOPE

Accord des plus hautes autorités de la Résistance, travail d'équipes rodées et cohérentes, pour préparer, sur le terrain, les opérations prévues, maquis qui fourniront les troupes nécessaires à ces opérations, le destin paraît sourire aux initiateurs du Plan Montagnards en ce printemps 1943. Mais, en quelques jours, tout est remis en cause. Dans les Alpes, à Paris, à Lyon, la Résistance subit une série de coups sévères.

L'inconscience y est pour beaucoup. Les résistants ont en effet tendance, trop souvent, à prendre à la légère les opérations de répression conduites par l'armée italienne. Or celle-ci se montre très active même si son efficacité est inférieure à celle des forces allemandes.

Le 3 mars 1943, le jour même où Dalloz, Farge, Samuel et Pupin font choix de Vassieux comme futur terrain d'atterrissage, les Italiens investissent le Café de la Rotonde à Grenoble et, faute d'y trouver son propriétaire, Pupin, ils arrêtent son épouse. Le même jour, quatorze membres du groupe de Pupin sont eux aussi arrêtés. Pupin, du coup, ne redescend pas du Vercors, trouvant une retraite à Villard-de-Lans.

Mais il est vite évident que les Italiens s'intéressent, aussi, au Vercors où tous les habitants, d'ailleurs, n'ont pas forcément de la sympathie pour la Résistance. La preuve en est donnée quand, un soir de mars, Jules Martin, cultivateur au hameau de La Mure, près de Vassieux, voit arriver chez lui, à la nuit tombante, Marseille et Léon Magnan, de La Chapelle-en-Vercors.

– Salut, Jules. On vient te demander l'hospitalité pour la nuit. Il faut qu'on aille, demain très tôt, sur la montagne de Lente, pour prévenir les gars du camp d'Ambel qu'ils ont été donnés, et que les Italiens vont arriver.

Le lendemain, l'alerte retentit dès que les deux hommes arrivent au camp.

– Vite ! Il faut partir tout de suite. Les Italiens sont derrière nous. Ils sont nombreux et vont chercher à encercler le camp.

Les maquisards laissent tout en place et suivent leurs guides, qui les entraînent le long d'un itinéraire particulièrement acrobatique.

Essoufflé, un garçon saisit le bras de Marseille :

– Dites ! On ne pourrait pas s'arrêter un moment ? Les Italiens ne vont jamais nous suivre jusqu'ici ?

– Détrompe-toi ! Ce sont des Alpini, l'équivalent de nos chasseurs alpins, et ils savent grimper aussi bien que toi, sinon mieux ! Allez, encore un effort. On soufflera plus loin.

La course reprend dans les éboulis rocheux, recouverts de neige. On atteint le col de Lachau, puis Jossaud, le col de Saint-Alexis et, enfin, quelques maisons apparaissent dans le crépuscule.

– Ça y est, les gars. Voilà Rousset. On va y passer la nuit. Mais il faudra repartir à l'aube.

Les maquisards s'entassent dans la ferme des Casques. Serrés les uns contre les autres, dans la paille, ils essayent de retrouver un peu de chaleur.

Le lendemain, il faut reprendre la marche épuisante. Les membres sont lourds, douloureux, pendant les premières minutes du redémarrage. Et puis le corps, cette belle mécanique, se fait au rythme et les maquisards, serrant les dents, fixent le dos du copain qui est devant et ménagent leur souffle, pour avoir de la réserve dans les passages difficiles. Enfin ils arrivent à Pré-Grandu. Marseille a demandé au brigadier Perriat de pouvoir loger, provisoirement, ses protégés dans les baraques forestières qui se dressent à la lisière du bois. L'accueil est chaleureux :

- Nous avons tout toléré, dit le forestier, même l'armistice ! Mais cette fois-ci le vase est plein ! Venez, toutes les baraques forestières sont à votre disposition.

Leur mission terminée, Marseille et Magnan vont voir un paysan, appelé Mossière :

- Peux-tu t'occuper de ravitailler ces braves gars que nous avons installés à Pré-Grandu ? Les gardes forestiers sont avec nous.

- Ce sera fait. Et ne vous inquiétez pas, let,- gendarmes sont, eux aussi, avec nous. S'il y a de mauvaises visites, on sera pré-venus.

À Saint-Agnan, Marseille va voir son ami, le curé Paquien :

– Tu sais, il ne faudra rien dire, mais nous avons amené le camp d'Ambel ici !

– Ah ! Tu as bien fait, mais méfie-toi, les représailles seront terribles !

Les Italiens, en effet, ne restent pas inactifs. Le 18 mars, une compagnie de deux cents chasseurs, venus de Grenoble, investit Saint-Julien-en-Vercors. Leur objectif est le C4, le camp cantonné à Cornouze. Prévenus, les maquisards s'enfuient, tan-dis que les Italiens gravissent les rudes pentes qui mènent au camp. Mais, dans leur affolement, certains maquisards prennent une mauvaise direction.

– Halte-là ! Haut les mains ou nous tirons.

L'officier italien, surgi des broussailles, a l'air décidé à mettre sa menace à exécution. Les maquisards ne peuvent résister ; ils n'ont pas d'armes. Mais il faut quand même tenter sa chance, et ils s'égaillent comme des moineaux. Tous parviennent à s'échapper, sauf quatre, qui sont emmenés à Grenoble. Ils seront déportés et l'un d'eux ne reviendra pas de Bergen-Belsen.

Les Italiens ne sont pas dupes ; leur opération n'a eu qu'un faible succès, les maquisards jouissent de nombreuses complicités locales. Ils demandent donc aux autorités de Vichy la révocation du maire de Saint-Martin-en-Vercors. Ils continuent à traquer les maquisards du C4, qui se sont réfugiés dans la mai-son forestière de Béguère, à l'est de Rousset.

Dans la nuit du 31 mars au 1er avril, le cri fatidique retentit :

– Alerte ! Les Italiens !

Les quarante hommes ont sauté dans leurs chaussures et, guidés par leur chef Cathala (Grange), ils s'enfuient dans la nuit. Heureusement il n'y a pas de lune, et il pleut.

– Restez en file indienne, dit Cathala, et tenez l'épaule du copain de devant, pour ne pas vous égarer. On n'y voit goutte !

Par un temps pareil, les Italiens ne sont pas mieux lotis que les Français. Ils abandonnent la poursuite, écœurés de voir une fois de plus leur gibier leur glisser entre les doigts.

Les maquisards marchent toute la nuit. Au matin, les voici à nouveau à leur ancien cantonnement de Cornouze, où une masure branlante offre un premier abri. Ils seront tranquilles quelques jours.

Mais, au col de Rousset, les Italiens frappent à la porte du chalet de Jeanne Bordat, connue dans tout le Vercors sous le nom de Mémé Bordat.

– Madame, dit un officier, nous cherchons des réfractaires.

– Ah bon ?

– Nous allons perquisitionner chez vous.

– Faites donc.

En fait de réfractaires, les Italiens ne découvrent que dix-huit tonneaux de vin.

– Vous aimez beaucoup le vin, on dirait ?

– Nous sommes loin de tout, ici. Il faut bien avoir des réserves, pour toute l'année.

La Mémé Bordat oublie de dire, évidemment, que son mari et elle ont pensé, aussi, au réconfort de " leurs petits " – ces dangereux réfractaires que recherche l'ennemi, et qui ont de grands rires de gosses quand ils voient pétiller dans un verre le joyeux vin de la Drôme.

Les Italiens n'insistent pas. Mais, quatre jours plus tard, d'autres reviennent. L'officier qui les conduit se fait plus insistant :

- Madame, dites-nous où est le maquis !

- Monsieur, je l'ignore ! Et d'abord, qu'est-ce que c'est le maquis ?

- Vous le savez bien !

- Non Monsieur, je n'en sais rien ! Dites-le-moi, après je pourrai vous répondre !

- Ce sont des gens qui viennent se cacher dans les montagnes.

– J'ai vu personne !

– Vous êtes une menteuse. Nous savons que vous aidez les

maquis et vous devez nous dire où ils se trouvent !

- Je vous réponds que je ne sais pas où ils sont.

- Si, vous le savez !

Le ton est monté, progressivement, et la Mémé Bordat, rouge de colère, tourne le dos à l'officier italien et soulève ses jupons :

– Eh bien ! Puisque vous voulez le savoir, je vais vous faire voir où ils sont les maquis ! Ils sont là-dessous !

Désarçonné, l'officier italien n'insiste plus et donne à ses hommes le signal du départ...

Les maquisards du C4 n'en ont pourtant pas encore fini avec les Italiens. Le lundi 17 mai, la sentinelle du camp voit arriver un habitant de Saint-Martin-en-Vercors, à bout de souffle tant il a couru :

– Vite, dispersez-vous. Trois cents Italiens sont montés par les Grands Goulets et les gorges de la Bourne. Le plateau est encerclé et ils sont à un quart d'heure derrière moi !

Baratte, l'homme de garde, éveille immédiatement ses compagnons. Quelques minutes plus tard, tout le camp prend la direction du Pas de l'Allier, qui domine la vallée du Vernaison, tout à l'ouest du massif. Dans l'après-midi, éprouvés par de longues heures de marche, sans nourriture, les maquisards aperçoivent une cabane de bûcherons. Une femme se tient sur la porte et, par gestes, ils lui font signe de venir.

La précaution a été bonne :

– Surtout n'approchez pas, dit la femme, qui a vu tout de suite à qui elle avait affaire. Il y a des officiers italiens qui mangent chez moi, mais je vais revenir et vous apporter un casse-croûte.

Dans ces cas-là, il faut faire le pari : sincérité ou duplicité ? Cette fois-ci, la première supposition est la bonne. La brave femme revient, les bras chargés de pains et de tranches de lard. Que c'est bon, du lard cru, quand on a vingt ans et de longues heures de marche dans les jambes ! Le moral est meilleur, même si les nouvelles données par la paysanne sont mauvaises :

– Ils ont brûlé votre campement ! Ils riaient en en parlant entre eux et le plus vieux a dit que la faim ferait bien sortir le loup du bois...

Il faut donc installer un nouveau camp, sur le plateau d'Arbounouze. Avant de nouvelles migrations vers les grottes du Pleynet, le col de Vassieux, le Piarrou.

Dès leur arrivée à Arbounouze, les hommes du C4 construisent, au bout de la longue prairie, à proximité du sentier qui part vers la cabane de Thiolache, des abris sommaires, faits de branches et de plaques d'écorce. Les garçons ont l'impression de continuer leur adolescence, en jouant aux Indiens. C'est une chose que les femmes ont du mal à comprendre ; la guerre a, pour l'enfant qui sommeille en tout homme, l'attrait d'un jeu. Jeu d'autant plus enivrant que la mort est au détour du chemin, ce qui donne à l'existence du plus médiocre un piment irremplaçable.

Le 15 juin, les maquisards voient arriver un gros troupeau de moutons, entre mille trois cents et mille quatre cents têtes, guidé par des bergers provençaux, venus de Vedène. Voilà de quoi améliorer l'ordinaire... Mais le chef " Grange " veut éviter tout malentendu, en avertissant ses hommes :

- J'interdis tout chapardage et s'il s'en produit je prendrai de graves sanctions. Nous devons nous faire des amis des bergers. N'oubliez pas qu'à travers nous, la Résistance est jugée.

Et pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, il va faire aux bergers une visite de bon voisinage.

– Vous n'aurez pas à vous plaindre de nous, leur dit-il.

Effectivement, tout mouton finissant à la broche du camp sera scrupuleusement payé. Les bergers apprécient cette courtoisie et, du coup, prêtent volontiers leurs ânes pour le transport de marabouts qui, " empruntés " aux Chantiers de jeunesse de Château-Bernard, ont dû être montés à dos d'homme jusqu'au Pas de la Balme. Torse nu, sous le grand soleil, les hommes montent les marabouts, qui représentent le suprême confort par rapport aux branlantes cabanes de feuillages.

L'amicale cohabitation entre les maquisards du C4 et les bergers provençaux ne se retrouve malheureusement pas par-tout. Certains réfractaires ont abandonné, au cours de l'été, leur camp en difficulté et se sont " établis à leur compte " dans la région de Pré-Rateau, vivant de rapines, au détriment de certains troupeaux.

Les bergers rassurent les hommes du C4:

- Ceux-là, ce sont des vauriens. Mais ne vous en faites pas : on sait bien que vous, vous n'êtes pas pareils. On ne les confond pas avec vous...

Un autre ajoute :

- C'est sûr qu'il y a maquis et maquis...

L'existence de pêcheurs en eau trouble irrite, évidemment, les " vrais " résistants. Mais ceux-ci n'ont pas les moyens, la plupart du temps, de sévir contre les brebis galeuses. Car il faut, avant toute chose, veiller à la sécurité des " bons " – ceux qui, même s'ils sont traités de " hors-la-loi " par les occupants, n'entendent pas se conduire pour autant comme tels.

Ce louable souci trouve sa récompense. Un jour les bergers, alertés par les aboiements de leurs quatre chiens, voient arriver un homme visiblement pressé :

- Bonjour. Je viens de Saint-Martin. Je cherche les gars du C4, pour les avertir qu'il faut décamper.

Le berger Garcin échange un rapide coup d'œil avec ses collègues. L'homme a l'air sincère...

– Bon. Suivez-moi...

Les hommes du C4 peuvent ainsi constater combien est précieuse l'amitié d'un montagnard. Après avoir camouflé leurs sacs, pour être plus libres de leurs mouvements, ils sont guidés par le berger jusqu'à la Combe des Erges et au Purgatoire de Saint-Andéol, où ils restent, à guetter les environs toute la journée. L'un d'eux, déguisé en berger, demeure en contrebas avec le troupeau de moutons ce qui lui permet de vérifier qu'il n'y a pas de visiteurs indésirables à l'horizon.

La plupart des camps subissent, au cours du printemps et de l'été 1943, de telles alertes.

En juin, ce sera au tour du C7, installé près de Lans, d'être inquiété par les Italiens. Les maquisards ont eu une altercation avec des membres des Chantiers de Jeunesse et, alertés, les Italiens déclenchent une opération de nettoyage dans le secteur. Le camp doit être, du coup, immédiatement dissous et ses éléments se répartissent, plus à l'ouest, entre le C3, à Autrans, et le C5, à Méaudre.

Le C2, lui, prévenu, depuis Villard-de-Lans, d'une " visite " désagréable, doit se replier à la cabane du Grand-Pot, sous la montagne du Pleynet, dans une zone où le relief karstique donne au paysage, privé d'eau, des allures désertiques. Pendant quinze jours, faim et soif seront les compagnes quotidiennes des maquisards. Ils n'ont à se mettre sous la dent que du thon en conserve et, pour boire, ils doivent faire fondre au soleil la glace récupérée dans les glacières. Heureusement, un berger d'estivage leur fournit un peu de lait et de viande de mouton mais le ravitaillement est totalement interrompu pendant quatre jours. Il faut serrer les dents et essayer d'oublier les gargouillis de protestation des estomacs mécontents.

Fin août, nouvelle alerte, les Italiens rôdent dans le coin et il faut abandonner la cabane de Carette, presque confortable, pour grimper au Pas de l'Âne et à la Sambue, d'où on peut surveiller les environs.

Heureusement, les Italiens, peu rassurés, prennent soin de chanter à tue-tête lorsqu'ils progressent en montagne. Ce qui permet d'être averti suffisamment à l'avance de leur arrivée et de prendre les dispositions adéquates.

De plus le C2 bénéficie, depuis juillet, de l'arrivée d'un responsable de haute qualité. Pierre Faillant de Villemarest a " plongé " dans la Résistance dès 1940. Ce jeune homme a été un des fondateurs du mouvement Libération, qu'il a quitté lorsqu'il a constaté que d'Astier de La Vigerie jouait le jeu des communistes. " Branché " sur le Vercors par un ami de son père, il rencontre à Grenoble Costa de Beauregard, qui l'envoie à Villard-de-Lans. Là, à l'été 1943, il est accueilli par Charlotte Maillot, une assistante sociale qui a joué un rôle majeur en orientant, d'après leur profil psychologique, les candidats au maquis vers l'un des quelques camps existant à l'époque.

Affecté au camp C2, il en devient vite le chef effectif, le responsable en titre préférant courir le guilledou. Initié par " Marseille ", le célèbre braconnier-coureur des bois, Villemarest découvre pendant l'été 1943 les secrets de la montagne, sources, postes, cabanes de bergers. Il forme ses hommes à la dure, les entraînant en d'épuisantes marches pour identifier les rares et précieux points d'eau. Ainsi, familiarisés avec un milieu difficile, les hommes du C2 s'avèrent capables d'être, au plein sens du terme, des maquisards.

Ces nombreuses alertes ont, certes, gêné les hommes, les obligeant à d'incessantes migrations. Mais leurs pertes ont été, en fin de compte, faibles. Il en va tout autrement pour les groupes civils, implantés dans les villages et soutien actif des camps, qui sont touchés, en mai, par de nombreuses arrestations.

Celles-ci, malheureusement, sont largement dues à de coupables imprudences.

Dans la nuit du 25 au 26 mai, un groupe est parti de Grenoble pour aller récupérer à Mens un camion-citerne rempli d'essence. Le carburant est précieux pour la Résistance. Mais ce coup de main est-il vraiment nécessaire ? Un capitaine de réserve, Farçat, averti du projet, a en effet proposé :

– Je me fais fort de récupérer le camion-citerne et de vous le livrer sans le moindre risque.

Il sait de quoi il parle, puisque le camion fait partie des équipements mis de côté par le service de camouflage du matériel, animé par des militaires. On ne l'a pas écouté... Méfiance à l'égard d'une armée qu'on trouve trop peu engagée dans la lutte clandestine ? Volonté de prouver l'efficacité des commandos de la Résistance ?

Toujours est-il que cette stupide obstination va déboucher sur un drame. Une fois à Mens, le commando s'aperçoit que le camion a un pneu crevé, une lame de ressort cassée. Et – léger détail ! – on a apporté de l'essence pour mettre en route un moteur qui est un diesel...

Le groupe, ayant fait chou blanc, repart pour Grenoble par la même route qu'à l'aller, alors qu'il avait bien été prévu, initialement, d'utiliser un autre itinéraire. Dans la camionnette, les hommes dorment paisiblement, les armes entre les jambes. Au premier contrôle effectué sur la route, à Pont-de-Claix, par les Italiens, tout le monde est cueilli en douceur.

On n'a même pas changé les plaques de la camionnette. Si bien que les Italiens n'ont qu'à se présenter chez son propriétaire, à Lans-en-Vercors, pour y récolter... six tonnes de dynamite. Ce sont les explosifs montrés à Dalloz par le garde Verdure. Ils ont été déplacés – mais à l'initiative de qui ?

Pupin, qui a rendez-vous avec Chavant, et d'autres chefs de Franc-Tireur, à Méaudre, arrive très en retard, catastrophé :

– J'ai préparé le coup avec un con !

L'OVRA, la police politique italienne, a dû " travailler " efficacement les résistants arrêtés ; le 27 mai, ses agents viennent directement, à Villard-de-Lans, arrêter certains des meilleurs agents du réseau Franc-Tireur : Huillier le garagiste, Charlier le percepteur, les frères Glaudas. Chez Glaudas, ils trouvent, dans un lit, une mitraillette et deux revolvers, dans une table de nuit un 6,35. La piste est fraîche. Excités par leur trouvaille, les Italiens dénichent enfin Pupin sous un matelas. L'épouse de Glaudas a eu, heureusement, la présence d'esprit d'enterrer, en catastrophe, des carnets où figuraient, soigneusement répertoriés, les noms et adresses de trois cents jeunes maquisards. De quoi faciliter le travail de la police italienne...

Samuel a pu s'échapper à temps. Réfugié d'abord au C5, à Méaudre, il est ensuite caché à l'école de Rencurel, par l'instituteur Boissieu.

Le 28 mai, à Grenoble, sur le quai de France qui borde l'Isère, Dalloz voit arriver Farge.

– Mon vieux, dit celui-ci, vous possédez l'argent et les vêtements que vous avez sur vous. Mais plus de situation, plus de domicile, plus de famille, plus de nom. Idem pour moi. Nous sommes désormais clandestins.

Dalloz ne s'émeut pas outre mesure :

– C'était devenu une gageure que de maintenir dans la clandestinité quelques centaines de maquisards au Vercors. Toute la population était au courant. Et il y a toujours des bavards. Quant à Pupin, ses constants va-et-vient étaient devenus beaucoup trop visibles.

– Allons prévenir Le Ray.

Le point de la situation une fois fait, il apparaît qu'il faut d'urgence alerter le général Delestraint qui ne doit en aucun cas venir à Grenoble, devenue zone à haut risque pour tous les responsables de la Résistance.

Début juin, Dalloz participe, à Lyon, à une réunion présidée par Delestraint, pour réorganiser le Vercors après les coups portés par les Italiens.

Au lendemain des arrestations du 27 mai, Chavant lors d'une réunion improvisée dans une ferme, à Tourtres, s'est vu désigné comme successeur de Pupin, en tant que chef civil du Vercors. Samuel a décliné la fonction ; juif, il est particulièrement visé par l'occupant. Et Pupin a laissé une lettre où il préconise d'être remplacé, en cas d'" empêchement ", par Chavant. La continuité est donc assurée, en ce qui concerne les réseaux civils.

Compte tenu du Plan Montagnards, ce sont surtout les responsabilités militaires qu'il faut redéfinir.

Dalloz se fait pressant auprès de Delestraint :

– Mon général, dit-il, il faut constituer un nouveau comité militaire du Vercors. Je propose Alain Le Ray et Jean Prévost.

– Bonne idée. J'aviserai les intéressés.

Effectivement, Delestraint-Vidal adresse à Le Ray un message qui est une véritable intronisation :

– Je vous habilite à poursuivre la préparation du plan initial. Je vous recommande de faire prendre à l'organisation le minimum de risques.

Le Ray est heureux de devoir travailler avec Jean Prévost, qu'il définit lui-même comme un " catalyseur idéal entre les militaires et les Francs-Tireurs ", un " homme d'ardente imagination et d'action ".

Mais le 9 juin Delestraint est arrêté par la Gestapo, à Paris. Le 21 juin, c'est le tour de Jean Moulin, à Caluire.

Voici le Vercors privé de ses plus prestigieux soutiens. Ne va-t-il pas souffrir, plus que d'autres régions peut-être, du vide ainsi créé, de ces " querelles féroces qui opposent souvent, à l'échelon de la région, les chefs de mouvements soi-disant unis, mais rivaux " ? comme le constate amèrement Claude Serreulles, qui a la lourde tâche d'assurer l'intérim de Jean Moulin.

Farge s'est réfugié à Paris. Dalloz veut aller plaider à Londres la cause du Vercors. C'est sur les épaules de Le Ray que repose la pérennité du Plan Montagnards, même s'il peut compter sur l'active collaboration de Prévost. Les deux hommes sont présentés par Dalloz, revenu en coup de vent à Lyon pour la circonstance, au secrétaire de Jean Moulin. Cette " habilitation " a une grande importance, car elle leur garantit la livraison des subsides de Londres...

Il faut, aussi, tisser de nouveaux liens avec les animateurs civils du Vercors que Le Ray ne connaît pas. Le contact est rapidement établi avec Samuel et Chavant, qui ont su échapper aux Italiens. À ces trois hommes décidés s'adjoignent Costa de Beauregard et Jean Prévost, pour constituer le nouveau comité militaire du Vercors.

Le Ray assumera la direction militaire sur l'ensemble du Vercors, tandis que Chavant se voit confirmé à la tête de l'organisation civile.

L'un et l'autre, chacun dans leur sphère d'activité, ont divisé le Vercors en une zone nord (correspondant à l'Isère) et une zone sud (correspondant à la Drôme).

Une clarification de l'organisation et des tâches respectives de chacun était devenue nécessaire, car une douce anarchie était en train de s'installer dans le Vercors. Ne voyait-on pas, par exemple, un ancien collaborateur du chef de la police lyonnaise, justement redouté par les résistants, devenu cafetier à La Chapelle-en-Vercors, organiser – probablement pour faire oublier son passé - un corps franc échappant à toute autre autorité que la sienne, et dont certaines activités ne semblaient avoir qu'un lointain rapport avec des motivations patriotiques ? Les " exploits " de ce genre de personnage ne contribuaient pas à une bonne image de la Résistance.

Beuve-Méry devait le noter lucidement, plus tard, dans ses mémoires : " Il y a de bons et de mauvais maquis. Le drame, c'est qu'avec le temps, les mauvais maquis ont tendance à se multiplier. La délation, la répression éliminent peu à peu les chefs militaires déjà trop peu nombreux à l'origine et, par la force des choses, les méthodes de gangsters se substituent peu à peu à celles des corps francs militarisés. L'action peut dégénérer éventuellement en une simple école du crime. "

De telles déviations, qui seront fréquentes dans le Limousin, dans le Sud-Ouest, dans les Cévennes, des chefs militaires comme Le Ray ne veulent pas en entendre parler dans le Ver-cors – leur Vercors.

Il faut donc remettre de l'ordre. Et en profiter pour établir un schéma simple, clair, cohérent. Le Ray définit les grandes lignes d'une organisation qui devrait permettre de resserrer les rangs, en faisant disparaître de mesquines jalousies :

– Il faut, assure-t-il, supprimer la distinction, parmi les maquisards, entre civils et militaires, qui ne peut qu'entraîner incompréhension et rivalités. Nous sommes tous, quelle que soit notre origine, des combattants de la Résistance. Il faut aussi avoir, bien sûr, des éléments sédentaires dans les villages, qui assurent le soutien logistique et l'information des maquis, tandis que ceux-ci doivent adopter un genre de vie délibérément mobile, et renoncer donc à des liens trop continus avec les villages et hameaux. Enfin, il faut renforcer l'encadrement des maquisards, les chefs des camps vivant, à demeure, dans le maquis, partageant la même vie que leurs hommes.

Le Ray – alias " Rouvier " – sait qu'il est difficile de demander à des maquisards, vivant dans des conditions précaires, d'avoir un style de vie comparable à celui d'unités militaires traditionnelles. Mais il l'a constaté lui-même, ou en a été informé, il y a trop souvent un manque de rigueur dans la vie quotidienne de certains camps.

Ainsi, au cœur de l'été 1943, le C6, installé au col de Jossaud, a des allures de colonie de vacances. Des hommes font une sieste paisible, étendus à l'ombre des grands sapins, tandis que d'autres se livrent aux joies du bronzage. Selon la bonne tradition des camps scouts, la liste des tours de corvées, avec le nom des intéressés, est affichée sur la porte de la cabane ; si l'ennemi arrivait à l'improviste, il aurait ainsi sous la main un fichier tout fourni de dangereux " terroristes ".

Cet ennemi, qu'on ne voit jamais, paraît quasiment mythique. Finalement, le vent froid, la pluie, les puces qui envahissent le foin des litières paraissent presque plus pénibles à affronter. Ainsi que l'ennui. Car, hormis de temps en temps l'écoute de la BBC, au hameau le plus proche, que faire des longues journées ?

D'où l'utilité du travail fourni par les équipes volantes, constituées par des anciens de l'École d'Uriage (dissoute par Vichy en décembre 1942), regroupés au château de Murinais, qui se font véritables prédicateurs itinérants pour aller, de camp en camp, semer la vulgate idéologique de la Résistance. C'est Le Ray lui-même qui, ayant fréquenté en 1942 Uriage et s'étant senti sur la même " longueur d'onde " que le " Vieux Chef " de l'École des cadres, Dunoyer de Segonzac, est venu lui dire :

– Il me faut votre appui. Le Vercors est une superbe plate-forme pour des parachutages, mais j'ai aussi trois cents jeunes gars sur les bras, complètement désœuvrés, sans aucune formation.

– Que voulez-vous exactement ? demande Dunoyer de Segonzac.

– Que vos instructeurs leur expliquent pourquoi nous combattons, au nom de quel idéal. Qu'ils leur fassent comprendre ce qu'est le nazisme. Ils sont montés chez nous pour fuir le STO. À nous de leur exposer ce que nous faisons. Ils ne le savent pas. Et puis, il faut leur redonner le moral, éviter que le maquis ne devienne une troupe sans foi ni loi.

Pour " resserrer les boulons ", Le Ray a convoqué tous les chefs civils et militaires du Vercors, le 10 août 1943, à Arbounouze.

Des sentinelles postées sur l'éperon qui domine la maigre prairie, en cuvette, demandent aux arrivants le mot de passe : " Journée grandiose. " Avec son romantisme un peu grandiloquent, la formule traduit bien l'état d'esprit des participants. Le salut aux couleurs, une Marseillaise chantée à pleins poumons ; en ce coin perdu du Vercors, la France est de retour.

Le Ray aurait voulu, en tant que chef militaire du Vercors, emmener tous les responsables qui sont là en une longue inspection de certains sites, sur le plateau. Mais le mauvais temps l'interdit. " Rouvier " expose donc, longuement, les impératifs stratégiques et tactiques qu'implique le Plan Montagnards, afin que tous comprennent bien le sens de la manœuvre :

– Éliminons, dit-il, toute habitude trop sédentaire chez nos hommes. Les maquisards doivent être groupés en trentaines, très mobiles, dont les effectifs seront fournis par les camps préexistants. Le danger, c'est le statisme. Donc, mobilité, rapidité et discrétion des déplacements sont notre meilleure défense. Des trentaines " sédentaires ", restées éparpillées au milieu de la population civile, fourniront un support logistique. Et, éventuellement, des participations ponctuelles à des opérations militaires, sous forme de groupes francs ; mais seulement s'ils sont requis expressément, pour une mission précise.

Sur le terrain calcaire, torturé par l'érosion, où les moutons trouvent péniblement quelques touffes d'herbe rêche ici ou là, les tentes subissent l'assaut du vent et de la pluie, tenace. Mais quelle importance ? Les hommes qui sont là – renforcés par une équipe dirigée par Hubert Beuve-Méry, issue de l'École des cadres d'Uriage –, sont convaincus d'avoir surmonté de graves difficultés. Le Plan Montagnards peut, désormais, devenir une prochaine réalité. Et jouer un rôle décisif dans la libération du territoire national.

Mais il y aura à affronter encore bien des bourrasques...

Chapitre 4

DES TEMPS DIFFICILES

– Tiens, voilà Berlingot !

" Berlingot " (Marius Desserre), tout essoufflé, agrippe le bras du guetteur qui veille sur le repos du C6, provisoirement installé, en ce 13 septembre 1943, au col de Lachau, au-dessus du village de Vassieux. Le camp est sur le qui-vive. Deux jours plus tôt, six maquisards du C2 ont été capturés par un groupe de gardes mobiles, au sud-est de Saint-Martin-en-Vercors, près du Pas de l'Ane, et emmenés à Lyon. Un seul, Pregniaud, a réussi à s'échapper pendant le voyage. Quelle menace va donc encore annoncer Berlingot ? Mais non...

– Vite! dit-il. Il faut prévenir les copains. Une occasion... Des Italiens !

– Des Italiens ? Ils nous cherchent ?

– Penses-tu ! Ils ne pensent plus qu'à foutre le camp ! Ils veulent rentrer chez eux.

Malgré leur isolement, les maquisards ont rapidement appris les bouleversements qui secouent le camp ennemi : après l'armistice signé, le 8 septembre 1943, par Badoglio avec les Alliés, les Allemands ont aussitôt remplacé leurs anciens compagnons d'armes italiens pour tenir les positions alpines. Cela ne s'est pas fait sans heurts. Dans la nuit du 8 au 9, des combats ont opposé, à Grenoble, Italiens et Allemands. Dans les jours suivants, des Italiens se sont repliés dans la montagne, pour essayer de regagner vaille que vaille, par des voies détournées, leur patrie. Berlingot explique :

– J'étais à Jossaud, dans une ferme. J'ai vu arriver cinq Italiens, tout armés et équipés et traînant une mule. Ils avaient l'air crevés. Et pas du tout agressifs. Alors j'ai commencé à parler avec eux. Ils sont un peu perdus. Je leur ai proposé de leur fournir un guide, pour gagner discrètement la frontière italienne. En échange, ils nous donneraient leurs armes et leur mule. Pour la mule, ils sont d'accord. Mais pas pour les armes.

– Ils ont peut-être peur qu'on leur fasse la peau ?

– En tout cas, ils veulent rester armés. Et leurs armes, elles nous arrangeraient bien...

L'armement du C6 est composé d'un vieux revolver, modèle 1871, et d'un pistolet 6,35 ! Modeste puissance de feu ! – Allons voir les copains !

Rameutés en vitesse, les maquisards du C6 tiennent conseil. Chacun a la possibilité de donner son point de vue.

– On ne peut pas laisser passer une occasion pareille. Il faut leur sauter dessus.

– Tu es bon, toi ! Avec nos deux malheureuses pétoires... Ils ont chacun un fusil, ces types ! Et ce sont des Alpini, qui savent se battre !

Les troupes alpines italiennes sont en effet composées de combattants expérimentés, d'un niveau comparable à celui des chasseurs alpins français et des Alpenjger allemands. Leur armement, moschetto et fusil Carcano-Mannlicher, de calibre 6,5 mm, dont certains ont été transformés en 7,35 mm de type Spitz, est de bonne qualité.

" Berlingot " intervient, avec le ton assuré de celui qui est bien informé :

– J'ai tout repéré, sans avoir l'air de rien, en parlant avec eux. Ils se sont installés dans une grange, pour y dormir. Ils se sont fait des paillasses au pied de la meule de paille qui est dans la grange, à cinq ou six mètres de la porte d'entrée. Leurs armes sont rangées à gauche, contre un banc menuisier. Attendons qu'ils se soient endormis, puis on entre brusquement, et on ne leur laisse pas le temps de prendre leur fusil. On a toutes nos chances, d'autant que " Globule " est là-bas ; il s'est fait passer pour un gars de la ferme. Il va coucher sur la meule de paille, au-dessus des Italiens, et leur tombera dessus au moment où nous entrerons.

" Globule " (André Raynouard) a la réputation, justifiée,. d'être un casse-cou. Il ne laisse jamais passer l'occasion de prendre des risques. Avec lui dans la place, l'affaire est gagnée d'avance... Tout émoustillés à l'idée de se faire chasseurs – eux qui ont été traqués comme du gibier, à travers la montagne, pendant des mois, par les Italiens – dix maquisards gagnent Jossaud, le plus vite possible. Tout est silencieux. Ne communiquant que par signes, attentifs à ne pas faire rouler de pierres sous leurs pieds, ils se postent dans l'ombre et attendent.

À minuit et demi, sûrs que les Italiens dorment profondément, les maquisards font brusquement irruption dans la grange. Cinq formes sont allongées dans la paille.

– Debout, et haut les mains ! Vous êtes prisonniers !

Trois hommes, hagards, se lèvent pesamment et lèvent les bras. Mais les deux autres, d'une brusque détente du bras, jettent vers l'entrée des grenades incendiaires. Les détonations sont assourdissantes. Des éclats volent en tous sens. Plusieurs maquisards s'affaissent, tandis que la paille s'enflamme, illuminant toute la scène de lueurs sanglantes. Cris de douleur, bousculade, la confusion est totale. Deux Italiens sont touchés mais les trois autres s'enfuient et disparaissent dans la nuit, en réussissant à emporter l'essentiel de leur armement.

Nul ne cherche à les poursuivre ; il y a, dans l'immédiat, plus urgent. L'un des maquisards, " Toni " (Chirouze), retire en effet des flammes " Globule " et "Mickey " (Roger May-nard), dont le bas du corps n'est plus qu'une masse sanglante. Les autres maquisards libèrent le bétail de la ferme et la mule des Italiens, puis parviennent à sauver quelques sacs de récolte pendant que l'incendie gagne les bâtiments voisins de la grange.

Des habitants de Vassieux, alertés par les explosions, accourent prêter main-forte pour essayer de circonscrire le sinistre. Parmi eux, le docteur Guérin, de La Chapelle-en-Vercors, donne les premiers soins aux blessés légers – ils sont six –, qui vont être évacués sur Vassieux.

Un maquisard désigne " Globule " et " Mickey ", allongés dans la cour :

– Et eux ?

Le docteur Guérin ne répond que par un hochement de tête peu encourageant. Les deux hommes ont eu une jambe arrachée par les grenades et une large flaque de sang s'élargit sous eux.

– Mossière, vous avez votre camionnette ?

– Oui, Monsieur le curé.

– Bon. Alors on charge ces deux garçons à l'arrière et on les descend à Romans. Vite. Chaque minute compte.

L'abbé Gagnol, curé de Vassieux, est de ces hommes à qui on ne résiste pas. On installe les deux blessés, qui geignent doucement, sur la camionnette du laitier de La Chapelle-en-Vercors, dont le fils prend le volant. Il fait des prodiges sur la route pour arriver le plus vite possible. Les pneus crissent désespérément dans les tournants, le conducteur faisant donner tout ce qu'elle peut à la guimbarde. Mais, au bout d'un moment, une main se pose sur son bras :

– Ralentis. Cela ne sert plus à rien.

Le fils Mossière freine et jette un coup d'œil à l'arrière. Effectivement, " Globule " et " Mickey ", saignés à blanc, ont cessé de souffrir.

Après avoir rebroussé chemin, les maquisards s'arrêtent au col de Proncel.

– On va cacher ces deux pauvres gars dans la bergerie. En attendant de pouvoir les enterrer décemment à Vassieux.

Même dans la mort, les maquisards restent des clandestins...

Pendant ce temps, à Vassieux, un homme, effondré, est venu trouver " Canard " (Gilbert François), qui fait partie de ceux qui n'ont reçu que quelques éclats de grenade.

- Je m'appelle Royet. Je suis en vacances à Vassieux avec ma famille. Hier soir, quand j'ai appris que la grange de Jossaud, où couchent habituellement mes deux fils, accueillait pour la nuit des soldats italiens, j'ai pris peur. Je ne connaissais pas, évidemment, vos projets. Alors, pour inciter les Italiens à partir, je suis allé leur dire que la Milice les recherchait et qu'ils risquaient d'être dénoncés et attaqués ! Mais ils m'ont dit qu'ils étaient trop fatigués pour repartir. Tout de même, ce que je leur ai dit a dû les faire réfléchir. C'est pour cela qu'ils ont gardé des grenades à portée de la main. Tout ce qui est arrivé est de ma faute ! C'est affreux ! Jamais je ne me le pardonnerai.

Canard, gêné, essaie de consoler le pauvre homme, dont le désespoir et la sincérité sont évidents.

– Mais non, mais non... Vous savez... le hasard... la fatalité...

Dans ces cas-là, les mots sont dérisoires. Mais il est vrai que deux morts, pour une malheureuse mule et un fusil, c'est cher payé...

Conscients qu'à la guerre l'amateurisme ne pardonne pas, les hommes du C6 se donnent pour chef un officier de carrière, Cathala (surnommé " Grange ", ou encore " le vieux "). Cette triste affaire, se demande-t-il, ne risque-t-elle pas d'attirer la curiosité des Allemands, qui ont – c'est évident – des informateurs dans les villages du Vercors ?

Par mesure de sécurité, le C6 va donc devoir, une fois de plus, déménager. Les hommes ont vite fait de rassembler leur maigre barda. En file indienne, ils s'enfoncent dans cette forêt de Lente si propice à la guérilla. Les blessés peinent, mais serrent les dents. Arrivés au col de la Rochette, au-dessus de Saint-Martin-le-Colonel, les maquisards s'installent dans une bergerie située près de la ferme Gauthier. Une pluie froide noie le paysage – et sape le moral des hommes, transis jusqu'aux os.

Les hommes du C8 courbent eux aussi le dos sous cette pluie qui va tomber, sans arrêt, pendant trois jours. Ils ont été avertis par un cultivateur de Vassieux, Elie Teston, des malheurs du C6 et ils appliquent le premier principe de la guerre de parti-sans, que Le Ray rappelle sans cesse à ses hommes : à la moindre alerte, décrocher, brouiller les pistes en nomadisant aussi longtemps que possible.

Le 14 septembre, à cinq heures du matin, ils quittent la ferme du Piarrou, après avoir effacé toute trace de leur séjour. Ils partent en direction du col de Vassieux, qui domine, à l'extrême pointe méridionale du Vercors, la vallée du Diois, s'étirant au pied de vertigineuses falaises. Arrivés au Pleynet, où coule une source, ils se réfugient dans une grotte, humide et froide. Pendant trois jours, ils restent calfeutrés sans faire de feu, par précaution. Un sentier acrobatique permet de rejoindre, tout en bas dans la vallée, le petit village de Marignac-en-Diois, pour trouver un minimum de ravitaillement.

Le 16 au soir, ils abandonnent sans regret leur grotte pour revenir au Piarrou. Ils y trouvent un homme dont toute la physionomie exprime une froide détermination :

– Lieutenant Pépé, je suis votre nouveau chef. On ne reste pas ici, c'est trop dangereux. En avant, on repart !

Derrière le lieutenant " Pépé " (Roger Perrier), les hommes, pourtant harassés, reprennent la marche ; en évitant Vassieux. Sans s'arrêter, ils passent par les cols de Saint-Alexis et de Rousset ; la fatigue creuse les orbites, tire les traits, lance de temps en temps de brusques crampes dans les muscles trop sollicités.

Enfin une halte, à la scierie Morin. Un peu de répit, mais que c'est dur, ensuite, de repartir ! La petite troupe dépasse Pré-Grandu et atteint enfin la maison forestière de la Coche, où le brigadier Crime, des Eaux et Forêts, rassemble toutes ses provisions disponibles pour nourrir ces jeunes loups affamés. Il est bon, dans ces moments-là, le pain fraternellement partagé...

Mais il faut encore repartir, jusqu'à Béguère, où les maquisards, exténués, trempés et transis de froid, se serrent les uns contre les autres, dans une baraque ouverte à tous les vents.

Quelques jours plus tard, alors qu'octobre teinte de brun et de rouge les forêts du Vercors, l'alerte est donnée à Béguère :

– Des voitures de la Gestapo patrouillent pour détecter des postes émetteurs ! On s'en va.

Un jeune maquisard, les yeux fiévreux, proteste :

– Mais, ici, on ne craint rien, on est au milieu des bois !

Le lieutenant Pépé sait que ses hommes sont fatigués. Et, grâce à un gros travail d'aménagement, le bivouac est devenu un peu moins inconfortable. Mais il ne faut pas céder à la tentation de ce " confort "... très relatif.

– Allez, debout, les gars. Vous ne voudriez pas que les Boches nous cueillent au nid, non ?

Les hommes se lèvent en maugréant. Mais ils savent, au fond d'eux-mêmes, que leur chef a raison. L'interminable migration reprend donc, d'abord vers Jossaud, où il y a toujours une ferme accueillante aux pourchassés ; mais trop près de la route, trop près aussi du village de Vassieux. Tout village est un piège potentiel, il faut fuir les lieux habités. Alors les maquisards repartent, retraversent le plateau, d'ouest en est, pour gagner la bergerie de Pré Peyret, le Jardin du Roi, où ils soufflent trois jours puis Menée, dans une ferme isolée, et enfin la Grande Cabane, au pied du Grand-Veymont, dont la haute pyramide couronnée de neige domine tout le massif du Vercors.

Ainsi, en ce début d'automne 1943, les maquis dépensent l'essentiel de leur énergie à courir la montagne, en allant d'un havre précaire à un autre qui l'est tout autant. Ce nomadisme, qui caractérise cette guerre de type révolutionnaire qu'est la guerre de partisans, est la meilleure défense de maquisards encore trop mal armés pour affronter des troupes régulières. Même s'il s'agit de troupes peu aguerries, comme ces gardes mobiles - français - qui arrêtent, au hasard d'un contrôle, le 11 octobre, le maquisard Ariel Allatini – lequel réussit, dix jours plus tard, à s'évader, à la gare des Brotteaux de Lyon, d'un train partant pour l'Allemagne.

Mais, à partir de novembre, le principal ennemi des maquisards est l'hiver. Le manque de nourriture, le froid contre lequel la pauvreté des équipements et la rusticité des abris n'offrent que de peu efficaces protections, sapent le moral de beaucoup de jeunes gens, qui s'étaient fait du combat clandestin une idée peut-être idéalisée. Il s'agit moins, au cœur de cet hiver 1943-1944, de se lancer dans d'héroïques combats que de manifester, caché dans son trou, endurance, patience, ténacité. Le combat clandestin exige une telle fermeté d'âme qu'il effectue une sévère sélection des hommes.

Il y avait, pendant l'été précédent, environ quatre cents hommes répartis dans les différents camps du Vercors. Ils ne se retrouvent plus que deux cent cinquante à l'approche de Noël.

Au C6, qui a dû lui aussi continuer ses migrations successives, du Franc et de l'Echaillon (près de la vieille abbaye cistercienne de Léoncel) à Musan, puis à Maniguet, il ne reste que la poignée des plus déterminés. Ils sont groupés autour de Grange (Cathala). Ces hommes représentent d'ailleurs la diversité du recrutement maquisard.

Il y a là, en effet, un militaire de carrière, Paul Adam (le Fauve) et deux " cornichons " (élèves appartenant à une Cor-niche – classe préparatoire à l'école de Saint-Cyr), Jean Garnier (Gorille), ancien enfant de troupe d'Autun, et Jean Marin (le Pape), mais aussi un instituteur plutôt antimilitariste, Jean Salin (son pseudonyme, le Pédago, est transparent...), Rousset (Roméo), qui ne se sépare pas de sa chienne, et Chirouze (Toni), qui, lui, ne se sépare pas de ses explosifs... Et encore Maurice Mouton (la Brute), Gilbert François (Canard), Monnet (Fric), futur coauteur du Chant des Pionniers du Vercors, Rey (Raton), Guillermoz (Ficelle), Saralier (la Goufle), Petiloy (Jules), Charles François (l'Insecte) et " Pétrole "...

Ceux-là sont des solides.

Les autres sont rentrés chez eux. Un peu honteux d'abandonner les copains. Et cherchant de pauvres excuses :

– Tu sais, ma mère s'inquiète. Elle est toute seule. Et elle n'a pas une bonne santé.

Personne ne songe à leur jeter la pierre. Au contraire, pour leur faciliter les choses, on entre dans leur jeu :

– Mais oui, mon vieux. Tu as raison. Elle a besoin de toi. Vas-y... Et puis, tu pourras revenir au printemps ! Parce qu'il va bien finir par arriver, ce sacré débarquement allié ! Depuis le temps qu'on l'attend ! Allez, salut, et à bientôt ! On te garde ta place toute chaude...

Les partants ont le dos un peu voûté, en prenant le sentier qui part vers les vallées. Là où il fait moins froid. Où on ne sera plus obligé de vivre comme des sauvages. Mais ils n'osent pas jeter un regard en arrière, vers ceux qui vont continuer, envers et contre tous, à faire briller la petite flamme, un peu vacillante, de la Résistance.

Tout de même, le moral remonte de façon spectaculaire en novembre. Le père Noël va en effet passer avec un peu d'avance sur le calendrier... Le 13, les hommes du C8, canton-nés à la Grande Cabane, au pied du Veymont, écoutent la BBC, comme tous les soirs. Comme d'habitude, des messages sibyllins défilent, qu'on finit par écouter d'une oreille distraite, tellement ils semblent destinés à d'étranges et lointaines planètes. Et puis soudain :

– Nous irons visiter Marrakech.

Incrédules, les hommes se regardent. Mais non, ils n'ont pas rêvé. Et c'est l'explosion de joie :

– Ça y est ! Bon sang, ça y est ! Le parachutage !

Rires nerveux, tapes dans le dos, gigue effrénée...

Car c'est un secret de polichinelle, dans certains camps du Vercors, la phrase codée que vient de diffuser la BBC est l'annonce du premier parachutage prévu sur le Vercors, ce parachutage dont on rêve depuis si longtemps, et qui doit faire descendre du ciel la manne anglaise.

Celle-ci conditionne toute l'action militaire de la Résistance. Depuis des mois, des appels, de plus en plus pressants, ont été lancés à Londres par des responsables français de l'action clan-destine. " L'armement fait tragiquement défaut ", notait déjà Henri Frenay en septembre 1942. Au fil des mois, les choses ne se sont pas arrangées.

C'est un SOS qu'adresse à de Gaulle, dans l'hiver 1943-1944, Georges Rebattet - alias Cheval -, chef national des maquis : " Avec vous, nous avons pris la lourde responsabilité d'encourager les insoumissions, par une propagande incessante. De l'argent, des armes, des munitions sont nécessaires immédiatement, faute de quoi les réfractaires n'auront d'autre recours que le banditisme à moins d'être voués au massacre. "

Cet amer constat vaut plus encore pour le Vercors que pour d'autres régions, compte tenu de la concentration de réfractaires, transformés en maquisards.

Aussi est-ce un immense soulagement qu'apporte le message de la BBC à ceux qui l'ont entendu. Fébrilement, les hommes du C8 se préparent. Ils n'ont pas été prévus, cependant, parmi les membres du groupe qui doit, sous les ordres de Costa de Beauregard, mettre en place les balises destinées à guider les aviateurs et réceptionner les containers. Mais on ne va pas manquer une telle fête. Et puis, surtout on ne sait pas trop comment sera réparti le matériel parachuté. Alors, autant aller directement se servir... En bons Français, les maquisards sont des partisans déterminés du système D.

– Vite, les gars, vite. Il ne faut pas être les derniers à Arbounouze !

On sait bien, en effet, que c'est sur ce terrain aride, bien dégagé, loin des routes, que le parachutage est prévu.

Les maquisards se précipitent. Mais il fait un temps épouvantable et la neige retarde la progression. Quand ils entendent le vrombissement des avions anglais, les hommes du C8 sont encore loin d'Arbounouze. Deux petits garçons, qui se sont discrètement faufilés en profitant de l'énervement des adultes, écarquillent des yeux émerveillés lorsque de grands champignons blancs viennent s'affaisser, les uns après les autres, sur le sol rocheux, salués par des cris d'allégresse.

Quand, trempés de sueur, les hommes du C8 arrivent à Arbounouze, le pillage en règle de la centaine de containers, éparpillés sur la grande prairie, a commencé depuis un bon moment. Armes légères (pistolets 11,43 ou 7,65, mitraillettes Sten), pains de plastic, grenades, munitions, chacun fait son marché.

D'Autrans, des hommes du C3 sont venus à skis, par la route non déneigée ; le C2, le C4 sont là aussi. Un groupe est arrivé de Méaudre, entassé dans une vieille Citroën ; mais aussi ceux de Saint-Martin, de La Chapelle. Dans une joyeuse cohue, des civils, mêlés aux militaires des camps, sont accourus à la curée. On entasse, à qui mieux mieux, le butin sur des chariots traînés par des bœufs. Comme tout ne peut pas être emporté, des stocks sont cachés, provisoirement, dans des grottes, comme celles de la forêt des papeteries de la Sarna. Du matériel, brisé par le choc de l'atterrissage, est jeté dans les scialets voisins. Le berger du Rang Traversier trouvera encore, l'été suivant, des grenades oubliées dans certains des containers écrasés au milieu des rochers.

C'est une ambiance de kermesse. Ceux qui n'avaient jusqu'alors qu'un armement dérisoire, un fusil-mitrailleur sans cartouches, quelques malheureux revolvers espagnols, de simples gourdins, caressent avec émerveillement ces mitraillettes Sten, au mufle court et au long chargeur transversal, qui s'avéreront très dangereuses entre les mains d'utilisateurs inexpérimentés. Ces Sten sont pourtant très convoitées. Les groupes francs de Grenoble en reçoivent une centaine, prises sur les lots parachutés à Arbounouze.

Sur l'aire de parachutage le dispositif d'accueil et de contrôle prévu par les responsables militaires a été vite débordé par la ruée des récupérateurs improvisés. Une sentinelle qui essayait de s'interposer, en voyant deux hommes puiser à pleines mains dans une caisse de munitions éventrée, a été violemment rembarrée :

– Ben quoi ! On est en république, ici, non ?

Argument imparable...

Alain Le Ray est consterné. Quel pitoyable résultat. Il craignait, bien sûr, de tels débordements, compte tenu des indiscrétions qui s'étaient multipliées au sujet de ce parachutage. Au point d'avoir demandé le changement de la phrase codée, pour brouiller les pistes. En vain. Alors qu'il avait soigneusement prévu une stricte répartition du matériel en fonction des besoins et des capacités réels de chaque groupe, Le Ray doit constater que le premier parachutage reçu par le Vercors a tourné à la foire d'empoigne.

Ce qui n'est pas fait pour rehausser la cote des maquis français chez les Alliés. Ceux-ci, circonspects, ont pris soin d'envoyer une mission d'inspection, parachutée le 23 septembre 1943. Cette mission Cantinier a reçu ordre du BCRA de vérifier les capacités combattantes des maquis alpins (Belle-donne, Chartreuse et Vercors).

Les hommes du C3, inspectés en octobre, se sont efforcés de faire bonne impression. La cabane de Gèves a été l'objet d'un ménage approfondi, les maquisards ont accueilli leurs visiteurs rangés au garde-à-vous, revêtus de pantalons fuseaux taillés dans des couvertures pour constituer un semblant d'uniforme, avec lever des couleurs au son du clairon.

Cet apparat, se voulant le plus militaire possible, a-t-il vraiment convaincu les inspecteurs alliés ? Ceux-ci n'ont pas eu, en tout cas, un contact très sympathique avec les chefs militaires du Vercors à qui ils sont apparus comme des examinateurs sourcilleux, voire tatillons, peu sensibles aux conditions très difficiles dans lesquelles doivent vivre les partisans.

À quoi tout cela rime-t-il ? Après avoir longuement conversé avec Henri Jaboulay qui représente dans la région R1 l'organisation " Maquis ", Alain Le Ray est convaincu qu'il y a, de la part de certains états-majors, une défiance et une volonté de reprise en main d'un Vercors jugé trop indépendant.

Ce qui n'a rien d'étonnant. Le Vercors a une position relativement ambiguë au sein de l'organisation territoriale de la Résistance. Le Plan Montagnards lui donne, en effet, une mission bien spécifique. Mais, par ailleurs, il s'insère dans une structure d'ensemble ; le territoire français étant divisé en douze régions, chaque chef régional doit désigner des chefs de district, dont chacun recevra, en principe, une mission inter-alliée apportant sa compétence technique pour la préparation des parachutages, l'entraînement des hommes, les liaisons radio. Le Vercors s'insère dans la région R1, dont le centre est Lyon et qui a pour chef Albert Chambonnet, secondé par un chef d'état-major, Descour - depuis l'intégration, à l'automne 1943, de l'ORA au sein d'une " Armée Secrète unifiée ".

Aussi est-ce à Descour que Le Ray doit répondre, en décembre, lors d'une réunion qui groupe, dans la région lyonnaise, des responsables nationaux et régionaux de la Résistance.

Le parachutage d'Arbounouze vient rapidement sur le tapis. Les critiques fusent, avec une certaine âpreté :

- Cette opération s'est déroulée dans des conditions tout à fait fâcheuses.

Descour, d'une voix froide, enfonce le clou :

– Il est regrettable que le premier grand parachutage au bénéfice de R1 ait donné lieu à une réception défectueuse. N'est-ce pas sous-entendre que les Alliés, échaudés, risquent de remettre en cause les parachutages futurs sans lesquels, pourtant, les maquis ne peuvent rien ?

Le Ray sait bien tout cela. Et il n'est pas homme à chercher des faux-fuyants, ni à invoquer des excuses. De plus, il est excédé de se sentir surveillé par ce qu'il appelle lui-même, lorsqu'il se remémore aujourd'hui ces faits , " l'inquisition soupçonneuse d'émissaires mal identifiables ".

Le Ray a compris et accepte mal les rivalités qui existent, malgré les grandes déclarations unitaires, entre les divers mouvements de résistance. Il a voulu éviter que le Vercors soit une carte, un atout dans le jeu de tel ou tel mouvement. Officier de tradition, il n'aime pas les jeux byzantins des " politiques ". Mais, observateur lucide et fin, il s'est rendu compte de l'hostilité que rencontrait toute hypothèse d'une réelle autonomie du Vercors qui lui aurait permis de rester en dehors de certaines luttes d'influence.

Il en ressent une certaine amertume. Et, face aux critiques de ces responsables, parmi lesquels Chaban-Delmas, Bourgès-Maunoury, qui l'accablent sans jamais avoir mis les pieds dans le Vercors, il saisit la balle au bond :

– C'est une démission que vous voulez ? La voici. D'un ton toujours aussi froid, Descour jette :

– Démission acceptée.

Regrettable décision ; Le Ray avait su créer, en alliant subtilement doigté et rigueur, un esprit de corps pour cimenter les éléments, si disparates, qui composaient les groupes civils et les maquis du Vercors.

Ceux-ci, d'ailleurs, scandalisés, se solidarisent avec Le Ray, par la voix de Chavant, qui n'hésite pas à prononcer la dissolution du Vercors puisqu'on ne fait pas confiance, en " haut lieu ", à ses responsables. Chavant traduit là l'irritation et l'amertume de ces combattants qui ont l'impression que ceux qui les commandent, de loin, de Londres, d'Alger, voire de Lyon, sont inconscients des réalités. N'aurait-on rien appris depuis 1940 ?

Mais Le Ray calme le jeu, demandant à chaque responsable du Vercors de rester à son poste. L'enjeu est trop important pour que l'on ne mette pas entre parenthèses des réactions personnelles qui seraient d'ailleurs bien légitimes, car Le Ray n'a rien à se reprocher. Le cœur lourd, les hommes qui, autour de Chavant, sont venus dire leur confiance à Le Ray, se rangent à son point de vue après avoir écouté ses arguments ; ils ont trop le sens du devoir pour ne pas admettre qu'il a raison. Même Chavant, pourtant très ulcéré par une décision qu'il estime à la fois maladroite et injuste, se rallie à la sage position de Le Ray. Celui-ci conservera la réputation, méritée, d'un grand chef, qui fait face avec élégance aux injustices du sort.

Ses mérites sont d'ailleurs suffisamment connus pour queDunoyer de Segonzac lui demande, dès son retour à Paris, de prendre en main la formation militaire des anciens de l'École d'Uriage entrés dans l'action clandestine, leur formation poli-tique étant assurée par Hubert Beuve-Méry. Puis, en mai 1944, Le Ray recevra le commandement de la Résistance dans tout le département de l'Isère.

Cependant son départ, en novembre 1943, tombe très mal pour le Vercors ; celui-ci va subir des coups sévères de l'ennemi.

Dès le lendemain du parachutage d'Arbounouze, qui a per-mis d'armer trois cents hommes, la nouvelle est transmise, de hameau en hameau, le long des routes et chemins du Vercors.

– Deux cars bondés de GMR arrivent. Ils viennent sûrement pour le parachutage...

Mais les GMR, après une progression d'autant plus lente que le terrain est difficile et qu'ils se méfient, sentant le pays hostile, doivent repartir bredouilles. Le compte rendu de l'opération est un constat d'échec :

" Les dissidents semblent s'être évanouis dans la nature. Il est vrai qu'ils disposent de nombreuses complicités locales. "

Dix jours plus tard, cependant, les choses deviennent plus sérieuses : le 24 novembre, trois voitures allemandes, équipées de détecteurs radiogoniométriques, circulent tout l'après-midi dans les environs de La Chapelle-en-Vercors. Deux résistants du village, Cierge et Mossière, ont vite identifié les fouineuses :

– Elles essaient de repérer les postes émetteurs ! On va en suivre une, pour voir comment elle procède...

Un dangereux jeu de cache-cache commence. Mais, en fin de compte, après une longue filature, les deux hommes voient dis-paraître la voiture allemande dans le tunnel du col de Rousset.

– Ils redescendent sur Die. Ce n'est pas encore pour ce coup-ci !

C'était trop vite dit. Le lendemain, dès l'aube, deux autres voitures de radiogonio, escortées de véhicules chargés d'hommes de la Gestapo, entrent en trombe dans Saint-Martinen-Vercors. Apparemment, les Allemands savent parfaitement où aller. Ils se dirigent directement, dans le quartier des Berthonnets, vers la maison de " Charly ", où est installé, avec son poste émetteur, un opérateur radio surnommé " Pierre " (ou " Mississippi "), qui fait équipe avec le commandant Vincent (" Azur "), de l'OSS.

Le quartier cerné, un coup de feu donne le signal de l'assaut. – Les Boches ! Foutez tous le camp !

Alertée par le guetteur, toute l'équipe chargée de protéger l'émetteur file par l'arrière de la maison, suivie par le propriétaire des lieux, " Charly ".

Mais " Pierre " applique les consignes ; on n'abandonne pas un poste émetteur à l'ennemi. Il le débranche posément, le charge sur ses épaules et franchit à son tour le seuil de la maison qui, après avoir été un sûr abri, est devenue un piège mortel.

Les camarades, progressant sans bruit dans les ruelles de Saint-Martin, ont pu passer entre les mailles du filet ennemi. Mais " Pierre ", retardé par son poste, dont il ne veut à aucun prix se séparer, est repéré au moment où il se croyait sauvé.

Une rafale claque. " Pierre " a l'impression de recevoir un coup de fouet dans le dos et, le poumon gauche perforé par une balle de gros calibre, il s'affaisse lourdement. Il entend une galopade proche, se sent agrippé, soulevé, emporté. "Charly ", voyant son camarade touché, est revenu en courant sur ses pas et l'emmène, jeté sur ses épaules. Ballotté, le blessé geint sourdement. De larges gouttes de sang, étoilant la poussière du chemin, tracent une piste tragiquement visible.

" Charly " comprend qu'il ne pourra aller bien loin ainsi. D'autant que ses poursuivants se rapprochent. En passant près d'une ferme, il repère un gros tas de paille. Il y dépose, le plus doucement possible, le blessé, et le recouvre rapidement de paille.

– Attention, vieux. Les Boches arrivent. Surtout ne fais pas de bruit.

Et il reprend sa course, la poitrine en feu, le souffle court,

les jambes coupées par l'effort qu'il vient de faire. Mais, derrière lui, le bruit de bottes se rapproche.

– Hait !

" Charly " a compris. Ses poursuivants le tiennent dans leur ligne de mire. C'est la fin de la route. Très las, soudain, il lève les bras et attend, résigné, sans illusions sur son sort.

Tandis qu'un Allemand le ramène vers le centre du village, les autres inspectent soigneusement toutes les maisons environnantes. Ils finissent par trouver " Pierre " sous son tas de paille. Ensanglanté, il semble à l'agonie. Pour s'en assurer, un soldat lui donne un coup de botte dans le visage. " Pierre ", qui a conservé toute sa lucidité, sait qu'il lui faut à tout prix faire le mort. C'est sa seule chance. Il encaisse donc stoïquement la douleur, en retenant le tressaillement qui le trahirait.

- Er ist tot !

" Pierre ", le " mort ", entend des bruits de pas décroître puis s'éteindre. Par sécurité, il reste parfaitement immobile.

Après une attente qui lui paraît interminable, il entend de nouveaux arrivants. Mais cette fois-ci, ce ne sont plus des mots gutturaux, porteurs de menaces, mais un bon vieil accent dauphinois.

– Eh ! Il est là ! Il a l'air mort.

" Pierre " ouvre les yeux. Les camarades sont là.

– Pierre ! Tu es vivant ! Ne bouge pas. On s'occupe de toi.

Emmené, soigné par une résistante au cœur intrépide, Betty, " Pierre " est ensuite transféré à la clinique du docteur Eynard, à Bourg-de-Péage, où personne ne pose de questions indiscrètes sur le nouvel arrivant.

On est aux petits soins pour lui. Tous les jours, du lait arrive directement du Vercors à son intention, pour lui permettre de refaire ses forces le plus vite possible.

Un matin, le docteur Eynard reçoit un inquiétant coup de téléphone :

– Docteur Eynard ? Ici la Gestapo de Valence. Un Anglais, dont le poumon gauche est perforé, est bien soigné dans votre clinique ?

– Un Anglais ? Chez moi ? Jamais de la vie ! Vous plaisantez !

– Bien. Nous allons venir vérifier !

Il faut faire vite. Le blessé est transporté dans une maison voisine. Mais est-ce suffisant ? Des yeux indiscrets n'auront-ils pas noté les étranges va-et-vient de cet étrange blessé ?

On sort donc " Pierre " de sa provisoire retraite et on l'embarque dans l'ambulance de la clinique, qui file à Barbières – un paisible petit village niché au pied du Vercors, juste en dessous du col de Tourniol, où la maison Perdu est accueillante aux maquisards blessés. " Pierre " échappe ainsi à la Gestapo, repartie bredouille, mais le transport a provoqué une hémorragie ; une ponction est pratiquée et " Pierre ", grâce à sa solide constitution, se rétablira vite. Pour sa convalescence, il trouve un sûr refuge à Saint-Donat-sur-l'Herbasse, chez Mme Mitifiot. Le " service de santé " de la Résistance s'avère ainsi parfaitement efficace.

Mais la lutte continue. Son chef, le commandant " Azur ", venu rendre visite à " Pierre ", s'inquiète :

– Quand pourras-tu reprendre les émissions radio ? C'est vital, pour la suite de la mission.

" Pierre " sait et il en est fier que le sort du Vercors repose sur les quelques hommes qui, comme lui, assurent la liaison avec Londres et permettent la réalisation des providentiels parachutages.

- Mon commandant, fournissez-moi un nouveau poste et j émets dès que vous le voulez.

Quelques jours plus tard, les émissions reprennent.

En cette fin 1943 on sent, tant chez les maquisards que chez les Allemands, que des événements décisifs se préparent. Ce qui explique l'acharnement des services allemands à traquer les émetteurs radio, sans lesquels la Résistance, sourde et muette, laissée à ses seuls moyens, ne pèserait plus bien lourd. Une chasse qui, pour être efficace, a besoin d'informateurs.

Leur rôle est décisif dans la guerre clandestine, ils permettent de frapper à coup sûr.

Ainsi, lorsque " Pierre ", blessé, a été transporté à la clinique du docteur Eynard, à Bourg-de-Péage, peu de personnes étaient au courant... Or la Gestapo, peu de jours après, savait tout.

Il apparaît vite, après enquête, que la fuite ne peut venir que de " Charly ". Celui-ci, après avoir été capturé à Saint-Martin, a été emmené à Lyon, dans les locaux de l'ancienne École de Santé militaire, avenue Berthelot, où siège la Gestapo. Trois jours plus tard sa femme, surprise, le voit descendre, à Bourgde-Péage, du car qui vient de Valence. Il n'a subi, apparemment, aucun sévice.

Toute à sa joie, sa femme lui explique qu'il n'est pas le seul miraculé de l'affaire de Saint-Martin :

– Je viens de rendre visite à " Pierre ". Il est blessé mais on le soigne bien, à la clinique du docteur Eynard.

Un peu plus tard, " Charly " raconte son odyssée à son camarade Vincent Beaume, tout étonné de le revoir :

– À la Gestapo de Lyon, on m'a longuement interrogé. Ils savent beaucoup de choses. Ils te connaissent bien, tu sais, ils m'ont parlé de toi... Mais j'ai eu de la chance de tomber sur un officier avec qui j'ai été en relation d'affaires avant la guerre : il m'avait, alors, livré des machines-outils pour mon usine de chaussures. Je lui ai dit que j'avais été contraint, sous la menace, de loger des résistants chez moi. Il m'a cru et, en échange de ma libération, m'a simplement demandé de donner de l'argent à la Croix-Rouge allemande...