Beaucoup de gens croient connaître la Résistance parce qu'ils ont écouté les calomnies des uns, les vantardises des autres, les discours officiels, les procès à grand spectacle. En fait, ils ne savent rien. (André Mazeline).

J'aurais tant voulu vous aider

Vous qui semblez autres moi-même

Mais les mots qu'au vent noir je sème

Qui sait si vous les entendez. (Aragon).


AS Armée Secrète.

AA Armée de l'Armistice.

BBC British Broadcasting Corporation (radiodiffusion britannique).

BCRA Bureau Central de Renseignements et d'Action (siégeait à Londres).

BOA Bureau des Opérations Aériennes, dépendant du BCRA (réception parachute).

CNR Conseil National de la Résistance.

DCA Défense contre avion.

DMR Délégué Militaire Régional, représentant du BCRA.

FFI Forces Françaises de l'Intérieur.

FM Fusil mitrailleur.

FN Front National.

FTPF Francs-Tireurs et Partisans Français.

GMR Groupes mobiles de réserve (forces de police de Vichy).

LVF Légion des Volontaires français contre le bolchevisme, portant l'uniforme nazi.

MIC Bureau de renseignements de l'armée britannique.

MLN Mouvement de Libération Nationale.

MUR Mouvements Unis de Résistance.

NAP Noyautage des administrations publiques.

OCM Organisation Civile et Militaire.

ORA Organisation de Résistance de l'Armée.

RAF Royal Air Force (aviation militaire britannique).

SAS Special Airborne Service (officiers alliés parachutés).

SD Sicherheitsdienst (service de police du parti nazi).

SNM Service National Maquis.

SR Service de renseignements.

STO Service du travail obligatoire en Allemagne.

SŒ Special Operations Executive (organisation britannique de Résistance en Europe occupée).


CHAPITRE PREMIER

POUR UNE POIGNEE DE TRACTS...

La gifle violente et soudaine la jeta presque à bas du tabouret. Aussitôt, ses yeux s'emplirent de larmes et son oreille abasourdie se mit à siffler bizarrement, tandis que sa joue devenait brûlante. Ahurie, elle regarda le petit homme qui, à peine entré dans la pièce, venait de la frapper ainsi. Elle remarqua d'abord la cravate d'un vert agressif qui éclaboussait le plastron de la chemise blanche au col un peu élimé, puis ses yeux remontèrent et accrochèrent un regard froid qui la fixait sans aménité, mais intensément. L'homme contourna le bureau et, faisant pivoter son fauteuil, s'y affala lourdement. Déjà, l'autre, celui qui la harcelait de questions depuis le matin, enfilait sa veste et décrochait son chapeau d'une patère fixée au mur.

- Bon, je te la laisse, je vais bouffer, tu peux recommencer depuis le début, j'en ai rien tiré.

- D'accord, on repart à zéro, à tout à l'heure.

La porte claqua, des pas rapides dégringolèrent l'escalier, et ce fut le silence. Renversé sur son siège, les yeux perdus au plafond, l'homme à la cravate verte ne bougeait pas. De longues minutes s'écoulèrent ; elle n'osait pas risquer le moindre mouvement, son sang battait dans sa joue en feu et son oreille, qui ne sifflait plus, était parcourue de picotements désagréables. Brusquement, il se redressa et referma violemment le dossier étalé devant lui :

- J'en ai marre de tes salades, je suis crevé, moi, à cavaler après des pourris et des salopes de ton espèce, alors tu vas parler, hein, et vite.

Allez hop, on redémarre, tes nom, prénom, âge et profession ?

- Jacqueline Libois, vingt-trois ans, couturière.

- Lieu de naissance ?

- Paris, dans le douzième.

- Domicile ?

- 96, rue de Charenton.

- Non ! - Il hurla : - Arrête de te foutre de ma gueule, ta carte d'identité est fausse. Je te préviens que ça va mal tourner pour toi. Qu'est-ce que tu foutais aux Bruyères ?

- J'attendais un autocar pour aller à Elbeuf.

- Quoi faire ?

- Chercher du ravitaillement.

- Où ? Chez qui ?

- Je... Je ne sais pas, dans les fermes.

- Et ça ! c'était pour le payer peut-être ?

- Et, saisissant un paquet de tracts, il les lança à la volée.

- Tu en avais plein une mallette, à qui devais-tu les remettre ?

Accablée, la jeune femme baissa la tête sans répondre. Alors, bondissant de son siège, l'homme fonça sur elle et, lui empoignant les cheveux d'une main, il se mit à la gifler méthodiquement. Elle oscillait au rythme des coups portés alternativement à droite et à gauche ; ses poignets menottés derrière son dos, tiraillés par le balancement du corps, s'éraflaient sur les bracelets de métal. Essoufflé, il la lâcha si brutalement qu'elle perdit l'équilibre et s'écroula avec le tabouret. Au même instant, la porte s'entrouvrit et une voix claironna : " Louis, le patron te demande. "

En rajustant son veston, et resserrant sa cravate, l'inspecteur Louis Aile sortit, laissant la jeune femme empêtrée à terre.

Rouen, octobre 1940.

Un mauvais crachin qui tombe depuis des heures assombrit encore plus, de son voile serré, les rues chichement éclairées du quartier Saint-Sever. Aucun passant ne hante les trottoirs déserts ; à l'approche du couvre-feu, les gens se cloîtrent chez eux, près de leur cheminée, auditeurs attentifs des nouvelles que distille la TSF. Mais ces nouvelles, en cette fin d'octobre, ne peuvent guère réjouir le cœur des patriotes : Après la rencontre " amicale " Laval-Hitler du 22, dans la petite gare de Montoire, les Français viennent de perdre leurs dernières illusions avec la poignée de main qu'échangent un vieux maréchal ambitieux et un dictateur sanglant. Plus au sud, un autre dictateur, non moins sanguinaire, revendique sa part de " gloire " : Mussolini attaque la Grèce. Comme tous les Français, les Rouennais soupirent d'humiliation à l'écoute de Radio-Paris : voilà qu'à la défaite militaire s'ajoute la honte de l'agenouillement.

Pourtant, avec une foi frisant presque l'inconscience en cette période d'accablement, voici que, dans la nuit pluvieuse, deux silhouettes silencieuses, chacune sur un trottoir, arpentent les ruelles et les artères solitaires de la vieille ville. De temps en temps, elles s'arrêtent un bref instant devant un mur, une palissade ou une porte cochère ; quelques gestes rapides, puis elles repartent. C'est ainsi que Julien Gentil et Jean Guilloux apposent sur les façades et glissent dans les boîtes aux lettres les premiers papillons qui annoncent la Résistance. Reproduits avec une pierre humide, enduits ensuite de gomme arabique, les tracts sont mis à sécher sur tous les meubles, et même sur le sol de l'appartement de Gentil, dont l'épouse en distribue une partie aux ménagères sur le marché en les glissant discrètement dans les cabas. Deux autres audacieux vont bientôt les aider dans cette tâche de propagande patriotique : Hardy et Douis. Tels furent les débuts modestes de l'action de ceux qui deviendront les Francs-Tireurs de Rouen et de sa région.

Rouen, 16 novembre 1940.

Dans son bureau du commissariat central, le commissaire B... fulminait. Martelant ses phrases d'énergiques coups de poing sur sa table, il s'adressait tour à tour aux trois inspecteurs qui se tenaient, un peu penauds, devant lui. Brandissant des rapports qu'il rejetait ensuite rageusement, son ton montait au fur et à mesure qu'il poursuivait sa diatribe. Brusquement, il s'arrêta net, suivant en cela sa méthode coutumière et, après un court répit, il reprit d'une voix apaisée :

- Vous savez que nous avons la Feldgendarmerie sur le dos et que nous avons intérêt à lui apporter rapidement un maximum d'informations. Or, qu'avons-nous à ce jour ? Rien ! Strictement rien ! Reprenons nos affaires une par une : 1) Les câbles coupés à Grand-Couronne le 6 octobre. F..., vous étiez chargé de l'enquête, aucun résultat. (L'inspecteur F... opina d'un air contrit.) 2) G..., vous étiez responsable des investigations après les esclandres des trublions du 10 et du 11 novembre place Foch 1, résultat zéro ! (L'inspecteur G... acquiesça piteusement.) 3) Alie, vous deviez enquêter sur la diffusion des tracts séditieux et sur leur provenance. Vous arrêtez la fille Libois qui en promène une pleine valise, et vous croyez malin de la relâcher soi-disant " en longue corde "' Total, elle vous floue et disparaît dans la nature. Bravo !

- Nous avons manqué de chance, monsieur le commissaire, notre voiture qui suivait l'autocar est tombée en panne.

- La chance, Alie, la chance, pour un policier ça n'existe pas ; ce qu'il lui faut c'est l'intuition avec du flair et le sens de l'opportunité. Avec de l'intuition, vous auriez prévu la panne possible, avec du flair vous auriez deviné où la fille était descendue, avec de l'opportunité vous auriez placé l'un de vos hommes dans le car.

- Je la retrouverai, patron.

- Souhaitons-le, voyez-vous - et il désigna des papiers surchargés de tampons - tous les services de police allemande sont braqués sur nous, jusqu'au maire qui m'envoie un rapport pour se plaindre des menaces de prise d'otages que brandit la Feldkommandantur, en cas de carence de notre part.

- Patron, m'autorisez-vous à prendre contact directement avec la Feidgendarmerie ?

- Pour quoi faire ?

- Pour leur proposer de travailler en commun.

Le commissaire B... se rassit derrière son bureau, réfléchit un long moment, puis :

- Après tout, pourquoi pas.

C'est ainsi que Louis Alie, simple inspecteur de police, allait devenir l'un des chefs des brigades antiterroristes. Fonction qu'il partagerait successivement avec les inspecteurs D..., puis Bartoli, jusqu'à la débâcle allemande.

20 novembre 1940.

Les deux feldgendarmes poussèrent le prisonnier vers le tabouret, lui menottèrent les bras derrière le dos, puis sortirent. Dans son coin, assis près de la fenêtre, le Doktor Holmer prit délicatement une cigarette dans son étui, l'alluma et, croisant les jambes avec délectation, s'installa commodément, comme au spectacle.

L'inspecteur Alie desserra le nœud de son habituelle cravate verte, se cala derrière son bureau, et dévisagea l'homme que son équipe mixte avait arrêté le matin. Impassible, celui-ci fixait son vis-à-vis d'un regard tranquille dans lequel Alie crut discerner comme du mépris. Il tourna la tête et accrocha un autre regard qui lui sembla ironique celui-là. Manifestement, le " Doktor " Holmer prenait beaucoup de plaisir à ce face à face entre les deux Français. Afin de se rasséréner un peu, le policier s'absorba dans les pièces d'état civil qui parsemaient sa table. Il saisit enfin une carte d'identité, la détailla longuement, l'examina avec une loupe, puis la reposa ouverte devant lui :

- Ainsi tu t'appelles Arthur Lefebvre, et tu habites Montigny ?

- C'est exact.

- Admettons, pour le moment. Tu es communiste ?

- Bien sûr.

- Oh, il n'y a pas de quoi pavoiser, rien que pour cela tu tombes déjà sous le coup de la loi ; alors n'aggrave pas ton cas en jouant les marioles. Pris en flagrant délit d'imprimer des tracts subversifs, cela va chercher dans les cinq ans, tu le sais, ça ?

- Oui, mais ce ne sont pas des tracts subversifs, ce sont des tracts qui appellent les ouvriers à s'unir pour la défense de leurs droits bafoués par Vichy.

- Ah, ne commence pas à jouer sur les mots. De toute façon vous attaquez l'État, donc vous êtes ses ennemis.

- Nous ne sommes que les ennemis de l'ennemi et...

- Ça suffit, je ne suis pas là pour philosopher.

Dans son coin, le Doktor eut un petit toussotement amusé.

- Revenons aux faits, qui t'aidait pour ce travail ? A qui devais-tu remettre toute ta paperasse ?

- A personne, je distribuais tout moi-même.

- Lefebvre, je te préviens, si tu t'entêtes dans ce genre de boniments, d'autres que moi se chargeront de te faire parler et... avec d'autres moyens.

- Je n'ai rien de plus à ajouter, j'ai agi seul.

Durant toute la journée et celle du lendemain, malgré la privation de nourriture et de boisson, malgré les coups qui pleuvaient dru, Arthur Lefebvre ne livra aucun nom, ne reconnut personne sur les photographies qu'on lui présentait, et surtout pas Jacqueline Libois qui était son "relais".

Ecœuré, Alie finit par le renvoyer dans sa cellule.

Arthur Lefebvre fut finalement fusillé le 21 février 1942.

A peu près à la même période, au Havre, les frères Jean et Henri Ferrand étaient arrêtés pour diffusion de tracts " antinationaux ".

15 décembre 1940.

Trouville-Deauville.

Poussant son vélo d'une main, Émile Louvel montait avec peine la dure pente de la côte d'Aguessau. Sur son porte-bagages, la lourde caisse à outils n'avantageait pas l'allure du piéton, mais elle lui était nécessaire, indispensable même. En effet, ce soir, au retour, il franchirait tout naturellement les barrières du champ d'aviation, mêlé aux autres ouvriers, entre la double haie des gardes. Et comme tous les soirs, ou presque, avec un peu de chance, il passerait ainsi, dissimulés parmi les truelles, les fils à plomb, les taloches, et les niveaux, une ou deux grenades, voire un pistolet, suivant ce que l'Autrichien lui aurait remis en échange d'un litre de vieux " calva " ! Émile s'était fait embaucher par les services de la Todt qui construisaient les pistes et les batteries antiaériennes sur le petit aérodrome de Saint-Gatien-des-Bois. Il pouvait ainsi suivre au jour le jour les progrès du chantier et renseigner ses correspondants sur l'Implantation des ouvrages. Dans l'euphorie de la victoire, et les préparatifs du débarquement prévu sur les côtes anglaises, les Allemands, pour l'instant, ne se montraient pas trop rigoureux dans leurs contrôles. Cela changerait très vite, et le brave Émile Louvel devrait, en catastrophe, fuir la base devenue un peu trop brûlante pour lui !

Après avoir tout de même récupéré, indépendamment des renseignements, quelques armes qui lui seraient bien utiles plus tard.

CHAPITRE II

PREMIERS REFUS ET PREMIÈRES TRAHISONS

A l'approche de Noël, en cette année 1940, la France vient de vivre les six premiers mois de sa défaite et, pour une bonne partie de ses habitants, de l'Occupation. En fonction de celle-ci, la vie s'organise dans les provinces soumises à la dure loi des vainqueurs. Oh, pour l'instant, les contraintes ne sont pas encore très draconiennes et bien des gens s'accoutument sans trop de difficultés à la présence des troupes du Reich, et de leurs directives. Pourtant, insidieusement, l'appareil allemand s'impose et fait appliquer les clauses exorbitantes de l'armistice. Les réquisitions s'accumulent et se font de plus en plus lourdes, les restrictions qui en découlent s'accroissent en proportion. Pour le seul département de l'Eure, et pour prendre un exemple précis, en octobre 1940 les impositions du mois ont été de : 95.000 quintaux d'avoine, 98.000 quintaux de foin, 500.000 quintaux de paille, 40.000 de pommes de terre et 13.000 de viande, sans compter les prélèvements directs des unités en cantonnement !

La parité du mark : 1 mark pour 20 francs, favorise considérablement les troupes ennemies qui se livrent à une véritable razzia de denrées et de produits manufacturés afin d'envoyer colis sur colis à leurs familles en Allemagne. Bref, le pays vit un pillage organisé, encore accru par les odieux trafiquants du marché noir. Et la Normandie, riche province à la terre fertile, devient un terrain de choix pour tous ces vautours avec ou sans uniforme.

Mais les Normands vont réagir en... Normands ! A la rage de se voir dépouillés, va se joindre la haine viscérale du joug qu'ils ont déjà dans leur passé si vaillamment combattu. Ils se souviennent, et leur sang parle, qu'ils sont les descendants des guérilleros de la guerre de Cent Ans, des rebelles des Gautiers, des partisans de 1425 et des francs-tireurs de 1870 symbolisés par Maupassant dans Le père Milon. Alors ils réagissent et un grand nombre d'entre eux entament une lutte clandestine qui s'enracine dans leur volonté de rester maîtres sur leur terre, et s'inspire dans leur foi patriotique.

Déjà en juin 1940, à peine les Allemands ont-ils pris possession du terrain d'aviation de Boos, en Seine-Maritime, qu'un résistant isolé sabote les installations téléphoniques du camp, le rendant vulnérable, et permettant un bombardement anglais qui détruira quatorze avions. Ce combattant de la nuit ouvre la voie à la Résistance, il le payera de sa vie ; le 6 juillet, Etienne Achavanne est fusillé. D'autres vont prendre rapidement le relais : Fin août, le colonel Paillole implante le réseau SSM-FTR dans la Seine-Maritime et l'Eure ; un mois plus tard, se forme à Vernon le groupe " Hector ", fondé par le colonel Heurteaux, dont Louise Damasse et Auzannaire dirigent les premiers pas. Dès lors, de partout surgissent des groupes qui sont animés à Évreux par Gabriel Jouachim, à Saint-André-de-l'Eure par le chanoine Boulogne, à Honfleur par le professeur Manuel, à Caen par Pierre Bouchard, à Gisors par Albert Forcinal et Walter Brüder, à Alençon par Mars et Mézen, à Domfront par Alasseur, à Lyons-la-Forêt par Dutertre et Dumont, à Rouen par Césaire Levillain, Jean Capdeville et Raoul Leprettre, à Lisieux par Roland Bloch, et tant d'autres.

Mais, parallèlement à cette levée patriotique, va s'instaurer le règne des " agenouillés " et des délateurs. Ils seront, et ce pour la plus grande gloire de la Normandie, peu, très peu nombreux. Une poignée de traîtres qui se sont vendus à bon marché, mais qui seront un danger permanent pour les hommes et les femmes de la Résistance ; quelques policiers, guidés au départ par un anticommuniste virulent, mais qui traqueront avec la même persévérance félonne tous les clandestins par la suite ; un quarteron de notables soucieux de conserver leurs privilèges, même au prix du sang de leurs compatriotes ; tels seront les valets de l'occupant. Quelques noms restent liés aux plus horribles exactions qu'ils ont commises au service des nazis : Alie, Hervé, Brière, Laplanche, Jardin, Lemaître, les Leroux, Margueritte, Carpentier, Auzerais. Ils connaîtront finalement le sort que réservent aux traîtres les peuples qui se débarrassent de leur oppresseur. Mais pour mieux juger de leurs actions malfaisantes, et en contrepartie pour mieux valoriser la puissance et l'abnégation des forces de la Résistance, nous regarderons souvent ces pages douloureuses de l'Histoire en nous plaçant dans leur sillage, en les épiant comme derrière un miroir sans tain.

Caen, fin décembre 1940.

Les couloirs du commissariat central résonnent de cris et de récriminations et, dans son bureau, l'inspecteur principal Morin, chef de la Sûreté, qui s'entretient présentement avec ses adjoints les inspecteurs Besnard et L..., se montre agacé de ces vociférations qui couvrent par moments sa voix. Quelques coups discrets frappés à la porte interrompent complètement son exposé et, aussitôt, le visage ahuri du brigadier S... s'encadre dans l'entrebâillement :

- Patron, excusez-moi, mais nous venons d'arrêter le nommé Brière dans le Gaillon et il hurle comme un forcené qu'il va nous faire tous fusiller par les Allemands !

- Brière ! pas possible ! L'homme insaisissable ! Et vous l'avez coincé, compliments !

- Oh ! ça n'a pas été bien difficile, il déambulait tranquillement, on l'a ceinturé en douceur, mais il était armé, regardez-moi ce joujou, un superbe MAB 7,65 ; en fait une vie parce qu'on lui a piqué son flingue !

- Très bien, parfait, amenez-moi l'oiseau.

Quelques secondes plus tard, Lucien Brière, fou de rage, est poussé dans la pièce, il interpelle aussitôt le commissaire :

- Si vous ne me relâchez pas immédiatement, vous allez avoir des ennuis, vous expliquerez au major Bulcke que vous avez arrêté l'un de ses policiers.

- Ah ! parce que vous êtes policier ?

- Parfaitement, tenez j'ai même les laissez-passer, et il jette son portefeuille sur le bureau.

En effet, les ausweis établis à son nom voisinent avec un permis de port d'arme tout récent. Un peu méfiant, Morin les scrute attentivement, puis :

- Vous travaillez donc pour les Allemands ?

- Oui, ça vous déplaît ?

- Oh ! ça m'indiffère totalement, seulement comme vous êtes sous le coup de trois mandats d'arrêt pour vols, escroqueries, avortements, que vous êtes recherché par les parquets de Rouen et de Caen, et en fuite depuis août 1939, je vous tiens, je vous garde, vous serez déféré au juge d'instruction.

- Et moi, je me fous de vos mandats, de vos juges et de vos lois. Téléphonez tout de suite à la Feldkommandantur.

- Certainement pas, si ces messieurs ont besoin de vos services, ce dont je doute, ils viendront vous récupérer à la Maladrerie ; en attendant descendez-moi ce coco-là au trou !

Et tandis que les agents emmènent un Brière écumant de fureur et promettant le poteau à tout le personnel du commissariat, l'inspecteur principal Morin, se tournant vers ses adjoints :

- Excellente prise, messieurs, depuis le temps qu'on le cherchait, celui-là, j'espère qu'il va en prendre pour dix ans !

Vaines paroles, car le lendemain même un ordre péremptoire du major Bulcke, contresigné par le Doktor Mayer, chef du SD, enjoignait de libérer sur l'heure l'agent Brière du Sicherheitsdienst !

Ainsi, un " droit commun ", l'un des pires voyous de Normandie, devint le meilleur exécutant des nazis et, à ce titre, se montra un tortionnaire zélé dans la lutte contre les patriotes !

Rouen, 29 décembre 1940.

L'inspecteur Alie n'en revient pas ! Il retourne dans ses mains le tract, très mal imprimé mais lisible malgré tout, que l'un de ses agents a rapporté ce matin. Sur un mauvais papier, un court texte ronéotypé appelle les travailleurs et la population rouennaise à manifester contre le gouvernement de Vichy et sa politique collaboratrice. Et ces quelques lignes sont signées : la Fédération du parti communiste de Seine-Inférieure !

Comment ! Après toutes les arrestations opérées depuis plus d'un an, méthodiquement, quartier par quartier, rue par rue, qui ont expédié à la prison de Rouen des centaines et des centaines de communistes, il y a encore une Fédération à Rouen ! Impensable ! Passe encore pour des isolés par-ci, par-là, ayant échappé aux recherches, mais une organisation ! Ainsi, voici l'explication des papillons subversifs volant à droite et à gauche, des graffiti couvrant les murs, et probablement des sabotages dont se plaignent les Allemands. Qui sait, peut-être même des évasions de prisonniers de guerre constatées au champ de courses ?

Viscéralement anticommuniste, n'admettant pas l'indiscipline, apôtre de l'ordre, farouchement partisan d'une répression dure et impitoyable, suppôt inconditionnel du Maréchal-Sauveur, Louis Alie ressent cette provocation comme un affront personnel.

A cette époque, il a trente-trois ans ; il est né le 14 août 1907 à Plovan dans le Finistère. C'est un homme d'aspect plutôt chétif, dont le
physique évoque un peu celui du policier dans le film Pépé le Moko ;
il a perdu son frère à la guerre de 1914-1918. Son caractère est celui d'un homme aigri, doutant de tout et de tout le monde. Mais il est rusé, patient, persévérant, et, selon ses anciens collègues, c'est un excellent policier .
Il s'est mis entièrement au service de l'occupant, mais ce n'est point par esprit de lucre, ni ambition personnelle, non, simplement parce qu'il a jugé que pour appliquer ses notions de défense de la société, de sa société, c'est le moyen le plus efficace. Les Allemands peuvent se permettre certains débordements, s'arroger les pouvoirs les plus étendus et, par voie de conséquence, en faire bénéficier leurs collaborateurs. Ce sont là, joints à l'appui de la force armée et à la crainte qu'elle inspire, des arguments qui pèsent lourds pour Alie - toujours le souci de l'efficacité. Et une fois le processus engagé, l'enchaînement est irréversible. L'action contre les communistes s'élargira rapidement au dépistage des Juifs, à la lutte contre le " terrorisme ", à la grande traque contre tous les résistants. Il s'en rendra d'ailleurs compte mais, ainsi qu'il le déclarera avec quelque sincérité à l'un de ses collègues en 1942 : " J'ai choisi mon camp, il est trop tard pour reculer. "

L'activité intense qu'il va déployer pendant quatre ans au sein des brigades " antiterroristes " sera marquée d'épisodes dramatiques. Alie sera le grand pourvoyeur des prisons de Rouen, Évreux, Caen, Le Havre, Pont-Audemer. Il s'affirmera comme le "cerveau" des équipes qui démantèleront des groupes entiers de patriotes : ceux de Libé-Nord, de l'OCM, de l'ORA à Rouen, les FTP d'Elbeuf, de Quevilly, de Grand-Couronne ; les maquisards de Barneville et de Ry, les groupes francs de Louviers, du Neubourg, de Dieppe, de Vernon, de Gisors, de Flers-de-l'Orne. Mais il connaîtra un cinglant échec en s'attaquant au maquis Surcouf dans le Vièvre. Avec les formations de Robert Leblanc, il n'obtiendra en effet que de petits succès et, dans la lutte farouche qui opposera les deux hommes, il sera vaincu. Il aura, hélas, causé tant de morts dans les camps, sous la torture, ou sous les balles des pelotons d'exécution, qu'on peut considérer qu'il reste en Normandie comme le symbole de la répression nazie. Pour mener cette répression, il s'entourera d'une équipe dynamique dont il faut bien reconnaître que ses membres s'en sont fort bien tirés à la Libération. Par ailleurs, il s'appuiera sur une horde de délateurs qui, eux aussi, grâce à la célébrité d'un procès étrangement bâclé dont lui seul fera les frais, resteront indemnes ! Et Alie aura raison de s'écrier dans sa prison à la veille de son exécution : " Je paie pour tous les autres, pour tous ceux qui n'ont pas eu comme moi le courage de leur engagement. " Le " testament " hâtif qu'il rédigera alors sera largement édulcoré, et sa mort, dans l'aube frisquette du 27 décembre 1944 au camp du Madrillet, arrangera bien des gens qui pousseront un soupir de satisfaction, à la mesure de la grande frousse qu'ils auront éprouvée lors du procès !

Du côté de Vire aussi !

Montchamp est un petit village du Bocage ; il est situé un peu à l'écart de la D 55 qui serpente vers Aunay-sur-Odon en quittant Vire. Ses vieilles maisons enserrent un vénérable clocher de pierre surmonté d'une curieuse toiture à deux pans. Au pied des collines qui abritent le bourg, les ruisseaux s'en vont flânant au travers des prairies, et leurs gracieux méandres dessinent dans les prés de tendres arabesques. En juin 1940, alors que l'armée française refluait vers le sud dans le désordre enchevêtré de l'exode des civils et de la retraite des militaires, les habitants du village virent un soir, alors que le soleil couchant s'affaissait déjà sur les contreforts du mont Gaultier, surgir un bataillon en parfait ordre de marche. Marquant le pas, encadrés de leurs officiers et sous-officiers, les soldats passèrent fièrement devant les villageois surpris, plus accoutumés depuis quelque temps aux bandes de traînards et aux équipages disparates qu'aux défilés martiaux. Le matériel intact suivait : camions, roulantes, fourgons ,ambulances, canons, pièces antichars. Dans une discipline impeccable, les sept cents hommes prirent position au hameau des Fieffes, à mi-pente de la bruyère de Montchauvet. Le moral de cette troupe était excellent, et son commandant se proposait de former un nid de résistance sérieux - il avait déjà fait aménager les défenses - lorsque la nouvelle de l'armistice arriva comme une bombe. Les Allemands venaient d'occuper Montchamp quand ils eurent connaissance de la présence de cette unité du 41e RI. Interloqués de voir encore devant eux un bataillon complet, et parfaitement opérationnel, ils firent connaître : " qu'en hommage au comportement combatif de cette valeureuse formation, leurs troupes rendraient les honneurs lors du départ pour Saint-Lô des compagnies, et que les hommes y seraient aussitôt libérés ". Mais, sitôt arrivés dans le chef-lieu de la Manche, tous ces braves furent immédiatement désarmés et envoyés en captivité en Allemagne... pour cinq ans !

Néanmoins, à la faveur de l'embarquement, un certain nombre de soldats purent s'esquiver et revinrent à Montchamp. Comme par enchantement, des vêtements civils, des fusils de chasse, des munitions, des vivres, s'offrirent à leur passage. Quelques-uns, auxquels se joignirent six légionnaires, se réfugièrent au hameau de la Faînière et y vécurent quelque temps. Ravitaillés par la population, dotés d'un peu d'argent, ils reçurent, par les soins du secrétaire de mairie, l'instituteur Marcel Oblin, des cartes d'identité. Ainsi nantis, à la barbe des occupants, ils purent s'échapper et regagner leur région. Mais certains restèrent dans les environs et s'installèrent dans la clandestinité.

Tels furent dans le Bocage les premiers balbutiements de la Résistance qui, née à Montchamp, proliféra si bien qu'elle s'épanouit dans tout le secteur, engendrant plus tard les maquis de Saint-Clair, de Champ-du-Boult, et de Beaucoudray.

Pendant ce temps, à quelques kilomètres de là, à Saint-Charles-de-Percy, un nommé Fernand M..., adjoint au maire, tenait table ouverte aux officiers nazis sous le grand portrait d'Hitler, et leur assurait le gîte. Ce n'était là que les prémisses d'une collaboration qui allait s'extérioriser dans le sang.

CHAPITRE III

QUELQUES ARMES ICI ET LÀ, PREMIERS PARACHUTAGES

René Lecoq poussa un juron : à quelques dizaines de mètres devant le camion, des torches électriques venaient de s'allumer et il distinguait, brillantes dans la nuit, les plaques-colliers des feldgendarmes. Docilement, il freina et vint ranger le vieux Saurer sur le bas-côté de la route. Déjà, deux soldats s'approchaient. Machinalement, il coupa le contact et descendit de la cabine.

- Pâpiers, Monzieur ?

Le ton était revêche mais le français assez bon. Il tendit l'étui contenant son permis de conduire ainsi que la carte grise.

- Ausweis ?

- J'en ai pas, je devais être rentré pour neuf heures mais j'ai crevé.

- Was, crévé ?

- Oui, pneu kaputt, dégonflé.

Et Lecoq, cognant du pied dans la roue avant, mimait avec ses mains et un bruit de bouche la fuite d'air.

- Ach ! So ! Roue à changer, mauvais matériel ! Où allez-vous ?

- Je vais à Coutances, je suis presque arrivé, je reviens de Grand-camp chercher du poisson.

- Faites voir le chargement.

- Oui, tenez, regardez.

Et, une sueur froide lui inondant le dos, il souleva la bâche.

Luisantes sous le faisceau de la lampe, les caisses dégoulinantes d'eau, couvertes de glace pilée, s'étageaient sur le plancher visqueux, détrempé, jonché de varech.

- Ach ! odeur infecte ! dégoûtant ! Allez, partez avec cette... cochonnerie de marchandise.

Sans se faire prier davantage, Lecoq sauta dans son camion et démarra sous les exclamations et les rires des Allemands. Vingt minutes plus tard, il entrait dans l'entrepôt dont les portes se refermaient aussitôt. Déjà, Chanu et Caudet grimpaient à l'arrière et dégageaient les caisses. En s'épongeant le front, Lecoq s'approcha :

- Alors, bon voyage ?

- Tu parles, à la sortie de Saint-Sauveur-Lendelin, il y avait un barrage chleu et, comme j'étais en retard et sans ausweis, j'ai bien cru que ça allait mal se terminer. Mais le poisson les a mis en fuite, bonne idée, les caisses de harengs.

- Oui, bonne idée pour le transport, mais peut-être pas pour les flingues, avec toute cette humidité là-dedans.

- Ils étaient bien emballés dans les toiles imperméables.

- Heureusement, remarqua Chanu en descendant précautionneusement les longs paquets toilés, sinon ce n'était pas la peine de prendre de pareils risques.

C'est ainsi qu'une soixantaine de fusils de chasse, entreposés à Carentan parmi tout un lot en provenance des mairies de l'arrondissement, furent acheminés, après avoir été adroitement soustraits, jusqu'à Coutances.

Bien séchés, huilés, graissés, ils composèrent le premier armement des patriotes de Cerisy et de Montpinchon.

Rouen, 20 janvier 1941.

Joseph Le Guénédal repoussa la porte et essuya son front emperlé de sueur, malgré le froid très vif qui figeait l'eau des caniveaux en coulée de glace. Le vent d'est balayait la rue Cauchoise et hâtait le pas des rares passants courbant le dos sous sa morsure. A l'intérieur, Porcher et Lucien s'affairaient à déballer des vieux sacs de jute les armes dérobées quelques heures auparavant dans un entrepôt du port, quai Gaston-Boulet. La chose n'avait pas été facile, il avait fallu ruser avec les patrouilles allemandes, éviter les agents, respecter l'horaire imposée entre les rondes de la surveillance du port, et pour finir, transporter par étapes, d'un relais à l'autre, les sacs plus ou moins bien ficelés sans attirer l'attention. A son tour, Pierre Corniou, resté en couverture, arriva et rassura ses camarades : tout allait bien, aucune présence insolite ne se manifestait dans la rue.

La première expédition, destinée à procurer un peu d'armement aux francs-tireurs rouennais, venait d'être réalisée au détriment de l'ennemi. Elle avait été le fait de trois audacieux volontaires : Camille Porcher, Joseph Le Guénédal, et Pierre Corniou. Trois braves qui, à la suite d'autres opérations héroïques, seront arrêtés en septembre 1941 et fusil-lés à Rouen le 17 décembre suivant.

Le Havre, 27 janvier 1941.

L'inspecteur F.., de la 3e Brigade mobile de Rouen, signa les documents de la prise en charge, les remit au commissaire H... du commissariat central et, après avoir pris congé de ses collègues, dégringola l'escalier. En bas, le fourgon de police, moteur au ralenti, n'attendait plus que lui pour démarrer. Il sauta dans la cabine, près du chauffeur, qui embraya aussitôt. A l'intérieur, assis entre les gardiens impassibles, les trois hommes menottés s'interrogeaient sur leur destination. Bellanger, Vernichon et Couillard avaient été appréhendés, pris en flagrant délit de distribution de tracts dans les files de ménagères venues au ravitaillement. Alerté, Alie avait dépêché l'un de ses adjoints dans la cité havraise afin de lui ramener les coupables qu'il voulait confronter avec d'autres délinquants, et notamment avec Arthur Lefebvre. Toujours dans la perspective de démanteler l'organisation communiste de Seine-Inférieure, qui, il devait se rendre à l'évidence, s'était reconstituée, le policier rouennais ne négligeait aucune occasion pour parvenir à ses fins. Mais, une fois de plus, son initiative échoua. Malgré les longues séances d'interrogatoires, émaillées des habituels sévices, il ne tira aucun renseignement de ses prisonniers.

Leur sort fut celui de presque tous leurs camarades : remis aux Allemands, ils furent déportés à Auschwitz, et ces trois-là n'en revinrent jamais.

Malgré le travail de sape de la police, l'organisation communiste s'implantait pourtant solidement en Seine-Inférieure. Fort bien structurée par des gens rompus depuis déjà longtemps à cette forme de lutte clandestine, elle s'exprimait par un réseau de diffuseurs et de propagandistes, couverts dans leurs actions par des groupes de choc appelés : groupes de l'OS (Organisation Spéciale), dont la tâche essentielle était d'assurer leur protection. Les responsables régionaux du parti communiste, à cette époque, étaient :

au Havre : André Duroméa, Lionel fouet, Michel Muzard, Emile Famery, Gustave Avisse, Charles Domurado, Fernand Chatel, Léon Hauchecorne;

à Rouen : André Pican, Paul Lemarchand, Lucie Guérin, Georges Déziré, puis, Valentin Feidman et Auguste Delaune ;

à Petit-Quevilly : Jean Delattre, Lucien Ducastel, Francis Lemonnier ; à Grand-Quevilly : Henri Levillain ;

à Elbeuf : Ernest Vannier ;

à Barentin : Marcel Couturier ;

à Darnétal : Ratieuville ;

à Sotteville : Henri Menez, Robert Chevrier ;

à Dieppe : Pieters.

C'est une véritable toile d'araignée qui se tisse ainsi, trouvant dans les zones ouvrières des banlieues rouennaise et havraise les refuges et les concours nécessaires. Pour l'instant, l'organisation fait surtout un effort intense de propagande contre le gouvernement de Vichy. Elle ne dispose pas d'armement, mais, ainsi le

ainsi que nous venons de le voir, elle s'évertue à s'en procurer. Dans quelques moins se formeront les premières compagnies de FTPF, et leurs rangs s'ouvriront largement aux non-communistes au sein du Front National (FN).

Parallèlement à cette implantation communiste, une autre formation s'enracine en Seine-Inférieure, il s'agit du mouvement Libération-Nord, plus communément appelé Libé-Nord. Formé sur le plan national sous l'impulsion de Louis Vallon, Christian Pineau, Louis Saillant, Henri Ribière et Gaston Tessier, tous militants socialistes ou syndicaux, il se manifeste à Rouen sous la houlette de Césaire Levillain, directeur de l'Ecole professionnelle, assisté de Mme Savale et de Raoul Leprettre du Journal de Rouen, ainsi que de Michel Corroy, secrétaire de police à Darnétal. Au Havre, Henri Choquet travaille déjà en étroite liaison avec le capitaine Desnoues, qui a formé son groupe à Dieppe.

Et l'activité commence ! Césaire Levillain, en ce début de 1941, transmet les plans des installations allemandes sur la zone côtière et rédige ses rapports sur le déplacement des bataillons de l'occupant. Mais Libé-Nord s'étend bientôt aux autres départements, et Léon Carouge, ingénieur des Ponts et Chaussées, l'introduit dans l'Eure. Puis c'est à L'Aigle, dans l'Orne, que Wyzinski assure la liaison pour ce départe-ment. Devant l'importance des renseignements obtenus, le professeur Cavaillès fonde alors le réseau Cohors-Asturie, plus particulièrement destiné à ce genre d'activité. Et le mouvement fait tache d'huile : dans la Manche, avec Schmidt à Cherbourg, puis Lecorre et Bocher. A Aubusson, dans l'Orne, où l'institueur Laforêt forme un groupe en coopération avec Durrmeyer, Fautrel et Bob Bernier à Flers. Enfin dans le Calvados, Fouques et Lelièvre, puis Guy Choquet constituent des corps francs. Bientôt Libé-Nord forme les premiers groupements paramilitaires qui seront placés, plus tard, sous les ordres du chef militaire de la région Ouest : le général Audibert.

Saint-Etienne-du-Rouvray, février 1941.

Louis Valette tâte machinalement sous sa veste le câble d'acier agrémenté d'une boule de plomb qu'il a bricolé avec l'assistance de son ami Auguste Gouy. Maintenant qu'ils sont prêts à l'action, cette matraque improvisée ne lui inspire guère confiance, et il fait un peu la grimace en sentant sous sa main le filin qui lui paraît bien souple. Mais Auguste, qui s'est avancé en éclaireur jusqu'au coin du mur de la Manutention, revient déjà vers lui à grands pas :

- En voilà un tout seul, c'est le moment 1

Se dissimulant chacun dans l'encoignure d'une porte, les deux hommes sentent leur cœur battre à grands coups. Pas d'erreur pourtant, c'est l'instant idéal, le secteur est désert ; on n'entend que le pas, de plus en plus rapproché, du feldgrau. Le voici qui tourne au bout de l'allée, il s'avance, désinvolte et sifflotant. Encore quelques mètres, Valette a doucement entrebâillé sa veste et sa main se saisit du câble. Quelques pas maintenant, il passe, ça y est ! A toute volée, la boule de plomb atteint le boche derrière le crâne. Le calot s'envole et, sans un murmure, l'homme s'affaisse, foudroyé. Vif comme l'éclair, Goux est déjà sur lui : prestement il dégrafe l'étui et s'empare du pistolet. Valette range sa matraque et, en courant, les deux hommes déguerpissent.

Une heure plus tard, ils se remettent de leurs émotions en contemplant la première arme prise à l'ennemi. Quant à leur victime, elle s'en tirera avec une sérieuse bosse, une violente migraine et une sévère admonestation !

Lyons-la-Forêt, fin février 1941.

La lampe code clignotait sans arrêt : trois brèves, une longue, trois brèves, une longue. Là-haut, le ronronnement se maintenait sans que les hommes dissimulés sur le pourtour de la clairière ne distinguent le moindre fuselage. Tendus, les yeux écarquillés vers le ciel, tous leurs sens aux aguets, ils s'efforçaient d'identifier le bruit du moteur par-delà le chuchotement des grands arbres de la forêt, mollement balancés par un vent léger. De brefs craquements de bois mort trouaient le silence, quelque branche cassée sous le talon nerveux d'un guetteur. Une chouette, de son vol lourd, traversa l'espace dégagé et alla se poster un peu plus loin sur un chêne vénérable. Dutertre regarda sa montre, les aiguilles lumineuses indiquaient minuit quarante. Si l'avion qu'ils entendaient tourner depuis un moment au-dessus d'eux était le leur, tant mieux, sinon l'opération devrait être annulée ; ils ne pouvaient prendre davantage de risques. A tout moment les Allemands, alertés par cet appareil qui n'en finissait pas de vrombir, pouvaient arriver et les cerner dans cette clairière aux lisières enténébrées, aux profondeurs inquiétantes. A l'extrémité du terrain, Vinay se sentait lui aussi gagner par la fébrilité. C'était leur première action, leur premier parachutage - ils en verraient bien d'autres -, et leur énervement croissait au fil des minutes. Enfin, le Lysander perdit de l'altitude, s'approcha et, au second passage, après avoir brièvement fait jouer ses feux, largua deux parachutes bien blancs, ce qui fit horriblement jurer Dutertre tant ils se détachaient dans la nuit.

Quelques secondes plus tard, le premier officier de renseignement de la France Libre, tout en se débarrassant rapidement de ses sangles, foulait le sol de son pays occupé. La liaison désormais, malgré tous les avatars qui s'abattront sur le réseau, ne cessera jamais. Parachutages et atterrissages se succéderont dans la clairière jusqu'à ce que la Gestapo, en juin 1943, à la suite de dénonciations, réduise à l'impuissance cet extraordinaire équipe de réception.

Rouen, 12 mars 1942.

L'inspecteur Louis Alie fait son chemin et prend de plus en plus d'importance au sein des polices allemandes de la région. Sa dernière enquête, sur le sabotage des installations portuaires du Havre, lui a valu d'être reçu personnellement par le Kommandeur Dauber, et celui-ci, très satisfait de trouver enfin un policier français qui collabore si vivement, lui a attribué un bureau rue du Donjon. Maintenant Alie ne fait plus que de brefs passages au commissariat central place de la République, et uniquement aux fins de se faire avancer ou rembourser ses frais de déplacement. Le commissaire B... a d'ailleurs parfaitement compris qu'il n'a plus d'ordres à lui donner, ni de tâches à lui confier. De temps en temps, comme pour apporter plus d'impact à sa visite, Alie se fait accompagner tantôt de feldgendarmes, tantôt de comparses en paletots de cuir et chapeaux mous. Parfois, c'est lui qui parle en " chef " :

- Demain j'aurai besoin de G... et de F...

- Mais ils sont sur une affaire et je...

- Qu'ils soient demain matin à 7 heures au Donjon.

C'est tout, il est déjà parti ! Et le commissaire B... entre alors dans une épouvantable colère, fort inutile, car effectivement il faudra bien que les inspecteurs désignés se trouvent à l'heure prescrite au siège de la Gestapo. Mais comment refuser de se plier à des ordres aussi manifestement inspirés par la police de l'occupant. Décidément, la direction de la 3e mobile ne devient pas une sinécure ! Harcelé par la hiérarchie, coincé entre les doléances du maire et celles des Allemands, soumis aux pressions des personnalités soucieuses de protéger quelque chose ou quelqu'un, débordé par un travail de recherches auquel ses hommes ne peuvent suffire, il lui faut encore subir les volontés de cet Alie de malheur ! Le commissaire B... soupire : fichue idée qu'il a eue d'accepter la " collaboration " sollicitée par son sous-fifre avec la Feldgendarmerie ! Voilà où cela l'a mené !

justement, aujourd'hui même, il a dû subir l'assaut successif de M. Poissant, le maire, et de différents notables venus le prier " d'arranger " l'affaire des revolvers du lycée Corneille : des élèves se sont procuré - comment ? - des armes et un véritable trafic s'est institué.

Parmi eux, des jeunes gens de familles " respectables ", fils de docteurs, de magistrats, d'industriels. La Kommandantur a été informée, la Gestapo s'en mêle et, fatalement, Alie !

En outre, des lettres anonymes transmises par la Feldgendarmerie, font état d'activités suspectes de certains Rouennais ; elles mettent en cause notamment : MM. Halbout père et fils, négociants, et M. Paul Lambard, industriel'. D'autres accusent pêle-mêle différentes personnes d'être " terroristes communistes ", recéleurs d'armes, agents anglais, éleveurs de pigeons voyageurs, etc. Presque toujours on retrouve la même écriture, ou le même style dans ces dénonciations.

Et le commissaire B..., submergé, dégoûté, rédige d'une plume rageuse une superbe demande de mutation, qu'il n'obtiendra que... beaucoup plus tard.

CHAPITRE IV

LES ISOLÉS S'ORGANISENT

Lisieux, 26 mars 1941.

Julien Karembrun descendit de l'express de Cherbourg et se fraya difficilement un chemin parmi la foule qui se bousculait pour monter dans le train remontant vers Paris. Il posa sa mallette sur un banc et, s'appuyant d'un pied sur les lattes du siège, entreprit de relacer sa chaussure. Observant discrètement le mouvement du quai, il aperçut l'homme à la canadienne, immobile un peu plus loin, qui semblait s'absorber dans la contemplation de la basilique. Pas de doute, c'était bien le même individu qui le suivait depuis la gare de Caen. Il pensait l'avoir semé dans le train bondé, mais il était toujours là, accroché à ses basques ! Tout en se dirigeant vers le hall, Julien réfléchissait : que faire à présent ? Il ne pouvait être question d'aller directement rue du Carmel avec cet ange gardien. Et comment le perdre dans Lisieux ? Ce n'était pas possible !

Machinalement, il tourna la tête et aperçut la micheline de Honfleur sur l'autre voie. Aussitôt, l'idée jaillit, et il bifurqua doucement vers le passage en bois qui permettait de franchir les rails. Allégrement, il grimpa dans l'autorail et regarda sa montre : 11 h 35. Il avait le temps, l'omnibus ne partirait qu'après la correspondance du rapide de Paris, dans une vingtaine de minutes. Calé dans son coin, il vit son suiveur prendre place dans le petit compartiment des premières classes. Tout en roulant une cigarette, Karembrun fit alors le point : le, type le suivait, c'était certain, mais depuis quand ? Mystère ! Il ne l'avait remarqué qu'à la gare de Caen. Où avait-il commencé sa filature ? Au départ de chez lui ce matin ? A l'hôtel de France où Bouchard lui avait signifié sa mission ? Mais le fait était là, il ne pouvait se rendre au contact prévu avec cette sangsue collée à lui. Donc il fallait improviser. Deux solutions : ou bien tenter de déguerpir à contre-voie au Grand-Jardin, ou descendre à Saint-André et marcher vers Genneville jusqu'à une ferme exploitée par de vagues parents cultivateurs. Là, le type ne suivrait certainement pas à pied, durant plusieurs kilomètres, par les petites routes de campagne. Quitte à passer la nuit là-bas, il pourrait revenir à Lisieux le lendemain par la micheline de 6 heures.

Abîmé dans ses pensées, il ne s'aperçut pas que le train de Paris était arrivé, et il fut tout surpris par la ruée des voyageurs dans le wagon.

Quelques instants plus tard, avec un long rugissement de son klaxon à deux tons, l'autorail s'engouffrait dans le tunnel de Grand-Jardin.

Julien regarda autour de lui et fit la grimace ; comme par hasard, un couple avait entassé des valises le long de la porte à contre-voie : impossible de descendre par là sans attirer l'attention. Pas mécontent au fond, il se vit obligé d'adopter l'autre solution et, aussitôt, échafauda un plan de retour qui lui permettrait de ramener un peu de ravitaillement, tout en accomplissant sa mission. L'arrivée à Pont-l'Évêque le tira de ses réflexions, mais il ne put voir que son " suiveur " était descendu et qu'il parlementait avec la patrouille de feldgendarmes de service. Lucien Brière, qui le pistait depuis quelques jours, n'était pas un novice, et il s'était parfaitement rendu compte de la manœuvre à Lisieux. Il avait bien pensé que son " client " tenterait de lui fausser compagnie dans une petite gare de campagne, où il serait malaisé et dangereux de le suivre. Aussi, ce fut avec soulagement qu'il aperçut les gendarmes allemands sur le quai de la halte pontépiscopienne. Se présenter à eux, et les requérir, devint un jeu d'enfants. Jeu que Karembrun ne comprit que lorsqu'il se vit contraint de quitter l'auto-rail et fut emmené sous bonne garde à la Kommandantur. Julien Karembrun, ramené à Caen, fut interrogé, jugé et condamné à cinq ans de prison. Déporté en Allemagne en 1942, il rentra en 1945.

Pierre Bouchard fut arrêté, à la suite d'une autre affaire, en décembre 1943. Il mourut en déportation à Mauthausen le 14 juillet 1944.

Ry, 8 avril 1941.

La nuit enveloppe complètement de sa noirceur le plateau des Ventes, et les deux ou trois maisons qui forment le hameau se fondent dans cette obscurité. Pourtant, lorsqu'on s'approche un peu de la plus grande bâtisse, on voit filtrer quelques fugitives lueurs au travers des persiennes. Tout le monde ne dort pas au " château " ! Réquisitionné par l'occupant, il abrite l'état-major allemand des transmissions régionales, et les sentinelles veillent au-dehors, invisibles dans les ténèbres, seulement repérables à leur marche routinière et monotone. De l'autre côté du chemin, la scierie menuiserie des frères Boulanger semble déjà engourdie par la torpeur nocturne. Semble seulement, car en réalité c'est une étrange activité qui règne dans la petite maison d'habitation. Dans un silence total, sous un pâle et discret éclairage qui projette de bizarres silhouettes sur les murs de la cuisine, des ombres s'affairent et se démènent, occupées à un bien curieux travail.

Raoul et Henry Boulanger, leurs épouses Lucienne et Augustine, creusent tout simplement, en partant d'un placard de cuisine, un souterrain. Primitivement, ce n'était qu'un boyau qu'ils avaient déjà foré pour constituer une cache et une éventuelle issue de secours destinées à Raoul, rentré chez lui après maintes péripéties avant sa démobilisation officielle. Mais à présent, leur ambition est plus grande ; ils veulent agrandir l'étroit passage, le relier à la buanderie et à la marnière proche, et aménager des pièces destinées à recevoir des habitants ! Ainsi, de coups de pioche en pelletées, seau de terre après seau de terre, l'étrange termitière prend forme. Au fil des nuits, avec l'aide des premiers requis - neveux, cousins, amis - qui seront ainsi planqués, la casemate s'organise. Les gravois sont évacués la nuit dans la marnière et, au petit matin, recouverts de sciure. Salle après salle, obstinément, on pioche, creuse, étaie. On fignole les détails ; une porte secrète donne sur le flanc du puits ; rembourrée de son comme les autres issues, elle est parfaitement indétectable. On aménage, galerie par galerie, les bouches d'aération savamment dissimulées dans des piles de bois ou reliées à la marnière. Un branchement astucieux sur le secteur, effectué par ce bricoleur de génie qu'est Raoul Boulanger, fournit le courant électrique, tout en étant absolument invisible. Mois après mois, le labyrinthe secret se structure à la barbe des Allemands qui ne soupçonnent guère ce brave monsieur " Boulinger " d'actions terroristes. Et pourtant ! Celui qui va devenir le redoutable " Fantomas ", chef des " Diables Noirs ", leur porte déjà les premiers coups. De temps en temps, inexplicablement, un camion qui amène des munitions au camp de la Haye, dans la forêt de Lyons, après s'être arrêté quelques instants au tabac du village, saute soudainement dans la traversée des bois de Ry ou de Saint-Denis : Raoul a joué du tube mystérieux ! Son procédé est simple et astucieux, encore fallait-il y penser ; un tube de pierre à briquet, dans le fond duquel il verse un peu de poudre faite avec du soufre, du charbon de bois et du chlorate, recouverte d'un bouchon pas plus gros qu'un filtre de cigarette, bien pressé contre la poudre, un peu d'acide sulfurique ensuite, un bouchon hermétique pour fermer le tout, et il suffit de lâcher ce gadget dans le réservoir d'un camion. Lorsque l'acide aura désintégré le bouchon, les vapeurs d'essence feront exploser le tube et... le reste ! Beau feu d'artifice à peu de frais !

Autre plaisanterie de Fantomas : dispenser généreusement de la potée d'émeri dans les bidons d'huile réservés au grand garage allemand du parc automobile de Héron.

Telles sont les activités, en ce début de 1941, de ceux qui deviendront le commandant " Fantomas " et le capitaine " Cartouche ", créateurs du maquis des Diables Noirs. Des hommes qui n'ont pas fini de faire parler d'eux !

17 avril. Le Havre.

Dirigé par Joseph Madec, un groupe de l'OS sectionne le câble reliant la Kommandantur à l'état-major parisien. Une prime importante est offerte à qui dénoncera les saboteurs. Vainement, car aucune information sérieuse ne permet aux Allemands d'orienter leurs recherches.

Elbeuf, 20 avril 1941.

Louis Alie descend de voiture, traverse la place et entre au café. Dans la " traction ", l'inspecteur S..., resté au volant, allume une cigarette. Sur la banquette arrière, le jeune André Dossin, attaché par des menottes à son garde du corps, guette anxieusement la porte du bar que vient de franchir le policier. Quelques minutes se passent, puis Alie sort et revient lentement vers la voiture, d'un pas de promeneur. Ouvrant la portière, il se glisse sur son siège en maugréant :

- Parti, évidemment ! - puis se tournant vers le jeune homme :

- Et toi, tu ne sais pas où, bien sûr ?

- Non, je ne connais que ce bistrot.

- Bon, on a assez perdu de temps comme ça, c'est chercher une aiguille dans une botte de foin, allez, en route, on rentre.

Le chauffeur embraye, et la voiture vire sur place pour reprendre la route de Rouen. Du café, la patronne a suivi, derrière ses rideaux, le départ des policiers. Dès que la Citroën a disparu, elle soulève la trappe de la cave et interpelle un interlocuteur invisible :

- Vous pouvez remonter, ils sont partis.

Quelques secondes plus tard, un grand gaillard émerge du sous-sol. Il a bénéficié lui aussi de la chaîne d'évasion de prisonniers dont André Dossin, arrêté malencontreusement l'avant-veille, n'est qu'un maillon.

Mais le relais d'Elbeuf va être transféré car il est maintenant dans le collimateur de l'équipe d'Alie. Celui-ci n'a d'ailleurs pas fini de voyager dans la région elbeuvienne car, parallèlement à l'organisation d'évasions de prisonniers de guerre, les premiers résistants se manifestent. Agissant isolément pour l'instant (ils se rattacheront plus tard au mouvement " France Libre ", puis au " Front National "), plusieurs jeunes gens se sont rassemblés sous la direction de René Jamelin. Ils ne sont qu'une poignée : Maurice Touques, René Bossard, Roger Leblanc, Robert Jamelin, André Lebas, Pierre Tinturier, Robert Claude, Serge Vézier, mais leur nombre va grossir très vite et le champ de leur action également. De la rive gauche de la Seine, dans le triangle Elbeuf-Amfreville-Louviers, à la rive droite, dans les boucles de Cléon, jusqu'à Boos, et même au-delà, ils vont multiplier traquenards et sabotages. Ils finiront même, ayant formé trois compagnies, par libérer seuls plusieurs villes et villages dont : Cléon, Saint-Pierre-lès-Elbeuf, Tourville-la-Campagne, Vraiville, Ecquetot, La Haye-Malherbe, Sotteville-sous-le-Val, Boos, Franqueville, Fréneuse, etc. En coopération avec les Alliés, ils chasseront l'ennemi d'Oissel, d'Elbeuf, de Rouen, et leur aide sera précieuse aux armées libératrices pour la traversée de la Seine et le quadrillage des boucles du fleuve.

Mais pour l'instant, en ce début de 1941, ils n'en sont encore qu'au stade de la recherche et du stockage d'armes disséminées dans les brous-sailles et les bosquets par les combattants français et anglais talonnés par les panzers quelques mois plus tôt. Ils constituent ainsi quelques réserves appréciables, qui seront fort utiles au jour décisif, dans une ferme des Authieux, ainsi qu'aux roches d'Orival. Par l'entremise d'un agent de l'IS, ils font également passer en Angleterre des renseignements sérieux sur la base aérienne de Boos, sur les réserves d'essence de l'ennemi aux Essarts, ainsi que sur les premiers barrages antichars que font construire les Allemands dans la région de Saint-Aubin-lès-Elbeuf.

Si, présentement, Alie axe tous ses efforts sur le démantelement d'une chaîne d'évasions, dont il ne viendra d'ailleurs pas à bout, il va dans les mois prochains consacrer beaucoup de temps à la recherche des " terroristes " du secteur elbeuvien. Et, comme partout où il sévit, l'addition sera lourde pour les patriotes.

23 avril 1941.

Flers-de-l'Orne.

Henri Laforest repose sur la table le fusil anglais qu'il vient de détailler longuement. Autour de lui, les garçons du corps franc d'Athis, impatients de partir pour leur opération, se sont déjà levés. D'un signe, leur chef, le contrôleur du ravitaillement Marie, les invite à se rasseoir.

En effet, l'instituteur d'Aubusson, après leur avoir expliqué le fonctionnement et les caractéristiques du MK 3, va maintenant leur présenter leur nouvel instructeur. Il ouvre la porte communicante, s'efface pour laisser entrer son successeur, puis annonce : " Voici Bob, que certains d'entre vous connaissent peut-être déjà. " Effectivement, Robert Bernier est connu de la plupart, si ce n'est de tous les hommes réunis. Transporteur à Saint-Georges-des-Groseillers, sa silhouette est familière dans la région. Mais ce que beaucoup ignorent, c'est que Bernier est déjà - après dix mois d'occupation - un ancien de la Résistance. Dès août 1940, il assurait une filière de prisonniers évadés qu'il convoyait jusqu'au passage de la ligne de démarcation de Bonneuil-Matours, dans la Vienne. En décembre de la même année, agissant isolément, il sabotait deux bombardiers ennemis sur le terrain de Rognancourt. En février 1941, il coupait les lignes téléphoniques Argentan-Saint-Lô-Cherbourg.

Entré en contact avec différents responsables du mouvement Libération-Nord, il travaille maintenant avec eux. Dans ce groupe, animé par Laforest, il retrouve notamment Durrmeyer, directeur de l'usine à gaz de Flers, Fautrel, hôtelier, et Peschard, de Ségrie-Fontaine. Ce dernier dispose de quelques armes récupérées lors de la débâcle, et particulière-ment de plusieurs FM et fusils anglais. Ce sera là le premier armement qui sera mis à la disposition des groupes francs qu'Henri Laforest va former dans la région, à Landisacq, à Lonlay-l'Abbaye, à Tinchebray, à Sainte-Honorine et au Mesnil-Hubert.

Un autre groupe, dirigé par Paul Saniez, agit également dans le secteur flérois, mais, ne disposant pas encore d'équipement militaire, il ne se manifeste que par la diffusion de tracts et de journaux prônant la Résistance à la collaboration. Armé un peu plus tard, il va devenir une redoutable section au sein des FTPF. Il aura le triste honneur de fournir au département de l'Orne son premier fusillé - Véniard - qui tombera en novembre 1941 sous les balles nazies.

Blangy-sur-Bresle, 28 avril 1941.

Le gros sous-officier allemand s'en étrangle ; sous le double effet de son indignation et de la difficulté qu'il éprouve à l'exprimer en français, son teint vire au rouge brique, son cou se gonfle, et il doit en hâte dégrafer sa vareuse. Imperturbables devant lui, les deux feldgendarmes restent figés dans un garde-à-vous de circonstance, et le maire, très inquiet de cette crise, formule des vœux intérieurs pour que son interlocuteur retrouve son souffle. Enfin, après une quinte de toux libératrice, le feldwebel reprend sa diatribe dans son charabia habituel :

- Sabotage, ici, monsieur, fils de téléphone cassés encore ! Troisième fois ! Vous prendre habitants pour gardement la nuit, sinon vous fusiller plus vingt autres franzouzes ! Compris ?

- Ya, ya, s'empresse le premier magistrat du pays. Compris.

Et en effet, tous les hommes valides iront monter une garde aussi inutile que désagréable chaque nuit, pendant quelque temps, sur la grande route de Neufchâtel jusqu'à Saint-Riquier, tout au long de la forêt Haute d'Eu.

Cherbourg, mal 1941.

Robert Langlois se baisse et ramasse la feuille imprimée qui dépasse sous la porte. Le titre accroche son regard : " Le Courrier de l'Air ". Rapidement, il parcourt le texte et, jetant un regard furtif autour de lui, fourre le papier dans sa poche. Il vient, comme des centaines de Cherbourgeois, de trouver l'un des milliers de tracts qui ont été distribués dans la ville. Cette première manifestation de résistance suit de très près une grève de vingt-quatre heures déclenchée dans le secteur de Gonneville. L'instigateur de ces mouvements est André Defrance, du FN. Mais dans la Manche, d'autres signes de révolte à l'égard des occupants éclatent : à Granville, Marland, professeur de français et d'anglais, vient d'être arrêté pour la première fois pour menées antinationales (lire anti-Vichy). A la Butte-es-Gros, près d'Avranches, dans le sud du département, des ballots de tracts pro-anglais sont découverts. L'OS à Cherbourg procède aux premiers sabotages sur des wagons en partance pour l'Allemagne. A Granville, Canton, dit " Henri ", rassemble les éléments qui formeront les francs-tireurs. A Gathémo, des granitiers détruisent des installations allemandes. Ainsi la Manche, malgré le terrain peu propice, allume aussi ses foyers de résistance.

CHAPITRE V

RÉSISTANTS ET MARGINAUX : L'AFFAIRE HOPPER

Au cours des quatre premiers chapitres, nous venons de voir, en un survol rapide et très incomplet de la Normandie, comment dès 1940 la Résistance locale manifesta d'entrée de jeu sa volonté de lutte contre l'asservissement.

En nous attachant aux pas des stipendiés de la Gestapo et du SD, nous avons également remarqué comment s'opérèrent les clivages qui allaient marquer irrémédiablement les attitudes. En nous posant au hasard sur différentes villes et bourgades des cinq départements, nous avons découvert, couvant sous la cendre encore chaude de la défaite, les brandons rougeoyants que le souffle patriotique embrasera jusqu'à la flamme ardente et vigoureuse de la Libération.

Conservant cette formule de survols et d'escales sur la province, nous allons maintenant suivre les péripéties courageuses et valeureuses de quelques formations résistantes. Les groupes dont nous allons parler n'étaient pas plus, ni moins, patriotes que ceux qui ne figurent pas ici, les hommes et les femmes qui vont apparaître n'étaient pas plus braves, ni moins, que ceux et que celles qui ne sont pas cités dans ce récit. La présence des uns et l'absence des autres dans les lignes à venir ne sont pas motivées par un parti pris ou une volonté déterminée, non, elles tiennent, d'une part, à la difficulté de retrouver des survivants ou des témoins acceptant de livrer leurs souvenirs, de l'autre, à la nécessité de se limiter au nombre de pages pouvant entrer dans un seul volume.

Si l'on voulait retracer secteur par secteur, région par région, l'historique de la Résistance normande, il faudrait pouvoir consacrer un ouvrage entier à chaque formation et ceci n'aurait d'intérêt que sur un plan strictement limité.

Au contraire, une étude ponctuelle sur la Normandie tout entière, mettant en relief, de-ci, de-là, quelques-unes des actions des résistants, permet de mieux se rendre compte de la réalité, de la diversité et de la forces des groupes clandestins. Et nous retrouvons toujours, en trait d'union, servant en quelque sorte de fils conducteurs à notre rétrospective, les mêmes individus, zélés serviteurs de l'occupant. Avec eux, qui non seulement ignorent le cloisonnement dans leur tâche mais au contraire rassemblent les morceaux du puzzle géant que forme la Résistance, avec ceux qui se refusent à reconnaître les sections, les compagnies et les bataillons d'une armée - celle de l'ombre -, mais n'y voient qu'actions isolées de terroristes, nous allons avoir à connaître ici et là tout un monde aux activités souterraines pour qui les uniques préoccupations sont contenues dans cette seule formule : lutter pour la Liberté.

Nous avons vu jusqu'à présent s'allumer quelques-uns des foyers qui deviendront rapidement de véritables brasiers où se brûleront les ailes des frelons qui voudront les observer de trop près. Dans ce rapide tour d'horizon, nous n'avons certes pas tout découvert, nous aurions pu, en nous penchant d'un peu plus près, apercevoir d'autres feux discrets. Ainsi sur Yvetot et Fécamp, nous aurions remarqué certains tisons encore chauds qui reprendront bientôt de la vigueur. C'est le travail de Pellier-Cuit, de Maurice Marie, d'Hippolyte Fleurquin, de Paul Le Baleur, d'Henri Meynier et de quelques autres qui formeront d'ici peu le groupe puissant des " Deux Léopards ". Vers Condé-sur-Noireau, c'est Pierre Le Mouton qui ranime les flammèches en compagnie d'Albert Pétron, de Joseph Bertoux, et de la famille Dissler, dont le père, boulanger, et les fils Max, jean, Jacques et Guy se sont déjà distingués'. Du côté de Cesny-Bois-Halbout, un certain André Le Nevez s'active prudemment ; il formera bientôt une solide équipe. De même à Bretteville-sur-Laize, le charcutier Masseron, un colosse de cent trente-deux kilos, entame avec l'aide de son commis une longue épreuve qui l'amènera à jouer un rôle très actif dans la bataille clandestine. Aux limites du Calvados et de l'Eure, sur le plateau de Beuzeville et dans la vallée de la Calonne, sous la direction d'un vétérinaire énergique, Camille Renoult, quelques volontaires commencent à se rassembler : Huchon, Blart, les Baudot de Bonneville-sur-Touques.

Une autre formation œuvre dans le même secteur ; elle a pour fondateurs Henri Sorel et Marcel Gorand. Un peu plus haut, vers Pont-Audemer, on commence à beaucoup chuchoter les noms de Robert Leblanc, de " César " Lefebvre, tandis que sur le littoral, à Deauville, le capitaine Blanchard tente de constituer un corps franc. A Gisors, le chef de gare Walter Brüder est dans l'action, cependant qu'à Couches c'est le docteur Burdiat et René Déduit qui amorcent la contre-offensive.

A Caen, c'est déjà la routine de l'activité clandestine ! Nous avons évoqué un peu plus haut, brièvement, la silhouette de Pierre Bouchard, inspecteur de l'enregistrement. Avec Robert Thomas et André Michel, ils forment le triumvirat de CDLR

D'autres s'évertuent à glaner les premiers renseignements qui seront transmis aux Alliés ; ils appartiennent au réseau " Centurie " (filiale de la Confrérie Notre-Dame), leurs noms sont liés à l'épopée de la Résistance normande : Duchez, Léveillé, Pierre Harivel, Marcel Girard, Eugène Meslin, Léon Dumis, Jean Château, Léonard Gilles, Janine Boitard, etc.

Tout près, à Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, le maire, Roland Vico, dans sa ferme de l'abbaye d'Ardennes, offre des caches sûres et, paradoxe, ses propres enfants se rassemblent, à son insu, dans une autre organisation !

Dans la région havraise, ce sont les affiliés du " Vagabond bien-aimé " qui se manifestent par la distribution astucieuse de tracts, tandis que ceux de l'Heure H, avec Raymond Guénot et Jean Thomas, forment des corps francs. A Cherbourg, ainsi que nous venons de le voir au chapitre précédent, les prémisses de la lutte apparaissent. Sous l'impulsion de Defrance, de Schmidt, de Lecorre et de Joseph Bocher, les liens se tissent entre les hommes qui n'acceptent pas la défaite.

Dans l'Orne, indépendamment des groupes évoqués plus haut (Flers, Aubusson, Athis), on observe des réactions patriotiques à Alençon avec Mars et Mézen, à L'Aigle avec Le Thiec et Cavelier, à Mortagne avec le docteur Planchais, Menut et Heuriet, à Domfront avec Studer et Alasseur, à Bellême avec Jean Robert (Ecureuil) du réseau Alliance, à Fontenay-sur-Orne avec Robert Aubin (Chanteloup), à Ecouché avec André Mazeline.

Ainsi, de tant de régions diverses de la belle province normande, comme des quinquets secoués par la bourrasque dans la nuit de l'occupation, ballotés par les éléments, mais solidement accrochés sous le linteau du gros œuvre, les petites flammes de l'espérance scintillent, maintenant et fortifiant la foi de tous ceux qui ne désespèrent pas.

Un résistant en marge : Jean Hopper.

Il n'est guère possible de relater les épisodes les plus marquants de la Résistance normande sans parler de l'affaire Hopper.

C'est que le personnage a gravé son empreinte dans le Calvados par l'activité qu'il a déployée contre l'occupant dans les premiers temps de l'occupation. Des années après, des recherches ont été déclenchées officieusement et officiellement pour tenter de percer le mystère Hopper.

A l'automne 1966, des journalistes du grand quotidien Ouest-France, et particulièrement Bernard Gourbin et Alain Le Berre, ont mené une enquête sérieuse et serrée qui a permis de retrouver en Angleterre, dans le comté de Norfolk, le mystérieux John Hopper, l'insaisissable agent britannique qui a défrayé la chronique caennaise dans les années

1940-1941

Tout commence par un fait divers banal, au début de 1940 ; un boucher de Dives-sur-Mer est victime d'un cambriolage. Parmi les objets dérobés : une moto, des vêtements, ainsi que divers papiers personnels du commerçant.

Un an plus tard, d'autres vols sont commis à Caen ; au magasin Lefèvre rue Hamon où des machines à écrire sont enlevées, chez un confectionneur, M. Szellos, là ce sont des costumes, chez M. Enault, rue Samuel Bochard, enfin aux magasins " Opéra " où une somme évaluée à 250.000 F de l'époque s'envole ! Les premières investigations des policiers les amènent, par recoupements, sur les traces d'un certain Jean Hopper qui demeure, d'abord rue de Geôle à Caen, puis à Mouen. On le recherche, il est introuvable. Mais d'abord qui est-il ?

John Hopper est né le 25 mai 1912 à Kings Lynn, comté de Norfolk, en Angleterre. En 1924, il a douze ans et sa famille quitte la Grande-

Bretagne pour venir s'installer à Varaville, où son père entre comme lad dans une écurie de courses. En 1925, le jeune Hopper s'inscrit au

lycée Malherbe, qu'il quitte quelques années plus tard, ne laissant pas le souvenir d'un élève remarquable. Il exerce alors différents métiers, et finit par échouer comme commis-voyageur chez M. Leguillou. Il épouse sa fille, Paulette, au début de la guerre. Jusque-là, rien de bien extraordinaire. Mais en juillet 1940, un gendarme de Cabourg interpelle un individu circulant en moto et se trouvant en infraction. Le permis de conduire présenté semble louche au représentant de la loi, qui embarque l'homme. On scrute attentivement ledit permis, on vérifie, et surprise ! on s'aperçoit qu'il appartient à un monsieur Couteret qui est justement ce boucher cambriolé de Dives-sur-Mer. Hopper est cuisiné ; il feint les ahuris et, profitant de cette attitude, parvient à jouer la fille de l'air, au nez des pandores un peu trop naïfs pour lui ! On le recherche ; vainement.

Mais voici que l'affaire se corse, et prend une tout autre tournure :

En février 1941, dans un grand garage situé rue de Falaise à Caen, que les Allemands ont réquisitionné, sont entreposées et vérifiées une grande quantité de motocyclettes. Elles doivent être utilisées par des patrouilles motorisées, dans la mission de servir d'éclaireurs et d'escortes à une division blindée.

La veille du départ de cette formation, qui doit s'ébranler à cinq heures du matin, un groupe de six hommes, parfaitement renseignés, investit discrètement les lieux, neutralise les sentinelles, démonte toutes les roues arrière des motos, et tout tranquillement, les charge dans une camionnette approchée entre-temps. Puis, aussi souplement qu'il est arrivé, le commando s'éclipse. Mais ce n'est pas tout ! La division allemande, retardée de vingt-quatre heures par ce sabotage, démarre le surlendemain matin et, au passage à Venoix, est prise à partie par des chasseurs de la Royal Air Force qui la mitraillent copieusement. Elle essuie des pertes sensibles, et perd un temps considérable à se reformer. Les Allemands écument de fureur, annoncent des représailles terribles, et... finissent par se calmer. C'est alors qu'une dénonciation anonyme parvient au principal Morin, chef de la Sûreté de Caen ; elle indique que les cambriolages survenus aux magasins " Opéra " et Lefèvre, ainsi que le sabotage du garage de la rue de Falaise, sont le fait d'un même individu nommé " Hopper. " Cette information, jointe à l'avis de recherche lancé par la brigade de gendarmerie de Cabourg, a pour effet de relancer les inspecteurs sur les traces de John Hopper.

Ici, il y a lieu d'ouvrir une parenthèse et de reprendre les événements sous leur double aspect :

a) La Sûreté de Caen recherche un cambrioleur circulant avec des papiers d'identité dérobés et maquillés : délit de droit commun.

b) Les services de police allemands enquêtent sur le sabotage des motos : délit d'action terroriste à l'encontre de l'armée d'occupation.

Mais en aucun cas, pour l'instant, les polices françaises ne traquent Hopper en tant que " terroriste ". Ceci est important pour la suite. Refermons la parenthèse. Et pendant cette chasse, que devient l'intéressé ?

Eh bien, il poursuit ses exploits. Agit-il en tant qu'agent de l'IS, comme on l'a prétendu ? Très probablement oui, car sinon, comment expliquer l'intervention minutée de la RAF sur la division allemande à Venoix ? Il dispose, c'est irréfutable, de plusieurs complicités ; des noms ont été avancés : Moucchel, l'abbé Daligault, de Villerville 4, joseph Blanchard, instituteur à Villerville également, Perrin, de Honfleur, Mercier, de Pont-l'Evêque. En tout cas, il continue : des câbles sont coupés à Mondeville, A Mathieu et à Louvigny ; des armes sont dérobées à Carpiquet ; des voitures volées (l'une d'elles est même dotée d'une carte grise réglementaire et d'un ausweis).

Le 14 juillet 1941, des couronnes de fleurs sont déposées sur les tombes des soldats anglais au cimetière de la route de Ouistreham. Mieux encore ! l'hôtel Malherbe, siège de la Kommandantur, fait face au monument aux morts ; cela n'empêche pas, ce même jour, qu'un colonel en tenue vienne s'y recueillir et déposer une gerbe ! Certains témoins sont catégoriques : c'est Hopper !

Le 27 juillet 1941, l'inspecteur de police Besnard croit reconnaître l'agent anglais au volant d'une " traction " rue d'Hérouville ; il interpelle le chauffeur et il s'ensuit une scène assez confuse au cours de laquelle un coup de feu est tiré. Quelques heures plus tard, le policier est retrouvé grièvement blessé rue Traversière.

Le 1er août 1941, une " indiscrétion " mène les enquêteurs rue du Gaillon, dans un garage particulier. On y découvre la " traction " aux coussins maculés de sang, mais aussi un stock de marchandises diverses : pneus, bicyclettes, vêtements, sucre, etc., ainsi que des armes, des uniformes allemands et... des roues de motos. Pas de doute, c'est le repaire du bandit ! Une souricière est montée et, vers 14 heures, un individu s'approche. Le signalement correspond, c'est lui ! Un peu précipitamment, un inspecteur se montre, Hopper a compris, il passe sans s'arrêter et allonge le pas. Voyant le coup raté, le chef de la Sûreté, Morin, se précipite aux trousses du fuyard en criant : " Haut les mains ! " et en brandissant son revolver.

Brusquement, Hopper fait volte-face et, au travers de sa poche, ouvre le feu. Mortellement atteint, Morin s'écroule tandis que son meurtrier s'enfuit en courant vers le Vaugueux. C'est la chasse à l'homme ! Les autres policiers se ruent à sa poursuite en tiraillant mais, rue de la Délivrande, Hopper saute sur un vélo garé là et disparaît.

Le 2 août 1941, à Rouen, le commissaire divisionnaire Dargent, de la 3e Brigade mobile, donne l'ordre aux inspecteurs Déterville, Frébourg et Coste de se rendre à Caen afin de diriger les recherches entreprises pour retrouver Hopper. Déterville, qui est originaire de la région caennaise, et y revient souvent, connaît les rumeurs qui circulent quant à l'appartenance de Hopper à l'IS. Par ailleurs, lui et Frébourg font partie du réseau de résistance SSM-FTR du colonel Paillole. Cette affaire leur pose donc un cas de conscience, aussi se rendent-ils discrètement à Elbeuf auprès du commissaire Pierre Philippeau, qui est leur chef dans la clandestinité. Ils lui soumettent le cas. Philippeau est catégorique : Hopper appartient effectivement à l'IS, non seulement il n'est pas question de l'arrêter, mais il faut, au contraire, lui porter aide et assistance ! On comprend le dilemme dans lequel se débattent les trois policiers rouennais. (Coste, patriote ardent, bien que n'appartenant pas à la Résistance à l'époque, partage le sentiment de ses collègues.) Il leur faut en effet, sur le plan professionnel, participer et animer la chasse à l'homme, de l'autre côté, en tant que résistants, tout faire pour sauver I'agent anglais !

Ayant discuté du problème en roulant vers Caen, ils ont conclu que le sort de leurs deux malheureux collègues est irréversible et que, tout devant être mis en œuvre pour terrasser l'Allemand, ils se doivent de sauver Hopper dans la mesure de leurs possibilités. C'est dans ces dispositions d'esprit qu'ils atteignent le commissariat central, où ils sont impatiemment attendus.

Rapidement, le plan de recherches est établi ; il est convenu que la police locale procédera aux investigations, et que la Mobile restera en réserve, prête à intervenir au premier signal.

Le 5 août, un message téléphoné informe les inspecteurs que Hopper vient d'être repéré près du pont Créon, se dirigeant vers le Bon Sauveur ; il est précisé qu'il est vêtu d'un blouson de cuir noir. Aussitôt, deux véhicules partent pour cette direction, mais les policiers rouennais bifurquent vers la rue des Blanchisseries avec l'intention de précéder l'homme traqué et de le prévenir d'avoir à quitter la ville au plus tôt. L'affaire est délicate car Hopper, excellent tireur au pistolet, peut très bien prendre l'initiative par arme interposée !

L'autre voiture, celle des inspecteurs de Caen, prend position à l'entrée de la rue Caponnière ; logiquement, l'agent de l'IS doit se trouver entre les deux. Il ne convient donc pas que Déterville et ses deux amis se rapprochent davantage car les autres les verraient manœuvrer. Il faut trouver un motif pour rester là, ne pas aller plus loin. Et l'excuse, la voilà qui s'en vient tranquillement sous l'aspect d'un corbillard dont le cocher somnole à moitié ! Excellente aubaine pour Coste qui, d'un coup de volant adroit, accroche son aile à l'essieu du char mortuaire. Brusquement sorti de sa torpeur, le conducteur s'extirpe de son siège en jurant et en sacrant. Les cartes de police le calment, mais les passants s'arrêtent : attroupement, discussion, brouhaha, à la faveur desquels Frébourg s'éclipse discrètement en s'engageant à pied dans la rue. Une cinquantaine de mètres plus loin, il aperçoit Hopper qui avance nonchalamment vers lui. Il l'identifie tout de suite grâce au blouson de cuir noir, et de loin, lui fait aussitôt des gestes significatifs. Immédiatement, sans chercher à en comprendre davantage, en homme rompu aux réactions de la clandestinité, Hopper fait demi-tour, bifurque à gauche dans un couloir ou une allée et disparaît.

Mission accomplie pour Déterville et ses camarades, sur le plan de la résistance en tout cas, car, officiellement, du point de vue professionnel, ils ont droit à des reproches énergiques de leurs supérieurs.

Quant à Hopper, sa trace se perd à ce moment dans le Calvados.

On le retrouve un peu plus tard dans l'Orne, du côté de Domfront, où il aurait remonté un réseau, puis à Paris, avenue Victor-Hugo.

L'année 1941, si fertile en émotions pour notre homme, se termine alors qu'il s'occupe dans la région parisienne des plans de... Peenemünde (base d'essai des premiers V1) dont il aurait percé le secret des installations !

Mais les Allemands et la police française conjuguent leurs efforts pour s'assurer de sa personne ; ils n'y parviennent que plus tard. En juillet 1942, il échappe par miracle à la Gestapo, mais sa femme, qui se trouvait par exception près de lui, est mortellement touchée dans la fusillade.

Un mois après, pourtant, John Hopper tombe aux mains des limiers allemands et est emprisonné à Fresnes.

A partir de là, c'est l'énigme, car en fonction de ses activités d'espion et de saboteur, il aurait dû être fusillé (d'autres l'ont été pour beaucoup moins que cela), mais il est recensé parmi les déportés de Mauthausen, puis dans d'autres camps !

La guerre se termine, on oublie Hopper. Mais, en 1966, éclate l'affaire Huyskens ; les journalistes de Ouest-France retrouvent en Angleterre un gentleman-farmer très à l'aise, spécialiste de la culture des champignons, employant une vingtaine d'ouvriers.

Curieusement, ses souvenirs de résistant sont confus !

Non moins curieusement, le ministère de la Défense britannique assure n'avoir jamais entendu parler d'un certain John Hopper ! Alors...

CHAPITRE VI

FANTOMAS ET SES DIABLES NOIRS

Juin 1941.

L'inspecteur Alie pénètre en coup de vent dans le bureau de son collègue René Déterville :

- C'est toi qui as instruit l'affaire de Ry ?

- Oui, répond le brave policier, un peu interloqué.

- Eh bien, nous avons l'impression, les Allemands et moi, que l'enquête n'a guère été poussée en vue de retrouver les coupables. Nous avons décidé de la reprendre dès demain à la première heure. Souhaite que nous ne trouvions rien, car alors je te préviens que tu risquerais gros !

La porte claque, il est déjà parti. Déterville reste songeur, et n'est pas tellement rassuré. En effet, deux jours plus tôt, il a été chargé par son patron, le commissaire divisionnaire Dargent, de procéder aux investigations d'usage au sujet d'un crime commis à Ry sur la personne d'un garde-chasse. Et en lui confiant cette tâche, son supérieur a ajouté : - Attention, les Allemands suivent de très près cette affaire attendu qu'ils connaissent bien la victime, qui leur servait de guide dans leurs parties de chasse, et que, surtout, la mort a été causée par une arme à feu interdite.

A son arrivée sur les lieux, en compagnie de l'inspecteur X..., Déterville trouve le cadavre du sieur B... dans un sous-bois de la forêt de Saint-Denis. Les constatations démontrent qu'il a été tué par une seule balle de fusil de guerre. Photos, interrogatoires des voisins, visites aux proches, auditions, tout est rapidement mené. La personnalité de la victime se dégage : individu inflexible et impitoyable envers les braconniers locaux, mais servile et obséquieux à l'égard des officiers allemands qu'il conduit et conseille lors de leurs sorties en forêt. En son for intérieur, l'enquêteur est fixé et songe déjà à la conclusion de son rapport : " Crime dû à la vengeance d'un braconnier. "

C'est alors qu'une personne bien intentionnée lui suggère de diriger ses recherches vers la scierie des frères Boulanger, un peu " bracos ", mais aussi probablement e terroristes ".

Déterville convoque alors les intéressés à la mairie, où il a établi son quartier général. Après leur audition, il est convaincu de trois choses :

Les Boulanger sont vraisemblablement des patriotes.

Ils connaissent tout de cette affaire.

Ils ne parleront jamais.

Dès lors l'inspecteur, lui-même résistant engagé, se sent en harmonie avec ces deux hommes qu'il vient de jauger, et dont il pressent, avec raison, qu'ils sont de la trempe des plus braves. Aussi, en laissant le soin à son collègue, dont il n'est guère sûr, de terminer les rapports, il raccompagne ses interlocuteurs jusqu'à la porte et, très discrètement, leur indique que l'enquête sera sûrement poursuivie par les autorités d'occupation. Et son ton signifie : " Attention, prenez vos précautions. "

Raoul Boulanger ne s'y trompe pas car, tout en assurant qu'il n'a rien à se reprocher, qu'ils peuvent venir, il tend à Déterville une main franche et spontanée que ce dernier serre d'un même élan. Ils se sont compris ! 

Et, comme de juste, l'inspecteur dépose son rapport en concluant qu'il s'agit d'un crime de braconnier et que " l'absence de tout indice et de tout renseignement ne permet pas d'en retrouver l'auteur ".

Bien évidemment, cela ne convainc pas Alie, dont le flair est en éveil. Et c'est bien ce qui tourmente Déterville, car il sait l'autre fin limier. Aussi le soir même, ne rechignant pas devant les côtes à gravir, la distance et le mauvais état de son vélo, il fonce jusqu'à Ry qu'il atteint tout essoufflé. Il fait nuit noire, et aucune lumière ne filtre de la petite maison des Boulanger. Il frappe : pas de réponse, si ce n'est un peu plus loin l'aboiement lugubre d'un chien réveillé en sursaut. Il insiste, appelle à voix feutrée. Rien, pas un signe de vie. Il tambourine désespérément, va-t-il devoir repartir ainsi sans avoir pu alerter ces braves gens ? Enfin, en haut, à l'étage, une fenêtre grince doucement et une vague silhouette se profile dans les ténèbres. Une voix féminine s'enquiert :

- Qui est là ?

- Je suis un ami.

- Que voulez-vous ?

- Vous avertir que demain matin, à l'aube, les Allemands seront ici, méfiez-vous !

Déterville croit comprendre le mot " Merci " dans un bougonnement et la fenêtre se referme.

Le lendemain matin, des forces importantes de la Feldgendarmerie cernent les bois de Saint-Denis, tandis que la Gestapo dirigée par Alie commence sa quête, sous l'œil ironique de Raoul Boulanger et celui réjoui d'Henri. Interrogatoires et perquisitions ne donnent rien, et le surlendemain, sous l'air de plus en plus rigolard des frères, la troupe se replie et rentre piteuse à Rouen.

Raoul Boulanger se frotte les mains de satisfaction ; il a raison, il peut être fier de son travail et de celui des siens. Le modeste souterrain, qui n'était destiné qu'à servir de cache provisoire et d'issue de secours, est devenu, grâce à un travail acharné, une véritable forteresse souterraine. Qu'on en juge : trois dortoirs, un réfectoire, une salle de culture physique, une chambre à munitions, le tout relié par des galeries parcourues de mini-wagonnets plats aptes à transporter les armes et le matériel. On a même fignolé les détails : l'éclairage permanent (astucieusement pris sur le secteur), la ventilation, assurée par un courant d'air produit par l'ouverture des portes secrètes donnant sur le puits et la marnière, les postes de radio, un micro pour communiquer avec le sol, et même une sorte d'ascenseur amenant directement au premier étage de la maison !

Incroyable ! mais vrai. Bien sûr, ce gigantesque et discret travail n'a pas été accompli par les seuls frères Boulanger et leurs épouses, il est l'œuvre commune des premiers maquisards qui ont trouvé là leur refuge, tous cousins ou amis de la famille : René Boulanger, Roland Pétrel, Serge Lemoine, Robert Papillon, Jean Quédeville. Un peu plus tard, arrivèrent tour à tour : Maurice Pétrel, Lucien Levasseur, Emile Valleran, Adrien Pétrel, Raymond Bourel, Gustave Deschamps, Jean Iger, Charles Pétrel, François Chaumont, Lucien Vallereau, André Pleigneur, Georges Legué, Yvon, Marcel Beaucé. Et tous ces garçons demeureront pendant 27 mois dans leur maquis souterrain ! Leurs seules sorties auront lieu la nuit pour effectuer tantôt un sabotage, tantôt une réception de parachutes, tantôt une embuscade.

Mais si Raoul Boulanger est satisfait du gîte, le couvert en revanche lui donne bien du souci. En effet, il faut que ces jeunes gens là man-gent ! et ils sont tous clandestins, ce qui revient à dire qu'ils ne disposent d'aucun titre alimentaire ! Alors le chef de maquis organise une véritable chaîne de ravitaillement par complicités : le boulanger va pétrir jusqu'à une tonne de pain supplémentaire par mois grâce à la farine qui lui est fournie par Raoul, qui l'aura auparavant récupérée auprès de fermiers amis ; l'abattage clandestin assure la viande, les cultivateurs fournissent beurre, fromages et légumes. La cuisine est la tâche que se réservent les héroïques grand-mères Boulanger et Duboc, et, grâce au fameux placard de la cuisine, l'acheminement des plats est aisé. Pour ne pas laisser ses gars inactifs, Fantomas les incite à creuser sans relâche, et leur fait aménager leur abri le mieux possible.

La véritable gageure qu'auront tenue les frères Boulanger et leurs épouses, sera d'avoir réalisé cet extraordinaire camp retranché, et de l'avoir fait vivre durant plus de deux ans, alors que les Allemands sont là, au château des Ventes, à cinquante mètres, et que les familiers de l'entreprise, y compris les ouvriers de la scierie, vont et viennent tous les jours sans se douter que le maquis est sous leurs pieds !

Dans la région de Ry et de Saint-Denis-le-Thiboult, on chuchote les noms de Fantomas et des Diables Noirs et c'est tout juste si, comme au temps du loup-garou, les bonnes femmes ne se signent pas en les évoquant. On leur attribue, parfois à tort, bien souvent avec raison, toutes les mésaventures qui surviennent à l'occupant et à ses sbires. Des poteaux téléphoniques qui, soudainement, sans raison apparente, s'abattent dans un entrelacement de fils et de haubans ; des camions ennemis brusquement propulsés au travers des chemins dans un fracas d'explosions ; des estafettes motocyclistes qui s'évanouissent dans les bois et dont on ne retrouve jamais la trace ; les écluses de Poses qui voient leurs portes se désintégrer dans un début de raz de marée ; des rames entières de cartes d'alimentation qui disparaissent des mairies locales ; des courbures de voies de chemin de fer saisies de frénésie baladeuse à l'approche des trains militaires ; tout cela évidemment peut effrayer les commères du secteur. Certes, elles connaissent bien les frères Boulanger ; elles les suspectent d'être au mieux avec les " terroristes " de la région, tout comme les Allemands d'ailleurs, qui viennent de temps à autre faire une petite perquisition à la scierie, mais de là à les soupçonner d'être les " Diables Noirs ", ah non ! quand même pas ! D'ailleurs, ne sont-ils pas toujours à leur travail, sur leurs chantiers ?

Et, ce sera là encore un tour de force du chef maquisard, il réussira à faire accréditer par l'opinion publique le mythe d'un Fantomas, homme mystérieux et inconnu, dirigeant une escouade de diables qui surgissent ici ou 1à, à l'improviste, et se volatilisent aussitôt leur coup fait. On comprend pourquoi, et comment ! Cette thèse sera tellement ancrée dans les esprits que lorsque les responsables de la Résistance entreront en contact avec Raoul Boulanger, ils lui demanderont d'être leur intermédiaire avec l'invisible Fantomas ! Et, sérieux comme un pape, Raoul assurera qu'il accepte de servir d'agent de liaison !

Ainsi le commandant Fantomas et le capitaine Cartouche seront-ils, pour les hommes des réseaux, des chefs de maquis que seul le lieutenant " Marceau " (c'est ainsi qu'ils ont baptisé Boulanger) peut approcher.

Il y aura même mieux ! Dans les réceptions de parachutages importants, on verra arriver, pour assurer la protection du comité d'accueil, une section d'hommes armés, portant cagoules afin de n'être pas reconnus, et qui manœuvreront comme à l'entraînement, sans échanger un seul mot ! Les Diables Noirs !

- C'est un boche !

- Je te dis que c'est un Anglais !

- Non, c'est un boche, j'en suis sûr.

Assis dans l'herbe humide en bordure du champ, Raoul et Henri se querellent à mi-voix au sujet du bruit de moteur qu'ils entendent ronronner là-haut dans la nuit. Tout autour du labour, les hommes imperturbables attendent patiemment, ils font confiance à leur chef.

- Écoute, tu vois bien que c'est un Anglais qui tourne depuis dis minutes au-dessus de nous.

- Non, ce n'est pas le bruit d'un moulin british, c'est un boche, sûr que c'est un boche !

- Mais pourquoi tournerait-il sur nous ?

- J'en sais rien, peut-être qu'il est renseigné ?

Le vrombissement décroissait, puis se rapprochait, s'éloignait encore pour revenir à nouveau. Tendus, inquiets, les maquisards aux aguets épiaient soigneusement le bruit. A la fin, énervé, mais pas pour autant convaincu, Raoul envoie le signal. Aussitôt, l'avion s'enfuit dans une poussée de moteurs, tandis qu'un autre volant bien plus haut apparaît et largue plusieurs parachutes qui s'essaiment un peu partout aux alentours. Immédiatement, les gars partent à leur recherche, courant à droite et à gauche, quand brusquement le premier avion réapparaît et balance des fusées éclairantes ! Dès lors, l'énigme est résolue : c'est bien un appareil allemand qui marque maintenant le terrain, puis fait aussitôt demi-tour. Sous la clarté des fusants, les hommes, à toute allure, coltinent les containers, arrachant à grand-peine leurs galoches dans la terre labourée, tandis que les trois femmes, spécialistes de ce travail, Lucienne, Augustine, et la mère Pascaline, s'évertuent à plier les parachutes récalcitrants qui s'accrochent aux ronces et aux barbelés.

Rapidement, Henri fait l'inventaire, il en manque trois sur vingt et un !

On entend maintenant dans le lointain des bruits de moteurs, et des phares trouent les ténèbres par endroits dans le creux de la plaine.

- Vite, vite ! hurle Raoul qui sent la meute se rapprocher, guidée par le marquage.

Bandant toutes leurs forces, au prix d'efforts surhumains, les maquisards traînent les containers dans les fourrés proches de la forêt de la Croix-Hallier et s'y enfoncent avec leurs précieux fardeaux. Sur les routes et les chemins alentours, les voitures allemandes mènent la sarabande pour un quadrillage serré. Il faut absolument se dégager de cette nasse et surtout planquer rapidement le matériel. Sautant les ronciers, s'extirpant des halliers dont les branches leur fouettent le visage au passage, tirant, poussant leurs lourds cylindres, les hommes parviennent à la lisière du bois, devant un grand herbage en pente. L'œil malin de Raoul a vite fait d'apercevoir l'énorme tas de fumier qui jouxte la haie latérale ; un coup de sifflet bref, et toute l'équipe se dirige par là. Sans autre forme de procès, à la main, on plonge dans le fumier. En un temps record, les containers et les parachutes y sont enfouis, et le tas égalisé. Quelques minutes plus tard, par les chemins creux, par le travers des prairies et des bosquets, les hommes dispersés s'évanouissent dans la nature.

Rentrés à leur atelier, les frères Boulanger ne s'estiment pas satisfaits ; en effet il manque trois containers qui peuvent être trouvés et ramassés par n'importe qui, y compris par les Allemands. En plein jour, se dissimulant de leur mieux des regards indiscrets, Henri et Raoul repartent donc tous les deux à la recherche du matériel manquant. Ils réussissent à récupérer deux colis, mais impossible de retrouver le troisième ! L'après-midi, Bénard le boulanger arrive aux Ventes et, fièrement, montre à Henri un superbe revolver qu'il prétend avoir trouvé près d'une espèce de rouleau, enfoncé en terre aux trois quarts, du côté de la plaine de Saint-Aignan. Le capitaine Cartouche réagit immédiatement :

- Écoute, Léon, garde ça dans ta poche si tu veux, mais garde surtout ta langue, car c'est un container que tu as vu. Les armes sont destinées au maquis et moins tu en sais, mieux ça vaut pour toi.

- T'inquiète pas, assure le boulanger, pas même ma femme n'en saura un mot !

Le brave Léon Bénard tint parole. Mais il fallait tenter de sauver ce chargement. André Quédeville, ayant attelé son cheval à une ridelle de paille, en fut chargé, et fut assez heureux pour procéder à la récupération.

Quant aux Allemands, qui n'auraient pas pensé un seul instant que les maquisards avaient pu traîner toute une cargaison aussi loin, à travers la forêt, ils en étaient à fouiller les véhicules vers Blainville et Morigny !

CHAPITRE VII

ALIE CONTRE FANTOMAS

Raoul Boulanger s'est couché vers cinq heures du matin, après une nuit mouvementée commencée par un nouveau parachutage et terminée par la corvée de ravitaillement. Il dort à poings fermés quand, vers sept heures, sa belle-sœur Augustine vient le réveiller sans ménagements :

- Raoul ! vite ! la police et les boches !

Dans un délai record, notre homme est debout, habillé et, de la fenêtre, il découvre le chantier truffé d'hommes casqués, de cars et de voitures. Il y a de tout là-dedans ; des Allemands, des GMR, des miliciens, la Gestapo !

Immédiatement, il grimpe à la mansarde où justement repose un de ses gars, souffrant. En deux temps, trois mouvements, il installe le malade dans le sac spécial, et le descend par l' " ascenseur " qui aboutit à la cave. Un coup sec sur la ficelle de la trappe, et le stock de patates qui était au-dessus s'écroule sur l'issue secrète, la dissimulant complètement. Le temps de faire jouer la porte dérobée, et voilà Raoul au milieu de ses hommes dans le souterrain. Immédiatement en état d'alerte, ces derniers bondissent à leurs postes respectifs et s'y tiennent aux aguets. Pendant ce temps, là-haut, l'inspecteur Alie mène les opérations : tout est fouillé de fond en comble ; maisons, atelier, chantier, bâtiments. Henri, qui joue les honnêtes artisans perturbés dans leur tâche, s'indigne : " Qu'est-ce que vous venez encore chercher ici ? " Personne ne se donne la peine de lui répondre, et les miliciens envahissent. la grange où ils commencent à détasser les balles de paille. Pour le coup, " Cartouche " se sent moins à son aise ; c'est qu'au-dessous sont entreposés les containers d'armes ramassés la nuit précédente. Malgré l'habileté de l'équipe de Roland Pétrel, un homme négligent a pu laisser traîner un bout de cordon de parachute, ou ne pas se donner la peine de dépiler toutes les bottes des couches supérieures. Mais les mercenaires, après de brefs coups de crosse au hasard, dans le fond, là où sont justement dissimulés les cylindres, détassent les rangées du devant et rejettent les gerbées vers l'arrière, sur le stock ! Ce qui décontracte aussitôt Henri. D'ailleurs, comme le courage ne les étouffe pas, les miliciens abandonnent assez vite, laissant le tout en l'état. Ils reviennent vers la maison, accompagnés du chef maquisard qui rouspète tant et plus :

- Mais enfin, bon Dieu, vous foutez tout en l'air et on ne sait même pas ce que vous voulez ?

- On va vous le dire, on cherche des réfractaires.

- Et où voulez-vous qu'on les planque ? Ah si ! vous n'avez pas visité la marnière !

Avec un culot monstre qui époustoufle son frère, lequel, par une sorte de périscope monté dans une bouche à air surveille d'en bas les mouvements, Henri emmène les miliciens vers le puits de marne. Le chef se penche, il ne voit rien dans ce gouffre de dix-huit mètres de profondeur. Discussion, concertation, puis ces messieurs, très prudemment, descendent l'un des leurs pour visiter le fond à l'aide d'une corde de rappel. Au bout de quelques minutes, le volontaire est remonté, vert de peur, jurant qu'il n'a rien vu d'autre que : " des squelettes de bêtes crevées " ! Alie, lui, ne démord pas ; il fonce solitaire un peu partout, puis au bout d'un moment :

- Et où est votre frère ?

- Raoul ? Mais en forêt, bien sûr, à surveiller les coupes.

Le policier bougonne quelques mots désobligeants à l'égard des " crapules qui ne gagneront pas toujours " puis, d'un signe, fait regrouper ses sbires. Les portières claquent, les moteurs ronflent, et les véhicules disparaissent dans la côte de Ry sous l'œil goguenard d'Henri Boulanger.

Le contact établi par Raoul Boulanger avec le groupe " Jean-Marie " est étendu, grâce à André Trotel, fils du forgeron de Ry, à l'instituteur Renaud, du Houlme. Par eux, la liaison s'opère avec l'équipe SOE de Philippe Liewer (Clément) `. Désormais les parachutages vont se succéder avec des messages spéciaux de la BBC, notamment : " Rien ne vaut le cidre de Normandie " et " La jeunesse forme les voyages ". Pour Liewer et ses amis, Raoul Boulanger est le lieutenant " Marceau ", contact du célèbre Fantomas, chef des Diables Noirs. Habile de la part du responsable maquisard, qui cloisonne ainsi son groupe souterrain !

En tout cas, cette liaison avec Philippe Liewer va sauver les hommes de Fantomas : un beau jour, l'un des garçons est atteint d'un violent mal de gorge. On le hisse dans la mansarde transformée en infirmerie.

Le docteur Ouvry, de Croisy-sur-Andelle, est appelé et le diagnostic tombe, tranchant et angoissant : diphtérie !

Pour le coup, Raoul s'effraie un peu, car la diphtérie à cette époque était une maladie mortelle si elle n'était pas immédiatement enrayée par le sérum adéquat. De plus, la contamination était foudroyante. Du sérum ! Le brave toubib n'en a pas, seuls les hôpitaux disposent de rares ampoules, et encore ! Fantomas n'hésite pas ; aux grands maux, les grands remèdes, c'est vraiment le cas de le dire ! Le soir même, par son radio " Broni " il fait envoyer à Londres un SOS. Le lendemain, il est avisé qu'il sera " livré " cette nuit par le message : " On vient. " Fort bien, mais où ? Sur quel terrain ? Trois ou quatre sont homologués ! Dans la hâte apportée à l'opération, Londres a simplement oublié de le préciser. La nuit se passe, rien ! Voici l'aube et en même temps le ronronnement familier d'un Lysander. Raoul n'en croit pas ses yeux ! Juste au-dessus de chez lui ! Vite, à tout hasard, il saisit sa lampe, envoie la lettre code, et, aussitôt, un petit parachute blanc se détache et vient mollement s'affaisser sur le pré, tout près de la marnière ! Avec deux gars, il fonce et trouve une caissette carrée, rembourrée de caoutchouc. Elle est rapidement descendue au maquis et ouverte ; elle contient effectivement des boîtes de sérum. Le docteur 8 est rappelé en urgence et, imperturbable, sans poser la moindre question, il injecte les ampoules à chaque garçon qui se présente devant lui. Il était temps, car déjà neuf maquisards étaient contaminés !

La tempête de neige balaie la campagne, et ses flocons ouateux constellent le pare-brise du vieux camion qui brinquebale sur la route. Sous la bâche rapiécée, assis sur un cageot renversé, Henri Boulanger grelotte littéralement. Dans la cabine mal jointe, où le vent glacial s'insinue à volonté, Raoul a remonté le col de sa canadienne et s'engonce de son mieux pour se protéger. Près de lui, Robert Baron, dit " Marquis ", une main sur son volant, l'autre sur le levier de vitesses, ne sent plus le bout de ses doigts malgré les gants fourrés qu'il a enfilés. On approche de Rouen et la nuit ne va pas tarder à tomber, favorisée par ce temps de neige et de grisaille. Raoul, témérairement, entreprend de bourrer sa pipe, tâche malaisée pour des phalanges engourdies. Le camion roule maintenant en ville et s'engage sur le pont de bateaux qui permet la traversée de la Seine, les autres étant détruits. Tout à coup, le moteur pétarade, s'emballe sur une pression de l'accélérateur, puis cale. Malgré les efforts du chauffeur, impossible de le relancer ! Marquis s'énerve, maltraite le démarreur, et la batterie donne des signes de défaillance sérieuse. Pour comble, voilà deux feldgendarmes qui rappliquent en faisant de grands gestes impératifs : Raus ! Raus ! Weg.

Alors Raoul, complètement réchauffé soudain, saute à terre :

- Quoi, weg, on est en panne, compris panne ! et d'un geste large il désigne le capot silencieux.

- Ach ! mauvais engin ! mauvais matériel !

- Eh oui, mauvais matériel, s'emporte Fantomas, vexé, faut faire avec ce que vous nous laissez !

Dans le camion, Henri, resté stoïque, a ramené entre ses jambes une caisse à pommes pleine de grenades, et il entend bien en faire usage si les choses se compliquent, car le chargement, sous quelques fagots, bois de sciage, est essentiellement composé d'armes. Sur le pont, c'est maintenant la confusion ! Les cyclistes se fraient péniblement un passage, les piétons se faufilent adroitement et quelques badauds s'attroupent. Et voilà le plus beau ! un détachement de la Wehrmacht qui rapplique au pas cadencé en chantant des airs martiaux, sortant de la caserne Pélissier.

Pour le coup, les feldgendarmes voient rouge :

- Raus ! Raus ! hurlent-ils en chœur, puis, comprenant soudain la dérision de leurs braillements devant la masse inerte du camion, ils se ravisent et interpellent le chef du détachement qui n'est plus qu'à quelques mètres :

- Komm hier, komm !

Le gradé s'approche, entend les explications des deux autres et, aussitôt, aboie un ordre. Alors, sous les yeux ébahis de Boulanger, l'escouade se rue sur le véhicule immobilisé et se met à pousser. Pour le coup, Marquis se rassérène, et s'applique à son volant tandis qu'à l'arrière, par les interstices de la bâche, Henri, sa caisse toujours entre les jambes, contemple l'effort des Allemands qui ahanent pour hisser le poids lourd en haut de la pente du pont. Quand enfin, sur la lancée énergique des soldats, le chauffeur réussit à enclencher sa vitesse et à embrayer dans un rugissement du moteur, Raoul saute en voltige dans la cabine, complètement réchauffé cette fois !

Quelques minutes plus tard, le camion entre au garage Philippon, rue des Abattoirs, les armes sont déchargées et dissimulées dans des fosses d'atelier sur lesquelles on roule de vieux châssis. L'une de ces fosses correspond avec le réseau des égouts et ce passage est très utilisé par les clandestins !

Une heure après, attablés chez " Mireille ", les trois hommes se remettent de leurs émotions en dégustant un café calva amplement mérité !

14 mars 1944.

L'inspecteur Alie, au-dessus de son journal largement déployé, jette de temps à autre un regard furtif sur l'homme qui se tient debout, depuis plus d'un quart d'heure, devant son bureau. Manifestement, l'individu sue de peur. Alors, suavement, tout en repliant le Journal de Rouen, le policier reprend sa conversation, comme s'il venait seulement de s'interrompre :

- Oui, je crois que vous allez être fusillé, mais avant, les Allemands vont sûrement vous torturer longuement pour connaître les noms de tous vos complices. J'ai entendu dire que le major Ehrarth aimait à arracher lui-même les ongles de ses interlocuteurs. Curieux homme !

Pourtant charmant dans le privé.

Cette fois le type défaille littéralement, son teint est devenu verdâtre, ses jambes flageolent et ses mâchoires claquent nerveusement.

Alie s'est levé, il resserre un peu son éternelle cravate verte, puis va dans un coin de la pièce chercher un tabouret qu'il tend généreusement à son prisonnier :

- Tenez, asseyez-vous, il vaut peut-être mieux que nous discutions de tout cela tranquillement ensemble. On pourra sans doute limiter les dégâts.

Cette fois, c'est gagné ! L'homme accuserait même sa propre mère d'avoir voulu assassiner le Maréchal ! Tout ce qu'il sait, il le dit ; tous les noms qu'il connaît, il les donne, tous les lieux où il a passé, il les indique ! Il est même presque désespéré de ne pas en savoir davantage !

Satisfait, se faisant préciser ici ou là un détail, Alie note, enregistre, accumule les renseignements, compare les informations avec ses propres sources. Enfin, vers dix-sept heures, apparemment ravi de tout ce qu'il vient d'apprendre, il quitte son bureau, emmenant avec lui le délateur, et se fait annoncer chez le feldkommandant.

La grande razzia va commencer !

La vieille Citroën se traîne dans les lacets de la côte de Ry, pente bien dure pour son moteur asthmatique. A l'intérieur du véhicule, Henri
et Raoul Boulanger passent en revue les différents moyens qui pourraient
leur permettre de lancer un raid sur les sous-sols du palais de Justice de Rouen. C'est qu'en effet les cellules qui y sont aménagées détiennent
pas mal d'amis des Diables Noirs, dont le sort ne laisse guère de doute.
Justement, ils viennent d'aller reconnaître les lieux en vue d'une possible intervention pour les libérer. Henri propose un investissement en force un dimanche, jour où la garde se relâche, Raoul penche plutôt pour une entrée par la ruse en jouant le rôle de fournisseurs. Tout à leur discussion, ils ne s'aperçoivent pas que deux voitures les suivent depuis le bourg. Brusquement, à mi-côte, une camionnette arrêtée dans un tournant les oblige à stopper. A peine leur voiture est-elle immobilisée que, des bas-côtés de la route, surgissent des soldats, fusils pointés, tandis que, de l'arrière, apparaissent les occupants des automobiles suiveuses.

En un clin d'œil, nos deux chefs de maquis ont compris qu'ils viennent de tomber dans un guet-apens.

Toute résistance est inutile, vu le nombre et l'armement des adversaires.

Ils sont amenés à la scierie, dans la maison d'Henri, et là les interrogatoires commencent, dirigés par Alie. Assis chacun sur une chaise, menottés, jambes entravées, ils font front aux hommes de la Gestapo déchaînés. Rapidement, Raoul s'aperçoit que ces messieurs savent beaucoup de choses. Ils sont au courant des parachutages, situent parfaitement deux des terrains, connaissent les lieux de rencontre et les boîtes aux lettres de Rouen, ainsi que l'entrepôt des armes au garage Philippon. On bombarde Fantomas du nom que lui a donné Philippe Liewer : " Lieutenant Marceau ". Son cerveau fonctionne à toute allure ; le chef de maquis fait le point : on ne lui parle que des groupes de liaison, les gestapistes paraissent tout ignorer de ce qui concerne les Diables Noirs. Effectivement, les questions pleuvent bientôt dru, avec les premiers coups, à ce sujet.

- Où se cache Fantomas ? Où sont les maquis ? Qui est Fantomas ? Où le retrouviez-vous ?

Aux coups de pied et de poing, succèdent les coups de trique. Deux sbires sont allés chercher des rondins de fagot et frappent à toute volée.
Toute la nuit la séance se poursuit et au matin les Boulanger, qui n'ont rien révélé, sont en fâcheux état. Raoul, matraqué de surcroît avec un maillet de menuisier pris sur son propre établi, a toutes les dents cassées et le crâne quasi fracturé. Ses cuisses, tabassées avec un côteret, ont triplé de volume. Henri a les jambes en sang, on aperçoit l'os au milieu d'un magma sanguinolent.

N'ayant rien réussi à obtenir, les policiers, après une nouvelle fouille négative, quittent les lieux vers huit heures du matin, emmenant les deux frères. Ceux-ci, à demi inconscients, réalisent pourtant que, par leur mutisme, ils ont sauvé leurs hommes qui vont pouvoir maintenant évacuer le souterrain. On les amène rue du Donjon, et là, durant quatre jours, les gestapistes s'acharnent sur ces deux braves atrocement blessés et laissés sans soins. Tout y passe : coups, doigts écrasés dans des presses, bastonnades au nerf de bœuf suspendus par les pieds ; peine perdue, les Boulanger restent muets. Ils sont incarcérés à Bonne-Nouvelle et ramenés chaque jour aux interrogatoires. Et cette terrible épreuve va durer un mois, jusqu'au terrible bombardement du 19 avril qui écrase Rouen sous des tonnes de bombes et de torpilles. Toute la vieille ville, et ses rues aux maisons chargées d'histoire, sont anéanties : rue des Carmes, rue Saint-Nicolas, rue du Gros-Horloge, rue Thiers, rue Ganterie, marché aux Fleurs, rue Socrate, rue Verte, rue Bihorel, place Henri-IV, rue des Charrettes, place Carnot, etc. Des monuments, des hôtels classés, sont rasés ou gravement endommagés : le théâtre Français, l'hôtel Romé, l'hôtel de Bourgtheroulde, la cathédrale sont durement touchés ainsi que l'hôtel de la Couronne et l'église Saint-Vincent. Le palais de justice est éventré, l'hôtel des Sociétés savantes mutilé ; près de six cents immeubles sont réduits en cendres et on dénombrera plus de huit cents morts. Paradoxalement, c'est ce gigantesque cataclysme qui va sauver les Boulanger ! En effet, les bombes qui ont écrasé la rue du Donjon et le palais de Justice ont enterré en même temps, ou brûlé, un très grand nombre de dossiers.

Et les Allemands se retrouvent avec une multitude de prisonniers sur les bras dont ils ne possèdent plus les fiches. L'organisation méticuleuse des fonctionnaires du Reich est alors décapitée par ce chaos et, dans l'expectative, partant du principe que si des gens ont été arrêtés c'est qu'ils sont coupables, elle décide la déportation massive de tous les prisonniers.

C'est ainsi qu'un matin, vers quatre heures, toutes les cellules sont ouvertes et les détenus rangés tant bien que mal sous les coups de crosse des SS. On les accouple deux par deux et Raoul regarde son partenaire, un type couvert de sang séché, avec un cou énorme, tuméfié, crasseux, et soudain il reconnaît le pull-over grenat, identique au sien ; c'est Henri, c'est son frère !

Dans leur épreuve, ils ont la joie de se retrouver et de partir ensemble. Intégrés dans un convoi, ils sont dirigés sur Compiègne, puis ce sera l'infernal voyage dans le train de la mort vers Auschwitz, Buchenwald. Envoyé à Flossenburg, Henri ne survivra pas à ses blessures dans les dures souffrances du bagne nazi. Il y succombera quelques mois plus tard.

Mais Alie n'est pas satisfait, loin de là ; les maquisards se sont échappés. Dans sa furie, il fait alors arrêter Lucienne et Augustine, les deux épouses des frères Boulanger. Déportée à Ravensbrück, puis à Bergen-Belsen, Augustine y laissera sa santé et s'éteindra peu de temps après son retour en France. Raoul Boulanger, Fantomas, l'homme au moral d'acier et au cerveau fertile, est rentré des camps le 1er mai 1945. Son épouse, Lucienne, reviendra un mois plus tard.

Si par une belle journée de printemps, vous n'avez pas de but de sortie, prenez la route de Ry et dirigez-vous vers Saint-Denis-le-Thiboult. En haut de la côte, arrivant au hameau des Ventes, vous trouverez un monument surmonté du V de la victoire et de la croix de Lorraine ; vous pourrez vous y recueillir en souvenir des héros du maquis des Diables Noirs.

A quelque cinquante mètres, le Maquiparc' vous attend avec ses manèges, son rodéo, son village indien, ses attractions et sa buvette.

Et si vous apercevez un monsieur tout simple et jovial, coiffé d'un chapeau typique à larges bords, donnant quelque leçon d'équitation ou bricolant une nouvelle invention, allez lui serrer la main, il sera content.

Ah ! j'oubliais, ne cherchez pas de mots choisis pour lui exprimer vos sentiments, à l'égard de son passé glorieux, Raoul Boulanger a horreur de ça !

CHAPITRE VIII

MONTCHAMP, VILLAGE DE PATRIOTES 13 août 1941, 9 heures du matin.

Dans un crissement de ferraille et de pneus chassant sur le gravillon, le camion stoppe devant la petite mairie. Aussitôt, une escouade de soldats allemands saute lestement à terre, et prend place de part et d'autre du bâtiment municipal. Immédiatement après, voici qu'arrive une voiture décapotable dans laquelle se tiennent quatre feldgendarmes qui descendent en souplesse et gravissent vivement les marches. Pénétrant dans les locaux, ils se saisissent, sans un mot d'explication, du secrétaire de mairie et, brutalement, le ramènent aux véhicules qui démarrent sur-le-champ. Un rapide tour du petit bourg leur permet d'arrêter de la même façon deux jeunes gens : Camille Lamoureux et son homonyme Marcel Lamoureux, puis Roger Bouillon. Le convoi file ensuite vers le village voisin, Saint-Charles-de-Percy, où sont embarqués à leur tour Gérard Hallot et Georges Lepeltier. C'est maintenant la grande route de Vire qu'empruntent les deux véhicules qui, au bout d'un moment, stoppent devant la feldgendarmerie. Toujours sans explications, les prisonniers sont fouillés et incarcérés à la prison.

Dans sa cellule, M. Oblin, le secrétaire de mairie-instituteur de Montchamp, s'interroge sur cette soudaine intervention. Bien sûr, il n'a jamais caché sa sympathie pour les Alliés et pour de Gaulle, mais cela justifie-t-il cette arrestation ? Et les cinq jeunes écroués eux aussi, que leur reproche-t-on ? Ce qu'on leur reproche, c'est simple : le dimanche précédant ces événements, un petit bal clandestin battait son plein au café Bertin. Insouciants des temps difficiles, joyeux et remplis d'entrain comme on peut l'être à vingt ans, une trentaine de jeunes gens dansaient gaiement. Soudain, l'une des jeunes filles, Madeleine M..., apostropha l'un des garçons :

- Dis donc, mais c'est une croix de Lorraine que tu portes là ?

- Oui, pourquoi ?

- Enlève ça tout de suite, c'est l'insigne des youpins et des bolcheviks.

- Tu rigoles, c'est l'insigne du général de Gaulle.

- C'est bien ce que je dis, enlève-là, sinon...

- Sinon quoi ?

- Sinon je le dis à la kommandantur.

Aussitôt, par jeu, plusieurs autres danseurs s'approchent, et c'est à celui qui mettra le plus ostensiblement possible sous les yeux de la demoiselle, qui, une médaille, qui, une épingle de cravate, qui une boutonnière, qui une pochette, portant la fameuse croix de Lorraine.

Alors, au comble de l'indignation, soutenue par sa sœur Janine survenue entre-temps, Madeleine M... gifle son interlocuteur qui, aussitôt, lui rend la pareille. C'est maintenant un échange de torgnoles et, à ce jeu, les deux récalcitrantes sont évidemment perdantes. Elles ne trouvent leur salut que dans la fuite, mais elles ont le temps de prévenir leurs antagonistes : " Vous aurez de nos nouvelles. " Et c'est cet incident bénin qui vient d'être ainsi sanctionné par l'arrestation de six personnes. Pourquoi ?

Tout simplement parce que la famille M... de Saint-Charles-de-Perey, est résolument collaborationniste. Le père, Fernand, adjoint au maire, déploie tous ses efforts pour implanter le PPF dans la région et, en application de ses convictions, il embrasse totalement la cause nazie. Sa ferme devient l'endroit de prédilection des Allemands ; il les reçoit, les héberge, les nourrit, les abreuve, gracieusement.

Il a quatre filles et deux garçons. Si trois des filles partagent complètement l'idéologie paternelle, les fils sont trop jeunes pour s'intéresser au débat ; et la dernière des demoiselles se tient dans une position neutre. Bien souvent même, devant les agissements des autres, elle protestera. Cela n'empêche pas l'aînée de s'intégrer de plus en plus aux sphères nazies ; elle va d'ailleurs rapidement devenir la secrétaire du professeur Grimm à Berlin ! On comprend donc, dans ces conditions, que les Allemands aient réagi avec vigueur à la suite de l'esclandre du bal. Les cinq jeunes gens étaient bien en effet les principaux acteurs de l'altercation, mais le secrétaire de mairie, lui, ne devait son incarcération qu'à l'affirmation de Fernand M... : " C'est le chef d'une organisation gaulliste ! " Et il fallut tous les efforts conjugués de M. Canard, alors secrétaire de la sous-préfecture', et des maires de Montchamp et de Saint-Charles-de-Percy, pour l'arracher à sa geôle. Quant aux cinq autres détenus, qui furent emmenés à la prison de Caen, si Gérard Hallot et Georges Lepeltier furent relâchés, les deux Lamoureux ainsi que Roger Bouillon passèrent en cour martiale où ils furent condamnés : Marcel Lamoureux à dix-huit mois de prison, Camille Lamoureux à un an, et Roger Bouillon à quarante jours. Marcel Lamoureux, transféré dans un camp d'internement, y contracta la tuberculose et fut renvoyé mourant chez ses parents à Carville.

La poignée de soldats, que l'on a vus dans un précédent chapitre prendre le maquis aux environs de Montchamp, s'est grossie depuis de nombreux réfractaires au STO et de quelques volontaires. Deux groupes se sont ainsi formés, l'un dirigé par Montama, Dolleans et Alexis Lair, l'autre commandé par Levardois.

En liaison avec les maquisards d'Estry, les francs-tireurs s'entraînent dans les bois de Montchamp, d'où ils surgissent pour de brefs coups de main.

Au fur et à mesure de leur incorporation, les hommes sont dotés de cartes d'identité et de titres d'alimentation par le secrétaire de mairie Marcel Oblin. Mais ce dernier, dont l'action patriotique finit par être trop connue, va devoir, à la suite de menaces précises et d'une tentative d'assassinat fomentée par le groupe " Collaboration ", plonger à son tour dans la clandestinité, et il fera gravement défaut aux résistants locaux. Fernand M..., de son côté, accentue son action pro-nazie dont le couronnement sera sa nomination à la tête de la milice de l'arrondissement de Vire. A la tête des mercenaires, il traque les patriotes et fait régner l'ordre à la mode " Darnand " au cours d'exactions qui révoltent la population viroise. Pour ne pas être en reste, ses filles Janine et Madeleine, qui circulent fréquemment dans les autocars entre La Ferronnière et Vire, font parler des jeunes, souvent confiants et naïfs, qui, débarquant dans la sous-préfecture pour gagner soit le maquis, soit une ferme discrète, se laissent aller auprès de si affables demoiselles à des confidences dangereuses pour leur sécurité. Car, en effet, le coup de filet ne se fait guère attendre !

Mais l'état-major des FFI, inquiet des activités du chef milicien et soucieux de faire cesser ses agissements anti-patriotiques, demande un ordre d'élimination qui sera accordé par le commandement. Le 31 janvier 1944, vers 20 h, un groupe de maquisards de Pontécoulant, chargé de l'exécution, investit la ferme M... Trois hommes pénètrent dans la salle commune et, d'une rafale de mitraillette, mettent fin à la carrière de Fernand M... sous les yeux haineux des filles. Puis, après avoir décroché le grand portrait d'Hitler qui trônait à la place d'honneur, ils arrachent les journaux allemands criant victoire qui tapissent les murs, récupèrent dans l'armoire une importante somme en billets de banque provenant du fructueux marché noir avec l'occupant, rassemblent le tout dans la cour, et en font un grand feu de joie sous les regards atterrés des demoiselles.

Un coup de sifflet du chef regroupe les francs-tireurs qui s'enfoncent aussitôt dans la nuit, tandis que les lueurs du foyer projettent de grandes ombres dansantes sur les murailles des bâtiments.

La place laissée vacante par M... ne tarde pas à être attribuée. Elle échoue à l'un de ses comparses, Roland Carpentier. Celui-ci, qui s'est surtout contenté jusqu'alors des rapines du marché noir et de viles dénonciations, entre ainsi de plain-pied dans la lutte ouverte contre les forces patriotiques. Il inaugure ses nouvelles fonctions lors de l'enterrement de son prédécesseur, que les groupes de collaboration célèbrent en grande pompe, et à l'occasion duquel Lenoir, président du PPF de Caen, prononce une brillante oraison en jurant que : " Le héros sera vengé ".

Mais le sort de M... inquiète tout de même Carpentier ; aussi sollicite-t-il une " protection " permanente qu'il obtient par l'affectation auprès de lui d'un garde du corps allemand du nom de Martin. Cela ragaillardit notre homme, qui parade de plus en plus en uniforme feldgrau.

Habitant en lisière de la bruyère de Montchauvet, il a remarqué certaines allées et venues sur la colline, au pavillon de chasse particulièrement, et il s'intéresse donc de très près aux tribulations qui se manifestent aux alentours. Effectivement, le PC du maquis régional a été établi au pavillon chez Henri Schuh, bûcheron le jour et correspondant radio la nuit grâce à son émetteur. Par ailleurs, le plateau reçoit parfois la visite d'un trimoteur anglais amenant agents, armes, fonds, et repartant avec des informations et un courrier précieux pour Londres. Les Alliés ont de grands projets pour la bruyère de Montchauvet : la configuration géographique y présente de grands avantages qui peuvent permettre d'en faire un point d'appui sérieux sur l'arrière de l'ennemi, en cas de débarquement sur les plages ouest du Calvados et dans le Cotentin. Aussi, envisagent-ils de constituer, en prévision, un stock important de réserves en carburant, armes lourdes, chars légers, munitions, vivres, etc., qui seraient destinés à l'approvisionnement de plusieurs bataillons parachutés, largués au jour J, ainsi qu'à l'équipement d'un grand rassemblement de francs-tireurs Ces combattants auraient pour mission de prendre à revers les défenses allemandes, et de freiner l'arrivée des renforts. Le message prévu est même indiqué : " Chassez les loups sauvages " ; il annoncera l'arrivée des troupes aéroportées et l'ordre de la concentration résistante. Pour l'heure, la tâche dévolue aux maquisards sur place est de préparer terrain, accueil et caches nécessaires.

En mars 1944, les premiers parachutages arrivent et le commandement de tout le secteur compris dans la région : Vire, Saint-Lô, Condé-sur-Noireau, Vassy, Thury-Harcourt, Bretteville-sur-Laize, est confié à l'un des agents du SOE envoyé pour diriger cette opération : il s'agit de jean Renaud-Dandicolle, dont nous aurons l'occasion de reparler longuement. Tout se passe bien au début, et une certaine animation règne certaines nuits sur la colline : mais Carpentier veille et ne tarde pas à se rendre compte de l'importance des activités clandestines.

28 avril 1944.

Dans la douceur de la nuit printanière, les parachutes se balancent gracieusement et viennent, les uns après les autres, s'étaler en harmonieuses corolles sur la lande du plateau. Avec des gestes maintenant routiniers, les maquisards éteignent les lampes de marquage, déhalent les containers et plient les " pépins ". Vu l'importance du parachutage, et le nombre de colis, Henri Schuh n'a pas le temps de contrôler exactement la réception. Pensant que tout est terminé, il donne l'ordre de repli. Un peu plus tard, effectuant l'inventaire, il s'aperçoit qu'il manque deux containers. Personne ne s'est en effet rendu compte qu'un avion s'est présenté en retard, après l'extinction des lampes, et a largué son chargement au hasard. Et, dès le jour levé, c'est le désastre l Tout le village voit, étalés sur le flanc du coteau, deux magnifiques parachutes rouges. Tout le village, mais aussi bien sflr Carpentier qui s'empresse de téléphoner à la Gestapo de Caen dont il dépend, laquelle ne tarde pas à arriver, presque en même temps que les gendarmes de Vire dirigés par le lieutenant Q...

Sans chercher davantage, les policiers se ruent sur la première maison proche et rouent de coups les habitants. Ils fouillent partout, ne trouvent évidemment rien, et, de dépit, arrêtant le fils de la maison : Bernard Lechartier. Le malheureux garçon, frappé, durement interrogé, sera déporté en Allemagne et n'en reviendra pas. Pendant ce temps, d'autres gestapistes, pilotés par Q..., montent au pavillon et se saisissent d'Henri Schuh. En guise de salutation, le lieutenant de gendarmerie commence par le mettre knock-out de deux maîtres coups de poing. On le ranime par un seau d'eau versé sur la tête, et immédiatement l'interrogatoire commence. Sur ces entrefaites, voici qu'arrive Carpentier, flanqué de son inséparable Martin ; il trouve que tout cela est un peu " mou ". Alors, joignant le geste à la parole, il commence par marteler le visage du pauvre résistant de coups de crosse de pistolet et lui brise ainsi les dents. Puis, fouillant dans la cave, il en ramène une chaîne de vélo - nos " loulous " actuels n'ont rien inventé ! - et il se défoule avec cet engin, cognant à tour de bras. Le chef maquisard s'effondre et gît à terre. Carpentier lui saute sur la poitrine et, de ses bottes, laboure le visage de sa victime. Henri Schuh n'a pas prononcé un seul mot ; excédés, les hommes de la Gestapo le jettent dans une voiture et l'amènent, couvert de sang, à l'école de garçons de Montchamp, où ils ont établi leur quartier général. Une autre équipe, dont font partie Q... et Carpentier, passe au peigne fin la Bruyère. Ils finissent par découvrir quatre tonnes d'armes, provenant du parachutage de la nuit, mais ne peuvent mettre la main sur l'essentiel du stock, soit près de vingt-cinq tonnes 1 Enchantés de leur trouvaille, s'imaginant avoir saisi la totalité des réserves, ils réquisitionnent plusieurs cultivateurs avec des tombereaux et reviennent triomphants à Montchamp.

Durant toutes ces opérations, les maquisards, avisés des événements, décrochent très habilement et alertent les responsables régionaux. Par divers agents de liaison, ceux-ci réussissent à joindre le chef de la résistance locale, Jean Renaud-Dandicolle, qui prend aussitôt les mesures nécessaires pour la sauvegarde de ses hommes et de l'armement. Il monte même une opération de commando destinée à libérer son chef de réception, malheureusement, la voiture qui transporte les attaquants, tombe malencontreusement en panne aux environs du Mesnil-Auzouf. Roland Carpentier, infatigable, entraîne dans son sillage un groupe d'Allemands et, juché dans un side-car, patrouille dans les sous-bois avoisinants pour tenter de retrouver les autres " terroristes ". Ils ratissent consciencieusement la campagne, les bosquets, les clos et les landes, puis battent routes et chemins vers Estry, Le Theil-Bocage, La Rocque, jusqu'à Vassy. Revenus en début d'après-midi à Montchamp, ils s'y restaurent rapidement puis repartent vers Saint-Charles-de-Percy et Le Bény-Bocage. Jusqu'au soir, ils vont et viennent, ponctuant leur marche de nombreux coups de feu tirés un peu au hasard, consécutifs aux nombreuses libations qu'ils s'offrent au passage. Et l'expédition se soldera par un génisson abattu près de Beaulieu-le-Désert d'une rafale de mitraillette, ayant eu le mauvais goût de gesticuler stupidement au milieu d'un hallier où il s'était fourvoyé.

CHAPITRE IX

ET ON RETROUVE MONSIEUR BRIÈRE !

L'escouade qui a ramené Henri Schuh à l'école de Montchamp a éprouvé, elle aussi, le besoin de se restaurer. Elle a donc laissé son prisonnier sous la garde de l'un des comparses, et ce relâchement permet à Mme Oblin, la femme de l'instituteur résistant, de donner à boire au maquisard. Elle tente également de lui faire avaler un peu de nourriture, mais le magma sanglant qui remplace ses dents rend la chose impossible. Tout ce qu'elle réussit, c'est à s'emparer discrètement d'une

liasse de papiers que Schuh parvient à lui passer malgré ses liens.

Mais voici que les tortionnaires reviennent, avec à leur tête, affreusement ivre, Lucien Brière survenu entre-temps avec d'autres gestapistes

de Caen.

Le rouquin éructe, gesticule, un pistolet à la main, un autre passé dans sa ceinture. Et il reprend, suivant son expression, " le coco en main ".

C'est une nouvelle pluie de coups qui s'abat sur le malheureux qui s'évanouit à plusieurs reprises. Brière, manches relevées, cogne sans arrêt, ne s'interrompant que pour réclamer du cognac qu'on s'empresse d'aller quérir au café Bertin.

La patrouille de Carpentier revient bredouille, et cette arrivée calme un peu le nervi, qui convie son complice au bistrot. Lorsqu'ils reviennent, Schuh gît inanimé. Sans ménagements, on le hisse dans une voiture qui démarre aussitôt. Derrière elle, les autres véhicules partent en file

vers Caen.

A l'arrivée rue des Jacobins, l'interrogatoire reprend. Il va durer toute la nuit, mais l'héroïque Henri Schuh ne parle pas et cette résistance à la souffrance finit par impressionner ses tortionnaires. Au petit matin, ils le propulsent dans une cellule, ensanglanté, gravement atteint et semi inconscient.

Le chemin de tortures qu'Henri Schuh va parcourir commence seulement. 

Pendant des jours, dirigées la plupart du temps par Brière, les séances se succèdent. On lui brise les doigts un à un, ses côtes sont enfoncées à coups de botte, et on termine par la " baignoire ". Plongé la tête la première dans une eau putride, jusqu'aux limites de l'asphyxie, il n'a pas le temps d'aspirer une goulée d'air frais que les questions fusent : " Où est l'Anglais ? Qui est le chef ? Parle ! " Et c'est à nouveau la plongée dans l'eau répugnante, glacée.

Schuh souffre à hurler, mais se tait. Ah ! ils lui doivent une fière chandelle, ses camarades : Lecrosnier, Brocco, Renault, etc.

Et l'incroyable se produit ; devant cet homme qu'ils ne parviennent pas à briser, malgré tout leur désir de connaître les ramifications de la résistance régionale, les gestapistes abandonnent ! Oui, ils abandonnent là leur victime, écœurés de n'en pouvoir rien tirer. Désormais, pour cet admirable combattant, c'est le processus traditionnel des victimes du nazisme : Compiègne, Neuengamme !

Henri Schuh, matricule 35 578 F, au bagne de la mort, en reviendra pourtant, tout étonné. A ses amis, à son retour, il dira : " Vraiment, je me suis rendu compte que j'étais dur à tuer ! "

Mais les terribles tortures et les souffrances des camps l'avaient cruellement marqué. Son cœur surtout, déplacé et lésé, cessera soudain de battre un jour qu'il s'adonnait à l'un de ses plaisirs favoris, la chasse.

L'une des plus nobles figures de la Résistance normande disparaissait ainsi, en cette fin d'année 1946 ; mais pour tous les hommes reconnaissants envers ceux qui se sont sacrifiés pour leur liberté, il ne sera jamais oublié.

Pendant que l'héroïque Henri Schuh gravit son calvaire, les événements se précipitent à Montchamp. C'est d'abord une grave altercation qui oppose l'infâme Carpentier au maire, M. Morel, ainsi qu'aux gendarmes Caulet et Menochet, de Vassy, à propos de la garde des voies de chemin de fer. Carpentier refuse en effet de prendre son tour comme tous les hommes soumis à cet impératif par la Kommandantur. Accusé de lâcheté par le chef de brigade Caulet, il hurle " qu'il va lui faire payer ça ". Il tiendra parole effectivement.

Le 14 mai 1944, un milicien se faisant passer pour un réfractaire au STO parvient à s'infiltrer parmi les maquisards du groupe de Montama en se recommandant d'Alexis Lair. Imprudemment, Montama ne vérifie pas ses dires et donne au mercenaire le contact de la boîte aux lettres à Montchamp : Mme Vincent, photographe. Le lendemain, fortuitement, Alexis Lair et Montama se rencontrent, et le sous-chef de groupe assure n'avoir envoyé personne. Montama comprend alors qu'il a été joué et s'évertue à donner l'alerte, puis disparaît.

Le 23 mai, le milicien guidant la Gestapo revient au village. Mme Vincent et son mari sont arrêtés, leur maison pillée. La directrice de l'école des filles, Mme Monsion, qui hébergeait Montama, subit le même sort. Puis, successivement, Alexis Lair et son père Henri Lair, René Bize, Elie Gaydier et Léon Huard sont appréhendés.

Le 25, deux jours après, nouvelle razzia : Camille Lamoureux, Roger Auvray, Jean Monsion et Camille Lepetit sont capturés.

Le 30, la Gestapo emmène Mme Euthine, les gendarmes de Vassy François Caulet et Pierre Menochet, le boulanger Olivier Le Foll et M. Henri Morel, le maire. Joli travail de Roland Carpentier qui se pavane, ravi, et qui obtient de ses maîtres la faveur d'assister, rue des Jacobins, à Caen, aux interrogatoires !

6 juin 1944 : c'est " Overlord ", le débarquement ! Dans la nuit, Caen est secoué par un terrible bombardement qui n'épargne pas la maison d'arrêt.

Furieux, et en même temps effrayés, les SS pris de panique ne savent que faire de tous leurs prisonniers qui risquent de s'enfuir. Alors, dans une confusion totale, ils libèrent les femmes, tout au moins la plupart, puis rassemblent les hommes. Ils sont amenés dans la cour ; une mitrailleuse se met en batterie, et les détenus sont abattus ; ceux qui tentent de fuir sont décimés par des rafales de mitraillette. On ne saura jamais avec précision le nombre exact des victimes : quatre-vingt-quinze ? quatre-vingt-douze ? En tout cas le nombre ne fut pas inférieur à quatre-vingt-huit. Entassés dans des camions, les corps furent emmenés pour une destination inconnue, et jamais retrouvés.

Ce lot de martyrs ne marqua pas hélas ! la fin de la tragédie subie par Montchamp. Le 8 juillet 1944, les feldgendarmes de Vire arrêtent encore plusieurs habitants : Fernand Auvray, Albert Legros, Emile Bottet. Dans la nuit, ce dernier parvient à s'enfuir ; qu'à cela ne tienne, les SS se saisissent de sa femme et de sa fille. Mais le front se rapproche, et les combats font rage ; les divisions allemandes s'acharnent et s'agrippent dans le Bocage, ainsi que dans le secteur Avranches-Mortain Montchamp est au cœur de la bataille entre le 3 et le 6 août 44. Brutalement, les soldats du Reich chassent les habitants de chez eux, et un brave vieillard de 74 ans, le père Lefebvre, qui s'obstine à ne pas vouloir abandonner sa demeure, est fusillé sur la place.

Au moment de battre en retraite, les Allemands incendient l'hôtel du Commerce et font sauter l'école de filles (qui était neuve). Ils dévastent de nombreuses maisons et minent plusieurs bâtiments. L'arrivée providentielle d'une avant-garde alliée sauvera ces bâtisses de la destruction.

Village héroïque, dont les habitants affirmèrent leur patriotisme dès 1940, Montchamp reçut la croix de guerre avec étoile d'argent des mains du général de Gaulle le 7 juin 1963 avec cette citation : " Commune d'un ardent patriotisme, a fourni une élite de résistants dont un grand nombre furent fusillés ou sont disparus.

A supporté ses deuils avec courage ; s'est remise au travail avec ardeur. "

Un superbe monument, érigé sur la place publique, témoigne de la reconnaissance de la population envers ceux qui sont morts pour elle. Il comprend deux parties : au fond, un mur en pierre de Campeaux porte les 27 plaques où sont gravés les noms des martyrs.

Au premier plan, en pierre de carrière gallo-romaine de Nîmes, la partie sculpturale, due au ciseau du maître Janniot, premier grand prix de Rome.

En accueillant maintenant les nombreux touristes qui visitent le merveilleux Bocage normand, Montchamp, paisible village, a retrouvé toute sa sérénité. Mais pour tous ceux qui se souviennent, son nom symbolise le refus de la Normandie à toute forme d'asservissement, et résonne dans le chant de l'Honneur.

Quant au sinistre Roland Carpentier, sa fin fut aussi mouvementée que l'avait été sa vie. Arrêté en août 1944, il fut interné au camp de Sully. Il s'en évada, fut repris. Jouant les malades, il obtint son admission à l'hôpital de Bayeux d'où il disparut discrètement dans la nuit du 15 septembre.

Traqué par les gendarmes et les résistants du secteur, il eut le tort de vouloir revenir chez lui, et vint ainsi donner du nez dans la souricière qui avait été établie. Refusant de se rendre aux sommations, il fut abattu alors qu'il tentait de s'enfuir.

Il y eut un temps où, au cimetière de Montchamp, on pouvait voir une tombe surmontée d'une croix gammée ; épilogue d'une histoire de trahison.

Brière, suite et... fin.

L'inspecteur René Déterville, de la 3e brigade mobile de Rouen, dont nous avons déjà eu l'occasion d'apprécier l'engagement patriotique, fait les cent pas sur le quai de la gare de Mézidon, en attendant la correspondance du train de Cherbourg. Sur un autre quai, l'autorail montant vers Rouen, venant de Tours, entre en gare et Déterville observe distraitement le mouvement des voyageurs. Soudain, il sursaute ; l'œil professionnel a repris le dessus et le met en alerte ; le rouquin à barbiche là-bas qui traverse les voies, c'est Brière ! l'homme qu'il a tant recherché au début de la guerre ! Mais Brière, lui aussi, a aperçu le policier et, narquois, provocant, il vient vers l'inspecteur :

- Bonjour, cher ami, heureux de vous revoir, vous ne m'arrêtez pas ?

Bouillant de rage contenue, Déterville, qui n'ignore rien des activités du lascar, est obligé de jouer le jeu :

- Pourquoi vous arrêterais-je ? Nous sommes maintenant du même côté de la barrière, à ce qu'on m'a dit ? Et les événements ont enterré vos problèmes ; tout ceci est de l'histoire ancienne.

- C'est vrai, approuve l'infâme individu. Nous travaillons pour le même but ; tenez, en arrivant à Caen, nous viderons un pot pour fêter

cela.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Déterville dut en effet accompagner l'agent gestapiste au " Terminus " où leur entrée fut saluée de coups d'œil réprobateurs. Là, tout en buvant un apéritif (la journée n'était pas sans alcool), le policier subit pendant plus d'un quart d'heure les confidences de Brière, heureux de démontrer son efficacité de fin limier. Il relata ainsi comment, après avoir été condamné, injustement d'après lui, à dix-huit mois de prison en 1937, il avait eu la malchance d'être à nouveau écroué en novembre 1939 pour des délits mineurs. Comment un engagement dans l'armée l'avait sauvé, et comment il avait réussi une brillante reconversion en devenant agent de la Sicherheitspolitzei, appointé à trente cinq mille francs par mois, plus mille francs pour chaque arrestation. Depuis, c'était le bon boulot et la belle vie ! Il y avait tellement à faire avec les youpins et les graines de terroristes. Et Brière, très fier, d'étaler ensuite complaisamment ses " succès " : il se vante d'avoir intercepté un agent anglais, Karembrun, il décrit les dessous de son enquête sur une sombre affaire de détention d'armes qui s'était soldée par plusieurs interpellations et par l'inculpation de diverses personnes, dont le garagiste de l'avenue Clemenceau : M. Nuens ; les descentes de police qu'il avait organisées à Thury-Harcourt où un boucher avait été abattu ; les perquisitions menées sous ses ordres à l'Abbaye-d'Ardennes chez Vico, à Saint-Martin-de-Sallen, à Anguerny, à Condé-sur-Noireau, à Troarn et à Lisieux. Sous tout ce flot de récits d'exactions aux sanglantes traînées, Déterville sent sa bouche devenir sèche. Il fait de gros efforts pour conserver une attitude professionnellement compréhensive face à son interlocuteur, mais il enregistre mentalement tous les détails qu'il espère retenir.

Le temps passe, et notre auxiliaire de la Gestapo doit se rendre à " son bureau " ; aussi quitte-t-il le policier français en l'invitant à passer le voir chaque fois qu'il viendra à Caen. Sur l'instigation de ses supérieurs clandestins, Déterville va faire droit aux invitations de Brière ; lors de ses passages dans la cité de Malherbe, il ne manquera pas de rendre visite à " l'Inspektor Brière ". Il pourra ainsi obtenir de précieux renseignements et parer à certains méfaits. Ce sera notamment le cas avec un inspecteur de police caennais du nom de Roger Chaumont, lequel, avec une brutale franchise qui n'était pas de mise en la circonstance, avait craché sa répugnance au rouquin. Déjà convoqué rue des Jacobins, il ne dut son salut qu'à l'intervention de Déterville qui, informé par un Brière en furie, réussit, à l'aide de nombreuses tournées au café du coin, à convaincre le suppôt nazi de ne pas donner suite à l'incident.

De même, certaines arrestations de réfractaires au STO, prévues et annoncées par le gestapiste, purent être évitées, les intéressés ayant été discrètement avisés. Ce fut le cas particulièrement pour les nommés Craigne à Vimont, Néel à Beaufour, Liégeard à Saint-Pierre-de-Fresne, Poisson à Auvillars, Dedonquère et Robine à Dozulé, et plusieurs autres.

Mais Déterville, outre que cette tâche épisodique le rebute, se rend compte que le mercenaire devient de plus en plus dangereux dans son action contre les patriotes, aussi rédige-t-il de nombreux rapports, sur les habitudes, les trajets routiniers et les estaminets favoris fréquentés par Brière, qui sont transmis aux responsables de la Résistance. Ceux-ci, justement alarmés par une vague d'arrestations dues au sinistre rouquin, décident de l'urgence de son élimination, et c'est le réseau : " Arc-en-ciel " qui en est chargé.

Le 3 mai 1944, au début de l'après-midi, un commando de cinq hommes parfaitement renseigné, monte une embuscade rue d'Haleine. En dépit de son gilet pare-balles, Brière est mortellement touché par deux projectiles qui l'atteignent au cou. Il s'écroule sur le trottoir, la carotide sectionnée, tandis que ceux qui viennent de l'exécuter prennent place dans une voiture survenue aussitôt et disparaissent. Les rares témoins ne s'attardent pas et s'éclipsent également ; mieux vaut ne pas être mêlé à ce genre d'accident, surtout lorsqu'on connaît la personnalité de la victime. Tout de même, un bon moment après, quelqu'un se décide à alerter le commissariat. Une dizaine de minutes s'écoulent, et un brigadier arrive sur les lieux ; il commence à procéder aux constatations d'usage. Soudain, une auto grise débouche en trombe et stoppe à proximité. Un individu en descend et, sans dire un mot, palpe le corps, retourne les poches, s'empare du pistolet ainsi que du portefeuille puis, toujours silencieux, repart aussi vite. Le brigadier, bien que surpris, reste coi ; il a compris !

La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et déchaîna presque une liesse populaire, tant le mercenaire nazi était craint et haï.

C'est dans l'indifférence totale qu'eut lieu l'inhumation et, ingratitude suprême ! la Gestapo n'envoya même pas une gerbe de fleurs !

Mais au-delà de la mort, Brière devait rester dangereux : le gardien de la morgue, où le cadavre avait été transporté, M. Françoise, fut arrêté par le SD quelques jours après pour avoir parlé publiquement (sûrement pas en bien) du défunt à un ami, M. Lebœuf, lequel fut également appréhendé !

Les deux malheureux furent torturés pour leur faire avouer le nom des justiciers (ce qu'ils auraient été bien en peine de faire !).

Si Françoise réussit par miracle à s'échapper, Lebœuf, lui, devait payer de sa vie la confidence reçue un soir au comptoir d'un bistrot. Emmené par les SS, son corps ne fut jamais retrouvé.

Ainsi s'acheva, en ce printemps de 1944, la sanglante carrière de Lucien Brière, mercenaire du nazisme et forban de droit commun.

CHAPITRE X

LES FTPF DES GROTTES DE BARNEVILLE 22 août 1943, 23 heures.

Au loin dans la plaine, apparaissant puis disparaissant au gré des

méandres de la N. 27, les phares d'une voiture projettent leur lueur voilée. Aplatis dans le fossé, les quatre hommes surveillent attentivement

l'approche du véhicule. A l'intérieur de celui-ci, devisant paisiblement, le commissaire Antonini et le juge d'instruction Jourdan rentrent à Dieppe, après une journée de travail passée sur une enquête délicate à Rouen. Ils viennent de dépasser Tôtes depuis quelques kilomètres quand, soudain, dans la pâle clarté des codes, la silhouette imposante d'un sous-officier allemand semble jaillir de la route. D'un geste éloquent, il leur enjoint de stopper. A peine la voiture est-elle arrêtée que, surgissant de la nuit, trois diables au visage masqué d'un mouchoir, pistolet à la main, font descendre les passagers abasourdis et prennent leur place à l'intérieur.

L'Allemand bondit à côté du chauffeur et, laissant là nos deux Dieppois éberlués, le véhicule fait un rapide demi-tour et se fond dans l'obscurité.

Quelle est donc la signification de cette curieuse scène qui ne déparerait pas une séquence de film policier ?

Depuis quelques mois, une compagnie de FTPF, formée de réfractaires au STO et de jeunes combattants volontaires, a établi son quartier général aux limites des départements de l'Eure et de la Seine-Inférieure, entre les boucles de la Seine qui enserrent la forêt de Roumare, dans les bois de Mauny et de La Fromagerie, sur la commune de Bameville. Là, dans des grottes bien dissimulées, au plus profond des halliers, à flanc de mamelon, ils ont aménagé un poste de repli et un abri sûr. En cet été de 1943, ils se sentent parfaitement en sécurité dans cette cache peu commune, que la luxuriante frondaison rend difficilement pénétrable et dont l'étroite faille d'entrée se trouve masquée par les buissons accrochés à l'escarpement. De cette base discrète, ils partent, suivant les ordres de l'état-major clandestin qui leur sont transmis par des agents de liaison, effectuer les opérations commandées. Principalement spécialisés, et outillés en conséquence, dans le sabotage des voies ferrées, ils ont exécuté et réussi un très grand nombre d'actions. Leur chef est un jeune métallurgiste de 23 ans : Albert Lacour, dont le nom de clandestinité est " Christian ". Déjà rompu à la guérilla, formé aux Bataillons de la Jeunesse sous la direction des responsables régionaux André Duroméa, Roland Leroy, Albert Leroy, il a su former une équipe dynamique et disciplinée. Son adjoint est un garçon de Mers-les-Bains, René Dumont, dit " Fred ", âgé de 23 ans également. Les autres membres du groupe sont Christian Sénard, 21 ans, de Mont-Saint-Aignan ; Marius Thébault, 19 ans, d'Eurviile 2, Jean-Baptiste Lepront, 25 ans, de Petit-Quevilly, Robert Legros, 20 ans, de Rouen, Christian Pivert, 23 ans, de Clermont-Ferrand, Roger Carel, 20 ans, de Nesles, Maurice Compagnon, 19 ans, de Nesles, Marcel Lechevallier, 20 ans, d'Argentan, Jean Séhy, 23 ans, de Rouen, André Séhy, 25 ans, de Rouen, Achille Guizier, 23 ans, de Rouen, Maurice Mailleau, 22 ans, de Petit-Quevilly.

Un autre combattant vient de les rejoindre récemment, et ce n'est pas le plus ordinaire : Autrichien antifasciste, incorporé de force dans la Wehrmacht, il a déserté à la première occasion et, après maintes tribulations, a réussi à entrer en contact avec les FTP de Rouen. Ceux-ci l'ont accueilli et affecté à la compagnie " Lorraine ". Albert Lacour l'a pris en charge, et après une période de mise à l'essai, l'a incorporé dans son unité. Son nom, trop difficile à prononcer : Rudolf Pfandhauer, a été remplacé par celui plus " réaliste " de " Camarade ". C'est une recrue de choix car, outre sa connaissance approfondie des habitudes et des règlements ennemis, il parle évidemment très bien la langue de Gœthe et dispose de son uniforme et de son Mauser. Excellent tireur (il démontrait avant-guerre son talent dans les cirques), il est capable de couper en deux la cigarette d'un partenaire placé à une dizaine de mètres, et ce, d'une seule balle de son Mauser. Il en fait bien souvent la preuve à Barneville, à la grande et admirative joie de ses compagnons. D'un très grand sang-froid, téméraire - il estime ne plus rien avoir à perdre - il sera un exemple permanent pour ses amis maquisards. C'est lui que nous venons de voir intercepter la voiture du commissaire Antonini de la brigade spéciale de Dieppe.

Le nombre d'actions effectuées par les FTP de Barneville est impressionnant. Le rapport officiel N° 9123 - PR/I.P. du Préfet de région adressé à Vichy, aux services de l'Intérieur, et aux autorités allemandes en fournit la liste suivante qui n'est pas exhaustive :

26-11-1942: incendie d'un dépôt de fourrage à Grand-Couronne.

24-12-1942: incendie de trois wagons de paille à Grand-Couronne.

22-01-1943: incendie de cinq wagons à Petit-Quevilly.

25-01-1943: sabotage par explosifs de la SAMS à Grand-Couronne.

16-02-1943 : incendie de wagons en gare de Petit-Quevilly.

24-02-1943 : tentative d'incendie des ateliers Buddicum à Sotteville-lès-Rouen.

3-03-1943 : attaque d'officiers allemands dans le trolleybus, place Cauchoise à Rouen.

21-03-1943 : attaque à la grenade de soldats allemands à Blosseville-Bonsecours.

24-03-1943 : prise de titres de ravitaillement à la mairie du Neubourg (Eure).

30-04-1943 : sabotage de la voie ferrée à Tourville-la-Rivière.

9-05-1943 : sabotage de la voie ferrée à Saint-Etienne-du-Rouvray.

15-05-1943 : sabotage de la voie ferrée à Préaux-Isneauville.

24-05-1943 : prise de titres alimentaires à l'école Thomas-Corneille à Rouen.

3-06-1943: prise de titres alimentaires à la mairie de Grand-Quevilly.

13-06-1943 : sabotage de la voie ferrée à Préaux.

18-06-1943 sabotage de la voie ferrée à Grand-Couronne.

26-06-1943 : prise de titres alimentaires à la mairie de Tourville-la-Rivière.

29-06-1943 : sabotage par explosifs du transformateur électrique à La Vaupalière.

6-07-1943: sabotage de la voie ferrée à Grand-Couronne.

12-07-1943 : sabotage de la voie ferrée à Buchy-Mathonville.

15-07-1943 : coups de feu contre les gendarmes français de Grand-Couronne.

24-07-1943 : sabotage de la voie ferrée à Tourville-la-Rivière.

27-07-1943: prise de titres alimentaires à la mairie de Grand-Couronne.

28-07-1943 : sabotage de la voie ferrée à Alizay-le-Manoir.

29-07-1943 : prise de denrées à la mairie de Bellencombre.

4-08-1943 : attentat contre l'inspecteur Alie à Rouen.

10-08-1943 : sabotage de la voie ferrée à Tourville-la-Rivière.

14-08-1943: sabotage de la voie ferrée à Grand-Couronne.

18-08-1943: sabotage de la voie ferrée à Grand-Couronne.

20-08-1943 : attaque à main armée du tabac Josse à Grand-Quevilly.

22-08-1943: vol de revolvers à Sahurs.

23-08-1943 : vol de revolvers à Caumont.

24-08-1943 : prise de titres alimentaires à Grand-Quevilly.

A cette liste établie par l'intendant de police de Rouen, il convient d'ajouter le vol de bicyclettes au commissariat de police de Rouen (bicyclettes des agents), le sabotage des pylônes électriques de Grand-Couronne et l'attaque d'une patrouille allemande en forêt de La Londe, qui fit quatre morts chez l'ennemi et permit la prise de plusieurs mitraillettes et pistolets.

Il y a lieu de préciser que les nombreux vols de tickets d'alimentation étaient effectués sur ordre et renseignements précis du commandement régional. Les titres ainsi dérobés étaient répartis et servaient à assurer la subsistance des réfractaires, des FTP et des clandestins du Havre, de Rouen, et de leurs banlieues.

L'énumération très sèche des opérations ne peut donner qu'un aspect schématique à leur caractère, ainsi qu'à leur valeur. Afin d'en démontrer les difficultés, nous allons revivre l'une d'elles, d'après le témoignage d'un survivant du groupe.

18 juin 1943, Grand-Couronne, 22 h 20.

Il fait clair ; bien trop clair aux yeux d'Albert Lacour qui, étendu dans un pré bordant la voie ferrée, jette un regard alternativement sur celle-ci et sur l'approche silencieuse de ses hommes. Rampant, se traînant avec leur barda au long des fossés, les maquisards gagnent, un à un, les endroits que vient de leur assigner leur chef. Là-bas, sur le remblai, trois gardes-voies vont et viennent sur la " piste " dans la longue courbure des rails. Il convient de les neutraliser avant qu'ils n'aient la possibilité de donner l'alerte ; cela, c'est le travail que s'est réservé Albert Lacour, aidé de " Camarade " et de Sénard. Encore quelques bonds et, tels des diables jaillissant de terre, les francs-tireurs se redressent devant les gardes surpris. Trois minutes plus tard, ceux-ci gisent ligotés, ficelés, bâillonnés. Un bref coup de sifflet fait apparaître Legros, Pivert et Cavel ; tandis qu'ils vont transporter les trois vigiles à l'autre bout du pré dans un hangar rempli de foin fraîchement coupé, les autres s'attaquent aux éclisses et aux tire-fonds. A cet endroit, la voie décrit une longue courbe bordée d'un côté par un léger remblai jouxtant le pré, de l'autre par un escarpement abrupt, retenu par quelques gros arbres et couvert de taillis buissonneux. L'équipe de protection, sous le commandement de Dumont, se répartit sur ce haut talus, ainsi qu'en amont et en aval du virage. Rapidement le rail est déboulonné, le fil de fer maintenant le contact des signaux mis en place. Il ne reste qu'à attendre le passage de la draisine ouvrant la route au train, et les maquisards disposeront de cinq minutes pour déplacer la longue ferraille cambrée, l'écarter par rapport à sa position initiale, la bloquer au mieux et se replier. Une légère vibration indique l'approche de la machine, elle apparaît et passe, inconsciente et sereine devant les hommes dissimulés. A peine a-t-elle disparu dans le tournant que c'est la ruée sur le ballast. Trois minutes quarante après très exactement, tout est terminé et un sifflement modulé rappelle les guetteurs éloignés. Regroupement silencieux ; on escalade la pente en s'accrochant aux bouquets de genêts et aux arbrisseaux résineux. Déjà parvenu au sommet, Lacour, d'un signe, invite ses garçons à prendre position. Il était temps, le halètement de la locomotive se fait entendre et le grondement du train leur parvient à son tour. Voici la machine qui se présente dans la courbure, le convoi ne roule pas très vite, bien qu'il ne soit formé que de sept wagons, quatre de voyageurs, tous occupés par des permissionnaires allemands, et trois de marchandises. Soudain, comme ces jouets d'enfant qu'une manœuvre précipitée ou impatiente fait sortir du circuit, la rame perd brusquement son bel ordonnancement de chenille mécanique. La locomotive part tout d'un coup vers le pré en contrebas dans un mugissement de vapeur, tandis que, dans un fracas de ferraille disloquée, de vitres brisées et de bois déchiquetés, les wagons se dressent, se chevauchent ou se couchent sur le remblai. Des cris, des imprécations, des hurlements gutturaux retentissent, et la marée des uniformes verts, brutalement expulsés, jaillit sur le ballast. Là-haut, impavides, les maquisards observent. Tranquillement, Lacour se redresse un peu et lance rageusement la première grenade. Aussitôt, un déluge de feu et de fer s'abat sur les Allemands hébétés. Les mitraillettes crépitent, les pistolets et les fusils crachent des volées de balles, les grenades font des trouées mortelles dans les rangs désunis et paniqués. Pendant plusieurs secondes c'est l'enfer qui descend du haut du talus, encore quelques bouteilles d'essence en flammes qui tracent des arabesques lumineuses comme des fusées de feu d'artifice avant de s'écraser sur le convoi pantelant et, dans le brouhaha des premières ripostes de l'ennemi, le chef des partisans donne l'ordre de décrocher.

Les francs-tireurs se replient maintenant très vite à travers le bosquet surplombant la ligne et, sous le couvert de la forêt de la Londe, regagnent leur base.

Mission accomplie. Une ligne sur le rapport de l'intendant de police !

D'autres, bien d'autres actions pourraient être ainsi racontées. Elles nous montreraient que les FTP de Barneville formaient une redoutable compagnie. Comme dans bien des opérations dangereuses, il y eut parfois des épisodes comiques dus à des situations imprévues où l'improvisation et le sang-froid devenaient les seules chances de salut. Ainsi, lorsqu'un groupe de six maquisards dirigés par Dumont se trouvèrent, au retour d'une expédition, devant un barrage allemand qu'il était impossible d'éviter car il fermait l'accès à l'embarcadère du bac de La Mailleraye qu'il fallait pourtant emprunter. Cette fois ce fut " Camarade " qui sauva la situation : comme il était vêtu de son uniforme allemand, il fit ranger ses compagnons en file, les mains sur la tête, et, à grands renforts de braillements de commandement, comme les gradés de la Wehrmacht en avaient le secret, émaillés de quelques coups de crosse, il fit passer tout son monde sous les regards complices des sentinelles. Cette initiative séduisit Lacour quand il l'apprit, et lui donna l'idée de la répéter pour certaines affaires délicates. Ce fut notamment le cas à Sotteville où une escouade de francs-tireurs pénétra, grâce à ce subterfuge, sur les quais de chargement pour procéder à la destruction d'un hangar abritant du matériel militaire. Également, pour entrer dans un chantier de la Todt à Oissel, qui avait la particularité de supporter un poteau électrique H.T. Lacour avait reçu l'ordre de détruire l'un des pylônes de cette ligne afin de la rendre inutilisable un certain temps. Mais un cas précédent avait montré que les Allemands, en guise de représailles, avaient requis tous les hommes du village le plus proche. Pour éviter cela, il décida d'intervenir en plein cœur du dispositif ennemi, en l'occurrence dans ce chantier de matériaux leur appartenant. Mais y entrer présentait de sérieuses difficultés qui furent résolues par la trouvaille de " Camarade ". C'est donc une formation de prisonniers, supposés effectuer une corvée, qui franchit allègrement les balises d'entrée, houspillée par un feldwebel vociférant à souhait, au culot magistral.

Les charges furent soigneusement posées, les allumeurs-retard réglés, et la troupe prit le chemin du retour tandis que, dans d'immenses gerbes d'étincelles ponctuées du fracas des explosions, le pylône s'abattait dans la nuit tombante, déclenchant même un commencement d'incendie !

CHAPITRE XI

A BARNEVILLE, TOUJOURS ALIE !

Ainsi que nous l'avons vu au début du précédent chapitre, les FTP viennent donc de s'emparer du véhicule du commissaire Antonini, chef des renseignements généraux de Dieppe. En vérité, cette action n'a pas de motif d'ordre militaire ; elle est le fruit du hasard : quatre maquisards : Dumont, Sénard, Compagnon et Pfandhauer, sont allés à Dieppe reconnaître les lieux d'un sabotage qui vient d'être prescrit à leur compagnie. Le voyage aller s'est effectué sans problèmes par le train, mais au retour, un contrôle de feldgendarmes à la gare a incité nos résistants à préférer la route au rail. Ils se sont donc séparés, puis retrouvés sur la N 27 à la nuit tombante, bien décidés à " réquisitionner " la première voiture qui passerait. Un destin malin voulut que celle qui se présentait fût la Fiat du commissaire, lequel n'apprécia que fort modérément la plaisanterie ! Une heure plus tard, ce véhicule était garé dans une allée forestière du bois de La Fromagerie. A leur arrivée à la grotte, les quatre hommes retrouvèrent, avec leurs camarades, un agent de liaison, " Le Gros Adrien " (Gaston Hacquebart), venu transmettre à Lacour l'ordre de son " régional " : intercepter au plus tôt les titres de ravitaillement arrivés à Grand-Quevilly.

Un rapide conseil des responsables conclut que cette opération serait effectuée dès le lendemain matin, et que la voiture nouvelle serait utilisée pour transporter le commando.

Grand-Quevilly, 24 août, 9 h 10.

A l'école maternelle Annette Lesueur, les employés de la mairie ont disposé les piles de cartes alimentaires qui vont être distribuées pour le mois de septembre. Les tampons municipaux, qui doivent valider les titres, sont sortis de leur boîte et préparés à entrer en action. Devant la porte, quelques ménagères ont déjà formé la file d'attente ; à l'entrée, un garde va et vient d'un pas nonchalant et désabusé. Soudain, une voiture arrive en trombe. Elle roule encore que déjà trois hommes au visage masqué, armés de pistolets et de mitraillettes, sautent en voltige.

L'un bondit près du garde et, l'ayant collé le nez au mur, bras levés, le tient en respect. Les deux autres s'engouffrent à l'intérieur et sous la menace de leurs armes maintiennent les employés à distance. Pendant ce temps, un quatrième participant surgit, porteur d'un grand sac de jute roulé. Prestement, il y enfourne pêle-mêle cartes et tickets d'alimentation, tampons et cachets. A ce moment, un individu sort d'une habitation contiguë et se trouve contraint par Guizier, qui surveille les alentours, de rejoindre le garde, face à la muraille. Mais, dans le mouvement rapide qu'il a effectué, le maquisard a perdu le mouchoir qui lui dissimulait le visage et l'homme interpellé, un certain H..., a eu le temps de voir ses traits. Quelques secondes après, Albert Lacour, René Dumont et Robert Legros sortent au pas de course. Dumont porte le sac, protégé par ses camarades.

En un clin d'œil, ils reprennent tous place dans la Fiat, dont le moteur n'a pas cessé de tourner, et " Camarade ", qui pilote, démarre sur les chapeaux de roues. Vingt minutes plus tard, après avoir fait quelques détours pour égarer d'éventuels poursuivants, la voiture arrive art rond-point des Bruyères. Guizier, qui doit se rendre à Rouen, descend et se dirige vers l'arrêt du tramway. Les autres repartent immédiatement.

C'est l'instant choisi par le hasard pour intervenir funestement, car arrive également au terminus le nommé H... Il reconnaît très bien Guizier, qui, lui, ne prête aucune attention à l'individu. Dans le tramway n° 12, se trouvent deux agents de police qu'immédiatement H... va alerter. Ils s'approchent de Guizier qui, se voyant dénoncé, sort son revolver et s'apprête à tirer. C'est alors que le wattman, survenu derrière lui, l'assomme d'un coup de son levier de commande. A l'arrivée place Saint-Sever, les policiers avisent leurs collègues. Le maquisard est emmené, d'abord au commissariat, puis Alie, informé, envoie une voiture le prendre. On l'amène au Donjon.

Pendant ce temps, les francs-tireurs ont rejoint leur quartier général. La Fiat est dissimulée dans une clairière assez éloignée, et rendue inutilisable par les soins de Lacour. A la grotte, il est procédé à l'inventaire des titres de ravitaillement. On en établit la liste : 2.322 feuilles de tickets de pain, 2.522 feuilles de matières grasses, 2.327 feuilles de tickets de viande, 2.317 feuilles de rations de pommes de terre, 170 coupons semestriels et cartes individuelles en blanc, 44 cartes de denrées diverses, catégorie C, 1 cachet rond : " Rationnement Grand-Quevilly ", 1 griffe du maire de Grand-Quevilly, 1 cachet long " Grand-Quevilly ", 1 cachet long " Seine-Inférieure ".

Après avoir rédigé un bref compte rendu de l'opération, Lacour rassemble le tout et ferme le sac qui doit être remis le lendemain à Rouen au " régional ". Puis les tâches, pour le reste de la journée, sont réparties. André et Jean Séhy doivent assurer une corvée de ravitaillement, et ils partent. La première garde doit être relevée : Pivert, Lechevallier et Cavel sont désignés. Les autres vaquent à leurs occupations habituelles.

Au Donjon, Alie est en pleine effervescence. Son flair coutumier lui laisse entrevoir qu'il tient un fil sérieux, et il ne va pas le lâcher.

Avec une célérité remarquable, assisté de ses sous-fifres qu'il a su galvaniser, il réussit en un temps record à établir l'identité réelle de Guizier.

L'interrogatoire commence, ponctué de gifles et de coups de poing. Guizier n'est pas décidé à parler, c'est manifeste ; et Alie, pour qui le double facteur rapidité surprise est un impératif, s'en rend compte. Alors il change de tactique. Une traction file à vive allure à Boisguillaume au domicile des parents du prisonnier. Elle en revient aussi vite avec la mère du jeune homme qu'on a embarquée séance tenante, et l'affreux chantage commence :

- Si tu ne parles pas, ta mère va être arrêtée et remise aux Allemands qui la tortureront.

Et, pour bien montrer qu'on ne plaisante pas, on gratifie la pauvre femme de trois ou quatre gifles. Guizier serre les dents, mais se tait.

Alie fait un signe à l'un de ses hommes qui sort de la pièce. Quelques secondes plus tard, il revient avec deux feldgendarmes tenant en laisse un énorme berger allemand, lequel tire de toutes ses forces sur sa chaîne, crocs menaçants, aboyant, vers Mme Guizier.

- Tu vois, reprend onctueusement Alie, ces messieurs ne se donnent môme pas la peine de frapper eux-mêmes, ils laissent faire " Hansi ". Après deux ou trois coups de gueule de sa part, les plus récalcitrants se mettent à table.

Terrorisée, la mère du jeune homme semble défaillir. Alors Guizier s'effondre, encouragé par Alie qui promet la vie sauve à tout le monde. Il répond aux questions qui lui sont posées, et fournit les détails réclamés.

Une heure après, tout est consommé, la Gestapo du Donjon sait où et comment frapper.

Rouen, 16 heures.

Plusieurs camions sortent de la caserne Pélissier chargés de soldats nazis armés jusqu'aux dents. Une automitrailleuse précède le convoi, une autre ferme la marche. Au champ de courses, la colonne s'arrête pour incorporer en queue quatre autres véhicules bondés de miliciens. Trois " tractions " ouvrent la route. Dans la première, quatre inspecteurs de la Gestapo, dont Alie. Dans la seconde : quatre autres policiers, dont Bartoli ; la dernière emmène un capitaine de GMR et deux chefs de la milice. A La Maison-Brûlée, deux camions de GMR attendent et se joignent au convoi qui arrive une demi-heure plus tard à Bourg-Achard.

Près de Bosgouet, un jeune femme, qui se dirige vers le village pour y faire quelques commissions, voit l'énorme dispositif policier se mettre en place au carrefour de la route de Duclair, et elle s'inquiète aussitôt. Elle a de bonnes raisons pour cela puisque c'est la sœur d'Albert Lacour. Comprenant que cette mobilisation est destinée aux maquisards du bois, elle va tenter de les prévenir. Mais il est déjà trop tard ; les GMR barrent tous les accès et interdisent tout déplacement. La mort dans l'âme, la pauvre fille rentre chez elle.

A l'entrée de la D 91, Bartoli et Alie, qui supervisent l'expédition, étalent leurs cartes d'état-major sur le capot d'une voiture et indiquent aux différents commandants d'unités leur zone d'intervention. L'encerclement du bois de La Fromagerie et de la campagne environnante commence. Un ratissage géant et minutieux s'organise, mené par les GMR et les miliciens. A la troupe allemande est dévolue l'attaque. Insensiblement, déployés en tirailleurs, les soldats s'avancent sur la petite route, ainsi que dans les prés la bordant. Tout autour du bois, les forces supplétives se rabattent en silence. Les Allemands sont maintenant parvenus au sentier qui, au creux du vallon, serpente vers la grotte ; avec eux, pistolet à la main, marche Alie. Bartoli, lui, est demeuré à l'intersection, près des voitures. Toute cette lente approche et les préparatifs ont pris beaucoup de temps, et il est un peu plus de 19 h lorsque l'attaque proprement dite se déclenche.

Les maquisards, en cette chaude soirée d'août, vaquent à différentes occupations ; certains sont au-dehors et ramassent du bois mort pour faire la cuisine, d'autres, assis près de l'entrée, ravaudent un peu leurs vêtements, ou nettoient les armes. Marcel Lechevallier est de garde sur la butte du pré en contrebas, Maurice Compagnon surveille le secteur de la crête ; dans le sentier, Pivert est aux aguets. Roger Cavel et Robert Legros récupèrent des branchages secs pour le feu.

Brusquement, comme s'ils jaillissaient du fossé, une vingtaine de SS les entourent, tandis que Compagnon, avant d'avoir réalisé, est désarmé et menotté.

Au bruit de l'échauffourée, Lechevallier et Pivert se ruent à l'intérieur de la grotte, imités par ceux qui se trouvaient aux abords. A peine sont-ils à l'abri, que les assaillants ouvrent le feu, les balles miaulent désagréablement dans la faille d'entrée. Albert Lacour, bien que surpris, s'est ressaisi ; il empêche ses hommes de tirer au hasard par le goulet afin de réserver les munitions. Quelques grenades lancées de loin explosent dans l'ouverture sans dommages pour les maquisards. Soudain, c'est l'accalmie, et dans le silence relatif, une voix retentit amplifiée par un haut-parleur :

- Vous êtes cernés, rendez-vous ! Sortez les mains sur la tête.

Et comme rien ne bouge, au bout de quelques minutes, la voix reprend :

- Tous ceux qui vont se rendre auront la vie sauve, les autres seront abattus dans la caverne.

La réponse arrive sous forme d'une rafale de mitraillette, tirée par Dumont, mais qui n'atteint personne, tous les hommes de l'assaut s'étant mis à couvert.

Au-dedans, les francs-tireurs se sentent pris au piège car il n'y a pas d'issue de secours. Seul le puits d'aération permettrait une retraite éventuelle mais il est bien trop étroit. Lacour, à ce moment, se rend compte de l'erreur commise en n'ayant pas aménagé cette possible sortie. Tous envisagent alors la mort comme seule perspective et, dans cet esprit, Dumont propose de résister jusqu'au bout en gardant les dernières cartouches pour eux-mêmes afin de ne pas tomber vivants aux mains de l'ennemi. Mais Albert Lacour (Christian) refuse ; il ne se sent pas le droit de sacrifier ainsi ses camarades. A cet instant, une grenade tombe par la cheminée d'air que les miliciens ont découverte, obligeant les maquisards à refluer vers l'entrée. Comme ils n'ont pas riposté depuis un moment, un Allemand se risque en rampant ; Thébault tire et le blesse, il bat en retraite en hurlant. Aussitôt les armes allemandes se déchaînent et les giclées de balles s'écrasent sur les parois. A nouveau les grenades reprennent leur sarabande. Se relayant, Dumont, Lacour, Camarade, Mailleau, Thébault, Compagnon, qui disposent de " Sten " , font un barrage de feu. Soudain, une grenade réussit à s'engouffrer dans la faille, elle roule jusqu'aux pieds de " Camarade ". Immédiatement, l'Autrichien la ramasse et veut la relancer à l'extérieur. Trop tard ! elle lui explose dans la main, le blessant grièvement. Atterrés, ses amis se penchent sur le brave Rudolf qui trouve encore la force de leur faire un clin d'œil.

Au-dehors, le tir a de nouveau cessé et la voix d'Alie s'élève encore :

- Si dans cinq minutes vous n'êtes pas sortis, nous minons la carrière et vous sautez tous.

Albert Lacour se décide, il ordonne à ses gars de se rendre et ils s'y résignent. Seuls Dumont et Thébault refusent.

Un à un, ils émergent sous la clarté aveuglante des projecteurs braqués sur l'entrée. Aussitôt, ils sont attachés, les mains liées dans le dos. Alie s'approche et interroge :

- Il n'y a plus personne là-dedans ?

Pivert et Mailleau font signe que non. Pas convaincu, le policier fait un geste et deux Allemands se glissent dans l'ouverture.

Lacour, Thébault et Dumont se sont retranchés dans une cavité de la deuxième salle ; ils ont traîné avec eux " Camarade ", inconscient. Plusieurs autres SS ont pénétré dans la grotte et leur chef, le lieutenant Otto, s'avance vers le fond, sa lampe électrique à la main. Au jugé, il décharge son revolver dans les anfractuosités ; une balle atteint l'Autrichien en pleine tête et l'achève. Furieux, Thébault s'avance et tire, il blesse le lieutenant à la main, mais son chargeur est vide, il est cerné, contraint de se rendre. Tandis qu'on le sort à coups de crosse, les Allemands, inquiets, évacuent les lieux. Dans la clairière, Otto, qu'un infirmier panse, demande au maquisard si c'est lui qui est l'auteur de ce coup de feu ; Thébault déclare que c'est l'Autrichien et qu'il est mort. Alors, sous la surveillance de deux soldats, Alie envoie le franc-tireur chercher le cadavre de Pfandhauer. Pendant ce temps, les deux derniers combattants se sont dissimulés de leur mieux ; mais tandis que Thébault se démène pour ramener le corps de Camarade, un SS, muni d'une puissante torche, fouille les recoins. Soudain, il aperçoit un pied qui dépasse et il lâche une rafale. Albert Lacour s'abat, tué net ; René Dumont, blessé à l'épaule, doit se rendre à son tour. Cette fois, c'est fini ; douze maquisards sont prisonniers, et deux ont trouvé la mort (Lacour et Camarade).

Peu après 21 h, le siège est levé ; mais ce vieux renard d'Alie monte une souricière à la grotte en y laissant deux de ses hommes avec quelques soldats. Le convoi repart pour Rouen, mais auparavant les corps de " Christian " et de " Camarade " sont déposés à la morgue de Bourg-Achard, où ils seront enterrés dans le cimetière. Vers 1 h du matin, les deux frères Séhy, rentrant de corvée, débouchent par le haut du bois. A leur coup de sifflet, répondent les sifflements des policiers aux aguets. Ils tombent dans le traquenard et rejoindront au matin leurs compagnons à Bonne-Nouvelle.

Aussitôt prévenus, les agents de liaison avertissent les responsables des FTP du drame qui vient d'avoir lieu. Immédiatement, ceux-ci prennent leurs dispositions pour couper toutes les attaches avec les sédentaires et les hommes en réserve. Grâce à cette mesure, et au courage des prisonniers, qui ne parleront pas, aucune autre arrestation n'interviendra et tous les membres de la compagnie s'en sortiront. Certains, comme Henri Lefrançais, seront incorporés dans d'autres secteurs. Plusieurs échoueront au sein de formations voisines, ce sera le cas par exemple de Marcel Verdure, dit " Pot-au-feu ", et de Hacquebart, dit " Le Gros Adrien ", qui se retrouveront au prestigieux maquis Surcouf de Robert Leblanc à Pont-Audemer.

Le 8 novembre 1943, après deux mois de tortures, sans même les avoir fait passer en jugement, les Allemands sortent de leurs cellules André et jean Séhy, Maurice Mailleau, Maurice Compagnon, Marcel Lechevallier, Robert Legros et René Dumont.

Au camp de Madrillet, les salves retentissent ; sept patriotes sont tombés.

Quelques jours plus tard, Roger Cavel, Marius Thébault, Jean-Baptiste Lepront, Christian Pivert, Achille Guizier sont dirigés sur les camps de la mort. Le 17 janvier 1944, ils entrent à Buchenwald, d'où Cavel ne reviendra pas. Quant au dernier du groupe de Barneville, Christian Sénard, il parviendra, en compagnie d'un autre franc-tireur 2, à s'évader de la prison de Bonne-Nouvelle, le 27 octobre 1943, et reprendra sa place au combat dans la région de Vernon, où il participera activement aux combats pour la libération de la ville.

A Barneville, dans la clairière tragique maintenant aménagée, au pied de la grotte, une stèle rappelle cet épisode tragique de la lutte héroïque d'un groupe de résistants normands.

CHAPITRE XII

CONSEQUENCES DÉSASTREUSES A FALAISE D'UN " PACTE D'HONNEUR "

25 juin 1943.

Vaincu par le ronronnement paisible du moteur, la chaleur ambiante que les glaces ouvertes ne contrarient guère et la fatigue accumulée depuis l'aurore, Louis Leroy s'est assoupi. Renversé sur son siège, la tête tressautant au rythme des cahots, il a perdu l'instinct belliqueux qui l'animait depuis le matin. Près de lui, cramponné à son volant, jean-Michel Cauchy s'efforce de ne pas se laisser gagner par une somnolence qui deviendrait très vite dangereuse. La tension qu'ils ont subie depuis tant d'heures n'est pas étrangère à ce relâchement, favorisé par les circonstances, de leur influx nerveux.

Et pourtant tout n'est pas terminé, loin s'en faut ! Mais l'approche du but - Falaise n'est plus qu'à quelques kilomètres puisqu'ils viennent de quitter Occagnes - rend Cauchy plus optimiste et Leroy plus endormi !

En voulant modifier un peu sa position, le chauffeur a soudainement appuyé sur la pédale de l'accélérateur et cette manœuvre entraîné un brusque sursaut du camion, ce qui a pour résultat d'éveiller le dormeur :

- Où sommes-nous ?

- On va sortir de l'Orne ; nous arrivons chez nous.

- C'est pas trop tôt ! Quelle expédition !

Il est vrai que le trajet Falaise-Sablé-sur-Sarthe et retour représente un long chemin pour l'asthmatique véhicule. Si l'on ajoute qu'il est chargé aux trois quarts d'armes, dissimulées sous quelques bottes de paille, on conçoit le côté " aventureux " du voyage dans une région regorgeant de troupes ennemies. On comprend aussi le soulagement des deux compères quand, une heure plus tard, ils entrent dans la cour de la rue Lebailly, et que les portes se referment derrière eux !

En cette fin du mois de juin 1943, l'articulation de la Résistance dans la région de Falaise est centrée sur un petit groupe de patriotes.

A l'origine de cette formation, s'inscrit un grand nom français : celui du comte Bernard de La Rochefoucauld, immédiatement suivi, mais comment pourrait-il en être autrement, de celui de son épouse : la comtesse Yvonne de La Rochefoucauld. Pour ce couple de nobles patriotes, la défaite de 1940 n'est qu'un épisode, et ils rejoignent en cela la pensée du général de Gaulle : la France a perdu une bataille, mais elle n'a pas perdu la guerre.

Isolés à Versainville, ils parviennent malgré tout à monter une filière d'évasion vers le Portugal pour les aviateurs anglais tombés en Normandie, et ce, dès 1941. Un an plus tard, fin 1942, à Paris, où, dans un cercle d'amis leur action n'est pas inconnue, ils font la connaissance d'un homme qui leur est présenté comme un agent britannique sous le pseudonyme de " Prosper ".

Qui est Prosper ? De son nom véritable Francis Suttil, il appartient aux services du SŒ dont le colonel Buckmaster dirige à Londres la " French Section ". Parachuté en Sologne en octobre 1942, il a monté une organisation importante qui se subdivise en nombreux sous-réseaux dont le nom emprunte souvent la terminologie de " Prosper " (Publican-Prosper, Physician-Prosper, Liberation-Prosper, etc.). Implanté en différentes régions, et en Normandie notamment dans le Calvados, la Sarthe et l'Eure (à Trie-Château, près de Gisors, avec Georges Darling), il fait bénéficier ses groupes de nombreux et massifs parachutages.

Pour les de La Rochefoucauld, c'est le Messie ! Ils entrent dans le circuit Prosper dès la fin de l'année 1942. Chargés de recruter et de for-mer un noyau dans leur secteur, ils s'attellent avec enthousiasme à la tâche. Un commerçant en tissu de leurs amis, Jean-Michel Cauchy, accepte d'emblée d'organiser un groupe à Falaise, et il s'assure aussitôt le concours empressé de son camarade Pierre Bar, officier de réserve. Puis se joignent à eux Louis Leroy, cultivateur à Vesqueville, son commis Roland Bernier, Georges Bertin, herbager à Martigny-sur-l'Ante, André Langlois, agent d'assurances, Roger Picard et Georges Jeulin.

Rapidement, les contacts sont établis grâce à un poste émetteur fonctionnant à Versainville. Et le 1er mai 1943, le major Suttil, alias Prosper, vient personnellement se rendre compte de l'avancement du groupe. Il en profite pour réclamer un terrain de parachutage et Pierre Bar le pilote jusqu'à Martigny-sur-l'Ante, chez Bertin, où un pré est retenu et sera homologué. Décidément Prosper mène rondement ses affaires, car le 15 mai au soir l'indicatif est transmis par la BBC, et, dans la nuit, une équipe dirigée par Jean-Michel Cauchy reçoit quinze containers d'armes qu'elle dissimule à Falaise, au 32 bis de la rue Lebailly.

Mais le major a de grands projets pour le groupe falaisien dont l'implantation, en plein cœur de la Normandie, sur l'arrière des lignes de défense du Mur de l'Atlantique, est précieuse. Il ne veut donc pas attirer l'attention sur lui par des parachutages fréquents. Néanmoins, il doit constituer une réserve d'armement dans cette région. C'est pourquoi, revenu fin mai dans la cité de Guillaume le Conquérant, il remet une somme importante à Cauchy pour l'achat d'un camion destiné à assurer le transport d'armes prises à Sablé-sur-Sarthe où agit le sous-réseau Butler. C'est ce vénérable engin que nous venons de voir arriver rue Lebailly.

En complément à ces dangereuses missions de stockage d'armement, les hommes de la petite formation se livrent à une fructueuse chasse aux renseignements. Par l'intermédiaire de Pierre Bar, qui s'est débrouillé pour assurer la fourniture aux Allemands de sa fabrication de yaourts, il est aisé de suivre le mouvement des divisions ennemies. Il parvient même à prendre connaissance de cartes où figurent les futurs points de défense (lui doivent être construits, et notamment de postes de DCA et de fossés antichars. Tous ces renseignements de grand intérêt sont immédiatement transmis à Londres, et Pierre Bar ira porter à Paris quelques calques qu'il a pu établir.

Le 24 juin de cette année 1943, en fin de matinée, le major Suttil, alias Prosper, rentre en sifflotant dans la chambre de son hôtel rue de Mazagran à Paris. Il ne siffle plus longtemps car trois Allemands, qui l'attendaient silencieusement, bondissent sur lui. En un éclair, il est menotté et embarqué avenue Foch, siège de la Gestapo. Il y retrouve son radio, Gilbert Norman, et sa collaboratrice, Andrée Borrel, arrêtés quelques heures plus tôt. Les interrogatoires commencent. Se relayant pendant près de soixante heures d'affilée, les " gros bras " de la Gestapo Placke, Gœtz, Kieffer, Langer, et même Knochen en personne, ne laissent aucun répit à leurs prisonniers. Lequel des deux cède le premier aux arguments des nazis ? Suttil ou Norman ? Peu importe, ce qui est certain c'est que les aveux de l'un entraînent les confessions de l'autre. Il faut dire que le rusé Knochen présente les choses sous un aspect... disons honorable ! Il propose en effet un marché : le chef des réseaux livrera tout le matériel reçu de Londres, et stocké un peu partout ; en échange, tous les agents arrêtés recevront le statut de prisonniers de guerre ! Le major accepte cet accord et signe avec Kieffer un document établi dans ce sens.

Bien entendu, suivant leur parole de nazis, les gestapistes de l'avenue Foch s'empressent de la renier aussitôt, et tous les gens incarcérés seront ou fusillés ou déportés, à commencer par Suttil et Norman qui périront dans les camps ou y seront pendus !

Mais l'incroyable... crédulité du chef de réseau entraîne une cascade d'arrestations car l'on ne manque pas d'expliquer aux agents déjà pris que, leur chef ayant parlé, la Gestapo connaît tout de l'organisation. Comment en douteraient-ils d'ailleurs, quand Kieffer leur indique les planques des armes et le lieu des terrains ! Alors, beaucoup se laissent aller aux confidences. Il ne faut pas oublier qu'à cette même époque, la Gestapo de l'avenue Foch démantelait de la même façon, grâce à ses agents infiltrés, les réseaux " Carte " et " Farrier " qui étaient en étroites relations avec les groupes " Prosper ", ne serait-ce que par des terrains de parachutage communs ou par des radios servant indifféremment aux uns et aux autres. On peut s'interroger sur la grande légèreté des bureaux londoniens de Buckmaster qui parrainaient cet étrange imbroglio ou, franchissant le ras comme certains le font, leur reprocher d'avoir délibérément sacrifié plus de mille agents dans une gigantesque manœuvre d'intoxication des services allemands Quoi qu'il en soit, l'addition est lourde, par le nombre de réseaux détruits : " Musician ", " Butler ", " Satirist ", " Cinema-Phono ", " Bricklayer ", " Surveyor ", " Priest ", " Juggler ", " Physician " ou par l'activité de certains travaillant à leur insu pour le compte du SD comme " Donkeyman-Jean-Marie ".

Trente ans après, les historiens s'efforcent de démêler l'écheveau compliqué des trahisons achetées ou forcées, des stratégies de retournement des agents doubles, des complaisances et des naïvetés. Et eux-mêmes ne parviennent pas à se forger une opinion commune.

Mais sous les phrases sèches, les controverses et les bilans minutieux, il faut s'attacher à la réalité, regarder en face cette cohorte martyre des plus humbles ; petits besogneux du renseignement quotidien, manœuvres anonymes du transport d'armes, ombres fugitives s'agitant dans la vague lueur des torches sur les aires de parachutage, silhouettes déformées rampant le long des voies ferrées, armée silencieuse et efficace qu'un étrange " pacte d'honneur " livre traîtreusement.

En considération des faits que nous venons d'évoquer, le Sturmbannführer Kieffer forme donc ses équipes d'intervention. Tandis que Placke, qui s'assure le concours de quelques membres de la sinistre bande Bony-Lafont de la rue Lauriston, dont Chaves, Despré, D'Arcangues, Prévost, Boucheseiche, et Violette Morris 3 (cette dernière en raison de sa connaissance parfaite de la région), fonce à Trie-Château pour se saisir de Georges Darling s et de son dépôt, Keil roule vers Falaise à la tête d'un commando. Une autre escouade arrête, à leur domicile parisien de la rue de la Néva, le comte et la comtesse de La Rochefoucauld.

Le 1er juillet, une troupe nombreuse investit à l'aube la rue Lebailly à Falaise, et enfonce les portes du 32 bis. Jean-Michel Cauchy et sa femme en sont immédiatement extirpés à coups de crosse et attachés dans la cour. Une fouille sérieuse commence, qui ne donne pas grand-chose, mis à part quelques plaquettes de phosphore malheureusement oubliées dans le cellier. Plan en main, Keil inspecte partout mais, à sa grande colère, il ne trouve pas les armes indiquées par Prosper. Alors pour Jean-Michel Cauchy, c'est l'enfer ! Lui sait où elles sont cachées, et les hommes de la Gestapo savent qu'il le sait ! On passe alors, suivant les termes pudiques du rapport de l'agent du SD, à un " interrogatoire plus sérieux ". Et puisque nous parlons de ce rapport ', citons ces quelques lignes dont nous respectons la syntaxe douteuse :

" Interrogé sur la provenance de ces objets [il s'agit des plaquettes de phosphore], Cauchy explique qu'il ne les connaît pas. Ensuite, après un interrogatoire plus sérieux, il concéda avoir reçu ces objets pendant un séjour à Paris, d'un inconnu dans un café le 22 juin 1943. Malgré ces preuves à charge, Cauchy n'était pas prêt à fournir des indications nouvelles sur la cachette des armes. Son épouse aussi se refusa à faire des déclarations. La suite de la perquisition s'avéra négative et il nous fallut admettre que Cauchy avait déplacé les armes ailleurs (sic). On conclut alors, après en avoir référé par téléphone au Sturmbannführer Kieffer, à réaliser une confrontation à Paris. "

On constate tout de suite à cette lecture que, en dépit de " l'interrogatoire sérieux ", en fait plusieurs heures de tortures et de coups, ni Jean-Michel Cauchy ni son épouse ne parlent. Braves et héroïques patriotes qui, pour ne pas remettre à l'ennemi des armes destinées aux francs-tireurs, préfèrent le martyre au simple aveu. Pour eux, il n'est pas question de " pacte d'honneur ".

Pendant ce temps, une patrouille intercepte Pierre Bar. Ramené rue Lebailly, il subit les rituelles questions assorties des mêmes sévices. C'est alors que, voyant qu'il n'obtient aucun résultat, Keil décide la confrontation à Paris avec Prosper. Dans la nuit, une " traction " emmène Jean-Michel Cauchy, Marie Cauchy et Pierre Bar. Avenue Foch, ils sont rejoints par le comte de La Rochefoucauld. Arrivent ensuite, parfaitement décontractés, Suttil alias Prosper, et Norman (Gilbert).

La confrontation commence. Atterrés, les quatre Falaisiens entendent Prosper fournir tous les détails, après avoir indiqué à ses compagnons qu'il a signé un " contrat " qui leur garantit la vie sauve et le statut de prisonnier de guerre ! Quand Keil se plaint de n'avoir pas trouve les armes, Prosper s'informe complaisamment :

- Avez-vous regardé dans le faux grenier communiquant avec la propriété mitoyenne ?

Cauchy est effondré ; c'est bien là en effet que le matériel est dissimulé, et il se reproche amèrement d'avoir montré cette cache à l'Anglais lors de son séjour en mai. Kieffer se fait répéter l'endroit, prend des notes, et tance son subordonné pour l'imperfection de sa perquisition. Courtoisement, il interroge Prosper :

- Ne manque-t-il pas ici des membres de votre comité d'accueil de Falaise ?

Imperturbable, Suttil réfléchit, puis :

- Oui, l'assureur et le paysan du terrain.

C'est-à-dire, André Langlois et Georges Bertin !

La porte s'ouvre et Knochen entre. Très homme du monde, le chef de l'Amt IV salue civilement les présents et plus particulièrement Bernard de La Rochefoucauld près duquel il s'inquiète de savoir " s'il a passé malgré tout une bonne nuit " ! Le comte répond par un haussement d'épaules. Puis Knochen avise Norman (Gilbert) et entame avec lui une longue conversation portant sur les aspects techniques des différents émetteurs. On se croirait dans un salon ! et Cauchy, qui souffre encore douloureusement des coups reçus la veille, fait des efforts désespérés pour " réaliser " la scène, tant elle lui paraît s'inscrire dans un rêve !

Kieffer, lui, est sorti donner des ordres car on l'entend, d'une pièce voisine, vitupérer sur un fond sonore de claquements de talons.

Les ordres sont fidèlement exécutés, car le lendemain matin, Keil, revenu à Falaise avec son commando, découvre cette fois les armes rue Lebailly et les fait transporter à Paris. Sur sa lancée, il arrête Pierre Langlois, Georges Bertin, Louis Leroy et Robert Bernier ainsi que Paul Chesné, bien que ce dernier ne fasse pas partie du groupe. Son cas sera d'ailleurs disjoint et il sera remis à Bartholdi de la Gestapo caennaise qui lui reprochera... la détention d'un revolver. Chesné sera tout de même déporté et ne reviendra pas de Dachau.

Un peu plus tard, le SD appréhendera le docteur Henri Cailloué, maire de Falaise, sous le prétexte qu'il ne devait pas ignorer les agissements de ses concitoyens ! En dépit du " contrat " établi avec Prosper, les nazis déporteront toutes les personnes arrêtées dans divers camps de la mort : Flossenburg, Dachau, Buchenwald. Quatre seulement en reviendront : Mme la comtesse Yvonne de La Rochefoucauld, M. Pierre Bar, le Dr Cailloué et Mme Marie Cauchy. Deux hommes échappèrent au coup de filet : Jeulin et Picard. Tous les autres sont morts de souffrances et d'épuisement. Ils s'ajoutent à la longue liste des victimes du " pacte d'honneur " !

Ce pacte d'honneur, dégoulinant de tant de sang valeureux et qui entraîna la chute des réseaux " Prosper ", qui en porte la responsabilité ?
La French Section du SOE désireuse d'intoxiquer les services allemands en leur faisant miroiter un autre lieu et une autre date pour le débarquement ?

Le major Francis Suttil, par simple naïveté ou par trahison délibérée ?

Le radio Gilbert Norman, en acceptant d'être " retourné " par les nazis ? (Mais en mutilant son " security-check ", il avait pourtant prévenu Londres qui, fait troublant, non seulement n'en tiendra pas compte mais le rappellera à l'ordre !)

D'autres ?

Il est probable qu'on ne le saura jamais.

CHAPITRE XIII

EN PAYS DE CAUX, PREMIERS COUPS DE GRIFFE DES " DEUX LEOPARDS "

21 janvier 1943, Yvetot.

Au champ de tir des " Fonds ", juché sur une butte de terre, Wolfgang Kremer bâille d'ennui. Depuis déjà deux heures, il monte une garde qu'il juge aussi inutile que déprimante. En effet, quel intérêt un hypothétique ennemi aurait-il à tirer du sabotage des deux seuls chars, désarmés et promis à la ferraille, qui se rouillent depuis quelques jours sur le terrain de manœuvre ?

Sans compter qu'il ne fait guère chaud par cette journée d'hiver à marteler la terre détrempée, tandis qu'un désagréable crachin s'infiltre sous le col de la capote et les revers de la vareuse.

La sentinelle allemande soupire ; encore plus d'une heure avant de voir arriver la relève. L'après-midi vient à peine de commencer qu'il fait déjà presque nuit ! Fichu temps ! Fichu patelin, noyé dans la grisaille et la tristesse. Enfin, ce coin-là est quand même préférable aux steppes enneigées, balayées par le vent sibérien du front de l'Est. Ici au moins, c'est le calme et la sécurité. Si seulement il n'y avait pas cet imbécile de feldwebel et sa manie d'établir des gardes à tout propos, pour rien, comme par exemple de surveiller des chars réformés, destinés à la fonte. Tout à ses réflexions, le soldat de 2e classe Wolfgang Kremer ne jette qu'un vague regard alentour. Soucieux de ne pas maculer ses bottes dans le cloaque du champ, il reste perché sur son mamelon, quand même moins boueux. Tout cela fait qu'il ne se doute guère qu'à cet instant des ombres silencieuses se glissent furtivement le long du fossé. Rampant, se traînant dans la gadoue, se coulant souplement sous les barbelés, elles s'approchent des blindés dont la masse les dissimule aux regards du garde. Deux ou trois silhouettes escaladent les tourelles. Un moment plus tard, alors que les ténèbres enveloppent maintenant le terrain, l'escouade, toujours aussi silencieuse, s'évanouit dans la nuit voilée de pluie. Venue inspecter les chars dans l'espoir d'y glaner quelques munitions, une sizaine des " 2 Léopards " repart, lourdement chargée de deux caisses de balles de mitrailleuses 7/82 sur bandes. Elles vont rejoindre l'imposant arsenal que la formation résistante a déjà constitué.

Dans ce premier mois de 1943, le groupe de résistants qui s'est formé dans le pays de Caux représente une force très importante. Ses chefs ont choisi de baptiser leur organisation les " 2 Léopards " en l'honneur de leur province, dont les deux félins illustrent le blason. Sous cet emblème, devenu légendaire, les patriotes locaux vont mener le combat contre l'occupant. Dirigés par des hommes qui sont pour la plupart militaires réservistes, enseignants ou fonctionnaires, les groupes sont déjà remarquablement structurés. Trois zones ont été délimitées, et placées sous l'autorité de responsables aux qualités affirmées :

Zone A : Zone côtière nord, comprenant les régions d'Etretat, de Fécamp, de Saint-Valery-en-Caux, de Valmont, de Cany-Barville, et Fontaine-le-Dun.

Elle est dirigée par le commandant Mazohié, ancien de 14-18, le capitaine Péretti, médecin de Fécamp, le Dr Pellier-Cuit, dentiste à Fécamp également, et Paul Le Baleur, directeur d'école à Cany.

Zone B : Zone sud, regroupant les localités de Yerville, Yvetot, Pavilly, Caudebec, Duclair, Motteville (groupe dénommé : Jupiter).

Elle est placée sous l'autorité du commandant Maurice Marie, instituteur à Yvetot, capitaine de réserve, combattant glorieux de 39-40, assisté du lieutenant Hippolyte Fleurquin, du lieutenant Raymond Quéré, du légionnaire Gustave Issac, instituteur retraité, et de Douence à Motteville.

Zone C : Zone rassemblant les groupes de Fauville-en-Caux, d'Ouville, Doudeville, et Bacqueville. Elle est prise en main par le lieutenant Pierre Duvin, inspecteur des contributions indirectes à Doudeville, le lieutenant Emile Guilbert, transporteur à Fauville, et le lieutenant Henri Meynier, ingénieur-géomètre à la SNCF. Les effectifs sont de 4 compagnies, avec 17 officiers de réserve et d'active, auxquelles s'ajoute une compagnie hors rang, comprenant service sanitaire, transport, armement, ravitaillement, section féminine et service civil.

Très bien articulée, la formation des 2 Léopards, qui s'est constituée en août 1942, dispose d'un armement que beaucoup de groupes résistants pourraient lui envier. En effet, à la suite de combats importants dans le secteur de Saint-Valery-en-Caux le 12 juin 1940, où la 40e division d'infanterie française, appuyée d'unités anglaises dont le 51e High-land, s'accrocha durement aux blindés de Rommel (7e Panzers), un nombre considérable d'armes s'étaient trouvées éparpillées. La première équipe de résistants de Doudeville, formée par Pierre Duvin, Glatigny, Georges Edde et Charles Tellier, procéda alors à une récupération importante, dont deux fusils mitrailleurs avec munitions. Des fusils, des grenades, des revolvers, des caissettes de balles furent soigneusement dissimulés.

En outre, ainsi que nous venons de le voir, les francs-tireurs ne négligent aucune action pour grossir leur réserve.

S'appuyant par ailleurs sur un groupe de cheminots particulièrement actifs, qui multiplient sabotages et fausses manœuvres, ainsi que sur

un noyau de patriotes et de fonctionnaires, les 2 Léopards constituent un souci permanent pour l'occupant. D'autant plus que les renseignements qu'ils feront passer aux Alliés sur le déplacement des troupes allemandes seront constants.

L'un de leurs messages les plus importants fut sans doute celui qu'ils expédièrent le 19 août 1942 au moment du raid des commandos britanniques sur Dieppe.

Il indiquait en effet le mouvement de l'ennemi ; citons-en cet extrait qui concernait plus particulièrement la zone Yvetot-Caudebec-Fauville :

" Réserves du 61e corps : la colonne Sandkuhler pousse une compagnie sur Tôtes, une autre sur Yvetot.

Le 3/674 fait mouvement vers Ouville-la-Rivière. Le 3/670 part vers Bacqueville.

Le 3/67. état-major se fixe à Yvetot. "

Ainsi, on constate que les sources obtenues par les 2 Léopards étaient assez précises, et elles furent largement utilisées par les Alliés.

12 mai 1943.

Le capitaine Maurice Marie, apiculteur à ses heures de loisirs, jette un dernier coup d'œil sur ses ruches et referme soigneusement la porte de l'enclos. Joyeux,.il rentre à son domicile, rue Mare-Bridelle, et sortant de leur cache ses livres de compte, il procède à une petite régularisation.

La particularité des registres du responsable régional, outre qu'ils sont rédigés en code, est de tenir à jour l'inventaire du stock d'armes. Face aux numéros des ruches, figurent des chiffres qui ne représentent pas le rendement en miel, mais le nombre et le genre de munitions dissimulées dans ces caches originales. Bien sûr, quelques-unes d'entre elles abritent des essaims que le profane n'aurait pas intérêt à venir observer de trop près, mais dans la quantité, et en regard du bourdonnement perpétuel qui sévit dans le rucher, bien malin qui pourrait faire le tri. Présentement, Marie vient d'enrichir son arsenal apicole d'une cinquantaine de fusils de chasse de différents calibres, d'une dizaine de carabines de 6 et 9 mm, de quelques revolvers et de cinq ou six sabres, qu'il vient d'entreposer dans le faux grenier d'un appentis entouré des ruches en pleine activité. Toutes ces armes viennent de lui être apportées par quatre de ses hommes qu'il avait envoyés les récupérer à Touffreville-la-Corbeline, au domicile du maire défunt. Ce brave homme en effet n'avait pu se résoudre à remettre aux autorités d'occupation les fusils, carabines, etc., recensés sur ordre, et il les avait cachés sous le plancher de sa salle à manger. Mais sa mort récente avait entraîné le dispersement du stock et un membre des 2 Léopards, informé, s'était empressé d'aller prévenir le capitaine Marie.

Dans les jours suivants, des recherches effectuées auprès de sympathisants permirent d'équiper toutes ces armes en munitions, tant il est vrai qu'il était plus aisé de dissimuler quelques cartouches qu'un " Robust " ou un " Hammerless "

La récupération d'armes fut d'ailleurs menée de façon très active aux 2 Léopards. Différentes formules furent employées qui donnèrent toutes d'excellents résultats. Citons à Yvetot, à la gare, les agissements de trois ou quatre employés de la S.N.C.F., dûment revêtus de leur tenue de travail, portant lampes et drapeaux de départ, qui se dépensent le long des convois allemands en instance de départ pour la Russie, et qui, par mégarde, font tomber quelque caissette mal arrimée entre les rails. Ou bien encore, une fausse clef déverrouillant la porte du parc de transit, permettant d'accéder au hall et de prélever grenades, Mausers, explosifs, détonateurs, capsules de fulminate, même une mine antichar, qui seront tranquillement déménagés avec une remorque à main bâchée, et traverseront la ville au milieu des soldats ennemis indifférents.

A Doudeville, un avion anglais ravitailleur d'un maquis, touché par la flak, dispersera en explosant une grande quantité de " Sten " et de fusils dont beaucoup seront ramassés par des affiliés des 2 Léopards ; réparés, ils grossiront le stock. A Fécamp, quatre soldats allemands sont entrés dans un café pour boire une bière ; anéantis par la chaleur de ce mois de juin 1943, ils ont dégrafé leurs vestes et posé leurs ceinturons sur l'appui de la fenêtre largement ouverte. Occupés à vider leurs chopes, ils ne voient pas une main subtile qui, de l'extérieur, se saisit des quatre ceinturons et des quatre revolvers qu'ils supportent. Fureur des feldgraus quand ils s'aperçoivent de la disparition, mais qui préféreront, pour des raisons bien compréhensibles, ne pas alerter la Feldgendarmerie.

A Étretat, sur les fameux galets, une escouade de la Wehrmacht effectue quelques exercices d'entraînement sous les ordres d'un feldwebel â la voix de stentor. La pause est commandée, les fusils sont disposés en faisceau près d'un rocher. Puis, après ce repos, les soldats se dévêtent et, au signal, s'élancent dans les vagues. Une sentinelle demeure, préposée à la garde des armes et des vêtements. Enviant ses camarades qui s'ébrouent dans l'eau et rivalisent de brasses, par cette chaude journée, le garde ne prête qu'une attention modérée au matériel qu'il doit surveiller. Il a tort car, là-bas derrière le rocher, des mains prestes s'emparent adroitement de plusieurs Mausers, tandis qu'il se divertit des ébats de ses compatriotes. Lorsque les Allemands s'apercevront du fait, les fusils seront déjà loin. Il faut dire que cette action avait été soigneusement préparée par des membres des 2 Léopards qui avaient épié durant plusieurs jours le comportement quotidien de l'escouade.

Bien organisée, la formation du pays de Caux effectue de nombreux et spectaculaires sabotages. Citons-en quelques-uns :

A Saint-Ouen-du-Breuil, la voie ferrée saute grâce au talent de Selle et de ses amis qui utilisent une bombe anglaise, non explosée, déterrée et réamorcée. A Motteville, des wagons chargés de matériaux destinés à la rampe de lancement des V1 sont habilement détournés et envoyés sur Sotteville, d'où ils mettront un temps infini à revenir.

A Doudeville, une rame de wagons plats transportant des pièces d'artillerie déraille, endommageant gravement le chargement. Action réalisée sous les ordres de Lelièvre, chef de gare.

A Yvetot, grâce à Piton, agent S.N.C.F., une manœuvre " malheureuse " culbute des châssis porteurs de pièces de DCA, qui sont détruites.

A Yvetot encore, René Chapelle, électricien S.N.C.F., remplace les charbons de la dynamo de la draisine d'entretien des voies par des crayons d'ébonite. La machine reste inutilisable plusieurs jours avec son personnel, alors que la ligne vient de sauter à quelques kilomètres !

A Bréauté, encore une malheureuse erreur qui propulse une locomotive haut le pied sans... mécanicien ! ni chauffeur, sur trois wagons remplis de caisses de munitions.

A Saint-Ouen-du-Breuil, 40 wagons chargés de baraquements démontés, et plusieurs citernes d'essence prennent feu inexplicablement, action de Selle, Lebarbier et leur groupe.

A Saint-Vaast-Bosville, le chef de gare Leporq organise le dérailment d'un train allemand de munitions. Cette action a pour effet de bloquer irrémédiablement le trafic sur la voie ferrée et d'isoler ainsi Saint-Valery-en-Caux.

A Saint-Valery-en-Caux, précisément, le changement de pancartes sur les wagons renvoie en Sarre une rame chargée de ciment pour la construction du Mur de l'Atlantique (Huet, chef de gare).

On pourrait continuer ainsi longtemps, notamment en citant les coupures de câbles survenues à Yerville, Fauville, Bolbec, Maulévrier, Blacqueville, aux Loges, à Saint-Pierre-en-Port, etc.

Les actions, embuscades et coups de main contre l'ennemi furent tellement nombreuses dans les zones quadrillées par les 2 Léopards qu'on a peine à y croire, lorsque l'on songe à la densité des troupes d'occupation dans cette région.

Parallèlement à ses groupes " action ", la formation aura un service de liaisons et de renseignements très efficace. Ce service assurera les contacts avec les groupes voisins, ceux de Libé-Nord de Lillebonne dirigés par Francis Jarlegan, de Saint-Romain (Lionel Pouchin et Poulnais), de Bolbec, sous la responsabilité de Jean Filoque. Des rapports suivis seront également établis avec le puissant maquis Surcouf de Robert Leblanc par Brouard et Verdure, ainsi qu'avec les organisations " L'Heure H " de Raymond Guénot à Fécamp et Sanvic, et le " Vagabond bien-aimé " au Havre. En avril 1944, les 2 Léopards se rallient aux FFI, dont le commandement est assuré dans le département de la Seine-Inférieure par le lieutenant d'aviation Phélipeau (Alain).

Mais en mai 1944, la trahison d'un agent du BOA a amène une cascade d'arrestations dans les réseaux et groupements. La structure cloisonnée des 2 Léopards limite les dégâts, mais la Résistance en pays de Caux subit une rude saignée. Phélipeau est arrêté', ainsi que Dehaut, de l'OCM ; Foliot, Mahieu, La Croix-Vaubois, Thomas, de Caudebec, le capitaine Meyer, tous de l'ORA, sont déportés. L'infiltration du gestapiste Constant au sein des équipes du BOA de La Folletière va avoir pour conséquence la capture de quelques hommes des 2 Léopards : Douence, de Motteville, Duval, de Flamanville, Marcel Roger, d'Yvetot, Louis Couroyer, maire de Flamanville, et Paul Le Baleur, ancien conseiller général de Cany. Néanmoins, lorsque la bataille de Normandie s'en-gage, les félins du Pays de Caux sont prêts, armés et résolus.

6 juin 1944.

Les messages : " Il fait chaud à Suez " et " Les dés sont sur le tapis " que diffuse la BBC déclenchent en Seine-Inférieure, comme dans les autres départements normands, les opérations de harcèlement et de sabotage prévus.

Immédiatement, toutes les forces résistantes entrent en action. Placées sous le commandement du lieutenant-colonel Michel Multrier, elles ne vont laisser aucun répit aux convois de l'ennemi. jour après jour, les actions se multiplient malgré la sévère répression que mène la Gestapo de Rouen et ses agents français dirigés par Alie, qui saisissent des dépôts d'armes à Rouen, Lyons et Caudebec.

Les voies ferrées sont coupées à Sérifontaine et Gournay (Paris-Dieppe) le 2 juin, à Serqueux le 7, à Gisors le 9, à Motteville le 3, à Oissel le 6, à Pisy-Poville le 7, à Eu le 6, à Critot et Oissel encore le 7. à Rouen, Bréauté, à Orival le 9. Les câbles téléphoniques, les lignes H.T. sont mis à mal entre Le Havre et Dieppe, Rouen et Saint-Valery, Rouen et Aumale, Le Havre et Bolbec, Quillebeuf et Lillebonne. Dans ces actions, les 2 Léopards abattent leur part de besogne.

A Yvetot, le 15 août 1944, le capitaine Marie, privé de liaisons radio, correspond avec Londres par pigeons voyageurs. Il obtient ainsi le bombardement d'une colonne blindée tapie dans le couloir boisé Croix-Mare - Saint-Clair-sur-les-Monts -. Val-au-Cesnes - Auzebosc (message : (" Les groseilles mûres sont rouges "). Dans le même temps et par le même moyen, il signale les postes de V1, avec coordonnées, ainsi que les points ferroviaires pouvant être détruits *.

Très bien équipés, les membres des 2 Léopards déclenchent les combats de Libération alors que les Alliés n'ont pas encore franchi la Seine. Et la première jonction avec les Britanniques s'opère le 29 août 1944 à Notre-Dame-de-Bliquetuit : le lieutenant de réserve Raymond Quéré et le sergent Claude Grien, avec le mot de passe " Toulouse-Carcassonne ", prennent contact avec le colonel du 4e Lincoln Regiment qui s'informe :

- Nous passerons le fleuve dans quarante-huit heures, pouvez-vous tenir ?

- Oui, répond Quéré.

- Avez-vous assez d'armes ? Sinon nous pouvons vous en envoyer par Piper-Cub à Valliquerville.

- Si vous passez dans ce délai, nous en avons suffisamment.

- Alors, all right ! à bientôt.

Le 29 au soir, Marie établit son QG au Four-à-Chaux et envoie une section vers Touffréville.

Le 30 au matin, nouveau contact avec les Alliés, le maréchal Montgomery ayant demandé des renseignements supplémentaires. Toute la journée, les patriotes procèdent au nettoyage de la ville d'Yvetot et de la campagne environnante. Ils font de nombreux prisonniers.

Le 31, à 9 h 30, le drapeau tricolore est hissé sur l'hôtel de ville d'Yvetot. La ville est en liesse et attend fiévreusement les Alliés.

Le vendredi 1er septembre, à midi, trois commandos britanniques, guidés par les hommes des 2 Léopards, arrivent enfin. Ils prennent position, l'un à l'entrée de la ville rue du Calvaire, le second à la sortie, carrefour de Hautot-le-Vatois, le troisième à Allouville-Bellefosse. Et l'après-midi, dans un déferlement de joie populaire, la municipalité, qui avait été destituée par Vichy, reprend place à la mairie après une manifestation enthousiaste au monument aux morts.

Le capitaine Marie, retenu auprès de l'état-major allié, est représenté par le lieutenant Gillard. Assistent également à la cérémonie : le commandant jean Stewart du détachement 208 des affaires civiles, le lieutenant Louvet de l'armée américaine ainsi que le général Folcanett, du 4e Lincoln Regiment.

Les honneurs sont rendus par deux sections des 2 Léopards commandées par le sergent Jean Comps.

Du même élan, tous les combattants de la clandestinité libèrent ou participent à la libération des villes et villages du pays de Caux.

Plus loin, à l'ouest, le colonel Eberhard Wildermuth, obéissant scrupuleusement aux ordres d'Hitler, s'enferme avec ses douze mille hommes dans la poche du Havre.

C'est une autre bataille qui va commencer, elle ne sera pas la moins sanglante.

CHAPITRE XIV

ALIE, ENCORE ALIE !

Deauville, 25 juillet 1944.

Une brave femme qui passe, avenue de la République, devant l'hôtel de La Fresnaye, s'arrête brusquement, terrifiée par un long hurlement qui déchire le calme de cette paisible matinée. Mais déjà, l'une des sentinelles casquées s'approche et lui enjoint péremptoirement de déguerpir. Pétrifiée par ce cri qu'elle déclarera " inhumain ", la passante s'enfuit sans demander son reste. C'est qu'en effet se déroule, à la Kommandantur de Deauville, une séance " d'interrogatoires ". L'arrivée la veille dans la station balnéaire de l'inspecteur Alie et de son équipe a déclenché une vague d'arrestations parmi les résistants locaux. Suivant une tactique qui lui est familière, le chef des brigades antiterroristes de Rouen a réussi à infiltrer l'un de ses agents, qui se fait passer pour déserteur de la Wehrmacht, Polonais enrôlé de force, au sein de l'organisation clandestine de la région. Et le résultat ne s'est guère fait attendre !

La Résistance dans le secteur de Trouville-Deauville est dirigée par un garçon que nous avons déjà entrevu au cours du premier chapitre - le lecteur se souvient peut-être de cet ouvrier qui s'était fait embaucher à l'aérodrome de Saint-Gatien par la Todt ; il s'appelle Émile Louvel. Depuis ce mois de décembre 1940, où il récupérait des armes au champ d'aviation, il a connu bien des péripéties dans sa vie mouvementée de franc-tireur. Recherché à plusieurs reprises, tantôt par la Gestapo, tantôt par la gendarmerie française, il a exercé son activité patriotique dans différentes régions : Caen, Saint-Lô, Saint-Sever, Hambye dans la Manche, Paris, Amiens. Arrêté dans cette dernière ville, il s'évade audacieusement de la prison en assommant un gardien. Chargé par les chefs FTPF de rassembler les forces résistantes du haut pays d'Auge, il a constitué un groupe très actif qui quadrille la zone comprise entre Deauville, Pont-l'Evêque, Blangy-le-Château, Corneilles. En ce dernier point, plus précisément à Saint-Pierre-de-Cormeilles, il assurera la liaison avec le puissant maquis Surcouf de Robert Leblanc, maître du Vièvre et du Lieuvin et parviendra même, en collaboration avec André Thorel, à monter une équipe de maquisards (Groupe MEU 130) au lieu-dit " Angerville " près de Saint-Sylvestre-de-Cormeilles. Placés dans le cadre des FFI sous l'autorité du responsable d'arrondissement Gaétan Lesage (Max), ces maquisards effectueront diverses opérations de sabotage et de harcèlement. Mais pour Émile Louvel, l'activité résistante se situe surtout à Deauville. S'il fait maintenir un contact permanent avec son groupe d'Angerville par des agents de liaison, Jacky Roussel et Pierre Brière notamment, il dirige depuis sa base de Touques les agissements de ses camarades de Trouville et Deauville. Plusieurs actions seront menées : coupure de câbles, sabotage de matériel, interception des messages, brouillage des voies routières, etc. Un coup de main téméraire permettra à Louvel de se procurer les plans de défense allemands de la zone côtière de Honfleur à Ouistreham, et ces précieux documents seront transmis aux Alliés.

Mais la Gestapo est en alerte et mène une enquête diligente. Il lui faudra pourtant pour réussir, ainsi qu'on vient de le voir, le renfort de l'indispensable Alie.

Le dimanche 23 juillet 1944, l'un des francs-tireurs d'Émile Louvel, un garçon du nom d'Émile Dupont, amène au P.C. de son chef un déserteur polonais de la Wehrmacht. Comme ses prédécesseurs, il est pris en charge par Eugène Louvel (le père d'Émile) qui lui sert un bon repas et lui offre quelques cigarettes. Le soir venu, l'agent de liaison Pierre Brière vient prendre le pseudo déserteur pour l'emmener à Angerville. Ils partent dans la nuit, mais Brière est inquiet - un pressentiment -, il ne se sent pas en confiance avec ce nouveau. C'est pourquoi, au lieu d'emprunter son itinéraire habituel, il fait un détour par la forêt de Saint-Gatien, la ligne Pilée, Vieux-Bourg, Le Pont-Enault.

Vers 6 heures du matin, les deux hommes débouchent à la colonne Vauquelin et viennent buter sur un barrage de feldgendarmes. Sous prétexte de sauver la situation, le Polonais engage le dialogue, qui a comme résultat pour Brière de se voir aussitôt menotté et malmené. En voyant le déserteur exhiber ses papiers et s'esclaffer avec les Allemands, l'agent de liaison se rend compte qu'il a été joué. Il est d'ailleurs ramené aussitôt à Pont-l'Evêque.!

Le lendemain, 25 juillet, à l'aube, alors que tout dort encore chez les Louvel à Touques, une escouade de SS, pilotée par le Polonais, cerne la maison. La porte est enfoncée à coups de crosse. Au premier étage, Émile et l'un de ses camarades, Léon Tellier, sont brutalement réveillés. Ils comprennent vite et s'apprêtent à vendre chèrement leur peau. Las, les nazis ont déjà appréhendé Eugène Louvel et sa femme (les parents d'Emile) et les tiennent en joue, plaqués contre le mur. Vaincus, les deux FTP jettent leurs armes. Ils sont rapidement ligotés et l'interrogatoire commence. Pendant ce temps, deux civils de la Gestapo fouillent la maison et font main basse sur les économies des pauvres gens (6.000 F). Leurs recherches terminées, ils emmènent les trois hommes. Dès son arrivée à la Kommandantur, Émile Louvel aperçoit Pierre Brière assis sur un banc ; il a le visage en sang et ses vêtements sont en lambeaux. Comme il passe devant lui, l'agent de liaison murmure : " C'est le Polak ", " Je sais ", répond brièvement Louvel. Les trois nouveaux arrêtés sont séparés : Émile et Léon Tellier sont emmenés dans une pièce voisine, Eugène est laissé sur une chaise dans le hall sous la garde de deux plantons. Un moment après, crissement de pneus et freinage brutal, une " traction " stoppe, Alie s'en extirpe prestement cependant que, d'un camion truffé de SS qui vient de se garer, on descend à coups de crosse trois hommes que le chef de la Gestapo vient d'appréhender ; trois résistants, deux du groupe Louvel : Émile Dupont et Fernand Lagnel, et un isolé : Stanislas Kukula. Un quart d'heure plus tard, Alie ressort avec deux de ses acolytes. Ils remontent dans la " traction " qui démarre à vive allure. Pour eux, l'affaire est terminée, les terroristes sont en bonnes mains !

Ils le sont en effet : frappés, torturés, ils s'écroulent sous les coups.

Vers 10 h 45, Eugène, toujours sur son siège, voit son fils sortir de la pièce. Il est méconnaissable, sa tête est boursouflée, il porte une plaie béante au crâne d'où le sang ruisselle par saccades. Un nazi le pousse dans le dos, un SS " dont le visage au rictus écumant, et à la chevelure hirsute, le faisaient davantage ressembler à un démon qu'à un être humain' ". Une demi-heure plus tard, d'une autre salle sort Fernand Lagnel accompagné de deux gardes et d'un civil qui, marchant derrière lui, lui martèle le bas des reins de coups de botte. Bien que fort mal en point, le franc-tireur se retourne brusquement et, d'un violent coup de tête à l'estomac, envoie rouler son tortionnaire jusqu'à la porte qu'ils viennent de franchir. Hurlements, imprécations, bousculade, les deux gardiens, surpris par la soudaineté du geste, réagissent et se ruent sur le prisonnier qui s'affaisse, assommé. Il est traîné dehors, et hissé inconscient dans le camion. Un à un, Léon Tellier, Stanislas Kukula, Émile Dupont, Pierre Brière, puis Émile Louvel le rejoignent.

Le véhicule, dans lequel ont pris place quelques SS, part alors, se dirigeant vers le casino. Arrivé sur le front de mer, il s'arrête et les hommes sont descendus sans ménagements. On les emmène sur la plage, des pelles leur sont remises et on les oblige à creuser leur propre tombe dans ce sable que des générations d'enfants ont utilisé pour construire des châteaux forts ou mouler des pâtés. Lorsque les trous sont jugés suffisants, les six patriotes sont alignés, face au large, sur le bord. Les mitraillettes crépitent, les rafales, tirées dans le dos, les culbutent dans les fosses qu'ils viennent de creuser. Six coups de pistolet mettent fin à l'exécution.

Les SS recouvrent rapidement les corps, le vent marin se chargera d'égaliser la grève.

Que tous ceux qui s'ébattent aujourd'hui joyeusement sur ce rivage normand, ou qui s'y prélassent au soleil, se souviennent, en regardant la stèle de pierre érigée à cet endroit, qu'ici des hommes sont tombés pour leur permettre de vivre ces heures de bonheur.

Qu'ils ne permettent jamais aux bourreaux et à leurs pareils, nostalgiques de l'armée du crime, de venir sur ces plages imprégnées du sang des martyrs et des combattants de la Liberté, se pavaner et se vanter de leurs exploits d'assassins. La vengeance est méprisable, certes, mais la provocation des tortionnaires est intolérable 1 C'est aux patriotes d'y veiller.

25 juillet 1944.

Pont-Audemer.

Ainsi que nous venons de le voir, Alie et son équipe quittent rapidement Deauville en fin de matinée. L'opération contre le groupe Louvel n'a été qu'un intermède pour eux, car leur activité présente est essentiellement dirigée contre le maquis Surcouf. De sanglants affrontements ont déjà mis aux prises le chef des brigades antiterroristes et les glorieux combattants de Robert Leblanc Une lutte implacable, animée par une haine farouche, oppose les deux hommes. Alie recherche frénétiquement l'insaisissable Leblanc qui, lui, ne manque pas une occasion de piéger son adversaire.

Le policier de Rouen arrive à Pont-Audemer dans l'heure de midi. Alors qu'il déjeune, un informateur l'avise que le chef maquisard a établi son QG à Noards. Immédiatement, toutes affaires cessantes, Alie téléphone au Pin, au cantonnement SS afin d'obtenir l'appui du bataillon. Rendez-vous est pris à Lieurey. Il se rend ensuite à la kommandantur de Pont-Audemer où il reçoit bon accueil et la mise à sa disposition d'un fourgon et de quelques feldgendarmes avec deux mitrailleuses. Mais les routes n'étant décidément pas sûres dans le Vièvre, il préfère ruser suivant son habitude. On affuble donc le véhicule d'un drapeau de la Croix-Rouge et, mieux encore, on réquisitionne une voiture de pompiers qui est chargée d'ouvrir la marche 1 Ainsi formé, le convoi s'ébranle, la " traction " d'Alie au milieu.

Pendant ce temps, tout comme dans une comédie de boulevard, la présence d'Alie à Pont-Audemer n'est pas passée inaperçue. Des oreilles attentives ont entendu le policier prendre son rendez-vous de Lieurey. Un agent de liaison du groupe " César " est dépêché à Epaignes, aux Mares-Fleuries, où se trouve présentement Leblanc. Lui aussi réagit avec promptitude et, avec ses adjoints, met au point une embuscade qu'il veut diriger personnellement. Un commando est formé avec des hommes sûrs et éprouvés de différentes sections. Vers 14 h 30, l'escouade d'Alie quitte Pont-Audemer en direction de Lieurey ; depuis un bon moment, les maquisards sont à l'affût près de Saint-Siméon.

Après s'être regroupés à la ferme Connard, et avoir entendu les instructions de leur chef, les hommes du Surcouf, ayant traversé prairies et bosquets, débouchent prudemment sur la N 810 à hauteur de l'exploitation Félicité. Un ravin perdu, lit d'un ru asséché durant l'été, buissonneux à souhait, se faufile un peu plus bas sous la route. C'est à cet endroit que Robert Leblanc dispose ses francs-tireurs, du côté droit en allant vers Lieurey. Ils se mettent en position, bien abrités par la relevée de terre surmontée d'une haie épaisse. Bersig et Béna sont au FM, tandis que Le Chat, Serpent et Nono vérifient leurs mitraillettes. Un peu en arrière, Georges VII commande les hommes de soutien, équipés de grenades. Robert Leblanc se tient près du fusil mitrailleur. Au loin, le village de La Noé-Poulain se détache sur le versant à leur droite, celui de Saint-Siméon s'étale à gauche. C'est de cette direction que va apparaître le convoi. Un guetteur, placé à une centaine de mètres, doit donner le signal de son approche. Le ravin, qui se perd dans les bois taillis, sera emprunté pour le décrochement. Tout est au point et, avec patience, les maquisards entraînés à l'embuscade attendent flegmatiquement. Quarante minutes plus tard, la vigie envoie le signal. On distingue en effet les voitures qui, là-bas, sortent du tournant, et Leblanc perplexe reconnaît celle des pompiers en tête. Il aperçoit ensuite une " traction " et un fourgon qui arbore le drapeau de la Croix-Rouge. Un peu dérouté, il hésite sur la conduite à tenir : ouvrir le feu ou non ? Le convoi roule très lentement, ce qui lui semble assez insolite. Alors que ses tireurs ont maintenant les trois véhicules en point de mire, il décide de ne pas intervenir. C'est l'instant que choisissent deux chasseurs anglais pour piquer sur la formation d'Alie. Un chapelet de balles dansent aussitôt un ballet mortel sur la route, dans le crépitement rageur des mitrailleuses et le hurlement des moteurs. Dans le convoi, c'est la panique : les chauffeurs foncent rageusement. Du côté des francs-tireurs, un homme, surpris par la rapide accélération, s'est redressé. C'est alors qu'au passage, les portes du fourgon s'entrouvent, dévoilant la mitrailleuse et ses servants, lesquels lâchent une rafale dont les balles passent en miaulant désagréablement au-dessus de la tête des maquisards restés tapis à leur poste. Jurant, pestant, sacrant, Leblanc, qui voit son affaire ratée, donne l'ordre de repli et, alors que les chasseurs reviennent à la recherche de leur proie dans un vrombissement strident, les francs-tireurs décrochent par le ravin, vers le bois tout proche.

Alie a eu doublement chaud, mais il en réchappe encore !

Bien que durement secoué par la disparition d'Émile Louvel, le maquis d'Angerville poursuit son activité. Installé dans une maisonnette isolée à la lisière de la forêt, qu'habitent Marcel Piron et son épouse Simone, décapité par la mort de son chef André Thorel, tué lors d'une liaison à Saint-Gervais-d'Asnières chez le commandant Lesage', le groupe s'est complètement rattaché au maquis Surcouf. Dans la puissante organisation de Robert Leblanc, les maquisards d'Angerville vont former une section satellite dénommée : Groupe Jean-Marie, du nom du nouveau responsable désigné : Jean-Marie Ahrante. En liaison avec une autre section du Surcouf toute proche, celle de Morainville, ils sont placés sous l'autorité directe du chef cantonnai : Marcel Vesque. Ce dernier, redoutable et prudent stratège, est chargé par Leblanc d'assurer la direction des formations autonomes du Lieuvin. Dans ce contexte, le groupe d'Angerville va prendre une part importante à la bataille finale de la Libération. Sur place, un jeune garçon, fils d'un fermier voisin, lui-même engagé dans la Résistance, Henri Bertauld, va s'affirmer comme un excellent lieutenant pour Ahrante. A la suite des arrestations survenues, l'agent de liaison de Deauville, Jacky Roussel, va s'intégrer définitivement au maquis d'Angerville. Il rejoint ainsi ses camarades de combat : Robert Berger, William Piron, Fernand Naze, Robert Ahrante, Elie Rousselin, Raymond Maugard, Pierre Jean, Pierre Lesage, auxquels s'ajoute un Alsacien, déserteur de la Wehrmacht, Frédéric Werly. Trois femmes dévouées et courageuses assurent les contacts : Yvette Bertauld, Simone Piron et Lili.

Les actions de harcèlement menées par cette jeune équipe sont fort nombreuses : coupures de lignes téléphoniques et câbles souterrains entre Moyaux et Fontaine-la-Louvet, abattages d'arbres sur les N 810 et 834, sur la D 22 et la D 97, semis de clous immobilisant plus de 36 heures un convoi allemand à hauteur du château de La Bouillerie à Saint-Gervais-d'Asnières, attaques d'estafettes motocyclistes sur la N 810 au chemin de la rue d'Enfer, au bois de Lilbeck, sur la N 834 près d'Epreville, participation au parachutage de La Belle Visinière à Epaignes, etc.

De plus, par l'entremise d'une chaîne de sauvetage comprenant notamment Leroy, de Saint-Léger-sur-Bonneville, Mme Barette, le garagiste Quibel, de Cormeilles, un certain nombre d'aviateurs alliés seront hébergés par le maquis d'Angerville. Citons Edward Smitch, Jeff Brunton, George Wilson, Kennet Board, Jack Charteris, Harris Hold. Soignés et rétablis, ces hommes, qui ont sauté de leur avion touché au-dessus des régions de Saint-André-d'Hébertot, de Beuzeville, de Blangy-le-Château ou de Bonneville-la-Louvet, partageront la vie des maquisards jusqu'à la Libération.

Alors que les armées alliées pénètrent dans la vallée de la Calonne, les jeunes d'Angerville, qui ont reçu pour mission de Robert Leblanc de guider leurs éléments avancés jusqu'à la Risle, se faufilent au travers des lignes allemandes et, au soir du 24 août 1944, prennent contact avec les éclaireurs du 49e régiment de la West-Riding-Division sur la D 22. Cette rencontre est providentielle pour les avant-gardes britanniques qui se trouvent bloquées, par suite de la destruction des ponts sur la Calonne. Les francs-tireurs vont en effet les guider au travers des herbages vers le pont Lambert qui permettra le passage des jeeps par le chemin de " la Roselle ".

Et, lorsque le 25 août 1944, en compagnie de la 6e section du Surcouf, commandée par l'intrépide " Grand Jules ", qui a mené de durs combats sur les " Monts du Bourg ", les hommes du groupe " jean-Marie " défileront dans Cormeilles libéré devant un détachement anglais rendant les honneurs, beaucoup d'entre eux auront une pensée émue pour celui qui fut à l'origine de leur épopée, pour le FTP Émile Louvel et pour ses camarades lâchement assassinés sur le sable deauvillais.

CHAPITRE XV

À PONT-AUDEMER, 14 JUILLET SANGLANT AVEC ALIE !

Tourville/Pont-Audemer, 13 juillet 1944. 23 h 15.

Dans un local isolé, près du lieu-dit " Le Mont-Désert ", quatre hommes sont réunis : Robert Leblanc, chef du maquis Surcouf, Gaétan Lesage, chef d'arrondissement, Eugène Lefebvre, dit " César ", chef du groupe de Pont-Audemer, et François Sellier, dit " Athos ", chef de section.

Cette réunion, réclamée par Lefebvre, a pour but d'assurer une plus grande homogénéité entre les formations résistantes, et de revoir les liaisons, durement secouées ces derniers temps. Au-dehors, placés en sentinelles, deux gardes du corps de Leblanc : Serpent et Bas-Blanc, ainsi que quatre hommes de César : André Fournier, Pierre Glémand, Henri Féron et Maurice Fécomme, assurent la surveillance du lieu. Vers 2 heures du matin, Lesage et Leblanc regagnent le PC des Mares-Fleuries à Epaignes. César et ses garçons demeurent sur place, vu l'heure tardive. Un peu avant 5 heures du matin, alors que tout le monde dort encore, un guetteur donne l'alerte. Une troupe nombreuse d'Allemands venant de Pont-Audemer, deux camions et plusieurs voitures, dirigés par l'inévitable Alie, attaque les résistants. Immédiatement réveillés, Lefebvre et ses camarades ripostent avec acharnement, tout en commençant à décrocher par l'arrière du bâtiment. Dans le désordre du combat, ils y parviennent, mais trois francs-tireurs sont pris : Fernand Bodet, dit " Paris-Soir ", Octave Lefranc et Georges Hermant. Les Allemands commencent à ratisser prudemment les bois voisins tandis que le rusé Alie établit un barrage. Deux heures plus tard, une voiture est contrainte de s'arrêter, et ses occupants interrogés et fouillés : le docteur Harou, maire de Pont-Audemer, le sénateur Bernard, le président du tribunal Déchezelles et l'avoué Louis Gillain. Les quatre hommes se rendaient justement au maquis Surcouf pour assister à une prise d'armes à l'occasion du 14 juillet. Si MM. Harou, Déchezelles et Bernard sont rapidement relâchés, et autorisés à poursuivre leur route, il n'en est pas de même avec Louis Gillain sur lequel Alie découvre un brassard FFI enroulé dans sa chaussette. Il est immédiatement appréhendé et remis aux nazis. Pendant ce temps, les soldats qui fouillaient les environs ramènent un homme trouvé porteur d'un chargeur de pistolet ; c'est Paul Clémencin, dit " David ", responsable du FN régional.

Vers 11 heures, la troupe lève le siège et, tandis qu'Aile prend la direction de Pont-Audemer, qu'il quittera rapidement en début d'après-midi pour une opération sur Saint-Étienne-l'Allier, les Allemands entraînent leurs prisonniers, sauf Louis Gillain, dans le sous-bois proche et les abattent de plusieurs rafales de mitraillettes dans le dos. Puis le sinistre Théo, chef des feldgendarmes, rameute ses soudards et les ramène en ville. Il est à peu près 11 h 30 et quelques patriotes, rassemblés devant le monument aux morts, chantent la Marseillaise. Ivres de fureur à la vue de cette démonstration, les Allemands tirent sur la foule ; plusieurs personnes tombent : M. Touzé et Mme Sébire sont mortellement atteints. Durant l'après-midi, la terreur règne à Pont-Audemer et les habitants se calfeutrent chez eux pour échapper aux rafales lâchées à tort et à travers. Pendant ce temps, Louis Gillain a été reconduit chez lui, au hameau de L'Egyptienne, où sa maison est mise à sac par les SS déchaînés. Frappé et torturé, l'avoué, qui est le responsable civil de l'OCM pour l'arrondissement, est ensuite emmené à Evreux en fin de soirée et incarcéré à la maison d'arrêt. Il en sera extrait le 13 août 1944 pour être fusillé à Angerville-la-Campagne avec de nombreux autres patriotes. Le groupe César, que nous venons d'évoquer à l'occasion du combat du Mont-Désert, prit naissance à Pont-Audemer en janvier 1942. Il fut la conséquence d'une rencontre entre un chauffeur de taxi de cette ville, Eugène Lefebvre, et des émissaires du colonel Rémy, les frères Haumont, recherchant des informations sur le terrain d'aviation de Tricqueville. Sous le pseudonyme de " César " qui lui fut attribué, Lefebvre commença alors le recrutement de quelques personnes sûres, aptes à glaner des renseignements divers sur les troupes d'occupation. Le groupe, rattaché au réseau " Centurie ", étendit rapidement ses ramifications aux bourgades voisines. Prenant une importance certaine, il fut alors doté d'un poste émetteur qui assura ses vacations de différents endroits : chez Mme Lebigre, route de Saint-Paul, au Marais-Vernier chez Letac, chez M. Siégel, cafetier à Corneville, chez M. Eude au hameau de L'Égyptienne, chez Mme Duvallet à Saint-Paul-sur-Risle, chez Mme Morin, cafetière, notamment. Le concours d'hommes particulièrement bien placés pour fournir des indications sur les desseins allemands s'avéra précieux. C'est ainsi que M. Louis Gillain, avoué, les ingénieurs Beylier et Jacques Malet (Izo), le dentiste, M. Chevaleyrias, le docteur de la coopérative de blé, Maurice Deschamps, celui des laiteries Maggi, M. Davalle, le transporteur André Déville, les frères Hémery, négociants en vieux métaux, l'armurier Dangueguer, l'abbé Lechonaux, l'abbé Arinal, le secrétaire de mairie Dusoir, l'employé de mairie André Lécureur, M. Dinckla, fromager, le boulanger Bernard Gimer (Jacky), furent tous très actifs. Plusieurs femmes remplirent avec un courage superbe la dangereuse tâche d'agent de liaison : Mme Lefebvre elle-même, Mme Longuet (Puce 3) qui servit d'ailleurs plus tard d'interprète avec les aviateurs alliés récupérés, Mme Morin, épicière, etc. Des " boîtes à lettres " mises en place au café de l'Agriculture chez Paul Desjardins dit " Jaune d'Œuf ", chez Auguste Lemariey, dit " Ty-Gust ", chez M. Girost, dépositaire de journaux, chez Beaussin, gardien du château de Lillebec, assurèrent le contact avec les formations voisines.

Au cours de l'été 1943, des modifications importantes survinrent :

La présence, à quelques kilomètres de Pont-Audemer, du maquis Surcouf en plein essor, amena une forme différente de lutte. A la chasse aux renseignements se substitua l'action directe. Le mouvement " Résistance ", dirigé dans l'arrondissement par Edmond Baube, d'Epaignes, et par Gaétan Lesage, de Saint-Gervais-d'Asnières, qui rattachait le Surcouf aux instances nationales, se regroupa avec l'OCM et César, coupé entre-temps de son contact avec " Centurie ", se relia à cette dernière organisation. Dès lors, la structure de son équipe se transforma. Des trentaines furent formées, commandées respectivement par Bernard Gimer (Jacky), Auguste Lemariey (Ty-Gust), Maurice Vautier, de Mannevillesur-Risle. Les trentaines se décomposaient en unités clandestines et en sédentaires. L'armement, l'encadrement, furent assurés par le maquis Surcouf, véritable formation militaire, et, quoique conservant son indépendance, le groupe César fut placé sous l'autorité de Robert Leblanc. Les liaisons s'accrurent automatiquement et principalement avec les clandestins voisins : René Hourdet à Brionne, Paul Poper à Routot, Marcel Vesque à Morainville, Henri Sorel à Beuzeville. Des contacts s'établirent avec Jacques Valmont, dit " Georges Rivière " de la CND Corneville, ainsi qu'avec Robert Mustel, dit " Le Tigre ", à Saint-Georges-du-Vièvre, et Wagner de Bourneville. Enfin le gendarme Arazeau de la brigade de Pont-Audemer apporta une aide efficace par les renseignements qu'il obtint et par ses actions téméraires. Des éléments braves, et bien souvent héroïques, exécutèrent un grand nombre d'actions : Paul Recassens, Maurice Fécomme, Henri Féron, les frères Guy et Claude Beaussin, Antonio Arans, dit " Tony ", Michel Nollan, dit " Bolide ", Delaporte dit " La Miette ", Lucien Héroult, les frères André et Gaston Fournier, Titi Adam, René Delcroix, Clément Barbarot, etc.

Le groupe César trouva des appuis auprès d'un grand nombre de gens ; citons-en quelques-uns dont l'aide se révéla primordiale : Jean Lainé cultivateur à Valletot, Germain Swertvaegher, cafetier, route de Quillebeuf, qui cachèrent des armes, des réfractaires, et fournirent ravitaillement et fausses cartes d'identité, Mme Héroult au châteaux de La Motte et Mme Leblanc mère.

Gabriel Caron, capitaine des pompiers, le père Tournache, qui avec sa barque passait les requis d'une rive à l'autre de la Risle, les fermiers Peltier de Bourneville, Fillâtre, à Selles, Bussy, à Campigny, Leduc, au Marais-Vernier, Lucas, à Saint-Samson-de-la-Roque, Pierre Dubosc, à Tourville, François Lenevez, à Toutainville, M. Hébert, meunier, M. Michel Saillard, libraire, MM. Vallée, cafetier à Fourmetot, Legrand, charcutier, Harel, cantonnier à Bouquelon, Paul Cardon, cordonnier, Julien Talon, cafetier, Rémy Perrette, Viot, dit " Canoë ", Salvignac, les frères Quesnot, Préaux, à Manneviile-sur-Risle, Orner Sioun, à Manne-ville, Deniz, à Saint-Martin, furent parmi tant d'autres les sédentaires les plus valeureux du groupe César.

Des actions, très nombreuses, des sabotages, des embuscades, furent l'œuvre des trentaines, souvent renforcées d'éléments d'encadrement fournis par Robert Leblanc : destruction de postes téléphoniques allemands en 1942, incendie en 1943 d'un Messerschmitt 109, coupures de câbles téléphoniques et de voies ferrées, attaque en juin 1944 de la caserne Hermann à Pont-Audemer, où un important stock d'armes fut saisi, coups de main sur les convois ennemis à Corneville, Toutainville et Tourville, relevés des plans des rampes de lancement de V1 à Isnauville et Appeville, abattages d'arbres, collages d'affiches, distributions de tracts, semis de clous, etc.

Une part très importante fut réservée au sauvetage des aviateurs alliés tombés dans la région, recueillis, soignés et cachés dans des relais amis. Mme Longuet, grâce à son talent d'interprète, assuma avec un crâne dévouement ces périlleuses missions. Certains de ces pilotes britanniques et américains sont restés en communication avec leurs hôtes, notamment les officiers Harry Pritchard, Taylor, Frederik Giles, Robert John West, G. Brown, lieutenant Charles R. Blackeville, pilote de forteresse volante américaine, sergent Bill Stevenson, sergent Smith R., lieutenant Robert Cuthbert, Dewey Cliff, Tutbury, Burton, ces derniers formant l'équipage d'un Wellington. Ce sont des maquisards de Robert Leblanc qui assurèrent le transport de Theodore Fahrenwold, de Sorreno, d'Evans Hillmann et d'Emmett Bone. Au cours de cette mission accomplie par Edmond Floquet (Grand Jules), Pot-au-feu, le franc-tireur Lelièvre (Bébert) trouva la mort, l'escouade ayant essuyé les coups de feu d'une patrouille allemande. Le lieutenant Leynch et William Cullen furent également sauvés par les hommes de César.

La formation pont-audemérienne fut bien souvent l'objet de la sollicitude d'Alie et de ses sbires de la Gestapo. De nombreuses descentes de sa police secouèrent la ville, dont furent victimes notamment le cordonnier Paul Cardon, arrêté le 1er mars 1943, déporté à Buchenwald. André Lécureur, employé de mairie, spécialiste des fausses cartes d'identité, appréhendé également, ne revint jamais des camps nazis. Particulièrement traqué, son rôle dans la Résistance étant assez connu, le boulanger Bernard Gimer (Jacky), chef de groupe, échappa trois fois, par miracle, grâce à la complicité de commerçants amis, aux recherches d'Alie.

Des hommes intrépides émergèrent par leur bravoure : Paul Recassens, qui n'hésita pas à s'engager comme aide géomètre dans l'entreprise allemande Deutsche Felskabel Gesellschaft et put ainsi fournir les plans de fortifications et de blockhaus de la côte. Il procura même aux Alliés le tracé des réseaux téléphoniques souterrains : Pont-l'Evêque - Saint-Valery-en-Caux, Pont-l'Evêque - Rouen, Le Mans - Montoire, Falaise - Vimoutiers, Saint-Lô - Cherbourg, Saint-Lô - Falaise, Rodez - Toulouse, Rodez - Millau, ainsi que le plan à l'échelle du camp d'aviation de Bernay. Plus tard, il effectua de nombreux sabotages après avoir indiqué les dépôts de munitions, de carburant, les cantonnements et le PC ennemis.

François Sellier, dit " Athos ", commandant une péniche sur la Seine, avant de devenir un efficace chef de section, passa de nombreux maquisards, des armes, et rétablit la liaison avec la Seine-Maritime pour le Surcouf.

Le groupe de Maurice Vautier se distingua par sa témérité, particulièrement en attaquant au lieu-dit " Moulin-de-la-Fosse " à Corneville, route de Rouen, un convoi allemand. Participaient à cette action : Titi Adam, René Delcroix, Clément Barbarot, Oural et Alexis. Plusieurs soldats du Reich trouvèrent la mort, et un important matériel fut détruit.

Il faudrait pouvoir énumérer toutes les actions effectuées par le groupe César, le plus souvent en liaison avec les maquisards du Surcouf, citer tous les noms de ces braves qui firent de Pont-Audemer un fief de la Résistance.

Pour rester dans le cadre imposé par une pagination raisonnable, bornons-nous à saluer cette valeureuse équipe qui a écrit une page glorieuse sur le livre d'histoire de la province normande.

Rappelons au passage que le dévouement de César à la cause de la Résistance lui valut l'obligation, pour subvenir aux besoins de ses hommes, de vendre divers biens qu'il possédait à Pont-Audemer, à Campigny et à Saint-Paul-sur-Risle.

Il fallait le faire.

A Beuzeville, le réseau " Archevêque - Saturne " du capitaine Renouh.

Puisque nous évoquons la Résistance dans la région de Pont-Audemer, il convient de citer les deux groupes de Beuzeville : les sections FTPF Sorel et les formations de l'OCM du capitaine Camille Renoult.

Nous ne reviendrons pas sur le premier nommé, dont l'odyssée est retracée dans un précédent ouvrage consacré au Surcouf mais nous allons examiner plus spécialement les structures et les actions du second.

Créé en 1942 par le vétérinaire Camille Renoult, ce groupe de résistants débute dans l'activisme clandestin en assurant la planque de nombreux requis dans les fermes. Il les munit de fausses pièces d'identité et organise leurs changements de gîte. Dès le commencement de 1943, le contact est établi avec le délégué OCM M. Drain, puis avec Mainier, et enfin avec le chef départemental du Calvados, Lapechot-Courtois. Cette relation a pour résultat l'homologation de la formation dans le sous-réseau Archevêque-Saturne. A l'été de cette même année, la liaison est effectuée par le canal de Gaétan Lesage avec le maquis Surcouf et ses filiales, et par voie de conséquence, avec le DMR Erik. Ce dernier veut unifier la Résistance beuzevillaise en amalgamant les sections Sorel et celles de Renoult. Mais il se heurte à l'hostilité des deux chefs qui, s'ils acceptent le travail en commun, veulent conserver leur indépendance. Henri Sorel, bien que dépendant du FN, accepte la tutelle militaire de Robert Leblanc. Camille Renoult ne consent qu'à une alliance stratégique d'aide et d'assistance mutuelles. C'est ainsi qu'en novembre 1943, ce sont des hommes d'Archevêque-Saturne qui assurent un transport d'armes de Chartres à Beuzeville dont l'essentiel est destinée au Surcouf (Lucien Quesne, Louis Quesne et Jourdain). En décembre, l'ossature est définitivement constituée. Les chefs de sizaines et de trentaines sont, pour Beuzeville : Huchon, Quesne et Blart ; pour Boulleville : Desson ; pour Fiquefleur : Leprou ; pour Saint-Pierre-du-Val : Lecourtois ; pour Saint-Léger-sur-Bonneville : Delarue ; pour Bonneville-la-Louvet : Leroy ; pour La Rivière-Saint-Sauveur : Harel ; pour Quetteville : Campion ; pour Fourneville : Leprou ; pour Gonneville-sur-Honfleur : Storez ; pour Le Torpt : Passavent ; pour La Lande : Roussel ; pour Ablon : Baudouin.

A Honfleur, Bodenan est chargé de reconstituer les effectifs mis à mal par l'arrestation du professeur Manuel qui, dénoncé par deux de ses élèves, a été fusillé à Rouen '°.

A Trouville-Deauville-Touques, Voisin et Aubry sont reliés également avec le capitaine Renoult. Pour Beuzeville même, apparaît un phénomène bien connu dans les milieux de la Résistance, celui de l'interpénétration. En effet, certains éléments, pour des raisons diverses, s'incorporent dans plusieurs groupements. Ce sera le cas avec notamment Marius Huchon, Pierre Vallée, Lucien Marcault, Marcel Gorand, Rous-sel et Huart qui apparaissent sur les tablettes de l'effectif Sorel.

En avril 1944, sur la demande de Renoult, Robert Leblanc envoie Gaston Le Braz, instructeur, parachuté de Londres, initier les résistants beuzevillais au maniement des explosifs et des armes. De son côté, le chef d'Archevêque-Saturne fait bénéficier le Surcouf de son service de transports, le plus souvent assuré par les camions de Victor Le Foll, entrepreneur de travaux publics et ardent patriote. A partir de mai, les actions se multiplient : coupures de câbles souterrains et aériens, récupération d'aviateurs alliés, sabotages de voies ferrées, etc.

Le 5 juin 1944, à 21 h 30, Renoult reçoit les messages annonçant le débarquement : " Il fait chaud à Suez " et " Les dés sont sur le tapis " ; aussitôt les hommes appliquent les plans prévus :

La ligne de chemin de fer Evreux-Honfleur est coupée aux courbures du Torpt et à la Pomme-d'Or par l'équipe Gorand, protégée par celle d'Huchon.

A Ablon, Leprou déboulonne la voie avec ses hommes.

A Saint-André d'Hébertot, c'est le groupe Leroy-Delarue qui intervient. A Foulbec, Lecourtois, Doménèque cisaillent le câble souterrain Caen-Rouen.

Les lignes aériennes sont abattues par le groupe Huart entre Honfleur et Glos-Montfort, par le groupe Campion à Quetteville (Honfleur-Pontl'Evêque), par les équipes Harel-Laurent entre Beuzeville et Pont-l'Evêque, par celle de Chevallier entre Berville et Pont-Audemer, et entre Saint-Benoît-d'Hébertot et Saint-Gatien-des-Bois par la trentaine Campion. Toute la nuit, une centaine d'hommes sont au travail.

Le lendemain, en coopération avec les sections Sorel, les embus-cades se succèdent à La Hannetot, à Boulleville, à Equainville et au Nouveau-Monde. Les abattages d'arbres, destructions de signalisation, semis de clous, se multiplient.

Les jours suivants, l'action ne se ralentit pas et crée un souci permanent aux troupes allemandes ralliant le front.

Le 3 juillet, trois hommes sont envoyés, sur ordre supérieur, pour rejoindre les lignes alliées et piloter leurs bataillons englués dans les bois de Bavent. Les mots de passe " Bordeaux-Napoléon-César " sont pré-vus, mais les volontaires ne peuvent franchir les défenses allemandes, ils échouent.

Le 23 juillet, nouvelle tentative qui sera cette fois couronnée de succès. Maurice Chalos et Jean Lefèbre établissent le contact et obtiennent le bombardement du tunnel de Quetteville, sous lequel se dissimulait une pièce de 420 qui tirait la nuit sur le front de Caen. Ils remettent également à l'état-major allié les plans des pistes d'envol de V1, signalent les dépôts de torpilles sous-marines et les emplacements des PC ennemis.

Le 11 juillet, destruction du câble Rouen-Caen à Saint-Samson, mais les maquisards essuient les coups de feu des Allemands, et doivent retraverser la Risle à la nage.

Le 17 juillet, sabotage de la voie ferrée Lisieux-Honfleur à Guette. ville malgré la présence de sentinelles allemandes. Avec un culot magistral, le lieutenant Hanne allume le cordon bickford presque sous les yeux d'un soldat du Reich, lequel, pressentant la suite, préfère s'enfuir 1

Le 18, le groupe Voisin fait sauter la ligne Houlgate-Deauville et détruit par la même occasion le tracteur diesel qui transporte des torpilles couplées sous-marines. A partir du 21 juillet, la Gestapo opère dans le secteur, alertée par ce remue-ménage. La maison du capitaine Renoult est mise à sac. Les bois environnants sont fouillés, les fermes perquisitionnées. Le 6 août, c'est la grande razzia ! Pilotés par le traître Georgius, les SS, dirigés par l'increvable Alie, investissent Beuzeville et arrêtent plusieurs résistants, qui seront fusillés le 13 à Angerville-la-Campagne ". Le 22, en compagnie de son agent de liaison, Maurice Courel, le chef d'Archevêque-Saturne tente de passer les lignes allemandes pour se rendre à un rendez-vous avec l'état-major allié. Il y parvient le 24 au petit jour et est immédiatement dirigé en jeep vers le PC près de Dozulé, où il est reçu par le général de division qui le remercie des informations qu'il lui a fait parvenir ainsi que de celles qu'il apporte. Le 25 au soir, le capitaine Renoult guide les avant-gardes libératrices vers Beuzeville. Ils sont pris dans la côte Saint-Hélier sous le feu des mitrailleuses allemandes mais, à la faveur de la nuit, l'ennemi décroche.

A l'aube du 26, ayant formé son groupe, Arthur Hanne, le chef résistant, entre dans Beuzeville aux côtés du commando britannique. Dans la soirée, les prisonniers faits par les maquisards locaux sont remis aux autorités alliées. Au cours de leurs opérations, les hommes du capitaine Renoult se sont emparés de 140 fusils, 17 FM, 4 mitrailleuses lourdes, 4 camions, 3 voitures, 1 side-car, 6 motos, ainsi que d'armes de toutes sortes. Ils ont à déplorer 1 tué, 2 blessés, et 7 fusillés. Ils ont recueilli 26 parachutistes alliés 12.

Un mois plus tard, ayant retrouvé tous les camarades résistants de l'arrondissement, les hommes de Camille Renoult " sont incorporés à Bernay dans le prestigieux " bataillon de marche de Normandie commandé par le légendaire Robert Leblanc. Dans des conditions difficiles, au milieu d'un dispositif ennemi particulièrement touffu, la Résistance beuzevillaise s'est montrée, à l'image même de la grande armée de l'ombre, résolue, valeureuse et digne du respect qu'elle mérite largement.

CHAPITRE XVI

JOUR DE TERREUR À BLANGY-SUR-BRESLE ET À BOUTTENCOURT

17 août 1944.

Louis, le boulanger, referme la porte du foyer, range sa longue pelle de bois, et regarde sa montre : 4 h 05. La première fournée sera cuite dans une bonne demi-heure. Satisfait, il s'accorde une pause. Tirant de sa poche blague à tabac et papier, il entreprend de rouler une cigarette, appuyé contre le pétrin dans lequel une flaque de levain attend la prochaine battée. Soudain, un martèlement précipité de bottes s'engouffre par le soupirail du fournil entrouvert. Des vociférations gutturales retentissent et des coups sourds ébranlent la muraille. Intrigué, vaguement inquiet, il entrebâille la porte et reste hébété devant le spectacle qui s'offre à lui : une nuée de SS ont envahi la bourgade et, par groupes, cognent à coup de crosse de fusil dans toutes les portes. A peine a-t-il le temps de réaliser que deux ou trois énergumènes casqués le repoussent brutalement et investissent la pièce. Deux autres, avec force bourrades, l'empoignent et l'amènent sur la place. Son voisin, le cafetier, ses bretelles sur les talons, le rejoint bientôt. Abasourdis, les deux hommes voient les Allemands enfoncer le portail de l'hôtel de France. Dans un brouhaha de clameurs et de volets hâtivement ouverts, le bourg est bientôt entièrement réveillé. Le jour se lève dans la confusion la plus totale, des soldats courent en tous sens, des motocyclistes, mitraillettes au cou, sillonnent les rues et les allées. Bientôt, traînés, poussés, malmenés, les habitants tirés de leur sommeil affluent, à peine vêtus. Des femmes échevelées, en combinaison ou en chemise de nuit, portant ou tenant par la main des gosses hurlant de frayeur, galopent sur la place, harcelées par des SS en armes. Plusieurs hommes débouchent d'une ruelle, trottant les mains sur la tête. Un feldwebel tonitruant clame des ordres ; aussitôt, les soudards, à grands coups de pied et de crosse rassemblent le troupeau humain et, au pas de course, le dirigent vers un grand champ proche du carrefour des routes du Tréport et d'Abbeville. Là, toute la population est parquée sous la garde d'un cordon de SS, lance-flammes en main et mitrailleuses en batterie. Terrorisés, les malheureux habitants voient un peu plus tard plusieurs agents de la Gestapo, avec leur " uniforme " mémorable : chapeau mou et paletot de cuir, commencer un long tri, aidés par plusieurs feldgendarmes. Les hommes sont massés d'un côté, les femmes de l'autre, puis, à l'intérieur de ces groupes, nouvelle sélection, les jeunes de moins de trente ans et les autres. Véritable maquignonnage de champ de foire, le choix des gestapistes donne lieu entre eux à discussion, et même à altercation. Les femmes les plus jeunes ont droit à une " inspection " plus poussée ; elles sont longuement palpées et fouillées. L'une d'elles, qui s'insurge contre ce traitement, reçoit une avalanche de gifles et quelques cinglants coups de cravache sur les cuisses. Du côté des hommes, deux ont été sortis vigoureusement et emmenés dans la maison proche de M. Marchand. Là, siège un soi-disant tribunal antiterroristes formé d'officiers et de sous-officiers nazis. Les maires et les adjoints des deux communes de Blangy et Bouttencourt y sont gardés comme otages.

Bientôt, de la cave, des hurlements s'élèvent, glaçant d'effroi la population toujours maintenue sous la menace des armes. Les deux garçons arrêtés, Yves Ternisien et Maurice Delatre, tous deux FTP, longuement torturés, ne dénoncent aucun de leurs camarades, et, de ce soir-là, nul jamais n'entendit plus parler d'eux ; jamais on ne sut ce que les Allemands en avaient fait.

Dans l'après-midi, les SS relâchaient tout le monde.

Au même moment, des scènes semblables se déroulent à Gamaches et à Liomer-Brocourt, bourgades voisines. A Gamaches, les soudards, qui ont pillé maisons et boutiques, sont excités et pris de boisson ; ils tuent un vieillard de 72 ans, M. Léonce Croisier, ancien conseiller d'arrondissement, devant sa porte parce qu'il leur reprochait leur conduite. Ils blessent grièvement Mlle Thérèse Pecquerie, M. César Pecquerie et M. Raymond Picard, puis ils arrêtent différentes personnes. Lorsque, dans la soirée, ils abandonnent la région, ils laissent derrière eux une sanglante traînée et une douloureuse coulée de larmes.

Blangy-sur-Bresle, chef-lieu de canton aux limites du département de la Seine-Maritime et de la Somme, se trouve à 27 km. du Tréport. Cette double particularité, ajoutée au fait que la bourgade commande un important carrefour routier en commun avec le village de Bouttencourt, sis sur la rive droite de la Bresle, lui valut en 1940 d'être l'enjeu de violentes batailles et de sévères bombardements. Détruit à 80 %, le bourg se vit soumis à une occupation très dure aussitôt après la ruée des panzers. Lorsque les habitants revinrent l'un après l'autre d'un exode meurtrier, ils durent se serrer dans les quelques maisons restées habitables que

leur laissait l'envahisseur. Il s'ensuivit d'entrée des frictions et des heurts avec l'occupant, qui dégénérèrent bientôt en haine tenace. En avril 1942, la première manifestation de résistance éclata ; elle était le fait de quelques-uns soutenus par un grand nombre. Une formation, placée sous l'égide du Front National, s'organisa. Marcel Royer en assuma la direction, avec, pour adjoints, Louis Barbé, Émile Capron, Roger Gomez et Marcel Davesne. Elle comprenait plusieurs membres : Maurice Delatre, Louis Boulnoy, Roger Viennot, Yves Ternisien, Marcel Jacquet, Yves Lemoine, Gontran Deliens, Joseph Leleux, Georges Houssaye, Julien Deliens, Jacques Rabouille, Serge Dené, Etienne

Lecuyer, etc., ainsi que deux femmes agents de liaison : Solange Barbé et Renée Mérové. En juillet 1942, la première section militaire est constituée dans le cadre des FTPF et Louis Barbé en assure le commandement. Elle va immédiatement entrer en action, puisqu'en septembre elle attaque la draisine qui vérifie la ligne de chemin de fer, pilotée par trois

Allemands. Ceux-ci sont désarmés et la machine est déraillée. En novembre de la même année, 16 lignes téléphoniques ennemies sont coupées route de Rouen et en décembre une liaison par pigeon voyageur renseigne Londres sur l'implantation des pistes de V1 en forêt Haute d'Eu, ainsi que sur l'emplacement des dépôts de munitions et des batteries de DCA. Peu après, la Royal Air Force bombarde ces points stratégiques.

Au cours du printemps 1943, différents sabotages sont exécutés, et en août, durant le raid britannique sur Dieppe, Gontran et Julien Deliens, Eugène Rouland, font sauter près de Monchaux-Soreng un train de munitions. Ce dynamitage cause de nombreuses victimes parmi les convoyeurs et détruit une grande partie du matériel de guerre transporté. Pendant l'arrière-saison, les résistants récupèrent plusieurs parachutistes alliés qui sont secourus, hébergés, et dirigés sur Dieppe, par les soins de Solange

Barbé et du garagiste joseph Leleux, d'où une filière les ramènera en Angleterre. Le 24 mai 1944, c'est un aviateur soviétique, prisonnier

évadé, qui échoue à Blangy, et qui se retrouvera en territoire... britannique.

Le 10 août 1944, un pilote canadien blessé est recueilli. Soigné par le docteur Royer, il sera caché dans une ferme jusqu'à la Libération.

Le 26, un chasseur anglais en difficulté se pose dans la plaine de Pierrecourt. Le pilote est sauvé, dirigé sur Dieppe et... Londres, cependant que l'avion intact est incendié par les FTP. Les Allemands, furieux, ne trouvent que des ferrailles calcinées.

En juillet, le 20, sur ordre du commandement national, suite aux exactions SS du 17, un commando des sections de Blangy abat un couple de dangereux dénonciateurs, membres de la Gestapo, les époux Ramez, à Dancourt. Dénoncé la veille par ces traîtres, le résistant Georges Houssaye est exécuté devant sa femme et ses enfants.

A la Libération, coopérant avec les troupes alliées, les sections de Blangy ont mené le combat, faisant près de 800 prisonniers dont 27 officiers. Elles ont perdu cinq des leurs, qui rejoignirent ainsi dans la mort leurs six camarades assassinés par les nazis. Travaillant en liaison avec les groupes voisins d'Aumale, de Saint-Saëns, d'Eu, du Tréport, de Gamaches et de Neufchâtel-en-Bray, ainsi qu'avec le BOA et le réseau Alliance, les FTP de Blangy-sur-Bresle ont apporté à la Résistance normande un appui considérable. Les Alliés, de leur côté, se sont accordés pour leur dédier leur reconnaissance et leurs remerciements pour leur concours constant.

Alie passe à Neufchâtel-en-Bray.

Le 28 avril 1944, deux " tractions " s'arrêtent en trombe rue des Pénitents à la scierie Flambart. Des policiers en jaillissent et appréhendent immédiatement l'un des employés, Bernard Doré. Simultanément, sont arrêtés Marcel Rémy, Charles Thorel et Jean Halley. Les quatre jeunes gens sont ramenés à Rouen, et les interrogatoires commencent. Il s'agit pour Alie de remonter jusqu'au chef de l'organisation. Une dénonciation a cité Doré et ses camarades, mais le lâche délateur ignore manifestement qui commande le groupe. Et pourtant, il est là, tout proche : c'est le patron de la scierie, René Flambart. Depuis l'été 1943, il a rassemblé les résistants du secteur qui, bien que luttant déjà isolément, sont restés inorganisés. Sous son impulsion, les éléments épars se sont regroupés en sein d'une section FTPF placée sous les ordres directs du colonel Kerkaradec, dit " Rocher " 3.

Et les premières actions contre les occupants apparaissent au fil des jours, particulièrement dirigées contre des chantiers de construction des rampes de V1, assez nombreux dans la région. Une chaîne de secours très importante pour le recueil des aviateurs alliés et leur hébergement est mise en place, car dans cette zone, qui se trouve sous le " couloir aérien " des escadrilles allant ou revenant d'Allemagne, les avions abattus sont, hélas, assez nombreux. Dans un environnement infesté d'Allemands, la tâche est ardue ! Il faut les retrouver très vite, les amener en lieu sûr, les soigner car ils sont souvent blessés, les nourrir, les vêtir, les doter de faux papiers, et pour terminer, leur faire rejoindre la filière dieppoise qui les prend alors en main. Le contact pour cette besogne difficile est effectué par l'entremise de Roland Debeauvais, du réseau OCM Navarre, responsable de l'action immédiate. Le secrétaire de mairie du village de Saint-Martin-l'Hortier, Maurice Dumonchel, et sa femme, institutrice, fournissent de fausses cartes d'identité et aident au passage des clandestins. Alors que le groupe commence à tourner rond, une vague d'arrestations l'atteint gravement.

Donc Alie vient de se saisir de quatre membres de la résistance du secteur de Neufchâtel, et, suivant son habitude, il ne ménage pas ses efforts pour remonter jusqu'à la tête. Laissant à ses sous-fifres et aux Allemands l'interrogatoire " musclé ", il use de ses armes favorites : le chantage et le paternalisme. Mais rien n'y fait, les " terroristes " sont coriaces.

Pendant ce temps, René Flambart met tout en œuvre pour tenter de sauver ses garçons. Avec une escouade de compagnons, il décide de les faire évader de Bonne-Nouvelle. Pour ce faire, il rôde dans Rouen, épiant les abords de la prison et les habitudes des gardiens et des sentinelles. Mais, terrible fatalité ! le 22 juin, il est tué lors d'un violent bombardement ! Cette fois, le groupe est décapité.

Entre-temps, Roland Debeauvais a été également arrêté, fortuitement, car aucun des incarcérés ne le connaissait. Il sera déporté à Neuen-gamme.

On arrive en juillet, et Alie est débordé ! Il doit mener son action sur plusieurs terrains à la fois : à Rouen, contre les compagnies FTP particulièrement virulentes, contre les sections de l'ORA, dont il vient pourtant en mai et juin de démanteler l'état-major régional, contre le CDLN qu'il parvient à démembrer en mai avec le concours de ses suppôts, les frères Leroux, contre les équipes havraises du " Vagabond bien-aimé ", du groupe Sappey, de l'Heure H, dans les ramifications desquelles il se perd d'ailleurs, contre les hommes de Libé-Nord à Lillebonne et à Bolbec, contre ceux des " 2 Léopards " avec l'aide du traître Constant, enfin contre le maquis Surcouf près de Pont-Audemer, et ses formations satellites, dont il ne viendra jamais à bout. Si l'on ajoute ses expéditions effectuées entre-temps à Saint-Georges-des-Groseillers dans l'Orne, à Deauville et Touques, A Gisors, Elbeuf, Evreux, Pacy-sur-Eure, Le Neubourg, Amfreville, Aumale, Nassandres et Beuzeville, on conçoit que le chef des brigades antiterroristes paye largement de sa personne ! En cette période de 1944, il était d'ailleurs, suivant l'expression de l'un de ses anciens collègues, " complètement traumatisé par les actions des terroristes et à bout de nerfs ". Cette extraordinaire activité au service de l'ennemi ne permettait plus à Alie de suivre totalement ses enquêtes, et surtout d'y mettre l'acharnement qu'il déployait auparavant. Cette absence de rigueur sauva de nombreux patriotes qu'il avait arrêtés car, remis aux Allemands sans dossier constitué, ces derniers se contentaient le plus fréquemment de déporter les gens dont ils ignoraient le cas. Écrire le mot " sauva " est un bien cruel euphémisme car, si les malheureux échappaient au peloton d'exécution, ils s'enfonçaient dans l'épouvantable enfer des bagnes nazis et certains ont déclaré par la suite qu'ils auraient préféré la mort brutale sous les salves à cette longue et inhumaine agonie dans les souffrances et la misère physiologique.

Prenons, pour essayer d'exprimer l'horreur de ces déportations, le témoignage simple et sobre, profondément émouvant, de Bernard Doré dont nous venons justement de vivre l'arrestation :

" J'ai quitté la prison de Rouen le 21 juillet 1944 pour celle de Compiègne, d'où je repartais avec mes camarades et d'autres déportés le 29 juillet 1944. Nous étions un convoi de 2.000, 120 par wagon, tous nus. Pour nourriture, on nous donnait un morceau de saucisson infâme et deux tranches de pain pour deux jours et deux nuits, sans boire, alors qu'il faisait une chaleur terrible dans les wagons. Je suis arrivé le 1er août, vers 17 heures, au camp de Neuengamme avec mes compagnons. Beaucoup étaient morts en arrivant. Nous avons été reçus par les SS et les chiens policiers, à coups de cravache, et conduits au trot à l'intérieur du camp. Là, nous sommes restés debout, en rangs, des heures interminables. Puis je suis passé à la douche, on m'a rasé des pieds à la tête. Je me suis retrouvé habillé avec la tenue du camp, conduit au Bloc N° 9 de la quarantaine. Je suis resté un mois à Neuengamme, puis envoyé au commando à Porta. Je travaillais alors 14 heures par jour dans une usine souterraine en fabrication. Je n'avais, pour ainsi dire, rien à manger, recevant des coups à longueur de journées. J'ai quitté ce commando le 27 mars 1945.

" A l'avance des Alliés, nous avons évacué à pied, puis par le train, pour nous retrouver au camp provisoire de Wobbelin. Là, les morts se comptaient par milliers. Enfin, le cauchemar s'acheva, mais bien peu, encore vivants, furent libérés le 2 mai 1945.

" Je pourrais vous parler des souffrances atroces éprouvées par mes compagnons, décrire les chiens lancés à nos trousses, arrachant des lambeaux de chair, et... à quoi bon.

A quoi bon, en effet, parler des tas de cadavres retirés du train qui emmenait ce patriote en enfer ? à quoi bon rabâcher cette somme d'humiliations, de privations, de misère et de coups ? à quoi bon redire le long martyre de la fatigue devenant épuisement, du froid contre lequel ils n'avaient rien pour se protéger, de la faim qui constamment torturait ces organismes ruinés ? à quoi bon répéter les heures de long supplice qui distrayaient les SS, la pourriture de la vermine dans les châlits, l'incertitude de la minute suivante, les fumées du crématoire, obsédantes, s'élevant au-dessus du camp, les longues stations debout, nus, au garde-à-vous dans la cour, en plein vent glacial, sous les bourrasques de neige ou les averses ?

Oui, à quoi bon ! Puisque aujourd'hui tant de bourreaux vivent libres et heureux au milieu d'un monde qui ne veut plus se souvenir.

CHAPITRE XVII

ALIE, LEROUX ET CONSORTS CONTRE LES PATRIOTES ROUENNAIS

Nous avons vu, dans les premiers chapitres, comment dès 1940 les forces de la Résistance se manifestèrent dans l'agglomération rouennaise. Nous avons également suivi les premières démarches de Louis Alie dans la lutte qu'il commençait contre les patriotes. Depuis, à différentes reprises, nous avons pu mesurer l'importance des actions que le chef des brigades antiterroristes mena à l'encontre de certains groupements. Nous allons apporter quelques compléments sur cette activité débordante d'Alie et de son équipe. Il faut auparavant remarquer que le secteur de Rouen fut particulièrement bouillonnant de réactions patriotiques. 

Les principaux mouvements de résistance y étaient largement représentés : Front National et ses compagnies de FTPF, Libération-Nord, OCM, Ceux de la Résistance, l'ORA, les réseaux SOE, etc. Autant dire que les opérations dirigées contre l'occupant furent fort nombreuses. Sans entrer dans le détail, ni en attribuer la paternité à tel ou tel groupe, citons les principales :

Novembre 1940 : câble téléphonique sectionné près d'Elbeuf.

30 août 1941: sabotage de la voie ferrée à Grand-Quevilly.

31 août 1941: coupure de la ligne Rouen-Amiens près de Saint-Martindu-Vivier.

28 novembre 1941 : bombe lancée dans la vitrine de la librairie allemande rue Jeanne-d'Arc.

Décembre 1941 : interprète de la Feldgendarmerie abattu rue d'Amiens. Janvier 1942: sentinelle allemande tuée à Elbeuf.

Janvier 1942 : déraillement d'un train ennemi près de Barentin.

2 février 1942 : attaque contre une escouade allemande, nombreux blessés chez l'ennemi.

10 avril 1942 : sabotage de la voie ferrée Rouen-Amiens à Morgny.

24 avril 1942 : officier allemand grièvement blessé rue Crevier.

2 janvier 1943 : officier allemand tué à l'hôtel de Dieppe.

Février 1943 : déraillement d'un train de permissionnaires près de Serquigny (groupe Valette).

9 mars 1943 : attentat contre une patrouille SS ; plusieurs victimes.

30 avril 1943 : déraillement du Rouen-Paris militaire à Sotteville.

30 avril 1943 : sabotage de la voie ferrée Le Havre-Paris à Gournay, un

train de munitions et d'armes s'écrase sur le ballast.

18 septembre 1943 : un dragueur chargé de munitions est dynamité à Grand-Quevilly et coulé.

31 octobre 1943 : le transformateur électrique de Dieppedale saute, privant de courant les installations allemandes en Seine-Maritime, et à l'est de l'Eure.

31 octobre 1943 : attentat au Soldatenheim Cinédit, nombreux morts. 29 décembre 1943 : officier, tortionnaire de la Gestapo, abattu rue Thiers. 13 mars 1944 : destruction du pylône de Saint-Ouen-de-Thouberville

(groupe Valette).

18 juin 1944 : attaque à Sahurs d'un détachement ennemi.

27 juin 1944 : capture en forêt de Rouvray de 4 officiers nazis.

27 juin 1944 : cinq camions ennemis sont incendiés boulevard du 14-Juillet.

29 juin 1944 : attaque par les FFI et les FTP d'une unité SS.

C'est donner là un aspect très schématique de l'incessante activité des résistants rouennais. Il conviendrait de mentionner tous les gestes héroïques, toutes les attitudes d'une population hautement patriotique dans son ensemble, malgré les cruelles épreuves des bombardements qu'elle a subis. Il aurait lieu d'y ajouter la participation importante des agents de renseignements, la part prépondérante à la lutte prise par les cheminots, dont Résistance-Fer fut le catalyseur. Il faudrait citer l'esprit de dévouement et de sacrifice de tant d'hommes et de femmes qui, à leur poste, maintinrent la grandeur et la dignité de l'esprit français. Il serait nécessaire de se pencher sur les embuscades, les sabotages, fomentés par les plus humbles de cette armée de l'ombre. Il convient de saluer avec respect tous ceux et toutes celles qui s'engageaient, en ces heures difficiles, dans une voie pleine d'embûches et de risques. Que l'on se souvienne qu'à Rouen, et dans son agglomération, des patriotes comme Achavanne, Godot et André Pican, ouvriers, Longé et Levillain, professeurs, Corroy, policier, et Corniou, officier de marine, furent le symbole de ce peuple dressé contre l'oppression et qu'ils payèrent de leur vie leur attachement à la liberté.

Louis Valette, que nous avons vu en février 1941 2 récupérer son premier pistolet, a été chargé par le responsable du FN Duf riche de reconstituer un groupe d'action à Rouen. Quelque temps après, il est appelé à la direction du fameux triangle départemental, d'abord avec Dufriche et Lionel Jouet, puis avec André Tollet qui remplace Dufriche, nommé à d'autres fonctions. Début 1943, Valette s'intègre aux FTP sous les ordres d'André Duroméa et est désigné comme responsable militaire de Rouen. En septembre, il assume la charge de diriger l'inter-région Nord-Normandie qui regroupe 6 départements. Il est remplacé à Rouen par Albert Leroy puis par Joseph Daguenet, et enfin par Leblon, dit " Luc ". En décembre, Alie parvient à arrêter Leblon. A nouveau, le commandement FTP est démantelé et on rappelle Louis Valette qui prend le pseudo de " Gérard ". Un camarade arrivant de l'Oise lui est adjoint : Christian Cognard (Lucien). Sous leur impulsion, le groupe se reforme avec notamment : Bocquier et Bertrand, puis Lucas, Petit, Pygache, Mercier, Scherer et Numa Buignet par ailleurs responsable du parti communiste. Les actions reprennent, les sabotages s'intensifient. C'est alors qu'un ordre supérieur enjoint à Louis Valette de faire sauter le pont d'Oissel. Nous sommes le 26 avril 1944. Le lendemain, le chef FTP réunit ses adjoints, Louis Bocquier, Christian Cognard et Roger-Paul Bertrand ; il leur fait part du projet. Tous les trois font la grimace ; le pont d'Oissel est fortement gardé, un poste de DCA se trouve, de plus, en position à la sortie rive droite, la gendarmerie est proche et cela n'arrange rien ! Mais les ordres sont les ordres, et les quatre maquisards se mettent à l'étude du sabotage. Un peu plus tard, Valette, qui a fait état des difficultés de l'entreprise, eu égard au nombre de francs-tireurs dont il dispose, est avisé qu'il recevra en renfort un commando de l'Oise et un autre de la Somme. Il estime que, dans ces conditions, la chose est réalisable, mais il faut auparavant reconnaître attentivement les lieux et relever les allées et venues de l'ennemi dans la fourchette du temps et de l'heure prévue. Il décide donc, avec ses trois lieutenants, Cognard, Bocquier et Bertrand, de faire le 29 au soir une reconnaissance sur place.

C'est ici qu'entrent en scène des personnages dont nous n'avons pas encore parlé : les Leroux. 

Ils étaient quatre, unis comme les doigts de la main dans la crapulerie et l'abjection. Les deux frères : Charles et Eugène, le cousin Noël et l'oncle Georges. C'est à Charles, 26 ans, ouvrier imprimeur, que revient le mérite de l'association. C'est le cerveau ! Il rassemble son frère Eugène, ouvrier agricole, brute aux instinct pervers, le cousin Noël, 31 ans, ouvrier d'usine, droit commun pour plusieurs vols, enfin l'oncle, le vétéran, Georges, 47 ans, linotypiste, ancien combattant de Verdun, idéaliste du mythe de l'Ordre nouveau.

C'est à partir d'octobre 1943 que la bande se constitue sous la houlette de Charles qui, travailleur volontaire pour l'Allemagne, s'est débrouillé là-bas pour s'infiltrer au SD. Ses résultats, auprès de ses camarades exilés, sont jugés satisfaisants et il est renvoyé en France pour y poursuivre une si bonne besogne ! Il revient à Rouen, rue Beauvoisine, et se rend à la Gestapo qui le dirige sur... Alie ! Le policier n'apprécie que modérément cet élément étranger à la " maison " qu'on lui envoie, mais les candidats sont si rares ! Cependant, méfiant, il insiste auprès des gens du SD pour que la nouvelle recrue figure sur leur rôle, non sur le sien, et soit appointée par eux. Marché conclu, Charles Leroux est engagé pour 4.500 F par mois, plus les primes (1.000 F par arrestation). Le 16 novembre, le nouveau promu se distingue : il fait arrêter trois patriotes qui avaient eu le mauvais goût de fleurir le 11 le monument aux morts. Broutilles pour la Gestapo, qui persuade son suppôt de s'infiltrer dans les organisations de Résistance. Il accepte, mais présente son frère Eugène et son cousin Noël qui reçoivent la même consigne et sont embauchés aux mêmes conditions. Les choses deviennent plus sérieuses, la bande livre successivement deux aviateurs alliés recueillis par des patriotes et arrêtent ceux-ci. En janvier 1944, Noël parvient à se glisser dans la section du FN de Darnétal en se faisant passer pour réfractaire, grâce aux faux papiers composés par l'oncle Georges. Eugène, lui, avec de faux certificats de la même source, prend pied dans une compagnie FTP. Charles assure la liaison entre eux et la Gestapo. Noël a déjà " situé " Cognard (Lucien) qui vient à une réunion donner des instructions. Il passe l'information à son cousin qui prend le résistant en filature, et qui le perd ! Mais un coup de chance extraordinaire pour Leroux lui redonne la piste, l'indiscrétion d'un agent de liaison met Eugène au courant de la reconnaissance prévue au pont d'Oissel. Son esprit obtus enregistre assez mal ce bavardage inconsidéré et il indique à son frère le pont de Tourville-la-Rivière qui était le lieu de rendez-vous des FTP. Seules la date et l'heure sont bonnes. Sitôt averti, Charles file chez Alie et le met au courant. Le policier prend toutes dispositions et lorsque Valette, Bocquier, Bertrand et Cognard se retrouvent au pont de Tourville, ils sont cernés par une troupe de SS dirigée par Alie et Charles Leroux. Les francs-tireurs font face, et se défendent avec acharnement avant de suc-comber sous le nombre. Dans l'échauffourée, Cognard est sérieusement blessé, et les quatre hommes sont appréhendés. Persuadé que leur objectif était ce pont de Tourville, Alie n'approfondit pas davantage et cette lacune limitera les interrogations qui auraient pris une tout autre dimension s'il avait été question du viaduc d'Oissel et des renforts prévus. Torturés quand même pour qu'ils nomment les autres " terroristes " rouennais, les prisonniers se taisent : personne ne sera arrêté. Déportés à Dachau, les malheureux y subiront les rigueurs de ce camp de la mort, dont Christian Cognard, diminué par ses blessures, ne reviendra pas.

Se sentant néanmoins " grillé ", Noël Leroux rompt tout contact avec la compagnie dans laquelle il s'était infiltré, mais il va faire arrêter tous les clandestins qu'il connaît : Numa Buignet, Porzou, Scherer, Simon, Lucas, Mercier, Alleaume, Lejeune, Petit, Pygache et Fournil. Le soir même, la sinistre équipe fait ses comptes et à l'annonce des primes qu'elle va encaisser, s'offre une " virée " royale. Réunis dans un restaurant de la rive gauche, les quatre bandits font bombance une partie de la nuit !

L'affaire du Comité départemental de Libération nationale.

En février 1944, se forma à Rouen le Comité départemental de Libération nationale. Suivant des consignes très strictes émanant d'Alger, les forces résistantes de chaque département devaient se regrouper sur le plan militaire et sur celui des affaires civiles. En conséquence, les combattants se rassemblaient en Forces Françaises de l'Intérieur (FFI), les responsables politiques des organisations, chargés de préparer la vie sociale dès la Libération, devaient s'unir dans des comités départementaux. Pour la Seine-Inférieure, après beaucoup de discussions et d'atermoiements ; le CDLN fut composé de la façon suivante :

Mouvement Libération-Nord, représentant : M. Raoul Leprettre ; Mouvement Résistance, représentant : M. René Dragon ;

Mouvement du Front National, représentant : M. Benjamin Remacle ; Organisation Civile et Militaire, représentant : M. Francis Fagot ; Parti communiste, représentant : M. Numa Buignet ;

Parti socialiste, représentant : M. Jean Capdeville ; CGT, représentant : M. Paul Lemarchand, puis Henri Cavelier ; CFTC, représentant : M. jean Touré, soit huit membres qui devaient assurer la reprise de l'activité sociale libre : nouvelle presse, ravitaillement, nouveaux fonctionnaires, services de police, municipaux, commerciaux, etc.

Le CDLN se réunissait fréquemment, changeant chaque fois de lieu de rencontre, et les participants se rendant à ces rendez-vous devaient faire preuve de la plus extrême prudence afin de déjouer toute filature éventuelle.

C'était compter sans les Leroux !

Le 1er mai 1944, Benjamin Remacle, responsable du FN pour le secteur sud, se rend à Bonsecours pour une réunion rassemblant quelques camarades locaux. Il y prend différents contacts et fixe quelques rendez-vous, dont un avec un certain Noël Leroux du groupe de Darnétal. Cette rencontre doit avoir lieu le 3 à 10 heures du matin au rond-point des Bruyères.

Le 3 mai, vers 8 h 30, on frappe à la porte de Remacle rue Lafayette ; le visiteur n'est autre qu'Henri Cavelier (Marceau), responsable du secteur nord, qui veut examiner avec son collègue certains problèmes d'organisation. Quelques pièces clandestines sont sorties de leur cachette et les deux hommes travaillent sur ces papiers jusqu'à 9 h 30. Remacle se dispose alors à partir pour son rendez-vous des Bruyères ; il laisse Cavelier poursuivre seul sa besogne. Sautant sur son vélo, il file retrouver Leroux. En arrivant sur place, il juge l'ambiance bizarre (les clandestins finissaient par disposer d'un sixième sens dans le climat de traque perpétuelle dans lequel ils agissaient). Certes, Leroux est là ; il attend bien patiemment, l'air le plus naturel du monde, mais il y a un peu trop de flâneurs aux environs ! Remacle a un pressentiment et il ne s'arrête pas. Tournant brusquement à droite, il s'engage dans une rue latérale. C'est alors que, surgissant derrière lui, deux " tractions " le coincent contre le trottoir et qu'il se trouve entouré de policiers surgis des voitures et dirigés par... Alie. On le menotte, et à toute allure on fonce au Donjon. L'interrogatoire commence aussitôt ; Noël Leroux affirme : " C'est le chef ! c'est " Jean-Didier " (pseudo utilisé par Remacle avec certains groupes). Sa carte d'identité, qui est réelle, révèle son adresse. Sans plus attendre, Mie, laissant son prisonnier aux mains de ses acolytes, y part aussitôt.

Pendant ce temps, Cavelier demeuré seul dans l'appartement travaille toujours. Soudain, il entend un coup de frein brusque et des portières claquer. Inquiet, il regarde à la fenêtre et ce qu'il voit ne lui laisse aucun doute ! Rompu à la décision rapide, fruit d'une longue clandestinité, il passe sur le balcon, frappe chez le voisin, brave homme, qui lui indique l'escalier de secours. Un instant plus tard, il est loin. En bas, les policiers ont intercepté Mme Remacle qui justement rentrait. Ils font irruption dans le logement, fouillent partout, et saisissent évidemment les papiers abandonnés sur la table. Le premier acte est joué !

Sans prendre le temps de déjeuner, Alie se met à éplucher les notes saisies. Elles sont peu explicites pour un profane, bien qu'apparaissent souvent des surnoms. On fait appel à Charles, puis à Eugène Leroux, qui avouent leur ignorance. Dépité, Alie organise une confrontation avec Simon, Alleaume, Lucas et Mercier ; peine perdue, les hommes ne se connaissent pas ! On renvoie tout le monde et on passe à un interrogatoire plus " sérieux " afin d'accrocher des noms à ces surnoms. Remacle est toujours muet. Alors le policier, furieux, arrache sa cravate verte et retrousse ses manches ; les coups pleuvent. Vainement ! Hurlant de rage, Alie ameute ses sbires qui se ruent sur le chef du FN. On l'emmène au sous-sol, salle des " cris perdus " !

- Foutez-le à poil ! éructe l'infâme Karl.

En un éclair, Remacle est mis nu, bâillonné, ligoté sur une table, tête pendante. Les nervis se relaient pour frapper à coups de nerf de bœuf. Vaincu par la douleur, en sang, le résistant s'évanouit. On le ranime et on recommence. Nouvel évanouissement. Alie marche de long en large, il rudoie ses sous-fifres : " Des noms, vous m'entendez, il faut qu'il donne des noms ! " A nouveau, Remacle reprend ses sens, et les coups redoublent sur les reins, dans le dos. Toujours rien ! Il est retourné et la séance reprend sur le ventre, le bassin. De large traînées de chair mise à vif apparaissent. Un violent coup est porté sur le bas-ventre ; cette fois le supplicié s'amollit et ne bouge plus.

- Bande de c..., cette fois vous l'avez tué, s'étrangle le chef des brigades.

En hâte, le malheureux est détaché, et on tente de le faire revenir à lui. Après un assez long moment, il semble reprendre un peu ses esprits.

- Ça suffit, maugrée Alie en s'épongeant le front, on verra demain. Le soir, Remacle est enfermé à Bonne-Nouvelle, soigneusement menotté.

Revenu à son bureau après être allé se restaurer, Alie se replonge dans les documents saisis rue Lafayette. Sur une feuille de carnet, une sorte de rébus le frappe.

Une partie de la nuit, l'obstiné policier s'évertue à déchiffrer ces signes, lettres et chiffres. Lorsqu'il revient le lendemain au Donjon, il pense avoir trouvé la clef de l'énigme. Peu avant midi, il fait ramener Remacle et recommence l'interrogatoire. L'après-midi durant, puis le 5, le 6, le 7, le courageux patriote est soumis aux questions, on pourrait dire " à la question ", dans la salle du sous-sol. Depuis son arrestation, on lui a refusé toute nourriture, il a juste eu droit à quelques gobelets d'eau. Il est dans un état pitoyable, le corps couvert de rigoles de sang séché, la peau déchirée, le visage déformé, les doigts écrasés, il vomit et urine de sang, mais il reste lucide. Il pense que depuis son interception, son absence a dû être signalée et ses amis prévenus. Les rendez-vous, auxquels il n'a pu se rendre, ont probablement été interprétés comme un signal d'alerte.

Le 8, vers 17 heures, on le hisse à l'arrière d'une " traction ", menottes aux mains ; Alie prend place à côté du chauffeur, un autre gestapiste monte près de Remacle. La voiture, précédée d'une Citroën bondée de policiers, prend la direction de la Seine, la traverse, filant vers Grand-Couronne. Elle atteint l'avenue de Caen et s'arrête à la demi-lune. Atterré, le chef du FN comprend qu'Alie a percé le secret du rébus. Il indiquait en effet : " Rendez-vous à la demi-lune route de Caen vers Grand-Couronne le 8 mai à 18 heures. " Les deux véhicules se garent et les inspecteurs vont s'embusquer de part et d'autre du carrefour. Remacle se tient coi, épié par Alle. Voici qu'arrive le tramway N° 6, dont c'est le terminus : Laporte et Touré en descendent. A ce moment, survient un cycliste qui se dirige vers eux et les aborde, c'est Dragon. Les trois hommes conversent sous l'œil intéressé d'Alie qui questionne :

- Ces trois-là sont de la bande ?

- Je ne les ai jamais vus, répond Remacle.

- On va voir ça.

Et d'un signe, Alie fait intervenir ses agents.

Un court dialogue, et les résistants sont jetés dans la voiture la plus proche. Et voici qu'apparaît, cheminant tranquillement, pipe aux

dents, Raoul Leprettre. D'un œil averti, il traverse l'esplanade, se rendant compte du guêpier dans lequel il atterrit. Trop tard, une main s'abat sur son épaule, une voix rogue lui demande ses papiers, un quidam survient qui, d'un ton affirmatif, déclare : Il en est, embarquez-le ! " Un temps mort, et Remacle, effondré, voit arriver, perché sur sa bicyclette, Fagot. Lui aussi est mis en éveil par l'insolite présence des voitures garées, occupées. Il poursuit sa route, méfiant, et, un peu plus loin, bifurque dans une ruelle au coin de laquelle il s'arrête pour vérifier ses appréhensions. Mal lui en prend ! Deux sbires bondissent et le ceinturent. Ses papiers sont vérifiés, malheur ! il porte sur lui une feuille soigneusement pliée sur laquelle figurent les coordonnées d'un terrain de parachutage. On le précipite dans une auto qui a déjà

comme passager Raoul Leprettre. Toujours à son poste, Alie fait signe à ses subalternes de reprendre le guet. Une petite heure se passe. Deux ou trois passants sont interpellés et s'en tirent avec la peur ! Satisfait, le chef des brigades donne l'ordre de départ, non sans laisser une " souricière ", et le convoi rejoint le Donjon. Alie jubile, il vient d'appréhender cinq chefs " terroristes ".

Il n'y a plus de CDLN à Rouen.

Les cinq résistants seront déportés à Dachau dont MM. Touré, Laporte et Dragon ne reviendront pas.

Cette malheureuse affaire appelle bien évidemment, pour ceux qui se penchent sur elle, trente-trois ans après, différentes remarques. En essayant de l'examiner d'une façon objective, nous en déterminons les aspects suivants :

1) Benjamin Remacle est arrêté à la suite de l'infiltration de Leroux dans le groupe de Darnétal. Malgré les longues et affreuses tortures subies, il ne parle pas et ne parlera jamais. Ceci est un point formellement établi, tant par les témoignages que par les dossiers du Donjon.

2) Henri Cavelier a échappé par miracle à l'arrestation, on a vu comment. Il a eu soin d'alerter tous les membres du FN en contact avec Remacle. Aucun ne sera inquiété. Il n'a pu aviser les autres membres du CDLN puisqu'il n'avait avec cet organisme qu'une liaisonpar Remacle.

3) Jean Capdeville devait rencontrer Remacle le 5 mai. Ce dernier, et pour cause, ne vient pas. Le principe de sécurité jouant en pareil cas reporte le rendez-vous au lendemain, même lieu, même heure. Là encore, pas de Remacle ! La logique voudrait donc qu'à ce moment Capdeville fasse jouer le système d'alerte et prévienne tous les gens en contact avec le responsable du FN, afin qu'ils annulent les rendez-vous prévus. Or il ne le fait pas, puisque tous se rendent à la demi-lune.

Pourquoi ?

4) En conséquence, MM. Dragon, Fagot, Leprettre, Touré, Laporte, viennent se jeter dans le traquenard tendu par Alie.

Après la guerre, bien des polémiques se sont élevées pour attribuer les responsabilités de ces arrestations à celui-ci, plutôt qu'à celui-là. Il n'appartient pas à un auteur, qui recherche la stricte objectivité, de prendre fait et cause pour l'un ou l'autre. Il ne peut que reprendre les témoignages, les disséquer, les comparer et les vérifier ; de plus, il doit tenter de retrouver les documents relatifs aux événements. C'est

ce qui a été fait.

Les pièces du dossier d'instruction de Kübler, interprète de la Gestapo du Donjon sont à cet égard éloquentes ; elles corroborent parfaitement les récits des témoins. Il aurait été fort simple d'ouvrir une enquête pour déterminer le rôle et les agissements de chacun, ce que réclamaient à cor et à cri les survivants rentrés de Dachau. Les " amitiés " politiques, ayant repris leurs droits, ne l'ont pas permis. Dommage pour la vérité, dommage aussi pour ceux qui, rentrés des bagnes nazis, conservent en eux ce goût d'amertume que laissent les fruits véreux.

CHAPITRE XVIII

ALIE, C'EST FINI !

Les pages précédentes nous ont donné un aperçu de l'infernale activité de Louis Alie. En suivant sa trace au fil des différentes sources qui ont alimenté ce récit, nous n'avons pas voulu faire du sensationnel, ni le charger de tous les péchés des autres. Il est certain que, n'ayant pas eu en main tous ses rapports personnels d'enquête, nous sommes obligatoirement restés en deçà de la vérité ! Seules sont apparues, en dépouillant la masse d'archives et de documents que nous avons pu compulser, les opérations auxquelles il a directement participé. Mais nombreuses ont été toutes celles qu'il a commandées et dont nous n'avons pu justifier qu'elles étaient de son fait. Nous n'en avons donc pas tenu compte. Dans le deuxième chapitre, nous avons évoqué ses motivations et son état d'esprit, nous avons bénéficié pour cette rétrospective du témoignage de certains de ses collègues qui, eux, avaient choisi le camp du patriotisme et de l'honneur, mais qui le côtoyaient journellement, malgré leurs services distincts du sien.

Avant de refermer la page sur ce personnage qui symbolise pour nous ce qu'on a appelé " la Gestapo française ", car nous ne le retrouverons plus dans les chapitres suivants, nous allons tenter de dresser un tableau, bien sombre, celui de ses agissements. La liste que nous indiquons maintenant comporte trois aspects :

a) Opérations effectuées directement par Alie.

b) Opérations effectuées avec sa participation.

c) Opérations effectuées par d'autres, mais sous son autorité.

Les documents que nous avons pu consulter pour l'établir ne permettent pas, pour l'instant, de distinguer les différents cas ; il faudra attendre pour cela le déblocage des minutes du procès, qui, d'après ce que nous pouvons en savoir, ne sont elles-mêmes peut-être pas beaucoup plus explicites. Enfin, il convient d'ajouter qu'au cours de notre enquête, quelques personnes arrêtées, et rescapées, se sont montrées surprises de la responsabilité d'Alie dans leur affaire car elles ne l'ont jamais rencontré, ou n'en ont pas souvenance. Ce fut pourtant bien lui, les archives en font foi, qui ordonna et organisa leur incarcération ! Elles en convinrent lorsque nous leur présentâmes les photocopies des rap-ports de police.

Il faut noter que Louis Alie, condamné à mort par différents groupes de résistance, échappa aux embuscades montées contre lui ; il fut néanmoins blessé deux fois : la première par les FTP d'Albert Leroy le 4 août 1943 à Rouen, la seconde lors d'une action policière à La Vieux-Rue le 4 juin 1944.

Il se tira indemne de trois embuscades :

1) Le 26 septembre 1942 sur la route Dieppe - Saint-Saëns, en forêt d'Eawy, près de Bellencombre (action menée par un groupe FTP en liaison avec des policiers résistants).

2) Le 13 novembre 1943, au Havre, où les FTP attaquèrent le cinéma " Le Sélect " où il devait se trouver. Au dernier moment, il ne vint pas.

3) Le 25 juillet 1944, près de Pont-Audemer, où il échappa par miracle aux maquisards du Surcouf (Voir chapitre XIV).

Le 27 août 1944, Alie quitte Rouen avec les services et les archives de la Gestapo. Il se replie jusqu'à la frontière allemande ; mais désireux, d'après lui, de se soumettre à la Justice de son pays, il revient vers Rouen. Il est reconnu et arrêté par les résistants d'Aumale qui le remettent à la brigade de surveillance du territoire, rue Louis-Antier à Rouen.

Au cours de l'instruction de son procès, il fut amené, pour confrontations, à Pont-Audemer et laissé trois jours sous la garde des maquisards du Surcouf qu'il avait tant traqués. Il proposa alors au vaillant chef du maquis, Robert Leblanc, de lui livrer les noms de deux cents délateurs de Haute-Normandie en échange de la vie sauve et d'un passeport pour l'Argentine. Le commandant Leblanc refusa, bien entendu, cet odieux marchandage.

Le 14 novembre 1944, s'ouvrit le procès qui se termina le 16 par la condamnation à mort. 

En cellule, Alie rédigea une sorte de testament' pour se " dédouaner ".

Le 27 décembre, à l'aube, on vint le chercher pour l'exécution. Il conserva un imperturbable sang-froid. Comme l'aumônier, l'abbé Farcy, lui donnait un paquet de cigarettes, il s'exclama : " Je n'aurai jamais le temps de fumer tout cela ! " Il exigea un verre de rhum, qu'on avait oublié, en disant : " C'est la tradition ". Arrivé sur les lieux, il marcha droit au poteau. Comme on le ligotait fermement, il protesta : " Moins fort, croyez-vous que j'aie l'intention de me sauver ".

Puis il repoussa le bandeau et, s'adressant aux soldats du peloton :

" Surtout, les gars, ne me manquez pas, c'est vrai qu'à cette distance vous seriez impardonnables. "

Il continuait à parler lorsque l'adjudant Pétillon, qui commandait le peloton, cria " Feu ! " Il s'affaissa ; plus de deux cents patriotes venaient d'être vengés.

Avant de clore cette relation sur Alie, il est bon de relever les noms de ceux qui œuvrèrent à ses côtés, les tortionnaires de la Gestapo placés sous les ordres directs du Kommandeur de Rouen, le Dr Keyl.

Les résistants passés dans les affreux sous-sols du Donjon ont de bonnes raisons pour ne pas avoir oublié les Hatsch, Nohring, Schaper, Mayer, Kasohny, Kübler, et de se souvenir de ceux qui les pourchassaient, les policiers M..., C..., D..., P... Certains furent exécutés par la Résistance, tels : Martine, Casson. D'autres n'ont jamais été inquiétés ! Le destin d'un homme tient parfois à la " petite phrase " chuchotée au téléphone. Comment ne pas comprendre la rancœur d'un rescapé de Buchenwald retrouvant dix ans après son tortionnaire à un poste élevé, et plastronnant la main sur le cœur ! Comment ne pas comprendre l'indignation d'un patriote qui, après avoir vu en 1943 tel individu parader sous l'uniforme feldgrau, le rencontre aujourd'hui, assis dans le fauteuil directorial d'un puissant groupe de publicité ou... autre ? On a beaucoup médit de l'épuration, certes oui, il y a beaucoup à dire ! Qu'avions-nous à faire de quelques poignées de cheveux coupés en regard de l'impunité dont ont bénéficié d'importants personnages ? Surtout quand on sait que ceux qui se faisaient tondeurs n'avaient rien à voir avec la Résistance ! Car les résistants, les vrais, ne maniaient pas les ciseaux, à ce moment précis, ils se battaient encore contre les nazis en Alsace ou en Belgique.

Au nom de la République, des institutions et de la démocratie, les partis politiques ont immédiatement repris leurs jeux, engendrant les " amitiés ", les complicités de chapelle et le dénigrement mutuel. Qui en a profité ?

Un valeureux maquisard, pur patriote, résistant de 1941, rentrant de l'occupation en Allemagne en 1945, a pu dire : " J'ai eu, à mon retour, l'impression que mon pays m'avait fait cocu. " L'expression est crue, mais elle est tristement vraie !

Ne quittons pas Rouen et sa région sans saluer tous ces braves Normands qui furent l'honneur de la cité de Corneille :

Les glorieux combattants du FN et des FTP, avec leurs valeureux anonymes et leurs vaillants camarades tels : Louis Duché, Lemercier, Marcel Fleury, Mugnier, André Floch, Marcel Aubruchet, et tant d'autres.

Ceux de Libé-Nord : Legout, Mallet, Lair, Dauzet, Brosseron, Renoult, etc.

Ceux de l'ORA : Valognes, Multrier, Delmas, Philippeau, Houlbrèque, Thuret, Allépée, Viard, Gambier, Régnier.

Ceux du groupe Combat : Schlaich, Pionteck, Malraux, Delbos et tous leurs amis.

Et tous ces héroïques francs-tireurs : Perrotte, Pelletier et son groupe de Darnétal, Guy Noël, Beauquier, Souillard.

Ces femmes au courage magnifique : Mlle Lavoisey, Lucie Guérin, les sœurs Dissoubray, Mme Savale, Mme Stin-Blanckart, Mme Corroy, et toutes leurs campagnes. L'équipe de policiers résistants qui assumèrent, dans un environnement difficile, leur tâche de patriotes, les Vane-chop, Maurice Faucon, René Déterville, Pierdet, Costes, René Frébourg, Ymart, Dehaut, Verstriet, sans oublier celui qui fut leur exemple : Michel Corroy.

Et tous les gens du corps enseignant, professeurs, instituteurs, surveillants, dont l'immense majorité ne faillit jamais à sa mission, à l'image même de celui qui symbolisa leur engagement : Césaire Levillain.

Oui, de la Résistance normande, Rouen fut bien la grande capitale meurtrie, pillée, mais jamais vaincue. Elle demeure pour toute la Normandie l'emblème du courage et de l'honneur.

Coup d'œil sur Le Havre.

Nous avons déjà précédemment évoqué à maintes reprises l'aspect de la Résistance dans le grand port normand. Nous avons cité les groupes du " Vagabond bien-aimé ", ceux de " l'Heure H ", de " Libé-Nord ". Leur activité fut incessante, en dépit du nombre élevé de troupes ennemies séjournant en permanence à la Porte océane. Tout comme à Cherbourg, autre grand port de Normandie, des problèmes quotidiens se posèrent aux résistants soumis aux flots déferlants de la marée verte nazie.

La position stratégique du Havre, face aux côtes anglaises, l'infrastructure spéciale des installations portuaires, sa situation dominante sur l'estuaire, ses ressources naturelles, son complexe pétrolier, le firent considérer par l'état-major ennemi comme un pion essentiel de la défense côtière ; on le vit bien lors de la bataille de septembre 1944. En conséquence, l'occupation s'y manifesta avec une rigueur peu propice aux formations patriotiques. C'est pourtant dès 1941 que les compagnies FTP s'y implantèrent sous la houlette d'André Duroméa, Michel Muzard, Fernand Chatel, Léon Lioust, Lionel Jouet, Gustave Avisse, Jean Hascoët, Toulouzan.

Le 17 avril 1941, joseph Madec tentait la première grande action en sectionnant, à la tête d'un groupe de l'OS, le câble principal reliant le commandant de la base à l'état-major parisien.

En février 1942, le 23, un groupe de jeunes des " Bataillons de la Jeunesse ", dirigés par Michel Muzard et Jean Hascoët, attaquent à la grenade, place de l'Arsenal, un détachement allemand.

Les 13 et 21 mars 1942, Duroméa et Hascoët récidivent sur des escouades ennemies.

Le 18 mars, c'est le déraillement d'un train militaire (Duroméa et son groupe).

Le 24 mai, un Soldatenheim est pris à partie, toujours à la grenade.

Le 16 juin, une compagnie FTP ouvre le feu sur une patrouille de la Kriegsmarine, faisant deux morts et une dizaine de blessés.

Le 27, Duroméa, Hascoët, et leur groupe, tuent le commandant du port, rue Rouget-de-l'Isle.

En 1943, le 13 août, une section de francs-tireurs s'en prend au chef du SD Ackermann, sur lequel Le Bozec ouvre le feu.

Le 15 octobre suivant, Toulouzan, à la tête d'un commando, sabote un sous-marin, puis le 12 novembre, c'est l'attaque contre le cinéma " Le Sélect " (réservé aux troupes d'occupation et à leurs suppôts). Quelques jours plus tard, Gilles Maurice sabote plusieurs wagons ; surpris, il tue un marin allemand de garde et s'enfuit.

Le 7 février 1944, la section de Marcel Julliot détruit un dépôt de munitions à Harfleur, et en mars, des chalands sont endommagés.

Les groupes para-militaires de Libé-Nord, sous la direction d'Henri Choquet, G. Le Sidaner et du commandant Sappey, multiplient les coups de main. Ils récupèrent des armes à Montivilliers, et, le 14 juin 1944, libèrent les détenus politiques de prison. L'Heure H, dont les hommes harcèlent l'ennemi à Étretat et Criquetot-l'Esneval, reçoit l'appoint du mouvement " France avant tout ", et prend le sigle : MRG (Mouvement de Résistance Générale). Armés dès septembre 1943 par une liaison avec le réseau du SOE " Hamlet ", les résistants s'attaquent ouvertement aux soldats du Reich. La répression ne les épargne pas : leur chef, Raymond Guénot, est appréhendé le 20 juillet 1943, il sera fusillé le 1er novembre. Son successeur, Roger Mayer, est à son tour arrêté le 11 mars 1944. Malgré ces revers, la formation poursuit son activité et elle prendra une part importante aux combats de la Libération sous la houlette de Paul Desjardins. Le groupe du " Vagabond bien-aimé ", sous la direction de Jean Langlois et Jean Denis, se manifeste dès 1942 par une intense propagande astucieusement répandue. Des catapultes, anonymes et introuvables, inondent les marchés, les expositions et tous rassemblements, de tracts appelant à la lutte contre l'oppression. Il s'illustrera lors de la bataille du Havre, en guidant les Alliés et en attaquant les forces ennemies.

Le groupement Jean, dirigé par Jean Andréani (Marconi), fort d'une soixantaine d'éléments, s'en prend principalement aux navires allemands et aux entrepôts de matériel dans les docks. Il effectuera divers coups de main à l'encontre des marins de la Kriegsmarine. Au cours des combats sur la Seine, il renseignera les armées de libération sur les effectifs allemands au Havre, grâce à un contact avec le maquis Surcouf de Pont-Audemer.

Le groupe Sappey de Mirebel, avec Émile Schild, fait sauter le 13 août un dépôt de munitions d'une centaine de tonnes. Il dirigea les FFI du Havre lors des combats de rues.

On le voit, malgré la densité des troupes occupantes, en dépit d'un cloisonnement un peu trop rigide, les forces résistantes du Havre furent, à l'image de toutes celles de Normandie, actives, résolues, et d'une grande bravoure dans leurs agissements. Au milieu d'une population particulièrement accablée par quatre années d'une occupation sévère, durement endeuillée par les épouvantables bombardements de la bataille, mais qui ne baissa jamais la tête, la Résistance havraise sut prouver que l'âme normande n'est pas de celles qu'on asservit.

Au nord du département de la Seine-Inférieure, la Résistance fut également bien vivante. Des compagnies de FTP, très virulentes, étaient formées à Dieppe, Eu, Le Tréport, Aumale, Blangy-sur-Bresle, Neufchâtel-en-Bray. Des corps francs de Libé-Nord constituaient un danger permanent pour les convois allemands traversant la forêt d'Eu. Le sabotage des locomotives fut généralisé au dépôt de Dieppe, ainsi qu'au Tréport.

Le 4 juin 1944, un groupe de FTP de Dieppe décime un détachement ennemi. La 9e compagnie de Souillard sabote les lignes H.T., récupère des mines à Hautot-sur-Mer, fait sauter un dépôt de munitions, puis procède en pleine bataille au nettoyage du secteur d'Offranville.

Des mitrailleuses sont prises sur des avions abattus par les hommes du capitaine Desnoues, de Libé-Nord de Dieppe ; ils les utilisent pour attaquer des véhicules allemands. Pendant la période allant du 25 août au 4 septembre 1944, les FFI dieppois, renforcés par des éléments d'Envermeu et de Londinières, traquent les traînards et les fuyards du Reich sous les directives de Legouis. Ceux d'Aumale, de Blangy-sur-Bresle et de Foucarmont, qui ont perdu leur chef René Flambart, tué à Rouen, pour-chassent les unités allemandes à la dérive et participent à la libération de Blangy le le` septembre.

La 5e compagnie du Tréport s'attaque au parc automobile des nazis, y causant de grands ravages. Elle se saisit d'armes et de munitions. La 6e, commandée par Van Landewick, sabote les installations de construction des pistes de V1, ainsi que les bétonneuses, cisaille les câbles téléphoniques et fait sauter la voie ferrée Blangy-Nesles, le 30 juin 1944.

La région de Buchy, Forges-les-Eaux, Gournay, fut très propice aux parachutages et les équipes du BOA y déployèrent une très grande activité. Le responsable du secteur, Pajol, implanta même un petit maquis près de Sigy-en-Bray.

Pour compléter cette sèche énumération, il conviendrait d'évoquer les rassemblements de l'ORA en forêts, Verte de Roumare, de Lyons et de Bray, qui harcelèrent les troupes allemandes errant en débandade, détruisirent des postes de DCA à Montigny, et sabotèrent les pistes de V1.

Il y aurait lieu de citer plus longuement les corps francs de Pierre Claise, de l'OCM, qui se constituèrent en maquis dans l'Eure, à La Haye-Malherbe.

Il faudrait s'attarder sur tous ces petits groupes de chaque bourgade qui, avec très peu de moyens, portèrent des coups sensibles à l'arrogant occupant, contribuant ainsi à saper le moral des cohortes vertes.

Lorsque la guerre quitta le département de la Seine-Inférieure, ses habitants, émergeant du chaos, partagèrent la joie de la délivrance mais leur regard voilé se posait avec amertume sur leurs cités meurtries et dévastées sur lesquelles planerait toujours l'ombre des morts innocents.

CHAPITRE XIX

EN SUISSE NORMANDE, UNE GRANDE FORMATION RESISTANTE : LE MAQUIS DE SAINT-CLAIR

Au début de l'année 1942, un jeune aspirant du 107e RI, récemment renvoyé dans ses foyers, Jean Foucu, trouvait enfin le contact qu'il cherchait pour continuer un combat qu'il estimait de son devoir de poursuivre.

A Saint-Pierre-du-Jonquet, près de Troarn, il liait connaissance avec un certain Jacques Lefrançois, au hasard d'une rencontre de voisinage. Ce Lefrançois s'appelait en réalité Roland Spitzer, et il était employé de banque à Caen. Cela, c'était son activité normale, mais il en avait une

autre, beaucoup moins anodine : il correspondait par radio avec Londres ! Dirigeant un groupe résistant, avec le docteur Derrien, d'Argences, groupe dépendant du mouvement CDLR, Spitzer recherchait des hommes sûrs, énergiques et braves, à la foi patriotique certaine. Il ne pouvait faire meilleur choix que jean Foucu. Habitant Barbery, village situé entre Bretteville-sur-Laize et Thury-Harcourt, en lisière de la forêt de Cinglais, le jeune agriculteur s'engage sans hésiter dans une lutte qu'il ressent comme une nécessité. Après un temps de mise à l'épreuve, il est désigné comme chef de groupe pour le secteur Cinglais-Bocage. Mission essentielle à double aspect : a) renseignement, b) recrutement.

Pour le renseignement, cela va assez bien (mouvement de troupes, implantation des batteries, des postes de DCA, repérage des divisions, des PC, etc.) ; pour le recrutement c'est moins probant ! Il faut dire que notre homme est particulièrement difficile et que les postulants doivent répondre à différents critères indispensables à ses yeux : honnêteté morale, patriotisme éprouvé, discrétion naturelle, liberté des mouvements, sens de la discipline, courage physique. Néanmoins, petit à petit, il réussit à mettre sur pied une section de volontaires. Il parvient également à s'assurer le concours du maire de Moulines, M. Constant Lesage, qui va pourvoir les réfractaires en fausses pièces d'identité.

Pendant que Jean Foucu se démène, non loin, à Cesny-Bois-Halbout, un garagiste s'emploie à structurer le groupe qu'il a créé depuis de nombreux mois : André Le Nevez est déjà en effet dans l'action clandestine, et il travaille pour qui ? pour Spitzer ! Celui-ci, ayant jaugé ses hommes et reçu des instructions supérieures, décide de regrouper son monde. C'est ainsi que, début 1944, une formation très étoffée, bien organisée, passe à l'action contre l'ennemi. Dès lors, ses effectifs augmentent ; elle reçoit le concours des gendarmes de Pont-d'Ouilly, avec à leur tête l'adjudant André Chanu, celui également de trois autres gendarmes de Thury-Harcourt : Penvern, Hérout, Denoual, ainsi que le renfort des fermiers : Jousset à Pierrefitte-en-Cinglais, Bernier au Détroit, Péleot à Boulon, Grosclaude à Pierrefitte également. Grâce à Le Nevez, qui a reçu un parachutage le 8 septembre 1943 dans un champ appartenant à Beaunieux, avec le message : " L'étang est sans rides ", les maquisards sont armés, bien que la majorité des containers aient été transportés chez Roland Vico, à l'abbaye d'Ardennes près de Caen, par les soins de Robineau et de Catel. Ce qui reste à la disposition des réceptionnaires est entreposé chez Rebiard'. En liaison constante avec la direction régionale de l'OCM, Le Nevez dispose d'un relais à la maternité de Bénouville auprès de Mme Vion, la directrice, ainsi qu'avec les groupes de Caen, et les opérations s'accroissent à la grande satisfaction de Jean Foucu qui y prend une part active.

Parallèlement à cette création des forces résistantes, d'autres groupements dans la même région émergent de la nuit qui les enveloppait. A Bretteville-sur-Laize, deux petites formations se manifestent : l'une dirigée par le charcutier André Masseron, avec Gilbert Bouquet, l'autre par le gendarme Henri Lampérière assisté de son collègue Bernard et de l'adjudant André, dont le fils se distingue spécialement. Le rassemblement de ces éléments épars, nécessaire pour une saine coordination des effectifs résistants, s'impose. Il ne va pas tarder, ce sera l'œuvre de Jean-Renaud Dandicolle.

Le 3 février 1944, Mme Vion (la comtesse), de Bénouville appelle André Le Nevez au téléphone : " Venez immédiatement, j'ai un colis pour vous. " Le chef maquisard est hésitant, la Gestapo l'a repéré, il n'est pas très recommandé pour lui de se promener. Certes, il a l'habitude des appels de la directrice de la maternité qui sert de relais aux réfractaires, mais il juge imprudent de s'aventurer jusque là-bas. Mme Vion insiste : " Ce n'est pas un colis ordinaire ! a Résigné, Le Nevez part pour Bénouville. Lorsqu'il arrive, il est mis en présence d'un jeune homme au visage énergique et décidé qui se présente :

- Capitaine jean, envoyé de Londres pour coordonner l'action des maquis du Bocage normand. Voulez-vous travailler sous mes ordres ?

- Mais je dépends de l'OCM !

- Je sais, mais la Gestapo s'est infiltrée dans l'OCM. Londres a coupé les ponts ; j'en sais quelque chose, j'ai failli y rester ! Vous passerez sous l'autorité du général Kœnig.

L'homme, malgré son jeune âge, impressionne Le Nevez. Il accepte. L'épopée du maquis de Saint-Clair commence !

Qui est ce capitaine Jean ? Il se nomme jean, Renaud-Dandicolle, il a vingt ans ! C'est un Bordelais, fils d'un consul ; la famille fait partie de ces notables du vignoble girondin. Bachelier à seize ans, licencié ès lettres à dix-huit, licencié en droit, il vibre d'une ardeur patriotique extraordinaire. Engagé dans la Résistance bordelaise au sein du réseau " Jade " de Roger Landes et Claude de Baissac, il est envoyé à Londres à l'automne 1943 pour y acquérir une formation dans le cadre des équipes " Sussex ", entraînés par le SOE.

En janvier 1944, il est parachuté avec un radio, Maurice Larcher, et Claude de Baissac en Mayenne. Leur mission doit consister à préparer les arrières du futur front de Normandie pour les troupes parachutées, de diriger l'action des FFI en coordonnant leur activité. Le secteur qui est confié à Renaud-Dandicolle comprend le Bocage virois dans un large triangle : Caen - Saint-Lô - Vire. Il va donc devoir prendre en main les groupes de Bretteville-sur-Laize, Vassy, Condé-sur-Noireau, Cesny-Bois-Halbout, Pontécoulant, Montchauvet, Villebaudon, Beaucoudray. Avec une ardeur infatiguable, il sillonne toute cette zone, établissant les contacts, assurant les liaisons radio, fournissant les instructions reçues journellement de Londres. Piloté par le gendarme Henri Lampérière, dont la moto dotée de laissez-passer franchit allégrement les barrages, le capitaine jean visite les chefs d'unité, veille à la bonne répartition des armes, choisit les lieux d'embuscade, repère les terrains propices à recevoir les troupes aéroportées, décide des sabotages à exécuter.

Le 18 mai, le message : " Le cerf-volant tire la ficelle " annonce un nouveau parachutage, et, le soir, une équipe formée de Louis Abavent, Georges Besnier et son père, Jean Foucu, Louis Jousset, André Héricy, Georges Grosclaude, Dan père et fils, Louis Lebaron, sous les ordres d'André Le Nevez, réceptionne vingt-cinq containers, soit cinq tonnes d'armes, sur le plateau de la ferme Jousset. Les précieux cylindres sont entreposés dans un tas de fagots chez Grosclaude. De partout, les renseignements affluent sur les cantonnements ennemis et leurs installations, sur le montage des pistes de V1 en construction aux carrières de Quilly et de Cauvicourt, sur le camp sommaire de la Luftwaffe à Callouet, sur les troupes basées à Urville, Gouvix, Barbery, Fresnay-le-Puceux, Boular, Saint-Laurent-de-Condel, Langannerie, Moulines, Cintheaux. Toutes ces indications sont immédiatement transmises à Londres par le radio Maurice Larcher.

Notre ami Jean Foucu s'essouffle à maintenir la liaison avec le capitaine jean, toujours par monts et par vaux, et qui se rend d'Acqueville à Gacé, de Thury-Harcourt à Ciral dans l'Orne, pour unifier les ramifications clandestines.

Le 3 juin, un nouveau parachutage est effectué sur le même terrain ; cette fois Renaud-Dandicolle est sur place pour diriger la réception. Les containers livrent surtout du plastic (près de 500 kg !) et des fusils mitrailleurs, ainsi qu'un mortier. Tout ce matériel est encore entreposé à la ferme Grosclaude. Les sabotages reprennent de plus belle. Dans ces opérations, un groupe d'hommes émerge par son allant, sa combativité, son sens de la guérilla, c'est celui d'Alexandre Guérin. Il a une particularité, ce groupe, c'est que sur sept éléments, cinq sont frères ! Sous la direction d'Alexandre, trente ans, on trouve en effet : Victor, trente-deux ans, Henry, vingt-sept ans, Maurice, dix-neuf ans, et René, dix-huit ans, aux-quels s'ajoutent : Maurice Allard et Ferdinand Eugène. Formés par ce chef intelligent, rusé, robuste, avare de paroles, ancien élève gradé d'infanterie, qui a parfaitement assimilé la technique et les astuces du combattant, nos sept gaillards forment un redoutable commando. Une embuscade s'avère-t-elle délicate ? Un repli bien préparé doit-il être prévu ? Une reconnaissance subtile s'impose-t-elle ? Une patrouille ennemie à neutraliser discrètement ? C'est le groupe Guérin qui intervient.

Le capitaine jean avait remarqué l'excellent comportement d'Alexandre et de ses équipiers, et il avait dû en faire le rapport, car, lorsque les Britanniques arrivèrent le 14 août, leur service de renseignements réclama aussitôt le franc-tireur qui se vit proposer une mission difficile qu'il accepta d'un seul mot. Il s'agissait, après avoir subi un entraînement de trois jours, de traverser les lignes allemandes et, derrière elles, d'indiquer par talkie-walkie à un Piper-Club de reconnaissance volant au plus bas le mouvement des troupes ennemies, l'implantation des pièces, les concentrations de matériel, et ceci, sur un parcours bien défini, entre le carrefour au village des Rotours des D 909 et 239 jusqu'à Putanges, et à heures fixes : 11 h et 16 h. Dire toute la difficulté d'une telle mission, au milieu des fantassins ennemis, avec le trop visible avion au-dessus de la tête, dans un environnement peu familier, est superflu. Concluons simplement en remarquant que cette activité dura tout le temps de la bataille de Falaise, et qu'elle permit la destruction d'un matériel considérable par les chasseurs bombardiers sur des cibles pourtant... dissimulées !

Ne terminons pas cette brève évocation du groupe Guérin sans relater la principale distraction du benjamin René : alors que chacun avait regagné ses quartiers, et goûtait un repos amplement mérité, ce tranquille jeune homme partait seul dans la nuit, à pied, à travers champs et bosquets, à une dizaine de kilomètres du maquis, muni de trois ou quatre grenades. Il s'approchait en rampant, silencieux comme un Sioux, des sentinelles allemandes gardant quelque poste ou ouvrage, choisissait de préférence l'instant de la relève, se tenant coi durant de longs moments tel un chasseur à l'affût, et balançait soudain ses " fruits exotiques " riches en pépins meurtriers, rayant du même coup du monde des vivants quelques exemplaires de la race des seigneurs ! Puis, tout aussi furtivement, il regagnait son abri, satisfait et... muet sur ses exploits ! Ce n'est que beaucoup plus tard que ses frères eurent l'explication des attentats nocturnes survenus à cette période à Pierrepont, à Angoville, à Marfainville et à Meslay.

" Le chant du laboureur dans le matin brumeux ", je répète : " Le chant du laboureur dans le matin brumeux. " Incrédule, le fils d'André Le Nevez (Robert) entend le speaker poursuivre la longue litanie des messages personnels. Nous sommes le 5 juin 1944 au soir. Pas de doute, ce chant du laboureur, c'est bien l'annonce du débarquement ! Fou d'excitation, le jeune homme se rue sur son vélo et, sans se soucier du couvre-feu, fonce jusqu'à Bonnoeil où se trouve le maquis ce soir. Il fait irruption essoufflé dans la pièce où travaillent, sur des plans de sabotages, son père et Renaud-Dandicolle. La nouvelle galvanise tout le monde et, immédiatement, les ordres partent pour l'application des mesures prévues. Les hommes se dirigent vers les points stratégiques qui leur ont été assignés.

Sous la direction d'André Le Nevez, une section, comprenant entre autres son fils Robert, André Héricy, les Dan père et fils, fait sauter la voie ferrée Caen-Flers au lieu-dit " La Halte-de-Grimbosq ". Pendant ce temps un autre commando avec Renaud-Dandicolle, Jean Foucu, Philippe Durel, Louis Jousset, Georges Bernier, Victor et Maurice Guérin, Antoine Sépulcre, et quelques sédentaires, tend une embuscade au lieu-dit " L'Étang-de-Meslay ", sur la route de Thury-Harcourt à Falaise. Il attaque des véhicules allemands, faisant plusieurs morts, mais la riposte est sévère et les maquisards décrochent. Ils se regroupent à Saint-Clair, au " Chêne à Catel ". D'autres sections abattent des arbres, jettent des " crève-pneus explosifs " ', déplacent les poteaux signalisateurs posés par l'occupant.

Le lendemain, la réaction ennemie est immédiate : interdiction de circuler à bicyclette, contrôle incessant des papiers, barrages multiples.

Ce qui n'empêche pas les francs-tireurs de transporter une partie des armes parachutées à la mine d'Urville.

Les jours suivants, le capitaine Jean regroupe ses hommes à la ferme Grosclaude, sur le plateau de Saint-Clair. Situé à plus de trois cents mètres d'altitude, ce site domine toute la campagne environnante, et la vue s'étend sur la vallée de l'Orne et les collines de Thury. La ferme est une petite expoitation, conquise par son propriétaire sur les bois en bordure. Georges Grosclaude et sa femme Eugénie la font valoir depuis quelques années. Ces patriotes, qui viennent de la région messine, ont eu un peu de difficultés à s'incorporer dans le Bocage. Des bruits étranges courent sur le compte du fermier ; on murmure qu'il fait partie du 2e bureau ! Qu'il est l'ami intime d'un colonel des services secrets ! Ce qui est sûr, c'est que Grosclaude est un patriote sincère et brave, de la plus belle eau. Il héberge, nourrit les gars du maquis, dissimule les armes chez lui, participe aux actions, et... poursuit sa tâche de cultivateur !

Le 25 juin, toujours fidèle à sa mission, Renaud-Dandicolle réunit les chefs de la Résistance à la mine d'Urville. André Masseron, de Bretteville, et Léonard Gilles, de Caen, sont là notamment. Il est décidé que la coopération sera étendue et développée. A cet effet, tous les groupes caennais sont réorganisés et armés Henri Lampérière est chargé, avec ses hommes, d'établir et de maintenir les liaisons ; mission qu'il assumera avec un grand dévouement, et au péril de sa vie, jusqu'à la fin de la bataille de Caen.

Elle se rapproche, cette bataille : les Allemands refluent partout et les déplacements deviennent difficiles. Pendant quelque temps, le maquis doit se mettre en sommeil. Une tentative est faite pour le reculer de la zone des combats, et le réinstaller aux confins du Calvados et de l'Orne, au lieu-dit " Le Moulin-des-Loges ". Les armes y sont acheminées à travers bois et pacages, à dos d'âne fournis par M. Glinel qui régit une exploitation forestière proche. Malgré les difficultés de l'entreprise, le capitaine Jean donne mission à Jean Foucu de se rendre à Courcy et à Saint-Pierre-sur-Dives pour renouer le contact avec Spring. Foucu part à vélo, mais il est arrêté à Jort. Un providentiel mitraillage par un couple de Mosquitos lui permet de s'échapper. Il arrive à Courcy, se rend à la masure, où il est censé retrouver les chefs clandestins locaux, mais il ne voit personne. Il se met alors à la recherche de la jeune correspondante radio parachutée pour ce secteur, la charmante Paulette Pippers

elle est introuvable ! Après deux jours de quête infructueuse, désolé de n'avoir pu rétablir le contact avec cette formation, il rentre à Saint-Clair. Et il a la surprise d'y rejoindre le chef du maquis qui a dû se résoudre à abandonner Le Moulin-des-Loges, devenu trop vulnérable. Renaud Dandicolle n'a d'ailleurs conservé que l'ossature de ses groupes, car un rassemblement important est maintenant impossible dans ce secteur truffé de fantassins ennemis. En conséquence, il a renvoyé dans les fermes tous les réfractaires et les volontaires non indispensables. De plus, il a reformé les groupes locaux. Le front, qui se rapproche de jour en jour, amène de continuels passages d'avions dont certains sont malheureusement touchés par la flak, et c'est une tâche compliquée et supplémentaire que doivent assumer les maquisards en partant sans cesse à la recherche des aviateurs sautés en parachutes. Une chaîne spontanée se forme parmi la population : on en recueille partout, chez Abavent à Acqueville, chez Delarue et Durel A Cesny-Bois-Halbout, à l'hospice de Cesny, où les sœurs se dévouent aux soins des blessés avec leur aumônier, l'abbé Jessel, chez Jean Bossuyt à Cauvicourt, etc.

Les Allemands reculent et veulent occuper la mine d'Urville ! En catastrophe, les résistants doivent évacuer les armes qu'ils y avaient entreposées.

Lampérière, pilotant toujours sa moto, passe sans encombre, grâce à son uniforme et son ausweis, au travers des lignes. Il établit une navette permanente entre les diverses formations et l'état-major de Caen, coincé dans la bataille. Le chef départemental, Christian Parléani, s'efforce de rompre l'isolement et multiplie les liaisons avec tous les groupes résistants à l'ouest du Calvados. René Duchez, le légendaire patriote caennais, traqué par la Gestapo, et dont l'héroïque épouse vient d'être arrêtée, trouve refuge en urgence chez Masseron à Bretteville, puis chez Adeline, mais il ronge son frein et ses amis ont bien du mal à l'empêcher de commettre des imprudences.

Au nord et à l'ouest du département, le canon tonne sans discontinuer, la mitraille crépite jour et nuit sur la campagne dévastée, les bombes et les obus modèlent un sol lunaire, sur lequel les bestiaux terrorisés galopent dans une sarabande infernale au milieu des débris calcinés et des cadavres. La guerre est là, en Suisse normande !

La tragédie du 8 juillet.

Tôt le matin du 7 juillet, Jean Renaud-Dandicolle arrive à Barbery, chez Foucu. Il veut voir Jean, lequel est justement rentré d'opération dans la nuit en compagnie d'un aviateur canadien recueilli chez Bossuyt. Les deux hommes dorment dans un bâtiment voisin à triple issue. On les réveille, le pilote se présente : Harry John Cleary. Le capitaine jean indique à jean Foucu qu'il va le charger d'une nouvelle mission, car il doit partir le lendemain pour la Mayenne rejoindre l'état-major. Cette mission consiste A préparer la réception et le guidage de parachutistes britanniques. Deux terrains ont été choisis par les Anglais ; l'un A Fontaine-le-Pin, à proximité de la route Caen-Falaise, l'autre à Martigny, près de Falaise. Ces paras doivent s'emparer des routes de Falaise A Caen et de Falaise à Pont-d'Ouilly.

Le code-message est " Le château d'eau déverse deux fois ", la lettre de reconnaissance est V, le commando sera formé par le groupe Guérin.

Ces explications fournies, après s'être un peu restaurés, les trois hommes partent pour Saint-Clair. Jean Foucu roule en éclaireur, Dandicolle et le Canadien, à qui on a prêté la bicyclette des la sœur de l'aspirant, suivent à quelque distance.

Près des bois de Saint-Clair, une patrouille allemande intercepte les deux derniers, alors que Foucu est passé. Le capitaine Jean présente sa carte, fausse mais très convenable, à l'identité fantaisiste ; ça va ! Mais le Canadien n'en dispose pas, bien évidemment, et de plus il ne parle pas un mot de français, ni d'allemand !

" Il est sourd-muet, allègue son compagnon, nous sommes réfugiés de Caen. " Les Allemands se regardent, perplexes, palabrent, puis leur font signe de partir. Ouf !

Un moment après, les deux hommes arrivent à la ferme Grosclaude, où ils retrouvent Lampérière venu pour la liaison. Renaud-Dandicolle lui assigne le nouveau point de rencontre : le café près de l'église à Cirai dans l'Orne. Malgré l'insistance de ses amis, Lampérière repart, car il a tout de même un service à assurer ! Mme Grosclaude décide alors de préparer un copieux repas pour atténuer l'amertume de la séparation.

Alors que les convives se disposent à passer à table, le gendarme Launay, de la brigade de Pont-d'Ouilly, vient aux ordres pour son groupe. Il accepte l'invitation à dîner qui lui est faite. La soirée est gaie, on trinque joyeusement à la Victoire prochaine, puis Launay s'en va et les garçons montent se coucher dans le grenier de la maison, auquel on accède par une échelle de meunier extérieure.

Pour écrire la suite, j'ai demandé à mon ami Jean Foucu, seul survivant, d'apporter son témoignage. Voici comment il décrit les faits :

" Nous nous levons, tout habillés évidemment. J'étais descendu le premier et Jean Renaud-Dandicolle me passait les vélos que nous avions montés au grenier. A peine la première bicyclette est-elle à terre que je vois, sur ma gauche, un sous-officier allemand qui avait contourné silencieusement l'encoignure de la maison. Il me demande mes papiers, je lui réponds que je suis réfugié, mais il s'approche et arrache de ma poche de blouson une carte d'état-major, dont un centimètre dépassait. Au même instant, Dandicolle dégringole l'échelle et, voyant la scène, déclare : " je vais chercher les papiers. " Il prend le même itinéraire qu'avait emprunté le boche pour nous surprendre. Ce dernier, après une hésitation, court derrière lui. Le capitaine Jean entre dans la maison, va vers la machine à coudre de Mme Grosclaude, dans laquelle est dissimulé un pistolet à silencieux 7,65, s'en empare prestement et, au moment où l'Allemand se présente dans l'embrasure de la porte, il tire. Bien sûr, je n'ai pas entendu le coup de feu, je m'élance pour contourner la maison en sens opposé, et je bute sur un second fritz. Je veux revenir en arrière, et me trouve nez à nez avec le premier SS qui se tient la poitrine en hurlant : Alarme ! De toute la vigueur de mes vingt-quatre ans, et de mes soixante-dix-huit kilos, je lui place le plus formidable direct à la mâchoire que j'aie jamais donné. Il s'écroule net. Je rejoins alors Renaud-Dandicolle qui, entre-temps, vient d'abattre l'autre Allemand en tirant à travers la fenêtre de la chambre des Grosclaude, lesquels sont partis traire leurs vaches. Il me dit : " Vite, dispersion immédiate. "

Aussitôt, je pars vers l'est, lui au sud-est, Larcher et le Canadien, qui ont perdu du temps, n'ayant pas suivi l'action, filent à l'ouest. J'avais à peine fait cent mètres que j'entends les hurlements des SS, ameutés par les cris du premier blessé, et qui découvrent leurs deux compatriotes. Comme ils cantonnaient à proximité, ils furent sur les lieux très vite. J'avais un gros avantage sur mes amis, celui de connaître très bien la région. Appliquant ce qu'on m'avait appris à l'armée, je me mis à courir à travers bois et prés en utilisant les angles morts. En quelques minutes, je fis ainsi plus d'un kilomètre ! J'entendais au loin, vers la ferme, le bruit des armes automatiques. Je m'éloignais, sautant talus et clôtures. Dans un bois, je faillis me jeter sur une troupe allemande qui bivouaquait et fus assez heureux pour l'éviter. Enfin, après une course échevelée, de quinze kilomètres, j'arrivais à Moulines où je passais la journée caché dans le grenier de Mme Chardine. Les jours suivants, je rejoignis, après maintes péripéties, Lampérière qui m'achemina dans sa famille près de Vire. "

Revenons à la ferme pour savoir ce qui s'y passe. Jean Renaud-Dandicolle est parvenu à s'enfuir. Il a couvert près de deux kilomètres en direction de Pierrefitte-en-Cinglais. Il voit, dans un champ de betteraves, un ouvrier agricole qui travaille au " démariage ! ". Sentant les SS sur ses talons, il rejoint le paysan et veut donner le change en se joignant à lui. Mais il n'a guère la manière, et les Allemands survenus ne s'y trompent pas. Ils veulent l'arrêter. Prompt et décidé, Dandicolle saute sur la mitraillette du plus proche et tente de s'en emparer, mais le boche, plus puissant, ne s'en laisse pas compter et l'assomme. On l'emmène. Où ? Peut-être à Martigny où la Gestapo avait une antenne repliée. Mais plus personne, jamais, ne reverra le capitaine Jean Renaud-Dandicolle. Sans doute fusillé et enterré dans le Bocage normand ?

Larcher et Cleary, eux, n'allèrent pas bien loin ; ils furent rejoints et fusillés sur place. A 400 mètres de la maison.

Restent les fermiers : ils reviennent de traire leurs vaches, et sont alertés par les coups de feu. Aussitôt, ils se cachent au plus profond d'un fossé. Mais, terrorisée par tous ces événements, leur chienne hurle en tirant désespérément sur sa chaîne. Les Allemands la détachent, elle file aussitôt rejoindre ses maîtres qui sont découverts et arrêtés. On les emmène à la maison. Frappés, torturés, pour leur faire avouer les complicités de ce " nid de terroristes ", ils se taisent, stoïques sous les coups. Un peu plus tard, ils sont traînés à la ferme voisine, chez Louis Jousset, franc-tireur lui aussi. Mme Grosclaude est liée, bras et jambes en croix, à la roue d'une charrette. Son mari est attaché à un tilleul ; odieusement torturés à nouveau, ils ne prononcent aucune parole. Les Jousset sont questionnés brutalement, mais parviennent à s'en sortir, bien que le sous-officier qui mène les opérations demeure soupçonneux à leur égard.

Vers le soir, Jousset, écœuré de voir son ami dans un pareil état - il est quasiment agonisant -, intervient auprès du feldwebel :

- Est-ce que je peux lui donner une tasse de café ?

- Nein ! Défendu, si vous donner quelque chose, vous terroriste aussi !

- Je ne suis pas terroriste, mais je ne suis pas son ennemi. C'est un homme comme nous. Nous, ici, dans notre campagne, nous sommes tous de bonnes gens ; on ne laisserait pas un chien mourir sans le secourir, nous ne sommes pas des barbares !

Au paroxysme de la fureur, les yeux exorbités, le SS s'approche, prêt à frapper. Jousset ne bronche pas. Grosclaude, dans sa demi-inconscience, a dû comprendre car il ouvre un peu ses yeux tuméfiés et laisse filtrer vers son camarade un regard reconnaissant. Le boche gesticule et se répand en un flot d'injures, moitié en français, moitié en allemand, puis brusquement, il tourne les talons et sort. Les Jousset sont repoussés et cantonnés dans leur salle commune.

Au petit jour, lorsqu'ils s'enhardissent à sortir, intrigués par le silence, il n'y a plus personne ! Voitures et motos ont disparu, plus d'Allemands, plus de Grosclaude non plus ! Toutes les recherches entreprises pour retrouver leurs cadavres demeurèrent vaines. Comme jean Renaud-Dandicolle, ils se sont évaporés ! Où ?

Quelques jours plus tard, les Allemands revenus incendièrent la ferme du maquis de Saint-Clair.

" Les murs noircis sont 14 pour témoigner que les nazis ne sont pas des hommes comme les autres. Ils sont d'une race à jamais maudite, qui dans sa folie, se croit une race élue. "

Ces paroles, écrites en 1946, reprennent aujourd'hui tout leur sens, à une époque où les résurgences du nazisme un peu partout inquiètent tous les défenseurs de la Liberté et de la Dignité humaine.

CHAPITRE XX

DE LA SUISSE NORMANDE AU BOCAGE : CONDE-SUR-NOIREAU, VASSY, VIRE

Vassy, octobre 1940.

L'officier allemand entre dans la boutique, claque des talons, et se lance dans une longue péroraison. A ses côtés, le feldwebel interprète se tient immobile, figé ; derrière ses grosses lunettes de myope, son regard est inexpressif, comme absent. Dès que son supérieur en a terminé, il traduit :

- Monsieur, notre commandant vous invite à réparer et réviser les bicyclettes de notre peloton. Chaque jour, nous vous amènerons quelques bécanes et les reprendrons le lendemain, et ainsi de suite. Vous recevrez un bon de paiement que vous irez toucher chaque semaine à la Kommandantur. Si vous avez besoin de pièces détachées, vous devrez faire une demande écrite et signée à notre bureau d'intendance, mais vous aurez à justifier de leur emploi. Avez-vous quelque observation à faire?

Joseph Requeut, marchand de cycles, reporte son attention sur l'officier qui a écouté avec une certaine impatience la traduction, tout en enfilant cérémonieusement ses gants.

- C'est que j'ai beaucoup de travail ; il n'y a plus guère de voitures, alors les gens ont ressorti les vélos, et je n'ai que mon neveu pour m'aider.

- C'est égal ! L'armée d'occupation a la priorité sur la population.

Dans son coin, occupé à resserrer une roue libre, Gérard Tafflet, le neveu, bout de rage contenue. Mais son oncle, plus diplomate, grâce à l'expérience de l'âge, s'incline :

- En ce cas, je suis à votre disposition.

Les deux Allemands saluent et se retirent, sous l'œil féroce du jeune Gérard.

- Et puis quoi encore ? Leur réparer leurs vélos ! Ah non !

- Tu préfères peut-être qu'ils réquisitionnent l'atelier, et nous avec ?

De mauvaise grâce, le jeune homme en convient, mais le coup d'œil entendu de Requeut l'intrigue. Il va en avoir l'explication quelques jours plus tard, lorsque son oncle lui montrera comment, avec un peu d'esprit de sel judicieusement introduit dans les roulements et les axes, on peut se livrer au petit jeu du sabotage !

Ainsi commença pour Gérard Tafflet l'activité résistante, et pour Joseph Requeut le début d'agissements qui lui vaudront quelque temps après la déportation.

 

A Vassy, d'autres que les deux mécaniciens partageaient leur opinion : Me Bâtard, le notaire, Camille Voivenel, cultivateur, Henri Vivien, Souenard, Olivier. Il se forma ainsi un noyau de personnes qui, sans envisager d'actions contre les troupes d'occupation, faute de moyens, n'en constituaient pas moins une force d'opposition aux tenants de l'ordre nouveau. Puis, petit à petit, par relations, se modela un embryon de groupe. Un grand pas en avant fut effectué lorsque M. Bâtard entra en contact avec un libraire de Condé-sur-Noireau, M. Loiselet, car celui-ci entretenait une correspondance avec un avocat de Caen, M. Léonard Gilles. Ce membre du barreau caennais appartenait à un mouvement de résistance déjà bien structuré, " l'Armée des Volontaires ", qu'un certain Château dirigeait dans le chef-lieu du Calvados.

A Condé-sur-Noireau, les choses sont d'ailleurs bien avancées dès 1941. Outre Loiselet, l'Armée des Volontaires peut compter sur Jacques Bertoux, l'industriel Dedeyster, Pierre Le Mouton, Albert l'étron et la famille Dissler, que nous avons déjà évoquée'. Dans les bourgades voisines, des appuis se manifestent : à Viessoix avec le chef de gare Baron, à Athis-de-l'Orne avec Bréel, à Ségrie-Fontaine avec Pes-chard. Certes, tous ces éléments n'appartiennent pas à la même organisation, mais les bonnes volontés se reconnaissent. Quelques actions sont organisées : en décembre 1941, deux officiers nazis circulant en voiture sur la D 20, entre Condé et Athis, sont victimes d'une embuscade, leurs armes et papiers sont saisis par les résistants, la voiture incendiée, les corps ne seront pas retrouvés. La Feldgendarmerie enquête et conclut à une mise en scène de déserteurs, les deux gradés devant partir pour le front russe le surlendemain ! Un dépôt de munitions est attaqué en février 1942 près de Saint-Germain-du-Crioult, puis en mai, c'est un fourgon hippomobile isolé qui est enlevé à Saint-Pierre-du-Regard. L'attelage, avec les cadavres des convoyeurs, sera retrouvé errant deux jours plus tard, mais chargement et armes ont disparu !

Au début de 1943, la Résistance locale se renforce à Vassy avec l'engagement des gendarmes Menochet et Caulet, de Bouchereau, vétérinaire, et d'Amaury.

A Condé, Albert l'étron recrute quelques hommes sûrs : Marcel Leplanquois, Fernand Piel, Eugène Hergault, Louis Canton, Samuel Frémont, Fernand Dujardin, Pierre Leteinturier, ainsi que le Dr Lemière et l'abbé Charles Sébir. Le groupe se consacre aux renseignements et à l'organisation d'une filière d'évasion pour les soldats alliés, puis, à partir de novembre 1943, ayant reçu un peu d'armement, il entre dans l'action.

Dans le même temps, se constitue un important rassemblement d'éléments réfractaires au STO dans le secteur de Clécy, sous la direction de Roger Foinaud, dit " Isidore ", du FN. Devant l'importance des effectifs, et l'impossibilité de maintenir un tel regroupement, la formation éclate en trois sections :

L'une s'implante à Pontécoulant sous le commandement de Prosniensky et Socha.

La deuxième s'enracine à Champ-du-Boult, où elle amalgame les premiers résistants isolés ; Henri Vandenbulcke en assure le commandement.

La troisième demeure à Clécy avec son chef, Raymond Pierre. L'ensemble est réuni à l'état-major des FTP sous l'appellation de maquis Guillaume le Conquérant. Deux autres foyers de résistance s'allument à Vire ; l'un avec le pharmacien Halbout et le professeur de gymnastique Sauvage, l'autre avec le scieur Urbain. Le groupe Halbout, dépendant du réseau " Centurie ", ratisse les renseignements sur les mouvements ennemis et ses installations dans le bocage. En liaison avec l'OCM de Caen et Léonard Gilles, il contribue efficacement au succès du débarquement. La section d'Urbain travaille avec le maquis Guillaume le Conquérant, elle est rattachée au FN par " Isidore " Foinaud.

Gérard Tafflet ne répare plus les bicyclettes allemandes ! Complètement entré dans la clandestinité, doté de faux papiers lui attribuant la qualité de secouriste, il circule à moto, casque blanc sur la tête et brassard de la Croix-Rouge au bras ! Cette excellente couverture permet à ce garçon vif, rusé et débrouillard, de se déplacer à sa guise, et il ne s'en prive pas. C'est lui qui assure la liaison avec le PC de Caen, avec les groupes Halbout, de Vire, Bertoux, de Condé, Baron, de Viessoix, et ceux de Montchamp. Il effectue diverses missions : récupération d'aviateurs anglais, prélèvement de sable sur la plage de Lucsur-Mer, transport d'armes, recherche des camps de blindés allemands, dont il doit noter le nombre de roues d'entraînement des chenilles, etc.

Début 1944, le groupe Voivenel, auquel appartient Gérard, est doté d'armes plus perfectionnées grâce au parachutage réceptionné par les résistants de Condé. Pour en assurer la distribution, on utilise un moue de transport original : les armes sont placées dans une bétaillère sur un lit de paille, recouvertes d'une autre épaisse couche de litière sur laquelle prend place une... vache, et en avant ! Les barrages sont franchis sans problèmes et l'armement entreposé dans le grenier perdu d'une étable au hameau des Solliers à Saint-Germain-du-Crioult. On s'en sert fréquemment, notamment pour :

- Incendier sur la route d'Aunay des camions de transport de carburant, à l'aide de plaquettes au phosphore.

- Attaquer des estafettes motocyclistes, afin de leur subtiliser les renseignements dont ils sont porteurs et les transmettre aux Alliés.

- Faire sauter les voies de chemin de fer de la ligne Paris-Granville â La Lande-Patry.

- Détruire les dépôts de matériel et de munitions.

- Sectionner une importante ligne téléphonique souterraine près de Berjou. Quelques autres opérations spectaculaires sont à inscrire au compte du groupe Voivenel, dont une, essentielle pour les Alliés : la destruction du pont de Pontécoulant.

Un jour de juillet 1944, alors que la bataille faisait rage dans la plaine de Caen, Christian Parléani, chef départemental des FFI, demanda à Voivenel de faire sauter le pont de Pontécoulant utilisé massivement par les Allemands pour faire monter en ligne leurs blindés et leurs convois. En effet, à cette période, il n'était plus possible à l'ennemi d'emprunter les grandes voies routières, pilonnées systématiquement par l'aviation alliée, qui avait d'ailleurs détruit tous les ouvrages d'art sur ces routes. Seules, les petites départementales, serpentant sous le couvert du bocage, pouvaient encore permettre le passage. Les leur interdire était vital pour les armées libératrices. Le pont de Pontécoulant franchissait une rivière fortement encaissée ; il figurait comme un point stratégique sur les cartes allemandes, aussi était-il gardé jour et nuit. Un poste de guet installé au carrefour de la route Condé - Aunay-sur-Odon en assurait la surveillance. Pourtant, l'ordre était formel ! Il devait sauter.

Laissons-donc l'un des participants à cette action, notre ami Gérard Tafflet, nous la décrire :

" A la tombée de la nuit, nous nous rassemblons au PC de Solliers. Le commando comprenait notre chef, Camille Voivenel, Henri Vivien, Amaury, Souanard et moi. Longeant la rivière, tantôt sur le chemin parallèle, tantôt à travers les prés, nous arrivons, après une bonne marche, à pied d'œuvre. Nous nous dissimulons soigneusement, épiant les mouvements des sentinelles. Lorsque arrive le moment de la relève, en profite pour me glisser dans l'eau silencieusement, accompagné de Vivien. Les autres assurent notre protection. Arrivé sous le pont, je grimpe sur les épaules de mon ami Vivien, et je parviens à m'accrocher sous les poutrelles. Je commence à étaler mes charges de plastic. Nous avions prévu de poser des crayons détonateurs de 15 minutes, ce qui nous laissait la possibilité de décrocher bien avant l'explosion, mais entre la première et la dernière charge, nous devions attendre le passage de la sentinelle, tant et si bien que lorsque j'ai placé la dernière, la première était presque arrivée à son terme de déclenchement. Vraisemblablement un bruit, provoqué par notre clapotis dans l'eau, attira l'attention du garde qui se mit à hurler : " Alarme ! Alarme ! " et c'est sous un feu nourri que nous avons dû nous replier, les balles ricochant autour de nous. A peine avions-nous parcouru une centaine de mètres, que la première explosion secouait l'air. Tapis dans l'obscurité, nous pouvions voir les boches courir en tous sens et, à notre grande joie, le pont sauta. "

Fous furieux de ce sabotage, qui coupait irrémédiablement la route des blindés, les Allemands réveillèrent les habitants du village et les alignèrent comme pour les fusiller. Toute la nuit, ils les tinrent sous la menace des mitraillettes, les interrogeant et les bousculant. Enfin, à l'aube, ils autorisèrent les femmes et les enfants à regagner leurs demeures ; quant aux hommes, certains furent requis pour essayer de rétablir le passage à l'aide de troncs d'arbres, d'autres furent astreints à diverses corvées. Il n'y eut cependant aucune victime et les villageois en furent quittes pour la peur. Il est heureux que les gens de Pontécoulant aient eu affaire à des soldats de la Wehrmacht à cette occasion, car la réaction dit probablement été tout autre avec une formation de SS !

Quant au pont, si les piétons pouvaient emprunter la passerelle hâtivement jetée, il resta définitivement impraticable pour tous véhicules. Le but du commandement était atteint.

C'est dans la nuit du 5 au 6 avril 1944 que le groupe de Condé-sur-Noireau, dirigé par Albert Pétron, réceptionna le parachutage d'armes qui allaient équiper la résistance régionale.

Annoncés par le message de la BBC : " Le crocodile a mal aux dents ", les containers, au nombre de 24, apportèrent plus de 3 tonnes
de matériel : armement, vivres et médicaments. L'équipe, composée de Jacques Bertoux, Pierre Le Mouton, Max Dissler, Louis Canton, Fernand
Piel, Pierre Leteinturier, Marcel Lebailly, Leplanquois, reçut cet important chargement sur un terrain homologué à Vervent, aux limites du
Calvados et de l'Orne. Malheureusement, l'infiltration d'un agent de la Gestapo décimait un mois plus tard la valeureuse formation de Condé.
Loiselet, Frémont, Dujardin, le Dr Lemière, Albert Pétron et Mme Bertoux mère sont arrêtés et déportés ; les autres parviennent à s'enfuir. Jean Dissler, Eugène Hergault, Henri Vivien et Roger Amaury renouent le contact avec le départemental Christian Parléani. Ce dernier leur enjoint de se regrouper à Beauchêne, aux lisières de la Manche et de l'Orne, sous la houlette de Mlle Yvette Dubocq. Ils vont, en coopération avec Charles Huard, dit " Le Hibou ", s'intégrer à la mission " Kœnig " dont la tâche est de faciliter les infiltrations alliées et de guider leurs avant-gardes'. Ils tiendront un rôle prépondérant dans cette mission. Pendant ce temps, Guy Dissler, ses frères Jacques et Max, effectuent diverses reconnaissances sur les lignes ennemies. L'abbé Sébir, demeuré sur place, se range aux côtés des maquisards de Pontécoulant ; pour lui aussi la lutte continue.

Les sections du maquis Guillaume le Conquérant ne sont pas restées inactives : à Clécy, Raymond Pierre, avec Victor Bertrand et les frères Leboucher comme adjoints, a éprouvé de grandes difficultés à se procurer des armes. Comble de malchance, le seul dépôt qu'il a réussi à constituer, à la carrière des Fours-à-Chaux, tombe aux mains des Allemands. Il dispose néanmoins de plastic, qui permet au groupe d'effectuer divers sabotages. En juillet 1944, il doit se replier dans les galeries de la mine de Saint-Rémy. Dès lors, ses hommes vont se consacrer au guidage des avant-gardes alliées, passant et repassant au travers des lignes. Le général de brigade Essame, de la 214e brigade d'infanterie, tiendra à témoigner personnellement sa reconnaissance à cette section pour ses actions de bravoure.

Les maquisards de Pontécoulant, commandés par Prosniensky et Socha, mènent une telle guérilla que les Allemands doivent intervenir contre eux. En avril 1944, ils attaquent brutalement les FTP qui doivent décrocher pour éviter la capture, car ils sont insuffisamment armés. L'abbé Sébir, de Condé-sur-Noireau, va héberger plusieurs hommes dans son presbytère. Traqué à son tour, il doit s'exiler à Pacy-sur-Eure, dont il ne reviendra qu'après la Libération.

L'autre section, celle de Champ-du-Boult, subit également l'assaut de l'ennemi à Chénédollé. Elle se replie sur les limites du département, à la lisière de la Manche, où elle va coopérer avec les résistants de Gathémo et de Saint-Michel-de-Montjoie. Les opérations effectuées par le maquis Guillaume le Conquérant sont fort nombreuses, citons-en quelques-unes :

- Destruction d'un camion d'essence à La Graverie.

- Minage de ponts à Viessoix, Pontécoulant et Coulonces.

- Destruction d'un dépôt de munitions à Vaudry.

- Pose de mines sous un convoi près de Saint-Rémy.

- Déraillement sur la ligne Paris-Granville à Saint-Aubin-des-Bois : un train ennemi s'écrase sur le remblai.

Pose de mines au Mesnil-Roger.

- Destruction d'un dépôt de munitions à Saint-Denis-de-Méré.

- Sabotage d'un centre de matériel à Clécy.

- Attaque d'un convoi sur la nationale 24 bis.

- Embuscades multiples à Saint-Martin-de-Tallevende, Champ-du-Boult, Martilly, Clécy.

Ainsi qu'on vient de le voir, toute la région sud-ouest du Calvados a fourni de valeureux résistants, dont l'action a été particulièrement efficace lors de la bataille de Falaise et de celle de Mortain. Comme partout, hélas, les combattants clandestins ont payé un lourd tribut à la cause de la Liberté. Si d'authentiques figures patriotiques ont eu la satisfaction, comme Gérard Tafflet et nombre de ses camarades, de participer à l'écrasement final du fascisme, combien d'obscurs et humbles artisans de la Victoire sont tombés sur ce sol même qu'ils s'étaient juré de défendre. Et combien d'autres, comme Joseph Requeut ou Loiselet, ont péri loin de leur terre, dans l'univers concentrationnaire du monstrueux régime nazi !

CHAPITRE XXI

DANS LA MANCHE, UNE FORMATION HEROIQUE : LE GROUPE DES PTT DE SAINT-LÔ

Le lieutenant nazi Busch de la FNK 25 est pâle de colère. Dans ses yeux passent des lueurs de fureur meurtrière. Il est évident que, s'il le pouvait, il abattrait illico l'effronté et insolent Français qui lui tient tête depuis un quart d'heure. Mais, bien que figé dans une attitude qui se veut déférente, René Crouzeau ne semble guère impressionné par l'ire de l'Allemand. Si on vient de le sortir de sa cellule pour lui enjoindre de se remettre au travail, c'est qu'on a besoin de lui d'une façon pressante, donc Busch peut bien tempêter, menacer, celui qui mène le jeu et détient les atouts, c'est bien lui, Crouzeau, inspecteur des services techniques à la direction des PTT de Saint-Lô ! L'officier des trans-missions martèle ses mots pour leur donner plus de force, et faire valoir son autorité. L'autorité de la puissance occupante !

- Vous devez avoir terminé l'installation de cette ligne dans trois semaines au plus.

- Impossible, je ne dispose pas d'assez d'hommes, vous les avez presque tous requis pour le STO !

- Je vais faire venir des équipes d'autres départements.

- Et le fil de cuivre ?

Pour le coup, l'autre manque de s'étrangler ! Ce Franzouze a un fantastique culot. Il en bégaie d'indignation :

- Co... Comment ! Vous n'allez pas me dire que sur 75.000 kg de fil que je vous ai octroyés le mois dernier, vous n'en avez plus ?

- Je regrette, mais le magasin est vide !

Alors là, Busch voit rouge ! Il saisit avec violence l'épais registre placé sur le coin de son bureau, et il se met à énumérer la longue liste de matériel qu'il a fourni depuis le début de l'année : haubans, consoles, fil de cuivre, gaines, câbles, poteaux, etc. Imperturbable, Crouzeau laisse passer l'orage, riant sous cape, car il sait bien où est passé ce stock : éparpillé, disséminé un peu partout dans différents dépôts, ce matériel a été soustrait par ses soins. Il en a camouflé dans les greniers des bureaux de Bérigny, de Saint-Clair-sur-l'Elle, de Condé-sur-Vire, de Cerisy-la-Forêt, de Saint-Jean-de-Daye, de Tessy-sur-Vire, etc. C'est d'ailleurs à la suite de ces disparitions que René Crouzeau a été arrêté et incarcéré à la prison de Saint-Lô ! Seulement voilà, bien que les Allemands montrent à son égard plus que des soupçons, il a été assez habile pour ne pas leur apporter de preuves de son activité contre eux. En outre, comme ils ont absolument besoin de lui, ils ont décidé de le libérer. Et ceci explique la rage de Busch, obligé d'en passer par ce " mauvais Français " !

Mauvais Français pour l'occupant, aucun doute à ce sujet, et on le comprend !

Marcel Richer, agent des installations des PTT, est fait prisonnier en juin 1940. Mais l'administration réclame ses techniciens pour la remise en état des réseaux et, en août, avec un certain nombre de ses camarades, Richer est rapatrié. C'est un patriote qui ne " digère " pas la défaite, et dès 1941, il s'emploie à contrecarrer les projets allemands. Début septembre, contacté par Henri Léveillé, des PTT de Caen, il coopère à l'organisation résistante fondée par ce dernier dans la région. Le mouvement national Résistance PTT se développe alors dans toute la métropole et il s'implante ainsi à Saint-Lô.

A l'été 1942, Marcel Richer est parvenu à regrouper un certain nombre de ses collègues : Maurice Deschamps, Auguste Lerable, Charles Marchesseau, Auguste Raoult, Raymond Robin, Jean Sanson, Clément Séger, Auguste Le Sénécal, Pierre Fournials, Bobeuf, Etienne Bobo, Blin, et bien sûr René Crouzeau. Le déplacement des équipes installations permet en outre de s'assurer le concours de Mme Bessy, contrôleur adjoint à Avranches, de Chivet, chef de centre des lignes souterraines à grande distance d'Avranches, d'Augustin Lemaresquier, de Cherbourg, de Francis Richer, également de Cherbourg. Le premier service rendu à la cause alliée par cette poignée de volontaires fut la communication du plan des réseaux souterrains et aériens de la Manche. Puis les contacts vont s'élaborer avec d'autres groupes résistants, ceux de Franck à Saint-Lô, de Leviandier à Cherbourg, tous les deux de l'OCM, ainsi qu'avec celui de Le Puissant, du FN, à Saint-Lô.

L'action va de pair avec le recrutement ; on commence à créer des dérangements sur les circuits téléphoniques allemands (bobines thermiques isolées, perte par les paratonnerres, etc.), d'autres sont purement sabotés. Les plans et états signalétiques remis à l'occupant sont faussés. Du matériel est soustrait : à Bérigny, trois tonnes de fil de cuivre de 2,5 mm sont découvertes par un contrôle allemand ! Crouzeau se défile habilement en prétextant une vague question de soudure de fils avant l'entrée en magasin !

La ligne Saint-Lô - Pirou-Plage, construite par les sapeurs du Reich mais entretenue par les PTT, est sabotée ; elle restera inutilisable.

Des réserves d'essence sont constituées et stockées à l'abri des regards indiscrets. Si le groupe des PTT de Saint-Lô entrave considérablement la bonne marche des communications ennemies, il ne peut toutefois engager d'actions ouvertes, car il ne possède pas d'armes.

Il va bientôt s'en procurer.

Début 1944, Ernest Pruvost, responsable national, est dépisté par la Gestapo. Il doit donc quitter le ministère à Paris et se réfugier à Villebaudon chez Alphonse Fillâtre. Il est remplacé par Maurice Horvais, avec lequel il se tient en liaison par l'intermédiaire de Crouzeau et de Marcel Richer.

Pruvost veut que les groupes PTT de la Manche soient armés ; il réclame donc du matériel auprès de Londres. Mais les Britanniques refusent d'homologuer le terrain proposé, car il se trouve à moins de trente-cinq kilomètres des côtes 1. Or, le département de la Manche est une presqu'île de soixante kilomètres de large ! Le cas paraît insoluble. C'est alors que, par le truchement du Dr Lebrun, de Tessy-sur-Vire, un champ est retenu dans le Calvados, à Sainte-Marie-Outre-l'Eau, près de Pont-Farcy, à la limite du département. Le message : " Aimer, c'est vivre ", qui annonce le parachutage, ne se fait entendre que le 9 mai au soir. L'opération est donc prévue pour la nuit ; elle tombe on ne peut plus mal, car toutes les routes sont étroitement surveillées : Rommel est précisément en tournée d'inspection dans le secteur ! Malgré les risques énormes, Crouzeau fait sortir un camion à gazogène du garage. Quelques agents sont alertés et grimpent avec leurs bicyclettes - prévues pour le retour - dans le véhicule piloté par Robin. L'équipe parvient sans encombre sur les lieux, où elle est rejointe par le groupe Fillâtre. Vers une heure du matin, trois tonnes d'armes sont parachutées, ramassées et transportées vers des caches sûres. Une Partie est amenée à Villebaudon, l'autre est stockée au magasin de Saint-Lô, à l'atelier de menuiserie.

Les jours suivants, commence l'instruction au maniement de l'armement, et les postiers se familiarisent avec les mitraillettes, grenades et explosifs, dans le magasin de réserves, alors que les Allemands occupent le bâtiment voisin !

5 juin 1944 au soir : la BBC égrène les séries de messages annonçant le débarquement : " Il fait chaud à Suez ", " Les dés sont sur le tapis ", " Le chant du laboureur dans le matin brumeux ", indiquent aux francs-tireurs que l'action immédiate doit commencer. Aussitôt, dès la nuit même, les lignes sont coupées, les câbles détruits, les postes ennemis sabotés, puis les hommes se dispersent. Un certain nombre, sous la direction de Richer et de Crouzeau, prennent le maquis et se regroupent à l'endroit prévu : la ferme du Village-du-Bois à Beaucoudray. Ravitaillés par un grand patriote, Auguste Fillâtre, ainsi que par Mlle de Saint-Jores, les hommes organisent leur nouvelle vie. Les actions se succèdent, les armes sont rassemblées en vue d'une attaque d'envergure qui doit être menée en coopération avec les formations résistantes voisines, et dont le feu vert sera donné par le message " Quelle ne fut la surprise ".

L'une de ces formations, celle de Thorigny-sur-Vire, dirigée par le commandant Hamel et le capitaine Léon Lemoine, entretient une liaison journalière établie par Maurice Loridant. Elle a déjà beaucoup souffert de la répression car, en mars, le 13, une série d'arrestations la décime. Ses chefs sont appréhendés et incarcérés à Saint-Lô ; ils trouveront la mort lors des bombardements. Loridant, qui a échappé au coup de filet, rassemble les quelques éléments rescapés et rétablit le contact. Avec son petit groupe, il mène une active guérilla, détruit le câble téléphonique principal reliant Cherbourg au Mans, enterré à 80 cm de profondeur ; cisaille les lignes aériennes, parsème des crève-pneus explosifs sur le passage des convois et réussit avec son camarade Roland Ringuet l'exploit de se procurer, auprès d'un technicien des Ponts et Chaussées, une carte établie par l'état-major allemand de Saint-Lô, reproduisant toutes les routes stratégiques, les dépôts de munitions, d'essence, les terrains d'aviation, les PC du Cotentin. Cette carte, mentionnée " ultra-secret ", avait été réalisée lors de la visite du maréchal Rommel. Le tirage, limité à huit exemplaires, avait été effectué sous la surveillance de deux gradés nazis par M. Lebas. Ce dernier, par inadvertance, en conserva le modèle. C'est cet original que se procurèrent Loridant et Ringuet, et qu'ils remirent, par l'intermédiaire de Pruvost à... Renaud-Dandicolle. On se souvient en effet que le capitaine Jean avait été chargé de coordonner l'action des maquis régionaux ; dans ce contexte, il avait pris langue avec les responsables de Résistance-PTT : Michel Lévy, Ernest Pruvost, Debeaumarchais.

La carte parvint rapidement aux Alliés, car les points stratégiques précisés furent pilonnés par l'aviation au moment de la bataille.

Et puis le 14 juin...

Le maquis des PTT au Village-du-Bois dispose d'une sorte de poste de guet. Il s'agit d'une maisonnette occupée par une jeune femme, Mme Leblond, et son fils, un garçonnet de 11 ans. Cette petite bâtisse se trouve à l'entrée du chemin menant au refuge des maquisards ; des armes y sont entreposées en réserve.

Vers 6 heures du matin, le 14 juin, Mme Leblond aperçoit une voiture allemande arrêtée à proximité. Elle épie ce véhicule, dont les occupants semblent plongés dans la lecture d'une carte routière. Discrètement, elle file prévenir ses amis. Lorsqu'elle revient, la voiture a disparu. Mais la nouvelle a mis les francs-tireurs en alerte ; ils détachent donc deux hommes en éclaireurs. Ne voyant plus rien, ceux-ci rentrent et rassurent leurs camarades ; sans doute des égarés qui repéraient leur chemin, perdus dans le bocage. C'est là une erreur fatale, car la voiture est en fait une reconnaissance ! Les Allemands, excédés par les opérations menées contre eux, sont décidés à débusquer ces insaisissables terroristes. Ils y sont d'autant plus déterminés que les renforts qui arrivent sur le front de Normandie sont les premiers éléments de la trop tristement célèbre division " Das Reich " (2e SS Panzer), harcelés depuis quinze jours par les partisans. Le périple qu'ils ont accompli pour monter de Montauban A Avranches est jalonné d'une multitude d'exactions, de pillages et d'assassinats. La trace sanglante laissée par la " Das Reich " ne s'effacera jamais. Habitués à la lutte contre les francs-tireurs, les SS ne vont pas laisser la moindre chance aux hommes de Pruvost. Vaquant à ses occupations, Mme Leblond est soudainement entourée par une vingtaine de soldats. Elle tente une manœuvre désespérée : " Va chercher le chat ", ordonne-t-elle à son fils, et le petit Gilles, qui a bien assimilé le code prévu, part dans l'intention de prévenir les maquisards. Trop tard ! Tout le secteur est bouclé, et le gosse est refoulé. Pendant ce temps, les hommes de garde du maquis surveillent le chemin, unique accès à leur refuge. C'est compter sans l'habileté des SS, rompus à ce genre d'exercice ; franchissant talus, champs et bosquets, rampant dans les espaces découverts, ils parviennent silencieusement, après une large manœuvre d'encerclement, sur Ies arrières de la ferme. Et brusquement, vers 10 heures du matin, ils ouvrent le feu sur les sentinelles, les prenant à revers. Alfred Guy s'écroule, gravement blessé, Marcel Richer, environné de balles, n'est pas touché par miracle et il décroche immédiatement à l'opposé. Raymond Robin est cerné et désarmé avant d'avoir eu le temps de se rendre compte. Crouzeau riposte et abat deux des assaillants. Sur l'autre côté, Maurice Deschamps parvient à se glisser au creux d'une haie et profite de l'assaut pour se replier vers Moyon. Ernest Pruvost, qui se rasait au bord du ruisseau assez loin en contrebas, est sans armes ; au bruit de l'attaque, il se dissimule puis parvient à s'échapper, ainsi que Raoult et Pierre Allier.

Raymond Abdon, parti en mission, revient à ce moment ; ayant compris ce qui se passait, il réussit à déjouer l'encerclement. Pour les autres, la lutte est trop inégale et ils sont capturés. Dans la soirée, après de longues heures d'interrogatoires, ils sont amenés à la ferme de la Réauté. A nouveau, ils sont " questionnés ", vainement. Le petit Gilles est " cuisiné ", on tente de lui faire dire où se cachent les autres " terroristes "

- Si tu ne parles pas, je ferai fusiller tout le monde, si tu nous dis où sont les partisans, ta maman ne mourra pas et tu pourras repartir avec elle.

Mais l'enfant ne sait rien de plus, et, de guerre lasse, on enferme les prisonniers dans une étable sévèrement gardée.

Ils sont là, dix hommes, une femme et un enfant, bouclés dans cette prison de fortune. De grosses larmes coulent sur les joues de Gilles qui étreint désespérément sa mère. Bouleversés par ce spectacle insoutenable, les maquisards, qui connaissent le sort qui leur est réservé, tentent de donner le change. Ils parlent d'avenir, de jours heureux où la paix ramènera le bonheur, la joie de vivre, font des projets. Bercé par ces paroles apaisantes, l'enfant s'endort, et les hommes se réfugient dans leurs pensées intimes, attendant l'aube qu'ils savent être la dernière pour eux.

A quoi songent-ils, au seuil de leur mort, ces rudes postiers ?

A leurs anciennes joies, à leur vie d'hommes modestes mais probes ? A l'avenir qu'ils ont préparé, mais qu'ils ne connaîtront pas ? Peut-être imaginent-ils les jours de paix future, l'enivrement de la Victoire dans la liesse populaire, les défilés martiaux des armées victorieuses ? Peut-être entendent-ils le grondement des blindés montant vers l'Etoile, le piétinement des fantassins triomphants, le sifflement des avions sur l'Arc de Triomphe, les hurlements joyeux d'une foule délirante, les clameurs et les applaudissements saluant la longue silhouette militaire s'inclinant sous la voûte au pied du tombeau anonyme, enveloppée dans les plis de l'immense drapeau qui frissonne du haut des arcs-boutants ? Songent-ils à ce que sera l'avenir de ce pays pour lequel ils vont mourir ? Sans doute, leurs pensées sont-elles plus proches, tournées vers ceux qu'ils vont quitter, vers le visage aimé de l'épouse, vers les frimousses rieuses des bambins ?

Mots vains, phrases creuses, qu'il devrait nous être interdit d'évoquer afin de leur laisser la secrète grandeur de leurs intimes pensées. Qu'ils doivent être courts, et longs, les derniers instants. Vers 3 h 30 du matin, la porte est brutalement déverrouillée. Dans la lueur naissante du jour, les silhouettes casquées apparaissent. Un à un, les prisonniers sont sortis, on leur lie les mains dans le dos. Quand Mme Leblond se présente, tenant son fils par la main, l'officier qui a questionné l'enfant la veille aboie un ordre ; les crosses s'interposent et ils sont refoulés à l'intérieur.

Jean Sanson harangue ses camarades : " Les copains ! nous allons leur faire voir comment meurent les patriotes français. " A ce moment, Alfred Guy et amené sur une civière, à demi inconscient. On les pousse vers un fossé au bout de l'herbage ; ils y sont alignés, le blessé compris. Un ordre bref : les mitraillettes crépitent, les corps basculent ; c'est fini.

Hâtivement, les SS rabattent quelques centimètres de terre sur les malheureux. Jacques Albertini, Etienne Bobo, René Crouzeau, Alfred Guy, Ernest Hamel, Jean Lecouturier, Auguste Lerable, Francis Martin, André Patin, Raymond Robin, jean Sanson, viennent de payer de leur vie leur attachement à la liberté et à leur patrie.

Mme Leblond, après de longs interrogatoires, fut internée et libérée par l'avance des Alliés.

Ainsi s'est terminée l'action du groupe Résistance PTT de Saint-Lô. Un monument, perpétuant le souvenir des martyrs, est érigé sur la commune de Beaucoudray, à l'endroit même où ils sont tombés. Chaque année, fidèlement, leurs camarades et tous ceux qui n'oublient pas le sens de leur combat viennent à la mi-juin se recueillir sur ce haut lieu de la Résistance normande, au cours d'une cérémonie où renaît brièvement cette fraternité qui fut la source de leur héroïque attitude.

Les rescapés du groupe : Abdon, Alliet, Deschamps, Le Sénécal, Pruvost, Raoult, Richer, s'intégrèrent aux formations les plus proches pour poursuivre un combat dont ils ressentaient encore plus profondément les motivations.

Certains éléments, comme Loridant, Leseck, Sacquet, furent regroupés par Léonard Gilles, qui fonda alors la compagnie Scamaroni, que dirigeait le jeune capitaine Georges Poinlâne. Ils participèrent à différentes missions de reconnaissance et de guidage pour le compte des Alliés, ainsi qu'aux batailles pour la libération de plusieurs villes du Calvados. C'est au cours d'un de ces âpres combats, à Lisieux, que fut tué Georges Poinlâne, alors qu'il nettoyait un nid de résistance allemande, près du commissariat. Dans cet engagement, Maurice Loridant fut également sérieusement blessé.

Une plaque, apposée sur les murs de l'hôtel de ville de Lisieux, rappelle le sacrifice de ce jeune et valeureux officier.

CHAPITRE XXII

LES GROUPES FRANCS DE LA MANCHE ET LA MISSION " HELSMANN "

15 juin 1944.

Le colonel von Achberg, commandant de la feldkommandantur 722, écume littéralement. Impavides, le major Lohman et le lieutenant Spatich laissent passer l'orage ; dans son coin, le Dr Martinius paraît contempler avec un évident intérêt les frondaisons du parc du Coquerel, où logent présentement ces messieurs de l'état-major régional repliés à Milly.

Furieux, le colonel peut l'être ! Car il vient d'apprendre que dix-huit camions envoyés à Villedieu-les-Poêles ont été anéantis au Mesnil-Adelée par une attaque de chasseurs américains, alors qu'ils avaient été immobilisés par des arbres abattus sur la route. Trop, c'est trop ! Et von Achberg, se tournant vers la grande carte murale, y délimite d'un coup de crayon rageur un vaste triangle dont la pointe située à Villedieu s'appuie sur une ligne de base courant de Pontorson à Domfront :

- Cette zone est un réservoir de " terroristes " ; ils sont partout, là à Brécey, là à Juvigny-le-Tertre. ici à Saint-Hilaire-du-Harcouët, là-bas à Avranches, à Mortain, à Barenton, à Sourdeval, partout ! Un convoi décimé au carrefour du Pointon le 9, la liaison téléphonique coupée avec Rennes avant-hier, le pont sur la Sélune détruit hier, et aujourd'hui encore une embuscade qui nous fait perdre une colonne de ravitaillement ! C'est intolérable l

C'est intolérable en effet, et ce n'est pas fini !

Epuisé, le colonel s'abat dans son fauteuil sous le regard compréhensif de ses adjoints.

Depuis 1942, la Résistance, dans le département de la Manche, s'est considérablement fortifiée. Des groupes nombreux, mobiles et efficaces, se sont formés un peu partout. Qu'ils soient rattachés à Libé-Nord comme ceux de Marland à Granville, d'Étienvre à Saint-James et Trelly, ou à l'OCM comme Franck à Saint-Lô, Marie à Granville, Tabur à Avranches, ils se manifestent indifféremment pour l'ennemi. De même, les formations dépendantes du FN mènent une guérilla très active, et le colonel von Achberg a bien vu leur implantation : Avranches, Saint-Hilaire-du-Harcouët, Brécey, Sourdeval, Gathémo, auxquelles il convient d'ajouter celles de Cherbourg, de Coutances, de Lison, de Saint-Lô, Agon-Créances, etc.

Dès juin 1942, les résistants de Cherbourg incendient le dépôt de camions allemands installé dans les locaux de l'entreprise Grouard, rue Carnot, et c'est à la suite d'une odieuse dénonciation que quelques membres du groupe seront arrêtés : Gustave Jurczyszin', Roger Anne et Lejeune, qui n'avait que dix-sept ans !

Un coup de filet de la Gestapo permet la capture du premier interrégional, Lemerre, qui sera fusillé avec son fils dans une ferme de Quettréville. Son successeur, " Goliath ", connaîtra le même sort en 1943. Une autre trahison amène l'arrestation de Loison à Montjoie, de Cholet à Saint-Pair, de Chartier et Colin à Granville, de Lebas, Lepetit, Régis Massac à Coutances, de Gancel à Hambye, puis de Parisy et Marcel Leclerc à' Céaux.

La réorganisation s'effectue par l'entremise de Pétri et Leroux en Ille-et-Vilaine qui envoient jean Turmeau prendre le relais. Arrêté en septembre 1943, Turmeau s'était évadé de la prison de Prévalaye. Il prend l'inter-région sud de la Manche sous le pseudo d'Alfred, et constitue avec Léon Pinel (jules) et Berjon (Emile) le groupe d'Avranches, avec le concours de Lourdais, Renault, Morozin, Mansuy. Immédiatement, leur activité est considérable :

Déraillements effectués au Tann, près de Folligny, le 5 décembre 1943 ; au Val-Saint-Père quelques jours après ; à Marcy en jan-vier 1944, où 43 wagons militaires sont détruits, les rails arrachés sur cent cinquante mètres à Pontaubault en février, où un train de permissionnaires se couche sur le ballast, lourdes pertes ; à Lolif, etc.

A Avranches, un sabotage bloque quatre-vingts wagons (tuyaux de freins coupés).

A la centrale de Vézins, en janvier, destruction de quatre transformateurs qui alimentent alors l'arsenal de Cherbourg.

Mais, au cours d'une mission à Flers, " Alfred " est appréhendé ; il sera fusillé en mai près de Saint-Lô.

A Brécey, Louis Pinson dirige une section de FTP, appuyé par Louaisel, Duval, André Debon et Michel Tauzin. Le curé du village voisin de Cuves apporte son soutien, de même que l'abbé Bourget, professeur à l'institut d'Avranches.

Un déraillement est organisé à Saint-Aubin-des-Bois en janvier 1944, un autre à Sainte-Cécile en février.

Le 5 juin, les FTP de Brécey sabotent et court-circuitent la ligne téléphonique Cherbourg-Rennes au nord de la bourgade. Ils récidivent le lendemain.

Mais pour tous ces groupes de patriotes, l'armement fait cruellement défaut. Ils ne disposent que de quelques explosifs et doivent opérer leurs interventions sur les voies ferrées par déboulonnage. Cela va bientôt s'améliorer.

27 juin 1944.

Perçant le brouillage lancinant, la voix du speaker de la BBC débite les messages personnels : " Nous n'irons plus au bois ", " Jeannot pense bien à Loulou ", " Les carottes sont cuites ", " Ils sont trop verts, dit-il ", " Henri a fait un bon voyage ", " L'étang est sans rides ", etc. Le long chapelet des courtes phrases sibyllines s'égrène. Penchés sur le poste, les maquisards concentrent toute leur attention. " La banque est fermées " ; ça y est ! cette fois, c'est le bon. Celui qui les informe du parachutage. Loulou ferme le poste et distribue les ordres, le maquis va recevoir des armes.

Fougerolles-du-Plessis.

Sur le terrain balisé par Pétri, les lampes-code clignotent dans le sens opposé du vent. Tout autour, huit hommes attendent, allongés sur l'herbe. En lisière, une autre équipe se tient prête. Répartis aux alentours, une quinzaine de FTP assurent la sécurité. Un bourdonnement lointain, un ronron familier qui se rapproche, les marquages s'allument. Quelques secondes encore, puis un gros Liberator apparaît dans un grondement de moteurs. Il passe au-dessus du terrain et, sous la carlingue, une lumière jaillit, c'est le signal de reconnaissance. Il vire là-bas sur les bois et revient ; les parachutes sont largués avec une maîtrise admirable et viennent s'affaler entre la deuxième et la quatrième balises. Vite, les hommes se précipitent, coupent les sangles, plient les toiles, et traînent les containers vers le fossé. Aussitôt, Pétri actionne à nouveau son code, et voici qu'un autre avion se présente, juste derrière. La même manœuvre se répète et la seconde équipe de réserve court à son tour recueillir les précieux colis. Les marquages sont éteints, cette fois l'opération est terminée. Rapidement le chef de maquis s'informe. Seize containers ? C'est bon, le compte y est. Un coup de sifflet long, suivi de deux brefs, signalent aux transporteurs qu'ils doivent s'approcher, et voici que, du vieux chemin masqué par les hautes haies, débouchent trois attelages. En hâte, le chargement est hissé et les voitures vont aller déposer leur cargaison aux endroits prévus. Lorsque le dernier a quitté le champ, Pétri rejoint à son tour au pas de course ses garçons qui regagnent leur base. Ils sont tous rayonnants et, malgré le silence de rigueur dans leur marche feutrée, certains ne peuvent s'empêcher de chuchoter leur joie. Ils le peuvent : plusieurs tonnes d'armes viennent de tomber du ciel !

Le commandant Pétri, dit " Loulou ", dit " Tanguy ", que nous venons de voir diriger la réception d'un parachutage à Fougerolles-du-Plessis, est un baroudeur expérimenté de la Résistance. Son activité essentielle s'est développée dans l'Ille-et-Vilaine et dans la Mayenne. Mais les recherches incessantes de la Gestapo l'ont incité à se déplacer. C'est ainsi qu'il a participé, avec quelques-uns de ses hommes, aux combats de Lignières-la-Doucelle, dont nous reparlerons plus loin, ainsi qu'à ceux de la bataille entre Avranches et Rennes.

C'est lui qui, grâce au parachutage de Fougerolles-du-Plessis, va pour-voir en armement les groupes de la Manche et particulièrement ceux de Saint-Hilaire-du-Harcouët, d'Avranches et de Brécey. Le transport d'armes, sur un assez long trajet, était délicat en raison des faibles moyens de circulation, et de la présence permanente des troupes allemandes. C'est un négociant en volailles du Neufbourg, près de Mortain, qui se chargea de celui-ci. Dissimulant grenades, mitraillettes, plastic, etc., sous des cages à poulets, il parvint à ramener sans encombre son chargement près de Brécey, chez Louis Hardy.

Dès lors, les actions vont se multiplier :

Les sections de Louis Blouet, à Saint-Hilaire-du-Harcouët, tendent des embuscades à Martigny, au Pointon, à Saint-Martin-de-Landelles, aux Loges-Marchés. Une sizaine s'introduit en pleine nuit dans un cantonnement allemand et y dérobe plusieurs fusils mitrailleurs.

Déjà, le 24 juin, alors qu'ils n'étaient encore que faiblement armés d'une seule mitraillette et de quelques pistolets, les hommes de Blouet s'étaient rués sur un convoi SS qu'ils avaient tenu en haleine plusieurs heures. Ils avaient décroché à la faveur de la nuit. Le 1er juillet, près de Parigny, alors que le groupe attaque un détachement ennemi, son chef, Louis Blouet, est gravement blessé par une balle de FM qui lui perfore un rein et l'intestin. Opéré sans équipement sur une table de ferme, il s'en tirera et, à l'ébahissement des médecins, reprendra sa place au combat début août ! En son absence, Julien Lamanilève prend le commandement.

A Brécey, Louis Pinson et ses camarades disposent des crève-pneus sur les routes, ainsi que des mines de poche, désarment une escouade allemande, cisaillent sans arrêt les câbles téléphoniques. Louis Pinson est capturé par la Gestapo le 29 juillet ; il parvient à s'échapper à la faveur des bombardements et reprend son activité auprès du groupe Blouet.

A la lisière sud-ouest du Calvados, le maquis de Champ-du-Boult prête main-forte aux partisans de Gathémo, de Saint-Michel-de-Montjoie et de Coulouvray. Les frères Hilliou font un écrasant travail de liaisons entre les formations, de part et d'autre de la limite des deux départements. Dans cette région au sol rocailleux, les rudes granitiers, solides comme la pierre qu'ils travaillent, vont posément tendre l'embuscade et faire le coup de feu.

A Barenton, sous la direction du chef de brigade Dauvergne, une poignée de patriotes entrent en action le 6 juin. Ils coupent les câbles, déplacent les panneaux routiers de direction des Allemands, sèment des clous. Au début de juillet, un commando placé sous les ordres de Dauvergne, avec Vasselin, Mouchebeeuf, Geoffroy, Fouqué, Bansard, Bouvier, attaque un camion SS chargé de munitions et anéantit le tout ! Le 2 août, Geoffroy, Reulette, Bansard, Fouqué, Lebigot, minent le pont près de Saint-Cyr-du-Bailleul, et font sauter un char et un camion rempli de munitions.

Au Teilleul, un groupe commandé par Emile Bizet' détourne les convois ennemis, et procède à plusieurs sabotages de matériel. Ses hommes vont s'illustrer en servant d'éclaireurs aux Alliés.

A Coutances, l'organisation du FN peut compter sur Robillard, chef de district à la SNCF, sur Bouffay et me Delagarde, un juge de paix de... quatre-vingts ans !

A Juvigny-le-Tertre, le docteur Lemonnier a regroupé quelques volontaires et leurs actions commencent à peser aux soldats du Reich !

A Saint-Lô, indépendamment des hommes des PTT évoqués au précédent chapitre, le directeur de l'Ecole normale, Defond, et l'inspecteur primaire Ogé, le distillateur Brûlé-Beaufils, sont en liaison avec Jean Lamotte, instituteur à Airel, qui assure les contacts avec Cherbourg. D'autres groupes se manifestent à La-Haye-Pesnel, Folligny, Ducey, Mortain, Périers, Villedieu-les-Poêles, Ranville-la-Bigot, Cerisy, Les Pieux et Tessy-sur-Vire.

Mais la Gestapo est elle aussi présente partout, et elle va réagir !

A partir du 14 juin, les services de police allemands : SD et Feldgendarmerie, abandonnent leurs bureaux de Saint-Lô, la ville étant sévère-ment bombardée, et se réfugient à Saint-Jean-du-Corail au château de la baronne de Boissière.

Ils y traînent avec eux les quelques mercenaires français, exécuteurs de leurs basses œuvres, Chénot, Dufour, Le Nourry, Fernandez.

L'infiltration de leur agent Perrot, alias " Charlot ", dans un groupe résistant amène une série d'arrestations : Le groupe Jean Vauzelles de Sainte-Pience est décimé.

A Avranches, Chénot et Dufour font appréhender Renault, Feuillet, Frogé, Lerouxel. Jean Turmeau tombe dans un traquenard, il sera fusillé en mai.

Quelques jours plus tard, le 27, Joseph Hilliou, de Champ-du-Boult, en mission à Gathémo, est capturé à son tour.

Le 9 juillet, Le Nourry, Dufour et Fernandez, à la tête d'une troupe de SS, procèdent à un vaste coup de filet. Ils se saisissent à Saint-Hilairedu-Harcouët de MM. Jeanne. Fouqué, Joffrezic, Lemoussu et de Mme Guérandel.

A Mortain, ils arrêtent MM. Blaise, Pérez, Le Diraison père et fils, Gournay et Juhué.

A Sourdeval, MM. Cherruault, Champagne, Fortin, Gombert et le docteur Putot sont emmenés. Au cours des ces interpellations, le boulanger Delaunay est abattu sur place.

Le 24 juillet, c'est le tour du père Haupais, trappiste de Bricquebec, puis le 27 à Saint-Laurent-de-Cuves, la famille Paris est également appréhendée.

Toutes ces personnes sont incarcérées dans les caves du château de Saint-Jean-du-Corail.

Le 28 juillet, un bataillon de SS, dirigé par Fernandez et Le Nourry, cerne le village de Fougerolles-du-Plessis en Mayenne, aux limites de la Manche.

" Nid de terroristes ", le pays est ratissé, les portes enfoncées, les habitants extirpés à coups de crosse de leurs demeures. La soldatesque se répand dans la campagne environnante, incendie quelques fermes et meules, pille maisons et basses-cours, malmène les paysans. Ils cherchent " les armes ", mais ne trouvent rien. Alors le maire, M. Lebouc, est sévèrement questionné ; en vain ! Furieux, les SS arrêtent quatorze patriotes qui sont torturés sur place pour leur faire avouer où se cache le matériel. Les malheureux seraient bien en peine de le dire, car il y a longtemps que la répartition a été effectuée. Sauvagement matraqués, ils sont entassés dans un camion et la troupe repart pour Saint-Jean-du-Corail.

Le 29 et le 30, nouveaux interrogatoires, toujours négatifs. Les prisonniers sont enfermés dans les greniers et les communs. Avec tous ceux qui croupissent dans les caves, c'est près d'une centaine de personnes qui sont ainsi captives, dans l'incertitude angoissante de leur sort. A plusieurs reprises, l'abbé Berthelot, curé de Saint-Jean-du-Corail, veut intervenir pour adoucir leur condition. Inutilement, car il est chaque fois repoussé et rudoyé par les hommes du SD.

Le 31, alors que le jour se lève à peine, cinq prisonniers sont extraits de leur geôle : François Bostan, Victor Fréard, François Genevée, Julien Derennes, tous les quatre de Fougerolles-du-Plessis, et Joseph Hilliou, de Champ-du-Boult.

Ils sont emmenés un peu plus loin, au château de Bourberouge, et à nouveau torturés. Dans l'après-midi, ils seront abattus à coups de mitraillette dans une carrière proche.

Le 1er août, c'est le jeune Jacques Cercleux qui sera exécuté près de la ferme Moissé. Mais l'écroulement du front allemand de Saint-Lô, en cette fin de juillet, sonne l'heure d'une nouvelle retraite pour les gestapistes et amène d'autres tâches pour les SS. Son incidence sur les autres prisonniers sera capitale : nombre d'entre eux y devront la vie sauve !

La mission Helsmann.

Le 16 juillet 1944, Londres passait un message d'une longueur inhabituelle. " La quatrième voiture a été en panne, si possible recevoir nos amis, nous irons ce soir au rendez-vous. Si possible prévenir. La banque est fermée. "

A Fougerolles-du-Plessis, Pétri comprend fort bien ce langage sibylin ; il indique simplement que le quatrième avion du parachutage du 11 a dû rebrousser chemin, mais qu'il se présentera ce soir sur le terrain avec la même phrase-code. Il avise le commandant Claude de Baissac

qui contrôle les opérations du SOE, et ce dernier l'accompagne dans la nuit sur l'aire de réception où ils accueillent ensemble le capitaine " Éric ", du War-Office.

Éric, de son vrai nom Jack Hayes, est chargé d'élaborer, sur l'arrière des lignes allemandes, les préparatifs de l'opération militaire qui sera appelée la percée d'Avranches. Son travail consiste à informer les Alliés sur les défenses ennemies, et de recruter des guides pour les avant-gardes libératrices. Il lui faut, pour réussir, le concours des résistants de la Manche. Pétri le met en rapport avec le groupe Blouet de Saint-Hilaire-du-Harcouët et c'est Julien Lamanilève qui assure cette liaison.

Immédiatement au travail, Éric installe son PC dans une ferme près de Ducey, à' La Mancellière, chez M. Bagot. La mission " Helsmann " est à l'œuvre.

Le département de la Manche est alors pratiquement coupé en deux par la ligne du front s'étalant de Saint-Lô à Lessay par Périers ; ce qui ne facilite pas les contacts entre les résistants des deux zones !

Les formations clandestines sont alertées et, deux jours plus tard, trente et un guides sont prêts, volontaires pour traverser les lignes.

Éric les avise de la tâche qui leur est demandée, et des risques encourus. Ils acceptent tous. Il leur faut, par équipe de deux, se faufiler au travers du dispositif allemand, repérer les installations défensives, joindre les forces américaines aux points prévus, et les guider lors de l'offensive. Munis des mots de passe, tous ces éclaireurs partent ; ils connaîtront des fortunes diverses : certains, comme Victor Pelé de Louvigné, seront arrêtés par les SS, d'autres tels Monnerie et Guillarmic, seront bloqués dans les ruines de Saint-Lô pendant plusieurs jours, Debon et Navier devront passer par mer avec un pêcheur d'Agon-Coutainville. Mais l'ensemble des informations qu'ils apportent aux Américains prouve que, contrairement à ce qu'ils supposent, aucun dispositif sérieux ne s'opposera à la ruée des Sherman lorsque le front craquera. Ils pensaient devoir mener une campagne comparable à celle de Cassino en Italie, alors qu'en réalité, lors de l'offensive, ils pourront s'enfoncer très vite vers le sud. Et Patton, de son repaire de Saint-Sauveur-le-Vicomte, va dégringoler à toute allure vers Avranches et Fougères.

Grâce à la mission Helsmann, grâce à la bravoure et au courage des volontaires normands, combien de villes et de villages seront épargnés de la terreur des longues préparations d'artillerie, et des raids meurtriers des Typhons ?

Et de combien de temps le sort de la guerre en aura-t-il été modifié ?

Inspirées de cet exemple, d'autres missions analogues seront effectuées dans le secteur de Mortain - Saint-Georges-de-Rouelley au cours de la sévère bataille qui verra la cité mortanaise changer de mains à plusieurs reprises '. A cette occasion, certains guides " rempileront ", comme Tauzin et Debon, qui resteront d'ailleurs avec l'armée américaine jusqu'en Allemagne. Éric prolongera son action en Mayenne, et en Ille-et-Vilaine, et fera bombarder les dépôts de munitions et les installations ennemies en forêt d'Andaine et dans l'Alençonnais. Le commandant Pétri, avec ses FTP, pourchassera les fanatiques SS dans les massifs de Saint-Aubin-du-Cormier, de Chevré et la Cabière.

Plus à l'est, la tenaille se referme sur la poche de Falaise après une terrible bataille qu'Eddy Florentin, l'historien de la bataille de Normandie, n'a pas hésité à nommer : " Stalingrad en Normandie ".

CHAPITRE XXIII

DANS L'EURE, LA CONTRIBUTION DES FFI DE VERNON AUX COMBATS DE LA LIBÉRATION

Vernon, 18 août 1944.

L'officier allemand, revolver au poing, se dresse brusquement devant les trois hommes qui détalent à toutes jambes. Surpris, ces derniers s'arrêtent net ; c'est la catastrophe ! Devant eux, une colonne ennemie massée, prête à traverser le pont ; derrière, le cordon bickford qui se consume lentement. Dans deux ou trois minutes, tout va sauter ! Mais, poliment, en très bon français, l'officier s'informe :

- Peut-on traverser ?

- Oui, oui, s'empresse de répondre l'un des interpellés.

Les rangs s'écartent, les trois compères s'engouffrent dans la brèche et repartent à la même allure. Sur le fleuve, discrètement, une barque vigoureusement propulsée à la rame se faufile sous l'ombre des arbres : Léon Le Meur et Francis Leroux s'éloignent également au plus vite.

Le trio poursuit sa course folle, puis, assez loin en ville, ralentit le pas et stoppe près d'une porte cochère. Au même instant, une formidable explosion secoue l'air. Dans une lueur fulgurante, le tablier du pont se dresse à la verticale dans un jaillissement de débris et de poussière, tandis qu'un mini raz de marée balaie les rives et emporte dans ses bouillonnants tourbillons une bonne patrie de l'escouade allemande.

Le dernier pont sur la Seine est anéanti : la retraite des troupes du Reich est coupée à Vernon !

Le sabotage que nous venons d'évoquer est l'œuvre des résistants vernonnais. Ses auteurs, Fernand Caffiaux, Georges André et son fils Etienne, Marquet, Leroux et Le Meur, l'avaient longuement préparé, car ils voulaient éviter à leur cité de nouveaux bombardements. En effet, l'aviation alliée était intervenue sur cet objectif, à différentes reprises, les 7 et 26 mai, 2 et 12 juin, 3 et 5 août.

Mais si le pont avait été suffisamment atteint pour interdire le passage des blindés et des convois, il supportait encore celui des fantassins et des unités légères. Dernier lien unissant les deux berges de la Seine entre Paris et Rouen, c'était un point névralgique que les Alliés voulaient détruire à tout prix, afin de couper irrémédiablement la retraite allemande. Mais, devant les difficultés qu'ils éprouvaient pour y parvenir, les résistants préférèrent prendre l'affaire en main, car chaque raid se révélait meurtrier pour la ville. Ainsi qu'on vient de le voir, ils y réussirent parfaitement.

Vernon, cité située aux confins de la Normandie et de l'Île-de-France, enserrée sur les bords de la Seine entre les collines de Bizy et de Vernonnet, fut de tout temps un site stratégique avidement disputé. Depuis les luttes opposant les ducs de Normandie aux rois de France, en passant par les sièges de la guerre de Cent Ans, les querelles de la Ligue et de la Fronde, les combats de 1870 qui virent les Mobiles de l'Eure et de l'Ardèche tenir tête aux Prussiens et aux Bavarois, jusqu'aux exactions criminelles des panzer-grenadiers de 1940, la ville paya un lourd tribut à l'Histoire.

Peut-être est-ce pour ces raisons que la Résistance y fut particulièrement vivace et efficace ?

Dès octobre 1940, sous l'égide de Louise Damasse et d'Auzannaire, le premier noyau se constitue. En janvier 1942, Georges André crée la filiale du mouvement " Résistance " et, en avril de la même année, Fernand Caffiaux et Marcelle Fournier implantent l'antenne de " Vengeance ". Le travail des trois organisations est essentiellement celui du renseignement, et il faut attendre janvier 1943 pour voir s'élaborer une coordination des formations, dont le colonel Levasseur sera la cheville ouvrière.

19 août 1944, 13 h.

La IIIe armée américaine, et plus précisément la 79e DI, vient d'atteindre Rolleboise et Rosny-sur-Seine, débouchant par Senonches et Nogentle-Roi.

La 5e DB du général Oliver, après avoir dépassé Dreux, surgit sur les collines de Pacy-sur-Eure. Le plan mûri par Bradley et Patton pour enfermer l'armée allemande de Normandie prend corps. En accrochant une tête de pont sur la Seine à hauteur de Mantes, en détruisant tous les passages sur le fleuve, les généraux américains peuvent espérer réussir là où la tenaille de Falaise a partiellement échoué.

En ce 19 août, le premier résultat est acquis ; les chars à l'étoile blanche se massent sur les coteaux dominant la Seine entre Mantes et Vernon, tandis que l'aviation détruit tous les ponts encore existants, et massacre les barges et les bacs qui s'aventurent sur le fleuve.

C'est parfait, mais c'est oublier Montgomery !

Les plans de l'état-major allié ont en effet prévu une sorte de ligne de démarcation entre les armées composantes : à gauche d'une ligne Orbec-Verneuil-Dreux-Mantes, zone britannique ; à droite, zone américaine. Or, en ce 19 août, les troupes du Commonwealth se débattent encore au nord de Livarot et dans les marais de Dives ! Or, pendant ce temps, Patton et Hodges sont sur la Seine ! Dempsey et Montgomery ressentent durement cette humiliation. Mais Bradley poursuit son idée : parachever la tâche commencée à Falaise, emprisonner dans un champ clos les forces allemandes. Pour cela il lui faut, soit passer rive droite et redescendre le long du fleuve, soit dévaler dans le secteur britannique rive gauche par Gaillon et Louviers, sur Elbeuf. Il soumet son plan à Dempsey qui accepte. C'est dit, les Américains obliquent à l'ouest sur la ligne des crêtes de Villegats à Mercey, avec pour premier objectif le bouclage du méandre des Andelys.

Et Vernon ?

La rumeur de l'approche des Américains s'est propagée, et tout Vernon est en fièvre. Impatients de savoir, Auguste Montourcy et son fils Claude sont montés jusqu'à Blaru, et ils ont effectivement vu les chars alliés manœuvrer dans la plaine. Impatients également, Caffiaux et Georges André, dont les responsabilités éclatent maintenant au grand jour, et qui filent vers Bonnières à la rencontre des libérateurs. Impatients aussi, Leroux, Le Meur et Sénart qui décident d'aller vérifier par eux-mêmes, et qui tombent juste sur une escarmouche au pont Ballon ! Galvanisés, les trois résistants rentrent en ville, mobilisent leurs sections et commencent la " chasse au boche ". Mais là-haut, sur le plateau de Jeufosse, c'est un avis quelque peu différent que le colonel Régnier, de la 5e DB, formule à Caffiaux et à Georges André : " Vernon est dans l'Eure, non dans ma zone, je ne dois pas dépasser les limites de la Seine-et-Oise. " C'est malheureusement vrai, l'accord intervenu entre Bradley et Dempsey autorise les Américains à utiliser un " couloir " de plaine en direction de Louviers, mais non à se risquer sur les bords du fleuve. Vernon est l'objectif de la IIe armée britannique, et le général Haislip, chef du 15e corps, n'entend pas y déroger. Le chef de la Résistance argumente : Ses FFI ont déjà pris la caserne d'artillerie et le parc, ainsi que le château de Saint-Just, et libéré Saint-Marcel et Saint-Pierre-d'Autils. Mais le colonel américain se montre inflexible, tout au plus détache-t-il un officier de liaison, le lieutenant Lavoie.

- Assurez vous-même la sécurité de Vernon, indique-t-il aux deux Français, jusqu'à l'arrivée des Anglais.

- Quand ?

- Je ne sais pas, dans quarante-huit heures au plus.

Caffiaux et Georges André, toujours accompagné de son fils Etienne, rentrent en ville déçus et un peu désemparés. Ils trouvent la cité en liesse. Un peu prématurément sans doute !

Les sections FFI se battent dans Vernon, avec cran, avec courage, avec ténacité. Les Allemands sortent trois chars " Tigre " et ceinturent la mairie. Les combats font rage rue Carnot, rue Barrette. Intrépides, les francs-tireurs attaquent les blindés, déciment les chefs de chars. Ceux-ci ripostent au canon. Les obus s'abattent dans un enfer de feu, de fumée et de pierres projetées. Avec une incroyable audace, ces jeunes résistants, dont pour beaucoup c'est le baptême du feu, s'approchent des tourelles pour balancer leurs grenades. A bout portant, l'un d'eux, Pierre Zmyslony, est déchiqueté par une salve. Leroux, Keller, Sénart, Valet, Le Meur, véritables voltigeurs, courent d'une encoignure à l'autre, mitraillant. grenadant, comme des démons. Et brusquement, les chars font demi tour, arrachant les pavés sous leurs chenilles, et s'enfuient, tandis que, pilotés par Sénart, de nouveaux renforts de FFI arrivent au pas de course.

Avenue des Capucins, une autre bataille oppose une quinzaine de SS aux partisans. Parmi ceux-ci, une toute jeune fille de seize ans, Léone Diétrich, à qui son origine lorraine fait vouer une haine farouche aux Allemands ; avec ses camarades, elle fait le coup de feu, mitraillette en main. Le combat fait rage, plusieurs SS sont sévèrement blessés, les autres lèvent les bras ! Prisonniers, ils sont enfermés dans la chambre de sûreté de la caserne.

Le lieutenant Lavoie, détaché par le PC américain, est arrivé et, au volant de sa voiture, établit une liaison constante.

Le nettoyage de la ville se poursuit ; les FFI pourchassent les derniers soldats du Reich dans Vernon, mais des bruits contradictoires circulent sur un possible retour d'une formation de panzers. Pour en avoir le cœur net, Caffiaux et Georges André envoient des éclaireurs vers Pacy, Gaillon et Tilly.

Le groupe de Bonnin établit le contact avec deux compagnies de chars américains près des Rotoirs.

21 août.

Si les FFI sont maîtres de Vernon, de l'autre côté du fleuve, à Vernonnet, les Allemands tiennent solidement les crêtes.

Le lieutenant Lavoie revient désolé : " Le général Oliver vous demande de tenir encore vingt-quatre heures. " Les chefs résistants hochent la tête : " Pourvu qu'on le puisse ! " Les réserves s'épuisent, car, de temps à autre, l'ennemi descend la colline de Vernonnet et tente de repasser la Seine. Il faut alors établir un barrage de feu pour le rejeter. Des falaises opposées, les mitrailleuses et les canons antichars prennent en point de mire la résistance vernonnaise. Il faut courber le dos sous l'orage, derrière les pans de murs et les ruines, et se tenir prêt à repousser l'assaut.

La section de Francis Leroux, qui a reçu la charge de surveiller la culée du pont détruit, a pris position dans les maisons d'angle de la rue d'Albuféra.

A deux cents mètres, de l'autre côté du fleuve, les Allemands s'agitent ; ils tentent d'établir une passerelle appuyée sur les piles démolies. Et voici qu'une escouade, FM en tête, s'y engage. Leroux donne ses instructions :

- Personne ne tire sans mon ordre, la mitrailleuse n'interviendra que lorsque je le commanderai.

Les francs-tireurs se préparent calmement, comme de vieux baroudeurs, déjà ! Jumelles en main, Leroux observe les fantassins ennemis qui avancent lentement, à la recherche de leur équilibre. Toute la colonne est maintenant en file indienne. Au bout de quelques secondes, le chef de section indique :

- Marchandin, Saint-Michel, Franchet, Valet, tir groupé sur la tête de l'escouade. Dessaux, Pekuy, Massé, Piedzensky, tir concentré en queue, à mon commandement, feu !

Un déluge de balles s'abat sur les Allemands, rapprochés à moins de cent mètres, qui paniquent complètement dans leur position inconfortable. Se bousculant, tombant, s'accrochant à la passerelle, ils refluent, essayant de remonter. Mais les rafales meurtrières fauchent les rangs. Déjà plusieurs cadavres pendent, tête dans le vide. Quelques soldats sautent à l'eau, rejoints par ceux que la fusillade y expédie pour toujours. Les grenades achèvent le travail, et leurs impacts soulèvent des gerbes bouillonnantes. Les blessés légers et les quelques survivants s'agrippent à la rive et s'aplatissent sur la berge.

Mais voici que l'ennemi réagit. Un feu nourri de balles explosives crépite. Le canon s'en mêle, emportant de larges pans de muraille. Les FFI décrochent, se regroupent près de l'hôtel de ville. Quelques maisons, touchées par des incendiaires, brûlent. Réservant leurs munitions, les francs-tireurs s'abritent, surveillant la Seine, mais les Allemands s'en tiennent à cette riposte et cessent bientôt le tir.

Les FFI tiennent toujours Vernon !

23 août.

Oui, ils tiennent bon, les glorieux combattants de Vernon ; même si le moral n'est pas toujours au beau fixe. Il y a de quoi, depuis cinq jours que les Américains vont et viennent sur les hauteurs de Bizi, de La Heunière, de Blaru et de Saint-Marcel, qu'ils sont là, tout proches, et qu'eux demeurent dans leur cité sous le feu des canons ennemis retranchés sur la falaise de Vernonnet, et à la merci d'un retour brutal des SS !

L'officier de liaison Lavoie revient, encore atterré :

- Il faut tenir encore trente-six heures !

- Mais dites-leur qu'au moins ils fassent taire les canons de Vernonnet qui nous harcèlent !

- La présence des réfugiés dans les grottes interdit un barrage d'artillerie !

C'est vrai, un grand nombre de personnes se sont mises à l'abri dans les cavités de la colline.

Un jeune Vernonnais est excédé par ces atermoiements et cette canonnade qui martèle sans cesse la ville. Alors, puisqu'il faut fournir les points précis des défenses allemandes, il décide d'y aller. Seul !

Dans la nuit, sa barque dérive silencieusement vers la rive opposée. Il prend pied. Quelques centaines de mètres : Halt ! Wer ist da ? Les sentinelles ennemies sont sorties de l'ombre et se dressent, menaçantes. Guy Montourcy ne se démonte pas : " Je suis réfugié, ma fiancée est là-haut. " Soupçonneux, un feldwebel examine les papiers à la lueur de sa lampe électrique : Gut. Les autres s'écartent et le jeune homme poursuit sa route. Trois cents mètres plus loin, Halt, nouveau contrôle, nouvel examen. Il franchit successivement deux autres barrages et ses yeux fouillent la nuit, notant le moindre détail ; là un canon dans la maison du garde, ici un nid de mitrailleuse dans le verger, plus à gauche un antichar embossé. Il arrive enfin aux carrières ; on l'entoure. Quoi de neuf sur l'autre rive ? Les Américains sont-ils proches ? Il répond, agacé, et expose le but de sa visite. Aussitôt, chacun fournit ses indications ; fiévreusement, Montourcy note tout sur un papier pelure ; un rond par ci, une croix par là, un losange ailleurs, marquent les emplacements des défenses. Une main preste et experte découd le revers de la veste, y glisse le fin papier soigneusement plié, recoud le liséré. Le jeune homme repart, fait un long détour pour éviter les postes ennemis, rampe, se glisse sous les clôtures, et retrouve son embarcation. Sans autre anicroche, il regagne le rivage opposé et file rue de Verdun remettre son plan à l'officier de liaison. Et les voilà tous les deux arrivés à Martigny sur la colline. Explications, nombreuses questions, enfin les gradés donnent des ordres. Les Sherman se mettent en position, les hausses sont réglées. Jumelles en main, Montourcy s'oriente. Le jour s'est levé sur un clair matin.

Un officier hurle ses commandements dans son micro.

Feu ! Les canons crachent, pivotent, montent, descendent, lâchant leurs projectiles. Salve après salve, les cibles désignées par le jeune Vernonnais volent en éclats ; la falaise se couvre de nuages de fumée. Montourcy exulte, tandis qu'à ses côtés l'officier continue de commenter le résultat des coups à ses tireurs.

Aucune riposte. Cette fois l'artillerie allemande ne menace plus Vernon !

 

24 août.

Une longue colonne britannique composée de plus de six mille véhicules, le 30e corps du général Horrocks, fonce sur la route déblayée par les Américains. Elle a dépassé Breteuil et roule vers Damville, Saint-André, Pacy. En tête, le 43e régiment de reconnaissance ouvre la marche. Au soir de cette journée, il arrive à Saint-Aquilin-de-Pacy, sur la nationale 13, et ses sapeurs entreprennent de dégager la voie obstruée par des carcasses de matériel, vestiges des combats des Américains les jours précédents. Dans la nuit, le génie lance un pont Bailey sur l'Eure, et, au petit jour, les premiers éléments blindés traversent la rivière.

La longue et héroïque attente des résistants vernonnais va prendre fin.

Ils auront tenu, seuls, cinq jours !

25 août.

Le 43e Wessex entre à Vernon et, dans la soirée, ses chars amphibies traversent la Seine pour établir une tête de pont à Vernonnet. Les FFI sont là, aux premiers postes, ils vont participer à la bataille de l'autre côté du fleuve.

Vernon est enfin libre, et le nouveau maire, Albert Poutot, accueille le général anglais Thomas sur la place de l'Hôtel-de-Ville.

Un peu en retrait, au milieu de ses camarades résistants qui rendent les honneurs, une jeune fille pleure. De grosses larmes coulent sur les joues roses de la petite Lorraine qui s'est si vaillamment comportée, et dont la gorge se serre devant les trois couleurs qui montent lentement sur le mât dressé. Léone Diétrich, soldat des FFI, infirmière, cantinière, agent de liaison, a bien mérité la reconnaissance de ses concitoyens.

CHAPITRE XXIV

LES FFI D'EVREUX ET LE MARTYRE D'ALBERTE LANNESVAL

Évreux, 22 août 1944. 22 h 20.

Le commissaire Paul Chavalor s'affale, éreinté, dans le profond fauteuil réservé habituellement aux visiteurs. Le commissariat est désert et silencieux ; quel contraste avec la ville bouillonnante d'une allégresse refoulée depuis quatre ans.

Évreux est libre, sinon libéré ! Les sections des FFI pourchassent encore de-ci, de-là les quelques rares Allemands à la traîne, sapeurs du génie pour la plupart, chargés de disposer les mines qui doivent anéantir ponts et bâtiments principaux. Ils n'en auront d'ailleurs guère le temps car les résistants veillent.

Sur les hauteurs du Val-David, les Américains avancent, balayant devant eux les nids de retardement du 2e Panzerkorps du général Luttwitz.

Quelques heures auparavant, l'état-major de la Résistance, réuni rue Saint-Germain, avait décidé de dépêcher l'un des siens, André Stouls, au-devant des forces alliées afin de les informer que les Allemands avaient évacué Évreux. Il était grand temps en effet d'aviser le général Hobbs de cette évacuation, car les pièces d'artillerie braquaient déjà leurs canons sur la cité ébroïcienne.

Pendant ce temps, les trois cents francs-tireurs de la ville se sont répartis le contrôle des accès, sur la nationale 13 près de la prison, et au Bel-Ebat, à La Madeleine, àNavarre, place Dupont-de-l'Eure, au quartier Saint-Michel, route de Conches, rue de Vernon, au bas de la côte de Parville, etc.

Paul Chavalor sent deux ans de fatigue s'apesantir sur ses épaules. Deux années de luttes et de défi. C'est la fin, mais quo la route a été longue, dure et meurtrière pour arriver au but !

Le 9 juin 1940, au début de l'après-midi, sous un magnifique soleil printanier, une pluie de fer et de feu s'abat brutalement sur Évreux. Une trentaine de Messerschmitt, surgis des collines de Cocherel, bombardent sauvagement la ville dépourvue du moindre objectif militaire. En quatre raids successifs, se prolongeant jusqu'à la nuit, ils rasent le centre ; onze hectares d'habitations sont détruits ou endommagés gravement, la cathédrale est quasiment anéantie, seule subsiste la tour de l'Horloge. La gare et la Chambre de commerce ne sont plus que ruines fumantes. 560 morts, plus de 300 blessés ! Alors que les Ebroïciens abasourdis font leur triste bilan, deux jours plus tard, dévalant par la côte Saint-Michel, les panzers se fraient un passage dans les décombres qui brûlent encore. Pour Évreux, l'occupation commence, les épreuces continuent.

Alors qu'au IIIe siècle la ville s'appelait encore Médiolanum-Aubercerum, une première invasion des Huns la dévasta. Tout fut détruit : temples, bains, thermes, théâtres, arène, industries. La cité se releva, pas pour très le-;temps ; cette fois ce sont les Normands qui s'en emparent. Ils en font d'ailleurs leur chef-lieu de comté. Les guerres entre Henri Ier d"Angleterre et Amaury de Montfort entraînent à nouveau sa destruction. Elle se redresse encore, mais les luttes de Jean sans Terre, de Richard Cœur de Lion et de Philippe Auguste en 1195 en viennent à bout. D'autant que ce dernier n'y va pas par quatre chemins : il fait incendier la ville et passer au fil de l'épée tous les habitants, sans se préoccuper ni de l'âge ni du sexe ! En 1379, c'est Charles II dit le Mauvais, au surnom bien inspiré, qui rase ÉEvreux. En 1415, Henri V d'Angleterre s'empare de la cité, qui sera reprise en 1441 par Robert de Floques, non sans sérieux dégâts ! Puis ce sont les guerres de Religion de 1588 à 1593 qui mettent à mal les monuments et les demeures. Deux siècles presque calmes, puis la Révolution de 1789 s'accompagne des inévitables ruines que l'occupation militaire de 1815 avec la Restauration aggravent.

Et c'est 1870 avec son cortège de pillages et de rapines dans le galop dévastateur des Uhlans. En 1914-1918, quelques bombes s'égarent, mais c'est surtout la saignée humaine qui marque la ville de son voile de deuil.

Lorsque déferlent dans Évreux, au son des fifres et des tambours, les orgueilleux soldats du puissant Reich en ce mardi 11 juin 1940, combien d'Ebroïciens se remémorent cette strophe des Centuries de Nostradamus écrites au XVIe siècle :

De feu céleste au royal édifice

Quand la lumière de Mars défaillira

Sept mois grand guerre morts

gens de maléfice Rouan,

Evreux au roy ne faillira.

Non, Évreux ne faillira ! Le 10 octobre 1940, les premiers câbles sont coupés et le 22 le fait se reproduit. Fureur des occupants, qui mettent la ville à l'amende de deux millions, et qui réquisitionnent 500 hommes pour assurer une garde aussi dérisoire qu'inutile.

La première organisation de résistance s'implante ; c'est " Le Réseau ", animé par Gabriel Jouachim 2. Les affiches de la Propagandastaffel sont lacérées ; les vitrines du bureau de la main-d'œuvre volent en éclats ; les fils téléphoniques des installations ennemies sont régulièrement coupés. Pour le compte de la " Confrérie Notre-Dame ", Bertrand du Pouget fonde l'antenne de renseignements qui se développera constamment.

En juillet 1941, Marcel Baudot, archiviste départemental, et Jean Détraves commencent à tisser la toile du réseau " Cohors-Asturie " de Libé-Nord.

Cette puissante organisation est représentée par Auguste Azémia et Léon Carouge. Des corps francs sont constitués. Puis c'est le mouvement " Vengeance " qui apparaît avec Léon Maury 6 et André Stouls, et qui donne naissance au service de renseignements " Turma-Vengeance " avec Bernard Lauvray et Philippe.

En décembre 1942, le SOE monte une équipe de sabotage dans le cadre d'un réseau baptisé " Physician-Juggler ". Marcel Gouju et Armand Mandle en assument la direction avec MM. Lainey, Lucien Vochel, et Vidal notamment. Ils obtiennent un premier parachutage d'armes, qui seront entreposées au Plessis-Grohan, avec l'indicatif : " Halte là qu'on vous rattrape ". Un second envoi avec le message : " La layette est prête ", puis un troisième annoncé par " Angèle est une dure ". Le terrain est situé à' Bois-Jérôme. Malheureusement, le sinistre " pacte d'honneur " que signe le major Suttil, alias " Prosper ", grand patron de l'ensemble du SŒ pour la Normandie, amène le 29 juin 1943 le démantèlement du groupe après une série d'arrestations.

Dans la même période, un mouvement clandestin, formé par les étudiants du lycée, est révélé par une dénonciation. La Gestapo de la rue Dubois se précipite et appréhende plusieurs jeunes gens.

Le puissant Front National se structure d'importance dès 1942 avec André Antoine et diffuse massivement son journal clandestin Le Patriote de l'Eure, qui est imprimé chez Bauche avec des risques considérables. De jeunes éléments, qui joueront un rôle de premier plan dans la Résistance du département, tel Paul Greffier, alias Roger Vidal, commencent à former les FTPF. Ce sont eux qui vont entreprendre les actions directes contre les soldats du Reich.

Puis Socrate Percebois apporte à la Résistance le concours des cheminots au travers des équipes de Résistance-Fer. Leur action va être importante.

C'est ensuite l'OCM, avec le percepteur Baussant et André Surleau, qui forme des groupes para-militaires, puis l'ORA, animée par le lieu-tenant Mahieu, de La Croix-Vaubois et Fortier ; les deux premiers seront arrêtés le 23 mai 1944.

Enfin le NAP s'appuie sur Edmond Cornu, futur préfet, Léon Carouge, le président Dechezelles, le commissaire de police Chavalor, l'inspecteur de police Delrieu, Huvey, Lecanu, Duclos, et Georges Ber-nard (futur maire).

Toutes ces bonnes volontés finissent par se reconnaître et se regrouper, et en janvier 1944 se constitue l'état-major départemental sous la houlette de l'archiviste Marcel Baudot (Breteuil). Le premier comité comprend en outre Lucien Delaunay, Léon Carouge, André Stouls, André Surleau, Robert Catalan, DMR, et Émile Baube du MLN.

Les trentaines et les sizaines de combat sont formées et leurs actions commencent à inquiéter les séides de la Gestapo, rue Dubois. Celle-ci, renforcée d'éléments venus de l'avenue Foch à Paris, et particulièrement de l'agent double Kieffer, réussit de spectaculaires coups de filet. Successivement, sont appréhendés : le lieutenant Edmond Mahieu, Foliot et La Croix-Vaubois, tous trois de l'ORA, Louis Maury, le commandant Desplats, Meslin, responsable de la division M1. Le DMR Valentin Abeille est abattu, ses adjoints Georges Robin et Roger Simon sont capturés. Devant cette hécatombe, Stouls et Delaunay changent de secteur, Marcel Baudot déjoue deux fois les traquenards tendus contre lui, et il va devoir changer maintes fois de lieux de séjour.

Néanmoins, le combat se poursuit ; les Ebroïciens ne désarment pas.

Le 1er juin 1944, la BBC diffuse le message : " L'heure des combats viendra. " Aussitôt, Marcel Baudot, chef départemental, met en alerte toute la Résistance de l'Eure. Le 5 juin au soir, c'est la série de phrases clés ordonnant le passage à l'action immédiate qu'entendent les patriotes : " 11 fait chaud à Suez ", " Les dés sont sur le tapis ". Tandis que Chavalor pilote Marcel Baudot jusqu'au lieu du PC choisi par l'état-major : la Pilvidière à Saint-Benoît-des-Ombres, quartier général de Robert Leblanc, chef du puissant maquis Surcouf, les responsables ébroïciens appliquent et font exécuter les consignes des plans Vert et Rouge.

Résistance-Fer multiplie les sabotages au dépôt de la gare ; les sections montent des opérations de sabotage contre les installations de la caserne Tilly, à La Madeleine, à Nétreville et aux PTT. Le PC de la résistance d'Évreux s'installe aux Ventes. Mais la pénurie d'armes d'une part (la Gestapo ayant saisi les dépôts constitués) et la stagnation du front en Basse-Normandie de l'autre, obligent les francs-tireurs à demeurer dans l'expectative. Par ailleurs, les coups portés par la répression nazie ont gravement désorganisé les mouvements.

Cependant, le 19 juin, le Front National adresse une proclamation ordonnant la grève générale, la destruction des ponts, le barrage des routes et le brouillage des signalisations, ainsi que l'attaque des prisons détenant des patriotes.

Le 21 juillet, les résistants d'Évreux attaquent une escouade de feldgendarmes et, le 1er août, font sauter les câbles prioritaires de l'ennemi â Boisset-les-Prévanches.

Le 14 août, ils libèrent deux de leurs camarades détenus au commissariat.

Mais le front se rapproche ; le 19, les Américains sont sur les coteaux de Saint-André et se rabattent vers Pacy.

L'heure de la libération va bientôt sonner.

14 août 1944, Les Ventes.

Depuis le débarquement, le PC des résistants d'Évreux est installé au hameau des Ventes, dans une petite ferme exploitée par une brave vieille femme de soixante-dix ans, la veuve Lannesval. Deux ou trois chèvres, une vingtaine de volailles et quelques lapins suffisent à celle que les habitants du cru appellent familièrement " la mère Alberte ".

Lorsque Stouls et ses camarades ont cherché un endroit tranquille pour établir leur poste de commandement, l'un de leurs hommes, Micheflot, a indiqué la maison d'Alberte Lannesval, courageuse patriote qui abhorre l'occupant.

Elle a accueilli avec joie les francs-tireurs, heureuse à son âge de pouvoir être encore utile à la Résistance. On y a donc installé le PC l'émetteur-radio et les réserves.

Ce 14 août, alors que Stouls et quelques autres se reposent, au retour d'une embuscade dans la forêt d'Évreux, un garde fait irruption dans la vieille bâtisse :

- Vite, alerte, les boches arrivent !

Aussitôt, les maquisards sont sur pied. Pas question de tenir un siège ici ; il faut décrocher. Ils veulent emmener leur hôtesse : elle refuse

d'abandonner sa demeure : " Je suis bien trop vieille pour vous suivre, d'ailleurs, à mon âge, que voulez-vous qu'ils me fassent ? "

Ils s'éloignent donc ; un quart d'heure après, la cour est envahie de motocyclistes encadrant une automitrailleuse. La maison est cernée. Un sous-officier SS fait irruption :

- Où sont les terroristes ?

- De qui parlez-vous ?

- Des terroristes, des bandits qui nous ont attaqués cette nuit dans la forêt.

- Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

Les SS se répandent dans la ferme, fouinant, cherchant partout. Ils reviennent bientôt avec l'émetteur, abandonné dans la grange sous des bottes de foin.

- Et ça ? hurle le feldwebel, c'est quoi ?

- Je n'en sais ma foi rien.

Quatre ou cinq soldats se jettent sur la mère Alberte, la rouant de coups.

- Parleras-tu, vieille folle ? Où sont-ils ?

- Je ne comprends rien, depuis la mort de mon défunt, je vis seule. A ce moment, une patrouille revient, encadrant un homme au visage déjà marqué par les sévices. C'est Gaston Levrette, un ouvrier parisien, chef de groupe FFI qui a été surpris au haut-bois des Ventes. Sur lui, les nazis ont trouvé son brassard et un pistolet. On l'attache à un arbre et les brutes se relaient pour frapper. Rien n'y fait. Alors ils lui arrachent les ongles. Pas un cri, pas un mot ne sortent de sa gorge. Ils reviennent vers la mère Alberte ; à coups de poings, les SS se la renvoient l'un à l'autre. Elle tombe, ils la relèvent à grandes ruades de bottes. Toute la journée, ils vont ainsi les martyriser à tour de rôle. Ils tuent les chèvres, obligent la pauvre femme à leur préparer un pantagruélique repas et à les servir. Ils ont trouvé dans la cave deux ou trois bouteilles de vieux " calva " et ils arrosent copieusement leurs agapes. La nuit se passe en ripailles, la veuve amène des verres, va, vient, une lueur méprisante et narquoise au fond des yeux.

Deux jours durant, les mêmes scènes se renouvellent. Attaché à son arbre, sans soins, ni boisson, ni nourriture, Gaston Levrette est toujours muet. Alors le 16, la rage l'emportant, les SS le délient, l'emmènent dans le bois proche, creusent un trou, et l'enterrent debout, bras levés, vivant ! Ils reviennent à la maison :

- Ton complice est mort, si tu ne parles pas, tu vas être pendue. - Je n'ai rien à vous dire, je ne sais rien.

Fou furieux, le sous-officier aboie un ordre. Quatre reîtres se précipitent, empoignent la vieille femme, lui passent une corde autour du

cou, et l'accrochent à une poutre. Ils la lâchent, elle se débat dans le vide, une rafale de mitraillette secoue le corps pendu. C'est fini, elle a cessé de souffrir.

Les assassins dynamitent la ferme, incendient les dépendances, et s'en vont.

Qui osera dire que les SS étaient des soldats, des hommes ?

Dans la soirée du 22 août, un jeune garçon de 15 ans, Pierre Bertin, apporte au secrétaire de mairie d'Évreux un message du général américain Hobbs. Celui-ci, afin d'épargner à la ville un barrage d'artillerie, demande au maire de faire évacuer les Allemands avant l'aube du 23. L'administration de Vichy étant défaillante et... dépassée, le message est transmis aux responsables de la Résistance, Stouls et Georges Bernard. Un rapide conseil de guerre à la Préfecture, où déjà Edmond Cornu a pris ses fonctions, décide que la réponse doit être portée immédiatement au QG allié, puisque apparemment la visite de Stouls un peu plus tôt n'a pas été communiquée à l'E.-M. Le nouveau préfet fournit la voiture avec le chauffeur, Herny. Socrate Percebois, Georges Bernard, Lecanu et André Stouls prennent place ; deux FFI armés s'allongent sur les ailes et, précédée d'une moto de liaison, la Renault part dans la nuit. Par La Madeleine, elle prend la route de Saint-André et approche de Melleville quand, soudain, elle saute sur une mine ! Dans le fracas de l'explosion et le nuage de poussière soulevé, l'automobile se renverse, disloquée. Stouls et Bernard sont miraculeusement éjeçtés et se retrouvent, ahuris, commotionnés, sur le bas-côté opposé, mais le chauffeur Herny est tué ainsi que le franc-tireur Marchand. Lecanu et Percebois sont blessés. La moto, devant, est passée sans encombre au travers du tapis meurtrier ! Tandis que Percebois et Lecanu, malgré leurs blessures, repartent vers Évreux chercher du secours, Stouls et Georges Bernard poursuivent leur chemin à pied. Quelques kilomètres plus loin, ils découvrent les avant-gardes américaines, canons braqués sur la ville. Un officier allié les pilote jusqu'à Osmoy, au PC du général Hobbs ; et Georges Bernard parvient, dans un anglais douteux, à informer celui-ci qu'Évreux est libéré de ses occupants.

Contentement du général qui offre thé et cigarettes, et fournit une jeep aux résistants pour les ramener en ville.

Au petit matin, les Ébroïciens sont réveillés par des roulements de chenilles ; l'armée américaine traverse Évreux.

Il est 5 h 50 ce 23 août 1944, et le chef-lieu de l'Eure est libre !

CHAPITRE XXV

LA TRAGEDIE DE CHERONVILLIERS ; LES CANTONS DE L'EURE ET DE L'EST DU CALVADOS

13 août 1944.

A la lisière de la forêt de Breteuil, aux Basses-Landes, le garde-chasse Albert Franchet sort en bâillant sur le pas de sa porte. La journée promet d'être belle, un soleil déjà lumineux monte là-bas derrière le bois, sur Le Petit-Thibout et La Guéroulde. Dans la laiterie, Alphonsine, sa femme, prépare ses seaux et ses " channes " pour aller traire. Ses trois fils : Albert, 15 ans, Roland, 14 ans et Roger, 13 ans, finissent d'avaler leur café au lait ; ils vont aider leur mère à porter ses bidons. La petite Marie, 8 ans, dort encore. Le garde Franchet revient vers l'arrière-cuisine, sort les deux paniers de victuailles préparés la veille au soir pour les maquisards du capitaine Thirault, les pose sur la table, puis ouvre la porte de derrière afin d'aller à la cave chercher la bonbonne de cidre.

Et la surprise le fige sur le seuil : le clos grouille de soldats allemands, casqués, mitraillettes en main.

- Vingt dieux, pense Albert, ils vont cerner le bois ; il faut que j'aille prévenir les gars.

Alors, passant dans la grange, il décroche un râteau, le met sur son épaule, et comme si de rien n'était, s'éloigne. Il pousse la barrière, tourne derrière la ferme, longe la haie et s'engage dans le sentier bordé de têtards. Mais deux SS barrent le chemin, deux autres surgissent du couvert, un sous-officier s'approche :

- Vous terroriste, donner à manger à partisans !

Quelques coups de crosse dans les côtes ponctuent ce charabia. Le garde est ceinturé et ramené chez lui.

Dans la cuisine, un officier est assis à califourchon sur une chaise ; une escouade de soldats tient, sous la menace des armes, les trois

enfants debout contre le mur. Alphonsine, dans un coin, porte la petite marie qui pleure, ne comprenant pas ce brutal et insolite réveil.

Le regard d'acier du gradé se pose sur Albert, tandis qu'il joue négligemment avec son pistolet.

- Où sont les partisans ? Nous savons que vous les ravitaillez, où se cachent-ils ?

- Je n'en sais rien.

- Je m'en doutais ! Mais vous allez parler, si vous vous obstinez vos enfants seront exécutés un par un.

- Je vous dis que je n'en sais rien. Vous n'allez pas vous en prendre à des gosses, fouillez partout, ici il n'y a pas d'armes, ni de tracts, rien qui puisse vous laisser croire que nous aidons les gens du maquis.

- Les maquisards sont dans ce secteur, nous ne l'ignorons pas, pas plus que nous n'ignorons votre complicité. Vous serez tous fusillés, y compris les gamins, sales graines de terroristes.

- Tuez-moi si vous voulez, mais laissez les gosses, sinon...

Albert Franchet s'est redressé, terrible ; d'une secousse il s'est débarrassé de ses gardiens et il se précipite, ses forces décuplées par la fureur, les mains en avant comme pour étrangler l'officier. Celui-ci redresse son pistolet et tire à bout portant. Une rafale de mitraillette achève le malheureux garde.

Les enfants hurlent de terreur, Alphonsine veut se précipiter sur le corps de son mari allongé sur le carrelage rouge de la cuisine. Un coup de botte la rejette en arrière.

Alors, déchaînés, les SS balaient le mur de plusieurs rafales. Les trois enfants s'abattent à leur tour, criblés de balles.

A ce moment, un voisin, jules Magnin, venu aux nouvelles, se présente sur le seuil de la maison ; un crépitement de plus et il s'écroule, frappé à mort. L'officier se redresse, aboie un ordre, et les soudards se regroupent. Ils s'en vont.

C'était le 13 août 1944. Les SS passaient à Chéronvilliers !

Ces maquisards que les Allemands recherchent avec opiniâtreté, ce sont ceux du lieutenant Nivelt. Ils sont en effet dans la forêt de Breteuil. Les deux sections, celle de Pierre Leloup et celle de Jean, harcèlent les convois isolés, surprennent les estafettes, tendent leurs embuscades et se replient au plus profond des halliers. C'est la guérilla, avec ses traquenards imprévisibles et ses francs-tireurs insaisissables. Lutte impitoyable qui sape le moral des fantassins du Reich !

Tout près, à Bourth, le groupe Pottier contrôle la nationale Paris-Brest et les Bois-Francs. Dans les taillis de Philsin, plus bas, vers Chennebrun et Armentières, aux limites des trois départements : Eure-et-Loire, Eure et Orne, c'est le groupe du lieutenant Léopold François qui, avec Demergers et Dupontrouge, mène l'action.

A l'est de Verneuil, les équipes de Jean Cuthuil tiennent la route de Tillières à Nonancourt et les bois de Brouillets. Elles surveillent la voie ferrée Paris-Granville et la nationale 12.

L'important nœud routier qu'est Verneuil-sur-Avre, avec ses huit routes qui s'y croisent, est considéré comme un point stratégique vital par les Allemands. Il est aussi complètement environné par les hommes des maquis.

Au soir du 16 août, les FFI du capitaine Thirault, qui dirige la Résistance dans l'arrondissement, pénètrent dans la ville. Quelques jours plus tôt, le lieutenant Nivelt avait lui-même abattu le chef de la Kornmandantur. Les francs-tireurs pourchassent les soldats ennemis et établissent leur PC chez le marbrier Mahieux. Mais dans la nuit, d'importants renforts de troupes SS arrivent et contre-attaquent. Les FFI décrochent dans un rude combat mais cinq d'entre eux sont pris, torturés et fusillés ainsi que Mahieux. Regroupés à Piseux, les maquisards prennent contact avec les Américains, dont les chars foncent vers la Seine. Verneuil est toujours au mains des Allemands. Les occupants font sauter les ponts sur l'Avre, mais au matin du 22, l'infanterie alliée, appuyée par les hommes du capitaine Thirault, entre en ville. Des combats sporadiques ont lieu ici et là, un bombardement touche le quartier de la tour de La Madeleine, mais au soir de cette rude journée, Verneuil-sur-Avre est libéré.

Pendant ce temps, les maquisards du groupe Cuthuil sont entrés en liaison eux aussi avec les forces américaines dans la plaine de Prudemanche. Servant de guides aux éclaireurs du 120e RI, ils entrent au soir du 20 août à Saint-Lubin-des-Joncherets, et à l'aube du 21 dans Nonancourt. Pour Jean Cuthuil, c'est la fin de plusieurs mois d'errance et de vie de maquis. Il est vrai que la Résistance à Nonancourt a pris corps très tôt .

Les premiers éléments se constituent dès 1942 sous l'égide du pharmacien Trosseau, du docteur Dauphin, du directeur d'école Dumoulin et de l'ingénieur Pône, assistés de Max Boileau. En 1943, le groupe s'affilie au réseau " Hunter ". Jean Cuthuil forme les sections FTPF qui s'illustreront dans les combats de la Libération, tandis que Lelédan dirige les groupes de sabotages.

A Saint-Christophe-sur-Avre, le groupe Dupontreué travaille en liai-son avec le département voisin de l'Orne, et servira de pilote aux Alliés.

Ainsi, c'est toute la vallée de l'Avre qui fournit l'important contingent de patriotes qui, comme en témoignent les historiens des groupes d'armées Hodges et Patton, permettra l'avance rapide du 19e corps, en le guidant à travers les monts du Perche, du pays d'Ouche et de la plaine de Saint-André.

L'activité résistante dans le département de l'Eure fut de première importance. Aux groupes que nous venons d'évoquer, il convient d'ajouter tous ceux qui participèrent à l'action clandestine. Si l'on excepte le plus grand des maquis normands : le Surcouf, qui rayonnait avec ses formations satellites dans tout le Vièvre, le Lieuvin et le Roumois, et qui représenta une véritable unité combattante paramilitaire. On remarque une activité considérable des foyers patriotiques essaimés dans tout le département. Il n'y eut pas de canton qui ne disposât pas de groupes clandestins, luttant avec énergie contre l'occupant.

Après ceux déjà cités, mentionnons, en nous excusant de la brièveté de nos propos à leur égard, les courageux résistants :

Les Andelys, que commandait le capitaine André Fromager et qui furent plus d'un millier.

De Louviers, avec Lucien Delaunay, Fromentin, Stamm, Lerbourg, Mme Kuène 2, Savoye, Martin, Puissant.

De Cricquebeuf-sur-Seine, dirigés par Robert Doucerain.

De Gisors, avec Alexandre Brüder, Petitbon et Albert Forcinal. D'Ivey-la-Bataille, sous les ordres du capitaine Georges.

De Pacy-sur-Eure et Chaignes avec le Dr Kuborn, René Perrot et Letensorer.

D'Etrépagny, avec Henri Plommet.

De Gaillon, dont le groupe constitué par Grojean fut d'un précieux concours pour les forces américaines.

De Conches, avec Bellavoine.

De Goupillières, avec Dumas, Jean Gallon et l'abbé Bertin.

De Beaumesnil, avec André Mousset et Lerouge, sous les directives de Georges Trumelet.

De Damville, avec le brigadier Lagesgarde et le groupe Madeleine. Du Bec-Hellouin, avec Serge Duret.

De Brienne, avec Roger Hucher.

De Boissey-le-Chatel, avec José Pimenta.

De La Follétière, avec Launay.

De La Haye-Saint-Sylvestre, avec le maquis Couty.

Du Chesne, avec Lançonneur.

De La Noë-Poulain, avec Félicité.

De Tourville-la-Campagne, avec Marcel Hue.

De Bernay, avec Robert Chefdeville.

Enfin, c'est au Neubourg que résidèrent les responsables départementaux du FN : Lucien Delaunay, l'abbé Lefrançois et Marcel Leclerc.

Leur premier sabotage fut effectué le 7 septembre 1941 ; il y en eut 8 en 1942, et 20 en 1943, dont 6 déraillements.

De grandes figures apparaissent dans la plaine du Neubourg : Henri Leroux qui, arrêté, ne revint pas de déportation. L'abbé Eliot, de Bérengeville-la-Campagne, ardent patriote, prisonnier libéré, aux actes impétueux qui lui valurent d'être appréhendé à la fin de sa messe le 22 mai 1944, et qui mourut dans les bagnes nazis en février 1945.

Le département de l'Eure, sauvagement bombardé, pillé par les exactions nazies, ravagé par la bataille de libération, a pleuré plus de 250 de ses fils fusillés et des centaines de tués au combat. C'est la sobre réponse qu'il apporte, avec le bilan de ses groupes de résistance, aux affirmations légères de ceux qui claironnent allégrement que " la Résistance normande fut inexistante ! "

Orbec, 22 août, 17 heures.

Du haut des deux collines opposées qui dominent Orbec, les canons du général Feuchtinger répliquent aux salves des " Cromwells " du major canadien Foulkes. Abasourdis dans les carrières de La Vespière, où ils se sont réfugiés, les habitants courbent les épaules sous les obus qui passent au-dessus d'eux.

Par les sentiers parallèles à la route de Livarot, trois résistants, apparemment insouciants de la canonnade, grimpent vers le chemin du Beauvoir.

Celui qui commande, c'est Gérard Antoine, chef local du réseau " Jean-Marie ". Avec deux de ses hommes, il se dirige vers le PC canadien établi à la ferme Foulon, où il ne tarde pas à rencontrer l'officier de liaison. Il expose son ordre de mission : guider les éléments avancés dans la prise de la ville.

- Combien reste-t-il d'Allemands ? s'informe le gradé canadien.

- Presque pas, tout au plus quelques groupes de retardement.

- C'est bon, on tente le coup ce soir.

Les chenillettes s'ébranlent ; parvenues à l'entrée de la ville, elles se séparent en trois groupes : route de Lisieux, route de Bernay, centre ville, pilotés chacun par un franc-tireur.

Ainsi se termine pour Gérard Antoine, Furet et Quenot, par cette dernière mission, une année de lutte et de combats contre l'occupant.

Dépendant du SOE, placé sous les directives d'Henri Frager, le réseau " Donkeyman - Jean-Marie " dispose depuis mai 1943 de groupes clandestins dans tout l'est du Calvados. Celui d'Orbec, que l'on vient de voir en fin d'action, commandé par Gérard Antoine et celui de Lisieux dirigé par Rebillard, sont les plus importants par le nombre. Les autres antennes se trouvent à' Saint-Martin-de-Mailloc (Rohard), Mesnil-Durand (Lecor), Courtonne (Francis), Sainte-Marguerite-des-Loges (Levivier), La Brévière (Stalan), Livarot (Bozec), Notre-Dame-de-Courson (Etoc), Le Pin (Arthur).

Plusieurs terrains de parachutage furent aménagés et reçurent de fréquents envois. Citons ceux de Fervaques, Montfort, Les Préaux, Bellou et Meulles. Comme pour tous les réseaux dépendant du SOE britannique, la tâche principale demandée aux volontaires était le renseignement. Néanmoins, certains effectuèrent de nombreuses opérations de sabotages et d'embuscades.

Le groupe Gérard, d'Orbec, appliqua pour sa part les consignes des plans Vert et Rouge :

Destruction le 8 juin du central téléphonique ; blocage d'un train de munitions le 24 juillet sous le tunnel de Bernay ; prise d'un stock d'armement le 29 juillet et collaboration avec le groupe local à Livarot ; destruction du pont ferroviaire de La Trinité-de-Réville le 9 août ; de plus, cette formation libéra 15 prisonniers anglais à Orbiquet le 15 août et reçut la reddition de plus de 80 Allemands.

Un autre groupe résistant fut très actif dans cette région, celui de La Follétière où un petit maquis appelé " La Marseillaise " fut constitué sous le commandement de Toquard, à la ferme Pierre. C'est avec cette formation que le chef d'état-major de l'Eure, Marcel Baudot, traqué par la Gestapo, fit sa jonction avec les troupes alliées.

La région lexovienne.

Dans la région de Lisieux, une intense activité résistante se manifesta durant l'occupation, mais elle fut très discrète et peu spectaculaire. Le motif de cette circonspection tient au fait que les groupes qui gravitèrent dans ce secteur effectuaient essentiellement du renseignement. On dénombra jusqu'à cinq formations rattachées à différents réseaux du SOE, deux à l'IS ou à ses filiales et une au MIC. Encore actuellement, les habitants de certains bourgs ignorent totalement quelle fut l'action souterraine de tel ou tel de leurs concitoyens, et, étant donné cette ignorance, contestent parfois certains faits rapportés. Mieux encore, nous avons eu l'occasion, dans le cadre d'un autre ouvrage, de rencontrer d'anciens participants qui nient publiquement leurs agissements passés ! Il nous aura fallu leur mettre sous les yeux des documents irréfutables pour qu'ils consentent à les reconnaître, en nous suppliant de ne pas divulguer leurs noms ! Étrange !

Le maire d'un village, absolument pas au courant des événements qui se déroulèrent dans sa commune, repousse formellement les faits cités. Et pourtant ! En cherchant bien, il retrouverait dans sa mémoire certains détails qui, s'il tirait sur le fil de ses souvenirs, auraient tôt fait de démêler l'écheveau !

Bornons-nous donc à évoquer les groupes connus :

Sous l'autorité du FN, le commandant " Veto " (Le Moal) étant l'interrégional, le maquis Louis Leprou, de Fauguernon, dirigé par Marie, eut une activité de guérilla assez intense : minage de routes à Meulles, Bonneval ; embuscades sur les véhicules ennemis à Hermival en juillet 1944 et à Saint-Pierre-sur-Dives en août. Il participa également aux combats de la Libération.

A Fervaques, le docteur Hautechaud accomplit plusieurs missions de renseignements en collaboration avec le libraire lexovien Giordano.

A Lisieux même, dès 1942, Roland Bloch et le comte Xavier de Maistre avaient formé plusieurs sections de sédentaires. Malheureusement, une dénonciation livra ces deux patriotes qui, arrêtés, furent fusillés à Rouen au camp du Madrillet, le premier le 9 décembre 1943, le second le 13 novembre de la même année.

Sous la direction de Gorvel (Jacques), se forma le groupe dit de la police commandé par Gorget. Il prit part superbement à la libération de la ville $. Rappelons que Lisieux fut quasiment détruit lors de la bataille de Normandie et que le capitaine Georges Poinlâne qui, à la tête de sa section, pourchassait l'ennemi depuis Caen, trouva la mort en attaquant un bastion allemand

Puisque nous évoquons la grande figure de Georges Poinlâne, profitons de cette occasion pour détruire une légende : le maquis Scamaroni, si souvent cité dans le Calvados, est un mythe ! Il n'a jamais existé ! A la libération de Caen, différents éléments de la Résistance de l'ouest du département se regroupèrent sous l'égide de Léonard Gilles, et formèrent une section combattante qui prit le nom de Scamaroni, en hommage à ce résistant corse, commandée par Georges Poinlâne.

Parler de maquis est un véritable non-sens historique.

CHAPITRE XXVI

 

DANS L'ORNE : LA RÉSISTANCE FACE A LA GESTAPO

L'Aigle, avril 1944.

Ernest Voyer, alias Sylvain, fait la grimace ; près de lui, André Gros et René Croise ne se montrent pas plus enthousiastes. Le plan que vient de leur soumettre Valentin Abeille (Méridien), DMR, ne les emballe pas, c'est le moins qu'on puisse dire ! Imperturbable, Kammerer (Parallèle), DMR adjoint, fume sa cigarette ; à ses côtés, Daniel Desmeulles (Gérard), chef départemental de la Résistance, a une moue de réprobation. En quoi consiste donc ce plan aussi mal accueilli par les responsables résistants ?

Mûri et étudié à Londres, rapporté par Abeille, il a pour but de détruire par un bombardement précis la grande centrale électrique de Rai-Aube, située à quelques kilomètres de L'Aigle. Cette opération est prévue pour les premiers jours de mai, et doit être effectuée par une vague de bombardiers légers Mosquitos, chargés chacun d'une bombe de gros calibre (une tonne). Elle a pour objet de paralyser la distribution d'énergie électrique dans les départements de l'Orne, du Calvados et de la Manche. En effet, les deux principaux transformateurs de 220.000/90.000 volts ont une puissance unitaire de 45.000 kVa. La centrale alimente toute la zone du futur front de Normandie ; on comprend que les Alliés veuillent qu'elle cesse son activité !

Pour Ernest Voyer, ingénieur à la société de Distribution d'Électricité de l'Ouest, qui est un spécialiste de la question, c'est un véritable crève-cœur :

- Il a fallu deux ans pour monter les transfos, ils contiennent chacun 80 tonnes d'huile isolante et pèsent 300 tonnes pièce. S'ils sont détruits, combien de temps faudra-t-il pour les remonter ?

- Sans compter, reprend Desmeulles, que nous trouverons de l'huile où ?

- Je sais, mes amis, je sais, coupe Abeille, mais c'est un objectif stratégique vital. Avez-vous une autre solution à proposer ?

- Peut-être, réfléchit Voyer, y aurait-il un moyen. - Et, s'emparant d'un crayon, il trace sur un papier un plan sommaire des lignes HT. - Si nous faisions sauter sur chaque ligne un pylône judicieusement choisi, en respectant la valeur des angles et en calculant les difficultés d'approche ?

- Les Allemands le remplaceront ou le répareront.

- Oui mais à ce moment, nous interviendrons sur un autre, de sorte que le courant sera toujours interrompu.

- Par roulement, en somme ?

- Oui, par roulement ; mais de façon à œuvrer à coup sûr. Il faudrait qu'on nous envoie un saboteur spécialisé, un as du plastic !

- Ça me paraît valable, émet le DMR, je vais transmettre à Londres, prépare un plan d'ensemble.

Quelques jours plus tard, réunis au collège d'Argentan, les mêmes interlocuteurs se retrouvaient et Valentin Abeille, tout heureux, informait ses amis de l'accord du commandement.

Début mai, parachuté pour cette mission, le spécialiste, couvert par les équipes de Mortagne et de L'Aigle, commençait une série de plasticages. Ce fut un succès car, après plusieurs réparations hâtives, les Allemands, découragés, n'insistèrent pas. Malgré les accès de rage de leur ingénieur Shew, qui constatait chaque fois les dégâts, ils ne purent rétablir les circuits. Pour comble, un bombardement sur la centrale de Caen paracheva le travail.

Le Mur de l'Atlantique n'avait plus d'électricité !

La Résistance dans l'Orne, dont nous avons évoqué les premiers balbutiements au chapitre IV, a pris une dimension considérable. De tous les départements normands, l'Orne est celui qui se prête le mieux à l'escarmouche ; ses massifs forestiers nombreux et touffus, son bocage aux chemins creux et aux sentiers non répertoriés sur les cartes, ses landes buissonneuses couvertes de genêts et de fougères, ses petites fermes isolées au milieu des clos plantés de pommiers, son extraordinaire réseau de routes serpentant sous les couverts si propices aux embuscades, en font pour les maquisards un terrain d'exception, et ils sauront en tirer le meilleur parti.

Les FTP, dont le noyau fut constitué en 1941 par Fabien dans la région de Flers, vont y mener cette incessante guérilla qui leur valut partout en France de remarquables succès. Rapidement, leurs sections apparaissent à Flers avec Paul Saniez, à Ger en novembre 1941, à Saint-Clair-de-Halouze en décembre, à Sées, à Argentan avec Giroux et l'intrépide Soubabère (Meumeu), à Saint-Cyr-la-Rosière (groupe Vaudron), à Vrigny. Les FTP étaient structurés en groupes de régions ; l'inter-région qui comprenait l'Orne fut d'abord dirigée par Bertrand, puis par Raymond Noël. Sans armes, sans équipement, les francs-tireurs firent appel à toutes les ressources pour s'en procurer. Début 1942, ceux de Saint-Clair-de-Halouze récupèrent près de 250 kg de dynamite, s'emparent de deux camions-citernes ; ceux de Flers passent à l'action en plastiquant le siège de la LVF. A l'été 1942, ils incendient un dépôt de camions et de voitures au parc de La Martinique, ainsi qu'un cantonnement allemand au château de Bavière.

En 1943, dotés d'un peu d'armement, ils multiplient les attaques et les sabotages ; réussissent de spectaculaires déraillements à Bellou-en-Houlme, à Cerisy-Belle-Etoile, h La Lande-Patry, à Cailloué, au Merlerault, à Tercé, aux Vignats et aux Yveteaux. Ils font sauter le dépôt de locomotives d'Argentan (cinq machines détruites), et anéantissent sept pylônes HT près de Flers.

Leur activité, grâce aux armes qui leur parviennent par les autres organisations, va croître sans cesse et ils prendront une place très importante dans le cadre des FFI de l'Orne, où leur bravoure et leur discipline forceront le respect.

Les corps francs de Libé-Nord, qu'avaient mis en place Laforest, Marie, Bernier, Fautrel et Peschard, entrent en action dès 1941 en coupant les câbles et en sabotant les installations ennemies à Évrecy, à Flers, au Tremblay, à Argentan et Mortagne. L'AS (Armée secrète) de 1'OCM se manifeste début 1943. Elle commence par diffuser massivement les journaux clandestins Résistance, La Flamme, modifiant ainsi considérablement le climat d'opinion, ce qui était vital pour s'assurer les complicités nécessaires. Elle s'active au camouflage des réfractaires (futurs soldats, pour la plupart, de la Libération), procure les faux papiers, assure l'hébergement et le passage des aviateurs alliés, filtre, grâce à ses agents des PTT, les courriers de dénonciations adressés aux feldgendarmeries et aux kommandanturs, puis, ses arrières étant structurés, se lance dans l'action immédiate. Des " sablages " sont effectués sur les graisseurs de wagons dans les gares, sur les rames en partance pour l'Allemagne, des déboulonnages de rails, notamment par les équipes d'Almire Viel, sur les lignes Alençon-Domfront en novembre 1943, Flers-Mayenne en décembre et Pré-en-Pail en mars 1944. Des sabotages de véhicules sont pratiqués à Boucé, à L'Aigle, à Argentan, à Ecouché. Ce sont ses membres qui participent à l'opération " Electro " présentée un peu plus haut, et qui assurent la protection et l'hébergement du général Allard, commandant la subdivision M 4, et de son état-major.

Au début de 1943, l'organisation de l'AS se présente ainsi :

Six secteurs se partagent le département :

1) Alençon : chef Daniel Desmeulles.

2) L'Aigle : chef Romain Darchy.

3) La Ferté-Macé : chef Almire Viel.

4) Flers : chef André Mazeline.

5) Domfront : chef Herlemont.

6) Argentan : chef Aubin.

Enfin, une place à part doit être réservée au BOA 1, car son rayonnement dans l'Orne sera exceptionnel. Dirigé par une légendaire figure de la Résistance, Edouard Paysant (alias Dominique Tinchebray) '', puis par André Gros (alias Grandvallet)', et enfin par Croisé (alias Janvier), il réceptionna un tonnage d'armes incroyable sur vingt terrains homologués dont nous citons les indicatifs et les emplacements :

Le BOA assura la répartition de plus de cent tonnes d'armes dans les départements de l'Orne, de l'Eure, de la Sarthe, de la Manche et de la Seine-et-Oise. C'est lui qui fournit l'armement des troupes parachutées à Longuy, et qui accueillit les instructeurs, les officiers du SAS, et les commandos de saboteurs.

Protégées la plupart du temps par des sections de l'AS, les équipes de réception menèrent à bien cette tâche écrasante sans anicroche sérieuse, bien que les Allemands aient exercé des surveillances actives. Les transports purent s'acheminer sans trop de problèmes, grâce à une organisation bien au point, qui recourut à toutes sortes d'astuces mettant en évidence le sens inné et imaginatif de la " débrouillardise " du Français.

On peut dire que le rôle tenu dans la lutte clandestine par le BOA de l'Orne fut capital pour l'activité de la Résistance normande, et pour la réussite du débarquement.

Si l'on veut examiner le bilan de la Résistance dans l'Orne, avant

le 6 juin 1944, on constate le résultat suivant :

- Quatre journaux largement diffusés, touchant près de 80 % de la population : Résistance, La Flamme, Libération, Front National.

- Près de 5.000 réfractaires soustraits à la main-d'œuvre allemande.

- Une soixantaine d'aviateurs alliés recueillis, dont la majorité regagnera Londres.

- Entretien des pannes sur les circuits téléphoniques ennemis.

- Recensement des installations nazies, des effectifs régionaux, des unités en mouvement, des travaux de défense, des PC, etc.

- 12 déraillements

- 3 sabotages de voies ferrées.

- 350 wagons mis hors circuit - 65 locomotives sabotées

- 20 machines-outils détruites.

- 3.000 kg de régule (alliage spécial pour coussinets) dérobés et stockés.

- 120 camions et 40 voitures rendus inutilisables.

- Mise à l'arrêt de la centrale de Rai-Aube et des transformateurs

du Tremblay, 25 pylônes abattus.

- Plus de 100 tonnes d'armes reçues et réparties.

- Sabotage de 2 Messerschmitt à Evrecy et d'un stuka à Flers.

- 6.000 m³ de fourrage, destiné à l'Allemagne, incendiés

- 4 tonnes de charbon de bois, un wagon de paille et 9 baraquements brûlés.

- 125 lignes téléphoniques coupées.

- Vols d'armes, d'essence, de munitions et de titres de ravitaillement.

- Pose de 3 bombes avec effet dans les officines ennemies.

- 2 officiers supérieurs, 1 officier et 25 soldats tués ou blessés.

- Mise en place d'un service sanitaire rapide et efficace.

- 7 traîtres collaborateurs exécutés. Le service sanitaire précité fut l'œuvre de médecins patriotiques qui prirent d'énormes risques pour organiser les soins aux blessés, leur hébergement et qui pratiquèrent, dans des conditions plus que précaires, des opérations délicates. Citons, parmi cette remarquable équipe, les docteurs Le Meunier à Mortrée, Guibout à Flers, Duhazé à Alençon, Gireaux à Nocé, Tremblin à La Ferté-Macé, Mouchot à Messei.

Enfin, le service féminin pour les liaisons, les soins aux blessés, l'hébergement, l'entretien des vêtements, les missions de renseignements, fut remarquable. Il faudrait nommer toutes ces héroïnes de la Résistance, dont un grand nombre supportèrent vaillamment la détention, les tortures et la déportation, sans oublier le deuil des cœurs allant souvent de pair.

Citons-en quelques-unes qui connurent l'épouvante des interrogatoires, les tortures les plus infâmes et les horreurs des camps nazis :

Simone Panthou, Mme et Mlle Simone Viel, Mme et Mlle Françoise Paysant, Mme Bocquillon, Mme Lochon, Mmes Bunel et Royant, Mme Vernimmen, Mme Louvrier, Mme Croiset, Mme Saniez, Mme Nez et sa fille Annette, Mme Darchy, Mme Duhalde, Mme Champion, et tant d'autres, que nous nous excusons de ne pas nommer, mais qui témoignèrent de l'attachement des femmes et des filles de Normandie à la cause de la Liberté, et à l'honneur de leur pays.

La Gestapo réagit.

Dépendante du " Kommandeur " régional pour toute la Normandie, qui siège à Rouen rue du Donjon, l'antenne ornaise de la Gestapo réside à Alençon.

Jusqu'au début de 1944, elle est dirigée par le Dr Harold Heinz, qui exerçait primitivement ses talents à Cherbourg. En mars, Heinz est muté à Caen, et Richard Reinhard, dit " Hildebrand ", le remplace. On note qu'à partir de novembre 1943, les responsables des services de police allemands s'affublent de pseudonymes ; on a laissé entendre que c'était un subterfuge pour tromper la Résistance, en réalité il semble bien que, sentant le vent tourner et peu désireux de rendre un jour des comptes sur les exactions de leurs officines, ils aient tenté de se voiler d'un certain anonymat. Reinhard à Alençon se fera appeler " Hildebrand ", mais aussi " Lebrun " et " Lefèvre " ! Heinz, précité, préférera le surnom de " Bernard ". Goest à Saint-Lô répondra au pseudo de " Godefroy " et à celui de " Benoit ". Walter Kunrede Evreux choisira " Vervier ", Herbert von Berthold à Caen sera connu sous celui d'" Albert ". C'est donc Reinhard, que les résistants de l'Orne ne connaîtront que sous le vocable d'Hildebrand, qui prend en main le SD.

Sa première tâche est de créer un groupe " Action ", formé d'éléments français. La responsabilité en est octroyée à Bernard Jardin, d'Argentan, individu sans aucun scrupule, pervers, cupide, et au cynisme cruel, qui navigue depuis plusieurs mois dans les eaux fangeuses de la collaboration active. Il constitue une équipe d'aventuriers et de repris de justice dont les membres principaux seront Berteaux, un tueur illuminé, Lotti, Duru, Lemaître, Larronche, Perrin père et fils, Bogdanoff, Chapron, Neveu.

Profitons de cette occasion pour indiquer, de l'avis même des gestapistes allemands, que les résultats du SD et de la Gestapo, et ceci d'une façon générale, auraient été abaissés de 60 % s'ils n'avaient été guidés, pilotés, conseillés, par des traîtres français. Comment en effet admettre que, sans le concours de quelques suppôts, des policiers prussiens, bavarois, rhénans ou wurtembourgeois, se dirigent à coup sûr vers des caches, des sapes, des grottes, des fermes abandonnées, des métairies isolées, dans le dédale des chemins creux et des sentiers perdus, ne figurant sur aucune carte d'état-major, par des traces ou des pistes inconnues des géographes ? On a grand tort, lorsqu'on évoque la Gestapo, de voir en elle un organisme tout-puissant, ayant l'œil partout, connaissant tout. En réalité, ce n'était qu'une impitoyable machine administrative, parfaitement structurée, qui broyait inexorablement les pauvres gens qu'elle avait en main. Mais elle ne put obtenir de succès que dans la mesure où elle trouva une horde de renégats, qu'elle traitait d'ailleurs avec mépris, pour lui servir de rabatteurs et d'indicateurs. On a vu dans certaines régions comme le Vièvre, sur le territoire du maquis Surcouf, qu'elle ne parvint jamais à réduire les partisans dès lors qu'elle ne réussissait pas à y introduire d'agents doubles. On mesure donc à cette réflexion quelle fut la sinistre responsabilité des quelques bandits qui se mirent à son service. Le cas du département de l'Orne est typique à cet égard :

Jusqu'à la mi-mai 1944, les policiers nazis n'obtiennent guère de résultats probants dans leur lutte contre la Résistance. Certes, il y eut des arrestations dues aux inévitables bavardages et à quelques imprudences, mais, eu égard à l'activité très intense des clandestins dans cette région, la répression reste fort modérée.

Ce n'est qu'à partir de mars 1944, avec l'entrée en lice de l'équipe Jardin, que les événements leur deviennent favorables. L'annonce de primes conséquentes allèche les forbans, qui déploient une intense activité. La présence à Argentan du général Allard, chef de toute la subdivision, leur parvient et ils mettent tout en œuvre pour l'arrêter. Quelle manne royale en cas de succès !

Le 16 mai, un dispositif policier extraordinaire, plus de six cents hommes de la Feldgendarmerie, de la SS et de la Milice, quadrillent la ville suivant leurs indications. Pendant huit jours, c'est la chasse et les prises s'accumulent ! Les frères Rycroft, chefs de groupe, et leur mère ; Xavier Vimal du Bouchet, chef cantonal ; Albert Barrière, chef du 3e bureau régional ; les docteurs Couinaud et Fillon ; MM. Duguey, Hérault, Moreau, de l'EM ; Chevreuil, à Mortée, le docteur Le Meunier, Herlemont, chef du secteur de Domfront ; Durrmeyer, chef du secteur de Flers ; Gobry, chef du canton d'Athis, sont tous arrêtés. Mais le général Allard, pris en charge par les groupes voisins, parvient à échapper à la razzia.

Le 5 juin, à Courcerault, les maquisards locaux sont cernés et faits prisonniers : douze hommes sont fusillés !

Le 8 juin, c'est Roussel, chef de section d'Aunou-le-Faucon, qui est abattu avec l'un de ses hommes.

Le 12, une expédition à Trun-Chambois cause la mort de trois francs-tireurs.

Le 13, à Lignières-la-Doucelle, la Gestapo appréhende le chef départemental Daniel Desmeulles.

Le 14, le groupe de Courtomer est décimé.

Le 18, celui de Silly-en-Gouffern subit l'attaque des gestapistes.

Le 20, à Gacé, Lefrançois, chef de secteur, Buffard, chef de canton, sont arrêtés avec la plupart de leurs maquisards.

Le même jour, Bove, chef de groupe de Villers-en-Ouche, est capturé, puis le 26, ce sera le tour de Louis Guéné, chef de section à Trun, et de deux de ses garçons qui seront torturés et exécutés. Enfin le 28, Etienne Panthou, chef du secteur d'Argentan, est fait prisonnier après une lutte héroïque, avec neuf de ses hommes. Il sera torturé d'une façon atroce en présence de sa fille, puis elle-même subira les plus infâmes sévices °. Etienne Panthou et ses compagnons sont fusil-lés le jour même, Simone Panthou est incarcérée puis déportée.

Devant l'importance de la répression nazie, les autres responsables résistants, condamnés à mort par contumace, traqués, pourchassés, se réfugient dans les forêts d'Ecouves et de Monaye. C'est là qu'André Mazeline, Vernimmen et Almire Viel reforment leurs groupes et reconstituent les maquis. Néanmoins les séides de la Gestapo ont bien travaillé pour leurs maîtres allemands. A la veille du débarquement, les puissantes formations ornaises sont décimées. Toute l'organisation est à rétablir !

CHAPITRE XXVII

UNE RENCONTRE INATTENDUE : CELLE DU GÉNÉRAL LECLERC AVEC MAZELINE, CHEF DES FFI DE L'ORNE

12 août 1944.

Le soleil se lève timidement derrière les arbres, là-bas vers le Bois-Balu. Dans les halliers et sous les ramures, les oiseaux dispensent leur matinal concert, saluant de leurs trilles joyeux et insouciants l'amorce d'un jour nouveau.

Une brume vaporeuse flotte au-dessus de l'étang, annonciatrice d'une belle journée estivale. Plus bas, dans une clairière, quelques " garennes " audacieux s'ébattent sur la mousse, s'arrêtant parfois pour brouter quelques brins de trèfle ou de serpolet. S'extirpant de son lit de fougères, campé sur l'entrée de la hutte de branchages, Mazeline (Marsouin) contemple d'un œil attendri le reposant spectacle de l'éveil de la nature. Qu'elle paraît loin la guerre, et son cortège de souffrances et de pleurs. En bâillant, il se dirige vers le ruisseau dont l'eau claire et fraîche le réveillera complètement.

Nous sommes au Bois-de-l'Évêque, où le chef départemental a établi son nouveau PC et regroupé ses hommes. Comme il revient vers le camp, Meumeu lui fait part des informations diffusées par la BBC : les avant-gardes américaines se rapprochent de Pré-en-Pail, des pointes de blindés sont signalées sous Domfront et vers Laval. Allons, tant mieux, le front avance, encore quelques jours à tenir.

Pour l'instant, le chef maquisard n'a qu'un souci ; se rendre près de Sées où il doit prendre contact avec un officier SAS le lieutenant Anderson.

Laissant ses hommes sous le commandement de Vernimmen, il ne tarde pas à partir, accompagné de son fidèle Savary. Par les sentiers et les chemins vicinaux, les deux résistants rejoignent la D 16. Les bicyclettes vont bon train en ce clair matin d'été, et les pédaleurs atteignent bientôt Montmerrei. Beaucoup d'animation dans le village en cette heure de l'aube ; c'est assez inhabituel, note Mazeline en voyant les gens discutant sur le seuil des maisons. Au loin, des coups sourds grondent de temps à autres ; des canons semble-t-il ! Surprenant !

Ils arrivent à Mortrée, traversé sans encombre, et s'engagent sur la route d'Argentan à Alençon en direction de Sées. Et là, brusquement, dans un tournant, changement de décor ! Une nuée de fantassins allemands occupent les fossés ; à la sortie du virage plusieurs blindés sont embossés. Des antichars sont embusqués derrière les arbres. Un ronronnement au-dessus de leur tête ; c'est un Piper-Cub qui décrit des orbes tranquillement.

André Mazeline réalise d'un seul coup : l'avance alliée est autrement plus foudroyante que le laissait entendre la radio, et ils se trouvent... sur la ligne de feu ! Mais déjà, un feldwebel s'approche et s'enquiert de leur présence :

- Nous allons chercher des pommes de terre dans la plaine pour le ravitaillement d'un camp de jeunesse.

Le sous-officier, soucieux, et ayant manifestement autre chose à faire qu'à écouter les doléances de deux civils, cherche ses mots :

- Si vous... aller sur route là, vous... kaputt ! Américains à Sées !

Les Américains à Sées ! A six kilomètres ! Refoulant leur émotion, les deux résistants font demi-tour et s'engouffrent dans le premier bosquet venu. Mazeline réagit ; pas de doute, il est impératif d'aller à leur rencontre afin d'établir le contact. La grand-route est interdite, soit, nous allons passer par les chemins. Et le sort les favorise, pas d'avant-postes allemands par là ! Quelques avions viennent en piqué mitrailler un objectif à quelques centaines de mètres ; des rafales de mitraillettes aboient pas très loin, mais les francs-tireurs avancent. Sées en vue ! A l'entrée nord-ouest, deux chars de forme trapue, peints de vert sombre ; à côté, une drôle de voiture légère d'aspect bizarre dans laquelle, debout, jumelles en mains, un petit officier bedonnant qui a plus l'air d'un comptable que d'un guerrier observe le lointain. Le chef départemental des FFI éprouve une sensation comparable d celle d'un homme qui passe d'une zone d'ombre dans une zone ensoleillée ! Il s'approche, se présente au lieutenant américain, fait ses offres de service qui laissent celui-ci complètement indifférent ! Allons ! Il faut taper plus haut, voir un officier supérieur. Mazeline, toujours suivi de Savary, s'engage dans les rues. Place de la cathédrale, des chars marqués de la croix de Lorraine ! Une jeep, et près d'elle un capitaine barbu coiffé d'un képi orné de l'ancre de marine. Un Français, et un " marsouin " en plus l

André Mazeline croit rêver !

Une joie d'une essence inconnue monte en moi. C'est une ivresse, une extase, un sentiment comme on n'en éprouve pas deux fois dans une vie. A cela se mêle la fierté indicible de constater qu'il y a des Français dans les premières vagues de la marée libératrice !

Il se précipite vers l'officier au képi qui accueille ses quelques phrases bredouillées en souriant et qui se présente à son tour :

- Je suis le capitaine Dronne et j'appartiens à la 2e DB ; venez, je vais vous accompagner près du général.

En se glissant entre les blindés aux moteurs assourdissants, ils se dirigent vers un scout-car arrêté sur la place. Là, règne une animation

fébrile. Le général Leclerc est assis à l'arrière du véhicule, une carte déployée sur ses genoux, sa canne légendaire coincée entre les jambes.

Il écoute le rapport que lui fait un colonel. Sa mise est simple ; un uniforme identique à celui de la troupe, le casque à bourrelet de cuir des tankistes. Le colonel salue, puis s'éloigne. Le capitaine Dronne dit alors quelques mots à un autre officier qui s'approche du scout-car et transmet au général, qui approuve d'un signe de tête. Mazeline s'avance et, d'instinct, en dépit de ses vêtements civils, se fige dans un garde-à-vous rigide. Les questions jaillissent :

- Vous êtes le chef de la Résistance ? Quels sont vos effectifs ? Où sont-ils stationnés ? Quel est votre armement ? Qu'ont fait vos maquis jusqu'à ce jour ?

Du mieux qu'il le peut, le responsable départemental répond, apportant des renseignements aussi concis que possible. Le général écoute, sans mot dire, l'exposé succinct de la lutte des maquis et des FFI de l'Orne, puis :

- Le maquis d'Écouves est-il en mesure d'appuyer l'action d'un des éléments de la 2e DB ?

- Certainement, mon général, dès que mes ordres lui parviendront.

Leclerc invite son interlocuteur à se pencher sur la carte étalée sur ses genoux :

- Je veux atteindre Écouché au plus vite et couper la nationale 24 bis ; vous connaissez toute la région ?

- Oui, mon général, parfaitement bien.

- Pourriez-vous guider un des éléments tactiques ?

- Certainement.

- Parfait, soyez à deux heures à la sortie ouest, près du passage à niveau, à la disposition du commandant Putz, et ordonnez à vos hommes de faire mouvement sur le flanc gauche de la colonne, vers Écouché, en nettoyant le couvert.

Le sort en est jeté : le général Leclerc va tenter un pari : franchir le massif forestier d'Écouves d'un seul élan, bousculant tout sur son passage, sans s'arrêter aux possibles embuscades que peut tendre l'ennemi dans les replis tourmentés et les fourrés profonds de la forêt.

Il va, pour ce faire, utiliser comme guides les maquisards et confier aux francs-tireurs le nettoyage de ses ailes. Mazeline n'a jamais oublié cette rapide décision : Ce qui m'a frappé, ce fut cette faculté du général de discerner immédiatement l'emploi et le profit du concours, si minime soit-il, que je lui apportais'.

Suivant les instructions de son chef, Savary est reparti pour le maquis du Bois-de-l'Evêque. Il va, déjouant les embûches, traversant les zones battues par le feu, risquant vingt fois d'être capturé, rampant sous les rafales de mitrailleuse, réussir à transmettre les consignes. Les maquisards, sous les ordres de Vernimmen et de Meumeu (Soubabère) font aussitôt mouvement.

André Mazeline retrouve place de l'Hôtel-de-Ville plusieurs camarades du secteur local, dont le capitaine De normandie. Ceui-ci va partir dans quelques instants avec la colonne Dio, à laquelle il servira de guide. Hélas, lorsque le soir le chef des FFI parviendra à Ecouché, il y retrouvera le brave Denormandie agonisant, avec cinq balles dans le ventre.

Le groupement Branet, que pilote Mazeline, part à 14 heures. Par des routes différentes, guidées par des maquisards, les colonnes Warabiot, Minjonnet et Massu s'élancent elles aussi. Quelques escarmouches sans importance, dues à la présence de hérissons ennemis vite balayés, et, vers 16 heure, la colonne débouche au carrefour du Point-du-Jour. Le général Leclerc est déjà là, appuyé sur son char, il donne de nouvelles instructions : le groupement venant d'Alençon est sérieusement accroché un peu avant La-Croix-Médavy, et le chef de la 2e DB détache l'escadron tactique Putz à sa rencontre ; il va prendre l'ennemi à revers. La mission Branet continue ; elle s'engouffre dans le Bois-de-l'Evêque, passe en trombe Le Cercueil (au nom qui fait grimacer les chefs de chars), franchit la Haute-Bellière. Francheville est atteint au crépuscule. Assis dans la jeep de tête, juste derrière l'automitrailleuse qui ouvre la marche, Mazeline pilote la colonne : à gauche par ce chemin vicinal, à droite par cette petite départementale ; sans hésiter, Branet engage ses chars, ses half-tracks, ses chenillettes, confiant dans son pilote dont le calme et l'assurance l'impressionnent. Brusquement, peu avant Boucé, c'est le choc ! Déboulant de la route à gauche, un convoi allemand surgit. En quelques secondes, la mitraillade crépite. Les Sherman donnent de la voix, les fantassins dévalent derrière le talus, et le tir de leurs armes automatiques émaille le grondement des chars qui se dandinent pour trouver la meilleure position. Mazeline, près du sous-lieutenant Christen, fait bon usage de la Thompson qu'on lui a remise ; c'est autre chose que la " Sten ! " Sur le convoi ennemi, de lourds panaches de fumée montent, des flammes éclairent de leurs lueurs mouvantes les carcasses des engins qui brûlent. De sourdes explosions : les réservoirs de carburant éclatent, puis la riposte faiblit et cesse. Terminé ! La colonne se reforme ; des prisonniers accourent, bras levés ; Branet n'a pas le temps de s'occuper d'eux ; il leur fait dire de marcher à pied jusqu'au Point-du-Jour, ce qu'ils feront d'ailleurs ! Encore quelques kilomètres sur un petite route passant sous Loucé, et la colonne pénètre dans Ecouché, où elle va retrouver les autres groupements. Pour André Mazeline, mission terminée. Un peu plus tard, ses hommes le rejoignent. Eux aussi ont fait du bon travail : ils ramènent plus de deux cents prisonniers !

Après avoir anticipé sur les événements en relatant l'arrivée de la 2e DB sur le massif d'Écouves, nous allons faire un retour de deux bons mois pour revoir la situation dans l'Orne à la veille du débarquement. On a vu comment, dans cette période, en quinze jours de temps, la Gestapo était parvenue à démanteler les formations résistantes. Dès les premières arrestations, le PC départemental (qui se trouvait à Argentan chez Albert Barrière), est transféré au hameau de La Perdrière, commune de Francheville, chez Guyot. Par la suite, traqué, le chef départemental utilisera deux PC de repli : à la métairie d'Athis chez Pierre Nez, puis à Loré chez Jenvrin, l'instituteur de la commune. Enfin, devant le quadrillage de la police allemande, les responsables des maquis s'établiront dans un camp en pleine nature, dans la forêt d'Écouves, au Bois-de-l'Evêque, là où nous les avons trouvés au début de ce chapitre.

Voyons maintenant comment se présente l'organisation clandestine après le 13 juin 1944, date à laquelle son chef, Daniel Desmeulles, est arrêté.

Le 20 juin, le général Allard nomme André Mazeline à la tête des FFI de l'Orne. Son adjoint désigné est Raymond Noël, responsable des FTP. Ainsi, à partir de ce moment, un commandement unique rassemble en une seule force les FFI et tous les combattants clandestins. L'amalgame des mouvements se fait sans peine : FN, Libé-Nord, MLN, OCM. Le département est divisé en six secteurs, lesquels se fractionnent parfois en sous-secteurs.

Dès le 6 juin, alors que les premières troupes alliées établissent leurs tête de pont, les FFI de l'Orne exécutent les consignes des Plans Vert, Rouge et Tortue. Des instructions spéciales leur avaient été données pour une application rigoureuse de ce dernier plan. Celui-ci prévoyait en effet l'attaque et le harcèlement des blindés adverses. Contrairement à ce qui se produira dans d'autres départements, et particulièrement dans l'Eure, où le message correspondant ne passera pas, la Résistance ornaise reçoit l'ordre d'intervenir immédiatement sur les formations lourdes avec le message : " Les enfants s'ennuient le dimanche. " On comprend parfaitement pourquoi : la plupart des divisions de panzers stationnaient à quatre heures de marche des côtes. Il fallait donc, coûte que coûte, afin de donner le temps aux chars et matériel tracté alliés de débarquer, les retarder au maximum, puisqu'aux premières heures de l'opération " Overlord " seuls les éléments légers d'infanterie prenaient pied. Les états-majors à Londres s'étaient longuement penchés sur cette question ; chacun savait, y compris Rommel, que les premières heures seraient décisives ; c'est pourquoi nombre de missions avaient été parachutées dans le but de préparer ces actions. Mais les élucubrations de certains services de renseignements, très écoutés dans l'île britannique, mais totalement dépourvus d'éléments valables sur le terrain, incitèrent les Alliés à aiguiller leurs agents sur de prétendus responsables de groupes résistants qui, en fait, ne contrôlaient rien et ne disposaient d'aucun effectif sérieux. Ce fut un fiasco complet, car lorsque des bavardages inconsidérés ou de coupables imprudences - réalités hélas assez habituelles chez les résistants de salons - ne les livraient pas à la Gestapo, les malheureux envoyés n'avaient affaire qu'à des fumistes sans liaisons réelles avec les maquis. Quelques-uns de ces officiers spécialisés s'aperçurent très vite de la chose et s'évertuèrent à prendre contact avec d'authentiques francs-tireurs ; ce fut le cas de Claude de Baissac, de Renaud Dandicolle, de Valentin Abeille, notamment. En réalité, dans l'Orne, au moment où les barges touchent le sable normand sur les rivages de la Manche, aucune équipe n'est entraînée pour ces opérations.

Et ce seront les FFI, peu préparés à cette forme d'action, et ne disposant pas du matériel approprié ni de l'encadrement nécessaire, qui vont avoir la charge de l'exécution du Plan Tortue. Il faut constater qu'ils s'en tirèrent fort bien, puisque dès le 7 juin, lorsque les premiers convois se lancent sur les routes, ils se heurtent aussitôt aux barrages d'arbres, aux fléchages brouillés et aux ponts sautés. La nationale 4 est coupée pendant trois jours entre Gacé et Vimoutiers par le groupe Royant. L'équipe de Nonant-le-Pin détruit même deux chars qui vont obstruer la route d'Argentan. Celle du Merlerault anéantit plusieurs camions de munitions montant au front. Le câble principal reliant le grand quartier général de Caen au commandement du Mans est coupé, de même que celui de Bernay à Falaise. L'après-midi du 7, les maquisards d'Ecouves bloquent un convoi, l'aviation alliée survient et l'anéantit.

La division blindée L va mettre deux jours pour traverser la Sarthe et l'Orne ! Une partie de la " Das Reich " subit plusieurs journées de retard, parce qu'accrochée par les FFI de Domfront et de Flers. Les Allemands, devant cette guérilla, doivent assurer eux-mêmes la garde des routes, et cela ne manque pas de retenir des soldats qui feront bien défaut sur les lignes de feu.

Au soir du 8 juin, l'application du Plan Tortue et du Plan Rouge par les résistants ornais avait coûté, sans préjudice des retards importants subis, cent cinquante véhicules (chars, seni-blindés, camions, citernes, voitures) aux Allemands et plus de quatre cents tués ou blessés !

CHAPITRE XXVIII

GUÉRILLA ET RÉPRESSION DANS L'ORNE

12 juin. Tanville.

En fin d'après-midi, un peloton d'automitrailleuses allemandes débouche à Tanville et prend position aux accès du village. Peu après, une compagnie d'infanterie arrive à son tour et commence à patrouiller aux alentours. Les soldats visitent maisons, bâtiments et dépendances. Ils découvrent plusieurs des leurs, prisonniers, ainsi que quelques blessés, soignés dans une ferme. Aussitôt le maire est appelé. Questionné assez rudement sur la provenance des Allemands captifs, il avoue son ignorance ; il n'en sait rien ! Le village est ratissé, mais il n'y a plus un seul homme valide, mis à part le maire et un cultivateur. Fait unique probablement, tous les villageois sont au maquis sous la direction de leur instituteur, Maurice Vernimmen ! L'officier nazi est pâle de rage :

- Où sont les hommes du pays ?

- Partis travailler en Allemagne, répond le brave magistrat municipal.

- Nein ! Ils sont chez les partisans ! Tous terroristes !

Il aboie un ordre ; les SS s'empressent ; le maire et le cultivateur sont adossés à un mur. Six fusils les mettent en joue.

Feu ! La salve couche pour toujours M. 0llivier, le maire, et M. Laudrun.

Ces prisonniers et ces blessés que leurs compatriotes viennent de délivrer avaient été capturés au cours d'engagements menés par le maquis de Tanville et par celui de Francheville le 10 juin.

Si l'île de Sein peut se targuer d'avoir fourni la quasi-totalité de ses hommes aux Forces Françaises Libres, le village de Tanville peut lui s'enorgueillir d'avoir donné tous les siens au maquis ! Dans une région infestée de troupes occupantes cette levée en masse de tout un bourg constitue un fait d'extraordinaire audace !

Le 20 juin, le général de brigade Allard arrive au hameau de La Perdrière, au carrefour des routes Boucé, La Lande-du-Goult et Mortrée, Mesnil-Scelleur. C'est là en effet, chez le chef de groupe René Guyot, menuisier, qu'est établi le PC départemental. Il s'agit, pour l'état-major de la Résistance, de désigner un nouveau responsable, puisque Desmeulles a été arrêté, et de ratifier la décision d'unification des forces clandestines.

Un important dispositif de sécurité a été mis en place tout autour du hameau. En fin d'après-midi, les sentinelles font savoir au PC que deux hommes suspects sont entrés, se sont attablés, au bistrot du carrefour. Ils sont venus à bicyclette et... fait curieux, l'une de ces montures est celle de... Mazeline ! Or, ce dernier a dû justement abandonner son vélo lors du combat de Lignières-la-Doucelle, huit jours auparavant

La décision est prise d'appréhender les individus. Une escouade fait irruption dans le café, pistolet au poing. Les deux suspects lèvent les bras. On les fouille sommairement : trois revolvers sur eux ! Emmenés, ils sont interrogés : ils prétendent venir de la région de Caen, avoir appartenu à un groupe de résistance démantelé, et chercher à prendre contact avec le maquis local pour combattre. Le vélo ? Volé à Alençon. Bon, on procède à une fouille plus approfondie et on découvre sur l'un d'eux... sa feuille de paie de la Gestapo !

Il s'agit de Laronche (28 ans) et de Dourdine (20 ans), agents de Jardin, du SD d'Alençon. Sous la présidence du général Allard, un tribunal de guerre est hâtivement constitué. Interrogés, les deux complices reconnaissent être venus aux renseignements en vue d'une opération que la Gestapo est en train de préparer pour la semaine suivante.

Ils sont condamnés à mort à l'unanimité. Dans la soirée, un peloton de maquisards est formé qui procède à l'exécution, puis les corps sont enterrés dans une tourbière proche.

La tragédie des Riaux, 28 juin 1944.

L'opération annoncée par les deux traîtres démarre. La Gestapo a arrêté au début du mois un résistant du nom de Poupard. Pris, ce lâche individu n'attend pas d'être interrogé ; il offre spontanément ses services au sinistre Jardin. On l'envoie contacter un sédentaire de Francheville, ce qui lui est facile puisqu'il connaît la phrase d'introduction : " Les pommiers fleurissent en mai ". Sous un vague prétexte, il se fait indiquer l'endroit où se tient le chef de secteur, Etienne Panthou, avec son groupe de réserve. Prévenue, la Gestapo requiert l'appui d'un bataillon SS et, à l'aube du 28, l'investissement du hameau des Riaux s'amorce.

Dans une ferme à l'écart, Etienne Panthou est surpris par l'attaque. Il se retranche dans un grenier et rend coup pour coup. Mais sa fille, Simone, est capturée, les SS la tiennent sous leurs mitraillettes et menacent de la tuer. Alors le chef de secteur se rend, avec l'un de ses gardes, Maurice Terrier. On les emmène tous les trois à la carrière de Francheville, et ils sont sauvagement torturés. La Gestapo veut savoir où est le chef départemental, Mazeline, alias Marsouin. Les trois patriotes se taisent, bien que sachant que celui-ci doit revenir à la ferme le soir même. Panthou est martyrisé, défiguré, sanglant, mais il trouve encore la force d'adjurer sa fille que l'on torture devant lui : " Ne leur dis rien, ma petite fille, surtout ne dis rien. " Simone Panthou serre les dents. Elle ne parlera pas.

Voyant qu'ils ne tireront rien de leurs prisonniers, et pressés par le temps, les SS fusillent les deux hommes. La jeune fille est emmenée ; elle sera déportée après bien des épreuves.

Puis la troupe fonce à la ferme Le Brasseur. Huit maquisards sont arrêtés : Georges Toutain, Paul Delfloraine, Joseph Goubin, Jean Lau-rent, André Piquet, Maurice Philippeau, Bernard Plessis, Marcel Klein. Après avoir subi d'horribles sévices, ils sont abattus un à un et, geste digne des SS, leurs corps sont entassés dans une soue à porcs ! Comme quoi, à l'assassinat, les soldats d'élite du grand Reich ajoutaient souvent la plus abjecte forfaiture.

La bande de mercenaires constituée de Jardin, Lemaître, Neveu et consorts, sable le champagne, en cette soirée du 30 juin, en compagnie de quelques subalternes nazis de la Gestapo d'Alençon, dans un établissement privé de la cité dentellière.

Les forbans peuvent être satisfaits ; aux arrestations mentionnées plus haut, il faut encore ajouter celles du 22 juin où quatre FTP : Fer-nand Badier, René Brossard, Gilbert François, Marceau Jautée seront fusillés à Condé-sur-Sarthe ; du 26 juin à Trun, où ils torturent et fusillent Louis Guêné, René Allais et René Chaplain ; du 30, ce jour même, où, ne pouvant tirer aucun renseignement des francs-tireurs du maquis d'Echauffour arrêtés le 10, ils les exécutent à Condé-sur-Sarthe (Raymond Ballonnier, Jean Tirard et Gino Rossi).

Pourtant, en dépit de tous ces coups mortels portés aux forces de la Résistance, celles-ci continuent leur besogne. Les vides de leurs malheureux camarades sont aussitôt comblés par la montée en ligne de sédentaires réservistes, les responsables qui tiennent encore la barre s'accrochent de toute leur énergie aux postes qui leur ont été confiés. Surmontant les difficultés de toute sorte qui surgissent, l'esprit d'initiative et la ténacité des maquisards suppléent concrètement au manque d'armes et de moyens. Ainsi l'un d'eux, à Mortagne, s'illustre dans des actions individuelles de sabotage : Louis Leroux rampe nuitamment sous les camions ennemis, et fixe sur les essieux des mines portatives légères à l'aide d'aimants, il les équipe d'un crayon détonateur à retardement et s'éclipse discrètement. Son coup de maître fut assurément la destruction d'un train de munitions qui quittait la gare de Mortagne en direction d'Alençon. Alors que le train, roulant encore doucement, s'engageait sous le pont de Saint-Langis, Leroux, installé sur le tablier, laissait tomber dans les wagons plats, chargés de caisses d'obus et de torpilles, des charges explosives munies d'un crayon détonateur réglé à trente minutes. Un arrêt intempestif et prolongé en gare du Mêle voulut que l'explosion se produise en ce lieu, alors que notre homme avait établi ses calculs pour un feu d'artifice en rase campagne ; mais le résultat fut identique pour les Allemands !

Autre exemple de l'ingéniosité des résistants et de leur esprit d'à-propos : sur une petite route tranquille, un camion allemand est stationné. Le chauffeur et le convoyeur sont juchés, vingt-cinq mètres plus loin, sur le talus et s'esclaffent bruyamment en voyant de pauvres gens s'agiter autour d'une maison où brûle un feu de cheminée. Vient à passer un résistant, Louis Lemarchand (Sultan) ; il se rend chez son ami Raymond Durupt (Balbo) :

- A huit cents mètres, il y a un camion boche arrêté ; dommage que nous n'ayons plus de plastic !

- J'ai ce qu'il faut, 20 litres d'essence !

Et les voilà partis, le bidon sur le porte-bagages du vélo. Les Allemands sont toujours là-bas, se tapant sur les cuisses devant l'affolement des habitants qui courent en tous sens, faisant la chaîne avec des seaux.

Vivement, Balbo ouvre la portière, renverse le contenu du bidon sur le siège, puis asperge le moteur. Là-bas, Sultan fait le guet, mais il n'y a rien à craindre, l'hilarité des soldats croit à la mesure du développement du sinistre.

Une allumette qui craque, la flamme jaillit, grandit, déborde la carrosserie. D'un bond, Balbo enfourche sa bicyclette, imité prestement par son compère et ils détalent, tandis que derrière eux, monte une colonne de noire fumée. Des explosions retentissent : formidable ! le camion était chargé de munitions !

Quelques minutes après, revêtu d'une blouse paysanne et un large chapeau de paille sur la tête, Balbo se paye le luxe de revenir pour jouir du spectacle. Les deux Allemands déconfits regardent brûler la carcasse fumante. Il s'approche d'eux, l'air innocent : Was ist das ? Bombing ? Nein ! Partisans ! Gross malheur ! Ils pensent sans doute à leur prochaine entrevue avec leurs officiers !

Balbo, lui, songe qu'il n'y a pas lieu d'aller se moquer du feu chez les autres, lorsqu'on peut l'avoir à sa porte !

Le combat de Lignières-la-Doucelle.

Le capitaine Almire Viel a reformé son maquis à la ferme de La Gérarderie, près de Lignières-la-Doucelle, en Mayenne, aux lisières du département de l'Orne. Dans cette exploitation, appartenant à Marcel Cottin, isolée entre champs et bois, une quarantaine d'hommes sont regroupés, dont une section du commandant Pétri (Loulou) qui se déplace sans cesse entre la Mayenne, l'Orne, la Sarthe et l'Ille-et-Vilaine.

Le 13 juin 1944, dans la matinée, les sentinelles signalent l'arrivée d'un camion chargé d'Allemands, près d'Orgères. Deux sections de maquisards s'y rendent, reconnaissent les lieux, et attaquent. L'ennemi riposte avec énergie, mais perd cinq des siens ; trois autres, blessés, sont capturés par les FFI qui déplorent de leur côté deux hommes touchés : Paul Lasnier et René Pelé. Le reste du détachement nazi s'enfuit. Tandis que les francs-tireurs regagnent leur base, emmenant les soldats éclopés, Daniel Desmeulles, le chef départemental, survient fortuitement ; il a en effet rendez-vous dans la journée avec le commandant Viel et André Mazeline. Il entre chez Catois, l'instituteur de Lignières, et y trouve Paul Lasnier, que l'on est en train de soigner.

Mais les fuyards allemands ont donné l'alerte et, brusquement, une troupe nombreuse investit le village. Desmeulles et Lasnier sont arrêtés. Le chef départemental est emmené ; torturé affreusement, puis déporté, il ne rentrera pas des camps de la mort. Paul Lasnier, dont les blessures suffisent à le confondre, est fusillé.

Vers 18 heures, une imposante colonne de SS, renforcée de miliciens accourus d'Alençon, monte à l'assaut du maquis.

A ce moment, arrivent le commandant Viel et André Mazeline. Les deux chefs de la Résistance s'empêtrent dans le dispositif d'attaque. Dans l'impossibilité de rejoindre leurs camarades, la mort dans l'âme, ils parviennent à se faufiler et à se rapprocher de la ferme. Mais déjà la bataille se déclenche, et ils doivent gagner en hâte la forêt afin de ne pas être capturés, cat ils n'ont aucune arme sur eux. Ils abandonnent leurs bicyclettes (on a vu que celle de Mazeline ne fut pas perdue pour tout le monde), et s'enfoncent dans les halliers. Ils y passeront la nuit, mortellement inquiets sur le sort de leurs hommes au fur et à mesure que le bruit de la fusillade décroît.

Peu avant 19 heures, les sentinelles du maquis donnent l'alerte. Aussitôt la bataille fait rage. Alain Le Gac, retranché derrière un talus, déclenche un feu d'enfer avec sa mitrailleuse. Les assaillants flottent, puis reculent ; ils ont déjà perdu une dizaine des leurs. Dans la ferme, le commandant Pétri ordonne le repli, ne gardant près de lui qu'une sizaine pour couvrir la retraite. Le gros des maquisards déjoue l'encerclement et gagne la forêt de Monaye.

Après une courte accalmie, les SS se lancent à nouveau à l'attaque. Le Gac est tué à son poste. Dans le grenier de la maison, Simone Viel, la fille du commandant, soigne avec un dévouement admirable les blessés, tant allemands que français. L'étreinte se resserre ; Pétri juge qu'il peut maintenant tenter le décrochage, et il rameute ses hommes. A cet instant, plusieurs SS investissent les lieux ; quelques grenades les refoulent et permettent aux francs-tireurs de risquer une sortie. Ils y parviennent. Simone Viel a refusé de quitter ses blessés, malgré les objurgations de Pétri. Dans la cour, de furieux corps à corps mettent aux prises les combattants ; seuls, trois maquisards réussissent à se replier, dont le commandant. Après une marche harassante, ils arriveront dans la nuit près de Ciral, dans une ferme amie.

Les Allemands comptent leurs morts : 21 dont un officier. Furieux, ils envahissent les lieux, se saisissent des blessés et de leur infirmière bénévole.

Magnifique de courage, Simone Viel subira d'affreuses tortures afin qu'elle indique l'endroit où se sont réfugiés ses compagnons. Stoïque, elle ne parlera pas ; menacée d'être fusillée, elle ne devra la vie sauve qu'à l'intervention des blessés allemands qu'elle avait soignés. Déportée, elle reviendra des camps de la mort.

Les résistants ont perdu cinq de leurs camarades : Alain Le Gac, Roland Delatre, Eugène Richouenne, Pierre Jouan et Gustave Bobot.

Les prisonniers et les blessés, soumis aux pires sévices : Marcel Cottin, René Pelé, François Cheminel, Robert Gougeon, Auguste Leduc, Robert Zocollini, sont finalement exécutés.

Deux jours durant, les SS vont battre les bois et la campagne à la recherche des FFI. Vainement ! Alors, de rage, ils incendient l'école et la mairie du bourg.

Le commandant Viel, dont l'épouse a été également arrêtée, sur-monte ces épreuves et, avec l'aide du nouveau chef départemental, André Mazeline, qui remplace Daniel Desmeulles, il va poursuivre une lutte que ses souffrances morales motivent encore davantage.

CHAPITRE XXIX

L'ORNE LIBÉRÉE

Replié en Mayenne, à La Baroche-Gondouin, le capitaine Viel a regroupé ses maquisards, renforcés d'éléments locaux. En liaison avec les formations proches de Chevaigné-du-Maine et des Chapelles, il coo-père avec le maquis de Saint-Mars-du-Désert que dirige le capitaine Grégoire.

Avec le commandant Pétri (Loulou), il rétablit le contact radio avec Londres, ce qui permet d'annuler les parachutages prévus à Lignièresla-Doucelle et de les orienter sur La Baroche-Gondouin.

Le 6 juillet, Claude de Baissac (commandant Michel), à la tête d'une équipe de réception sous les ordres d'Almire Viel, réceptionne un groupe d'officiers SAS chargés de préparer les sabotages et les bombardements des défenses allemandes. Ils participent également à divers coups de main exécutés par les FFI, mais leur activité est surtout concentrée sur les liaisons radio avec Londres ; c'est ainsi que, du 10 juillet au 9 août, 113 messages seront envoyés.

Pendant ce temps, les autres groupes résistants ne demeurent pas inactifs : le 8 juillet, à la suite d'une embuscade près de Touquettes, la section Boudon est cernée par les SS. Après une défense héroïque, Boudon lui-même, et l'un de ses garçons, sont tués.

Le 10, c'est le groupe d'Athis, commandé par Pierre Nez, qui incendie l'usine du Buat.

Le 14, les partisans célèbrent partout la Fête nationale. Dans le secteur de Flers, Bob Bernier demande qu'une gerbe, aux emblèmes des FFI soit déposée aux monuments aux morts ; ce qui sera fait dans chaque commune. C'est précisément ce jour que choisit l'équipe de Paul Saniez pour faire paraître le premier numéro de L'Orne combat- 1 tante, organe de la Résistance.

Le 20, près d'Occagnes, une embuscade tendue par les FTP de Soubabère dégénère en violent combat. Les Allemands perdent plusieurs hommes tandis que les maquisards décrochent sans pertes.

A cette même période, traqués et pourchassés, les francs-tireurs de Tanville, de Francheville et d'Argentan, se regroupent en forêt d'Ecouves, au Bois-de-l'Evêque, sous les ordres de Vernimmen et d'André Mazeline.

Les missions SAS se succèdent ; Londres parachute 7 officiers près de Tourouvre, accueillis par le groupe du lieutenant Lévêque ; 15 autres suivent quelques jours plus tard.

Le rapprochement du front, dans les secteurs de Hers et de Dom-front, permet le franchissement quotidien des lignes par les clandestins qui vont ainsi, jour après jour, apporter aux états-majors alliés les renseignements sur les positions, les effectifs et les moyens de l'ennemi.

A Saint-Cyr-la-Rosière.

C'est le 4 août 1944, au matin, qu'une troupe nombreuse, plus de deux cents SS et une cinquantaine de miliciens, attaque le maquis FTPF Vaudron à Saint-Cyr-la-Rosière. Dès l'alerte donnée, les maquisards gagnent leurs postes de combat. Une lutte acharnée s'engage. Puissamment armés de mitrailleuses et de mortiers, les assaillants progressent sous les couverts. Les francs-tireurs ripostent avec une belle énergie, malheureusement leur armement - grenades, mitraillettes, fusils - ne peut tenir en respect les fantassins ennemis, par ailleurs beaucoup plus nombreux. Des hommes s'abattent : Roland Vincent, Maurice Hérault. Sentant l'encerclement, le chef de groupe ordonne le repli ; deux braves se sacrifient pour couvrir la retraite : Étienne Aubry et Michéa Fopxob ; ils tombent après avoir épuisé leurs munitions.

D'autres ne pourront échapper à la capture, et seront fusillés le jour même : René Brouard, Lucien Brière, Alfred Dreux, Basile Karnatchezef, Michel Verdier, ainsi que le Dr Paul Gireaux.

Mais les Allemands perdent cinq hommes et récoltent une quinzaine d'éclopés. Quant aux miliciens, deux d'entre eux ayant été blessés, leur chef, prudemment, les incite à décrocher !

Quelques maquisards touchés sont secourus par leurs camarades et peuvent se sortir du guêpier, grâce à leur connaissance du terrain.

En fin de soirée, les héroïques FTP se regroupent. Pour eux, la lutte continue.

Le 9 août, la rupture du front allemand est consommée ; alors, précipitamment, les gestapistes évacuent Alençon. Mais ils font également sortir de leurs cellules du " Château des Ducs " les détenus résistants qu'ils emmènent dans leur fuite.

Dès la première étape, près de L'Hôme-Chamondot, ils commencent leur œuvre d'assassins : Fernand Chasseguet, Albert Frémiot, Jean Moreau, François Bouilhac et Jean Mazeline (frère du chef départemental) sont abattus. Puis ils poursuivent leur route parsemée de crimes et d'exactions.

Le 13, après avoir abandonné Tourouvre, les SS, repliés dans la forêt du Perche, lancent une violente contre-attaque. Ils reprennent la bourgade et, en représailles des actions de guérilla subies, l'incendient. A Longny-au-Perche, ils tuent cinq civils qui n'avaient eu que le tort de se trouver sur leur route.

Mais les FFI du lieutenant Lévêque, renforcés des éléments SAS, passent à l'offensive. De farouches combats se déroulent dans le secteur Moulicent - Sainte-Anne - Malétable et dans les bois de Longny. Les partisans mettent en déroute les compagnies de SS retranchés en forêt, font sauter leur dépôt de munitions, s'emparent de leur stock d'essence (30.000 litres), capturent une soixantaine de soldats et un important matériel roulant. Paniqués par cette attaque sur leurs arrières, les Allemands retraitent en hâte. Les FFI de Lévêque se joignent alors, le 20 août, aux groupements de la 2e DB et participent aux combats à leurs côtés. Ils poursuivront ainsi jusqu'à Paris, où ils auront la joie d'entrer avec les chars de Leclerc.

A Montmerrei, les sections de Pottier et Jossec capturent un détachement nazi, officiers compris. Pour ce fait d'armes, Pottier sera cité à

l'ordre de la Division.

A Boucé, les FFI, commandés par Vavasseur et Chéradame, s'assurent de la ville, repoussent une contre-offensive allemande, et font de nombreux prisonniers.

Ceux de La Sauvagère, avec Pépin, attaquent la garnison, détruisent deux canons, s'emparent d'un char, et tuent six SS. Malheureusement, ils déplorent la mort de deux de leurs compagnons : les frères Bourez.

Dans la même période, les francs-tireurs de Mortrée, Moulins-la-Marche, Vimoutiers, Gacé, Echauffour, Nonant-le-Pin, Le Merlerault et La Ferté-Macé, procèdent au nettoyage de leurs secteurs, accumulant les prisonniers.

A Flers, Bob Bernier mène l'attaque aux côtés des Anglais. Ses maquisards mettent en fuite, à La Planchette, un détachement allemand qui se retire avec de lourdes pertes. Bernier entre en ville avec le premier char allié.

Ainsi, dans tout le département, les FFI, enfin armés et équipés, participent à la libération de leur terre. Leur bravoure et leur combativité ont vivement frappé les officiers alliés, et l'un d'eux n'hésitera pas à noter sur son rapport :

" La Résistance locale est particulièrement efficace et nous permet des percées spectaculaires. Ses membres, comme combattants et comme guides, se montrent d'une intrépidité et d'une audace extraordinaires.
Depuis le début des opérations c'est la première fois que nous avançons sans soucis pour nos ailes, les maquis du secteur se chargent du nettoyage. "

Quel plus bel hommage pourrait-on rendre aux hommes du colonel Mazeline ?

La fin du mois d'août, si fertile en événements glorieux et douloureux, voit les derniers Allemands franchir les limites du département. L'Orne est libérée ! Dans le roulement incessant des chars et des convois alliés qui se ruent à la poursuite des armées nazies, les habitants, encore hébétés par l'ampleur de la bataille, ont bien du mal à réaliser. Demain, ils savoureront leurs premières heures de liberté, acquises à quel prix !

Trois cents d'entre eux ont payé de leur vie leur attachement à la liberté, et sont morts les armes à la main. Celui qui fut à la fois leur frère de combat et leur chef, a magnifiquement exprimé notre pensée à leur égard. Qu'il nous permette d'y associer tous les valeureux combattant du pays tout entier, tombés pour notre sauvegarde, et que nous unissons dans la même pensée :

" On ne dira jamais assez la grandeur du sacrifice des morts de la Résistance, ni l'âpreté de la lutte qu'ils menaient. Ils se sont battus contre l'oppression et ils n'ont pas eu la suprême consolation de voir la libération du pays ; ils n'ont pas connu ce bonheur immense de la première poignée de main à leurs frères d'armes... Ils se sont battus en soldats, on leur a réservé une mort épouvantable.

" C'étaient des volontaires. Ah ! que ce simple mot contient de renoncement et d'abnégation, d'enthousiasme et de foi.

" En notre siècle de matérialisme et d'appétits cupides, ils appartenaient à cette élite sublime qui sait mourir pour une idée. Ce sont eux, et non par un vieillard orgueilleux et sénile, qui peuvent revendiquer le droit d'avoir fait don de leur personne à la France.

" Ils lui ont donné leur belle jeunesse, leur force ardente, leur âme frémissante. Et cela, c'était autrement précieux que ce que l'homme aux sept étoiles pouvait offrir.

" Il était dur, ce combat mené dans l'ombre, avec des armes dérisoires, contre un colosse dont la force n'avait d'égale que la sauvagerie. Mais il était nécessaire, car un peuple, en acceptant l'esclavage, prouve qu'il le mérite. "

CHAPITRE XXX

EN CONCLUSION...

A la lumière de ces quelques chapitres consacrés à la Résistance en Normandie, et qui ne prétendent pas en retracer l'épopée, quatre aspects principaux se détachent :

1) La virulence et la puissance d'un vaste mouvement patriotique, s'appuyant sur des organisations multiples et une population laborieuse favorable.

2) La part prépondérante prise par les clandestins aux combats de la Libération ainsi que l'aide conséquente, et appréciée, apportée aux armées amies.

3) L'effort extraordinaire accompli par toutes les formations résistantes, dans les cinq départements, pour assurer le recueil et le sauve-tage des aviateurs alliés'.

4) L'attitude héroïque adoptée, face aux tortures et à la mort, par tous ceux et toutes celles qui connurent les affres de la répression. On

pourrait compter sur les doigts d'une seule main les cas d'aveux ayant entraîné des arrestations en cascade.

On peut donc conclure, sans tomber dans la surestimation, que la Résistance normande fut, compte tenu du poids de l'occupation sur la province, en tous points exemplaire. Sans vouloir faire étalage d'esprit de clocher, ni s'ingénier à glorifier béatement, il doit être admis que certaines régions, moins soumises à la densité des troupes allemandes et plus favorisées géographiquement, n'apportèrent pas à la lutte clan-destine un aussi actif soutien.

Il n'est pas question de diviser l'effort national de la Résistance, nous sommes trop attachés à son esprit pour cela, mais il nous semble nécessaire de rendre aux Normands la place qu'ils méritent dans les rangs de l'armée de l'ombre.

La Résistance, qui fut le fait de peu, est revendiquée par beaucoup. Il est, à cet égard, plaisant d'entendre tel ou tel couard qui n'aurait pas osé se risquer dans la rue avec un tract dans sa poche, évoquer les hautes actions par lui accomplies l

La Résistance, c'était l'engagement de tout mettre en œuvre pour libérer le sol national ; c'était la volonté de s'opposer de toutes ses forces, et si minces fussent-elles, à l'exécrable régime de l'épouvante et de la terreur.

La Résistance, c'était s'unir, se rassembler, s'insuffler mutuellement l'oxygène nécessaire pour que les humbles brandons redeviennent un feu pétillant aux flammes purificatrices.

La Résistance, c'était le don de soi, de sa vie ; c'était l'acceptation de la souffrance, de la torture et des supplices. C'était la froide connaissance du risque encouru pour sa propre personne, mais aussi pour les êtres chers et vulnérables.

La Résistance, c'était le refus de l'asservissement, non seulement pour sa génération, mais pour celles à venir ; c'était lutter pour que la jeunesse d'aujourd'hui s'exprime libre, épanouie et heureuse.

La Résistance, ce fut cette levée d'abord craintive, puis de plus en plus massive, d'honnêtes gens qui s'érigèrent en garants de notre souveraineté nationale, de nos institutions démocratiques, de nos lois républicaines, et de notre société, quand la faillite des clercs et la lâcheté des gouvernants nous vouaient à l'esclavage, à la discrimination raciale, au démantèlement des esprits et au bradage du terroir.

C'est cet héritage-là que nous avons charge de défendre et de maintenir.

Pas plus qu'ils n'acceptaient le compromis avec les dirigeants félons de l'époque, nous ne devons, sous couvert de " réconciliation ", tendre la main à ceux qui prônent ou défendent les théories pétainistes ou maurrassiennes, nouveaux liquidateurs en puissance du patrimoine. On ne se " réconcilie " pas avec les complices des assassins de ses frères ou de ses parents 1 On ne compose pas avec la lâcheté, on s'en écarte.

Aujourd'hui, les grandes voix de la Résistance sont encore là, heureusement, pour se faire entendre et y veiller, mais demain ?

Il n'est pas question de dériver dans la haine gratuite, sentiment contradictoire avec l'esprit de la Résistance ; la jeunesse du monde actuel n'est pas responsable des tares et des actes démentiels de ses grands-parents. Qu'elle soit de France, d'Allemagne, de Russie, d'Angle-terre ou d'Amérique, c'est au contraire sur elle, sur sa lucidité, que repose notre confiance.

Mais il convient de demeurer vigilants, si l'on ne veut pas voir un jour quelque nouveau dictateur faire trembler le monde dans un séisme fasciste.

Noisy, juin 1977.

" Décision n° 37

HENRIETTE BAYEUX. - Française d'une énergie indomptable, animée du plus pur patriotisme, montrant toujours l'exemple par son courage et sa foi. A assuré notamment les 8 et 9 juillet 1944 la liaison à travers les lignes ennemies pour les éléments F.F.I., transportant des plis et des armes. Cette citation comporte l'attribution de la Croix de guerre avec étoile de bronze. (Signé): le général de corps d'armée KŒNIG. "