I

AIN-SEFRA 

28 Septembre 43

L'approche de la méridienne écrase, étouffe Ain-Sefra.

Nous sommes trois copains, qui, convoqués au Bureau par l'adjudant Dracacci, nous doutons pourquoi nous le sommes.

- Dites donc, on reçoit à votre sujet un télégramme d'Air Supérieur.

(La Direction de l'Aviation pour l'Afrique du Nord, à Alger).

- Vous êtes réclamés là-haut. Le Commandant veut vous dire deux mots.

En sortant, titubant à demi sous le soleil vertical, nous nous regardons. Jacques André hoche la tête : -On m'a l'air d'être refaits.

Casaneuve :

- foutus, oui.

Moi :

- Pensez-vous !

Le Commandant m'appelle en premier, et me passe un de ces savons ! Alors, j'ai intrigué en dessous ? Je suis allé voir Alger, peut-être ?...

(C'est vrai, en revenant de livrer ce Dewoitine à Meknès).

- Je vous colle huit jours d'arrêt. À faire quand vous rappliquerez. Car vous rappliquerez, mon gaillard ! En attendant, je n'ai pas le pouvoir de vous retenir aujourd'hui.

Peut-être son courroux est-il feint. En tout cas, il ne m'en faut pas plus. Partir ! Lâcher cette caserne, cette touffeur où je m'enlise depuis des mois, que dis-je, depuis deux ans, à Casa, Alger, Blidah, pendant que des camarades se battent, et que la France agonise.

Je me présente : sergent-chef Sauvage. Natif de Ménilmontant, j'ai 26 ans, 1 mètre 83. Toujours rieur, même quand j'ai le cafard. Demi-Martiniquais par mon père, mort des suites de l'autre guerre ; élevé par une mère courageuse qui a lutté de toutes ses forces pour assurer à son fils unique un bonheur bourgeois.

Elle tombait mal. Je n'ai jamais eu d'autre idée dans la caboche que d'être pilote de chasse (La Vie de Guynemer d'henry Bordeaux a déclenché cette vocation).

À cet effet, j'ai lâché, au tournant de ma seizième année, l'Institut Franchet de Choisy-le-Roi. Je me suis orienté, vaille que vaille, vers une école de pilotage. Me voilà, en 37, affecté au Groupe de Reconnaissance de Strasbourg où, bientôt, mon sort va se lier à celui d'une admirable et compréhensive compagne qui me donnera deux marmots. En janvier 39, je suis promu (enfin l'aboutissement de mes vœux !) à l'Escadre de Chasse de Reims.

C'est là que la guerre m'a surpris. Surpris, non ; nous nous y attendions ; c'était notre destin fatal. La drôle de guerre nous déçoit et plus encore la moins drôle, celle du 10 mai 1940. Descendu en flammes le 12 par un Hurricane... abusif, je rends la pareille, six jours plus tard, à un Heinkel, et, après desserrages sur desserrages à un Dornier 17, cependant que nous horrifient, nous tous les pilotes de France, la débâcle de nos armées de terre et notre propre infériorité.

L'armistice nous ahurit : qu'est-ce qui se passe ? Ce n'est pas possible ! Le vainqueur de Verdun dit telle chose ; mais sans doute il pense le contraire et va agir en conséquence... Nous avons raté de Gaulle à la radio, le 18 juin ; nous l'ignorons.

De Nîmes où je végète, réfugié - absolument démonté par la poignée de mains de Montoire - mon seul souci est naturellement de m'évader vers Gibraltar. Mais mon capitaine ne me laisse voler que sur avion à double commande, avec un surveillant dans le dos.

En Afrique du Nord, tous nos chefs à peu près ont ce genre de mentalité. À Alger, en août 42, à l'exception de fortes têtes comme ces chers André et Casaneuve, mes compagnons d'aujourd'hui, les pilotes retour de Syrie restent enragés contre l'Angleterre. Ne pas croire que, cet été-là, les forces combattantes d'Algérie ont cessé d'être vichystes. Elles béent toujours devant Laval et Darlan. Le Maréchal jouit d'une cote intacte. Se doute-t-on que, le 8 novembre, n'eût été la brume qui empêcha nos pilotes d'être à Maison-Blanche avant les parachutistes alliés, une monstrueuse guerre aérienne éclatait entre

les deux camps (Ceux des chasseurs d'Oran qui purent décoller se sont fait, sans exception, tuer).

Bien plus, après dix mois d'occupation alliée, après le début de revanche pris sur les Boches en Tunisie - où le fameux athlète Géo André, le père de Jacques, est tombé - rien n'est moins sûrement acquis à la cause de la France Libre que notre aviation d'Afrique.

Ce n'est pas par hasard qu'on nous a - parce que suspects - exilés dans le Sud, où nous rongeons notre frein. L'ordre de notre remontée à Alger ? Mais c'est un faux ordre. C'est Feldzer, notre brave adjudant Feldzer qui l'a froidement expédié (et va en expédier bien d'autres).

Que va-t-on faire de nous ?

Nous n'en avons qu'une intuition assez vague quand, après un voyage en train, nous nous présentons à Feldzer le 30 septembre, au matin.

II ALGER

30 Septembre 43

Feldzer, alias Constantin, est déjà un ami. Je l'ai fréquenté à Blidah. Sa mission, tout officieuse, est de faire glisser des pilotes vers les deux foyers d'action qui se sont créés pour nos ailes. Discret et ferme, simple et sûr, à peine chauve, une bonne bouille. Il est né en Ukraine.

Il nous laisse le choix.

Opter, soit pour l'Angleterre, pour cette Royal Air Force où, depuis plus de deux ans, tant des nôtres se sont distingués (Monchotte, Clostermann, Martel, etc.) au point de se hausser parfois au poste de commandants de wing... Soit pour la Russie où, depuis la fin de l'hiver, une poignée de vaillants se battent sous l'étiquette Normandie.

La Russie, c'est le plus dur. Rien de ce confortable relatif (le bon lit et le mess chauffé) dont doit jouir le front Ouest. Les grands frimas, la nourriture miteuse, les punaises, les soins précaires, des pertes qui atteignent 75 %. Feldzer nous répète ces données, de sa voix neutre. Mais il ne nous cache pas qu'à l'Est, on a davantage besoin de pilotes, que nous serons engagés plus vite, que les nouveaux Yakovlef sont des engins merveilleux...

Lui, a pris sa décision :

- Et vous ?

- On part avec toi, déclare-je.

- Tous les trois ?

- On ne se quitte pas.

Nous sommes fiers, comme nous redescendons vers la ville, en Jeep de service. Le Groupe Normandie ! Nous allons être de cette formation de super-élite, au nom déjà légendaire, les héritiers de ces purs héros : les Tulasne, Litolf, Durand, Preciozi, etc. ! Les compagnons du populaire lieutenant Albert, l'as des as actuel (je le connais !), des glorieux Lefèvre, de la Poype, Risso,Maurier, Foucaud ! Les hommes du Commandant Pouyade, leur digne chef ! La Russie, pays mystérieux. Mystérieux de par ses dimensions, son climat, ses mœurs, son régime ! (Je dois dire qu'apolitiques comme nous sommes tous, le dit régime nous préoccupe peu).

Que vont dire nos femmes ? Par nos femmes, j'entends avant tout la mienne. Les autres ne sont que des fiancées, mais toutes les trois de la même moisson, déjà liées entre elles, surtout Marie-Thérèse Sauvage et Marguerite - bientôt Casaneuve ; toutes les trois si sobrement dévouées, s'inclinant en Spartiates devant notre volonté de combattants. Nous les rejoignons chaque soir, dans le lointain faubourg de Fort-de-l'Eau.

Au Quartier, ce seront les démarches et les paperasseries courantes ; deux conférences nous sont faites par le Commandant Myrlès, qui revient de la Mission Militaire de Moscou, dont nous dépendrons, et nous met en garde contre la rigueur de l'existence qui nous attend, d'un ton peut-être un peu abstrait.

Nous rallient quelques camarades : Pierrot, de Geoffre de Chabrignac, sous-officiers comme nous, Iribarne, l'adjudant Déchanet, plus deux lieutenants d'Ain-Sefra : de Seynes et Cuffaut, qui ne semblent pas devoir faire sentir leurs galons.

Ah !... Dès le 2 ou 3 octobre, un quatre ficelles a pénétré dans le bureau de Feldzer :

- Je viens prendre le commandement du Groupe.

Ainsi s'est présenté le Commandant Dyva, pète-sec, sans un mot aimable, confondant temps de caserne et de guerre et la biffe avec l'aviation.

Les tuyaux à son propos étaient pourtant favorables : évadé, en 41, de France où son compte était bon, à force de crier : Vive de Gaulle ! Serait-ce son foie qui le tourmente ? Ou l'esprit de contradiction ? S'est-il fait désigner pour être le Commandant de Normandie à seule fin de freiner notre mouvement ? Ce dernier bruit court, obstiné, sans fondement, c'est probable, mais vous devinez la rancœur de sous-officiers d'hier, promus aspirants au titre de leur mission, très fiers de leur clé de sol, et à qui défense va être faite de la porter avant Le Caire. Je t'en fiche ! Tant pis pour le Commandant, qui se fait aussitôt prendre en grippe, même par l'excellent Feldzer dont il aurait tout à apprendre - et qui lui revaudra ça.

L'aspirant Carbon, déjà, qui s'annonce comme un numéro, vous contre Dyva, de façon cocasse. La question ne se pose même pas pour André, pour Casaneuve, d'inviter le Commandant à leur mariage in extremis. Eh non ! Il aurait tout gâché, et ces deux petites cérémonies conserveront, de par son absence, leur caractère d'intimité et de douceur. Le mariage de Jacques André, notamment, est joyeux. On boit et on danse. Celui de Casaneuve, deux jours plus tard, garde on ne sait quoi de mélancolique. Le marié ne m'a-t-il pas confié :

- Nous ne nous connaissons pas depuis longtemps. J'hésitais... Mais comme je me doute qu'on ne reviendra pas des masses...

- Il ne faut jamais dire ça.

Voici l'avant-veille de notre envol. Discours du Général Bouscat, chef de l'État-Major de l'Aviation française d'Afrique du Nord, qui nous rassemble... dans un recoin.

- Vous allez rejoindre ce qui reste du régiment Normandie...

Quelques phrases, pas plus, mais typiques, prononcées d'un ton de soldat. Un mot nous frappe spécialement : Nous représentons, dit le général, un apport de sang nouveau. Sang nouveau ! Ne dirait-on pas qu'une pompe fonctionne là-bas, que nous ne sommes faits que pour alimenter ! Sang nouveau !

- J'avais l'illusion d'un peu de viande autour, fait de Geoffre (de Chabrignac).

Un temps de chien, ce soir du 6 octobre ! De véritables cordes de pluie s'abattent sur Maison-Blanche. Il faudrait pis pour empêcher le Skymaster de partir. Son frère a emporté, la veille, le Commandant Dyva et notre gros. Nous sommes six pilotes, dont les trois jusqu'ici inséparables, qui hésitons s'il convient de saluer - et à combien de reprises cet Amiral en petite tenue qui se fait servir des whiskies. Le Skymaster, maître appareil ! Nous n'en avons jamais vu de tel. Une stabilité stupéfiante, quatre moteurs qui ronflent sans un raté, pendant huit heures et demie, à travers nuages et ondées. Impression réconfortante de la puissance alliée.

 

III

Le Caire

15 Octobre 43

L'organisation britannique. Comme tout fonctionne au petit fer ! Une splendide ville moderne, en marge de l'immense Medinah, avec monuments, larges avenues, policemen aux mains gantées, une profusion de rutilantes voitures automobiles américaines. Et ces cafés, ces magasins aux devantures époustouflantes ; et ces drapeaux alliés qui battent aux balcons.

Certaine appréhension touchant l'accueil des insulaires (après les affrontements de Syrie) ne tient pas. C'est d'un prestige inouï que jouissent très évidemment aussi bien les F.A.F.L. (Forces Aériennes de la France Libre, commandées par le Colonel Grenier) que les tankistes de la 2e D.B., rescapés d'El Alamein.

Et nous. C'est même presque gênant de nous voir fêter comme des briscards, nous qui ne sommes que des apprentis. Le nom de Normandie nous vaut ça ; Normandie partout connu, partout acclamé de confiance.

Une allocution de bienvenue nous a salués dès le quai. Un car de luxe nous emmène droit au Palace l'Heliopolis. Mais nous n'y séjournerons pas. Le Commandant Dyva - toujours lui ! - juge le cadre trop somptueux pour des sous-officiers de la veille. Nous sommes renvoyés aux bons soins d'un certain M. Arrevian, ce qui nous laisse d'abord perplexes. Pas longtemps. Ce M. Arrevian va être notre Providence. C'est un ami personnel de Leclerc, un légionnaire de 14-18. Arménien d'origine, naturalisé français, fortuné, bonhomme, enthousiaste, propriétaire, entre mille biens, d'un hôtel et d'un restaurant, il loge et nourrit gracieusement quiconque se réclame de notre pays. Nous, alors ! Ce ne sont qu'attentions, que réceptions et que gentillesses de sa part et de la part d'une Française notoire de la ville : Mlle Madeleine Perrégault - qui deviendra l'une de nos marraines. Plus de nouvelles de Dyva jusqu'au jour où il prétend nous interdire d'arborer cette Croix de Lorraine - insigne des F.A.F.L. du Moyen-Orient - que vient, avec un large sourire, de nous remettre M. Arrevian.

Passons ! Nous ne ferons pas preuve d'insoumission en face. Combien de temps va-t-on rester là ? Une semaine. C'est déjà beaucoup, bien que Le Caire n'ait que des délices. La rumeur ne court-elle pas un instant que les Anglais ne seraient pas si désireux de fournir des occasions de briller à ces Français qui leur ont donné tant de fil à retordre ! Mais non ! Rien qu'un peu de patience. Des invitations, des thés, des soirées, des bals, les sourires de toute la gentry cairoise. Jacques André soigne un phlegmon. Les glorieuses brûlures de Casaneuve ne font que le rendre intéressant. Nos camarades officiers (plusieurs d'entre eux apparentés à de hautes lignées françaises) sont à leur aise dans les salons. Cuffaut séduit par son bagout ; c'est lui qui, la veille de notre envol, nous introduit dans le cercle de qui ? De Joséphine Baker. Celle-ci est en tournée au Caire (en réalité, chargée des missions secrètes qu'elle contera dans un beau livre), Joséphine si gaie et si vive, petite fille et grande dame ! C'est elle-même qui, au quitter d'une réception organisée par elle le 30 au soir, à l'Auberge des Pyramides, nous conduit, dans sa propre voiture, en pleine nuit, jusqu'au terrain où se profilent les ailes de notre Dakota.

IV

Téhéran

31 Octobre 43

Un bond de 3 heures jusqu'à Bagdad, en côtoyant le littoral : Suez, Alep, Jérusalem, l'Asie. D'autres que nous rêveraient aux grandes aventures de l'Histoire. La nôtre nous suffit.

Après le Liban convulsé, l'Irak aux vastes platitudes, c'est enfin l'Iran, Téhéran dont, par contraste avec Le Caire, nous déconcerte l'aspect sans faste. (Les agents qui errent, pieds nus, dans leurs sandalettes de jute).

L'accueil, par exemple, est le même, et, plus encore que celui, cordial, de la Mission Militaire (Colonel Jouvel), celui de la colonie française que nous ne pensions pas si importante. Quantité de filles de notre bourgeoisie ont épousé des héritiers iraniens en fin d'études. Ceux-ci les ont amenées ici pour une existence cloisonnée. La femme persane, qui règne en son intérieur, n'en sort guère. Jugez de la ferveur que suscitent des pilotes de chez nous, se réclamant d'un titre illustre que nous commençons d'assimiler.

La vie de château ! Nous sommes logés, de Geoffre et moi, chez les hôtes les plus recherchés de la capitale : la famille Adle, lui, Yaya, le médecin personnel du Roi, cette exquise Bébé dont les envois nous suivront tout au long de notre campagne, et leur adorable garçonnet. C'est dans cette maison du Bon Dieu qu'on rapplique passé minuit, le Baron souvent plus tard, revenant, dit-il, de se mastiquer.

(Que je dise tout de suite deux mots de cette crème des camarades qu'est de Geoffre : un garçon petit, râblé, aux muscles d'apparence un peu noués, ce qui ne l'empêche pas d'être un athlète, ex-champion universitaire de ski. Une belle fortune de famille, une santé de fer, un moral et une chance à toute épreuve ; une gaîté frondeuse, et le goût de toutes les jouissances de la vie).

On se fait réveiller à 10 heures par le domestique apportant le café et le fruit salt ; on se rend en flânant, vers midi, à l'autre pôle attractif du Groupe, chez Mme Clavier, une réfugiée belge, là où se situent notre popote et un bar gratuit qu'alimente la maîtresse de maison. L'après-midi, flirts et promenades, celles-ci en Buick et en Packard, le plus souvent vers le Casino, campé à l'entrée de la montagne, au pied de ce Demavan glaciaire qui domine de ses 5.000 mètres la cuvette de Téhéran et par où passe la route de Russie, que notre esprit prend dix fois par jour.

Des fêtes à n'en plus finir, tel jour à la Mission, tel soir à la Légation, installée dans un Palais d'Orient qui tient du Grand Hôtel, tel jour aux Ambassades anglaise, américaine, etc. (la russe ne donne pas signe de vie), tel autre chez des dignitaires du cru, voire chez des princes du sang. Nous faisons tournoyer des princesses.

Sa Majesté le Shah est un roi moderne et sportif. Si sportif qu'apprenant chez nous la présence, en Iribarne, d'un tennisman classé - frère de la première joueuse de France -, il n'a de cesse qu'il ne l'amène en face de lui sur le court. Nous sommes conviés à ce match qui se déroulera en trois sets, sur la fin desquels Iribarne (les gazettes déforment son nom en Griborne, ce dont on s'amuse) s'incline, suivant la tradition.

Un gros événement, ça a été la survenue, début novembre, de notre futur chef le Commandant Pouyade, qui se rend à Alger où il doit régler la refonte de la formation. Pouyade ! Ce nom nous dit déjà beaucoup. On le sait, évadé d'Indochine, le prototype de l'entraîneur d'hommes. Cet animateur de 32 ans, brun, volontaire, cordial, humain, a vite fait notre conquête. Ses réponses, plus que modestes, touchant le Groupe, où il ne se prévaut d'être entré qu'une fois le plus beau accompli, sa façon de rassurer ceux d'entre nous - Delin, Casaneuve, etc... - qui voudraient déjà y être !

- Mais oui, votre visa va venir. Mais la paperasserie sévit chez les Russes autant qu'en France.

Contact moins chaud entre lui et le Commandant Dyva, qui aurait, dit-on, le tact de lui dire :

- Vous êtes un de mes jeunes. La question de la préséance entre nous va être délicate.

Pouyade ne répond rien.

Lui parti, notre séjour se prolonge. Deux semaines, trois semaines. On s'en accommode par force, et les amoureux par faiblesse. Des raouts, des mondanités, les occasions qui se multiplient de frayer entre camarades, dont beaucoup se connaissent encore peu.

Moi, j'ai les copains du début : André et Casaneuve, séparés de moi par les hasards du cantonnement, mais que je retrouve à la popote. Pierrot vient aussi d'Ain-Sefra, et souffre déjà d'un œil. Cuffaut, brillant, beau parleur, grand politique, s'est mis bien avec tout le monde ; il a déjà dans son sillage Amarger, son camarade des E.O.A, plus service que lui.

De Seynes et Beaugnies de Saint-Marceaux sont prisés au maximum par la gent féminine locale pour leur particule, leur allure, leur façon de pratiquer le baise-main - comme aussi de Geoffre (de Chabrignac). Nulle fâcheuse morgue de leur part ; mais on sent qu'ils vous prieraient bien - par distraction - de porter leurs valises. On ne les tutoiera jamais.

Bertrand nous a séduits tout de suite, le brave Muche, notre aîné de beaucoup (36 ans), avec son accent bourguignon et ses histoires impayables ; court, un peu fort, un peu poupin, d'ailleurs vrai chasseur, ex-pilote de la patrouille acrobatique de Dijon, déjà titulaire de trois victoires.

Déchanet n'est pas non plus tout à fait de notre génération, le père Chanet, avec sa pipe éternelle au coin des lèvres, son flegme, son expérience qui le font écouter de tous sa timidité devant les femmes. Son étonnant coup de crayon. Pas de jour ou presque qu'on ne trouve, placardée à la porte du mess, une caricature de sa façon, cause, souvent, que le Commandant Dyva avale de fureur sa salive, les rares fois où il descend déjeuner chez Mme Clavié.

Qui encore ? Le petit Penverne, joli garçon réservé, qu'on baptisera Pan-pan. Le grand blond Delin, déjà nommé, voix traînante et cœur d'or, qui loge chez un haut personnage. Le lieutenant Verdier, fils des bas Guy, consciencieux et affairé. Je ne vous présente plus Carbon, une des figures du Groupe, biberon fracassant, de l'esprit, et même de la fantaisie, et même de la loufoquerie. Dyva ne l'a pas à la bonne. L'incident entre eux est dans l'air.

Le cher Commandant continue de s'efforcer de nous empoisonner. Ses sautes d'humeur - jamais du côté du beau temps ! -, sa prétention à nous faire manœuvrer comme la clique. Surtout, sous prétexte que nous aurions séché telle de ses réunions, cette menace de nous faire refuser notre visa ! (Feldzer, à l'égard de qui il se montre toujours ultra-raide, lui rive son clou une fois ou deux).

L'incident, dis-je... C'est lors de cette soirée à la Légation. Les belles dames dont nous sommes les sigisbées n'aimeraient pas que nous renoncions à leur faire une garde d'honneur. Survient Dyva, qui nous enjoint de nous grouper sous son sabre. On n’obtempère pas. Il insiste. Nous nous résignons. Seul, Carbon...

- Dites donc, Carbon, m'entendez-vous ?

Sur quoi Carbon... va un peu fort ! L'algarade sera sanctionnée par des arrêts de rigueur à faire au Transit Camp (britannique). Carbon s'incline (la discipline !). Mais toute la colonie franco-iranienne est ulcérée.

Cinq semaines. Six semaines. Le 10 décembre... Toujours un temps de Côte d'Azur. Mais la déception s'installe, générale : pourquoi ne part-on pas ?

Des nouveaux nous ont rejoints. Voici de Faletans, un ex-Cyrard comme de Seynes et de Saint-Marceaux, et immédiatement de leur bord : Martin, à tête de campagnard, plus fin que son apparence, Mertzizen, un Alsacien sympathique, Le Martelot, vieux pilote, évadé d'Espagne, réparé. On se montre le lieutenant Moynet, légèrement voûté, moustachu, qui fut du Groupe Mouchotte et du débarquement de Dieppe. Les derniers jours, nous tombe Marchi qui - surprise ! - a, lui, son visa directement obtenu au Caire ; un pilote d'acrobatie aussi, cordial, susceptible, impulsif. J'allais oublier Bagnères, qui frise les 1 m. 90, et à qui va toute notre estime, vu que, rescapé des geôles d'Espagne - d'où il garde les mains qui tremblent - et bien que quasi débutant, il a tenu à venir avec nous.

Seul, Feldzer, servi par la connaissance de sa langue, passe pour avoir des relations avec ces Russes énigmatiques qu'on ne rencontre nulle part (pas plus que les Allemands). Nous n'en avons pas vu un seul. Ah si, pardon ! Certain soir, au cabaret Le Pars, un officier soviétique, un peu ivre ou feignant de l'être, nous accroche, met sur le tapis de ces questions qui - comme dit le shérif - ne doivent pas être posées : Comment vivez-vous en France ? Etes-vous plus heureux que nous etc. ...

Sur un coup d'œil de Feldzer, nous prenons l'air abruti. La fin de l'année approche. Nous laissera-t-elle engourdis dans cette ambiance débilitante ? Circulent des tuyaux de cuisine : serions-nous victimes de quelque rapport adressé par le Commandant Dyva à la Mission Militaire de Moscou ? Est-ce que par hasard une enquête ténébreusement menée par la N.K.V.D. (la Guépéou nouveau modèle) aurait abouti à faire de nous d'indésirables fascistes ? Eh ! tant de noms à charnières !...

À de Geoffre, qui rentre pompette :

- Ils se méfient de toi, le Baron !

Au fond, nous sommes un peu inquiets.

Mais, le 15 décembre à midi, voilà affichée au mess la liste, la fameuse liste. On se précipite. J'y suis ! Nous y sommes ! Nous y sommes tous ! Ah non, pas tous ! Et une joie féroce, vilaine, j'en conviens :

- Dyva n'y est pas !...

Celui-ci, prévenu, disparaît de la circulation.

Notre opinion à son sujet changera d'ailleurs par la suite, lorsque nous apprendrons que beaucoup de mesures apparemment vexantes, prises par lui dans son rôle ingrat entre tous, de Chef de Détachement, étaient motivées soit par des ordres reçus, soit par des évènements dont nous n'avions pas connaissance à l'époque. Son désespoir réel de n'avoir pu combattre comme il l'avait tant désiré, car c'était un pilote courageux, nous fit regretter d'avoir été quelquefois trop indisciplinés et plus durs avec lui qu'il ne l'était avec nous.

Sans doute aurions-nous fini par nous entendre et nous estimer.

Notre départ, à nous, va avoir lieu par petits groupes, au bonheur la chance : en premier lieu, Cuffaut, Bertrand, Amarger, André, Casaneuve, sous la tutelle de Constantin (Feldzer). Les quinze dont je suis attendent quelques jours, et, après un réveillon de Noël intime, reposant, chez la fée Bébé Adle, le 29 décembre aux aurores, à l'aise en un superbe Dakota à équipage russe, par un ciel ébouriffant de luminosité, nous décollons.

V

ASTRAKAN

29 Décembre 43

J'écrirais un livre touristique, quelle belle page sur cette envolée ! La puissance de nos deux moteurs est telle que nous franchissons le Domevan - un super Mont-Blanc - sans avoir eu à tirer la moindre bordée céleste. Une tempête de ciel bleu, de ce bleu opalin de l'aube. Devant nous, c'est un chaos de croupes et de pics pétrifiés ; derrière, penchés au hublot que nos doigts débarrassent de givre, nous admirons le soleil se dégageant de cimes glacées que font scintiller ses flèches de feu. Ainsi pendant une heure et quart. Le Caucase sépare des continents, autrement que le canal de Suez. Un dernier rase-montagne nous découvre au loin la Caspienne, glauque et sans bords, vers quoi la neige descend par paliers, avant de s'effacer.

Bakou... Nous ne pourrons jamais y repenser que comme à une forêt. Une forêt de derricks qu'on va surplombant de 1.000 mètres (l'odeur de pétrole !) sans seulement repérer la ville, et qui donne déjà une idée de la capacité guerrière soviétique. Une bande impeccable nous reçoit. Mais pas de délégation. Nous sommes dirigés vers la douane ni plus ni moins que de simples péquenots, et là, trois préposés - dont une femme - balbutiant à peine quelques mots de français, ne se préoccupent de mettre l'embargo que sur nos armes (si nous en avions !), surtout sur tels livres et journaux, ces autres et redoutables engins. La revue Lite passe pourtant, idem linge et bijoux.

Je ne parlerais pas du déjeuner, pris au Buffet (à peu près vide) si nous n'y liions connaissance avec plusieurs des nourritures dont dix-huit mois de pratique nous donneront l'indigestion : le borsch, sorte de soupe aux choux, à la senteur de vieille vaisselle, les kattelettes (ce ne sont que des boulettes de viande hachée et cuites à l'eau). Ajoutez les pommes de terre, rôties à l'eau également, et un verre de leur fade compot au jus de raisins de Corinthe. Pas de quoi ravigoter une équipe rendue amorphe par un lever prématuré, sans parler des « orgies nocturnes ». Seul ou presque, le lieutenant Verdier s'active, son slavar en main (qui est le dictionnaire franco-russe), cherchant à déchiffrer le menu, se risquant à des désignations de plats qui semblent ahurir nos serveurs.

Paiement en roubles - dont Téhéran nous a parcimonieusement munis. Re-décollage, par ciel de printemps, et les moins endormis de nous s'apprêtent à suivre sur la carte notre raid qui doit, dans la journée, nous amener à Moscou, après escale à Stalingrad. (Stalingrad, quelle curiosité, issue de quelle admiration !)

Une heure de semi-effervescence, où l'on fume des Players, où Carbon, qui a emporté une bouteille de whisky, s'en sert pour apprivoiser l'équipage. Le voilà qui bavarde avec eux - en quel sabir ! -, mieux, qui obtient qu'ils lui passent les commandes - ce dont il profite (pas longtemps) pour nous mener une sarabande intempestive sur ce modèle. On le voyait sur le point d'y aller d'un retournement en piqué ! !

Aie ! Le temps se gâte. Crachin, pluie, neige, un ciel bouché qui inciterait des pilotes d'Europe à se préoccuper d'un terrain. Nos Soviétiques sont impassibles. Pourtant, Verdier vient d'avertir d'un brusque changement de cap : nous coucherons à Astrakan.

Astrakan ?...

Mertaizen déclare qu'il croyait ça au Kamchatka, Martin en Sibérie... Eh non, c'est un port sur la Caspienne. Va pour Astrakan !

Impression plutôt lugubre que celle de ce simple terrain de secours recouvert de neige dallée, où se devinent à peine les bras noirs de l'avion T. Personne ; une température de loup ; dans la brume, la silhouette de deux petits biplans à patins. Sommes-nous attendue par quiconque ? Verdier cherche après le téléphone. Deux heures d'attente transie. On a beau se réinstaller en vitesse dans le Dakota, celui-ci, ses moteurs arrêtés, est devenu une glacière. Le silence, la steppe, l'incertitude. Ah ! c'est bien la Russie.

Enfin ! Penverne, qui est ressorti, signale un car destiné à nous emmener vers la ville. Nous nous pressons vers ce véhicule, ayant tiré de nos bagages tout ce que nous pouvons posséder en fait de chandails et de cache-nez - ce qui est mince. (Nous pensions arriver directe à Moscou).

Allons bon ! Le moteur du car refuse de repartir, et nous allons moisir de nouveau deux heures dans les ténèbres jusqu'à ce qu'un second car se présente, où l'ou s'entasse, hébétés, frigorifiés jusqu'aux os.

Quatre ou cinq kilomètres de trajet : des faubourgs, faits de baraques en bois, tels qu'on conçoit ceux du Fars West; un centre urbain en pierre ; l'hôtel enfin, où l'on s'engouffre, appâtés par la bonne tiédeur. Figurez-vous le second hôtel de Quimperlé ou de Saint-Flour (Astrakan est ville importante). Une chambre pour trois, où je fais ménage avec Marchi et de Geoffre.

Le Baron hérite, en rouspétant - mais nous avons tiré au sort - d'un fragile divan à matelas. Ersatz de toilette, sans eau chaude. Nous rêvons d'un repas plantureux, quand une femme de chambre nous apporte poisson (cuit à l'eau), beurre (rance), pain (gris), et carafon de thé. Bah ! voilà qui nous ressuscite et, tâtant dans notre porte-feuille les quelques 30 roubles qui nous restent, nous décidons d'une tournée inédite : Astrakan-la-nuit...

Black out profond. Pas un rais de lumière. Les Allemands ne sont pas si loin, sur la Mer Noire. Nous marchons à la file indienne, dans les tranchées que constituent rues et trottoirs balisés de neige.

- Bon Dieu, un Café ! fait de Geoffre.

Marchi veut rentrer :

- On va se perdre !

Enfin, un son d'accordéon. Par là ? Non, ici. Cette porte ? On la pousse. Je nous revois stationnant, près du seuil, à l'intérieur de cette cantine bondée où pas une table n'est inoccupée,dont les clients ont jeté vers notre entrée un regard d'effroi (le musicien s'est interrompu), puis rassurés par notre contenance, se sont remis à manger, sans un mot. L'accordéoniste a repris sa rengaine. En vain, de Geoffre, saisissant par le bras une serveuse, puis une autre, esquisse le geste de boire, celui de s'asseoir ; ces créatures, toutes taillées à coups de serpe, lui rient au nez, lui débitent quelque phrase incompréhensible. Nos bribes d'anglais et d'allemand n'ont aucun succès.

Nous nous décourageons bientôt. (Si les femmes étaient plus jolies, peut-être que...). Allons, rentrons. Mais Marchi avait raison : comment ne pas s'égarer dans ce noir, parmi ce lacis de ruelles, cette neige, ces façades invisibles ? Nous errons, non sans quelque angoisse, jusqu'à ce qu'on retrouve certain square.

Visite aux copains dans leurs chambres. Nos clins d'yeux satisfaits d'hommes qui ont découvert des paradis. Des lazzis de Carbon nous répondent. Retour dans notre carrée où surgit, des mains de la serveuse, un nouveau repas composé exactement comme le précédent.

Le lendemain, au réveil, déception ! Il neige, visibilité nulle. On se voit déjà bloqués pour huit jours. Mais pas du tout ! Quelques blinis absorbés avec le thé, revoilà le car ! Au terrain ! De nouveau, interminable station, les doigts des pieds et des mains qui se meurent, les nez qui s'empourprent. Vu la crasse, il y a neuf chances sur dix pour qu'on reste. Mais on s'aperçoit tout à coup qu'ils font chauffer les moteurs. On va décoller, malgré le temps ! Ces Soviétiques, quel cran ! On aimerait les interroger, mais Verdier se perd dans son slavar.

1.500 kilomètres à faire sans escale, sous plafond si bas ? La première demi-heure nous voit dévorer, en rase-mottes, des steppes immaculées dont la viduité nous étreint (un peu d'angoisse aussi, car on ne distingue rien à deux cents mètres devant soi, marchant à cent mètres à la seconde).

Enchantés donc, quand le pilote se décide soudain à prendre de l'altitude pour percer la couche de nuages. Nouvelle appréhension : le givrage. Non pas ; nous nous dégageons après vingt minutes de tunnel, en pleine énormité d'azur. C'est un spectacle magique, cet océan de cumulus qui déferlent sous nos plans. Si on ne grelottait pas ! Les moteurs s'avèrent impuissants à réchauffer la carlingue où nous nous serrons, coudes à coudes, mains dans les poches, semi inanimés.

Cinq heures ont coulé. Nous devons approcher de Moscou. Le gros Douarre, bileux :

- Dans ce coton-là, s'ils arrivent à se poser sans casse ! Nous avons tous la même hantise.

Mais le camarade pilote, que renseigne admirablement la radio, plonge, l'instant venu, avec sang-froid, dans la purée de pois qui se résorbe à faible distance du sol. Une voie ferrée, au remblai neigeux, dit seule la civilisation que démentiraient ces pauvres isbas à maigre filet de fumée, ce paysage de désolation. Cela, les abords d'une capitale ? Tout de même, une sorte de gratte-ciel dans l'éloignement, quatre fortes cheminées... Et nous commençons de dessiner l'arc de cercle qui aboutira au T d'atterrissage.

Pas gaies, même plutôt effarantes, ces arrivées sur la neige où un coup de frein intempestif provoquerait la catastrophe. M'y ferai-je ? Ma foi, puisque d'autres le font !

À l'instant où nous sortons, un vrombrissement remplit l'espace.

- Des Stormovitz probablement, nous renseigne le lieutenant Verdier.

VI

MOSCOU

31 Décembre 43

Le métro de Moscou. À première vue, il ne diffère pas tant du nôtre, malgré ses stations plus spacieuses, revêtues de mosaïques de couleurs, ses colossales statues dont les Moscovites se montrent si fiers. Pour l'instant, ce qui nous saisit, c'est cette cohue sur le quai, dont nous sommes sûrs qu'il ne pourra pas pénétrer plus de la moitié dans la rame qui arrive en brimballant. Une marée, un maelström délogent un lot incroyable de voyageurs de l'intérieur, y substituant en cinq secs la quasi-totalité des transitaires du quai. Nous sommes emportés comme brimborions. Quinze secondes, les portes se ferment roide, la rame démarre sans coup de sifflet. (Que les gens sont loin du nonchaloir parisien !) Debout, encaqués entre eux, on déguste la forte odeur des houppelandes humides, des bottes qui dégouttent sur le plancher. Plus de quatre minutes entre les stations, et dès la première qui vient, on est happé, jeté à l'extérieur, puis restitué au wagon par une foule qui vous bourre de coups de coude, avec des : Prastitié tovaritch !

Heureusement que nous tenons d'un Russe la consigne individuelle de descendre à la 2e. Dehors, c'est déjà le Moscou central, une large avenue mal déblayée, sauf en son milieu où se succèdent des tramways jaunes de deux ou trois voitures, surchargés de la même cargaison grouillant jusque sur les marchepieds, que ceux de Marseille aux beaux soirs. Ici non plus le receveur ne refuse personne. Comment diantre fait-il payer ? (Cela ne m'est jamais arrivé).

C'est l'heure de la sortie des bureaux : un fourmillement d'hommes pressés, tête enfouie sous la chapka, de femmes emmitouflées dans des fourrures bon marché. De rares autos américaines ; un éclairage par de nombreux globes noyés dans une brume cotonneuse. Des magasins aux devantures suffisamment séduisantes, mais qui, sauf exceptions (mangeaille) n'arborent que des factices. Pas de Cafés. Un haut-parleur assourdissant à chaque coin de rue.

L'Hôtel Savoy, l'un des trois ou quatre grands de Moscou, est un caravansérail de classe internationale, un Claridge sans galeries ni vitrines ; il fourmille en interprètes ad hoc vers qui vous brasse sans erreur une Réception à la page. L'ascenseur nous monte à nos chambres situées au 2e étage, où nous logeons de nouveau par trois, nous les fidèles mousquetaires.

On crève de faim. Nous n'avons rien absorbé depuis Astrakan. C'est dire si est bien accueillie l'invite à passer à table. À une table chic, recouverte d'une nappe. Des serveurs en veste blanche, au pantalon noir à bandes, s'empressent avec déférence. Un bouillon de légumes sans goût, les sempiternelles kattelettes, une nouveauté : la kacha, autre spécialité russe, mélange de sortes de grains de mil et de purée de pommes de terre, que tout chacun s'accorde à juger immangeable, infecte, (Douarre, seul, ne perd pas une bouchée) et avec laquelle les semaines futures nous raccommoderont.

Remue-ménage. Verdier se lève. Un officier, deux
officiers. Ces moumoutes, ce sont sans doute des Soviétiques. Mais non ; de Geoffre me fait remarquer leur insigne F.A.F.L. L'un d'eux est le Capitaine de Pange que nous délègue - ce n'est pas trop tôt - la Mission.
Un homme sympathique, d'une urbanité exquise, que nos sortis de Saint-Cyr, ses pairs, accaparent sans s'en apercevoir. Des bribes seulement de leur entretien parviennent jusqu'à nous. Ceux des nôtres qui ont quitté Téhéran il y a une dizaine de jours et dont nous étions sans nouvelles, ont déjà gagné Toula, preuve que nous ne
moisirons pas ici. Egalement nous apprenons qu'il y a soixante-douze heures à peine, les Anciens, les as admirés, Albert, Risso, de la Poype, Lefèvre, se trouvaient eux aussi à Moscou pour le Réveillon de Noël (de la Poype a renversé l'arbre chez M. Garreau, délégué de la France Combattante). Après une heure pendant laquelle,
rien qu'en commandant de la vodka, de Pange nous a fait admirer la façon dont il parle russe, celui-ci nous quitte, nous convoquant à la Mission pour le lendemain. Il n'est que 8 heures. Ce peu d'alcool a balayé notre fatigue. Après un brin de toilette, nous sortons (les trois), soucieux
toujours de ne pas nous égarer dans cette capitale qui se signale par une absence complète d'agents en uniforme. Notre but naïf est de jeter un regard sur le Kremlin. Tout ce que nous pouvons rassembler d'idiomes de notre connaissance laisse indifférents les passants qui se raréfient d'ailleurs. Quand, sur la célèbre Place Rouge atteinte enfin..., c'est le Baron en train de prendre langue - en espagnol - avec une agréable demoiselle. Celle-ci sait un soupçon de français. Une de ses collègues la rejoint. Sont-ce des péripatéticiennes ? Elles s'exclament : des Français ! Elles aiment beaucoup les Français ! Où logeons-nous ? Au Savoy ? Mais elles vont venir nous y voir !

- Elles ne viendront pas !

- Heureusement !

- Malades, peut-être.

- Ou de la police !

Rentrés, nous venons juste d'absorber un nouveau repas, toujours le même menu (trois repas nous sont dus par jour), quand résonne notre téléphone.

- Des demoiselles qui vous demandent.

- Diable !

- Faut-il les faire monter ?

- Heu...

- Elles ne nous violeront pas !

Elles se sont arrangées pour être trois. Que viennent-elles faire ? Pas tant ce que vous pensez. Nous nous sentons tenus de commander un demi-litre de vodka dont elles se régalent sans outrance. Elles resteront chez nous jusqu'à minuit (le dernier délai toléré), buvant (du thé aussi), fumant, bavardant, ou s'y efforçant à coups de souvenirs et de dictionnaire, tentant de nous poser des questions, ma foi pas bien compromettantes, nous enseignant des mots russes, riant, piaffant, nous épelant des noms d'Anciens, de prédécesseurs - certains tués -

qu'elles ont bien connus, nos petites amies de Moscou, dont nous ne nous débarrasserons plus -- ne le cherchant pas, d'ailleurs -, pas mal nippées, à peine mendiantes, quasiment désintéressées, que nous retrouverons chaque soir à notre dévotion, et dont nous nous demandons encore si c'est leur goût pour les Franzouski ou les consignes de la N.K.V.D. qui les poussaient ainsi vers nous.

La Mission Militaire Française est située à trois stations de métro, sur une rive de la Moskwa. C'est un hôtel à deux étages, dont le rez-de-chaussée est de réception, le premier l'appartement du Général Petit. Ce dernier, très grand et d'allure imposante, nous impose en effet au premier abord. Puis, on s'amuse un peu de le voir flanqué, d'un côté, de la tzarine, et de l'autre, de fifille, auxquelles il en réfère sans arrêt.

Allocution attendue : Vous allez prendre la relève... Vos camarades disparus... Vous ne serez pas seulement des combattants... Aussi des ambassadeurs. Puis, certains - dont je suis - l'assaillent : Quand partons-nous ? Où se trouve Toula ? Est-ce déjà une ville du front ? Réponses : non, non, Toula n'est qu'un centre d'entraînement. Prenez patience. Nulle offensive n'aura lieu avant le dégel.

- Et le dégel a lieu quand ?

- En mai.

Nous sommes consternés.

La semaine à Moscou. La Mission nous a fait remettre des places pour le Bolchoï Théâtre. C'est une gigantesque bâtisse, encore plus grande, me semble-t-il, que l'Opéra de Paris, magnifique, très illuminée, riche de tableaux à dorures, et d'une profusion d'escaliers de marbre, de lustres, de statues. Pleine à craquer. On réalise l'engouement de la nation pour ce dérivatif puissant, cette évasion, la seule permise, qui fut toujours chère à l'âme slave. Les femmes abandonnent au vestiaire leurs fourrures, y changent leurs bottes pour d'élégants brodequins emportés en des cartons. Elles apparaissent rajeunies, en robes à fleurs d'été. On joue Koutousoff. C'est un drame historique qui reporte à cette époque immortelle où les moujiks, enflammés par le Maréchal Koutouzoff, ont fait - seuls - plier les genoux à l'invincible Napoléon. Une multitude de tableaux (l'un ne comportant rien qu'un monologue) se déroulent en de mirifiques décors, et séparés par des entr'actes dont -deux nous paraissent sans fin.

Nous sommes à l'orchestre. Nos voisins nous ont désigné la loge de Staline, sur le côté, rehaussée de mosaïques, rarement occupée, nous dit-on. De Geoffre nous entraîne vers le bar, histoire de nous mastiquer. Mais sucre, vodka, gâteaux, même thé affichent des prix prohibitifs. Suivant la foule, nous découvrons une vaste salle où les spectateurs tournent en rond par deux et par trois, en se tenant le bras, pendant que les plus fatigués les contemplent du pourtour. On parle peu ; on réfléchit à ce que l'on vient de voir et d'entendre, dans une sorte d'ivresse collective à retardement.

Un autre jour, visite obligée au Parc de Culture. C'est, dans la périphérie (six stations), une exposition permanente des trophées de guerre, dans un jardin cuirassé de glace. Bien qu'on grelotte, le peuple s'y presse, par ferveur patriotique. Voici des tanks de tous types, des

canons et des camions, des drapeaux ramassés sur les champs de bataille. Matériel teuton. Mais que viennent faire là cet obusier de 75, cette auto-mitrailleuse Panhard ? Naturellement, ce qui nous attire, c'est la section Aviation. Toute une escadrille de Messerschmidt 109 en ordre impeccable. Et ce petit coup au cœur lorsque nous découvrons, bâchés, laissant pourtant deviner leur curieux moteur en étoile, leurs quatre canons, leurs deux mitrailleuses, ces célèbres Fokke Wulf 190 qui seront - nous ne l'ignorons pas nos adversaires directs. Nous restons comme hypnotisés, les jaugeant, durant un quart d'heure.

Le premier de l'An n'a donné lieu à nulle réjouissance spéciale. On l'a arrosé entre soi, avec le reste des deux cents roubles dus à la munificence du Général Petit.

Le 2 janvier, nous faisons la connaissance du Capitaine Béguin. Béguin est des fameux Anciens, des hommes de Tulasne - qui restent cinq. Plutôt effacé dans le civil, c'est un as aux six victoires. Nous le dévorons du regard.

Vous verrez, fait-il, c'est très dur. Mais en hiver on ne fiche rien. Vous allez vous acclimater ; vous vous habituerez aux Yaks.

Nous le pressons : le front, où se situe-t-il ? Vers Smolensk ? Près de Toula ? À 150 lieues de cette ville (la distance de Paris à Bordeaux). Béguin nous confie, d'ailleurs, qu'il s'en va. Mais oui, bientôt. Son temps réglementaire est fait ; il a le désir de revoir la France. Cela nous défrise vaguement : peut-on avoir une indigestion de gloire ? De risques ? De tout ce qui nous attire ?

- Ben oui, fait Martin. Dans un an, peut-être qu'on en aura marre à notre tour !

Marchi, surexcité, proteste. Saint-Marteaux hausse les épaules. Déchanet tranche :

- Moi, je respecte l'opinion d'un qui y a été.

Et de faire passer, dès le soir, une caricature de Martin, le 1er janvier... 50, son canon dans une valise, s'exclamant, dépité : Déjà !

Avis est donné de transporter à la Mission ses gros bagages. Je n'emporterai, pour ma part, que deux chemises, un pyjama et mes accessoires de toilette, puisque nous serons équipés là-bas (mais je garde sous la main quelques lainages). Ce n'est pas dans le train qu'on gèlera. On y monte à 8 heures du soir. Un wagon spécial nous attend, clos par des volets en bois, surchauffé par un gros poêle (à charbon) qui en occupe le centre. Contrairement à tous les pronostics, ce train part à la minute précise. Ce n'est plus la Russie Dourakine !

Etendus sur des couchettes crasseuses, on dort au rythme des boggies. La nuit entière pour franchir 275 kilomètres.

Par exemple, quand, vers 5 heures, c'est l'arrêt définitif, nous espérons apercevoir quelques copains sur le quai. Personne dans cette gare lugubre, sur ces trottoirs où l'on patine, cinglés par les bourrasques de neige (Carbon manque de se casser la jambe). Des employés engourdis n'essaient même pas de nous renseigner ; ils nous poussent et nous enferment dans une salle d'attente glaciale.

Vers 7 heures, s'ouvre le Buffet. Un fond d'eau chaude nous retape, un thé brûlant nous remet en verve. Si on gagnait le camp à pied ? Mais il fait un petit – 25°...

À 8 heures, un bienfaiteur russe nous fait boire des bouillons Kub (nos Kubs emportés du Caire). Peu après, un personnage (est-il français ou soviétique ?) large de carrure, appendice nasal rougi à blanc, engoncé en une houppelande que bat un pistolet en bandoulière, nous apparaît, les bras levés, dans l'encadrement de la porte.

Français et Russe tout ensemble ! Il se nomme. C'est le vaillant interprète Eichenbaum.

- Dépêchez-vous, pauvres malheureux ! Et nous qui n'étions pas prévenus !

Il nous guide vers un large camion ouvert à tous les vents.

- Montez là-dedans. Entassez-vous, les amis. Tenez-vous chaud.

Nous nous recroquevillons, littéralement paralysés. Le camion embraye, file dans le brouillard, dévale à tombeau ouvert. Il paraît que nous traversons Toula. Vingt minutes. Une porte voûtée à claire-voie. Une aire de neige. Et nous posons le pied devant un vaste bâtiment de trois étages, en ciment : l'Aérogare.

VII

TOULA

6 Janvier 44

Cette belle salle du 1er étage, où règne une saine chaleur. Aux murs, des cartes, des photos, des portraits - par un peintre soviétique - des principaux héros du Groupe. Tulasne, avec son masque énergique et rieur, devant qui nous nous découvrons.

Dix portes s'ouvrent, presque à la fois. Dix gaillards à peine éveillés nous souhaitent la bienvenue. Parmi eux, des faces connues : Casaneuve, dont,le regard s'éclaire, André qui nous broie les épaules, Bertrand, dont les rrr remplissent l'air, Cuffaut, qui semble un grand seigneur faisant les honneurs de son home. Et les Anciens : Albert, petit et brun, à l'air gavroche, ex-mécano de chez Renault, qui a été mon camarade à l'Ecole de Pilotage.

- Qu'es-t-ce que tu nous apportes, petit pote ?

Risso, le Marseillais de Cadolive :

- Alors, des monnntres ? Du tabaque ?

(Produits spécifiquement recherchés, nous l'apprenons, pour le troc avec les naturels de Toula).

Et ce grand blond, à la voix fluette, à la tignasse ébouriffée, qu'on prendrait pour un collégien ? Evidemment, c'est de la Poype : 8 victoires, des décorations à revendre. Et Lefèvre ? Il est absent. Foucaud ? Encore à l'hôpital.

- Et Pou-Pou ? (le Commandant Pouyade) Vous l'avez rencontré à Téhéran ?

André me met dans le bain :

- Pas un seul crâneur, ici ! Albert, quel type ! Il en fait voir à Miche.

- Qui, Muche ?

- Bertrand, pardi ! Et ses bagarres avec Risso ! Escartefigue qu'il l'appelle... Tu parles d'une de ces ambiances ! Ils ne jurent que par Pouyade. Et les Yaks, tu verras ça.

Une collation nous attend : les « kaitelettes », les pommes de terre, un souffle de beurre, des blinis et du thé.

- Je t'y mène, aux Yaks ?

Comme le Baron nous emboîte le pas :

- Tu as déjà volé sur un Yak, Jacques ?

- Formidable ! Mais pas seul encore.

Et aujourd'hui, par ce temps bouché, il ne peut en être question.

- La piste, où est-elle ?

André nous montre cette nappe de neige cuirassée, autour du T, que des femmes à carrure masculine sont en train de botter, de marteler.

- Des punies... Pour on ne sait pas trop quoi. Mais qui risquaient la Sibérie.

À environ un kilomètre, rangés, bâchés dans la grande allée d'un bois, voici enfin les avions, près desquels s'activent des mécaniciens. Première impression réservée.

À côté des robustes F.W. 190 de la chasse allemande que nous contemplions il y a huit jours, on dirait des jouets d'enfant, faits de bois et de toile. Un simple obus doit les convertir. en poussière.

- Monte dans la cabine.

J'y suis.

- Ça décolle, reprend André. Ça grimpe ! Le Badin à 500, avant que tu aies le temps d'y voir. Par exemple, attention à la manette des gaz. Elle se pousse au lieu de se tirer.

- Comme le poste est étroit ! fais-je.

- Dis ! J'y tiens, avec mes épaules !

(Que Jacques a héritées de son père).

- Pour les virages serrés, ajoute-t-il, pense que Lefèvre a fait un tour en quatorze secondes.

- Le moteur ?

- Une licence Hispano, paraît-il.

En revenant, nous jetons un coup d'œil - vite, car des rafales nous flagellent - vers les Stormowitz massifs, avec leurs ventres faits pour les bombes, les Lavouchkine 5 (les La), appareils de chasse, frères dû Yak, mais plus solides en apparence, moteurs en étoile, plus proches des redoutables F. W. 190.

On est en chambre, par quatre ou cinq ; mais on vit dans la salle commune. Le service est assuré en majorité par des femmes : cuisinières, balayeuses, coiffeuses, des viragos pour la plupart. Et carrément réfractaires à la question du déduit. Il n'est que la secrétaire du Groupe, mince, jolie, des yeux de biche, sur qui, de notoriété publique, Albert s'est adjugé des droits.

Un petit nombre d'officiers russes vivent strictement avec nous : le Capitaine Agavelian, technicien accompli, qui sort d'un pendant de notre Ecole Centrale. Il parle malaisément le français et devra recourir à Igor (Eichenbaum) pour nous faire des cours sur le fonctionnement du Yak avec croquis au tableau noir, et interrogations dont nous nous tirerons sans trop de bûches ; Biélozoub, ingénieur-chef des mécaniciens, sort d'un genre Arts et Métiers. Il mange avec nous, y reste peu, partage moins notre intimité qu'Agavelian qui s'intéresse à nos parties de cartes, mais refuse courtoisement d'y prendre part.

Voici notre officier de liaison, alias Commissaire politique, le lieutenant Kounine, qui, lui, pratique supérieurement notre langue. Lui, devient vraiment un camarade. Jamais nous ne retiendrons à cause de lui une facétie ou une bourde. Qu'aura-t-il pu rapporter de nous, qui ne soufflons jamais mot de politique ?

Pour ces premiers jours, où l'ouragan interdit la moindre sortie, le jeu est l'unique distraction. La belote fait le bonheur de Martin et du père Chanet. Saint-Marceaux et autres travaillent à mettre sur pied un bridge. Une équipe de poker se forme avec Albert, Risso, le Poype, Schik, moi-même. Le toubib est souvent des nôtres. Un type sympa, ce vieux Lebidienski, d'origine russe, comme Feldzer, bon vivant, joueur redoutable et thérapeute idem, qui ne soigne qu'à l'aspirine et au dagénan. Sa première compétence serait la technique aéronautique, où il fait la pige à Agavélian.

Albert ! Il fait le mauvais joueur, rouscaille contre niche (Bertrand) qui se défend de sa voix de rogomme. Il prend, surtout, à partie Risso-Escartefigue dont la verve méridionale arrive parfois, parmi nos rires, à river le clou à ce Parisiennng !

Pas de ping-pong. Cela manque. Nul gymnase, nul espoir de pratiquer la culture physique. Et 400 mètres (Jacques André) lui-même, se contente, devant la glace, de lever avec nostalgie ses genoux de sauteur de haies.

Légèrement en marge de ce gang, Feldzer qui a dû se placer en ville, Casaneuve, qui a horreur de tout jeu, de Geoffre, qui cherche des blagues à faire, Carbon et Delin qui s'énervent de ne pas avoir encore tâté des taxis. Et le Curé de Soissons (Douarre) qui roupille après les repas et rêvasse, en se rongeant les doigts.

Une première descente, un soir, à Toula, m'est une déception. Il y a bal dans le local de l'Armée Rouge, jusqu'où nous a menés le car. Des jeunes filles de la ville s'y rencontrent, plusieurs charmantes (rien de plus tranché que le type urbain et le campagnard). Je danse tangos et

fox-trots. J'aurais autant de succès que d'autres (un plus que brun dans ce pays de blonds !) Mais le malheur de ne pouvoir s'exprimer ! J'avais posé un jalon près de cette agréable fille... Pistrak, l'interprète, me la soulève !

Le 14 janvier marque notre premier contact avec le Yak 7, biplace, à vrai dire, entendez où un moniteur - un Ancien - prendra les commandes arrière.

On est depuis deux heures à pied d'œuvre. Frigorifiés (on n'a pas encore touché de manteau de fourrure). Albert, puis Lefèvre, revenu d'hier, puis le Capitaine Mounier, nous ont fait de brefs amphi-carlingues.

Sous nos yeux, de Seyne, de Saint-Marceaux, de Faletans (tout notre Gotha) ont effectué leurs deux tours. J'appréhende, en gardant le sourire, décollages et atterrissages sur la neige, cette substance traîtresse, contre laquelle c'est peut-être mon hérédité qui me hérisse.

Verdier vient de passer. Honorable. Je me remémore la succession des gestes à accomplir : s'assurer que l'hélice est bien au petit pas, régler le Fleitner, pousser la manette des gaz en avant... doucement...

Allons ! Je me hisse dans le cockpit. Le drapeau noir s'abat.

- Vas-y ! me crie Lefèvre.

J'étais pourtant prévenu de cette surpuissance d'arrachement. Je dois me cramponner pour n'être pas entraîné sur ma droite. En moins de 200 mètres, me voilà décollé. Et étonné, le Badin à 350, c'est fou ! Je réduis légèrement, mets mon hélice à 2.400 tours. Je ferme ma cabine. Pas de laryngo ni d'écouteur qui rue relient à Lefèvre. Tant pis !

Mais il faut virer. Je suis déjà loin. Pression sur le palonnier à gauche. Pas trop serré ! Inutile de risquer le voile noir. Altitude 500 mètres. Très bien. J'ai viré. Mais ce que je craignais... Malgré que je m'écarquille les prunelles, je ne retrouve pas la piste. Pas le T, qui devrait faire mouche, tout noir, sur ce désert blanc. Panique. Je suis perdu. Campagne, plaines, bois, tout se confond dans une uniformité de neige. Pas de repère. Perdu ! ça me guettait, et la conviction insensée me transperce que c'est bien pour moi, que ce sera mon lot sans remède, que je ne suis pas né pour ces steppes sans découpures, moi, le fils des Iles tropicales. On ne va pas contre son sang !

Cependant, bonheur ! Voici la route. Et Toula ! Cette agglomération de toits quasi-fantômaux... A peine ai-je fait cette découverte, que mes commandes frémissent d'impatience... C'est Lefèvre qui s'énerve. C'est vrai, il faut virer de nouveau. D'une poigne de fer, mon moniteur amorce donc... Puis il me laisse. Il ne s'agit plus que d'atterrir. Je pique légèrement. Eh, c'est là l'Aérogare, le terrain ! Où est la piste, par exemple ? Nulle part. Le T, voyons ? Imperceptible. Réduire mon moteur, sortir mes volets d'atterrissage. Descente. La piste trop à droite... Allons, bon ! Je m'en vais directo sur le T... Lefèvre rectifie à temps, et nous atterrissons - dur. L'envie de me frapper la poitrine. Je n'ai rien compris ! J'ai tout loupé !

Ne pas s'arrêter ! Il y a deux tours ! Lefèvre me crie quelque chose dans le dos. Allons ! Je vais me réhabiliter ! Je repars... précautionneux. Nouveau décollage... magistral. Le virage que j'esquisse... pas mal. Que je réussis. Parfait ! Et presque tout de suite, la route. Bon. j'y suis. Toula. Palonnier. Virage. Ivre de cette série de succès, la prise de terrain peu m'inquiète. Bien à toit. En réduisant les gaz, je m'aperçois que je suis encore loin de l'emplacement que j'avais visé. Loin du T. Bon Dieu, que c'est dur, fais-je tout haut, de s'amener dans l'axe ! Heureusement qu'à l'ultime seconde, un coup de pied de Lefèvre rectifie.

Et voilà ! Pas de quoi être fier.

- Ben mon vieux ! me murmure de Geoffre, qui prend ma place sur le siège avant.

Lui s'en tire. Mieux que correct. Comme je lui jalouse cet atterrissage impeccable ! Je parle du premier, car, au second, voilà que son taxi dérape, comme une auto sur pavés de bois. Ça y est ! Il lâche la ligne droite ; Horrifiés, nous le voyons filer sans ralentir dans la direction de ce

La 5 dont le pilote observe sa manœuvre avec intérêt...

Mon Dieu ! il va lui rentrer dedans. Geste désemparé de Lefèvre. Qu'il ne freine pas, à aucun prix, sans quoi c'est... c'est la culbute ! Nous sommes blêmes. Lancé peut-être encore à 70, le Yak atteint le La 5 de plein fouet, ne le déplace pas d'un pouce, mais se cabre, lui retombe dessus, l'entame, le ronge, ne suspend sa marche dévastatrice qu'à un mètre peut-être de la cabine, où le Russe n'a pas bronché.

C'est fait : deux avions bouzillés, dont le nôtre (c'est irréparable !) était l'unique à double commande. Les vitupérations de Lefèvre à l'endroit de ce malheureux de Geoffre. Et l'infortuné Sauvage, l'autre empoté, qui en prend sa part !

Retour du Colonel Pouyade. Car Alger l'a fait Lieutenant-Colonel. Polkovnik ! On lui fait fête. Il apporte la nouvelle que le régiment, honoré de quatre citations collectives, a droit au port de la fourragère aux couleurs de la Médaille Militaire.

- Hein, vieux, me glisse le Baron, tu parles qu'on l'a bien mérité !

Le Colonel remet l'insigne du Normandie à tout notre personnel russe, sous-officiers comme officiers.

Pas de sous-officiers, par exemple, le surlendemain, au grand dîner que vient présider, à la base, le Général Terepchine lui-même. (Par grand dîner, entendez, une fois pour toutes, qu'à l'inévitable menu (kattelettes, etc.) viennent s'ajouter les zakouskis et cent grammes de vodka. D'autres copains nous rejoignent : l'aspirant Pierrot, le Capitaine Brihaye qui rapporte un fanion brodé aux couleurs de Normandie, don de Mlle Perrégault, du Caire. Bientôt, Moynet - qui nous manquait. On a sympathisé en Perse. Réfléchi et volontaire, un peu maladif (réformé par les Anglais) - c'est un élément précieux, ne fût-ce que pour la comparaison entre la R.A.F. et nous.

Revoilà Griborne (Iribarne), Le Martelot, ce bon Mimile, peu de santé, mais gonflé à bloc. Bourdieu, bientôt dit Mandibules, jeune pilote... de 32 ans, ex-mécanicien de la Marine, blessé à Dunkerque, qui s'est entraîné en Angleterre, mais a été tenté par le front de l'Est, Bagnères, éminemment beau gosse, notre major - je l'ai dit - par la taille, un peu mou, sauf au poker. Muche (Bertrand) l'affuble du surnom de Lolotte et fait un moment planer un doute amusé sur ses mœurs.

Des Yaks à double commande, battant neuf, ont été livrés. Mon second vol, Mounier moniteur, moins redouté de moi que Lefèvre, bien qu'as aux douze victoires. Mon tour vient derrière Déchanet. Il fait beau. C'est le 29 janvier. Vous ne sauriez croire combien de fois j'ai repassé dans ma petite tête, de nuit comme de jour, le série des manœuvres à accomplir. je les exécute au poil. Un décollage accompli. Mon virage. Le terrain que je repère. L'Aérogare. Toula... Atterrissage magistral. Idem tout mon second tour. Une des joies de ma carrière quand je reçois de Moutier une tape cordiale.

- Ça va. Lâchable sur Yak 9.

Je ne suis pas un minus !

Lâchable ! Ce 1er février, le soleil bas frappe la campagne, allume des scintillements dans les frondaisons tissées de givre. Mais il fait - 27. Brr... Les pieds se congèlent, les mains... Le Colonel Pouyade est là. Nous sommes cinq ou six néophytes. Carbon réussit son lâcher. Je suis plutôt satisfait de n'avoir pas d'accompagnateur. Les gaz. Pas trop vite. Décollage. L'hélice au pas moyen (changement de vitesse). Je rentre mon train d'atterrissage, et seul et libre dans le ciel bleu, l'envie me vient de chanter.

Hélas, quelques minutes plus tard, à mon second décollage, je mets les gaz un peu trop rapidement. J'étais trop confiant. Et voilà que, dès au bout de 50 mètres, je me sens déporté sur la droite. Résister ! 1.200 chevaux à qui j'ai donné de l'avoine m'emportent comme un fétu. Je sors de la piste. C'est effroyable. Effroyable parce que la neige molle s'arrache, s'agglomère sous mes roues. Si je ne me retourne pas !... Et puis je lutte avec désespoir - tout près, ces hotteuses de neige vers qui je fonce démoniaquement à 60 mètres à la seconde... Elles s'émeuvent. Elles poussent des cris. Qu'elles se couchent ou c'est la catastrophe ! Le taxi rugit et broute. Au dernier instant, dans un sursaut, je l'arrache littéralement. J'érafle, à moins d'un mètre cinquante, ces malheureuses qui s'aplatissent... Les gaz. Un peu d'altitude. Ouf ! Quand je me poserai - correctement - j'attends du patron un de ces poils sous quoi on courbe les épaules...

Il se contente de hausser les siennes, en me regardant. C'est pis.

En tout cas, André l'avait dit, le Yak est formidable. Nulle difficulté de conduite spéciale : cette souplesse, cette réponse - organique, dirait-on - des commandes à la moindre pression...

Profiter de ces jours superbes. Dès le lendemain, nouveaux lâchers pour essais d'acrobatie. Je grimpe à 2.000 mètres, si vite que je n'en croirais pas mon alti. Une chandelle, comme accroché, c'est fantastique, à mon hélice. De là je culmine, je règne. Ah ! la route Moscou-Toula ! Ce sera mon repère de fondation.

L'hélice réglée à 2.300 tours, j'y vais d'un premier looping. Quelle aisance ! Un Immelmans ? Pourquoi pas ! À 450 au badin, je tire doucement sur mon manche. Nouvelle grimpée météorique, face au ciel. Puis, quand je suis tombé à 200 kms, arrivé sur le dos, gauchissement, impression d'arrêt presque complet. Je reprends de la vitesse, en piqué léger... Ainsi de suite pendant un quart d'heure.

Emerveillé ! Transporté ! Le Yak dépasse toutes mes espérances. Je n'avais pas conçu cette puissance et cette maniabilité. Avoir ça ! M'être fait confier ça ! M'être montré digne qu'on me confie ça !

Je suis redescendu à Toula, avec Cuffaut et Amarger, un soir de fête, à la Maison de l'Armée Rouge. Plutôt moins entreprenant qu'eux, j'ai commencé de faire tapisserie.

Une jeune femme vient m'inviter. Cela se fait là-bas, c'est heureux. Vingt-quatre ans, gracieuse et douce, blonde aux yeux de scabieuse ; slave visiblement évoluée, que Pistrak me donne comme femme médecin.

Nous valsons. Nos pas s'accordent. Elle me complimente. Je suis fier de cette pseudo-conquête presque élégante dans ses lainages gris. Vers 11 heures, comme elle s'en va, elle tolère que je l'accompagne. On s'attarde devant sa porte. Je me doue que je vais rater le dernier car. C'est ce qui se produit. Je dois m'appuyer, dans la nuit, sur la neige, près de sept kilomètres, avec la frousse de m'égarer.

Les hauts-parleurs seuls me tiennent compagnie.

Menace aussi d'être attaqué. Parfaitement ! L'autre jour, Bertrand (huche) qu'Agavelian mettait en garde, s'est écrié :

- Mon rrigolo ! Avec cet ami je ne crrains perrsonne !

Bah ! le lendemain, il est revenu... sans rigolo, ni porte-feuille. Charrié, vous pensez, par Albert ! Les hold up ne sont pas que d'Amérique. Au point que la Kommandantur a envoyé des instructions d'après quoi nous devons éviter de rester en ville après minuit.

- Sans quoi, déclare gravement Fauroux, notre assassinat sera légal.

(Fauroux, encore un costaud, un demi-Ancien - comme Laurent - que le poker rapproche de nous).

Nous avions pris rendez-vous. Je retrouve Imna au cinéma. Des ouvreuses, mais qui ne servent à rien, puisque toutes les places coûtent le même prix (un rouble) et qu'on se loge à la foire d'empoigne.

Le film est un documentaire sur la résistance de Stalingrad. Quelle audace, les opérateurs ! Voilà des éclatements d'obus, une mêlée à la grenade. Les têtes jaillissent à deux pas, ce groupe est fauché. On admire ces Russes qui défendent leur fief. La main dans la main d'Imna, je me sens secrètement rongé par la présence de la guerre. On sent peu celle-ci à Toula, mais le monde est à feu et à sang. Je suis venu ici pour jouer mon petit rôle dans ce carnage ; non pas pour flirter, mais pour tuer. Cependant, Imna me fait comprendre qu'une collation m'attend chez elle ; elle me présentera à sa mère. Allons ! Marchi, à la sortie, m'adresse une grimace de connaisseur. Imna habite, à vingt minutes, une petite maison en bois composée d'un seul rez-de-chaussée. Elle est assez fière de son logis qui comprend deux pièces et une cuisine, en plus de ce studio rustique avec piano et gravure, où couche la mère, une femme discrète qui s'occupe du ménage et ne se juge pas de la même classe que son intellectuelle d'enfant.

Imna se réjouit de n'avoir pas de visites à faire ce soir. C'est son jour de congé. Ce qui me suffoque, c'est, quand s'ouvre la porte de la salle à manger, ce véritable festin préparé sur la table : des zakouskis, du caviar, des charcuteries variées, des gâteaux à la crème, deux petites bouteilles de vodka, le tout sur une nappe blanche. Moi à qui l'on a expliqué que le rationnement strict est de rigueur ! Bien que je n'ignore pas non plus qu'une femme-médecin a sans doute droit à trois ou quatre rations, je ne doute pas qu'Imna n'ait eu recours au marché noir officiel. Les Gastronomes vous offrent toutes denrées raffinées à des prix quatre fois plus lourds, en moyenne, qu'au marché normal, viande, par exemple, 350 roubles (contre 100), beurre, 500 (contre 150), vodka, 1.000 (contre 300). J'apprendrai bientôt qu'Imna reçoit de l'État des appointements de 3.000 roubles mensuels (c'est déjà une privilégiée : l'ouvrier touche dans les 800, les spécialistes dans les 2.000). Elle aura, ce soir, dépensé non loin de son traitement d'une quinzaine. Cela lui fait tellement plaisir !

Je vais devenir l'hôte de la maison. Ce soir déjà, comme il se fait tard et que le quartier n'est pas sûr (rappelez-vous l'incident Muche), on me retient à coucher, j'ajoute : en tout bien tout honneur. (Le coucher, chez les Russes, fait partie intégrante de l'hospitalité).

Peu à peu je m'habituerai à ce home et à cet accueil. Irma et moi nous nous sommes juré de faire des progrès rapides chacun dans la langue de l'autre. Au bout de trois semaines, je suis surpris du nombre de mots russes que je repère. Nous en venons vite à tenir des espèces de conversations.

Je passe la plupart de mes nuits dans cette isba amie, apportant de quoi dîner, me ruinant à demi à cet office, car le Gastronome m'est seul permis. Par fortune, l'habitude naît, pour beaucoup de nous, de monnayer des pièces de notre linge, de nos costumes. Les Russes tolèrent le troc, tradition orientale chez eux.

Je sors de faire ma première patrouille, avec Déchanet. La patrouille, cet élément vital de la chasse ! Avoir quatre z'yeux, n'être plus seul, se sentir relié à un second soie même. Consécration de l'amitié et de la solidarité. Notez que d'autres risques s'ensuivent : on est responsable du voisin, au décollage côte à côte, la moindre divagation nous ferait nous télescoper. Bah ! ne sommes-nous pas presque tous des pilotes chevronnés !

Branle-bas. On forme les escadrilles. Nous sommes quarante. Chacune d'elles comprendra de treize à quatorze hommes. Quelle sera leur composition ? On dresse des plans sur la comète. Seul le Colonel est juge ; on s'en remet à lui pour grouper les dons et les affinités.

Pouyade nous sort enfin sa liste, au cours d'un arrosage du soir. D'abord, la première escadrille. Commandant : Albert, c'est normal. Si je pouvais ! Mon nom !.. J'en suis ! Je reste en plein groupe de camarades Deux Anciens, Albert et le Pohype (de la Poype).

À part eux, Cuffaut - excellent - qui fera équipe avec Amarger, son séide fidèle, Bertrand (huche), mon vieux Casaneuve (sa petite femme sous l'aide de Marie-Thérèse), Iribarne, Marchi, le père Chanci, des potes, des fonceurs. Encore un Ancien révéré ; Foucaud, que nous n'avons pas vu encore, hospitalisé depuis novembre des suites d'un vieil accident, Qui encore ? Le colossal Fauroux, baptisé Johnny Lohders pour sa ressemblance avec cette vedette, Phallus (de Saint-Phalle - de la Banque). Un seul poids mort peut-être : Lolotte, qui n'a pas encore été lâché.

Maintenant, formation des patrouilles. Chacun rêve d'être l'équipier d'Albert. Mais lui attend naturellement Foucaud, son second des grandes bagarres. Je me trouve marié à Casaneuve. Albert me prend à part.

- Comprends ! Je n'ai pas pu faire autrement.

- Mais je suis enchanté, Bébert.

- Je compte sur toi, bien qu'il sera ton chef. Toi, plus chançard, j'imagine...

- Quoi ?

- Au lieu que lui... Je regrette un peu de l'avoir surnommé Casse-pipes.

- Tu blagues !

Oui... Pas de superstitions !

Grande cérémonie. Un Douglas se pose sur notre terrain, qui nous amène de Moscou à la fois le Général Petit, le Général d'Aviation Chimanoff, membre du Comité Supérieur de l'Armée Rouge et le Général Levandovich. Revue d'avions au sol. Pouyade commande : Au drapeau ! et le pavillon français, avec flamme à croix de Lorraine, monte dans l'air, en même temps que le drapeau soviétique.

La Marseillaise. Le cœur se pince. C'est la première fois que ce poum poum, qui remue les pires plaisantins, retentit à nos oreilles sur cette terre étrangère. Casaneuve, une larme au coin de l'œil.

Puis des remises de décorations aux héros des batailles d'Orel. Des journalistes, des photographes, des cinéastes sont là ; nos têtes seront dans les journaux, brilleront aux Actualités. Le soir, banquet (j'en ai dit le genre), danses, et de vieilles chansons françaises qu'animent Risso et Lament.

C'est très beau. Mais ne pas voiler le revers de la médaille. Depuis quelques jours - quelques semaines, au fait - il y a à relever à notre passif pas mal de petites gaffes dont l'addition fait un tout : de Geoffre et les deux zincs en miettes ; Carbon qui a brisé son hélice ; Laurent, un briscard pourtant, qui a endommagé son taxi à la suite d'une inepte panne d'essence ; moi-même qui ai failli, on le sait ... L'adjudant Joire n'a pas 'de chance. Il a des états de service, et attend, de semaine en semaine, sa promotion comme sous-lieutenant. Or, tel jour, roulant en neige molle (qu'y allait-il faire ?), le voilà qui met en pylône un de ces magnifiques Yaks 9 à canon de 37 (tirant dans le moyeu) qu'on vient de nous répartir. Peu de jours après, il rate un atterrissage, brise son Yak.

- Il n'y est plus ! me souffle Albert. Un de ces jours, il va y rester.

- Tu n'y penses pas ! Une mauvaise passe !

- Grand, tu verras ce que je te dis !

La patrouille Fauroux-Iribarne, qui s'entraînait, ne reparaît pas. Des heures passent. Des coups de téléphone aux terrains voisins ne donnent rien. Le Colonel, un pli au front, décide d'emmener Albert pour effectuer des recherches. Ils s'envolent dans l' U-2 de liaison. Eux-mêmes n'ont plus tant d'essence qu'après trois heures, après quatre heures de silence de leur part, l'angoisse ne monte. Bertrand et le capitaine Brihaye partent à leur tour, le second emmenant l'interprète Schik. Fin d'après-midi cauchemardeuse. Tous les jeux sont interrompus. Ce n'est que vers huit heures du soir (Brihaye et consorts sont revenus) que reparaissent le patron et Albert ; ils ont eu une panne de moteur ; c'est le traîneau qui les ramène. Mais les deux autres ? On n'est pas encore blindé contre ce genre d'alarmes.

Enfin, un coup de téléphone nous avise que Fauroux-Iribarne se sont posés dans la nature, sur le ventre. De la casse, naturellement...

Pouyade respire :

- Les animaux !

Toute cette ribambelle d'incidents va-t-elle passer à l'as ? On s'en flatte encore. Mais le 23, quand nous l'espérions venu uniquement pour célébrer le 26e anniversaire de la création de l'Armée Rouge, le Général Terepchine convoque le Colonel et les commandants d'escadrilles. Ceux-ci ressortent de cette conférence tout rouges, la mine retournée. Il transpire immédiatement que le ton de la remontrance a été plutôt vif. Il y a été question de six Yaks, à quelques millions de roubles pièce, abîmés par pure maladresse. Notre Polvoknik va-t-il, à son tour, nous laver la tête ? C'est probable. Mais le Général le prie à la fête donnée au théâtre. Ce ne sera pas pour aujourd'hui.

La fête en question consiste en d'interminables laïus que les accompagnateurs choisis par Pouyade subissent d'abord respectueusement. Puis, Albert se retire en douce. Puis Lefèvre ; puis le fretin. Nous sommes des potaches, réjouis d'avoir échappé au pion.

J'ai dit combien le Colonel Pouyade était paternel, fraternel, familier, encourageant. Chic, ce petit mot qui dit tout. Mais ce 24 février, après l'arrivée des quatre nouveaux : Charras, Castin, l'Alsacien Schœndorf et Monnier (qui fera bientôt parler de lui), après qu'il a galamment bu et fait boire à leur santé, le patron, tout à coup :

- Messieurs, j'ai maintenant quelque chose à vous dire. C'est que je ne suis pas content.

Il ne nous mâche pas ses mots : nous savons qu'il a reçu hier une algarade du Général ; il n'avait pas de quoi y répondre, lui qui nous soutient toujours ! Accidents ? Soit ! Faire la part de la déveine - quoique, entre nous, cela n'existe pas tant, la déveine ! Joire, qu'est-ce que cette série ! Mais le moins admissible de tout, c'est qu'on parte en balade sans se soucier de sa consommation, qu'on se laisse tomber en panne dans la région de Stalingorsk. Est-ce donc qu'on ne sait pas lire une carte ? Lui pensait que c'était le b a ba... Ou est-ce qu'on lui aurait expédié le rebut de la chasse française ?

Le Colonel conclut :

- C'est simple, vous êtes ici à l'essai. Si cela ne va pas, je signe le renvoi des nouveaux sur l'Afrique du Nord. Vous pouvez disposer, Messieurs.

Albert, le lendemain, réunit à son tour les gars de la une:

- Les enfants, cela ne vous amuse pas de nous faire briqueter. Moi encore moins. Mors, écoutez-moi.

Ces amphis, où il se lance, sans relâcher de son parler faubourien, mais si nets, précis, nerveux, si riches d'expérience, sur les précautions à prendre, les conditions du combat, sur le rendement de la patrouille, du dispositif, de l'escadrille...

- C'est un bloc, une mafia qu'on forme, la une !... D'autres fois :

- Avant tout, rester calme. Ne pas vouloir faire trop bien. J'aime les fonceurs, mais je préfère encore ceux qui durent. À la guerre, il s'agit de durer.

Des tuyaux techniques que je passe. Mais le contenu humain, philosophique, moral, que sais-je ? de ses moindres topos ! À certains de nous qu'il sent inquiets touchant leur avenir militaire (car nous ne sommes aspirants qu'au titre de la Mission) :

- Ne vous en faites pas ! Ici, les seuls examinateurs, savez-vous qui c'est ? Les Fokke Wullf !

Sur quoi, le lendemain, au déjeuner, ce croquis de Déchanet représentant un aspirant au garde-à-vous, devant un F.W. à sale tête, qui lui pose une colle idem.

Des promotions : de l'ange, Mourier, qui passent enfin capitaines ; de la Poype et Le Martelot, lieutenants (ce dernier vient, peu de jours avant, de se poser un peu long, et finalement sur le nez).

Une nomination n'arrive toujours pas : celle de cet excellent Joire qui s'en fait, et qui se demande si ses malheurs des derniers temps n'auraient pas eu pour effet de juguler son avancement.

On le rassure :

- Mais non ! Tu sais bien que c'est à Alger que ça se goupille ! Et Poupou ne te ferait pas ce coup-là !

De nouveaux arrivants presque chaque jour. Une bande, le 18 : les frères Challes, l'un capitaine, l'autre aspirant, de la famille du grand as, Querné, Miquel, Emonet, le pâtissier de Ménilmontant, Lemare, un grand maigre qui étonnera son monde.

Peu auparavant, une autre survenue avait paru spécialement intéressante, celle du capitaine Delfino, que recommande son titre d'ex-international de football, et qui prend, de par l'ancienneté, rang de chef-adjoint du Groupe. Il commandera la 4e escadrille dès que celle-ci sera formée.

Ce même 18, Joire a enfin sa promotion comme sous-lieutenant. Son bonheur fait plaisir à voir. Le croisant dans l'escalier, tous deux en tenue de vol (car il y a exercice de groupe), je lui serre la main en voltige, et lui crie mes félicitations. Les trois escadrilles sont en piste. Chacun décolle vers son secteur. On doit tenir l'air une heure juste. Ce que je fais. Et, ayant atterri, de ramener mon Yak vers son alvéole dans le bois, où on a pris l'habitude de s'attarder un moment, pour discuter le coup.

Nous rejoint, vers 11 heures, le patron. Il a le front creusé d'une barre. Il vient de recevoir un coup de fil l'avisant que deux Yaks 9 se sont tamponnés direction Nord, à quelque 20 kilomètres.

- Qui n'est pas rentré encore ?

- Tout le monde est rentré, je pense.

Lefèvre lève le bras :

- Pas chez nous. Il m'en manque deux.

André indique :

- Bourdieu... et... et Joire, on dirait.

L'attente qui nous crispe les pommettes. Une estafette. C'était bien cela. L'aspirant Bourdieu a télescopé l'avion de Joire, de Joire, le promu du matin. Détail pénible : l'accident s'est produit au sein d'un nuage. Joire a sauté en parachute ; il n'était pas loin du sol quand son Yak, abandonné, l'a happé d'une aile dans sa chute. Son corps est intact, sans même une goutte de sang, alors que Bourdieu (pauvre Mandibules !), qui a percuté le sol, est déchiqueté, méconnaissable.

Les premiers tués ! Tout le monde songe, in petto, que c'est la séquelle qui débute, car, comme le disait Albert l'autre jour, de toute la belle jeunesse que nous sommes, plus de la moitié, l'an prochain, bouffera les pissenlits par la racine !

Obsèques le lendemain, sous des tourbillons de neige. De Moscou, le Général Petit est venu et prononce sur les tombes, proches des avions dans le petit bois, une allocution passe-partout, que suit un dernier adieu, sobre et senti, du Colonel.

En revenant, Albert me prend le bras :

- Hein ? Joire ? Triste ! Mais l'avais-je prévu ? Ce n'est pas vrai, petit pote ?

- T'as pas la double vue, tout de même !

- Voire ! Y en a qui sentent la poisse. Je les renifle !

- Qui ça ?

- Je ne le dis pas !

- Est-ce que j'en serais ?

- Pas toi, tu le sais.

(Je reconnais que j'ai en ma chance une confiance illimitée. Mais n'en sommes-nous pas tous là ?)

Albert pense tout haut:

- Ce qu'il y a de bête, c'est d'y passer comme ça, si vite... avant même d'avoir vu les Boches !

Je me sens tourmenté :

- Dis un peu... ceux pour qui tu augures du mal ?

- Tu le verras. Puisque tu en reviendras... Moi aussi ! Pohyp aussi. On est des vernis...

- Mais qui, alors ?

- T'as une tête à avoir un radar dedans !

- Casse-pipes ?

- Chut !

- Verdier ?

Tout de même, tous tant que nous sommes, nous en avons déjà vu, des accidents se produire !

Dès le soir, à la table de poker, on s'enguirlande joyeusement.

VIII


TOULA (suite et fin)

19 Mars 44

Imna et moi, nous nous retrouvons, le soir, chez elle. Elle est fatiguée ; elle a dû, à pied, faire la tournée do tous les malades que lui a signalés le Service. Sa tâche lui est chronométrée : tant de minutes pour le trajet, tant pour la consultation... Et la corvée se poursuit souvent jusqu'à minuit.

- Mais tu te tues !

Elle a un geste de fierté vers ses trois pièces à l'ameublement confortable. J'ai de la peine à m'endormir, avec l'appareil de radio qui continue en veilleuse d'encenser les victoires soviétiques, l'organisation soviétique... L'arrêter ? Ce serait motif à... à déportation, peut-être...

- Tu plaisantes !

- Ils ont tant besoin, en Sibérie, de personnel !

- Mais là-bas, aussi bien qu'ici, tu serais...

- Médecin, oui.

- Tu préfères rester ici ?

Elle a un mouvement d'épouvante : la Sibérie continue de susciter la même horreur qu'au temps de la Comtesse de Ségur.

Je m'insurge :

- Quelle vie tu mènes ! Toi qui as dû tant travailler ! - Beaucoup, oui. Rien moins que quatre années. Elle a passé par la fonction d'infirmière ; ensuite, étudiante titulaire. Mais son avenir est limité. Les maîtres, les grands médecins de Moscou passent combien d'examens

de surcroît ! Tout est peau d'âne, en U.R.S.S. Et apparemment l'obédience au Parti intervient.

- Pense que, chez nous, tu porterais de jolies robes. (Au lieu de ces lainages rapetassés).

- Tu aurais une auto.

- Ça ne fait rien. C'est bien, chez nous.

Je la quitte après le thé matinal. Je remonte, à grandes enjambées, vers le Camp où, sans barguigner, j'absorbe le repas réglementaire. Et en marche, pour peu qu'il fasse potable, vers les alvéoles du petit bois.

Ai-je dit qu'aux premiers jours de mars, j'ai hérité d'un Yak-9... neuf (n° 8) ? Ce régal d'y peindre mon numéro en prolongement de l'éclair soviétique ! Son nez porte les cercles tricolores. C'est ce jour-là que je prends contact avec mon mécanicien. Celui-ci s'appelle Biélozoub, comme l'officier spécialiste, et comme plusieurs de ses camarades. Un petit gaillard blond, d'un dévouement, d'une déférence ! Il a rang de sergent-chef - comme j'avais hier; il me sourit, médusé que je m'adresse à lui en russe (un russe encore approximatif) et plus encore que je m'amuse à peindre mon numéro.

Biélozoub et ses pareils ! Incarnations de l'abnégation, de la sérénité dociles, qui sont parties de la vieille âme slave. De jour, et souvent de nuit, ils s'activent après leur machine qui a toujours besoin de nettoyage, d'auscultation, de réglage. La lampe baladeuse au poignet, ils en révisent chaque organe avec une autre minutie encore que leurs émules de chez nous, pressés d'aller rejoindre leur petite amie. Ils dorment dans leur zimlenska, habitation mi-souterraine, à bizarre demi-toit de glèbe, que recouvre, pendant sept mois, la neige ; sans besoin, toujours dispos, se réchauffant en jouant au football, plongeant sans hésiter leurs mains nues dans l'essence, par - 30 degrés.

Chaque modèle de Yak marque un progrès. Ici, le canon est dans le V du moteur ; sa courte gueule dépasse, à l'avancée du capot. La souplesse de l'appareil multiplie notre sens de l'air. Mon Yak-9 bien en main, je commence à m'orienter passablement, mon repère fondamental demeurant cette voie Toula-Moscou, qui se dirige du Sud au Nord.

Encore un loupé : Emonet qui vient heurter l'avion de Laurent. Deux ailes en capilotade.

Le surlendemain réserve pis.

C'est jour de visites. Il y a là, débarqués de Moscou avec le capitaine Fouchet, de la Mission Militaire, Ihlia Ehrembourg, le célèbre journaliste soviétique, un familier du Groupe, sur lequel il a abondamment publié, et Pierre Cot, l'ancien ministre, qui, avec son flair d'homme politique, repère et félicite par son nom chacun des Anciens. Il nous fait un laïus-maison, dont nous nous méfions par principe, mais que nous écoutons bouche bée et applaudissons frénétiquement.

Seul, Albert se défend de marcher :

- C'est un rigolo, pas plus.

Autre chose qu'un rigolo est le Général Zakharof, notre général de Division (1re Division Aérienne) qui descend de son La-5, sur lequel il vient de se livrer à de fulgurantes acrobaties. Un Hercule, qui passe à peine sous la porte, en long comme en large : 1 mètre 95 de taille, une impression de force tranquille, de bonhomie titanesque. Lui aussi nous adresse quelques mots - en russe - et je rends grâce à Imna d'en saisir près de la moitié.

C'est devant tout ce beau monde réuni que Monnier, retour d'une séance d'entraînement, a une panne d'alimentation, arrive court, face à la piste, heurte des arbres, et percute de l'aile. Le moteur rebondit à 20 mètres. On n'ose pas penser au pilote, quand Monnier sort des débris et s'avance, époussetant son blouson :

- Toujours des coups qui m'arrivent !

Il n'y a pas de sa faute. Zakharof demande à le voir.

Igor (Eichembaum) sert d'interprète et fait rire le général avec le récit que sort Popoff de ses performances antérieures, notamment de sa plongée, en Libye - et en Hurricane - au sein d'un lac d'où il n'émerge qu'au bout d'une minute et demie.

L'incassable n° 1 !

Nous avons repassé la gamme des exercices traditionnels, déjà tant pratiqués en France : mitraillage (dans le ciel et au sol), reconnaissance, accompagnement et fantasias diverses.

Aujourd'hui, Casaneuve et moi, - la patrouille ! - avons décidé de nous livrer un combat.

On file à 2.500 mètres, au-dessus de la fameuse route. On se sépare, de gauche et de droite, en se donnant dix secondes de champ. Un combat, même simulé, c'est singulièrement excitant. Chacun sait qu'il ne s'agit jamais - jamais ! - d'attaquer de front. On se rentrerait dans le chou, aux 300 mètres à la seconde que totalisent nos deux vitesses. Ni de flanc (correction du tir trop difficile à apprécier). Le tout est de se mettre dans la queue de l'autre.

Nous nous croisons, à 1.000 à l'heure. Virage tout ce qu'il y a de serré, en tirant à fond sur le manche. Voile noir. Tant pis ! C'était fatal (le sang entièrement drainé hors de la face). Un virage Immelmans... Et je m'aperçois

que j'ai déjà gagné un quart de tour. Rendre la main, tout remettre d'un coup, continuer à virer sec, repartir courageusement dans le cirage, Au bout de deux minutes de ce petit jeu, je n'ai plus guère les yeux devant les trous ; mais Casaneuve bat des plans, en reconnaissance de sa défaite.

Deux autres combats donnent le même résultat.

- Tu es meilleur que je ne pensais, me fait-il, une fois revenus à terre. Mais, la prochaine fois, je t'aurai. Parions-nous cent roubles ?

- Gy.

Avril. Entraînement intensif. Patrouilles à quatre,

dispositifs de protection, en échelon refusé, « cercles défensifs, tout l'arpège.

Beaucoup s'égarent : André, Penverne. Pas trop de bobo cependant. Toujours un froid de canard, alors qu'à Paris, le marronnier du 16 mars...

Paris... Nous y pensons souvent. Un peu abstraitement. À la France, moi à ma mère et à ma femme, à mes gosses, qui me font l'effet, tous, d'êtres connus et chéris dans une précédente existence. Nous avons si peu de

nouvelles d'eux, par ces courriers de hasard que rapportent les permissionnaires. Nous écrivons régulièrement, incertains si nos lettres parviennent, du fait d'une censure redoutable. (À l'adresse de cette dernière, Douarre plaque, un jour, à l'intérieur d'une enveloppe, une appréciation féroce. Cette missive-là arrivera).

Les jeux.

Le poker persiste à régner dans la maffia ; on s'enhardit ; les relances deviennent aventureuses. On touche sa petite solde ; certains ont fait des trocs avantageux.

De Pange s'y est mis, qui se cantonne dans des tâches administratives ; Bagnères, impassible, fait sa pelote. Moi, plutôt ; Marchi se défend ; Albert est souvent victime. Schik et Risso ont des hauts et des bas ; Fauroux compte parmi les seigneurs. Le toubib et Pistrak ne sont que des clients d'occasion. Foucaud (l'équipier d'Albert), rentré depuis peu, nous regarde jouer. Parfois deux tables sont nécessaires, quand le Colonel se laisse tenter, ou que Mertzisen, le Martelot, Douarre veulent prendre leur revanche d'une culotte de l'autre soir, ou que Saint-Marceaux et de Seynes, toujours inséparables, veulent se donner, comme ils disent, de petites émotions.

Les fléchettes viennent à la mode. Le grand Pohyp y est imbattable, qui, sans avoir l'air d'y toucher, vous place dans le triangle - à 5 mètres - sa pointe comme avec la main.

- Au cirque ! Va donc au cirque ! crie Albert. Le Monopoly, expédié par les soins de Mlle Perrégault, absorbe ses pratiquants.

- Un jeu pour les capitalistes ! fait Risso.,

- T'auras pas le temps de l'être, lui jette Albert. Tu te feras brader, c'est moi qui te le dis, Escartefigue !

- Ben, il y aura pas lourd pour toi !

Iribarne fait de la correspondance. Martin fourrage à la cuisine. Les derniers arrivés : de La Salle, Sauvage (car j'ai un homonyme) potassent leur slavar. Dans un coin, Lefèvre se penche sur ses cartes : celle du front russe, jalonnée de drapeaux, et celle de ce front occidental, qui ne se décide pas à s'ouvrir.

C'est curieux : pas question ou presque du débarquement en Italie, de cette marche dans les Apennins, fertile - nous l'apprendrons plus tard - en pages glorieuses, des prises de Rome, de la Sardaigne, de la Corse. C'est lettre morte pour les Russes (et nous sommes Russes, pour l'instant). On ne s'intéresse à 100 % qu'à ce qui se passe chez soi.

21 avril. La veille, Albert nous a laissé entendre qu'il serait astucieux de nous accoutumer à prendre la formation en croix de Lorraine... Évidemment, le jour de la Victoire - dans deux ou trois ans - une croix de Lorraine des rescapés ne ferait pas mal au-dessus de la Concorde.

Sans avoir prévenu personne, nous assurons deux passages en cette formation exemplaire, à l'ébaubissement des copains. Puis, en vue de l'atterrissage, remise en échelon refusé.

Je suis le dernier de ma file, le fidèle Casaneuve à ma gauche. Déjà, je pique légèrement... quand, là-bas... un de nos Yaks se cabre. Il passe sur le dos. On sent nettement que ça ne va pas. Qu'essaie-t-il ? Un tonneau lent ? Mais... le cœur étreint, crispant solidement mon manche, je vois le taxi s'abattre, percuter, exploser au sol.

- Qui ? Qui ? Pourquoi ?

Du calme ! (Le catéchisme d'Albert). Je fais du 350... c'est trop ! Posément, je réduis mes gaz, sors mon train, mes volets, atterris derrière Iribarne, roule sans forcer quelques 500 mètres en direction du bois.

- Qui ?

- C'est Foucaud.

J'ai dit que Foucaud venait de rentrer d'une longue convalescence. Un des meilleurs ! Qui s'était illustré devant Orel. Il était prudent et habile. Enigme de sa mort. Que signifiait cette fantaisie d'un tonneau lent ? Pourquoi ne l'a-t-il pas réussi, lui qui en avait l'habitude ? (Le tonneau lent, rentrant d'une mission, a cette signification : victoire. Foucaud l'avait tourné huit fois).

Peut-être, dans la première partie de la figure, a-t-il touché trop vivement, du crâne, le plafond de la cabine ? Peut-être qu'une vertèbre abîmée lors de sa précédente chute, une ramification nerveuse a flanché ? Il faut être intact.

- Pauvre vieux ! En voilà un qui croyait à sa chance ! fait Albert.

La chance de Foucaud l'amène, neuf heures après son accident, à être inhumé dans le petit bois, à côté de Joire et Bourdieu. Le Colonel ne peut achever son discours ; il se mouche trop.

Nul signe précurseur du dégel. Ne raterons-nous pas l'offensive ? (Nous parions de celle-ci uniquement comme s'il était entendu qu'elle viendra des Soviétiques).

Quelques jours de temps bouché encore. J'en profite pour approfondir mes contacts avec Toula.

C'est une grande ville, une ville sans fin, faite d'une série de bourgs, avec chacun sa grand'rue, son alignement de baraques en planches. Je visite des marchés lointains, pour en rapporter à Imna autre chose que de la mangeaille.

Qu'est-ce qui lui ferait plaisir ? Une icône ? Elle n'est pas religieuse (et même confortablement athée). Une tapisserie ancienne ? Un beau lustre ? (Celui-ci, avec ses pendeloques, est une pièce de collection). Mais elle m'a dit son dédain des vieilles choses :

- Nous sommes une nation moderne. Nous ne regardons qu'en avant.

Je me décide pour ce gramophone, d'une marque berlinoise, échoué ici Dieu sait d'où !

Imna m'a fait connaître une de ses amies, une autre doctoresse, qui habite une villa voisine.

- Mène-t-elle la même vie que toi ?

- Oh non ! Elle, elle est professeur.

Attachée à un hôpital, la voisine est de la classe au-dessus : quatre cartes d'alimentation, une maison à un étage.

- Elle est savante ! Elle ira à Moscou.

- Et toi ?

- Comment préparer l'examen ? Toute ma journée est prise. Et le soir souvent. Tu es témoin.

Autant dire qu'en U.R.S.S., l'avancement est théoriquement libre. Aucune profession n'est fermée. Cet apprenti-cordonnier peut, à quatorze ans, déclarer qu'il veut étudier la biologie ou faire de la littérature. On lui paiera un an d'école. Il subira un examen. Recalé, il retombe à l'abîme. Encore, lui a-t-on fait ce crédit d'un an parce qu'adolescent. Plus tard, à vingt-cinq ans, à trente, rien ne l'empêche non plus, en principe, de changer d'orientation. Mais qu'il se présente à l'examen ! Comment préparer celui-ci ? Peu chaut aux puissances. Ou encore, qu'il adhère au Parti ! Cela non plus n'est pas à la portée commune. Pour entrer au Parti, il faut montrer patte blanche, je veux dire justifier d'un certain bagage historique, politique, d'assiduité à des cours, de la possession et de l'assimilation de certains ouvrages. Et des examens, là encore !

Imna ne parle pas politique. Ce sujet paraît déplaisant - plus encore que prohibé - à la plupart des Soviétiques. Nulle appréciation touchant le régime. La plus grande audace où je l'incite est, abandonnant Staline, négligeant Trotsky - dont le nom ne suscite chez elle aucune réaction -, de prononcer celui de Lénine.

Alors, elle s'éclaire :

- Celui-là, c'est le créateur ! On lui doit tout. La Russie, le peuple, le régime ! Il a fait que tous les Russes ont pu manger à leur faim.

(Ce qui n'était pas le cas sous les tzars).

Une autre amie d'Imna est une bureaucrate, qui vit également avec sa mère. Directrice de la comptabilité à la grande usine d'armement de Toula. Une agréable femme également, qui parle un peu le français ; elle est sortie d'une grande Ecole ; elle est veuve d'un Colonel... De quelle arme ? De la N.K.V.D. Faut-il se méfier ? C'est possible. Imna désire s'attirer l'approbation de son amie, au moins s'épargner ses foudres. Si on lui présentait un camarade ? Justement, de Geoffre est candidat. Sa particule fait bien. Le Baron ! Cependant, l'amie, après l'avoir hébergé une demi-semaine, lui signifie son congé :

- On jaserait... Ce ne sont pas des choses !...

Je dis à Imna :

- Alors, toi ?

- Moi, je risque.

- Que risques-tu ?

- Qu'on me demande des comptes. Qu'on ne m'approuve pas d'avoir eu comme pensionnaire un étranger. Qu'on m'envoie en Sibérie. Tant pis ! Je t'aurai connu ; j'aurai connu un peu la France.

Je conçois que ce dont souffre Imna - et peut-être des milliers de ses pareilles - c'est de l'absence d'horizon :

- Rien devant moi. Toujours la même perspective. Mes malades. Des petits malades (les autres vont à l'hôpital). Ces rues, ces têtes, toujours !

- En été, tu peux voyager ?

- Il faut une autorisation. Et puis, c'est trop cher pour ma bourse. Ah ! j'irais, une seule fois, à Moscou !...

- Tu n'es jamais allée à Moscou ?

- Et n'y irai jamais, sans doute.

Elle me reparle de son amie :

- Nous avons eu tort, je le crains, de lui faire connaître le Baron.

- Pourquoi ?

- Il se peut qu'elle soit surveillée. C'est même probable. Une femme en vue ! On a pu les rencontrer... Et c'est dangereux pour moi.

- Qu'as-tu à faire dans son histoire ?

- Moi qui lui ai présenté le Baron ! Moi qui aurai vécu avec toi ! Elle peut être obligée de le dire.

- Te dénoncer !

- C'est son devoir.

- De la N.K.V.D., elle aussi ?

- Non. Mais c'est le devoir de tous. Observer, dire ce que l'on constate. Surtout dans sa situation. Je ne lui en voudrais pas. Elle est forcée.

D'ailleurs, Imna est tellement faite à son pays et à ses mœurs :

- Tu vois que la femme, ici, est complètement l'égale de l'homme. Ce n'est pas merveilleux ? Il y a des femmes-colonels, des femmes-pilotes, des femmes-grands chirurgiens. J'aurais pu en être, si j'avais mieux réussi.

- Quelle place tient chez vous l'amour ?

Question à quoi elle ne répond pas. Le mot même l'effarouche. Essentiellement sentimentale, la femme soviétique n'attache certainement pas le même prix que nous - peut-être aucun prix - à la bagatelle physique. On n'en parle même pas. La pudeur ? Legs capitaliste. Tromper son mari n'a rien de mal. Geste absurde, si l'époux est présent, normal s'il est en voyage. Ou à la guerre. La jalousie ? Sentiment périmé. Avec cela, pas l'ombre de vice. Ni de ces ratiocinations philosophiques, psychologiques, qui y mènent, ou en tiennent peut-être. Il n'existe pas, en Russie, de ces innombrables journaux qui se flattent, chez nous, de résoudre - et suscitent - des conflits de chair et de cœur.

- Et les enfants ? S'il t'en venait ?

- Il m'en est venu. J'étais jeune fille... Deux petits.

- Qu'as-tu fait d'eux ?

- Ils auraient gêné mes études. Ce sont les enfants de Staline.

Après quatre mois de pommes à l'eau, de katelettes, de kacha (on devrait en avoir la nausée : nos jeunes estomacs en redemandent), les fines gueules ne font même plus la grimace.

Douarre réclame :

- Avec mnégo massela. (Le beurre est rarissime).

Saint-Marteaux rêve tout haut d'un plantureux festin, tout en ingérant le borch.

Juche (Bertrand) a trouvé, au marché, et acheté à prix d'or, deux vieilles poules. Il les porte aux femmes des cuisines :

- Pas bouillies, hein !

Elles sourcillent, sans comprendre.

- Du larrd, bon Dieu !

Muche, excité, cherche comment se faire entendre. Du lard, et de la graisse ! Quelle pitié qu'il ne parle pas un mot de russe ! (Pardon : un seul, Karacho ! )

Muche déboutonne sa veste, soulève son chandail. Les cuisinières le suivent, d'un air intéressé. Il se prend la poitrine à deux mains, sa poitrine laiteuse, assez rebondie autour des côtes.

- Du larrrd, Karracho ! Bon Dieu, du larrd ! Le personnel s'ameute.

Muche dessine, de ses mains, une brique... Une motte de lard, un morceau ! Il s'accroupit, se tape sur les côtes, comme s'il s'agissait de l'en extraire.

- Du lard, Karracho !

Les cuisinières s'inquiètent. Feldzer, qui passe, leur explique. Elles en rirent jusqu'à leur fin.

Autre bonne histoire : la une a tenté un coup d'éclat. On s'est cotisé, en mystère, pour envoyer à Charles Boyer - à Hollywood, s'il vous plaît (ça représente pas mal de roubles) - un télégramme lui offrant le parrainage de l'escadrille.

- Pensez, fait Albert, ce qui tombera, comme dragées et comme cigarettes.

La plupart de nous sommes persuadés que Charles Boyer ne répondra pas.

Erreur ! Après des semaines et des semaines, un télégramme est déposé au bureau. Charles Boyer accepte fort bien d'être parrain... du régiment. La marraine sera Claudette Colbert. Voilà qui ne fait pas spécialement l'affaire de la une ! Bientôt, un faux télégramme s'applique à côté du premier :

Lieutenant Albert, commandant la 1re escadrille. Vifs remerciements pour votre démarche qui a provoqué le parrainage du régiment Normandie.

Un assoiffé reconnaissant de la 2e escadrille.

D'autres dépêches facétieuses vont se succéder au bureau, jusqu'à ce que la une, désabusée, rompe les ponts.

Les chiens aboient stop La caravane passe. Riso, à Bébert :

- Onn t'a eu !

J'étais, cette après-midi de poker, en train de méditer un bluff, quand un entrechoquement lointain de tôles se fait entendre.

- Tiens, Marchi, ton taxi qui vient de se faire mettre en l'air par un Stormotvitz !

(Quatre avions se relaient, en alerte, depuis que le camp a été survolé, aux grandes altitudes, par des engins inconnus).

Renseignements pris, c'est le mien qui a trinqué jusqu'à la garde. Mon beau Yak-9 ! J'en ai le noir deux jours durant.

D'autant que je me sens à un tournant.

Albert ne m'a pourtant rien dit.

Ne pas oublier qu'il a perdu Foucaud, son équipier émérite. Et qu'il ne l'a pas remplacé. Naturellement, chacun se voit, demain, l'équipier d'Albert.

Le 3, au matin, Casaneuve :

- Dis donc, Sauvage ! J'ai vu Albert. Il me demande ce que je dirais qu'il te prenne comme équipier. Mon réflexe :

- Non, vieux Casse-pipes, je ne te lâche pas. (Casaneuve est un si chic type).

- Réfléchis. C'est ton intérêt. Je ne veux pas me mettre en travers. Au contraire, je suis content pour toi. Et d'ailleurs, je te perdrai quand même. Tu seras bientôt chef de patrouille.

Ça se règle ainsi. Stupeur et joie. Casaneuve va prendre Iribarne. Fauroux passe avec de la Poy-pe. Tout cela, des patrouilles qui rupinent ! Et notre ami Lolotte, sans doute, va bientôt nous rattraper !

Mon premier vol, avec mon chef. Je voudrais tant... non pas l'épater, mais qu'il ne se repente pas de son choix. Dommage que je n'aie pas le maniement de cet avion, que Griborne m'a prêté ! Je m'applique, à en suer.

Nous nous sommes donné pour mission de shooter une cible au sol. Je la rate. Mais l'essentiel, c'est de ne pas lâcher Albert. Pas facile ! Sans méchanceté, il me distille de ces ressources, de ces virages, de ces piqués ! Je m'accroche, visant à ne jamais me laisser distancer de plus d'une dizaine de mètres. J'y réussis à peu près.

- Pas mal, Grand ! me fait-il, au retour. Seulement, il faudra apprendre à mettre les points sur les i.

(Le point-lumière de mon collimateur à placer juste sur la cible).

Le lendemain, il nous fait un amphi sur... notre futur secteur du front.

- C'est bientôt ? T'as des renseignements ?

En sait-il davantage que nous ? Justement, un vent moins froid souffle, et secoue la neige des sapins. Est-ce le printemps ? Est-ce le départ ? Est-ce l'offensive ? Garde à nous !

Le dégel, oui. Il vient d'un coup. C'est un matin, sortant de chez Imna, que la brûlure du gel est moins vive, qu'à mi-chemin, j'éprouve le besoin de dégrafer ma moumoute. Le ciel s'est chargé de cirrhus légers, présages de rémission saisonnière. Les flaques glacées qui, depuis toujours, nous faisaient l'effet de miroirs souillés, se recouvrent d'une sorte de buée ; le thermomètre marque zéro ; la neige du terrain se fait pulpeuse.

Le ciel va durcir, puis se plomber, en venir à la couleur du bronze. Puis, c'est la pluie, à gouttes géantes, qui marquent des creux dans la neige, transforment la steppe de marbre en une aire piquetée.

La température passe à + 10. EIle était de — 15, il y a huit jours. C'est un changement d'époque, d'univers. Le sol, littéralement, se liquéfie. L'inondation. Nous demeurerons deux jours bloqués, les uns jouant comme des possédés, les autres lisant, ou soupirant. Parfois, l'un de nous va à la fenêtre, contemple le paysage renouvelé où une corne sylvestre se dégage, où des sapins se dévêtent de leur cône hivernal. Et le regard vogue vers l'Ouest, cet Ouest but de nos désirs, où la gloire - ou l'Autre - nous attend.

Les canalisations ont cédé. Pendant deux jours, pas d'eau. Le chauffage continue de fonctionner. On ouvre les baies. Un accumulateur saute. L'électricité manque à son tour.

Le chemin qui descend à Toula est transformé en cataracte. Je le dévale chaque soir, je le remonte chaque matin, mes bottes pataugeant tantôt dans le torrent, tantôt dans la glaise. Chez môn amie, les heures sont mornes. Le printemps, elle sait ce que ce mot signifie.

J'ai touché mon nouveau Yak-9. Le 5. La première fois que je le sors, je manque, au décollage, d'écraser (elle était couchée sous mon capot) la petite chienne Zazoute. Blanche, tachée marron sous le ventre, la bête sur laquelle se dépense notre gentillesse taquine, mène sans répit, une existence ratatinée (son cerveau aussi).

- J'aurais voulu que tu l'aplatisses, me fait Martin.

Rien que pour Risso, qui en aurait attrapé la jaunisse ! Pan-pan (Penverne) proteste : - C'est le fétiche. Albert :

- Le meilleur fétiche, c'est des yeux dans le dos !

Les Russes ne comprennent guère l'entichement des Français pour cette fourrure à pattes. Leur regard trahit leur pensée : les bottes sont faites en peau de chien.

On ressort les avions. Des patrouilles. Risso a hérité de Laurent, dont il ne se montre guère enthousiaste :

- Colle-moi, surtout !

- Je te colle comme une semelle !

Or, à l'exercice qui suit, mon Laurent perd non seulement Risso, mais le dispositif.

- Dis donc, la Semelle ?

Le surnom lui restera.

Quelques promenades... touristiques. Recrus d'un entraînement sévère, on nous laisse libres de survoler sans but les vastitudes slaves, que la végétation montante, déjà amorcée sous le gel, a transformées en un tapis de verdures sauvages, avec les masses bleuâtres, frottées de vent, des forêts.

Mon Yak est si neuf qu'il faut que je le rode. Ne pas le pousser. L'hélice sagement accordée sur les 2.200 tours (350 à peine à l'heure). Economie, prudence bourgeoises. Pas encore d'acrobaties. Quelle fantaisie me prend, le 12 mai, de pousser, ma foi, jusqu'à Moscou !

C'est à trois-quarts d'heure de balade. Un étoilement géant, qui ressemble à un moteur de La-5, avec des dépendances en bois, une banlieue de misère qui se propage à des lieues. De ma proue, je fends, en Centaure, les légers nuages mordorés. La capitale ! Je la surplombe, sans me demander, innocent, si c'est permis. (Ça ne l'est pas).

Et, comme cet enchevêtrement de tourelles, de dômes, de kiosques, de flèches, s'inscrit sous mes plans.

- Le Kremlin !

Je m'en vais faire un petit tour au-dessus du Kremlin.

Les derniers jours. Je me paye encore une excursion vers Orel, hanté que je suis par la mémoire des combats qu'y ont soutenus les Anciens.

Je n'aurais pas imaginé cela ! Après dix mois, ces champs effleurés en rase-mottes me livrent un spectacle de dévastation semblable à celui qu'ont dû offrir( j'évoque les récits de mon père) ceux de Souppes ou d'Artois. Cette terre pulvérisée, cet entrelacis de cratères qui me fait penser aux minuscules enfoncements des gouttes dans la neige, cette carence de frondaisons, ces forêts, vastes de lieues carrées, qui ne sont plus que des cimetières de troncs ! Et ces cadavres - plutôt squelettes - revêtus d'uniformes de boue, qui jalonnent la plaine, mêlés à des débris calcinés de chars. La réalité de la guerre ! Celle dont me poignaient, l'autre mois, au cinéma, les convulsions, les fumées, les hurlements de Stalingrad. Et ceux des nôtres qui pourrissent, anonymes, là-dessous.

Cela sent l'Offensive. L'air tiédi nous insuffle un prurit de poudre. Une trépidation involontaire suspend les jeux, nous réunit, fébricitants, autour de Pouyade, d'Albert, de Lefèvre, de Mourier, des vieux qui nous jettent des regards de grand-pères.

- Patience ! On y va !

L'aérodrome de Toula est devenu une fourmilière, avec ces centaines d'avions - formations de chasse surtout - qui y font escale, chaque jour, pour faire leur plein, et décollent vers l'Ouest. Ils sont outillés, les Soviétiques ! Leur production, c'est rassurant, ne doit plus guère envier aux Boches. Allez donc vous faire remarquer parmi cette masse, nous qui, quoi que nous fassions, ne serons qu'un infime essaim !

Que pensent-ils ? Comptons-nous pour eux ? Le fameux Normandie ? Tout cela n'est peut-être que gentil battage. Pas un de ces passants qui nous prête attention. Et nous, la timidité, ou, pour beaucoup, leur insuffisance en russe, nous empêchent d'aller vers eux.

Igor, dans le Yak-6 (de liaison) a emporté nos bagages à Moscou. Ce que nous avions pu accumuler de brimborions inutiles ! Un Stormovitz s'écrase au sol, à quelques mètres de la piste, gêné - soi disant - par un des frères Challes, lors de son atterrissage. L'équipage indemne, par bonheur.

C'était le jour de la dernière sortie - de démonstration - des escadrilles. À partir du 16, on ne vole plus.

C'est aux mécaniciens qu'il revient de peaufiner les avions. Et à nous d'aller en conscience les admirer s'escrimant dessus.

- Le mien aussi s'appelle Biélozoub, fait de Seynes. Un curieux gars ! Il parle peu, mais vous sort de ces choses ! Je l'appelle le Philosophe.

Je n'ai pas encore prévenu Imna. Mais elle sait à quoi s'en tenir.

- Quand tu seras en France... Quand tu auras retrouvé ta femme et tes petits...

- Eh bien ?

- Embrasse-les pour moi.

Depuis le temps qu'on nous entretenait de ce pélerinage à ne pas manquer ! Il s'agit de la maison de Tolstoï, à 20 kilomètres de Toula, où un car va nous conduire in extremis.

C'est une belle bâtisse de pierre que les obus n'ont pas touchée. Les Allemands sont venus jusque là. (Pas jusqu'à Toula, centre massif d'armement, que les Soviétiques ont sauvegardé comme ils l'ont fait de leurs capitales : Stalingrad, Moscou, Leningrad, chaque fois qu'ils l'ont vraiment voulu). Les Russes accusent leurs ennemis d'avoir jeté aux vents la dépouille de l'illustre apôtre. Le guide a l'air d'en douter. Bizarre qu'on n'y ait pas été voir, d'autant que la tombe n'est pas de marbre, mais un simple renflement de terre battue. Le village a été détruit, l'école incendiée, les arbres fruitiers sciés à un mètre du sol. Les Barbares ! (Nous, nous jugeons que l'envahisseur a respecté ce qu'il a jugé respectable).

Est-ce pour après-demain ? Pour demain ? Le Général Petit vient inspecter le régiment. Cette manie de faire inspecter les gens du front par ceux de l'arrière !

Suit le petit banquet de rigueur, auquel participent, outre notre état-major russe, les Kounine (qui vient d'être nommé capitaine), Agavelian, Profiteloux, etc., les autorités de Toula, parmi lesquelles un Colonel que nous voyons pour la première fois. Nous distinguons, dans les discours, des allusions élogieuses à Lefèvre et à Risso qui profitent de l'avion du Général Petit pour s'en aller assister, à Moscou, au Congrès antifasciste.

-Tu seras député, c'est couru, Escartefigue, lui jette Albert.

Risso cligne de l'œil :

- Député... auprès des mignonnes !

Le 24 mai.

- Pas d'attendrissement, déclare tout à coup Imna. Je savais que je ne te garderais pas. J'ai profité de toi trois mois... S'il me survient des ennuis...

(Toujours !)

- Ça m'est égal.

Je la quitte, le 25 au matin, convaincu que je la reverrai le soir. (Il en est ainsi depuis trois jours). Mais, arrivant sur le terrain, j'aperçois de loin la monumentale silhouette du Général Zakharof, son La-5. Ça signifie... Chacun porte déjà son battle-dress. Albert m'attrape. Le temps est radieux.

Le décollage est prévu pour 10 heures, puis pour la demie, puis pour 11 heures. On est allé rechercher les Yaks dans le bois : on les a tous alignés en une courbe majestueuse. Le bagage, infiniment réduit, dans le coffre. Notre meilleur bagage, c'est le canon de 37, qu'on aurait envie de caresser comme un museau.

A 10 heures 45, nous étions remontés dans la grande salle. La pétarade des moteurs - qu'on fait chauffer - éclate d'un coup. Nous redescendons, fiers - oui - émus, en tête les gangsters de la une, en file indienne derrière Albert.

À notre poste. J'embrasse d'un coup d'œil cette volière de quarante-deux avions, sans pouvoir m'empêcher de penser aux trous qu'y va creuser demain.

I

DOUBROVKA

25 Mai 44

Vous allez rire ! L'idée seule qu'on se dirige vers le front m'a mis martel en tête. On a beau être à quelque 500 kilomètres de Smolensk que les Russes tiennent depuis l'automne, à 600 et quelques de Vitebsk où les Boches sont retranchés, je ne jette que des coups d'yeux furtifs sur cette plaine que nous survolons, Beauce sans routes, inculte sous l'appeau d'une végétation luxuriante. Si des Fokke-Wulf nous tombaient dessus !

Boroskoïe, où nous relâchons, est un immense terrain repris par la dernière offensive soviétique. Les trous d'obus s'y interpénètrent ; les bâtiments sont ravagés. La une marchant en tête, c'est à nous d'attendre les autres, qui rattrapent en bon ordre. Nos mécaniciens sont là, amenés soit par le Dakota de service, soit dans les Yaks à canon de 20 cm, où ils ont leur place dans le coffre.

On a faim. Collation, dans un sous-sol cimenté qu'éclaire juste un soupirail. Nous sommes fâcheusement surpris par le revenez-y du froid (5 degrés, au moins, de différence) qui nous contraint d'aller reprendre nos moumoutes dans les taxis.

Cependant, d'un Yak-7 vient de sauter un colosse à belle prestance, vers qui les Anciens se pressent :

- Goloubov !

C'est le Colonel du 18e, aux côtés duquel ils se sont bagarrés tout l'été dernier.

Goloubov emmène Pouyade, Delfino, les chefs d'escadrille. Albert reparaît bientôt :

- Terminée, la rigolade ! Notre terrain est à Doubrovka. Les F.W. tiennent celui de Vitebsk, à moins de 40 kilomètres. Alors, ouvrez l'œil. Et d'abord, nous allons le repérer pour vous.

Ils reviennent. On va décoller, en dispositif de combat, c'est-à-dire en deux patrouilles de six, la première emmenée par Albert, la seconde par Bertrand. C'est sérieux. Aucune tentation d'admirer le paysage. On repère Smolensk dans le lointain. Silence complet à nos radios. (Nous en sommes enfin tous pourvus).

À peine a-t-on atterri :

- Bon Dieu, éparpillez-vous ! Desserrage ! Vous ne voulez pas qu'une seule bombe détériore trois avions !

Notre home - aux gangsters de la une - sera cette maisonnette en bois, au toit de chaume à demi-dénudé, dont le côté gauche forme écurie et dont le droit sent la morgue. Treize lits en une pièce rétrécie. Nous sommes quatorze. Bagnères couchera provisoirement sur le four (à peine plus à la dure que nous). Au centre de la carrée, une table et deux chaises. Pour l'éclairage, cet obus de 37 aplati et rempli d'huile, où plonge une mèche de fortune. On l'allume, pour voir. Ça fume. Cuffaut déniche une lampe-tempête de rabiot. Et pour se laver ?

Le divalné (ordonnance), qui sort d'un roman de Tourguéniev, nous montre avec satisfaction une boîte de conserve de deux litres. Pour quatorze !

- L'eau loin ! explique-t-il.

Phallus, d'un air dégoûté, nous exhibe des bestioles noirâtres, embusquées dans les interstices des rondins qui constituent les murs.

Des punaises ! C'est complet.

Et des punaises d'assaut, nous le constaterons dès le soir. A vrai dire, elles s'aventurent peu vers les lits situés près des fenêtres (pas de carreaux). Est-ce là le filon ? Leurs occupants y pincent des rhumes de cerveau. C'est bénin ? Pas tant, puisque la chose interdit simple-ment le piqué et les hautes altitudes, c'est-à-dire retire à un pilote 50 % de ses moyens.

On s'attendait bien à dire adieu au confortable ! Par contre, le stalovoïa, entouré de petits sapins, nous offre une jolie salle claire, avec des petites tables de six.

Et des nappes !

- Fameux Bao ! me glisse Martin.

Qu'est-ce qu'un Bao? (abréviation de termes russes dont je vous fais grâce). C'est exactement le bataillon des servitudes d'aérodromes. Il comporte un état-major (généralement un Commandant) et des services de tous genres : ravitaillement, essence, couchage, installation, habillement, garde, etc. Le Bao surgit sur tout terrain pris à l'ennemi et l'organise. Les femmes, qui forment la majorité de son personnel, y fournissent de gros efforts, ce qui ne les empêche pas, chaque soir, de venir danser gaillardement avec les pilotes, au son d'un garmoschka (accordéon). Martin - qui s'est bien mis au russe - nous faisait l'effet, dès Toula, d'avoir des affinités avec des demoiselles du Bao. On le blaguait déjà à ce sujet. Il va s'acquérir le surnom de Martintin du Bao.

Le premier repas au stalovoïa nous refait voir la vie en rose. Non pas qu'il nous apporte rien autre que les éternelles kattelettes ; mais cent grammes de vodka réchauffent le cœur. Des camarades pilotes russes nous sont amenés par Goloubov. Nous voilà copains avec lui. En toute déférence. Quel homme ! Quand il frappe sur la table pour réclamer des alcools, la terre tremble aux alentours. Des alcools ! L'adjudant-tenancier nous laisse entendre qu'il a une réserve de vino.

- Apportez le vino

Nos invités y font honneur, sans cacher que ce genre de boisson avoisine pour eux l'eau pure. Les Russes ont la gorge en acier, le régime n'a pas changé cela. D'un bout à l'autre de la campagne, ils engloutiront sans ciller non seulement l'honnête vodka, mais le Zamagon, à 85°. Il faut cacher notre eau de Cologne, comme les infirmières garent l'alcool à 90. À mainte reprise, nous avons vu les mécaniciens se régaler avec le liquide des freins Messier, voire avec de la soude caustique. Quelques-uns en sont morts.

Goloubov convient que nul grand combat n'a pu avoir lieu cet hiver, dont la rigueur a été exceptionnelle. Mais, avec le ciel dégagé, va recommencer la Fiesta...

- L'offensive ! Ah ! Ah !

Il rit:

- ...Ne tardera pas.

Il pouffe :

- Les Boches vont déménager de Vitebsk.

- À toute Vitebsk ! fait Albert.

Goloubov manque de s'étrangler.

Dès le lendemain de notre arrivée, Pouyade fait part aux commandants d'escadrille, de sa décision d'établir un système d'alerte renforcée et de faire effectuer, chaque jour, à chaque patrouille une reconnaissance de secteur.

Bravo ! Une première mission de guerre ! Albert va nous faire sortir en deux fois, à six avions.

Je suis de la première. Notre secteur s'étend entre Vitebsk et Orcha. Nous l'aborderons vers 3.000 mètres, Fauroux marié à de la Poype, Bertrand à Marchi, etc. Grand silence. Ne pas donner l'éveil aux écouteurs boches, là-bas. Eux, sont dotés certainement de radio terrestre, de radar, de tout ce qui nous manque encore et qui, selon Moynet désabusé, est de rigueur à la R.A.F. Toutes antennes tendues, me demandant si je ne ferais pas bien de ramener déjà en avant ma gâchette de sécurité, je m'applique à suivre Albert.

Il vient de murmurer : - Attention !

Je croyais connaître mon Albert. Baste ! En ciel ennemi - et nous y sommes, bien que nous n'ayons été salués que par une Flak des plus timides - c'est un autre homme. Vous le verriez roulant la tête de droite et de gauche, à se dévisser le cou. Il en est comique au possible, d'un comique qui ne le fait pas moquer quand on songe que c'est ainsi qu'il est devenu l'as ces as, parce qu'en chasse, la surprise, c'est tout (ou la défense contre la surprise). Je me jure d'en prendre de la graine.

- Attention, les Rayaks !

(C'est notre surnom collectif, tiré de la base de Syrie où germa l'idée du Groupe).

- Virage à droite.

Au retour, je me permets enfin d'explorer le panorama, le temps de réfléchir qu'évidemment, il faudra inventer des repères, car la steppe est sans nul saillant, Dobrouvka spécialement embusquée. Tant pis ! Au cas d'infortune, j'aggricherai la voie ferrée et irai me poser à Smolensk.

Rentrés au camp, on interroge fiévreusement les autres escadrilles. Personne n'a rencontré personne.

- Pensez qu'on ne dérouille pas comme ça !

Dès le second jour, le système d'alerte renforcée entre en vigueur. Il faut qu'il y ait en permanence quatre avions moteurs chauds, les pilotes radiobranchés, harnachés, attachés, l'œil fixé sur l'emplacement d'où peut jaillir la fusée verte.

La corvée ne revient en principe qu'une fois sur quatre. Mais, dès une patrouille envolée, la suivante doit prendre sa place. On demeure parfois six heures, cuisant dans son jus sous le soleil - qui commence à taper dur - et parfois pas plus de dix minutes. À peine le temps de filer prendre un thé au stalavoïa ou, en cas d'averse, de s'abriter dans le Zimlenska du P.C. Le premier jour, on se tue d'attention ; le second, on s'intéresse au football des mécaniciens, avec la hantise, pourtant, de rater la fusée. Celle-ci part inopinément, sans bruit, comme pour nous narguer. On décolle, en sondant la nue, pour repérer F.I.-I90 ou M.-109. Le plus souvent, il s'agit de bombardiers imaginaires, ou qui volent à 10.000 mètres, inaccessibles à des Yak .

C'est le dimanche de la Pentecôte. Je viens de prendre l'alerte. Il fait un vent du diable. J'ai été un moment distrait par l'incendie qui, en moins de rien, a ravagé

trois isbas. Un dispositif, emmené par le patron en personne, et comprenant, entre autres, mon homonyme le lieutenant Sauvage, vient de partir en reconnaissance, quand des cris d'alarme se font entendre. Des bras levés. Un des taxis s'en revient, fumant à grandes bouffées. Lequel est-ce ? Le 14, le Père Magloire de Lefèvre. On sent qu'il voudrait atterrir. Mais il doit virer, pour se placer face au vent. Et celui-ci, qui le prend en écharpe, le transforme soudainement en torche. Lefèvre précipite sa descente, touche la piste, écrase son train, s'immobilise en moins de cent mètres. Je saute à terre. Nous courons à lui. Il sort, sans aide, de la cabine, arrache son blouson, prend à bras, pour les éteindre, ses bottes, sa culotte qui flambent.

- Bigre ! fait-il.

Il flageole. Il souffre

- J'ai cru que ça y était ! Cochonnerie ! Ma pression d'essence à zéro.

J'apprendrai, à la relève, que le Yak-6 a emmené à Moscou Lefèvre, accompagné du Toubib et d'une infirmière. Bien ! Il sera soigné dans un hôpital ad hoc. Il en a pour combien ? Quatre jours. Seule note pessimiste : le capitaine Delfino, qui a assisté à l'entortillage des bandelettes :

- Très touché ! Les cuisses. Pas bon !

Delfino, précisément, a le lendemain une curieuse aventure. Son dispositif voguait à 50 kilomètres des lignes, quand ils repèrent deux chasseurs qui foncent vivement vers l'Ouest... Tous les gaz ! Ils les rattrapent... pour s'apercevoir, à 300 mètres, qu'ils sont aux trousses de Yaks-9...

Au retour, Kounine, de son air tranquille :

- Probablement des Fritz qui volent sur Yaks. À chaque jour, son incident: `ces deux F.-W. qui

ont l'aplomb de venir survoler le terrain, à moins de 1.500 mètres. La fusée part bien trop tard.

Bobard qui circule : ces deux-là ne seraient autres que le père et le fils, une patrouille familiale célèbre appartenant à l'illustre escadrille des Mœlders (des meuchants) qui a remporté de mémorables succès dans ces parages.

Dans peu de jours, Miquel croira bien les rencontrer, et les tirera. Sa charge passera entre eux deux.

- Il a shooté le Saint-Esprit !

Ce qui inspire à Déchanet un dessin humoristique.

Muche (Bertrand), chef de dispositif, et Cuffaut se chamaillent dans le ciel. Nous les suivons, à la radio du camp, enfin installée :

- La Cuffe, ne trraîne pas comme ça! gronde Bertrand.

- Tu vas trop vite.

- Je vais t'attendrre !

- Tu ferais pas mal.

- On va t'en foutrre !

Quoi encore ? Iribarne qui se blesse en se posant, train rentré, trois cents mètres après la piste, Marchi qui perd sa formation et va se poser sur un terrain de Stormovitz.

Ah ! le 2 juin, la prouesse de de Seynes (et de Lebras). Naviguant au-dessus du no man's land (il fait encore nuit : trois heures) que, de façon humiliante pour nous, des nuées de Boches continuent de violer aux hautes altitudes, ils aperçoivent un ennemi.., en dessous d'eux. C'est du billard ! De fondre sur lui comme des vautours. Accueillis à coups de mitrailleuses, ils finissent par réaliser que ce Heinkel... et un Stormovitz. Au moment où ils vont lui faire passer leur carte avec Mille regrets, le mitrailleur russe ne juge son salut possible que par un saut en parachute !

Position d'alerte, tenue d'alerte ! Monotone ! Que racontaient-ils les Anciens ? On ne voit pas les Boches ! - Ils vont venir, ne vous bilez pas !

Albert a trouvé un mot pour stigmatiser gentiment les trop pressés, les trop ardents à en découdre, tels les frères Challes :

- Les anxieux !

Nous sommes désignés, lui et moi, pour notre première patrouille de chasse libre vers Vitebsk.

- Pas du joli boulot ! murmure-t-il. Au-dessus d'un guêpier pareil !

Il a plu, le matin. Le temps est clair, le ciel limpide.

- Colle-moi bien.

Nous montons à 3.000 mètres pour franchir les lignes. Je suis aux anges. Avec Albert ! L'espoir de rencontrer des Fokke. Lui, s'est bâté de replacer sa tête sur roulement à billes.

- Attention, Grand ! On y va.

C'est dire qu'on approche de Vitebsk. Je sens Albert si concentré que j'en suis impressionné à mort. Nous ne sommes que deux. Si, contre nous, fondait soudain une dizaine de ces gypaètes Boches ! La précarité de notre

sort, l'inutilité, ma foi, de notre mission, me sautent à l'esprit. Enfin ! Puisqu'il faut y être, on y est ! Nous voguons au-dessus du camp. Une minute... Encore une minute ! Mon soulagement d'entendre :

- Rentrons !

De retour à Dobrouvka, comme nous enlevons notre serre-tête :

- On a été vernis, vois-tu, me fait Albert. Mais il ne faudrait pas...

Sur quoi nous touche l'ordre... de remettre ça. Même de prolonger un peu.

Je ne cache pas que j'ai la tremblotte. Bien qu'Albert, par coquetterie, juge à propos de s'attarder au-dessus de Vitebsk plus que de raison, nous rentrons avec tous nos os. Je suis en nage, rompu. Je trébuche en mettant pied à terre.

Albert sifflote :

- Ces petits jeux-là !...

Il va rédiger un rapport. On renonce aux missions à deux.

Quoi encore ? Missions sur missions. Casse-pipes (Casaneuve) et Marchi s'égarent. Bertrand va se poser à Smolensk.

- Dis donc, pour un vieux de la vieille !

Première disparition de de Geoffre, qui nous met aux cent coups pendant vingt-quatre heures. Quand il rentre :

- Les enfants, ne vous en faites jamais pour moi !

Un événement : notre Polvoknik (Pouyade) est appelé sur le terrain d'Izoubri pour y rencontrer qui ?... Le Colonel (le fils) Staline !

Un autre : le 7 juin, vers 8 heures, Pistrak, de sa voix tranquille, annonce dans les cantonnements ;

- Les Américains sont à Caen.

Ah oui, le second front. Ça y est donc ! (En réalité, c'est le troisième). Enfin, ces Américains ! Mais nous avons tellement le sentiment que le nombril de la guerre est ici.

Ai-je dit que le capitaine Delfino, préoccupé de l'état de Lefèvre, était parti pour Moscou le 4 - avec Kounine et Igor !

Le 7, on apprend avec stupeur que toute une délégation (les Anciens, plus le lieutenant Sauvage) dois gagner, en Yak-6, Smolensk, d'où un D.C.-3 le transportera à Moscou pour assister à un service funèbre.

- Pour Foucaud, probablement.

La journée s'écoule dans le calme. Le soir, à 21 heures, on vient de prendre place pour le poker, quand Albert rentre, les traits brouillés :

- Nous avons enterré Lefèvre.

On est si saisi qu'on se lève. Lefèvre, notre aîné, mon moniteur ! Un des cinq survivants d'Orel. De la Poype ouvre la bouche sans qu'il en sorte un son. Personne n'interroge. Il faut qu'Albert aille raccrocher, sans un mot, sa moumoute. Il revient, et s'asseoit :

- Delfino l'a veillé, ses trois dernières nuits. Lefèvre ne s'est pas vu partir. Et, savez-vous, le toubib l'a dit, qu'il n'avait pas le cœfficient de brûlure mortel.

- Alors, quoi ?

- Ailleurs, il s'en tirait.

- Les chirurgiens...

Je vais pour poursuivre ma phrase. Déchanet me fait signe de la boucler.

Tout de même, Lefèvre après Foucaud !

Ici aussi, nous menons deux vies.

Dans l'intervalle des missions, ce sont de véritables vacances. Dans un pays agréable, à proximité d'un cours d'eau, la « petite Bérésina » (sans point commun avec la grande) dont le cours nonchalant, la fraîcheur sont d'invincibles attraits.

Les oisifs passent la journée sur ses bords, en slip, nageottant, faisant la planche, se laissant rôtir. Il est acquis que les beautés du Bao vont se baigner... au second tournant. La curiosité d'Adam ! Ça ne mènera personne à rien.

Alors, on en revient aux plaisirs aquatiques les plus innocents. Ceux d'entre nous qui savent nager (pas tous, ce qui rend furieux André !) rêvent d'un lit où on ne s'écorcherait pas les genoux contre les cailloux. Jacques accouche du projet d'un barrage d'où naîtrait une piscine. Son éloquence entraînera, pendant trois jours, quelques volontaires. Puis, une crue légère emportera ses espoirs à vau-l'eau.

Le poker a repris, avec fureur, à la péniche d'amour, vrai tripot où s'organise aussi une table de chemin de fer. Cela sans préjudice des soirées où alternent la danse et le flirt (sans plus) sur la place du village, aux accents de l'accordéon dont pianote un mécanicien. Et le père Chanet continue de pondre des dessins coloriés qui font le bonheur des foules (de Geoffre, en caleçon, ramenant un troupeau de victuailles vivantes). Et ces soirées artistiques où Laurent se taille - notamment un soir devant la Générale Zakharof - de beaux succès de chanteur de charme.

Nous étions en train, ce soir-là, de déblatérer, une fois de plus, contre la timidité des Fritz, quand Casaneuve, qui contemple la piste, s'écrie :

- Mais, regardez ! Regardez donc !

De la Poype :

- C'est un de la 4e.

- Le petit Challes qui nous dépucèle !

Challes vient d'achever un tonneau lent (pauvre Foucaud !), signe de victoire. On court à lui, qui atterrit. Très modeste :

- J'espère qu'il me sera homologué. Il est tombé dans nos lignes.

Toute son escadrille le congratule. Son frère, le capitaine, l'embrasse. Igor se prépare à filer en Jeep recueillir confirmation.

- Et le patron qui ne sait pas encore !

Pouyade s'amène justement. Il n'a pas sa tête ordinaire. Il hésite, puis fait un signe à Challes le capitaine. Challes junior est appelé à eux. Il bombe légèrement la poitrine. Puis, on le voit de loin se désarticuler, on dirait. Il recule d'un pas. Le Colonel le laisse. Le jeune Challes semble frappé de la foudre. L'aîné vient à pas lents vers nous :

- Un Yak ! Paraîtrait que c'est un Yak !

Vers le soir, le Colonel, encadré des Anciens, se rend au P.C. du 18e pour assister aux obsèques de l'as soviétique aux huit victoires, le lieutenant Archipov.

Le désespoir silencieux du jeune Challes. Ses yeux rouges. Personne ne lui souffle mot de son malheur. Le même soir, il revient trouver Pouyade, se propose comme volontaire poux n'importe quelle mission mortelle.

L'offensive ! Depuis le temps qu'on nous en rebat les oreilles ! Elle ne démarre pas ! Et si c'étaient les Boches qui prenaient l'initiative ? Il est vrai qu'ils doivent déjà avoir assez à faire avec le 2e front.

- Pensez-vous ! Les Américains vasouillent. Quand on pense qu'ils annonçaient Caen pris dès le premier jour !

Des missions. Uniquement de jour (alors que les Fritz multiplient leurs incursions nocturnes !) Ces missions consistent surtout à accompagner des P-2 qui vont prendre des photographies. Promenades dénuées de panache. Au cours de celles-ci, si rares sont les colonnes de chars, et de camions repérées par nous sur les routes, qu'on doute que les Russes non plus aient réuni l'énorme potentiel nécessaire.

- N'ayez pas peur, dit Albert. Ils connaissent la musique.

À quand ? Et comment s'apercevra-t-on que l'offensive ?...

- On ne s'entendra plus ici, dit de la Poype. T'auras plus d'oreilles.

Le 21, missions de protection de P-2 qui vont, les uns bombarder le terrain de Borissof, enfoncé loin dans les lignes, les autres transporter des manitous de l'infanterie en observation sur Vitebsk.

Le 23, les Russes paraissent gonflés. C'est le 3e anniversaire de l'entrée des Boches en U.R.S.S. Toute la journée, on sent que ça y est.

Vers quatre heures, le capitaine Profiteloux, de l'état-major du régiment nous réunit au Stalovoia dont le personnel est soigneusement éliminé. Il nous fait une conférence d'une heure, qu'on écoute avec componction.

L'offensive commence demain. C'est la plus grande date de la guerre. On est prêt. L'infanterie est à pied d'œuvre. Une concentration d'artillerie sans précédent dans l'histoire ! (Une précision : 200 bouches à feu au kilomètre carré nous laisse pantois, nous qui ne rencontrions jamais, autant dire, d'obusiers tractés).

Les Allemands s'attendent à quelque chose. Ils ont déjà retraité, par prudence. Yalta a été pris le 18. Il paraîtrait - c'est controuvé — qu'ils songent à évacuer Vitebsk.

Pour nous, notre rôle de chasseurs va être considérable. Ne pas se figurer que l'aviation hoche est à bout, ni sa Flak inexistante. Toutes deux se sont réservées. Nos missions seront meurtrières. Nous allons combattre aux côtés -du vaillant 18e Régiment de la Garde. Il va nous être demandé à tous un effort exceptionnel. L'offensive présente, lancée entre Vitebsk et Orcha, vise, derrière cette dernière ville, Minsk. C'est la route de Berlin.

On discute fiévreusement le coup, le soir, entre les passes de poker. D'autres se penchent avec acharnement sur les cartes distribuées l'autre soir, avec ce carroyage qu'il s'agit de se mettre en tête. On a dans la poche l'ordre du jour du général Krioukine, commandant la ire Armée aérienne. Vigoureux, direct, qu'aucun de nous ou presque ne tournerait en plaisanterie. Je dis presque, parce qu'Albert, qui s'emploie à le traduire à la prière de Muche, en émaille la lecture d'une série de Karracho à l'immanquable effet.

- Blaguez pas ça, fait de Seynes, en visite, un peu agacé.

En voici des fragments, que je recopie :

L'heure attendue a sonné... Ta famille pense à ton courage. Devant toi, s'étend le pays souillé par les bandits teutons. Il attend de toi de revivre... Regarde ce sol douloureux; regarde ta carte. Des centaines et des centaines de villages en sont rayés. C'est le Boche qui les a brûlés.

Fauroux :

- Si ça enfonce Gamelin !

On n'a pas pu s'empêcher de jouer fort tard au poker. À six heures du matin, nous sommes réveillés par une sorte de formidable roulement de tambour.

- Écoutez, font les Anciens. Ça s'appelle une préparation !

L'isba en tremble ; la mèche qui trempe dans l'huile, en son obus, fait des ressauts. La lampe-tempête s'éteint. - Et les bombardiers, pigez-vous ?

C'est Iribarne qui nous appelle au dehors, sous le ciel vrombissant de centaines de moteurs. Des Stormovitz, des P-2, d'autres modèles inconnus, qui s'en vont, en formation régulière ou dispersée, parfois loin derrière les lignes, précipiter leur chargement, puis qui reparaissent, éparpillés, regagnant des bases divergentes, et repassent en ordre, à l'assaut du front.

- Qu'est-ce qu'ils prennent, les Boches !

Enflammés d'émulation, notre cour bat la charge. Nous avons hâte de nous mêler à cette frénésie de destruction. Le temps qui s'était annoncé exquis, mœlleux, se gâte bientôt. Est-ce le fait de la canonnade ? À huit heures, l'artillerie cesse brusquement son concert.

Albert en est stupéfait :

- D'ordinaire, ça dure trente heures.

Léger trouble. Y aurait-il remise ? Épuisement des munitions ? Quelque pépin ? Heureusement, le grondement des Stormowitz poursuit son intraitable va-et-vient dans le ciel qui se cuivre et laisse filtrer une averse.

C'est vers une heure qu'Albert revient, sémillant, de l'état-major du régiment :

- Les potes, mission de protection des bombardiers qui attaquent la gare de Bogouchevskœ.

(Entre Vitebsk et Orcha).

- C'est la une qui a l'honneur. Le Colonel nous emmène. Faletans aussi vient avec nous.

Quinze minutes avant l'heure H, me voilà attaché dans mon poste de pilotage. J'avoue ne pas mettre mes bretelles, de façon à conserver toute facilité de me retourner. Mon serre-tête, où se fixent mes lunettes (précaution contre le feu), l'écouteur, le laryngophone:.., le parachute de sept kilos, qui pèse tout de même aux épaules (que de fois j'ai mentalement arraché tout, et sauté !) Mon battle-dress. Paré, Léger, Oui, ça va. Les moteurs chauds. La fusée va nous libérer d'un coup. Je fais partie du dispositif de droite, avec Albert, Fauroux, de la Poype. Muche emmène celui de gauche, avec pour second Cuffaut. Et le Colonel en pointe.

Je crains que nous ne manquions les P-2 que nous sommes chargés de protéger. Mais, à l'heure fixée, leur formation - trois par trois - apparaît au-dessus du terrain dont elle fait largement le tour. Décollage. Nous la rattrapons et l'encadrons avant le front.

C'est le premier jour où nous avons affaire à une véritable Flak. C'est. quelque chose ! Encore n'est-ce pas tant à nous qu'elle s'attaque, mais aux P-2 que nous surplombons de droite et de gauche en un mouvement d'éventail. À 2.000 mètres, ils progressent parmi un semis d'obus Incandescents. L'un des bombardiers explose sans que ses voisins s'en affectent. Deux parachutistes s'en détachent, dont l'un se volatilise en route. Ça peut nous arriver tout à l'heure. (Et des Français ! On dit que nous serions fusillés immédiatement).

La zone périlleuse est franchie. Une plus périlleuse lui succède, car voici le moment où les F.W. peuvent fondre sur nous. Je m'écarquilles les prunelles; je me dévisse le cou, à l'instar d'Albert. Rien que de rapides coups d'œil au sol où s'étale un spectacle de géhenne. Tout brûle. Le paysage familier est entièrement méconnaissable, disparaissant aux trois-quarts sous des exhalaisons de volcan.

Très vite, nous approchons du but. À mesure, nous voilà noyés dans l'avalanche des bombardiers qui convergent, de tous les azimuts, dans un pêle-mêle ahurissant, n'ayant nullement l'air de respecter notre dispositif, qui s'avance, lui, en bon ordre. Des P-2, des Stormovitz en retour, des Yaks, des La-S en pagaye qui nous frôlent. Si vite qu'au fond, ce pourraient être des Messerchmidt, je n'y verrais que du feu !

Enfin, c'est fait. En quelques secondes, au-dessus de la gare désignée, nos P-2 ont déversé leurs bombes lourdes, dont on se préoccupe peu de suivre la trajectoire oblique. Retour sans péripéties, si ce n'est cette sacrée Flak que je sens que je n'affronterai jamais sans un frémissement des vertèbres.

Atterrissage. On est fourbus. Pour si peu ! Contents de notre vol, on est cependant désespérés de n'avoir pas rencontré les Fokke. Le 18e régiment n'a pas été plus heureux que nous.

- Patience, nous ressasse Albert. Souvent, leur chasse ne montre pas son nez en un premier jour d'offensive.

Mais il y en aura pour tout le monde.

Le soir, on apprend, au Stalovoia, que les chars et l'infanterie russes ont littéralement défoncé les positions ennemies. On parle d'une avance de 20, de 30 kilomètres.

Le 24, mauvais temps. C'est au tour de la 3e escadrille, sous le commandement de Delfino, d'accompagner des P-2 vers ce même objectif de Bogouchevskœ. Mais la mission se transformera en mission de reconnaissance, Bogouchevskœ étant occupé par les Soviétiques dès midi.

Même genre de missions, le 25. Vitebsk en flammes. La fumée s'élève à 2.000 mètres. Le soir, nous nous faisons tirer l'oreille pour lâcher notre partie de poker et venir assister, au terrain, à une représentation artistique. En pleine offensive, le Commandement juge à propos de faire donner à fond le théâtre aux armées. De fait, ça emballe les Russes. Et nous finissons, nous aussi, par applaudir follement. Poker jusqu'à minuit. Saint-Marteaux perd ce qu'il veut.

Une bonne recrue pour la deux, le lieutenant Jeannel, un ex-grand blessé (colonne vertébrale), que nous envoie Moscou.

Le 26, grand jour. Le ciel reste couvert jusqu'au milieu de la journée. Trois missions de protection (je suis de l'une) se passent sans coup férir. L'appréhension de la Flak a diminué, du fait que celle-ci est devenue quasi-inexistante.

Hélas, je ne vais pas encore être des grandes bagarres de l'après-midi.

Le premier bruit nous en arrive, au camp, par la radio. Deux des nôtres, vers 16 heures 30, auraient abattu deux Messer. On bondit de joie. Je suis partagé entre le bonheur des camarades et le déchirement d'avoir manqué un honneur tant ambitionné. Suivent des précisions : ce serait Challes, ce serait le capitaine Challes ! Le voilà, et, derrière lui, Castin. À cinquante mètres au-dessus de la piste, son impeccable tonneau lent. Ça y est donc ! On est ivres ! La première victoire de l'année. On est désenvoûté ! Et, quelques secondes plus tard, Castin, à son tour... Deux victoires ! Ils se posent, courent sur la bande. On vole vers eux. Se débarrassant de son attirail, le capitaine Challes nous calme. Il cherche l'aspirant, son frère. En mission ! Personne ne commente. Mais tout le monde est rudement content, après le drame Archipoff, que ce soit un Challes qui procure ce succès au régiment.

Grand jour, je l'ai dit. Les Fokke Wulf se sont décidés à sortir. Sera-ce aussi grand jour pour nous ? C'est possible. Arrive, au soir, l'ordre d'une mission où tout le groupe va être embarqué. Elle s'achèvera dans la nuit. Mission audacieuse. Simplement une couverture sur Borissov ! Étudiant nos carroyages, nous constatons que Borissov se situe dans le' carré le plus éloigné. C'est, à 200 bons kilomètres, un terrain boche sur la rive droite de la grande Bérésina. Un fort dispositif s'en va, comprenant de la une et de la deux, Pouyade en tête. Notre rôle est, précédant d'un quart d'heure les bombardiers, de nettoyer à l'avance le secteur, autrement dit d'empêcher la chasse du terrain de prendre l'air.

200 kilomètres, c'est une trotte ! Et songez que nous n'avons qu'une heure et demie d'essence, au plus. Jamais encore je ne nie suis aventuré si loin en pays ennemi. Que fait cette sacrée chasse boche ? Elle s'est manifestée tout à l'heure. Peut-être est-elle en train de décoller ? Allons-nous la rencontrer tournoyante au-dessus de nos têtes ? Mais non. Pas d'histoire poux nous. Vingt minutes sur Borissov, où les Stormovitz font leur travail. Demi-tour. Notre seule inquuittude : Muche, disparu au passage des lignes. (Il a eu des ennuis mécaniques, et se raccrochera, au passage, au deuxième dispositif).

Celui-ci... Déjà, pendant que nous revenons, nos écouteurs nous apprennent qu'il est sérieusement accroché. Les chançards ! Dire que le manque d'essence nous interdit de retourner les appuyer ! Au terrain, on se précipite à la voiture-radio. Ils sont en pleine bagarre ! Ça ne va pas mal. Des victoires. Mais, en revoilà un déjà. Lequel ? Lernare. Il a l'air... Il atterrit, désentoilé, sa commande de direction enlevée par une rafale. Tout pâle. Ils ont été surpris, Gaston et lui, par les Fokke. Le Yak de Gaston a explosé. Pauvre gars ! Un tout jeune, un tout fou, une des dernières recrues de Toula. Albert me regarde. C'était un de ceux...

La nuit tombe. En voici d'autres, d'autres ! Des tonneaux lents, des tonneaux lents. Moynet, s'essuyant le front, et Taburet nous racontent être tombés sur les agresseurs de Lemare-Gaston. Surpris à leur tour. Abattus. Je compte tout bas : ça fait quatre victoires. Ce n'est pas tout. Ce moteur qui bourdonne dans les ténèbres... L'aspirant Challes. Un tonneau lent ! Revanche de l'affaire Archipof. On voudrait le serrer dans ses bras. Mais son équipier Miquel ? Un jeune aussi, petit, fonceur, un cran du diable, si bon tireur ! Lui, on n'a pas de certitude... (Il reparaîtra après trois jours).

Décidément, la journée se fait de plus en plus brillante. Au-dessus de la piste qu'éclaire un balisage de fortune, encore un tonneau lent, un second... Mais ce sont des gars de la une ! Mais oui, Iribarne et Casaneuve, partis avec Delfino. Je félicite ce vieux Casse-pipes :

- Hein, tu soutenais n'avoir pas de veine !

- On a la veine aujourd'hui...

Égoïsme du triomphe ! Nous sommes tout au transport de nos 73 missions, de nos 7 victoires. Risso, lui, revient d'un vol avec le général Zakhare au-dessus de Vitebsk. Il y a vu des centaines de tanks détruits, de cadavres flottant dans la Dvina.

Les Russes sont plus sévères que personne pour l'homologation des victoires. Il leur faut des rapports, des témoins dont les attestations concordent, des recoupements, et, le plus souvent, que la carcasse de l'avion soit retrouvée. Or, dès le lendemain, nos sept victoires nous sont comptées.

L'offensive progresse à merveille. Un pilote de P-2 nous fait comme toucher du doigt, sur la carte, son développement. Non seulement Orcha est pris. mais Moghilef. La biffe est à 50 kilomètres à l'Est de la Bérésina.

- Dans l'autre guerre, observe de Pange, l'infanterie n'arrivait pas à suivre les chars. Dans celle-ci, c'est l'aviation qui ne tient plus l'infanterie.

C'est juste ! Allez donc rayonner à plus de 200 kilomètres - l'avance approximative en 5 jours !

Echanges d'idées entre ex-Cyrards :

- Comment t'expliques-tu une telle percée ?

- Les Russes sont des malins. Cette façon de s'être contentés d'une préparation de deux heures ! Les Fritz étaient dans leurs trous, barricadés pour plus d'un jour - le temps des préparations précédentes. Les chars leur sont tombés sur le râble avant qu'ils aient pu se rendre compte.

On tombe d'accord que le chef-d'œuvre de la stratégie soviétique a été de mettre en place, sans donner l'éveil, ce dispositif écrasant. Tout, ou à peu près, s'est fait de nuit. On ne voyait rien sur les routes (deux seulement pour tout notre secteur). Quel miracle a constitué cette architecture horizontale, chaque division, chaque régiment, chaque bataillon à son poste ! Immobiles, tapis, résolus. Ensuite, ce mascaret de gaillards accrochés aux chars, marchant, courant, un bouclier en main (paraît-il), ne connaissant que la ligne droite. Avançant sur tous terrains, sans boire, sans manger, s'il le fallait.

- Et nous autres, l'aviation, dis donc !

- Oui, on a fait du bon boulot.

Que vient justement consacrer un nouvel ordre du jour, signé, cette fois, de Staline lui-même. (Ça nous fait un petit quelque chose d'être distingués par le père des peuples). Ce bulletin fait mention des pilotes du général Zakhorof. Nous sommes fiers d'en être. Celui-ci, ce merveilleux colosse, quel chef ! Qui comprend tout, qui veille à tout ! Qui ne nous fait jamais attendre une homologation ! (Miguel le rescapé vient d'obtenir aussi la sienne. Nous avions, je l'avoue, à peine cru à sou récit romanesque, quand il avait reparu, radio et parachute sous le bras).

C'est ce même 28 juin que Goloubov...

Vous vous rappelez cet autre géant, le Colonel du 18e, fêté par nos Anciens dès leur arrivée au camp. On apprend soudain que son avion en flammes a reparu au-dessus de la piste. Il n'avait plus le temps de faire un atterrissage correct. Il n'hésite pas, saute directo... Il a raison, car son Yak, en percutant, se transforme en torche. Lui-même...Est-il tué sur le coup ? Il ne bouge pas. Mais il respire ! Gravement brûlé à la face. Et son blouson... Il faut le dévêtir. Ce n'est que quand on lui enlève ses bottes qu'il revient à lui.

- L'accident de ce pauvre Lefèvre ! murmure-t-il.

À l'infirmerie. Vers 4 heures, quand le Douglas vient le chercher pour l'emmener à Moscou, Goloubov, sur son brancard, exige de passer devant son régiment - auquel le nôtre est joint. Il se redresse, malgré ses fractures, le coude sur l'oreiller, et retrouve son creux de commandement pour lancer qu'il regrette de quitter son cher 18e au moment du coup décisif, qu'il reviendra pour la victoire...

- C'est des gars ! conclut Albert.

C'est ce jour-là aussi (nous ne chômons pas !) que nous décollons pour un nouveau raid vers Borussov. Délivrés do la mission en chemin, on se paye un retour en rase-mottes. Parmi les colonnes de vapeurs qu'exhale la terre brûlée, nous nous faisons enfin une idée des dégâts : tanks éventrés, voitures fracassées, cadavres ballonnés en dérive sur la Dvina (Risso n'avait pas exagéré), fermes et habitations incendiées... Ce n'est pas mal ! Et ces Soviétiques qui achèvent en conscience de raser leur malheureux territoire.

Je parle de Borissov. Vous vous rappelez notre première expédition ? C'était au diable vauvert ; on craignait la panne d'essence.

- Dis donc, Grand, on est désignés - nous deux seuls, oui - pour accompagner le général à Borussov.

- Encore

- Mais, cette fois, sur le terrain. Paraît que la biffe vient de s'en emparer.

Mission de confiance, s'il en est une, où nous voguons de conserve, Albert et moi, escortant Zakharof, dans son La-5. Ma première vision d'un camp juste abandonné par l'ennemi. Je ne suis pas encore blasé sur le spectacle de ces F.W. qui continuent de brûler au sol, de ces cadavres

boches (ou blessés, qui respirent pas pour longtemps), massacrés à leur poste (bureaux, cabines, etc.) par les bombes ou le revolver. Il y a exactement une heure que le terrain est pris. Il n'est occupé encore que par une pointe d'avant-garde, une centaine de fantassins, que le général félicite. Le capitaine qui les commande me prend à part. Je réalise qu'il craint que l'ennemi ne revienne en force ; il estimerait - avec respect - que la place d'un général n'est pas là.

Imaginatif, j'entrevois ce retournement de situation. Nous n'avons que des pistolets. Le plus simple serait de remonter en Yak... Le dire à Zakharof ? Mais celui-ci circule, examine, conseille, dirige avec tant de flegme qu'on n'ose pas se montrer à lui d'une humanité inférieure.

Nous restons là peut-être trois-quarts d'heure.

C'est le lendemain. Nous sommes désignés - toute la une - pour une mission à 60 kilomètres au-delà de Minsk, aux confins de l'ancienne Pologne. Toujours accompagnement de P-2.

Au retour, soudain, la voix d'Albert :

- Attention les Rayaks. Un DO-17 à gauche.

- Trrop loin, gronde une voix bourguignonne. Impossible de le rrattrrapper...

- Tu vas voir ça.

En rien de temps, nous sommes en échelon refusé. Et de foncer. Le DO est frit d'avance. Quels vœux pour être en position de shooter ! Je vois d'avance cette grosse carcasse sur le point de mon collimateur.

Albert, de nouveau :

- Les Rayaks, économisez vos munitions.

On dirait que son ton est sarcastique.

Mais je suis tellement dans le feu de la poursuite que je ne comprends pas l'avertissement. Progressivement, j'ai gagné, je me trouve derrière Albert, en piqué léger. Il

me semble qu'il dévie légèrement de la position favorable.

Est-ce pour me laisser la gloire ? Ce serait trop chic A cet instant, je m'aperçois que, comme un enfant de chœur, j'ai oublié de ramener en avant ma gâchette de sécurité. Je le fais, d'un mouvement si nerveux que je touche un bouton de tir et que mon 37 vomit une rafale... Je suis secoué ; je m'en veux d'avoir tiré au hasard. Le DO a fait une queue de poisson. J'ai raté ma chance. A un autre ! Quand mes yeux se dilatent : le DO... n'est qu'un P-2, un de ces P-2 amis dont nous sommes les chiens de berger

Si je me fais petit ! Si je souhaite que ma gaffe !... Si mes excuses muettes montent vers le bombardier qui, effrayé, s'est réfugié dans les nuages !

Au débarquer, Albert :

- Est-ce qu'il n'y a pas un cosaque qui a tiré ? Silence général. De la Poype, avec aménité :

- Ce ne serait pas Saussage, par hasard ?

Muche :

- J'ai vu passer une volée de pruneaux.

Moi, détaché :

— Vous charriez.

A ne pas approfondir.

Et voilà. On ne peut pas dire que la grande offensive est cuite. Loin de là ! Elle s'étend encore, les vrais barrages forcés. Minsk est enlevé, l'avance menace déjà Vilno - qui sera pris le 8 juillet. Mais, justement, c'est trop beau. Trop beau parce que nous sommes semés, de Pange disait vrai.

Il est bien question de nous rapprocher du front, de nous fourrer à Borissov, ou encore à Dokoudovo, où, même, de Pange et Pistrak emmènent de nombreux mécaniciens, et nos affaires personnelles. En recherchant infructueusement l'avion de Gaston, ils se font coincer par une patrouille terrestre qui leur demande leurs papiers. De Pange répond négligemment, et donne un petit coup de moteur. Un canon de pistolet immédiatement sur la tempe, il doit couper. Et n'y... coupe pas d'une heure de vérification.

Faletans est parti en Yak-7 pour reprendre son propre Yak-9 à ce terrain de Borissov où il est question, maintenant, d'émigrer.

L'ayant recouvré, il décolle... Et il ne reparaît pas à Dobrouvka.

On ne se frappe pas, pendant deux jours. Plusieurs des nôtres nous ont rompus à ce genre d'incartade, n'est-ce pas, le Baron ? Après trois jours, on s'alarme. Après quatre, c'est triste, on le brade. Brader un disparu, hélas, c'est se partager - et que faire d'autre ? - ceux de ses objets personnels, cigarettes, parfums, cartes à jouer, etc., qui n'ont pas de valeur pour les siens. (Telle est notre misère matérielle, que ceux-ci ne nous en tiendront pas rigueur.)

- Brader, ça fait revenir, dit Risso. Et allons-y !

Mais Faletans ne reviendra pas. Une fin discrète, comme l'était ce compagnon affable et disert, de l'escadrille des ci-devant. Ça passe trop vite, une offensive ! On se désintéresse de celle-ci qui poursuit cependant son cours, en vertu de la vitesse acquise. (Mais les Russes veulent bien admettre qu'elle n'ira pas... jusqu'à Berlin). Les deux routes de notre secteur débordent d'un fouillis incroyable de prisonniers, têtes basses, suant, les souliers éculés. Tous les prisonniers se ressemblent.

- Quantum mutati ! fait Taburet, qui n'oublie pas son latin.

Les Soviétiques entendent profiter des trophées, qu'ils embarquent en conscience dans des véhicules spéciaux. Sur le terrain de Lida - que nous occuperons, c'est possible - un stock de cognac retient certains de nos camarades qui y ont accompagné des Soviétiques.

Le général Zakharof les visite :

- Ne serait-il pas empoisonné ?

- Nous, on n'en sait rien, fait de Geoffre. Mais il y a huit jours qu'on en boit.

Nous revoilà bien loin de la guerre. Presque aussi loin qu'à Toula, en dépit de quelques missions qui ne sont guère que de figuration. Que f..-nous ? Pourquoi ne pas nous utiliser ? Secrets de l'État-Major russe.

J'ai dit plus haut les débuts de nos honnêtes divertissements. Ceux-ci n'ont jamais cessé, même au cœur de l'offensive. Souvenez-vous que, la plupart des soirs, il y a eu, au Stalovoia (le 18e étant souvent invité), façon de banquet, avec vodka, chants et danses, chœurs d'ensemble (Tatiana !), exhibitions individuelles où Carbon se distingue. (Et le patron, quand on obtient qu'il pousse la Tonkinoise !)

Tel jour, le cuisinier a fabriqué un énorme biscuit de Savoie en l'honneur de nos vainqueurs. Tel autre, les toasts, au vin rouge, se succèdent, à n'en plus finir, et, ce soir-là, les enchères au poker montent abusivement.

Maintenant, sauf le temps réservé à l'entraînement des jeunes pilotes (Bagnères s'y rend religieusement), l'existence aquatique a repris aux bords de la Bérésina. Toujours des bains, toujours la recherche - sans conviction - des nymphes du Bao.

À propos de bains... Il existe, à Dobrouvka, comme presque partout en Russie, une sorte de hammam où, théoriquement, chaque habitant passe, chaque semaine, au décrassoir. On décide de s'y rendre, pour voir, curieux, ces fourneaux en terre cuite, ces bacs d'eau chaude et d'eau froide, ces bains de pied dont on nous a parlé.

Durant que nous nous dévêtons, des voix piaillantes se font entendre de l'autre côté d'une porte. Celle-ci s'entrouvre. Amarger se trouve projeté aux côtés de ces demoiselles du Bao. Il s'y trouve bien. Nous l'y rejoignons, à l'exception du pudique de la Poype. Nul incident, sauf qu'une dentiste revêche fera du foin. Elle adresse, le lendemain, -un rapport à Zakharof, qui le déchire, avec un rire homérique.

La vertu pèse à certains. Martintin, qui a déniché le filon, est envié, mais garde le secret de ses succès - dus peut-être à ce qu'il coopère aux épluches. Maurice a pris son parti d'une colossale boulangère (Cuffaut l'en moque), le Baron oublie d'autres amours aux bras d'une betteravière. On dit aussi qu'à une petite lieue en amont, Constantin (Feldzer) et le père du Régiment ont découvert un hôpital, asile de gentes infirmières... Le moins heureux, c'est que ledit hôpital jette ses détritus de toutes sortes dans la rivière où nous baguenaudons.

Je feuillette mon calepin. Iger, Querné et Miquel sont partis depuis deux jours, en Jeep, pour aller remettre en état les tombes de quelques-uns de nos Anciens abattus, l'an dernier, vers Smolensk : Léon, Balcon, Denis, Barbier. Ce ne sont pas les plus célèbres. Mais leur sacrifice fut total. Les camarades reviennent, ayant bouclé un circuit de 600 kilomètres, ayant couru mille aventures et s'étant pieusement acquitté de leur tâche.

On est le 11 juillet. Le 13, il est décidé que notre départ aura décidément lieu le lendemain. Non pour Lida, comme on pensait. Ni pour Dokoudovo (où nos affaires nous ont attendus huit jours). Pour Mikoumtami, à mi-chemin. Grimace : ce n'est nullement le front, qui, lui, prend le mors-aux-dents. Ce qui console, c'est qu'on touchera des Yak-3, merveilles des merveilles.

Pourquoi ne fêterions-nous pas, fût-ce avec 24 heures d'avance, notre propre jour national ? Banquet d'adieu, d'abord conçu pour avoir lieu en plein air. Mais éclate un gros orage, qui nous force à nous réfugier dans le stalovoia, où l'on étouffe. Zakouskis pour commencer, au dessert bonbons, gâteaux, dragées, vodka, vino. Les dégagements sont nombreux. Le patron y va de sa Tonkinoise, le commandant Delfini, jusque-là hors course, nous sort le Métinge du Métropolitain. Je donne en première audition un sketch sur une sortie de la patrouille Cuffaut-Amarger - qui, je l'espère, prennent ça bien !

Le mauvais temps fait ajourner notre transfert au sur-lendemain.

15 juillet. La une décolle exactement à 15 heures. Notre bond va nous conduire à quelque 400 kilomètres, au delà de ce qui fut la frontière de cette infortunée Lithuanie.

Terminaison de la steppe russe, accueillie par un soupir de soulagement. Je me demandais l'origine de cette nostalgie que dégageait la contrée. C'était l'absence de pierres. Pas un traître caillou sur ces landes de millions de verstes carrées ! La Biélo-Russie, pays sans pierres ! Or, qui dit pierres dit constructions solides, voires artistiques, dit routes, dit prolifération des apports de la civilisation. Au lieu que les toits de chaume signifient (j'exagère à peine) misère et obscurantisme.

Joie de revoir se profiler des maisons comme chez nous, des églises en briques rouges, tranchant sur de reposantes prairies...

Partie en tête, la une atterrit sur une modeste piste gazonnée qui nous change des aménagements modèles de Dobrouvska. La deux suit, à vingt minutes. Elle est incomplète. Le lieutenant de Seynes a eu un petit malheur au départ. Fuite d'essence, déclare son commandant, Mourier. Il est retourné se poser ; avec son équipier Lebras.

On attend la trois et la quatre. Elles tardent. Le délai s'accuse. Plus d'une heure s'est écoulée, mauvais signe. Pouyade a parlé, à plusieurs reprises, de renvoyer quelqu'un aux nouvelles. (Le téléphone ne fonctionne pas encore).

Enfin, les voilà ! Jamais nous n'avons pressenti si clairement une affreuse nouvelle.

C'est Moynet, descendu le plus près de notre groupe, qui s'avance :

- Mon Colonel, le pauvre de Seynes...

D'autres témoins. Entourés, chavirés, questionnés.

Peu après le départ de la deux, ils ont vu reparaître un Yak fumant tragiquement, déjà bordé de flammes courtes. C'est de Seynes. Un pressentiment : le souvenir de Lefèvre et de Goloubov. Il se présente par deux fois pour se poser. On sent qu'il n'est plus complètement maître de son appareil (probablement intoxiqué par les vapeurs d'essence). Il remonte, en fusée. Il ne lui reste qu'à sauter en parachute. Il en a l'espace : 500 mètres. Après ce retournement, on s'y attend. Non ; il déclenche, se laisse aller... L'avion tombe comme pierre, et percute.

Maladresse ? Malchance ? D'une voix, tous nous clament leur certitude qu'ils ont assisté à un geste ... Geste de chevalier de légende.

- Le philosophe était avec lui.

- Dans le coffre.

- Pas voulu le sacrifier.

- Préféré mourir avec lui.

Connaissant de Seynes, il n'y a pas de doute que c'est la version qui s'impose. J'ai dit cette facilité (!) qu'offre le Yak-9, muni d'un simple canon de 20 mm., d'emmener le mécanicien dans k coffre. Mais le malheureux y est bloqué. C'est ce qui a dû s'inscrire en de Seynes, de façon fulgurante, à l'instant où il se débattait contre l'appareil en perdition. Son Biélozoub ! Le philosophe ! Son ami mécanicien ! Il a eu quelque chose du réflexe de capitaine de navire.

Cette arrivée, Mikountani nous en deviennent funèbres. La perte peut-être la plus sensible. De Seynes, au début un peu réservé, bientôt apprivoisé, si net, si courtois ! D'une grande famille, qui l'adorait. Beaugnies de Saint-Marceaux pleure sans fard.

II

MIKOUMTANI


15 Juillet 44

Mikoumtani évoque pour nous bonne chère et logement détestable. Nous n'avons pas de lit, c'est un fait ; nous couchons à même le sol, dans une espèce d'étable - baptisée parc de couchage - remplie de paille qui attire poux, punaises, une infinité de bestioles. On finit par se réfugier en plein air, dans des prairies où l'aube nous fait grelotter.

Le Bao connaît mal son affaire. C'est un scandale ! Songez que nous sommes hébergés dans une vaste ferme, partie d'une grande propriété. Un décor à la française, avec, au centre de la cour, une pompe à margelle en grès (ce qui ferait ouvrir les yeux ronds aux naturels de Doubrovka). De légers vallonnements alentour, frais, tapissés de fleurs des champs. Un coin de Normandie.

Les habitants polonais nous ont accueillis cordialement. La traditionnelle amitié de la Pologne pour la France ? C'est possible. Ils ont déjà apprécié les Soviétiques ! Ils redoutent la conclusion de la guerre. Ils entament des conversations, en un volapuk où se mêlent russe, polonais, allemand.

- Aurons-nous les kholkoze ?

Cette pensée d'un groupement de domaines travaillant globalement pour l'Etat, astreint à telle production (réservée à la communauté) de lait, de blé, de bétail, etc., les hérisse positivement. (Où en sont-ils.aujourd'hui !)

Les femmes, dodues et rieuses, timorées (les maris sont là) entrent d'emblée dans la voie du troc.

Le rouble n'a pas encore de valeur officielle ici ; le mark allemand n'en a plus guère ; le zlosty est en train de perdre la sienne. Alors, quoi, l'échange des temps primitifs. Un marché quasi- régulier s'institue dans la cour fermière. Ces gens-là manquent de vêture, depuis des mois et des années qu'ils ont perdu le contact avec magasins et usines. Ils tiquent sur nos effets, que nous nous mettons à liquider avec une aimable désinvolture. Il fait chaud. La guerre sera terminée avant l'hiver ! Le trafic prend des proportions. Des barèmes quasi-réglementaires s'établissent : une chemise de type R.A.F. vaudra... huit poulets moyens. Adjugé ! Pour un chandail, deux litres de zamagaka (c'est le zamagon, mais plus parfumé en ce pays).

Chez certains de nous se révèlent de beaux tempéraments de marchands. Lorillon se signale. Muche (Bertrand) aussi se démène, et assaille la vendeuse de tant de jurons, de tant de roulements d'rr qu'il la réduit à merci.

Des vocations de maîtres-queue. Chaque escadrille manifeste ses Vatel, qui s'emploient aux omelettes aux myrtilles, précédant les cochonnets à la broche. Les canards, les oies, les pintades défilent à notre ordinaire. Le père Chanet conserve la graisse d'oie en vue des tartines grillées. Jeannel, André, Saint-Marteaux déploient des talents insoupçonnés.

Régime de chats fourrés, dont on se lasse bientôt.

Kounine entreprend de mettre sur pied une série de conférences : Des Origines des Révolutions à la présente Révolution. On y vient la première fois, comme en service commandé. On bâille discrètement ; personne ne prend de notes ; seul, Cuffaut va complimenter le conférencier, d'un air entendu.

Albert interroge Pouyade :

- Faudra-t-il y revenir, mon Colonel ?

- Hum ! On m'y verra de temps en temps.

Kounine ne garde guère comme auditeurs, que trois interprètes qualifiés, qui nous ont suivis, en Douglas, depuis les derniers jours de Doubro v ka. Un ménage, un vrai ménage (a-t-on idée !), plus peut-être... le troisième. Des bougres d'ex-étudiants, qui ont étudié à fond notre langue dans les livres et la parlent... comme Bossuet :

- J'attendais depuis une heure, Monsieur Muche, que vous arrivassiez.

- Je m'enfourrnais un de ces frrometons !

- Excusez-moi, Monsieur Muche, vous seriez extrêmement aimable de me dire si ce mot de frrometon figure dans le dictionnaire de l'Académie ou s'il fait partie de l'argot que les soldats s'autorisent au camp.

- Les pilotes s'autorrisent tout. Même les sobrriquets. Tenez, votre mari, Madame, nous le baptisons Saute-aux-Prrunes !

Ces fantoches disparaîtront, un jour, comme ils sont venus.

Le terrain n'a pas reçu d'essence - ou si peu que peu. On répète bien que nous serons bientôt dotés des fameux Yak-3. En attendant, nos Yak-9 s'ennuient autant que nous. Aucune mission. La paix des campagnes. Kounine, pour nous regonfler, nous entretient d'une nouvelle offensive qui se préparerait sur le Niémen ; elle viserait la Prusse Orientale ; elle serait définitive ... Nous sommes incrédules. Pas un coup de canon.

De petits faits : l'adoption, par la 2e escadrille... d'un bébé cigogne prématurément lâché dans le monde par sa mère. (Nous pouvons revendiquer aussi celle de Raya, une seconde chienne, un peu moins ahurie que Zouzoute, favorite de Risso, et dont le ventre s'arrondit). Un. nouveau U-2 entre en fonction. Le premier avait achevé sa carrière à Doubrovka. De Pange est enthousiasmé de son taxi neuf.

Une attention où se reconnaît l'élégance de Zakharof : nous sommes invités à faire, par escadrilles, la visite de Vilno.

Cette capitale - sur la Vilna - ressemble à une de nos villes de l'Est, Bar-le-Duc plutôt que Nancy, bien qu'elle comptât, avant la guerre, quelques 200.000 habitants.

Agrément de jouer au touriste, même dans un car sans vitres, sur lequel le soleil frappe, puis la pluie, et qui vous rompt le bas du dos. Plus de deux heures pour moins de dix lieues. Deux détournements déconcertants, à cause de ponts qui ont sauté. Les habitations, sur notre route, possèdent presque toutes des bastions, à l'aide desquels les Fritz se protégeaient contre les partisans.

Vilno est aux trois-quarts détruit, encore que bon nombre de rues fassent illusion, avec des façades intactes. Quelques monuments : l'église Sainte-Anne, ahurissante avec son gothique en briques, la place Napoléon, qu'illustre, épargnée, la maison où l'Empereur a vécu quinze jours, il y a une pièce de cent trente-deux ans, à peu près à cette saison.

Verdier appelle notre attention sur ce fait que les

campagnes du Groupe suivent les traces de la Grande Armée : Polotmany, Zavod, Smolensk, cela c'était l'été dernier ; la Bérésina hier ; demain le Niémen.

Certains seraient encore plus intéressés par les Lithuaniennes. Ce sont des femmes et filles agréables, pimpantes, habillées ma foi à la parisienne, et que notre venue émoustille. Après le léger repas, que nous prenons dans le seul restaurant ouvert et où nous faisons la connaissance d'un personnage important, voire un peu encombrant, qui n'est autre que le Lithuanien-correspondant (collaborateur !) de Moscou - qui parle français et a vécu en Belgique et à Marseille - comme il serait tentant de se laisser inviter à prendre le thé !

Pas le temps, hélas, d'autant que Kounine tient absolument à nous faire visiter encore des Places pleines de tanks fracassés. (Rien à quoi on s'habitue plus vite). À peine si, d'une conversation avec une jolie Lithuanienne, le Baron - très Régence - et moi recueillons l'impression que, sous les sourires qu'elle arbore, cette population porte le deuil de sa patrie.

Et cette nouvelle offensive ? Pas inaugurée, c'était sûr. C'est ce qu'il appert d'un entretien que vient enfin d'avoir Albert avec Profiteloux (Profitagaz, comme il dit). Remarquer que notre état-major russe, cantonné avec nous, mangeant avec nous, ne partage pas pour autant. notre vie privée, mais s'est organisé un P.C. qui le maintient en liaison, par téléphone et par radio, avec nos supérieurs communs. C'est à lui que nous réclamons sans désemparer notre courrier (rien reçu depuis plus d'un mois) et des nouvelles de France, qu'il nous donne sans commentaires. (D'après eux les Américains s'enferrent dans le Calvados. Que pèse la prise de Cherbourg ! Ce second front !... Leur mine désabusée en dit long.)

24 juillet. Le 18e - qui réside dans le voisinage -invite quelques privilégiés à la fête qu'il donne à propos d'on ne sait quel anniversaire et de l'Ordre du Drapeau Rouge dont il vient d'être honoré. Le général Zakharof est là. Sa seule présence raffermit les humeurs défaillantes. Mention enflammée est faite par lui des 10.300 missions de guerre du 18e, de ses 370 victoires. Toasts de plus en plus vibrants (jusqu'à rouler sous la table). Pouyade profite de l'occasion pour rappeler aux camarades que, dates considérées, Normandie est jusqu'à présent, pour le nombre des victoires, le second régiment du front Est.

De nombreux Allemands ne cessent d'être amenés au Bureau du Groupe, et surtout à celui du R-8 (d'Infanterie) stationné à 3 kilomètres. Le ravitaillement les appâte ; ils se laissent cueillir d'ordinaire avec une grande facilité, surtout depuis que le bruit se confirme chez eux que les Soviétiques ne fusillent pas les prisonniers. En tout cas, on 'déconseille aux amateurs d'idylles de trop s'égarer dans les bois feuillus d'alentour où foisonnent les déserteurs. (Mais allez retenir Maurice !)

Je revois cette sorte de clochard qui, vers 6 heures du soir, le 27, franchit l'entrée de notre ferme. Beaucoup somnolent ; on digère le festin de vingt-quatre couverts que nous a offert la deux pour l'anniversaire de Saint-Marceaux.

L'homme se promène, incertain. Des femmes du Bao l'interrogent, prêtes à l'expédier. Il parle français. Immédiatement, elles s'inclinent avec respect.

C'est en effet un Français, un nommé Paul Loiseau qui se donne (sans ombre de papiers) comme un travailleur de force... involontaire en Allemagne, il se serait, fin avril, enfui de Brunswick, et lancé à notre rencontre (!) vers l'Est.

- Nom de Dieu, que je n'espérais pas tomber sur des Pantruchards !

Quel âge a-t-il ? Cinquante ans ? Trente-trois tout juste, déclare-t-il. D'aucuns de nous le jugent suspect ; d'autres se montrent émus de ses avatars :

- Tu as faim, vieux frère ?

- J'ai soif.

Encore qu'il ait toujours soif, ce Loiseau n'est pas antipathique. Il faut le voir sauter au garde-à-vous devant le Colonel.

- Tu as fait ton service où ? -- Panam.

- Tu es natif d'où ? - Sainte-Menehould.

On va le garder. Même l'emmener dans notre suivante villégiature. Il est bricoleur ; il rend des tas de menus services. Seulement, un jour... Mystère ! les Russes le font venir. Adieu !

Le 27 juillet, l'état-major nous informe officiellement que, l'offensive devant être déclenchée le lendemain, nos missions de guerre vont reprendre. Sur les vieux Yak-9, hélas.

Le 28, en effet, à midi, la une décolle pour répéter une mission dont la 3e s'est acquittée à 8 heures 30.

Couverture sur le Niémen, dans les environs de Kaunas, des unités russes en train de franchir le fleuve.

S'attendre à ce que ce soit très dur. Les Allemands ne vont pas se laisser débusquer aisément de la seule position naturelle qui couvre la Prusse Orientale.

- La plus grande bataille de la guerre, vous verrez ça ! annonce Verdier.

Notre raid est pourtant de tout repos. Peu ou pas de Flak. La chasse allemande, invisible ! Les Allemands eux-mêmes, terrés. Ou débordés. (Est-ce le commencement de leur fin ?) Kaunas deviné sur notre droite, les Soviétiques en train de passer ce fleuve de 300 mètres de large - la Seine à Villennes - sur des bacs, des passerelles, des ponts de bateaux. Nous restons de bout en bout reliés à la voix de Pistrak, lui à bord de la voiture-radio. À peine quelques parasites.

- Il n'y a pas que ta R.A.F., Pohyp !

- Je voudrais voir s'ils sont fichus, ceux-ci, de te fournir un cap.

Changement de climat : quand, en fin de journée, la 4e décolle à son tour pour la même mission et que Challes l'emmène négligemment, insoucieux d'une Flak méprisable, celle-ci vous les prend dans un réseau si bien lié qu'ils rentrent en pagaye. Genès a l'aile gauche en capilotade ; la patrouille de la Salle-Charras est également éprouvée, ce dernier au point qu'il a dû (c'est le premier de nous) évacuer en parachute. De Pange ira le rechercher et le ramènera dans son cher U-2.

Le 29 juillet, par beau temps, nous nous posons tour à tour sur le terrain d'Alytous, en bordure du Niémen. Aux premières loges.

III

ALYTOUS

29 Juillet 44

Alytous, cœur de l'été, Alytous aux syllabes chantantes, ville de quiétude, campagne d'idylle, devenue un des fiefs de la guerre ! C'est une petite cité lithuanienne, assise sur le Niémen, dont nous habitons un faubourg au voisinage de l'aérodrome situé, lui aussi, sur la rive droite. Campement agréable (des lits). Un Bao d'excellent style. Déchanet débarque avec Raya, Saint-Phalle avec sa cigogne.

Un Stalovoia bien fourni, où nous allons voisiner avec un régiment de La-5. Dès le premier soir, dansavat en lisière du camp aux accents d'un accordéon. Découverte de fraîches Lithuaniennes.

Mais nous sommes venus faire la guerre. Dès l'aube, de nos patrouilles prennent l'air. Une fois de plus, la bataille nous aurait-elles perdus ? On entend à peine le canon. Cependant, les premiers revenus rapportent que la Flak est ultra-sévère... Grimace : c'est elle qu'on redoute le plus.

Après-midi agitée. Sauf pour la une, qui a campo. - Reparaissez à 6 heures du soir.

Nous errons au bord du Niémen - que le terrain domine, en falaise, d'une trentaine de mètres. L'envie d'aller faire un tour dans la ville. Mais plus de ponts.

Tout juste un petit passeur qui demande un rouble pour la traversée.

- Eh ! Lolotte, tu' vas prendre la barque. Et on te confie les frusques.

Nous, à poils, d'un seul mouvement : Jeannel, Casse-pipes, Iribarne, de la Poype et moi ; et un crawl, en coupant le courant, qui charrie quelques cadavres. Bagnères :

- Vous n'êtes pas dégoûtés !

Une cité quasiment vide. Les habitants ont pris la fuite - en se rappelant 41 (ils ne reviendront qu'au bout de huit jours). C'est plaisant de se promener en maîtres dans les rues désertées, de pénétrer dans les maisons par les fenêtres, de tâter d'un clavecin, de fouiller dans une bibliothèque.

Ce n'est qu'en rentrant que nous apprenons quelle bataille s'est déroulée dans le ciel, tout l'après-midi.

André nous montre son plan droit percé d'un trou par où passerait un homme. Il a remporté une victoire. (Le Martelot) aussi probablement. Par exemple... Monnier et Bayssade sont manquants ! Taburet lève les bras devant son taxi, un demi-train fauché. (Aveuglé par une grosse fuite d'huile qui dégageait une fumée noire, il s'en est tiré de justesse). Perrin, son équipier, et la patrouille Pinon-Schœndorf sont intervenus dans un combat entre Messer et Starmovitz.

Il n'y a donc que nous !... À 20 heures, nous héritons d'une mission sur Simno-Marianpol. Nous poursuivons en vain des F. W.

Rentrée. C'est la nuit déjà. On palabre. Mauvaise

journée. Bayssade et Monnier, ça compte ! Bayssade, c'était un vieux chasseur, l'équipier du capitaine Challes - qui le jugeait un peu trop indépendant ;
Monnier (Popof !) qui s'était tiré d'accidents extravagants !
Le 31, mission de chasse libre. Une Flak qui vous
encadre férocement au-dessus de 3.000. Orage en fin d'après-midi. Le Colonel, retour de Moscou, nous apprend qu'on a retrouvé le corps du malheureux Faletans. Nous nous doutions qu'on ne le reverrait plus, puisque porté disparu pendant quatre jours. Davantage, c'est qu'on
est tué !

Or, nous comptons deux disparus de la veille.

Le Colonel a rapporté un portefeuille et un porte-monnaie, dons du Comité de la Jeunesse antifasciste d'Algérie à l'adresse du grand Lefèvre. Puis, apprenant sa fin, ces jeunes gens ont demandé que leur cadeau soit remis au premier pilote de chez nous remportant, cette année, une victoire. Il va donc à Challes senior.

La une est chargée d'une mission de couverture vers Gumbinnen (50 kilomètres des lignes), avec l'ordre complémentaire de mitrailler cette ville prussienne. Albert nous a fait la leçon, que nous exécutons à ravir, à savoir que, de 3.500 mètres, nous piquons, , à échelon refusé, à une vitesse infernale.

À 300 mètres,, il ouvre le feu. Je l'imite. C'est la première fois que j'ai des rues dans mon collimateur. C'est amusant de voir sauter briques et pierres, et courir en tous sens, se coucher des fourmis qui sont des civils. Ça va contre les lois de la guerre, c'est impardonnable, d'un sens..., mais les Boches l'ont assez fait. Et avouons qu'on ne réalise pas l'atrocité de son geste.

Cela n'a duré que vingt secondes. La Flak, surprise, n'a pas tiré.

Monnier incassable ! Le re-voilà ! Brave Popof ! Il nous explique que, shooté par un Messerchmidt, il a dû se jeter en parachute... Il a atterri dans le no man's land, et sur un arbre d'où, toute la nuit, il a observé la circulation des patrouilles. Quand les Soviétiques ont avancé, il a été conduit au P.C. de la 3e Armée, qui le renvoie, avec les honneurs. Il ne peut se consoler d'apprendre la perte de Bayssade.

Autre chose assombrit la journée : c'est la disparition de Feldzer. Constantin, notre père à tous, l'instigateur de toute notre aventure, était l'équipier de Mourier, qui, hélas, est à peu près sûr de l'avoir vu exploser en l'air. Indispensable, Feldzer tenait peu de place, ne se mettait jamais en avant, ne prononçait que des paroles utiles.

- Hein, le télégramme à Ain-Sefra !

- Sans lui l... J'avais moins approché Pinon, porté manquant également, après qu'au retour, on l'avait vu, touché par la Flak, se réfugier dans les nuages. Lui, on ne le reverra jamais.

- Ça en fait quelques-uns au tapis, dit Albert. Numérotez-vous.

Avec cela, il paraîtrait que l'offensive a réussi bien au delà de ce qu'on augurait. Prise de Marianpol, une nouvelle brèche de 200 kilomètres sur 50. Et - honneur à nous ! - un Prikaz signé à nouveau de Staline cite cette fois nommément les pilotes du Colonel Pouyade.

Les unités qui se sont le plus distinguées lors du passage du Niémen et de la rupture des lignes de défenses allemandes seront proposées pour des décorations et porteront le nom de Niémen.

Origine de notre double titre !

Nous sommes très fiers de cet hommage. Mais la une continue à pester sous cape. Est-il écrit que nous raterons toutes les bonnes occasions ?

Il est 9 heures du soir. Le repas s'achève au Stalovoia. Des bruits de moteurs, en altitude. Nous sortons, perplexes.

- Des Boches ?

- Mais non. Tu vois bien que la D.C.A. ne réagit pas.

À cet instant, un ploum terrifiant, à 300 mètres. Une gerbe de flammes. Une autre, une autre ! On nous bombarde. Ah ! mes amis, cette fuite dans le paysage ! Il y a des tranchées, mais non pas proches. Et insuffisamment profondes. Ploum ! Ploum ! L'alerte dure une heure. Les estomacs se contractent, les cœurs. Les avions sont mal desserrés. Tant pis ! Ploum ! Un des Yak flambe.

- Le tien, Saussage !

C'est celui d'Amarger.

(Qui s'efforçait à consoler des filles apeurées du Bao. )

À la suite de cet incident, la sécurité du terrain va être assurée (en principe) par des patrouilles de nuit, dont la première est formée de Delfino-Bertrand. Les bombardiers ne reviennent pas. Kounine, commissaire politique, et Chourakof, de l'état-major du régiment, tous deux nommés capitaines, nous quittent. Fiesta qui tourne au dégagement. Miquel entraîne toute la quatrième à un magnifique salut vers le ciel à coups de pistolet.

Croirait-on que ces jours chargés voient également se former des idylles ! Ces deux sœurs, à qui, au marché, je marchande une douzaine d'œufs. Ce sont les filles d'une ferme voisine. Agréables, fines, se prévalant d'avoir été éduquées à Kaunas (la capitale), où elles ont passé leur brevet. On prend rendez-vous avec elles pour le soir - après les missions. C'est chez leur mère, à la ferme. Nous apportons phono et disques. Albert, nous voyant partir, de la Poype et moi :

- Ces Messieurs vont faire une nuit ?

(C'est son expression.)

- Penses-tu ! Une soirée de famille.

En effet. On danse fort innocemment, sous les yeux de la maman.

Chaque soir ou presque désormais, nous nous rendons à la ferme. On valse, on bavarde. Valla se fait quelque peu aguichante ; Pohyp, qui se montre entreprenant, reçoit, un soir, de la mère, son congé à coups de balai et ne doit son salut qu'à ses longues jambes. Je manœuvre mieux avec Paula au teint mat, au chaud sourire. Celle-ci aimerait recruter un flirt pour sa meilleure amie, Lily, qui, elle, parle français à merveille, a poussé plus loin ses études. Je me méfie d'Albert, de Lemare, trop admirateurs de Paula. Marchi fait la cour à Lily, puis la juge trop difficile. Finalement, c'est Taburet qui est agréé, Taburet sérieux, cultivé, musicien, qui, à longueur de soirée, va s'entretenir avec Lily de littérature et d'art.

Le front lointain semble en stagnation. Pas pour longtemps, espérons-nous. Nous sommes encore persuadés que la fin de la guerre est à notre porte. D'autant qu'on a de bonnes nouvelles - espacées - du front français où, paraît-il, les blindés du général Patton se sont répandus dans la Bretagne.

Le dispositif emmené, le 7 août, vers Tilsitt - toujours l'Empereur ! - par le lieutenant Sauvage, est très entouré à son retour, quand ils déclarent que, de 7.000 mètres, ils ont aperçu ...la Baltique. L'impression produite par ce seul mot sur nous qui arrivons de... la Caspienne ! La progression pharamineuse de nos Alliés, telle que nous l'apprécions sur la carte, atteint près de 2.000 kilomètres depuis les portes de Moscou. Un ras de marée. Voilà le Boche près d'être acculé à la mer !

Et, le lendemain, nous-mêmes - un dispositif Albert - expédiés aussi en protection de P-2 photographes, nous ne serions pas satisfaits si nous ne grimpions à plus de 5.000 mètres - région où le Yak, pourtant, commence à s'étouffer - jusqu'à discerner, au Nord-Est, cette bande glauque qui marque la limite de l'Allemagne et de sa résistance.

Deux journées de calme, marquées par des incidents intérieurs.

L'un que, grâce au partnoï, certains de nous flairions depuis quelques jours. (Le partnoï, c'est le tailleur que nous avons trouvé au camp et qui, depuis deux ans, confectionne alternativement des vêtements pour Soviétiques, Allemands, Français). Donc, le partnoï nous confie que les Russes, après enquête, viennent de jeter aux arrêts l'adjudant-magasinier. C'est un personnage assez louche, que nous traînions depuis Toula, avec le sentiment qu'il nous exploite. Que de fois on s'est plaint de n'avoir pas plus d'un décilitre de vodka - au lieu des 100 grammes réglementaires (les jours de mission) ! Et ce vino qu'il conservait soigneusement pour le marché noir ! Ça ne traîne pas ! Le gaillard, à peine arrêté (à 7 heures du matin) est jugé, convaincu de vol, et pis de détournement de matériel de l'État. À 9 heures 30, devant la troupe, il est dégradé ; ses épaulettes sautent, d'un coup de baïonnette. Il va être envoyé - au moins - dans un de ces régiments de choc, où on ne fait pas de vieux os.

Le second : deux guerriers de la Itilission arrivent de Moscou, chargés de 350 kilos de douceurs : conserves de fruits, chocolat, caviar, cigarettes, etc. Ils apportent aussi la nouvelle que Castin et Risso passent lieutenant, Cuffaut capitaine. (Bravo !). Jeanne, Saint-Marceaux idem. Le commandant Delfino se voit confirmé dans ce grade récent - qui n'était encore que fictif. Vaste arrosage, sarabande qui commence à la deux, nous entraîne dans la baraque du Colonel, se termine dans les châteaux de la trois et de la quatre, par des extravagances-maison.

Eh ! Y aurait-il quelque chose d'exact dans cette histoire de contre-offensive des Boches, dont on plaisantait ? Elle se serait produite au Nord de Souvalki. Pour la calfater, il serait besoin de toute l'infanterie disponible. Nous sommes d'alerte toute la journée, pendant laquelle défilent dans le ciel, six par six, des centaines - des milliers, je n'exagère pas - de Stormovitz. Ça chauffe, à l'avant, c'est sûr. Serons-nous de la partie ? Il faut attendre la soirée pour savoir que non.

Et non plus le lendemain.

Plus favorisés, quantité de nos voisins de gîte, les La-5, s'envolent vers la bataille. Ainsi en était-il déjà hier, où j'ai appris, en rentrant, que l'un d'eux a eu l'accident que - c'est bête - j'appréhende ici chaque fois que je prends un départ. La piste donne à pic sur le Niémen. Le pilote s'est abattu dans le trou. On va l'enterrer aujourd'hui avec tout un cérémonial qui laisse pantois. Le cortège va le chercher à l'infirmerie. En tête, marche un pilote qui porte, sur un coussin rouge, les deux décorations de l'Ordre du Drapeau Rouge, insignes du Régiment de la Garde. Puis vient le dessus du cercueil, recouvert de fleurs. Enfin, le cercueil, peint en rouge, où est couché le mort à découvert. Près de la fosse, la parole est donnée à plusieurs camarades du défunt, qui improvisent en pleurant son éloge. Leur Polvoknik parle ensuite. Pour terminer, le cercueil refermé et descendu au fond de la fosse, des salves de mitrailleuse et de canon sont tirées, et la D.C.A. fait chorus.

- Ça jette un jus ! Ça n'est pas ton avis, Muche ?

- Quand je claquerrai, les gars, j'espèrre que vous ne ferrez pas tant d'esbrrouffe !

- Tu nous enterrerrras tous ! fait Albert.

Ça devient sérieux. Un officier de l'état-major vien. nous réveiller à 6 heures. D'après des renseignements certains, les Boches sont en train de faire chauffer sept cents avions, pas moins, mi de bombardement, mi de chasse, qui vont nous tomber sur les reins.

Super-alerte. Deux heures se passent, tous attachés dans nos Yak, moteurs chauds, œil sur le P.C. Surexcités, on souhaiterait qu'ils viennent, fût-ce à 10.000 ! Vers huit heures, le temps se couvre. On rentre s'étendre dans les baraques. Mais les petites amies éperdues attendront leurs flirts tout le jour.

Alytous devient attirante, avec ses restaurants rouverts où, respectueux, j'emmène, un jour, Paula, Valla, et Madame mère. Taburet et Lily s'affrontent en des ratiocinations littéraires. Des camarades plus prosaïques battent les rues à la recherche de certaine maison de légende... qu'ils ne découvriront jamais.

Visites répétées au marché du faubourg, à celui de la ville. Promenades au long du fleuve, jusqu'au Vieux Pont démoli, dont l'entrée est obstruée par un Tigre de surprenante grandeur. Sous l'arche centrale effondrée, les débris s'accumulent, sur lesquels viennent s'agglomérer à leur tour des cadavres boches. Tout gonflés, ils ressemblent à des outres que d'aucuns s'amusent, de la rive, à crever à coups de pistolet.

Et l'on continue de se baigner !...

Décidément, la réaction allemande n'a pas eu de suite. C'est la vie de paix qui recommence, au désespoir de notre pauvre une qui n'a pas eu sa part de lauriers. Je me lie avec le partnoi qui, poupin, fluet, ses petits yeux pleins de malice, vous recoud des boutons, vous repasse des tenues, vous taille des culottes sur mesure. Et bien d'autres services encore. Il mange désormais avec nous.

Mea culpa. Je renonce - pour une promenade sentimentale - à une visite à Kaunas, qui s'organise le 15 août. On me raconte, le soir : le ghetto, dans l'incendie duquel dix mille Juifs ont péri, le 14 juillet. Les copains y ont poussé une pointe, et reculé devant la puanteur. A part ça, les beaux quartiers, en général, préservés, l'Opéra, les pâtisseries... De menus achats. Pas d'exploitation. La sympathie des habitants, et surtout des habitantes... On n'a pas pu en profiter.

Trois jours plus tard, après un bail de mauvais temps que nos mécaniciens mettent à profit pour bichonner les Yak-3 tant désirés, qui viennent d'être livrés (enfin !) un placard, au Stalovoia, fait part que, le 19 août, pour la fête de l'Aviation soviétique, des compétitions athlétiques vont avoir lieu sur le terrain, auxquelles les pilotes français sont conviés.

Personne ne s'en ressent. Bien rouillés ! Pohyp :

- Dire qu'au bahut, je sautais proprement en hauteur !

De La Salle :

- Moi, en longueur, j'ai passé 6 mètres 43. On asticote André :

- Il n'y a que toi, vieux 400 mètres, pour sauver l'honneur de la France !

Il tergiverse, mais finit par s'inscrire pour les deux sauts et, on ne sait pourquoi, pour le 1.000 mètres.

Il gagnera confortablement la longueur : 5 mètres 35.

- C'est moche, fait de La Salle. J'aurais dû...

La hauteur : 1 mètre 65. C'est mieux. Les Russes sont ébaubis. Et de le voir qui s'aligne, grand, lourd, au départ du kilomètre, aux côtés de pseudo-spécialistes. Heureusement que ce ne sont que des pseudos ! Mon Jacques André part grand train, mais donne des signes de défaillance dès la fin du premier tour (500 mètres... approximativement). La distance est bien longue pour lui. Il serre les dents. Asphyxié, il tient, il tient... et, sur le poteau, conserve un souffle de son avance, Delfino :

- C'est ainsi, je crois, que votre père a terminé son 1.500 de l'Athlète complet.

André, affalé, récupère. Ses deux grandes rides, au coin des joues, le font ressembler étrangement à Géo André que j'ai entrevu naguère, à une tribune de presse.

Dix minutes après, il commandera notre équipe de volleyeurs, qui l'emporte - de justesse - aussi.

Pourquoi je me suis réservé ? Parce que c'est cette après-midi là que nous sommes autorisés à essayer les Yak-3.

Voici le mien. Je l'examine longuement. Pas tant de différence avec le Yak-9 : la cabine, un peu plus spacieuse, surtout plus claire ; visibilité bien supérieure. L'apparence générale est plus frêle encore. C'est ce qu'on nous a dit : plus rapide, bien qu'équipé du même moteur de 1.200 C.V. L'armement ?... Heu... un peu mince ! Rien que ce canon de 20 mm et ces deux mitrailleuses lourdes de 13/2 synchronisées. Prenons place. J'ai tout le fourniment. Je fais le tour de mon tableau de bord, qui ressemble au précédent comme un frère. Les robinets d'air, le Fleitner, les pressions, les boutons de tir, la gâchette de sécurité, etc. ... Je suis chez moi.

De la Poype et Albert sont déjà partis. C'est foudroyant, ce décollage, en moins de 150 mètres. Et ce cœfficient d'ascension ! Me voilà à 2.000 mètres sans avoir eu le temps d'y penser. Une cabriole dans un cumulus. Un peu de calme ! Reprendre mon b-a ba. Et, tiens, pour commencer, le simulacre d'un combat tournoyant. Le taxi vire quasiment sur place. À ne pas croire ! Mais jamais voile noir si fulgurant !,.. Encore un, un autre ! Au troisième, je suis près de perdre connaissance. Dégageons ! Un piqué léger... Pas trop vite. Diable ! Immédiatement, le Badin frise les 700. Nous avons reçu la consigne de ne pas dépasser le 750, sous peine de désentoiler. Tirer pour la ressource. À nouveau, le voile noir qui se plaque sur mon front. Et je me retrouve à 3.500 mètres. Ça suffit. Je me pose bientôt.

On en discute, le soir, à table :

- Fantastique !

- Mais on dit que le train rentre mal.

- Le mien m'a joué un tour, fait Fauroux.

- Et le mien, dit le capitaine Mourier.

Moi, je suis aux- anges. Un appareil pour fonceur ! Les Fokke peuvent y venir !

Nous brûlons naturellement d'essayer nos Yak-3 en mission. Dès le lendemain, le commandement, charitable, nous en donne une : chasse libre vers Gumbinnen. Ma joie. Je décolle auprès d'Albert. En rien de temps, à 4.000 mètres. Ça monte comme un bouchon ! Pas d'occasion de mitrailler. D'ailleurs, nous sommes d'accord pour faire une « promenade d'agrément ».

À peine pris le cap du retour, des ratés. Mon moteur s'arrête. Ma pression d'essence est à 0. Diantre ! Ma pompe s'est désamorcée.

J'ai perdu 1.000 mètres d'altitude. Je m'énerve déjà, car atterrir en ce pays ennemi, aux habitants enragés par nos mitraillades sur les routes, ne me dit rien. Je me vois forcé de manœuvrer ma pompe à main sans arrêt jusqu'à Alytous.

- Cochonnerie ! fais-je en descendant. Il y avait sûrement une saleté dans l'essence.

Déchanet a eu le même coup.

Et Iribarne.

Nous allons nous plaindre au Ravitaillement, où l'on ne peut que lever les bras. L'essence est tamisée, le moteur neuf, rodé précautionneusement !

Fédorine, mon mécanicien, s'inquiète :

- Et le train ? Bien rentré, le train ?

On m'apprend que Phallus et Lolotte ont eu des ennuis de ce côté.

Il s'avère, dès les jours suivants, que ces Yaks-3 tant admirables... Le train rentre quand ça lui chaut ; la pompe d'essence se désamorce régulièrement au bout de 40 minutes — au point que l'état-major en vient à nous conseiller de ne pas dépasser les trois-quarts d'heure. Que de soucis, nous allons avoir ! L'anxiété, qui vous tenaille, dès au bout d'une demi-heure, de tomber en panne. De cette redoutable panne ! Pensez si les anxieux s'en donnent. Casaneuve :

- Dire que les Boches ont de quoi voler plus de deux heures ! Sans pépin !

- Ne nous porte pas la guigne, Casse-pipe !

Muche se montre le seul optimiste :

- Moi, j'adorre ce taxi-là !

Les jours qui suivent nous réunissent plus fidèles que de coutume, à 13 heures et à 18 heures, pour les nouvelles à la radio. C'est Radio-Moscou qui daigne, depuis le 17 août au soir, nous donner des nouvelles succinctes de la révolte de Paris.

Les partisans ont érigé des barricades dans la plupart des grandes artères, et attaquent l'occupant allemand. Celui-ci menace de tout faire sauter. Mais le brave général Leclerc - avec la 2e D.B., les durs des durs du désert - rapplique à marches forcées...

Je pense à ma mère, aux amis plongés dans cette fournaise... La minute que consacre au sujet le communiqué de chaque soir est cause que je quitte Paula plus tôt qu'à l'accoutumée. Elle m'en voudrait un peu, et néglige, par deux fois, de me retenir pour la soirée.

Ce 23, jeudi, comme j'arrive légèrement en retard à la baraque du Colonel, et que j'ai repéré, de trente mètres, la voix enflammée du speaker, je constate que les auditeurs débordent devant la porte. Les faces tendues, les bouches entrouvertes... Des gestes impérieux m'enjoignent de ne pas faire de bruit.

J'écoute...

Cette fois, c'est un long morceau du communiqué qui nous concerne. Paris libéré ! Un lieutenant du général de Gaulle vient de haranguer le peuple, parlant de l'Hôtel de ville. La D.B. est sous les murs. Les Allemands, saisis, abandonnent leurs chars aux partisans. Des autres capitales alliées, les messages enthousiastes pleuvent. Les Parisiens s'embrassent à la volée des cloches de Westminster...

Je vous réponds qu'il n'y a plus de sceptiques, d'ironiques, d'anxieux. Un grand cri ! Nous tombons dans les bras les uns des autres. Paris libéré ! Tout à coup, nous nous ressentons étrangement fils de l'Autre Côté, et ici de simples émissaires dans un pays et sous un ciel pour lesquels nous ne sommes pas faits. Beaucoup possèdent là-bas leur femme, leurs gosses dont ils se doutent combien les ont fait souffrir les Boches, surtout les Boches exaspérés des derniers mois... Cette vieille France ! Paris se sauve lui-même ! Quand y ferons-nous notre rentrée, vainqueurs, nous aussi ? Bientôt peut-être. Et ce qui ajoute à notre délire, c'est que les camarades soviétiques, ceux de notre état-major, et aussi ceux du 532e La-5 surviennent, mains levées, bras largement ouverts. Le général Zakharof, en visite dans le camp ! Sa carcasse géante, son rire tonitruant, qui porte bonheur ! Il a échangé l'accolade avec le Colonel Pouyade. Quelques mots. La soirée fera époque pour Normandie.

Réunion, à 20 heures 30, des deux régiments sur le terrain. L'artillerie et la D.C.A. tirent des salves. Tous les pilotes vident leurs chargeurs. (Alytous craint, un instant, un assaut de parachutistes. Les Lithuaniens du faubourg se pressent contre les barrières.)

Puis, banquet. Le Bao a mis les petits plats dans les grands. Dès les zakouskis, tout le monde chante. Des artistes russes - sortis d'où ? - tentent de présenter leurs numéros. On les applaudit de confiance ; sans les écouter. Un orchestre, venu pour les accompagner, se met au diapason, et réalise que le seul chant du jour n'est autre que la Marseillaise. Elle éclate. Nous sommes soulevés en entendant les splendides voix slaves se placer à l'unisson des nôtres. Beaucoup de Russes savent les paroles de notre hymne. Plusieurs d'entre eux y vont des divers couplets (que nous ignorons !)

Au dessert, la vodka aidant, les vins, on s'est dressés : - Le général ! Le général !

Nos plus costauds, Déchanet, André, Fauroux et autres, se précipitent et se courbent, appellent des renforts, renversent Zakhârof qui se prête au jeu en riant. À huit, ils l'empoignent, et promènent à bout de bras ses 120 kilos, vous le haussant vers le plafond. Nos hôtes en font immédiatement autant du Colonel Pouyade (70 kilos a peine), qui saute et vire, en se contraignant à la joie, aux mains de ces colosses.

- Avoirr vu ça ! fait Muche. Ah ! bien ! L'avoirr vu ! Marchi lui assène une bourrade :

- Tu en verras d'autres, Karracho.

Cette délivrance de Paris (même fêtée 24 heures trop tôt - même 48, m'a-t-on dit) a une résonance qui prend aux tripes. Les réjouissances vont se prolonger pendant deux jours, deux jours d'allégresse, de chansons, de bombance. À peine le temps de voir Paula, qui fait amende honorable.

- Je... je... comprends. Paris... c'est vrai ! J'irai te voir... à Paris.

- ...Ouais !

J'ai retrouvé mon Leika, ce superbe Leika en provenance d'un troc, à Toula, qui avait disparu depuis l'autre semaine, et qui, sur menace de plainte à l'état-major... J'ai profité des heures de repos pour prendre des masses de photos : Déchanet (sa pipe) faisant une crapette avec Lolotte, Emonet et Querné en contemplation devant le Niémen, le Baron et une fille du Bao, la Cuffe et Pohyp, ce dernier aux commandes du Tigre du Vieux Pont.

Bertrand manque à mon bonheur :

- Vieux Muche, faut que je te prenne.

- Pas ce soirr !

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Suis prressé.

- Tu vas encore courir les filles !

C'était le 25. Le 26, de bonne heure, Albert et moi menons une patrouille de chasse libre, de style habituel. Pas la chance de mitrailler. Vers midi. Bertrand et Marchi vont prendre la suite de la mission. Je pince mon Muche achevant sa toilette. Il pose, en manches de chemise, en train de faire sa barbe :

- Pour la post'rrité !

Vers une heure, ayant déjeuné, nous sommes dans la baraque, occupés à de vagues rangements, quand Marchi reparaît. Sa pâleur. Il s'appuie au chambranle.

- Qu'y a-t-il ?

- Muche ne rentrera plus.

Marchi s'affaisse sur son lit. Puis, il parle. En termes entrecoupés. Voilà... Tout marchait à merveille. Ils voguaient à 4.000 mètres, quand Muche lui signale, sur cette route, à l'ouest de Gumbinnen, un convoi boche.

- On les shoote ?

Ils piquent. 2.000 mètres, comme une pierre. Marchi sent ses commandes durcir, son badin à 750 :

- Attention, Muche !

La chair de poule monte à Marchi, qui s'efforce de redresser. Muche accélère encore. Du 850 peut-être... - Muche, t'es fou !

Un panneau de son plan qui se détache, son Yak qui part en vrille.

Personne n'ose émettre l'espoir d'un saut en parachute, vu qu'à des allures pareilles, les sangles s'arrachent du clos.

Notre consternation. Je ne peux dire ce que, pour nous, représentait Muche. Cette bonne tête, un peu rougeaude, éclairée de cet œil à malice... Cette verve... Ses histoires... Cette bonté aussi, cette façon de rendre des services comme par hasard ! Et sa classe de pilote. Quel chef de dispositif !

Je dis tout bas à Albert : - Lui, tu n'y croyais pas, hein ?

- Ça non ! J'aurais donné de sa peau, ma foi, autant que de la mienne.

- Ces Yak-3, hum !

- De drôles d'outils ! Enfin... pas au point !

On parlera, en baissant la voix, de Bertrand, toute cette journée. Un peu, le lendemain... Le surlendemain, on le bradera, en sifflant déjà... Et, dans une semaine, ce ne seront plus que de fugitifs : Tu te rappelles quand... ?

Albert réunit l'escadrille :

- Les potes, la mort de ce pauvre Muche laisse Marchi sans chef de patrouille. Je le prends avec moi. Pour Sauvage...

Ses yeux se fixent profond sur moi :

- Il va se charger de Lolotte.

Je ne parais pas emballé. Albert :

- Grand, je te fais confiance.

Il me prend à part :

- Il est temps que tu deviennes chef de patrouille. Tu iras plus loin. Avec Lolotte, il me faut un soutien sérieux.

Je ne rouspète pas. On verra ! Bagnères est un charmant camarade. Moyennement doué, ne comptant guère qu'une centaine d'heures de vol, il n'a que plus de mérite à être venu jouer ici sa partie - si rude - sur le front Est.

Dès le lendemain, je l'emmène, pour une mission banale qui comporte seulement l'ordre exprès de ne pas rentrer les chargeurs pleins.

Tout de suite, je me vois forcé d'attraper mon équipier. Le moindre virage le sépare de moi, le moindre piqué le distance.

- Allons, Lolotte, suis-moi, que diable !

La brume matinale nous empêche de discerner d'utiles objectifs. Tant mieux, peut-être ! Je n'aimerais pas me bagarrer en cette compagnie. Déjà, j'appréhende la maigre Flak. A notre retour, je saute sur Albert :

- Ça n'ira pas, j'en ai peur. À la première rencontre, il va se faire mettre au tapis.

- Il faut. On devient court comme nombre !

Si court que Moynet-Taburet - une équipe solide -, à leur joie comme à la nôtre, passent de la 4e chez nous.

Alors, chacun des jours suivants, c'est un cauchemar renouvelé. Je n'incrimine pas Bagnères ; il marque un cran du diable en se manifestant toujours comme prêt à remplir n'importe quelle mission, lui, le beau garçon fils de famille, qui aillait le droit de tenir à sa peau. Mais mon agacement :

- Allo, Bagnères ! Mets la gomme ! Rapproche-toi, bon Dieu !

Chaque patrouille m'en est empoisonnée. D'autant que, pour comble, ma pompe se désamorce fatidiquement vers la 35e minute. Lolotte, lui, a des ennuis de train. Que de fois nous devons faire demi-tour prématurément, avec la hantise d'être contraints de nous poser dans la nature. Il ferait une de ces culbutes ! Et moi... mon sort serait réglé, car vous devinez, je le répète, si ce qui survit d'habitants en Frusse Orientale goûte ces missions de mitraillage sur tous objectifs au sol — villages, fermes, camions, voitures, bicyclettes, piétons, etc. —, notre spécialité de ces jours-ci ! Anéantissez-les partout. Détruisez ces bêtes malfaisantes, nous a ordonné le chef d'état-major, au banquet du 23 août.

Une nouvelle offensive serait prévue pour le 1er septembre. À cette date, nous devons reprendre notre véritable rôle. Autant je m'en réjouirais, en temps normal, autant, cette fois...

L'offensive, finalement, ne sera qu'une demi-offensive. Mieux, qu'une contre-offensive. Elle se résume en deux jours d'activité - le 1er et le 2 - où nos dispositifs se ruent en couverture de secteur, dans nos lignes et hors de nos lignes, sans engager de vrais combats. Les malheurs de pompe et de train ne nous sont pas particuliers. Le commandement doit comprendre qu'il y a quelque chose qui cloche ; il restreint la coopération du régiment à celle de huit pilotes - dont nous ne sommes pas. Commence pour nous une période d'inactivité absolue.

Je ne décolère pas. La campagne, apparemment, touche à son terme ; les quartiers d'hiver ne sont pas loin. Peut-être serons-nous renvoyés en France. Je n'ai rien fait ! Je vais rentrer chez nous sans avoir descendu un Fokke-Wulf

Passer le temps. Mais l'entrain n'y est plus.

Un vent insensé s'est levé, et, à lui seul., interdirait les vols. Cuffaut et Saint-Phalle, retournés en service à Mikoumtani, mettent 1 heure 40 en U-2 pour revenir (100 kilomètres !), alors que le Polvo:nik rapplique de Moscou en Yak à une moyenne de 600 !

Félicités sans relief. Bavardages avec le partnoi. Il me fabrique un blouson chic ; je lui dégote une machine à coudre.

Visite à un village tartare, à 12 kilomètres. Ce sont des Mahométans réguliers qu'on est suffoqué de rencontrer si loin de leurs coreligionnaires. Il paraîtrait qu'il y a cinq cents ans, un roi de Lithuanie, menacé par de ses redoutables (déjà!) voisins, avait fait appel à un puissant chef de bandes mongol. La victoire remportée, il aurait anobli celui-ci et réparti des terres à ses troupes. D'où cette enclave, où un muezzin brame des versets du Coran du haut du minaret du village. La chose déplaisait aux Allemands qui mijotaient de les déporter. Vous pensez si des Français peuvent être bien vus. (Les Russes... un peu moins bien).

Pouyade a ramené de Moscou un peu de ravitaillement. Nous espérions quantité de lettres et de paquets. Presque rien. Presque rien depuis six semaines. Ça n'arrange pas le moral.

À vingt heures, le 11, commémoration officielle de la mort de Guynemer. Le capitaine Mourier reconstitue, de chic sa dernière citation - que je sais par cœur. Une minute de silence honore nos morts de cette année. On les appelle un par un :

- Joire !... Bourdieu !... Foucaud !... Lefèvre !... Bayssade !... Gaston !... Pinon !... de Seynes !... Faletans !... Feldzer !... Bertrand !...

Ce n'est pas une minute, c'est la vie qu'il faudrait pour penser à eux.

L'entente avec Paula se poursuit, avec la bénédiction de sa mère. Dîners à la ferme, danse, conversations culturelles, où Lily continue de faire briller son érudition, traitant avec gravité des mérites de nos classiques : Victor Hugo, Lamartine, George Sand, demeurés, à son sens, les vedettes de nos cénacles. Pour les contemporains, ne sont venus jusqu'à elle les noms que de quelques leaders de la N.R.F. (Gide, Claudel, Giraudoux, etc.) propagés par nos Affaires Étrangères.

Valla, ses grands yeux perdus, regrette d'être privée de flirt depuis le scandale de la Poype. Paula, coquette sans vice, rit de bon cœur aux facéties de de Geoffre et d'Albert... qu'on revoit désormais souvent.

- Bébert, tu essaies de me doubler !

- C'est le jeu, fait-il. C'est pas ta femme !

Il refait chaud, lourd. Les bains redeviennent la grande distraction. La pêche aussi. Le Niémen est incomparablement poissonneux. Mais vous ne nous voyez pas une ligne à la main ! Pierrot, André, Penverne lancent la pêche à la grenade. Les éclatements font surgir à la surface des kilos d'ablettes, de perches et de poissons sans nom, ventres blancs, emportés rapidement par le courant avant qu'on en rafle le dixième. Un peu de pourriture de plus pour ces eaux claires, déjà tant contaminées.

Bagnères fait sa moue :

- Si vous n'attrapez pas la typhoïde !

- Bah ! À la moindre mission, fait le père Chanet, on risque un peu davantage.

Paula, si amoureuse des bains, qui mettaient en relief sa vénusté, y renonce :

- Dangereux ! Je n'en suis plus !

Maurice et Albert, au marché, se disputent la capture d'une vendeuse au divin sourire. Finalement, ils la tirent au sort. Celui qui perd... s'en félicitera.

Vous vous dites : Ils ne sont pas à plaindre, et on ne se plaint pas en effet. On est ici, l'ayant voulu, essentiellement des volontaires que n'attire pas le moindre appât de gain. Heureux, si l'on veut, d'être jeunes, de nous être inscrits dans l'Aventure - une aventure cependant infiniment moins joyeuse, moins prenante que nous ne l'escomptions.

Le vide de cette vie désœuvrée qui nous guette entre les missions, ces missions elles-mêmes vides si elles le sont de combats, et ceux-ci qui ne durent que quelques secondes, et combien peu de privilégiés ! Cette solitude que comblent mal (nous sommes malgré tout des hommes !) ces jeux et facéties de potaches, cette poursuite machinale de flirts qui n'aboutissent guère, de filles que nous aimons peu. Le masque feint de l'indifférence qu'il faut s'accrocher au visage, la retenue, régulièrement, au bord des humaines confidences, de peur de se faire moquer de soi. Surtout, l'el de notre terre, de notre climat, de notre langue, si peu de nouvelles de notre sol, le sentiment d'avoir tout perdu de nos habitudes de vie, des mets même, des boissons goûtées depuis notre tendre enfance, des intimités chéries, de l'air fait pour nos poumons. Une première mort dans laquelle on piétine avant la mort.

Enfin ! Enfin ! Il s'avère que nous allons aller remplacer certain Régiment de la Garde, qui est en train de se couvrir de gloire. Pas trop têt ! Parce que la guerre, ici, est devenue la guerre en dentelles, encore que le commandant Delfino vienne de se faire vilainement atteindre par la D.C.A. d'un petit bois, au large de Gumbinen. Il revient, son radiateur d'eau crevé, sa commande de Fleitner coupée.

Il se produit un méli-mélo entre anciens Yak-9 et Yak-3. Va-t-on nous rendre les 9 ? Il en est question, une partie des 3 ne donnant pas, on le sait, toute satisfaction. Le certain, c'est qu'il n'y aura pas d'appareils pour tout le monde. Je m'accroche au mien, le matin du départ - fixé au 17. J'ai fait mes adieux à la famille. À 10 heures, contre-ordre. Albert me donne ma liberté, et je rejoins mon amie pour une ultime promenade.

Quand je regagne le camp, vers 9 heures, le terrain est abandonné... Quelle est cette plaisanterie ! Partis les La-5 - en direction de la Roumanie, prétend-on ; partis les Yak-3, envolé le partnoï que la une a décidément adopté ! Sur mon lit, un grand dessin humoristique... d'une certaine verdeur.

Je confesse que j'ai un moment de panique, jusqu'à la rencontre de Jeannel, qui me met gentiment en boîte, mais m'emportera, le lendemain, comme bagage, dans le

Yak-6.

IV

ANTONOVO

18 Septembre 44

C'est, à 12 kilomètres du front, une bande sablonneuse, sommairement aménagée, non loin d'une rivière, la Chechoupe, qui se jette dans le Niémen. Le pays est riche et peuplé ; de petites fermes, d'aspect rieur, meublent les quatre coins du terrain. Nos baraquements sont coquets : des maisonnettes à fenêtres vitrées. Le P.C. est constitué par une Zimlenska perfectionnée ; le Stalovoia est bien compris, le Bao parfait.

Mon inquiétude... c'est que je ressens depuis la veille les atteintes du mal qui va m'empoisonner tout mon automne : la dysenterie.

Or, il n'y a aucun doute qu'ici, ça va drôlement barder.

C'est ce qu'on peut déduire de la véritable conférence que nous développe, dès ce premier jour, à 16 heures, le général Zakharof.

La mission de la Division est d'interdire le ciel ami

aux avions boches, entre le Niémen et la voie Insterburg-Kaunas. Jusqu'à présent, la radio nous a peu secondés. Cette fois, une installation ultra-moderne va fonctionner. Deux radars, rien que ça (je regarde Moynet, qui approuve), plus une station émettrice par carré de 20 kilomètres de côté. (Il faut noter ça sur les carroyages). Ces stations émettront sur notre propre longueur d'onde. Notre station émettrice-terre nous fournira des renseignements incessants. Nous devrons avoir toujours deux Yak en alerte, et deux en attente.

Notre tâche secondaire consistera en missions proprement agressives dans la région de Tilsitt. Conseil nous est donné de passer les lignes vers 6.000 mètres, afin de nous rabattre peu à peu aux environs de 3.500. De là, piquer... rien qu'à coup sûr. Mitrailler tout ce qui en vaudra la peine sur les routes, les voies ferrées ou le Niémen, en évitant, autant que possible, les villes et la Flak.

Pour terminer, une sorte de reproche enveloppé touchant la soi-disant facilité avec laquelle des avions boches survolent notre territoire. Et l'insistance à répéter qu'un pilote ne doit jamais revenir sans avoir au moins mitraillé.

- Ceci dit, Messieurs, avez-vous des questions à me poser au sujet de votre vie ici ?

Bien entendu, chaman se tient coi, sauf Carbon, qui réclame la ration de vodka. (les 100 grammes, dus en principe, à tout pilote d'un Groupe par lequel il a été accompli au moins une mission.)

- Entendu ! Et le cinéma, le théâtre vont fonctionner spécialement pour vous. Et il y aura des permissions pour Kaunas.

On n'est pas tellement chauds en se répandant dans le périmètre. Que ressort-il de ce laîus ? Ceci : que les mitraillages deviennent notre fonction n° 1. Se colleter avec les F.W.? Bien sûr, si on les rencontre. Mais la chasse ennemie sort si peu ! Quand on pense que, l'an dernier, à cette époque - les Anciens nous le ressassent - la Division totalisait cent victoires par jour !

La patrouille Mourier-Menut est la première à décoller.

- Z'avez entendu ? Z'êtes gonflés ?

Le Mouflet (Menut) rentre bientôt se poser, avec son moteur qui vibre. Mourier, une demi-heure plus tard, nous sort un tonneau lent qui suscite des acclamations.

- Une patrouille de F.W..., rapporte-t-il. J'avais 1.000 mètres de plus qu'eux et le soleil dans le dos. J'ai eu, par surprise, celui de queue. Le second allait y passer quand mes mitrailleuses se sont enrayées.

Général, vous êtes obéi !

Zakharof, dès le lendemain, adresse à Mourier un télégramme de félicitations personnel. Ça va !

Moi, je suis malade ; je me relève des cinq et six fois par nuit ; je me tiens le ventre pendant le jour. Quand on réclame quelque chose au toubib

- Du stovarsol, vieux ! Je n'ai que ça. Ou de l'élixir parégorique.

- Et à l'infirmerie ?

- Rien d'autre.

Je ne suis pas le seul éprouvé. Moynet y a couché, â l'infirmerie. Lemare est forcé d'y faire un tour.

- Toi, veux-tu y entrer ?

- Pas le moment. Et... est-ce qu'on peut manger, Toubib ?

- Bouffe, si tu as de l'appétit.

Nous ne cesserons de manger solidement, pour nous soutenir. Règne ce fameux calme avant-coureur de la tempête. Quelques missions avec Bagnères, dont les progrès sont... assez peu rapides. Des quantités d'avions allemands viennent se promener dans notre ciel. Impunément, comme nous a dit, d'un ton véhément, le général. Mais ils se tiennent dans les 8.000 mètres, et pas une fois le radar ne nous les détecte à temps. Nos Yak d'alerte partent quelquefois ; mais ils s'époumonnent à la poursuite. Les pilotes aussi. Mourier, qui a ouvert tardivement sa bouteille d'oxygène vers les 7.000 (le manque d'habitude) atterrit quasiment dans les pommes.

À propos d'oxygène, noter que la pression dans les bouteilles dépasse à peine 100 atmosphères et qu'il n'y a pas de rechange sur le terrain.

En plus, les transmissions marchent mal.

On est au 22. Vent violent. Delin-Verdier sont partis en mission de mitraillage. Sur la voie ferrée Tilsitt-Insterburg, ils repèrent une locomotive ; ils piquent, dans l'axe de la voie, d'à peu près 3.000 mètres. Ça fait vite ! Delin, qui revient seul, confesse qu'il n'a pu redresser que par miracle, au ras des arbres. Verdier a dû percuter (à peu près l'accident de Muche).

Lamentable disparition d'un camarade si dévoué, et d'humeur toujours égale. Vous vous rappelez, pendant le voyage, les efforts de Verdier, à coups de slavar. Et encore un de ceux qui auraient pu s'embusquer, et rouler en Hispano !

Le verdict des rentrants au mess est qu'on rencontre peu de Boches. Décidément, il suffit que nous arrivions quelque part !...

Ce soir-là, les derniers Yak-3 sont livrés. De nouveau, chacun aura son avion. J'ai re-touché mon n° 5. On continue à n'être pas tellement enchanté de cette série. Agavelian a fait remédier à la tare du désamorçage (en supprimant on ne sait quelle poche d'air). Mais on persiste - moi du moins - à avoir des pépins avec le train d'atterrissage, et mon zinc vibre plus que de raison.

À propos de train...

Un matin, faisant équipe avec Taburet, et ayant l'impression que mon train n'est pas rentré complètement, je donne un coup de manche, dans la pensée de le rentrer par inertie. Dans ce piqué inattendu, le Yak de Taburet, au-dessous de moi, me frôle... à 50 centimètres.

- Hein, me dit Lolotte, ce n'est pas moi qui...

Il fait ce qu'il peut. Je tremble pour lui chaque fois que nous franchissons de la Flak. Et il me colle mal. Et il se perd !

Le père Chanet, qui s'est offert à l'emmener, revient seul :

- Aucune idée de ce qu'il a pu devenir !

À cet instant, à la radio du terrain, parvient une voix vacillante :

- Allo ! Ici Rayak-14. Je suis... Je suis certainement au-dessus de Kaunas... Je vois Kaunas... Je ne vois pas le terrain.

Carbon l'eng... par sans-fil :

- Au Sud-Ouest, bougre de ... Kaunas !

Menut venait de s'y poser. Perrin va les chercher.

Notez que les choses se corsent. Si Perrin se transporte à Kaunas, c'est avant tout dans l'espoir d'y avoir des nouvelles de son équipier Querné disparu dans la Flak au-dessus de Tilsitt.

Onorné ne reparaîtra jamais.

Et Monnier rentre vers une heure, dans quel état ! Son dessous bosselé, la naissance de son aile droite percée par un cadavre d'oiseau, ses réservoirs totalement vides. C'est bien de lui ! Il y a aussi Le Martelot dont on n'a pas de nouvelles depuis qu'il a été aperçu en vrille au-dessus de la Baltique.

Tant de pertes idiotes ! Cependant, parmi d'autres camarades qui se sont couverts de gloire ces jours-là, il faut citer Martin-Versini, la patrouille d'acier, Challes et Miquel, les fins du pistolet. Et de Geoffre. Et Cuffaut-Amarger qui viennent, le 25, de liquider un Fieseler-Storch.

Comme Pouyade les félicite, Cuffaut saisit la balle au bond :

- Mon Colonel, si vous me laissiez faire la balade de Saratof ?

(Des convoyeurs vont aller chercher, à cette usine lointaine, encore quelques Yak-3).

Pou-pou autorise, et voilà (Albert, do la Poype et Laurent étant déjà du voyage), voilà la « une » réduite à un embryon, que commande Moynet.

Que se passe-t-il en leur absence ? Le Baron, qui a trouvé un objet d'art à sa convenance en la personne d'une jolie veuve, me propose de me placer. Il tombe bien ! À peine descendu d'avion, je me tords dans les douleurs. (En vol, dirai-je qu'elles s'atténuent !)

Le ciel se couvre le 26, le jour où le commandement russe a précisément décidé une offensive d'une certaine ampleur dans la région de Souvalki. Il s'agit de s'emparer d'une colline d'où l'on jouit de vues étendues vers l'Ouest. Un officier d'état-major me fait part du plan arrêté : une Division sera engagée sur un front de 3 kilomètres. Pas de chars ; les pentes sont trop abruptes. Mais l'aviation coopérera.

- En serons-nous ?

- Pas impossible.

Je rapporte ce tuyau dans la carrée, où Lolotte me jette un regard de grognard au matin d'Austerlitz. Comme Moynet et Taburet se préparent :

- Rien d'officiel, fais-je.

En effet, nous ne ferons que demeurer sur le qui-vive (et purement officieux) jusque vers 5 heures du soir, où l'état-major nous apprend que la colline en question est prise. Elle n'était défendue que par... 56 soldats allemands. Leur chef, un lieutenant de 21 ans, s'est rendu, crainte - s'il reculait - d'être fusillé par les siens (Ce ne sera peut-être que partie remise). Son moral (sous toutes ré-serves) serait au plus bas : pas de munitions, l'arrière à bout, 50 grammes de viande seulement par semaine et par personne, etc., etc. ...

Vers 6 heures, retour inopiné de nos cinq lascars partis l'avant-veille pour Saratof (avec, évidemment, l'idée de se la couler douce à Moscou). Ils sont furax. La Mission, à laquelle ils ont eu la mauvaise idée de rendre visite, les a littéralement séquestrés. Pas eu moyen de pousser jusqu'à Saratof. Pas même pu faire un tour au Savoy. Ce grand voyage pour des prunes !

Seule bonne nouvelle : il serait question du départ définitif des Anciens.

- Sans char ? Vous nous lâcheriez ?

- Dis, on était là pour un an. Ça fait vingt mois !

- Qui serait de la fuite ?

- Vos grands-pères d'abord, qui sommes quatre. Non, cinq, avec le toubib...

(Lui - Albert -, de la Poype, Mourier, Risso et Libidenski).

- Le Colon.

- D'accord.

- Et puis de Pange, qui a la Syrie derrière lui ; Fauroux, Laurent, qui comptent quatorze mois ; ceux de la R.A.F.: Moynet, Jeannel, Phallus, Popoff... Ah ! aussi ce pauvre Sauvage... (Le lieutenant).

- Qui vient de perdre son petit garçon.

(Ses intimes seuls le savaient.)

- Qu'allons-nous devenir sans vous !

La perspective me fiche un cafard ! (Et mes entrailles qui me torturent.) La « une » va être saccagée, peut-être versée à une autre. L'hiver est là ; on nous leurre avec ces éternelles histoires d'offensive. J'aurai bientôt, moi aussi, un an de Russie. On me rembarquera...

- Il en fait une gueule, Saussage !

Vraie consolation en fin de journée : l'annonce que Le Martelot a été retrouvé blessé, au sud de Riga. Et tout nu !...

Risso, sérieusement :

- Il sera tommbé sur des petites !

Encore quelques journées ternes. Les Soviétiques semblent préoccupés. Les futurs permissionnaires se montrent gais comme pinsons, ce qui accroît notre mauvaise humeur. Des missions de mitraillage en vrac, qu'on accomplit parce que c'est l'ordre. Je parle pour moi, qui ne les aime guère because la Flak (et qui souffre terriblement). Mais d'autres s'y complaisent.

Marchi :

- S'amener en vue des voitures. Ils vous reluquent, vous prennent presque toujours pour des Fokke. On se balance, d'un air aimable, et, tout à coup, quand on a la route bien dans l'axe...

Iribarne :

- Le plus marrant, c'est les chalands sur le Niémen. Les types ne savent pas où se fourrer !

Déchanet lui-même nous conte :

- L'autre jour, un chaland, justement... Je lui ai fait un signe amical - auquel les gars ont répondu. Et, pendant qu'ils agitaient leurs casquettes, pan, je les ai shootés.

Seul, Casse-pipes n'approuve pas

- Toi, le père Chanet ? C'est dégoûtant. C'est vrai qu'à la guerre comme nous sommes, on ne fait guère que des trucs malpropres. L'assassinat par derrière, ça s'appelle une glorieuse victoire. Brader un copain...

Ça vient de manquer de se produire pour Le Martelot, ramené en U-2 sanitaire, et qui ne se souvenait de rien sinon d'une décoction de tonneaux qu'il avait faits près du sol... Le toubib craint qu'il n'ait quelque chose dans le crâne de détraqué.

Encore une victoire de Cuffaut - et même une seconde, probable. Quel chasseur épatant !

Faut-il même faire mention de ce déplacement qu'entre le 6 et le 10 octobre, le Groupe fait à Srednicki ? On sait d'avance qu'il ne durera que peu de jours. Il se réfère aux mystérieuses combinaisons du commandement russe. On se plairait à Srednicki, où l'on loge au bord du Niémen, dans une École d'Agriculture. Les arbres du parc, hêtres, cèdres, chênes-lièges, peupliers sont magnifiques.

La vue sur le fleuve qui court entre des frondaisons est attirante. Un peu le Loiret à Olivet.

Le Martelot part, dans le Yak-6, pour un hôpital de Moscou.

Il n'y a que le dernier jour où se manifeste, dans le secteur, une activité spasmodique. Rien de comparable à Vitebsk, bien sûr ! Cependant, la région de Taouraguié, à quelque 40 kilomètres, est en feu. Un dispositif qui en revient nous dépeint l'activité pharamineuse de l'aviation soviétique. En plus des Yak et des La, des P-2 et des Stormovitz, ils ont croisé d'étranges appareils, d'un type inédit, que, d'ailleurs, ils ont bien failli attaquer... (La voix de Pistrak, dans l'empyrée, le leur a heureusement interdit). Ce sont des A iracobras (fournitures américaines).

Douarre croit avoir descendu un Me-109, en collaboration. On a eu peur pour de Geoffre. Avec sa crânerie sans limite, il s'était attaqué à deux F. W.-190. Mertzizen l'a sauvé à temps. Au bref, ça se tabasse pas mal.

Recrus d'espoir, nous décollons à notre tour, nous la fameuse patrouille Sauvage-Lolotte. Nous serons bredouille, bien entendu !

Retour à Antonovo. Igor, qui y était demeuré au chevet de Le Martelot, nous annonce, en tripotant ses courroies, qu'on lui avait proposé d'être des permissionnaires pour la France. Mais il a décidé de rester :

- Je sais que personne n'est indispensable. Mais moi, je le suis tout de même.

Brave Igor !

- Ça tient toujours, leur départ ?

- Tu parles ! Un Douglas vient les prendre pour les emmener à Moscou.

Challes-Castin, pour qu'il ne soit pas dit que notre séjour à Srednicki s'est écoulé sans victoire, ont abattu un F.W.-I90 près d'une usine d'lnsterburg. D'après eux, le spectacle de Taouraguié vaut le déplacement. La ville flambe ; la fumée fait peste ; le grand pont s'est effondré. Aux alentours, un énorme lacis de tranchées occupées se découvre, sur 15 kilomètres de profondeur.

De La Salle :

- Ces sacrés Boches remettent en honneur la guerre de position. On n'entre pas comme ça en Prusse ! Les partants se fichent carrément de nous : - Bon hiver ! Surtout bon Noël !

A la une, c'est la fin de tout, avec l'exeat simplement d'Albert, de la Poype, Fauroux, Moynet, Saint-Phalle. Resteront Amarger et Cuffaut (et encore, ce der-nier, d'ailleurs sérieusement malade, a l'air de manigancer on ne sait quoi), Casaneuve, Déchanet, Iribarne, Marchi et moi. Ce n'est pas lourd. Bagnères reconnaît qu'on lui a proposé d'être des émigrants...

- Je sais que je ne suis pas au point... Je reviendrai.

- T'as raison, au fond, Lolotte.

Nos chançards sont, ce 12 octobre, réveillés sur le coup de 7 heures (il fait à peine jour). Un car doit les mettre à Kaunas. À 8 heures 30, contre-ordre : le départ est remis au lendemain pour raisons administratives. N'empêche que ça y est ! Dans la baraque, les touristes abandonnent quantité de leurs biens : des cigarettes, des savonnettes, de l'eau de Cologne. Albert est le plus généreux:

Tiens, Grand, voilà des cartes neuves. Et qui n'ont pas payé la douane ! Tiens, Marchichi, ce fond de vodka.

À Casaneuve, qui rentre :

- Tiens, Casse-pipes, j'ai un carroyage pépère, et une carte jusqu'à Berlin. C'est pour toi.

- Merci, Bébert.

Une claque dans le dos :

- Ah ! vieux Casse-pipe,, si j'avais pensé que c'est toi qui me braderais ! Au lieu que...

Albert se mord les lèvres. Casaneuve :

- Tu embrasseras ma femme, si tu passes par Alger.

- Pas Marie-Thérèse, fais-je. Ton museau s'est trop frotté !

J'hérite du Yak-3 de Pohyp, bien supérieur au mien. Albert improvise une chanson, dont il nous bassine tout le jour :

Au r'voir, les p'tits pots' au nez sale,
Vous recevrez des cart' postales !

Les bagages sont prêts à 7 heures. Le Colon et les onze partants vont faire leurs adieux aux Russes. Leurs premiers adieux. Pour 8 heures, dans le Stalovoia décoré de panonceaux Gloire aux Anciens !, Indéfectible attachement au Colonel Pouyade, l'état-major du régiment et plusieurs officiers soviétiques de notre voisinage sont invités. C'est au dessert qu'auront lieu les discours.

Une bombe : dès les Zakouskis, le Colonel Pouyade se lève :

- Mes amis, j'ai été appelé au début de l'après-midi à l'état-major de la Division... Là, le général Zakharof m'a appris que, ces jours-ci, va éclater sur ce front une offensive sans précédent.

Il appuie sur sans précédent.

- Peut-être la dernière de la guerre. Je sais que ça se dit toujours. Mais, cette fois, la préparation est telle que le grand État-Major estime qu'elle ne pourra plus être arrêtée. Le général a bien voulu me solliciter de participer à cette offensive. En ce qui me concerne, j'ai décidé de le faire. Mais, naturellement, personne n'est forcé de m'imiter.

Il dit, et il n'a pas fini que des bravos délirants explosent. Des cris :

- On reste ! On reste tous !

Albert se démène. Du regard, il fait le tour de l'escadrille.

- Les copains, il n'y a pas d'hésitants ?

Ils sont tous dressés, levant le bras :

- Personne !

- M'sieu Lolotte ?

- Moi, bien sûr ! fait Bagnères, enthousiasmé.

Aux autres tables, c'est unanimement le même élan, le même revenez-y du célèbre esprit chasseur, et, à la table d'honneur, le major Zamorine, son collègue du 18e, Orloff, et tous, Agavelian, Profiteloux, etc., font le cercle autour de Pouyade en inclinant leurs fortes têtes et en lui cherchant les mains.

Ils restent ! Il faut tout leur restituer - sauf, à Albert, sa vodka, qu'on a déjà bue à sa santé. Celui-ci, quand Casse-pipes lui rend son carroyage :

- C'est dommage ! Il te menait au bout.

- On y arrive toujours, au bout.

Pauvre Casse-pipes, ce sera le lendemain 13...

Nos anxieux n° 1 sont partis, en accompagnement d'un P-2, photographier du côté de Tilsitt.

Une heure se passe.

Iribarne revient seul, avec son avion comme une passoire. Il capote, à l'atterrissage, ses commandes étant coupées. Il descend et vient à nous, blême.

- Et Casse-pipes ?

Il ne répond pas.

Ils sont tombés sur six Me-109. Comment est-il revenu lui-même ? Le P-2 est disparu aussi.

- Et Casse-pipes ?

Flambé, percuté.

Casaneuve, Casaneuve, Casse-pipes ! Je veux espérer encore. Albert aussi. Il tape du pied

- C'est trop salaud ! C'est trop salaud ! Défense de le brader - c'est compris ? - avant quatre jours, avant... cinq jours !

Peu après, un bi-moteur boche, attaqué par des chasseurs (malheureusement non des nôtres), s'écrase sur le terrain. Puis, dégringolade de quatre parachutistes qui se posent à Pilvitchki. Puis, Delfino est accidenté. Puis, de La Salle téléphone, embêté, de la 4e, que leur divalné (ordonnance) saoûl comme bourrique, se vautre et vomit sur les lits. On le couvrira, le pauvre gars. Ça valait la Sibérie.

Et moi qui erre, le vague à l'âme, me répétant « Casse-pipes, cher. Casse-pipes ! Après Bertrand ! Quand Marguerite, la petite mariée du 28 septembre, saura ça ! Et Marie-Thérèse ! Ne pensons pas ! Pour m'interdire de penser, cette mission, avec de la Poype, arrive à pic.

Comme nous rentrons et que je viens de sortir mon train, voilà que la D.C.A. du camp se prend à tirer avec fureur. Dans le ciel, à une altitude fantastique, je discerne... non pas même un bombardier, mais ses traînées de condensation. Alors, je ne sais pas à quoi j'obéis... Est-ce la rage de venger Casaneuve ? Je rentre mon train (qui se redéverrouille) et je grimpe vers le bi-moteur - qui semble se diriger vers Kaunas.

À 5.000 mètres en cinq minutes. Plus haut, ça peine. Je ne me suis pas encore servi, sur ce front, du masque d'oxygène. Il est là, derrière moi. Je l'atteins, de la main gauche. Je le fixe. Et je retrouve le Ju-88 encore loin - 1 kilomètre - et toujours au-dessus de moi.

Un bouquet de flocons noirs l'escorte, et j'y entre, en pleine poursuite. C'est la D.C.A. de Kaunas, maintenant, qui le vise, sans égard pour moi. Je le tire... trop court ! Un nuage me le masque. Et, dans la même seconde, je sens que mon moteur se désamorce, pendant que mon train ressort. Je suis à 8.000 mètres.

Or, je vole depuis 50 minutes. Plus beaucoup d'essence. Je cherche et manœuvre la pompe à main. Le moteur reprend. Il me parait que je peux regagner Antonovo.

Le moteur a repris... si l'on veut. En vérité, il bafouille. Sa première carence a suffi pour me rabattre vers 4.000 mètres. Il faiblit de nouveau. 3.000. Mon train me freine et refuse de rentrer. D'un vif coup d'œil, je détaille la plaine, faite de bois et de bosquets, ennemis de l'atterrissage., Vais-je devoir sauter ? J'actionne frénétiquement ma pompe à main. Elle réamorce. Je me traîne. Je suis à 1.000 mètres, tout proche de nouveau d'Antonovo... quand l'hélice se met à tourner folle, le moulin se tait définitivement.

Je me sens en perdition. Justement, un dispositif de chez nous rentre. D'autres avions occupent déjà la piste. ... `

Personne ne s'occupe de moi. Ma radio ne fonctionne pas.

Mon atterrissage, à bout de souffle... Si rapide ! Derrière ce La-5, dans lequel, s'il ralentit, j'entre droit ! Il ralentit... Un coup de palonnier. Je le dépasse. Le yak de Perrin, maintenant ! Que fiche-t-il là ! Il s'arrête... Je vais l'accrocher (je roule encore à plus de 50 mètres à la seconde). Je l'esquive Dieu sait comment, je lui racle tant soit peu l'aile, roule toujours, et finis par stopper, le nez contre les arbres du bout de piste.

Ma chemise est à tordre. Je vais, jambes flageolantes, vers Albert qui me demande, d'un ton narquois, si je me crois au manège.

Est-ce vraiment l'offensive ? L'OFFENSIVE ? C'est probable, bien que le 14 - la matinée tout au moins - semble encore jour de répit.

Vers midi, le dispositif de la Poype-Taburet, Bagnères et moi, s'enfonce assez profondément en terre ennemie.

Soudain, au-dessus d'un terrain boche, j'aperçois, en même temps que Pohyp, quatre F. W.-190 en patrouille au-dessus des nuages, à moindre hauteur que nous.

De laPoype:

- Attention, les Rayaks... Fokke-Wulfe en dessous. Attention pour attaquer.

Je viens me placer auprès de Taburet, en échelon refusé. Bagnères traîne déjà à 300 mètres.

Nous piquons.

Les F.W., qui viennent de décoller, ne se doutent pas de notre présence. Je rabats ma gâchette de sécurité. J'ai deux doigts près des boutons de tir.

J'exulte. C'est trop beau ! L'instant vient où j'aurai dans mon collimateur... celui-là... non ! celui-ci... J'arrive sur lui, à grande vitesse. À 100 mètres, feu ! Deux rafales qui me secouent. Jamais spectacle plus enivrant que celui de ces tôles qui voltigent. Explosion. Un morceau de plan me passe au ras de la cabine. Dégager ! En me retournant (la mémoire des leçons d'Albert), j'aperçois deux autres Fokke-Wulf (génération spontanée) à la seconde de m'exécuter.

Commence une sarabande invraisemblable de Fokke-Wulfe et de Messerchmidt. Il y en a partout. Je plonge dans cette gigue, m'efforçant de garder toujours un léger excédent de vitesse qui me permet une ressource de choix. Deux Yak m'ont l'air en péril. Je redescends, dégage Taburet, qui ne cesse de tirer et d'être tiré. Je shoote dans la ronde, pour faire peur. Je reprends de l'altitude, et reviens. Je redégage... Brusquement, au haut d'une chandelle, coup au cœur : mon moteur qui désamorce ! Il reprend. Des nuées de Messer et de F.T.-190 décollent de chez eux, sous nos pieds. La Flak du terrain se déchaîne à boulets rouges dans le tas.

Croisant un Messerchmidt, je vire sur lui avec furie. Nous luttons, pendant trois minutes, en un combat tournoyant où je donne tout ce que j'ai dans la peau, cramponné à mon manche, sombrant de visions fugaces en voiles noirs. A chaque passe, le visage de l'adversaire, impassible dans sa cabine. Un beau profil, ce Messerchmidt ! Les filets d'air à ses bouts de plans pendant les virages serrés.

Nous nous tenons ; nous ne gagnons rien, en vérité, l'un sur l'autre. Ma hantise du désamorçage. J'ai peu d'essence ; je finis par rompre tout à coup en grimpant, et je reprends le cap Ouest, à pleins gaz. J'ai beau n'être pas poursuivi... Je n'ai jamais, après un succès, filé vers nos lignes sans ressentir un émoi d'assassin. De coupable, après un mauvais coup, qui fuit la justice immanente. Surtout quand j'ai traîtreusement poignardé l'ennemi dans le dos. (Que ne disait Casaneuve !) Honte ou gloire ? Gloire, oui, de gamin, dont je me gonfle, à mourir de joie, en revenant passer, à mon tour, au-dessus de la piste, ce tonneau lent.

De la Poype était déjà au terrain ; Bagnères... à , Kaunas, peut-être.

Nous y voilà. C'est de nouveau cette réunion officielle, prélude des grandes offensives. Elle se tient au Stalovoia, le 15 octobre, à 19 heures. Le Colonel a l'air grave. Il a pris la voix d'un chef russe, ses expressions : en quatre jours, l'attaque du lendemain doit nous conduire à Kœnigsberg, en huit jours... à la paix. Donnons tout ce que nous avons dans le ventre ! Faites mal au Boche ! Vengez-vous ! Vengez les camarades tombés !

Profiteloux est introduit, donne lecture de l'Ordre du jour de Staline (qui encense Staline !) qu'Eichenbaum traduit au fur et à mesure :

Abattons la bête fasciste blessée dans sa tanière...

Trois longues années, les combattants soviétiques ont attendu l'heure où le feu de la guerre se transportera sur le territoire ennemi.

Cette heure tant désirée est enfin arrivée. Nous sommes en forces aux frontières de la Prusse Orientale.

Anéantir l'ennemi, tel est l'ordre de la Patrie.

Nous allons comme des juges et vengeurs.

Pour finir :

Vive notre Chef bien-aimé le Maréchal de l'Union Soviétique, qui nous mène de victoire en victoire !

Mort aux occupants allemands. Je ne puis m'empêcher de glisser à Marchi :

- Quelle haine !

-Pas toi ? fait-il légèrement.

Ce jour de la grande offensive - qu'inaugure, à 10 heures 30, le déclenchement titanesque de l'artillerie en roulement de tambour, je suis très malade. - Et non le seul. Un casque de plomb. Toute la nuit, on s'est battu où vous devinez. Mais pas un malade, bien sûr. Quelques comprimés de stovarsol, et à Dieu va !

Depuis les 8 heures, des Stormovitz et des P-2, eu formations innombrables, passent et repassent dans notre ciel. Nous sommes parés, Albert et moi. Nous décollons, dès la fusée, pour un accompagnement de P-2 qui va s'effectuer sans dommages. Notre satisfaction de constater que l'incendie a déjà largement progressé dans les lignes ennemies. Heureux de ce que la journée présage, sous la réserve que mon Yak, avec sa cellule légèrement déréglée et ses menaces de désamorçage, ne m'emballe décidément plus. Un veau !

Nouvelle mission, qui succède à une période de super-alerte. Notre dispositif doit comprendre Albert - qui le commande -, Marchi, de la Poype, Taburet et moi, assisté de mon cher Bagnères. Ce dernier n'étant pas prévenu de l'heure, Cuffaut-Amarger nous remplaceront peut-être. Je recherche mon Lolotte. Tout à coup, les deux fusées vertes. Je me mets à courir vers mon taxi. Les autres ont décollé. Je saute dans le cockpit. Je m'attacherai, je brancherai mon casque-radio pendant la montée. Je ne rejoins qu'après vingt minutes, ayant subi une dure

Flak.

À peine suis-je dans le sillage :

- Attention. Je dis attention, les Rayaks. Des Ju-87 à gauche.

Cuffaut-Amarger nous quittent... pour courir après un La-5 qu'ils prennent pour un F.W.-190.

Les Ju-87 sont occupés à lâcher leurs bombes, en retournement, sur on ne sait quels tanks, que la fumée nous empêche de distinguer. Attaquer ! Je fonce. Si fort que je dépasse mon but et vois le sol bondir au-devant de moi. Je tire désespérément sur le manche. Voile noir ! Je suis emporté en auto-rotation. Prière désespérée : que je puisse redresser avant le sol ! Pas sûr ! Le badin est à 800. Mes plans ? C'est l'accident de Muche !... J'ai peut-être dû rétablir — en voile noir - à 10 mètres de terre.

Je me ressaisis. Où en est-on ? Trois Yak poursuivent les Ju-87. Ceux-ci, affolés, vont couper ma route. La–vitesse de rapprochement qui me jette sur eux m'ébaubit. Feu ! Encore de la tôle ! La joie guerrière de voir ce Ju-87, comme lâché par un fil de sustentation, s'abattre, d'une chute qui s'accélère, vers le sol, où il explose aux environs de Chialoupienen.

Pas assez pour moi ! Virant, je pique vers un second bombardier qui cherche à regagner ses lignes, en rase-mottes. À 300 mètres, ma surprise de me sentir tiré !... Eh ! c'est que le Ju possède une mitrailleuse-arrière, dont je sens les balles percer mes plans. Mais moi, je le canonne à bout portant. De la tôle encore ! Une traînée blanche. J'ai dû crever son réservoir. Il va prendre feu !... Non, il continue. Je le recolle. Le mitrailleur-arrière doit être tué. J'ajuste et re-shoote le Ju. C'est de l'égorgement pur et simple, car il fuit, maintenant, autour de 150 mètres - la mauvaise hauteur - sans louvoyer.

Encore deux giclées. S'il a la vie dure, ce Boche ! Moteurs en flammes, dégageant maintenant une épaisse fumée noire, il poursuit, vers sa tanière...

Plus de munitions. Mon essence ? La terreur d'être trop loin m'étreint. Pour comble, je sens derrière moi, soudain, un mono-place qui me file... Mon sang se coagule. Un Messer ? Eh non ! C'est le Yak n° 6 (Albert) qui, amicalement, vient me jouxter, tire à son tour le Ju-87, qui explose - et percute - enfin.

Bébert et moi nous adressons, en croisant, des signes complices. Une des rares fois où je l'aie vu sourire durant une mission. Nous revenons en rase-mottes, survolant une bataille de tanks, qui semblent des monstres de la préhistoire. Puis, la Flak nous tire dangereusement, me collant un 20 mm. dans un plan. Albert est touché aussi.

Nous prenons la piste de loin, précautionneusement, nous abstenant de tonneaux lents.

(Un mal de ventre infernal me point).

Dire l'allégresse qui règne au camp ! N'y arrivent que des bulletins de victoire : Challes (l'aspirant), Perrin, Challes (le capitaine), le commandant Delfino. Et André. Et nous... Ça fait huit ; et il n'est que deux heures.

- Je vous l'avais dit, les petits potes, que vous auriez votre part de gâteau. Hein, les anxieux ! Mais aujourd'hui, t'avez pas affaire aux meuchants.

Troisième mission à mon actif... Quatrième... Je suis vidé. La journée est avancée. Je tremble sur mes jarrets, la tête brisée, le ventre douloureux. Mais, vers les six heures du soir, de la Poype réclame un équipier pour une dernière mission de chasse :

- Un bonhomme sûr. Qui regarde derrière. Ça ne te dirait rien, Saussage ?

- J'en suis.

C'est une promenade de santé dans un ciel qui, peu à peu, se dépeuple, au-dessus d'une terre qui brûle et dont la brûlure se propage aux lointains de l'Ouest, signe enchanteur ! Toute la journée, Pistrak, à la voiture-radio, a bien rempli son office, en dépit des parasites. Tiens, c'est Albert qui l'a remplacé. Et c'est à nous qu'il s'adresse :

- Dégagez, Rayaks 5 et 4.

On s'apprête à obéir quand... je découvre un Meseer qui rentre chez lui droit comme flèche, déjà poursuivi - à distance respectable - par un Yak. Moi qui peux piquer, je le rattrape. Bien dans sa queue !... Là ! Et, froidement, je le shoote à 100 mètres.

De la fumée blanche jaillit du Messer. Je tire à nouveau. Sa cabine se largue. Une boule noire (le parachutiste) passe au ras de mon hélice.

Je suis à cinquante kilomètres des lignes, au-dessus de Chtaloupienen. Je crains de désamorcer, la main sur la pompe de secours. Retraite ultra-rapide. En sueur ! Un infernal mal au ventre qui me reprend au-dessus de la Flak. J'échappe à celle-ci, et prends le temps, cette fois, d'y aller d'un tonneau lent.

Quelle fière journée !

Cent missions et vingt-neuf victoires pour le Groupe (trois à mon actif - dont une en collaboration). On ne croit pas que le régiment ait jamais eu tableau pareil. Hein, les Anciens ?

- Pas trop mal ! fait Albert.

On est morts. On s'en va tout de même danser, une heure, après le dîner (la vodka donne un coup de fouet) dans le Stalovoia resplendissant, où femmes et filles du Bao ont suspendu, à toutes les fenêtres, aux portes, et d'un mur à l'autre, et au-dessus du comptoir, calicots et banderolles portant des inscriptions de gloire... Et cette tarte colossale, avec cette calligraphie en sucre : Honneur aux vainqueurs !

Le 17 octobre est à peine moins somptueux : cent-neuf missions, douze victoires - et plus probablement quinze. Pour ma part, un F. W. 190 que je shoote, par surprise totale. Cuffaut me sauve de l'équipier qui se plaçait sur mes arrières et qui, tiré, se met aussitôt à fumer noir et rentre chez lui.

Le Colonel, Schœndorf, Castin marquent chacun un point, le matin. Challes (le capitaine) déclare qu'il a dû abandonner Emonct, un plan en feu.

- A-t-il sauté en parachute ?

On n'en sait rien. Hochements de tête (Brave pâtissier, que l'amour de la chasse a arraché à Ménilmuche !).

Déchanet, une victoire. St-Phalle, Marchi, de la Povpe, St-Phalle encore. Tout pour la une ? Mais non ; Lorillon Monnier, Pierrot. Il y en a pour tout le inonde, comme annonçait Albert. L'autre Sauvage a la déveine de voir ses armes s'enrayer, en bonne position.

Le Colonel manque d'y rester. En plein combat tournoyant avec deux F. W. (Et quatre autres arrivant à la rescousse), il dégage, en un retournement si brusque qu'il part en vrille et ne peut redresser qu'à frôler le sol.

Fait divers, qui passe quasiment inaperçu dans la tourmente : la petite Nina, vous savez, la secrétaire du Groupe, l'une des premières conquêtes d'Albert, mignonne, réservée... On la trouve, cet après-midi, allongée - morte - dans le petit bois, un pistolet à côté d'elle.

On en parle peu. Trop peu. Quelque gêne. Que s'est-il passé ?

Débarquent, d'un Douglas, à 8 heures, quelques heureux permissionnaires : Risso, Schick, Fauroux, Eichenbaum, qui se lamentent - Igor surtout - d'avoir raté le coche. Et sept nouveaux venus : Guido, Ouglof, Henry, Reverchon, B1cton, Piquenot, Monge. On réciterait aujourd'hui cette liste presque comme une litanie, puisque cinq de ces sept sont morts et que Guido seul s'est tiré indemne des bagarres qui ont suivi.

Le 18 est du même acabit, avec une douzaine de victoires (Castin, Challes, Manceau, Déchanet, Albert, Amarger, Fauroux, de Geoffre, Cuffaut, (te.). Je n'accomplis que des missions banales. Mon zinc est bien fatigué (c'est le cas de la plupart). Il va être livré à Fédorine pour revision, durant deux jours.

L'offensive ne se porte pas mal, bien qu'elle soit loin, comme toujours, de r`pondre aux ambitions. Le réseau de tranchées des Allemands, c'est quelque chose comme la mer à boire. Les pertes de l'infanterie et des chars sont incroyables. Chtaloupienen reste le centre de l'attaque et de la défense, pris et repris plusieurs fois. C'est un brasier, dont on se demande, après tant de jours, ce qui peut l'alimenter encore.

Le 19 et le 20, repos pour moi. J'essaie de me soigner. Je souffre. Une dizaine de victoires pour les camarades. Carbon et Risso se distinguent dans l'attaque de Heinschell-129 dont il n'est pas resté grand'chose, encore qu'un vol de F. W. se soit porté à leur secours.

Lebras ne revient pas. Un pilote de bonne classe, mais des derniers arrivés à Toula et que je connaissais relativement peu. C'est notre première perte en ces jours d'affolantes mêlées en plein ciel - alors que nous comptons non loin de cinquante ennemis descendus.

Suprématie qui déconcerte. On en discute, au Stalovoia et au baraquement. Succinctement, tant chacun est sur les boulets.

L'opinion d'Albert est que nous avons en face de nous des pilotes de fraîche date, en tout cas, des bombardiers à qui faute de personnel sans doute - on confie, sans qu'eux-mêmes aient été suffisamment rodés (l'acrobatie, ça s'apprend!) ces terribles engins, d'une délicatesse d'orgue, que sont les Fokke-Wulfe et les Messer. Ils n'en tirent que peu de chose. Ils ne sortent guère du piqué et des rase-mottes. Du gibier !

- Mais, ajoute Albert, quand nous tomberons sur les Mœlders !...

L'offensive s'effrite. Elle se meurt. Périssabilité des joies. Il est vrai que nous ne pourrions pas soutenir ce train. De Yak-3 à même de combattre, il en reste à peine une quinzaine. Nous errons, désemparés, fatigués, dysentériques, nous réconfortant mentalement en dénombrant nos résultats. Des Stormovitz, par centaines, ont envahi le terrain, avec des pilotes remuants, agités, un peu feudants, qui nous tapent sur les nerfs.

Là-dessus, quelle bénédiction de me voir propos - puisque mon Yak est finalement bon pour le cimetière - de retourner, pour un jour ou deux, à Alytous, avec mission principale d'en ramener le partnoï. Le camp d'Alytous déserté, où m'accueille le fantôme de Muche. Adieu l'euphorie de l'été, encore que, sous ce plafond bas, sous la pluie, dans le froid qui commence à piquer, je revois accourir mon amie Paula.

Quelques heures de promenade et de souvenirs, de musique, de conversations familiales, sous l'œil de sa mère. A peine quelques mots sur la guerre, sur mes succès. Cette tuerie ne les intéresse pas.

Deux dîners au restaurant, le second avec le partizoï - et la femme de celui-ci, fort bien résignée à son départ.

Le 23, le téléphone m'apprend que de nombreuses nouvelles victoires ont été acquises : Lemare, Genès, Delfino, Menut, Mertzizen, et bien d'autres. Lebras est revenu, sain et sauf. Mourier, très malade (dysenterie) a été dirigé sur Moscou. Je suis invité à rejoindre sur le nouveau terrain : Ckierki.

V

CKIERKI

23 Octobre 44

J'arrive à Ckierki sur le Yak-6. C'est un immense camp, situé dans l'enclave de Souvalki, que les Boches avaient consenti à laisser aux Polonais. De fait, tout, dans la ville, est polonais, aussi bien les vieilles pancartes dans les boutiques saccagées que les inscriptions tombales. Plus d'habitants. Évacués avant l'offensive - heureusement pour eux.

Le terrain est effroyablement gras. Il suffit de deux heures de pluie pour qu'on y patauge jusqu'aux chevilles.
Et, comme il va pleuvoir chaque jour, sans parler des gels et dégels, vous jugez de notre déconvenue, arpentant cette aire démesurée, où les escadrilles gîtent au diable l'une de l'autre, la nôtre à vingt bonnes minutes du Stalovoia.
Les premiers jours, pourtant, feront illusion ; on
s'imagine être encore dans le bain, en dépit de décollages vaseux. Missions de guerre et combats se succèdent, avec un contingent de victoires qui se maintient honorable, encore que nous sentions, devant nous, des adversaires
plus avertis, qui ne se laissent plus shooter comme à la foire. Le brouillard manque de nous jouer un tour, le 24, où Cuffaut nous emmène, en dispositif de six, et où on s'attarde au-dessus de la Prusse. Quand on se décide à faire demi-tour, on constate qu'une brume à couper au couteau s'est élevée derrière nous et recouvre la Lithuanie. Nulle envie de se poser chez les Boches. Nous errons, bientôt à court d'essence, au-dessus de ce tapis fantômal. Que faire ? La situation est grave. (On n'en conçoit même pas de plus grave). Échange, par radio, de réflexions peu optimistes, quand j'ai la chance de découvrir, par un trou dans cette mer de vapeurs, un champ, des avions !

- Les Rayaks, dans ma queue ! Il y a un terrain.

La fissure se referme déjà. Cuffaut s'est accroché à moi. On se suit sans presque se voir, au moteur. J'atterris, vraiment à l'aveuglette, sur une bande surencombrée par une profusion de Stormovitz. Encore une chance sans pareille que notre convoi d'engins-boulets puisse filer sans rien rencontrer, au long d'un demi-kilomètre !

Après quoi nous sommes fêtés, invités à dîner, reconduits, dans la soirée, avec toutes les gentillesses. On aurait bien fraternisé avec les filles de ce Bao !

Sale temps ! Où en est cette offensive ? Un Ordre du Commandement, qui vise à nous galvaniser, fait mention d'une brèche ouverte de 30 kilomètres de profondeur, dans les ouvrages de défense profondément échelonnés qui couvrent la frontière de Prusse.

S'y sont distingués...

...les pilotes du Colonel Pouyade. Je rencontre André, qui bougonne :

- Du bourrage ! Ils ont dû échouer !

- Ne dis pas ça ! Ce n'est pas fini.

- Tu penses ! On ne pourra bientôt plus décoller, dans cette gadoue !

En fait, on nous avait juré que nous partions pour Kœnigsberg. Or, si la zone des incendies dépasse, dans le Sud, Gumbinnen, ni Gumbinnen ni même Chtaloupienen ne sont tombés. Nous piétinons.

En raison de quoi faiblit le moral. Non pas celui des Anciens. Eux, ont le sourire. Ils vont la prendre incessamment, cette fameuse permission qu'ils ont, avec tant de cran, refusée il y a quinze jours. Cuffaut, qui s'est tant dépensé, ces temps-ci (plusieurs victoires, et accidents) et dont les nerfs ont craqué, semble devoir être de la fuite. Nous nous sentons abandonnés à notre malheureux sort.

Nous ne sommes plus loin non plus d'avoir bouclé notre année. Beaucoup de nous - moi le premier - avions parlé chez nous de six mois. Pas d'autre perspective que l'hivernage. Et si c'est dans ce lamentable Ckierki, où, à 0 degré, le vent rend déjà le terrain intenable, où la bouillasse s'épaissit au point que se rendre au Stalovoia prend figure d'expédition ! On se confine dans les baraques. À la une, le poker fait de nouveau fureur. Pas de distractions féminines. La dysenterie éprouve toujours ses clients. On ne vole plus que quand il vous tombe un œil.

Les décorations, dont un décret du 26 - apporté par Profiteloux - honore quantité d'entre nous, vont-elles réchauffer l'atmosphère ?

- Plutôt Paname ! s'exclame Albert, dont le nom brille en tête de liste.

Et le fait que nos pauvres de Seyne, Casaneuve, Faletans, et tant d'autres dorment leur dernier sommeil, décorés de l'Ordre de la Guerre pour le mérite de la Patrie...

- Ah oui ! Ça leur fait une belle jambe !

- Vous vous foutez de tout ! dit André. Eichembaum et Schick se sont rendus, il y a quelques jours, à Kaunas. Ils y ont admiré des chameaux - des chameaux ! - traînant des télègues. Ils en ont rapporté des alcools, et des nouvelles d'Emonet, qui serait moins blessé qu'on ne craint. (Ouiche !)

Sans aspirer à de telles fugues - réservées aux signors interprètes - plusieurs de nous s'offrent de petites excursions dans la campagne. Manceau et Perrin sont partis visiter les x-lignes boches qui courent en bordure du camp.

Nous, de la une, nous étions en train de ramasser nos cartes quand Fauroux, assis devant la fenêtre :

- Est-ce que ça bombarderait ?

Bagnères aussi a entendu une détonation sourde. Personne ne se dérange.

Ce ne sera qu'une demi-heure plus tard que nous apprendrons, par téléphone... C'est Manceau qui, dans le bois, a sauté sur une mine.

Le pied arraché, hurlant, il est retombé... sur une seconde mine, qui lui a enlevé le bras droit. Perrin poussait des cris, sans plus oser bouger d'un pas.

Le pauvre Manceau est à l'infirmerie. Il pourrait peut-être être sauvé - au dire de Lebidinski. Mais dans quel état !

- À sa place, j'aimerais mieux crever, fait Marchi.

- Moi tout de même pas ! dit Iribarne.

Albert sifflote : - Tais-toi, l'anxieux !

Manceau est sympathique à tous. C'est un Parigot, toujours d'attaque. Beaucoup vont lui serrer la main, sur son lit, à l'infirmerie. Que j'avoue une tare : je répugne à visiter blessé ou mort.

Ce même soir, on se traîne pourtant au Stalovoia. (N'est-ce pas en en revenant que de Pange glisse sur la planche savonnée qui enjambe le fossé anti-char, et demeure trois minutes au fond, avec de la boue jusqu'au nombril ! La même aventure arrivera, quelques jours plus tard, à Moynet).

Ce qui nous avait extirpés de notre gourbi, c'était aussi la nouvelle du retour de ce vieux Pistrak.

On tenait à le féliciter pour sa campagne dans la voiture. Sa voix bien posée, toujours calme, nous était parvenue recta presque de bout en bout de l'offensive. Elle donnait des renseignements ; elle donnait aussi courage. Hurrah pour Pistrak ! Le Colonel décide de lui décerner la Croix de Guerre à l'Ordre du Régiment (dont je crois bien qu'il sera le seul titulaire).

Pistrak nous dresse le tableau de ce qui vient de se passer. Il est sûr que l'infanterie soviétique a fait, au début, un bond considérable de part et d'autre du lac Ilvita (bien repété sur nos carroyages). Jusqu'au 20, elle a progressé, avec le concours des chars, forçant même le passage de la Pissa. Mais les Boches étaient loin d'être bousculés comme à Vitebsk. Leur division de chars Gœring et leur division Grossdeutschland ont bel et bien contre-attaqué avec tant de nerf qu'elles encerclaient un corps russe de près de vingt mille hommes. Les Stormovitz ont dégagé celui-ci, qui a cependant perdu près des deux tiers de ses tanks. Les Fritz viennent, pour terminer, de reprendre Goldap.

- La guerre de tranchées, on vous dit, fait Amarger. Ça peut durer !

- Des mois !

- Pourquoi pas des années ?

- En attendant, nous, on les met, dit Albert. Et de se remettre à fredonner son « Vous recevrez des

cars' postales, qui a le don de nous taper sur les nerfs.

Là-dessus, sans tambour ni trompette, Schick, le toubib (à peu près rassuré touchant Manceau) et... et qui ? Lolotte - réexpédié pour poursuivre son entraînement - nous quittent, le lendemain, sur le Yak-6.

Cuffaut suit, le jour d'après. On dit qu'il a craché du sang.

Mauvais temps quasi-perpétuel. Pluie, vent, gel, dégel, regel. Le cafard.

L'état de Manceau empire soudain. La gangrène se déclare. Il rend le souffle, dans la nuit du 1 au 2.

Les dysentériques, nous nous tenons toujours au seul stovarsol. Et à bien manger, pour nous soutenir.

La semaine qui suit est bien morne. On prend en détestation ce pays ; on se terre dans la baraque. Des parties de tonnerre. Déchanet regrette son partenaire de crapette. Et nous donc, ce vieux Lolotte ! Fauroux et moi ratissons des roubles. Albert perd et nous invective. Pistrak perd et reste souriant. De la Poype a ses jours. Taburet, dans un coin, se régale de romans policiers, faute de haute littérature, tandis qu'Iribarne, nostalgique, fait tourner sur le phono Tangérine et Begin the Begin en roulant des projets d'avenir...

Pour se consoler de ses déboires au jeu, Bébert aspire à se placer et envie Martin-tin du Bao, à qui le partnoï prête sa chambre. Certain soir, je remarque son œil plus vif. Confessons-le. Il a une touche avec une standardiste infirmière qui passera le prendre, à huit heures, dans la voiture sanitaire, pour l'emmener... à l'infirmerie.

Mon Albert qui se peaufine :

- Les gars, on s'en va faire une nuit.

Nous le voyons revenir à une heure, crotté, tempêtant.

Ils en étaient aux préludes quand le médecin russe est survenu :

- Qu'est-ce que ce pilote ?

- Un malade.

- Quelle maladie ?

- Heu... l'intestin.

L'autre lui a fait ingérer un grand verre de bicarbonate de soude :

- Et rentrez donc à pied, lieutenant. Un peu d'air vous fera du bien.

Les Soviétiques ne manqueront pas de célébrer l'anniversaire de la Révolution d'Octobre. L'occasion de se goberger de zakouskis de biscuit, de vodka. Le chef d'état-major soviétique, au cours d'un copieux discours, s'abstient avec tact de lancer dans la propagande politique. Le patron, lui, se borne à l'éloge des Yak, artisans de nos succès et à celui du commandement. On le trouve plus bref que de coutume. Il va confier à Albert qu'il ne rencontre pas, ces jours-ci, toute l'habituelle bonne volonté.

- Pour son départ en permission. Il paraîtrait qu'il y a de l'eau dans le gaz avec la Mission.

Au dessert, le lourd Eichenbaum et le petit Scheendorf se livrent à une exhibition de catch. C'est le gros qui se foule le pied.

La première neige. Il se confirme que quelque chose va mal. Le Colonel est en bisbille avec Moscou. Le général Petit lui mettrait des bâtons dans les roues.

Le 11 Novembre, jour de l'Armistice, le Colon, Jeannel et Brihaye ont décidé de gagner Vilno en Yak-6. (Bourveau, venu de la Mission avec l'idée d'arranger les choses et qui n'arrange rien du tout - repartira avec eux). Le mauvais temps empêche ce départ.

En car, alors ! Il n'y en a un que chez les Russes, que l'état-major déclare retenu. Quel bobard ! Le patron s'énerve. Les huit Anciens du régiment et lui s'en vont donc gagner Vilno par n'importe quel moyen. Pour la forme, demander l'autorisation à Zakharo£. Celui-ci refuse. (Il a fallu que Moscou le circonvienne). Recours au général d'Armée, par télégramme. Nouveau refus. Le polkovnik entre dans une colère ! Il y a de quoi. Après tant de belle besogne, après son geste récent ! On voit assez d'où ça vient !

Nous apprendrons, le soir, que Pouyade, sa valise à la main, est parti avec Bourveau - par auto-stop, aurait-il déclaré - en réalité en Jeep.

Il a laissé le commandement à Delfino.

On ne connaît pas tant le commandant, sauf comme un fonceur de première. Théoriquement, il était plutôt attaché à la 4e, mais il lui arrivait de choisir ses équipiers un peu partout.

- Un type bien, vous allez voir, nous dit Albert. Je l'ai senti au moment de Lefèvre.

En tout cas, à ses qualités de pilote, Delfino semble joindre celles du diplomate, car les Anciens, assez montés du fait de la façon dont a été traité Pouyade et dont on a l'air de vouloir les retenir malgré eux, avec quel tact il les raisonne, les persuade que leur propre départ n'est qu'une question de jours ! Et d'engager des démarches efficaces.

La Division nous boude pendant trois jours. Pas la

moindre mission demandée, encore que le temps soit volable. Le quatrième, elle reprend conscience de notre existence pour nous confier des missions de chasse libre sur l'axe Insterburg-Tilsitt - ce qui ressuscite un peu de bonne humeur.

Et... ce qui achève de nous regonfler, c'est cette nouvelle époustouflante qu'Igor a captée à la radio. On n'ose y croire :

- Le Grand Patron ! Non ?

- De Gaulle, mes bons !

- À Moscou, il s'amènerait ? Blague !

- Et il nous rendrait visite.

On donne consigne aux Anciens de poser la question, le lendemain, au général Krioukhine, qui les convie à son P.C. au propos de la décoration qui échoit à la Division (la plus recherchée : toujours le Drapeau Rouge).

- Tâchez de renifler si c'est un char. Parce qu'avec ce sacré Boum !...

Ils reviennent :

- L'occasion ne s'est pas présentée. Krioukhine a parlé tout le temps. Rien que de notre entrée à Berlin !

L'affaire de Gaulle se précise pourtant. Nous en sommes révolutionnés. Il serait en route pour Moscou... Et il ne serait pas exclus, en effet, qu'il fasse un crochet sur le front.

- Ce que je souhaiterais, fais-je à de Geoffre : Faire une Croix de Lorraine devant lui, et reprendre mes cliques et mes claques.

- Tu en as marre d'ici ?

- De l'hiver, oui. Et, au bout d'un an, on a le droit...

- Certains des Anciens sont là depuis vingt mois. Les Soviétiques n'ont à la bouche que la reprise de l'offensive. L'adjoint du chef d'état-major croit devoir, le 19, nous rassembler pour nous donner tous renseignements sur l'attaque - qui, soi-disant, se déclenchera aux lacs Mazure, dès que ceux-ci seront entièrement gelés. Tableau des forces allemandes 2.000 canons, 130.000 hommes, 400 avions. Ce n'est pas rien.

- Mais nous leur opposerons trois fois plus d'hommes et d'engins.

Ces perspectives lointaines nous laissent relativement froids. Moi du moins. J'ai sept victoires, cinq palmes à ma croix de guerre, et une 2e étoile. Quelle envie d'embrasser les miens !

Un peu de distraction pour deux jours : de grands cinéastes de Moscou, qui viennent tourner respectueusement la vie du Normandie-Niémen. Pour l'existence au sol, très bien ; le Stalovoia sert de décor ; les cochons de lait au ventre rebondi rissolent devant les sunlights (Ce n'est pas nous qui les dégusterons). Pour les vues de combat, pas d'espoir de filmer autre chose que des décollages. Et encore... La pluie tombe si drue que la piste redevient une tourbière, où les roues s'engluent sans remède. Les grands cinéastes de Moscou se retirent prématurément.

Pas un signe de vie du patron, ni de Cuffaut, ni des autres partis il y a plus de huit jours. Le temps s'est levé. Nous venons d'apprendre la libération de Metz et Strasbourg. -

Ce serait comique si la Victoire venait par l'autre côté ! - Ils en feraient une tête, les Soviets !

Et puis, brusquement, l'avis vient que nous déménageons.

VI

GROSS-KALVEITCHEN

27 Novembre 44

C'est, cette fois, pour un terrain de Prusse Orientale. Satisfaction d'être chez l'ennemi. Un ennemi qui s'est enfui, jusqu'au dernier habitant, nous laissant un village coquet, des installations d'un confortable dont nous n'avions plus la notion. Le standard de vie des Allemands n'était pas une légende. La une occupe, pour sa part, une belle maison à mobilier de choix, pourvue de bons lits avec sommiers, édredons et deux matelas. On profite de ce que les escadrilles voisinent dans un faible rayon pour renouer de vieilles intimités. De Geoffre vient faire ménage avec Marchi et moi.

C'est un pays à larges vallonnements. Un grand lac wagnérien, bordé de sapins, s'étend en lisière du camp. (Pas d'esquifs, à cette saison). A quelques lieues, c'est la célèbre forêt de Goldap, terrain de chasse de Gœring (où l'on aimerait tirer le cerf. Les fins de la gâchette se réjouissent). Aux environs proches, réside le 117e Stormovitz, qui a l'invitation facile. Et un plaisir, c'est de retrouver le sympathique Bao de Doubrovka.

La vie de château qui recommence. Laissons-nous faire ! Le mauvais temps semble définitivement installé.

On mange bien : viande de boucherie, et, surtout, volailles, volailles, volailles.

La neige, il fallait s'y attendre. En voilà pour des mois ! Le brouillard. Lui, fait renaître le spleen. A quoi servons-nous ici ?

Albert et de la Poype sont nommés par télégramme (tout se fait désormais par télégramme), héros de l' Union Soviétique. L'appellation nous amuse :

- Vous voilà héros brevetés !

Et notre Normandie prend le nom de Régiment du Niémen. (On croyait que c'était fait depuis trois mois).

Par bonheur, ce tuyau incroyable, qui avait été démenti : de Gaulle en Russie, prend de nouveau corps. Il n'est question que de ça à la radio. Il vient sceller on ne sait quel pacte d'amitié avec les Russes. Bravo ! De si chouettes compagnons d'armes ! Et la deux, qui a déniché un huit lampes dans un salon, attrape la Chaîne française, qui confirme la visite prochaine du Général à l'héroïque... - Pour toi, Pohyp ! ...phalange du Normandie-Niémen.

L'état-major, le général ont dû avoir confirmation. Pas fâchés de noter qu'eux aussi, le nom du Libérateur du territoire les impressionne quelque peu. Ils se trémoussent ; ils vous secouent le Bao, qui se dépense frénétiquement en nettoyages, en savonnages. Voilà le Général
en Russie. Il arrive par Téhéran - comme nous. (Staline est sur le quai de la Gare). Le verrons-nous ? Puisqu'il l'annonce ! Le Bao fait des acquisitions, ramasse du ravitaillement, tape les Baos d'alentour de rôtissoires géantes,
accumule une provision de sucre et de farine, à imaginer qu on va fabriquer un de Gaulle en pâtisserie grandeur nature.
Il n'y a plus qu'un unique sujet d'entretien : viendra-t-Il ? Quand viendra-t-Il ?

Un temps d'ours, les crocs d'une pluie glaciale, qui mordent au visage.

Le 5 décembre, le Général ne vient plus !

On se couche, dégoûtés, après une vague séance artistique, où chacun devait faire son numéro, mais qui se résume, à peu près, en un walk-over de Laurent.

Le 6 décembre, au matin, le Général est annoncé pour " le milieu de la journée ". Affolement complet. Plus rien n'est prêt. Le Bao se réservait de faire prendre une barrique de vino au Rayon. Vite, un camion ! Et les volailles à plumer ! Les plus grassouillettes ! Combien ? Sur quels fourneaux, quelles broches ? Rôties ? En sauce ? On sera combien ?

Nous nous repentons d'avoir, avant-hier, interrompu si vite l'entraînement pour la Croix de Lorraine... Qui s'y est déjà essayé ? Les Anciens ? Les demi-Anciens ? De La Salle passe dans les maisons prendre des noms auxquels il accole des cotes : Possible, Entraîné, Excellent.

Le pis, c'est que c'est justement le jour que les fins de la gâchette ont élu pour aller faire des tirés dans les chasses de Gœring. Ils se sont embarqués en carriole. Quand les reverra-t-on ! Autre chose : les héros et Brihay ont pris le car, à 5 heures du matin, pour Kaunas, direction Moscou, où ils doivent recevoir leur insigne. Comment les rattraper en route ?

On en est là, quand, à 15 heures... le Commandant Delfino convoque les chefs d'escadrilles. Ressortant, on court à eux. Ne jamais vous savez bien, exécuter l'ordre avant d'avoir attendu... En fait de contre-ordre, celui-ci est de taille.

Pour être présenté au Général, tout le régiment, y compris officiers et mécaniciens russes, part, ce soir même, pour Moscou.

I

MOSCOU (bis)

6 Décembre 44

Ce voyage ! Il débute par un transfert de nuit vers Kaunas, une vingtaine de lieues. Nous sommes en camions Studebaker. Le nôtre, spécialement archaïque, où nous nous empilons à quinze, avec des valises, est débâché à l'arrière (par ce froid de – 15°). Notre conducteur s'égare par des chemins inimaginables où l'on n'a le droit de circuler que phares en veilleuse ou éteints.

Nous avons mis cinq heures et demie pour parvenir à Kaunas, où nous rejoignons les camarades dans une salle surchauffée, dépendance de la gare. Va-t-on prendre le train tout de suite ? Non pas : cette après-midi seulement ; aussi nous recharge-t-on bientôt en direction de... Inch Allah !

Quelle surprise de nous voir mener à un hôpital militaire ! Met-on en quarantaine les dysentériques que nous sommes ? On est résignés à tout. Mais voici qu'un personnel de blanc vêtu nous assiège de complaisances !

Pour nous, ces vastes chambres, à dix lits. Nous plairait-il de prendre une douche ? Délices oubliées de l'eau chaude. Puis, une collation, et l'ivresse de se rouler dans des draps frais.

Dès les 8 heures, nous sommes debout, reposés, enfilant la chemise propre gardée pour une grande occasion. (Pour la plupart nous n'avons pas quitté, depuis bien des semaines, notre tricot de peau). Un médecin militaire, au sourire de papa-gâteau, nous guide vers le Stalovoia. Là, un repas sardanapalesque nous attend. Pensez : caviar frais, saucisson, jambon d'York, œufs sur le plat, escalopes pannées, pommes sautées, chocolat avec crème fouettée, le tout arrosé de vins et de vodka. Nous démêlons dans l'affaire la main du général Zakharof, qui se trouve là, avec son rire de Zeus, et entend effacer le souvenir du fâcheux incident Pouyade. Nous sommes bons princes, et, au dessert, entreprenons les infirmières, que nous sommes allés quérir, pour un dansavat endiablé.

Il faudra s'arracher à ces félicités. Notre train est formé. À la gare seulement, nous retombons sur les héros de l'Union Soviétique qui ont passé la nuit, eux, sur de mauvaises banquettes, et que nous esbrouffons avec nos fastes gastronomiques.

Ce n'était pas assez de Zakharof. Déambule auprès de lui, sur le quai, escorté de deux hercules en uniforme, le général Krioukhine lui-même, commandant la Ire Armée Aérienne, juste entrevu à Dobrouvka. Le déplacement du Normandie-Niémen déplace aussi de l'air.

Il n'y a qu'à voir notre convoi réservé. Quand les Russes font bien les choses ! (On se demande si ce ne serait pas le propre train spécial de Staline). Le Commandant Delfino nous le fait visiter de bout en bout. En tête, le wagon du Général, comprenant deux compartiments-lits, un salon aux larges fenêtres, meublé de divans, de fauteuils, de consoles, plus cuisine et salle de bains. L'écartement supérieur des rails bannit l'impression de loggias à roulettes. Nous serons évidemment moins bien servis. Seuls, le Commandant, les chefs d'escadrilles, les héros et les Anciens bénéficient de wagons-lits, aux côtés de l'état-major du régiment. Nous devons nous contenter de nos habituelles couchettes en bois - dont matelas et couvertures atténuent, il est vrai, la dureté.

Et nous sommes plus près du wagon-restaurant, qui brimballe, en tête du train.

Un fameux wagon-restaurant qui - je n'ai jamais vu ça ! - vous fournit, à toute heure, et à l'œil, tout mets et toute boisson. On y poussera de nombreuses pointes histoire de s'empiffrer de la volaille froide, des gâteaux, du caviar, et le reste. De la vodka, comme s'il en pleuvait, qui entretient une saine gaîté. Seul inconvénient : le W.R. est le seul à n'être pas chauffé, autrement dit on y gèle, et on s'en échappe rapido, emportant ce qu'on peut sous k bras.

Nous sommes précédés, à dix minutes, d'une locomotive haut-le-pied.

La nuit vient. Une béatitude digestive nous engourdit.

La première halte sérieuse est Smolensk, le lendemain, 11 heures, dont la gare donne l'idée d'un cataclysme lunaire. On aperçoit, de loin, la cathédrale et - est-ce le Mur des Tartares ? - culminant sur le désastre de la cité.

Encore seize heures (cela fera près de deux jours en tout) avant d'arriver à Moscou, où notre débarquer s'accompagne d'autant de cérémonial que celui d'un chef d'État. La presse, les photographies, les caméras, des officiers russes alignés, doigts à la visière.

- Il est là ! Le Colonel est là !

C'est Pouyade, autour de qui nous nous rallions immédiatement. Il va nous mener à notre hôtel - qui n'est autre que la Maison centrale de l'Armée Rouge.

- Vous n'êtes pas à plaindre. Il surclasse le Savoy.

Questionné en route, le patron, bien qu'apparemment philosophe, nous a permis de deviner qu'il en a lourd sur le cœur : les gens de la Mission... La jalousie traditionnelle à l'égard de ceux du front.

- Mais de Gaulle va...

- Nous n'allons pas lui scier les oreilles avec ça !

Pouyade nous quitte, non sans avoir trouvé le moyen de glisser à chacun de nous l'indication de la distinction qu'il va recevoir, le lendemain. Pour moi, la médaille militaire.

Delfino nous a transmis l'horaire pour la journée. Ce sont les héros qui préludent, en se rendant dès 11 heures 30 chez le Maréchal Novikof, où ils doivent se voir remettre leurs plaques et prononcer, en remerciement, quelques nobles paroles, en russe. On voudrait les voir

Pohyp toujours encombré de ses longs bras !

Ils reviennent, épanouis. On ne s'est pas moqué d'eux. Rien que leurs plaques - en or - valent, d'après Fauroux qui s'y connaît, quelques dizaines de billets.

L'autre cérémonie, pour les vulgaires humanités, a lieu à l'Ambassade de France. Un cadre qui nous impose, avec des plantes vertes, des parquets à se casser la figure, des domestiques chamarrés comme aux bals de i'Elysée. Nous sommes chez les grands de la terre. Mais c'est nous qu'il s'agit d'honorer. Je nous reverrai toujours, alignés sur quatre rangs dans le vaste salon. Ce frémissement qui nous traverse, quand s'ouvre la porte de gauche et que parait le Général de Gaulle.

Il est tout pour nous ! C'est pour lui - car il incarne à nos yeux la France - que nous menons, depuis tant de mois, cette vie ;de trompe-la-mort. C'est pour lui - à cause de son appel - que tant de camarades sont tombés. Sa stature, son air de calme, son aisance - peu coutumière chez les colosses. Notre cœur vibre. On n'a d'yeux que pour lui. Ce n'est que tout à l'heure que je me ferai désigner quelques autres personnages : l'Ambassadeur, M. Garreau, M. Georges Bidault, le général Catroux, le général Juin - celui-ci avec son masque énergique, son air désinvolte de capitaine du désert.

Abrégeons. Tout se passe bien. De Gaulle se fait préparer chaque décoration par un jeune officier de sa suite (le lieutenant Guy), puis nous l'accroche lui-même, sur la poitrine, avec un mot. On applaudit. Pour les héros, c'est un délire. Pour les Libération, les bravos sont encore vifs. Pour nous, cela s'amenuise, c'est forcé... Rien ne vaut ma propre palpitation.

Ensuite, c'est le Fermez le ban, le Rompez les rangs, le champagne, de Gaulle qui se promène parmi nous, tout à fait simple et amène, serrant les mains, ayant l'air de connaître personnellement chacun de nous, posant des questions, écoutant celles qu'on lui adresse (ce qui est plus rare), tellement entouré que chacun n'en recueille qu'une bribe :

- Mais oui, la guerre touche à son terme... La victoire est imminente... C'est vous qui avez combattu dans les conditions les plus pénibles... Quoique... à l'Ouest, ce n'est pas rose non plus.

Tout un conformisme obligé, qui nous transporte, émanant de cette bouche auguste. Simultanément, le général Petit se répand aussi dans les groupes, plastronne, trouve peu de partenaires ailleurs que chez les journalistes.

Je surprends le général Juin dans un petit carré où Carbon, l'œil et la barbiche en éveil, hoche la tête d'un air entendu sur ces mots : Et les filles russes, hein ? Ça se termine. Il est temps. Ce qu'on a pu absorber depuis deux jours ! Delfino nous donne campo. Le Colonel Pouyade, lui, sera, le soir, du banquet chez Staline.

- Mes enfants, faites la nouba. Mais donnez-nous de vos nouvelles.

- On a combien de jours ?

- Hélas, peu.

(Sauf les Anciens, pour qui le retour en France est acquis.)

Il faut donc faire vinaigre. Pour commencer, un bond à la Mission Militaire, où nous récupérons ce que de Geoffre appelle nos « tenues de saillie », et où nous touchons quelques roubles.

Nous allons être des chançards. Nous ? Cinq ou six. Songez que, sur les soixante-dix membres du régiment qu'a amenés le convoi spécial, mise de côté la poignée d'Anciens qui, par la force des choses, vont faire désormais bande à part, tous - sauf nous ! - connaissent déjà l'heure de leur départ. Ce sera dans trois jours : le 12 décembre. Voilà qui n'est pas sans jeter une ombre fâcheuse sur le dîner - au Moskova - que nous offrons à nos mécaniciens. Les Challes, Charras, Saint-Marceaux, de La Salle, etc., ne peuvent s'interdire de nous jeter des regards d'amicale envie.

Je figure au nombre des six qui ont été désignés pour attendre jusqu'au 18 le ravitaillement et les cadeaux annoncés du Caire. Ce sont Jacques André, Martin, Mertzizen, Penverne, Pistrak et moi.

Notre quartier général va être, chaque soir, le Cocktail House, sis dans l'avenue Maxime-Gorki, qui part de la Place Rouge pour aboutir aux faubourgs. C'est une révélation pour nous que ce bar américain, où le porto-flip coûte 80 roubles, et entame mes gains du poker. À l'entrée, il faut montrer patte blanche. Ne le hantent que des personnalités, pontes du théâtre et du cinéma, hommes politiques, écrivains notoires, etc. (Nous ne retenons guère les noms). Le Baron et moi tenons là nos assises, juchés sur de hauts tabourets, des cigarettes anglaises aux lèvres, entourés de la déférence qu'on juge due à nos uniformes.

Parfois, quelque personnage se détache pour venir bavarder avec nous. C'est Yhlia Ehrenbourg, qui se proclame le camarade de guerre du Groupe, Jean-Richard Bloch, qui se prévaut d'avoir publié - dans la Pravda - une série sur nos Anciens, le député Ramette, Pierre Cot aux laïus charmeurs (C'est moi le premier qui ai cru en vous, etc.). D'eux tous, c'est le père Champenois, le correspondant de l'Agence Havas, que nous avons le plus à la bonne. De Geoffre raffole de cet aîné charmant, disert, informé de tout avant tout le monde, inséparable de sa pipe, et qui, pour la capacité d'absorption, lui rend encore des points.

Nous installons volontiers également au Moskova, autant restaurant qu'hôtel, où l'on mange à toute heure, et où l'on danse, toute la nuit, fox-trotts et swings américains.

C'est là que, dès le second soir, le prestige de nos tenues fait mouche. La mouche, c'est une blonde élégante. Je l'invite pour le lendemain. Puis, cette Choura m'invite à son tour. Chez elle, dans un immeuble neuf, devant une table brillamment parée, nous nous asseyons aux côtés d'une de ses amies, Tamara, une beauté, celle-là, chevelure auburn, des yeux bruns, des cils de vedette. Et c'est une vedette, en effet, vers qui s'orientent mes hommages, Choura jouant le fair play.

L'agrément, comprenez, de flirter avec une actrice à là mode. (Je n'irai la voir en scène qu'une fois et admirerai son naturel.) Tamara m'emmène au cinéma. Dans une loge. Sans payer (billet de faveur). Elle est la femme d'un Colonel. Son mari est au front. Séparés, on est libre, n'est-ce pas !

Cette équipée, quand elle m'avise qu'elle compte, en banlieue, une amie qui serait enchantée de faire la connaissance d'un pilote français :

- De préférence grand et brun.

Je fais le tour, par la pensée, des six. Il n'y en a qu'un qui répond à cette double condition.

Notre départ, par ce train de banlieue, avec trois quarts d'heure de retard. Le thermomètre est à - 28. L'odeur de graillon mouillé qui se dégage de la classe unique, où Tamara, sans répugnance visible, a tassé son manteau d'astrakan auprès de la pelure d'un moujick, qui grignote des quignons de pain. L'heureux désigné - et moi-même - ne disons mot, tant l'air empeste, et tant le froid nous paralyse (le poêle ne marche pas). Après deux heures de trajet, c'est l'arrivée dans un bled où nous attend encore un kilomètre de chemin gelé. (L'heureux désigné prend de ces pelles !)

Et, lorsque nous frappons enfin à cette porte d'un joli immeuble, ce grand gaillard, à peu près de notre âge, qui nous annonce :

- Maman revient.

Tamara a d'autres amies. La meilleure, me confie-t-elle, habite un appartement en commun ; elle est contre-maîtresse d'usine.

- Si tu veux, nous irons chez elle. Amène un ami.

C'est à Penverne que je fais signe, cette fois.

Brave Pan-pan ! Il était en panne. Il est ravi d'atterrir en ce logement propre et modeste, dont l'aimable boulotte qui nous reçoit n'occupe que la pièce du fond. Ça colle entre eux tout de suite. Il va camper là désormais, et offrira, presque chaque soir, à son petit boudin comme il dit, le cinéma ou le théâtre, avec bombance jusqu'à deux heures - interrompue le jour où les co-locataires portent plainte et où Pan-pan doit émigrer.

Nous devions repartir le 18, ce que fait le Baron. Nous grappillons quelques jours, d'autres encore, finalement près de quatre semaines, sous le prétexte - authentique - du mauvais temps et d'arrivages retardés. Tamara for ever ! J'ai enfin l'honneur d'être reçu chez elle, un magnifique appartement, .avec 5 mètres de plafond et des dorures, ce qui prouve qu'elle appartient à la classe exceptionnelle.

Sa mère est là.

On se manque, un soir, au Moskowa. Pas de nouvelles, le lendemain. Je me mets en devoir de la rechercher, et retrouve, non sans peine, l'immeuble. Mais je n'ai plus la moindre notion - dans cette caserne marmoréenne - de l'étage ni du numéro. Je vais créer un scandale sans précédent en sonnant à la porte de... dix appartements successifs. À peine l'ai-je fait, c'est le noir silence chez les locataires. Puis, on vient, à pas épouvantés. On entre-bâille seulement l'huis. Ma question paraît une folie. On referme, et on se barricade.

Tamara, quand j'aboutis enfin chez elle, pâlit :

- Tu ne pouvais pas savoir... C'est peut-être une catastrophe.

- Pourquoi ? Je suis un visiteur honorable. J'ai des répondants. Je porte une décoration de chez vous.

- Mais les rapports qui vont être faits à mon sujet !... Une enquête.

La mère, qui survient, joint les mains : Tamara ne ferait-elle pas bien de se prémunir, au Polit-Bureau ?

Ce qui ne l'empêchera pas de venir, trois jours plus tard, réveillonner gentiment au Moskowa avec nous.

Assez tiré sur la ficelle. Il faut regagner Gross-Kalveitchen, ne fût-ce que pour apporter ces cartouches de cigarettes, ces caisses de whisky et de champagne - en provenance de Téhéran - aux copains qui les attendent anxieusement pour le Jour de l'An.

D'avance, une chape de plomb nous pèse, à la pensée du retour dans la neige et dans la bouillasse. Tant de camarades sympas, partis! Les escadrilles refondues, dit-on. Avec qui vais-je être ? Pas de bagarres, pas même de missions à entrevoir d'ici des mois, malgré ce que l'excellent Pistrak nous raconte confidentiellement d'une nouvelle offensive. En a-t-on jamais vu, l'hiver ? Le moral est bas. L'abaissent encore des adieux de Fontainebleau. Le seul gonflé reste André.

- Allons, on a eu trois semaines ! On se plaindrait de quoi ? Les copains qui, eux, ont eu trois jours !

On s'embarque le 30, en Douglas, par 35. C'est un appareil coiffé d'une tourelle de mitrailleuse par où le vent s'engouffre. À crever, sans bottes ni moumoute ! Pour 5 heures de vol. Ou a si froid qu'on n'est même pas fichu de déficeler le casse-croûte.

Et pire sera encore le retour de Kaunas au terrain, dans ce camion ouvert et bancal, d'où nous descendons, violets.

H GROSS-KALVEITCHEN (bis) 31 Décembre 44

Guido, Iribarne and co, qui nous attendent au débarquer, ont l'air d'avoir le sourire. Ils nous sautent dessus : alors, le champagne, les disques ? On avait peur, pour le Réveillon.

- Ici, quoi de neuf ?

Des tas de choses, qu'on nous jette en vrac : d'abord, de Geoffre est manquant.

- Depuis quand ?

- Depuis hier. Il faisait patrouille avec le petit Challes. Ils ont rencontré deux Messer.

- Pas percuté ?

- Challes ignore.

- Vous savez ce qu'il dit toujours : Ne vous en faites pas pour le Baron.

- Oui, on dit ça. Mais...

(Il y a un mais, en effet, qui étreint le cœur.)

- Une autre perte. Pilchikof, le mayor, vous savez bien, du 535e Stormovitz. Celui qui riait toujours, qui battait la mesure avec son crâne !

Un brave type ! Il est tué. Que dire !

Iribarne reprend :

- Qu'est-ce qu'ils ont pensé, à Moscou, de l'offensive von Runstedt ?

- Quelle offensive ?

- Des Boches.

- Où ça ?

- Dans le Luxembourg, voyons ! Qui a failli reprendre Anvers !

- Pas entendu parler de ça.

Mertzizen questionne :

- Delfino ? Ça biche toujours, avec lui ?

Nous sommes enchantés d'apprendre que sa cote ne fait que grandir. Il s'occupe de tout ; il est chic. Il a paré au cafard. Il a réglé la nouvelle répartition des escadrilles, sans que personne ait à rouspéter. Il a fait reprendre les missions. Le bruit court que les Allemands vont se lancer dans la guerre des gaz... Il a dégoté des masques. Il défend le Groupe. La Division a toujours l'air de se figurer qu'on compte cinquante. Elle s'est plainte qu'on ne fournissait pas assez de travail, Il a réuni, avant-hier, les commandants d'escadrilles devant le mayor Udovine pour mettre au point ce malentendu. On est trente-six, pas un de plus ! Du moins, on le sera demain, une fois les permissionnaires revenus, a-t-il déclaré. Trente-cinq, si de Geoffre continue de manquer. Le mayor n'a pu que dire amen.

Je me trouve maintenu à la une - mais qui a changé de crèche (Les salopards ne m'ont laissé qu'un lit court, de 1 mètre 60, et près de la porte, au courant d'air). Commandant de l'escadrille : Challes. C'est le prototype de fonceur. Un peu renfermé. Très juste. On ne le tutoie pas. Il ne fréquente guère que Charras et de La Salle. Le premier -compte chez nous aussi. Du gang d'antan, restent, en plus de moi, Marchi, Iribarne, Taburet. Les nouveaux sont plutôt sympathiques : Genès, Perrin, Schcendorf (dit la Chouenne), Ougloff, le petit Reverchon (Machoute) à qui une cartomancienne a prédit qu'il serait pris dans une épouvantable histoire, que tout le monde le croirait mort, plus que mort ! Et il en réchapperait.

On verra ! Notre premier devoir est d'aller saluer le Commandant en lui apportant la veuve Cliquot. Le Colonel Pilchouk (Pitchoum, disait Albert), représentant Zakharof, ne manque pas une si belle occasion. Il me faut assister aussi à une remise de décoration à des mécaniciens qui s'en vont.

Une représentation de fortune. Enfin, le fameux Réveillon.

Celui-ci ne s'annonce pas mal. Un bon repas, enjolivé par notre apport de liquides. Des toasts émus. Vers minuit, on se met à danser. Quand, tout à coup - je tangotais - je sursaute à une détonation. Un capitaine russe s'effondre. L'orchestre s'arrête. J'aperçois un lieutenant soviétique, hagard, qui tient un pistolet... Je ne le suis pas des yeux longtemps. Ses camarades l'ont déjà entouré, poussé, expulsé. Histoire de femme ? Nous ne le reverrons jamais.

Les danses, cette nuit, en demeurent là.

Le capitaine de Saint-Marceaux commande désormais la deux, assisté du gros Douarre, le violent (Matras), la trois, avec Castin. Des Yak-3 neufs nous sont livrés, dont le mien me subjugue tout de suite, que j'essaie, dès le 2 janvier, avec ivresse, au-dessus du lac.

Mon fidèle Fédorine m'explique la façon dont, sur le rapport d'Agavelian, l'usine a remédié aux vices du désamorçage et ennui de train. De nombreux moteurs sont à roder. Mieux traités que les Yak-9 de Toula, les taxis ont chacun leur bâche ; on les réchauffe avec un mélange de glycol et d'alcool ; ce sont des rouleaux compresseur, non plus des femmes, qui ont charge d'aplanir le terrain.

Ah ! le Baron a remontré son nez - ce qui ôte un poids de l'estomac. Il se fait même homologuer comme probable un Me-109 abattu sur territoire ennemi.

- Et vive la vie ! conclut-il.

L'eau de vie, n'est-ce pas, c'est l'alcool. De Geoffre et la Chouenne, dès le lendemain, vous découvrent une distillerie dont, grâce à un labeur forcené, ils vont parvenir à remettre les alambics en état. À quel hard labour se livrent-ils ? Quelles moutures do levure de blé, d'orge, de sucre, etc. ? On se fiche d'eux. Ils sont impassibles. Un matin, l'appareil fonctionne. On leur tire son chapeau quand une petite délégation, le soir, savoure la première coulée... Elle n'a sans doute pas grand goût, niais est d'un degré appréciable. Pas si loin de la vodka ! Hélas, de Geoffre, qui l'amène chez nous, casse le bocal dans notre chambre. Les émanations d'alcool nous grisent pendant notre sommeil.

C'est amusant, le Commandant, dans l'idée légitime de soutenir notre mural, reparle, à chaque instant, d'offensive.

- Avec tout le respect qu'on vous doit, mon commandant, on est sceptique.

- Et moi, je vous parie n'importe quoi.

Comme Douaire secoue encore la tête, Delfino manque de se fâcher. Respectons sa bonne intention.

Son intervention se marque partout. C'est grâce à lui que des visites s'organisent entre escadrilles, de petites réceptions. J'ai dit qu'on ne se connaissait pas assez. On commence à se faire des blagues.

Une fois de plus, un concours de tir met à l'honneur Challes et Miquel ! Leurs émules, Versini-Martin, menacent de tourner leur valeur contre les clebs du terrain. Il faut dire que ces derniers ont redoutablement proliféré. Le monstrueux Ravachol, Zazoute, plus ahurie que jamais (et qui vient d'avoir des petits), Raya, et toute une séquelle de cabots pelés suscitent des visées meurtrières de la part de la Ligue anti-chiens.

On reforme les patrouilles. Guide (de la deux) qui revendique à tout bout de champ 1.600 heures de vol, aspirerait, je crois, à devenir l'équipier de l'aspirant Sauvage. Mais Challes m'a donné Ouglof, avec qui je m'entends au mieux dès notre première sortie. Je me dis que, si je l'avais eu durant les batailles d'octobre...

Mauvais temps. La Division, pour se distraire, nous joue un tour. C'est le 4 janvier que, sur Un coup de téléphone, à 17 heures, nous rappliquons, tout parés, sur le terrain. Les moteurs chauffent. Super-alerte, qui dure une heure... Et... et c'est tout.

Ainsi coulent une dizaine de jours. Pas plus d'offensive que de beurre en broche - et même beaucoup moins, car le Bao nous gâte. Un mètre de neige. Des pistes qui courent dans le camp, entre remparts blancs. On berce son ennui à l'unique phono du Groupe, dont il était entendu qu'on profiterait par roulement. Mais il y a des accapareurs.

Le 11 janvier, Agavelian nous a réunis, et nous fait, pour le principe, un amphi technique qui nous laisse vaguement somnolents, quand la porte s'ouvre.

C'est Delfino :

- Messieurs, l'offensive commence demain.

Ce n'était donc pas un bobard ! Les chefs d'escadrilles nous avisent peu après que nous allons nous déplacer vers le terrain de Dopienen (Où est-ce ?), au fur et à mesure des missions que nous accomplirons sur le front. Eichenbaum part pour le P.C. avancé de la Division d'où, sous l'indicatif Michel, il transmettra, par radio, des ordres aux patrouilles en vol.

On pense si nous voilà électrisés. De la grande bagarre ! En janvier, qui se fût attendu à ça ! Guido va râler, qui, le 5, est parti pour Alytous, en U-2, afin de récupérer définitivement le partno ! (Il revient à temps, le 12).

. Le 13, la journée s'annonçait faste. Dès potron-minet, le fatidique roulement de tambour nous assourdit. Mais... une brume à trancher au couteau se répand sur toute la région à partir de 10 heures 15. Plus question de décoller. On s'interroge, perplexe : la biffe, que peut-elle faire, dans ces conditions ?

-- Mais si ! Ça avantage l'attaque, affirment nos stratèges Saint-Marceaux et de La Salle.

Ou ne parle cependant, le soir, que d'une avance un peu mièvre de quatre à cinq kilomètres.

III

DOPIENEN

18 Janvier 45

La journée est belle..., pour les autres. Je la passe à deux pas de mon Yak, piaffant d'impatience, battant la semelle pour ne pas risquer les pieds gelés, ou me réfugiant, pour prendre un thé, au P.C. du camp, qu'occupe en permanence Delfino.

Les nouvelles, chaque heure, sont pommées ! Martin qui descend un Messerchmidt, et en rabat un autre sur Déchanet, qui l'envoie percuter au sol. La voix de Michel, assez distincte, qui expédie vers Insterburg une autre patrouille, où Mertzizen, puis Castin et Bleton gagnent chacun droit à un tonneau lent. Etc., etc. Vers la fin de l'après-midi, Mutuel nous fait une belle peur en se posant sans avoir - par mégarde - sorti son train. Il descend :

- Une habitude à prendre (Ça lui est déjà arrivé deux fois).

Le soir, atmosphère de fête. On se réjouit en retrouvant le gentil Bao de Srednicki. Le stalovoia est plaisant. Vodka, coups de rouge. Quelques avions boches s'essaient à pilonner le terrain, mais sont chassés par une des plus intenses D.C.A. russes que j'aie connues.

Le 15, il neige. Ce n'est que vers le soir que sont ordonnées quelques missions.

Déchanet rentre :

- Méfiez-vous. Les Russes nous affirment toujours notre supériorité numérique. Nous venons encore de tomber sur vingt Messer. Ils sortent rarement moins nombreux. Et ça m'a fait l'effet d'être des meuchants.

Le 16 janvier, je me sens d'attaque, bien que la dysenterie m'ait repris. (Elle qui m'avait aimablement fichu la paix, à Moscou).

- C'est la frousse, ne prends pas ça de travers, me fait Marchi.

Très possible.

J'emmène cinq autres Yak : Ouglof, Charras, Piquenot, Perrin et Taburet. Le moment de montrer un cerveau de chef. Nous découvrons, dans nos lignes, une douzaine de F.W.-110, venus sans doute pour mitrailler. Se voyant survolés par nous, ils se mettent en cercle défensif. C'est la parade à quoi on ne peut rien, à moins qu'un du cercle ne s'énerve... Nous attendons, en virevoltant, cette gaffe presque obligée... Ça y est ! Un des Fokke, brusquement, change son sens de virage. Je le prends en chasse. Il a beau multiplier les queues de poisson. Mon zinc, plus maniable, le tient sacs mal, et, à chaque fois que je le passe, je lui lâche une rafale maison. Sa croix gammée noire, ses marques d'escadrille, la gueule du pilote... Nous sommes descendus en rase-mottes. Tout à coup, il accroche des arbres, et s'éparpille. Ça fait un !

J'apprends par radio, qu'Ougloff vient de réussir le même coup.

Si on essayait de rattraper les autres F. W., qui filent plein Ouest ? Nos Yak sont plus vites, c'est précieux. J'ai la chance de pouvoir me placer, cette fois, trois-quarts arrière. Rafale. Tôles qui sautent. Le Boche en parachute, le F. W. en vrille.

- Allo, les Rayaks, rendez-vous au-dessus du petit bois.

On s'y retrouve, les six. C'est un point que je leur ai fait repérer, à l'ouest de Chtaloupienen. On rentre.

De l'avis des autres patrouilles, ça commence à devenir dur. Castin, après deux victoires, ne peut at,terrir que selon les principes de Miquel : sur le ventre.

Et Miquel lui-même ? Hélas, il a été vu dégageant une lourde fumée blanche, signe tragique. Bleton a un obus dans le moteur.

- Ça va, Piquenot ?

Le petit Piquenot, le benjamin de la une, plein d'allant et de feu, n'a jamais figuré dans de pareilles bagarres.

- J'ai eu peur, j'ai tiré, dit-il. Je n'ai rien vu ; mais, bon Dieu, que c'est excitant !

André, Lemare et Henry ont marqué chacun un point. Bleton aussi, dont un obus a pulvérisé le moteur. Les jeunes ont l'air de la grande cuvée. La soirée est gaie. Le télégramme de félicitations de Zakharof arrive plus tôt qu'on ne l'escomptait, suivi d'une caisse de champagne de Delfino.

On assure que la seconde ligne de défense allemande est percée.

Le 17 janvier s'annonce moins favorable. Temps

douteux, grand froid. Dès le matin, le capitaine Challes, qui a emmené un dispositif de six, revient, poursuivi par deux F.W., et atterrit en désespéré... Pardi ! N'importe qui se trouverait mal. Il nous montre son bras qui pend. Il a un obus de 20 mm sous le coude.

- Au revoir, je l'espère, me fait-il simplement, quand l'ambulance l'emporte.

Il a eu la satisfaction d'apprendre que deux de ses pilotes, Marchi et Iribarne, se sont acquis trois victoires. Nous ne le reverrons pas.

J'emmène immédiatement huit Yak.

Nous voilà à 2.500 mètres au-dessus de nos lignes. J'aperçois trois-quarts avant et plus bas que nous - douze F.W. en échelon refusé.

- Allo, les Rayaks, position d'attaque, F.W. en dessous à trois heures.

Les F.W. ne nous ont pas vus. Des bombes brillent sous leur fuselage. C'est ça, ils viennent pour bombarder et amorcent leur retournement.

Plusieurs de nous ont discrètement opéré un virage relatif. Je pique dans les fesses d'un des Fokke - qui pique lui-même sur quelque chose. Nous sommes à la verticale, entraînés vers le 800 à l'heure quand une de ces Flaks - russe - se déchaîne ! J'en suis horrifié. Vous verriez ces gerbes de boulets rougis à blanc qui fusent en feu d'artifice, nous encadrant, pendant que j'ajuste mon F.W. dans mon collimateur !

Trois secondes, peut-être... Ça ne peut pas durer ! On en meurt, de jouer les météores ! Tout en lâchant une giclée, je me protège la figure, idiot ! Et je me mets à tirer sur mon manche, comme un possédé, me flanquant un voile noir dont je suis sûr qu'il est ma dernière sensation, car je dois arriver au sol (Muche !) et je m'attends à percuter.

La Providence veut que j'émerge, quelques secondes plus tard, en plein ciel, avec Ouglof à ma droite. Trempé de sueur, jambes fléchissantes, ballantes, sur le palonnier. Juste à propos pour sonner le rassemblement au petit bois.

On ne peut pas en rester là ! Il faut retourner sur le secteur. Nous l'abordons à peine qu'une nuée de Messer (toujours notre supériorité numérique ! ) nous dégringolent dessus en trombe, jaillissant de nuages blafards. Ils remplissent de toutes parts l'espace.

- Attention, les Rayaks ! Cercle défensif à gauche !

Tiendrons-nous le cercle assez longtemps ? Rien d'ingrat comme de coller - à moins de 15 mètres - à une queue, sans cesser de virer toujours dans le même sens, assez serré (voile noir), tout en percevant des obus fusant de partout.

- Pas d'affolement, les Rayaks ! Ne rompez pas le dispositif !

Je crie et répète l'avertissement :

- Confiance, les petits potes.

Je tire aussi, au petit bonheur. Nous allons être à bout d'essence (3/4 d'heure dans notre réservoir, quand les F.W. comptent sur 2 heures !). Est-ce hanté par ce risque que Piquenot, soudain, dégage !

Je lance :

- Piquenot !

Ça n'a pas traîné. En rien de temps, un Messer était dans ses reins, qui vous le désintègre en vol. Petit Piquenot ! Il nous sauve peut-être, car, dans le tohu-tohu qui suit, nous parvenons à dégager.

Pas tous. Charras non plus ne rentre pas.

C'est sévère, comme pertes. (Heureusement, Charras reparaîtra, le lendemain). La une, déjà décapitée (Challes), vient d'être deux fois décimée. De La Salle, capitaine depuis peu, va en prendre le commandement.

Tout le reste du jour (le temps se gâte), véhément discutage de coup. Le tonus est redevenu de fer. Marchi ne tient pas en place :

- Dites, vous ne croyez pas que les Anciens seraient restés, s'ils avaient su ?

Le 18 est sans histoire pour moi. Mais non pas pour l'escadrille, puisque de La Salle, Genès, Taburet, Reverchon, Perrin sont pris, au nord de Gumbinnen, dans des combats tournoyants. Perrin se débarrasse d'un F. W. - peut-être de deux.

Genès ne rentre pas. C'était un pilote éprouvé, un bon chef de dispositif. Il avait eu, comme Casaneuve, le visage légèrement brûlé. L'effectif de la une fond.

On plaisante cependant au dîner, sur l'aventure de Jacques André qui, poursuivant deux Fokke-Wulfe, voit soudain l'un d'eux..., ouvrir le feu sur son équipier, et l'abattre en flammes. De surprise, André lâche la poursuite :

Le père Chanet :

- Leur nouveau truc pour te mettre dedans ! J'arrive à ce 19 janvier, le jour bénit de mon hat trick - comme disent les footballeurs.

N'oublions pas que la neige sévit, qu'il fait en moyenne -25, que nous ne pouvons circuler dans le camp que cuirassés de chandails, les pieds dans nos bottes en peau de chien, mains blotties dans les poches. (Comment font nos mécaniciens, qui accomplissent, pour nous, au départ, tout geste (le robinet d'air, etc.) nécessitant qu'on ferme les doigts !). Nous avons, à terre, la tête dans le chapka. On le dépose pour le serre-tête, sur lequel se greffent les écouteurs. Des lunettes contre la réverbération, le laryngo sur la pomme d'Adam, les sept kilos du parachute. Une fois installé dans la cabine, trente manettes ou indicateurs devant soi, à ne pas négliger une seconde. Ne faire qu'un avec les camarades, tout saisir du ciel plein d'embûches, de la terre qui aboie des obus. Et l'esprit léger d'une sylphide.

Le dispositif André et le mien voguent de concert dans les environs de Gillen, à 60 kilomètres de nos lignes. Au-dessus de nous, tout à coup, deux cercles défensifs de Fokke-Wulfe, chacun fort d'une douzaine d'engins.

- Allo Jacques ! Qu'est-ce qu'on fait ? Tu ne crois pas qu'ils sont trop nombreux?

- Trop tard pour fiche le camp. Ils nous tomberaient sur le dos.

Alors ?

Si on piquait plutôt sur ces quatre autres Fokke isolés ? Ainsi fait. C'est le début d'une invraisemblable mêlée. Les F.W. d'en haut qui se mettent à dégringoler comme gouttes d'eau. Des avions dans tous les azimuts, et moi qui, pour les éviter, vire, pique, regrimpe, amorce un Immelmans de combat, m'efforce d'éviter les temps morts et l'inertie de mon appareil. Guettant le pigeon qui surgira dans mon collimateur.

Le voilà !

Après un coup d'œil jeté pour m'assurer que je n'ai pas moi-même un tueur dans ma queue, pan-pan ! Le F.T. éclate. Idem d'un adversaire d'Ouglof. Et le plaisant, c'est qu'ils étaient chacun porteur d'une bombe, qui leur permet d'éclater, à terre, une seconde fois. André se dit d'avis de rentrer. Tout de même, sur le chemin du retour, ce F.W. en promenade est bien tentant... Charras me colle. Je suis le mieux placé. Je remonte doucement le touriste, et, en arrivant dans son dos... Pauvre type ! Dire qu'il a de la famille ! Je ne suis pas fâché de voir qu'à peine touché (en plein !) il largue sa cabine, et saute.

Ça fait deux. Un Fokke survient, en sens inverse. Laissons-le. Je ne me sens plus grande combativité... du fait que je redoute la panne d'essence - à 20 kilomètres de nos lignes - et que... je n'ai plus de munitions.

Mais ce Fokke me force d'accepter le combat. Une des plus grandes peurs de ma carrière.

Nous tournoyons, et je n'ai plus que pour quelques minutes d'essence. Charras ne peut rien pour moi. Il est également démuni. Voile noir sur voile noir. Il faut serrer ses virages, avec cet animal ! Dès que je lui ai chipé un quart de tour, je prends le cap Est, et me lance dans une brève ligne droite... Puis, nous repartons en tourbillon.

Ça dure un temps infini (quelques minutes), où je me vois forcé, en plus, de mettre mes gaz à l'économie. Maintenant, la Flak nous encadre de près. Enfin, le Fokke-Wulfe se décourage, et nous atterrissons, jaugeurs à zéro, sur un terrain de secours.

Ma chemise est à tordre. Mon ventre... malade. On s'embrasse, avec Charras. On fait le plein. On regagne Dopienen. Et mon tour vient, un quart d'heure plus tard, de repartir avec six avions.

Lors de cette dernière mission, j'aurai encore la veine d'abattre un Fokke-Wulfe qui quitte son cercle défensif. Ça fait trois. Le retour est gâté par la non-rentrée de Reverchon.

- Qu'avait-il besoin de se faire dire la bonne... - la mauvaise - aventure !

- La cartomancienne a dit qu'il s'en tirerait. - Après qu'on l'aura cru mort.

- Et tu vois !

Machoute (Reverchon) reparaît dans la soirée.

Ordre du Commandant en chef au Commandement du 3e Front Biélo-Russien :

Les troupes passant à l'offensive...

Se sont distingués...

...les pilotes du Commandant Delfino. "

Sept jours que l'offensive dure. Elle ne paraît pas s'étouffer. Moins spectaculaire et rapide que celle de Vitebsk, elle ronge et emporte peu à peu les retranchements allemands. On pense à l'assaut de la mer calme contre des constructions de sable. Gumbinnen est encerclé, Tannenberg à la veille d'être pris (revanche de 1914).

Une seule mission, ce 20 janvier, sous l'autorité de Déchanet qui emmène trois dispositifs (24 Yak sur les 30 du Groupe). Vieux père Chanet ! On me demanderait de qui les conseils et l'exemple nous ont été le plus précieux durant toute cette période, nul doute que c'est lui que j'indiquerais. N'est-ce pas, Guido ?

On va loin, jusqu'à Insterburg, à 150 kilomètres des lignes. C'est à peu près le maximum que nous autorise notre réservoir. Retour en piqué léger (700 à l'heure). Au débarquer, je me sens aux anges, et tapote un plan de mon brave 5 qui, lui, ne m'a jamais créé de pépin...

Fédorine m'avertit que je viens d'atterrir sans une goutte d'huile, ma canalisation percée.

C'est dire qu'il y a dix minutes !...

C'est ce soir-là que Profitagaz nous apporte, religieusement, un numéro de la Pravda, au large encadrement rouge. Il s'agit du texte d'une causerie prononcée, sur la Chaîne Parisienne, par le Colonel Pouyade, et relative au régiment.

Le journal passe de main en main. On discute sur le nombre de victoires indiqué : 77 fin 43 ; 199 fin 44, sans compter 26 probables et 28 avions qui ne seraient qu'endommagés.

Et le compte s'arrondit tous les jours !

Il n'existe plus de morte-saison. Qui est maintenant en tête du Groupe ? Marchi ? André ? Lemare ? Le petit Challes ? Perrin ? Pas si mal placé, moi non plus.

Les trois jours qui suivent s'écoulent, en grande partie, près de la radio, dans la villa Delfino, où l'on a chaud et où l'on se repaît de nouvelles réconfortantes. Nouvel Ordre du Jour du Petit Père ; nouvelle mention nous concernant. Nous devenons de ses chouchous ! (Depuis qu'il a fait tchin-tchin ! - ou quelque chose d'approchant - avec le patron !)

Gloire éternelle aux héros tombés dans la lutte pour la liberté et l'indépendance de notre patrie !

Mort aux envahisseurs allemands !

- Un peu image d'Épinal ! observe de La Salle. - Mais non ! De la gueule ! fait Challes.

Pierrot rentre, le 22, de Moscou, où il a passé une paye, toujours en traitement pour son œil. Schœndorf, pour qui on avait craint, revient.

L'ordre arrive, dans la soirée, de nous transporter, dès le lendemain, sur un terrain limitrophe et au sud de Gross-Skaisgiren.

On se tue à rechercher ce patelin. Taburet, enfin :

- Dites donc, c'est à 150 kilomètres !

Eh oui, voilà Gross-Skaisgiren, au nord-nord-ouest d'Insterburg.

Mais alors, c'est que le front allemand a cédé bien plus largement que personne ne se l'imaginait ! Le capitaine de Saint-Marteaux nous fait une causerie stratégique !

- Ils se replient vers la Baltique, sur Kœnigsberg, où ils peuvent résister presque indéfiniment.

- Pas à nous ! s'exclame de Geoffre.

Le mauvais temps nous retarde trois jours.

IV

GROSS-SKAISGIREN

26 Janvier 45

Cross-Skaisgiren, c'est un champ, à peu de kilomètres des lignes. Nous pensions nous y trouver seuls (en pointe si avancée !) Or, trois polks de chasse et un de bombardement y ont atterri depuis quelques heures, si bien que je me demande anxieusement (la une arrive... la première) comment nos suivants pourront se poser.

Nous manque Charras, qui doit amener Pistrak dans le Yak-7.

Schœndorf et Ouglof s'en vont à la recherche du Stalovoia. Je vois Lemare très mal en point (venu chez nous depuis quelques jours en remplacement de Genès). La dysenterie, encore pis que moi. J'aimerais qu'il prenne une boisson chaude.

Schœndorf et Ouglof reviennent, déclarant le Bao débordé. Personne n'a pu leur indiquer l'emplacement exact du Stalovoia. Nous restons, grelottant de froid, sur la piste, pendant deux heures. Il fait - 30. Le Yak-7 de Charras, qui nous donnait des inquiétudes, paraît enfin. Pistrak a tenu à lire la carte. Il a raté le Niémen, qui ne se distingue plus des champs de neige. Ils se sont retrouvés... à Memel, d'où la Flak les a pourchassés. On les charrie. Ils ont risqué gros.

Les autres escadrilles sont là. On s'oriente de concert vers l'énigmatique Stalovoia qu'on, nous dit niché dans une ferme. Des cadavres jalonnent le sentier. Ça sent le front. Plusieurs de nous hésitent à enjamber les corps.

Quel Stalovoia, dont des chevaux crevés, des voitures, d'innombrables camions remplissent la cour, obstruent la porte ! Un grouillis de clients se bousculent à l'intérieur. Une salle non chauffée ; de la fumée de bois mouillé, qui prend à la gorge. Rien de prêt. Un popotier qui lève les bras : on est 3.000 au lieu de 300 ! Pas de vaisselle. On n'avalera une vague soupe qu'au bout d'une heure, et on continue de mourir de soif, car une marmite de thé a été renversée et les Russes ne boivent pas en mangeant. Il faudra faire fondre de la neige dans des bols, pour avoir de l'eau.

Où couchera-t-on ?

On s'en retourne au camp, où froidement (c'est le cas de le dire) les mécaniciens se sont attelés aux avions, qu'ils ne jugent pas au point. Eux, mangeront quand ils pourront, ce qui ne leur enlève par leur sourire.

Pistrak et Igor se sont offerts à trouver un cantonnement. On ne les revoit plus. Si ! Vers 7 heures, amenant un camion genre Dubout, qui nous transporte dans une école, à quatre ou cinq kilomètres. On offrait aux mécaniciens que ce même camion vienne les reprendre. Ils remercient ; il leur faut d'abord mettre la main sur des gonfleurs, pour les bouteilles d'air du train.

Je nous revois dans cette école, nous ruant, avec une sorte de sadisme, sur les tables et les bancs qu'on taille et enfourne dans les poêles. Ça ronfle... et le moral revient. On excursionne, pour se procurer des matelas, dans des maisons qui pourraient être minées, dans des magasins éventrés. Et l'on retourne au Stalovoia où, vers une heure du matin, on obtient un fond de soupe et des Katelettes dans des assiettes sales. C'est beau, l'avant !

Le père Chanet nous fait observer que nous sommes encore de « petits privilégiés ».

- Pour la biffe, c'est toujours ainsi.

On dirait que toutes les unités d'aviation se sont donné rendez-vous dans ce coin de Prusse Orientale. Apparemment, nous sommes de trop, et nous les mettons, dès le lendemain.

V

LABIAU

27 Janvier 45

Encore un bond d'une quarantaine de kilomètres, que nous devons effectuer train sorti, vu le manque d'air dans les bouteilles.

Labiau est un important terrain de chasse à une lieue de la Baltique, que des Messerchmidt-109 occupaient encore avant-hier. La bande est en bordure d'un bois où des patrouilles ennemies sont signalées.

Le thermomètre avoisine - 35.

Le Stalovoia est à 1.500 mètres. En m'y rendant, je dois frotter mon nez, qu'on me dit complètement exsangue et à l'instant de se geler.

Des carcasses de Fokke-Wulfe et de Messer gisent, de tous côtés, brûlées, ou fracassées par les obus, recouvrant parfois de leurs débris des formes humaines allongées, dont Henry prétend que certaines remuent !

(Henry est un dur, aux yeux enfoncés dans les orbites, aux lèvres minces, gentil garçon).

Le P.C. est entouré d'une vraie muraille de macchabées, entassés il faut voir comme, avec de ces rictus ! La fatigue nous pèse. Mon ventre. On ne sait rien. Personne ne parle, dans la pièce, où la fumée sévit, où il n'y a pas de sièges pour tout le monde. Je m'asseois sur le rebord d'une fenêtre. Quand je regarde au dehors, les yeux d'un mort tout proche - là, dans la cour - me persécutent.

Tout est lugubre. Je n'ai pas même le courage d'enlever mon serre-tête. En vain Delfino s'agite, et organise, sur le papier, des missions de chasse pour le lendemain. Seigneur, qu'on est loin de notre pays ! Reverrai-je jamais ma famille ? Marie-Thérèse, les petites têtes d'enfants... J'ai eu de la chance jusqu'à présent. Mais...

Le Stalovoia est plus sympathique, bien qu'également enfumé. D'abord, nous nous y retrouvons seuls - avec notre état-major soviétique, naturellement. Dans la cour, spectacle étonnant : un troupeau de bestiaux statufiés - morts - autour d'une fontaine gelée. Morts de froid, de faim, de soif. Un mouton s'accote à un veau. On dirait une crèche de Noël pour géants. Plein de cadavres humains, et celui-ci., mal placé, devant l'entrée, enlisé dans la glace, impossible à enlever, sur quoi on marche et le reste.

Nous allons nous coucher dans une pièce de l'étage : Lemare, Marchi, Iribarne et moi. Lemare, que ses intestins lâchent, fait peur, avec sa maigreur. Pèse-t-il 60 kilos, avec son 1 m. 82 ? Mais ses yeux scintillent ; il se fâche quand on parle de le faire évacuer...

Pour remplir le gros poêle allemand qui chauffe quatre pièces à la fois, la cuisinière nous indique que nous trouverons bois et charbon dans l'entrepôt du sous-sol... et que nous aurons une bonne surprise ! Qui y va ? J'en suis, et Griborne, toujours complaisant. Le bois et le charbon existent bien, mais sous un tas de Boches momifiés, qu'il faut balancer sur le côté, bottes retirées et poches retournées, suivant la tradition russe.

Au matin du 28 janvier, le ciel est si sombre qu'on dirait que le soleil a oublié de se lever. Nous nous autorisons tous à filer visiter, à pied, la ville, distante de deux kilomètres. Ouglof et moi, ne nous quittons plus. Une véritable ville allemande à brader, quelle affaire !

Des quartiers entiers de Bladiau sont détruits ; mais il reste bien 50 % de maisons intactes. Plus un civil. Où sont passés les habitants de ces luxueuses villas, de ces magasins ? La réputation des Russes a agi. En tout cas, les multiples patrouilles et isolés qu'on croise par les rues pillent en conscience tout ce qui est pillable. Le reste, ils le cassent furieusement. Voici des buffets et des pianos effondrés sur la chaussée, du linge dé prix qui jonche le sol, des draps de soie qui forment une guirlande décorative à la mairie.

Quels souvenirs rapportons-nous ? Tiens, ce sous-main.

L'après-midi, le temps se découvre, et le Commandant nous envoie patrouiller au nord de Kœnigsberg.

Mission banale, sauf l'incident personnel que voici : je pense surprendre deux F.W.; je suis en bonne position ; je m'apprête à en tirer un... quand, me retournant je ne sais pourquoi, je m'aperçois que je suis moi-même dans l'axe d'un troisième F.W... Oh ! mon déclenchement, ma vrille - à un dixième de seconde près, car une bordée d'obus fauche l'espace au ras de mes plumes... Je ne me récupère qu'à 2.000 mètres plus bas, amorce une chandelle en virage. Voile noir ! Si les autres m'avaient suivi !... Brave Ouglof, qui les tient en respect.

Le 29, l'équipier de Déchanet, Menut, dit le Mouflet, ex-jockey, qui a plaqué le métier pour la chasse, est porté manquant. Encore un !

Marchi, qui s'est toujours pensé musicien depuis Blidah où il taquinait la mandoline, a chauffé, lui, à Bladiau, un violon avec lequel il entend réjouir nos veillées. Lemare, qui essaie de dormir, proteste. Scheendord, le matin suivant, tranche les cordes du crin-crin. Marchi est furieux :

- Salopards ! C'est toi qui as fait ça, Roupillon ! (Ce pauvre Lemare, ravagé de sommeil).

- Je jouerai plutôt du tambour !

On retourne à la ville. La tentation ! On se met à entasser dans les intervalles entre les couchettes quantité de biens facilement acquis : pour ma part ce réveil en ivoire, cet édredon de plumes dont je ne me séparerai plus, ces poignards baltes, ce poste Telefunken que je tenterai en vain d'expédier.

Une narration épique : celle d'Eichenbaum qui revient de huit semaines en première ligne. Il a mené la vie de tankiste. Possible qu'il ait connu des heures saumâtres. Mais, avec son ventre, ses gros yeux, ses lunettes, l'entrecroisement de courroies qui le caractérise, il évoque tellement Tartarin !

- Écoutez, écoutez-le donc ! s'impatiente Delfino.

Cet excellent Bouin a eu sa voiture-radio tuée sous lui. Il a sauté (!) dans un char. C'était un char de combat ! (comme s'il y en avait d'autres). Ce char l'a emporté en première ligne. Il était blindé, par bonheur. Mais l'artillerie le visait spécialement. Et les Heinkel. Ce char était le point de mire général.

Arrivé dans la zone du feu, voilà que des sortes d'Asiatiques se sont rassemblés autour de lui. Les uns portaient des boucliers, les autres se sont abrités derrière. Ce char marchait comme une auto, crachant des obus... Il formait le centre d'une carapace roulante, pétaradante... Les fantassins-escorteurs se sont mis tout à coup à hurler en brandissant des poignards. C'est qu'on arrivait à distance de combat. Les Boches tiraient dur. Le vieux Boum se recroquevillait en trois segments, et ne répondait plus au chef de char qui lui écrasait les orteils, etc., etc. ...

De Geoffre pouffe, à en tomber. Igor est vexé :

- Toi, le Baron, j'aurais voulu t'y voir !

Delfino soutient le narrateur :

- Eichenbaum, vous nous avez fait un exposé très instructif.

Comme récompense, Marchi lui offre de lui faire faire de la double-commande sur le U-2 :

- Pour que tu aies tout connu.

Igor est gonflé. Il essaie. Mais on le trouve vraiment trop myope. Ce serait dommage de le casser.

Pistrak le remplace aux avant-postes.

Puis, deux journées de dégel infect, indiquées pour des descentes à Bladiau.

Depuis notre arrivée dans la région, le Commandant ne cesse de nous répéter qu'il nous faut nous pénétrer de la carte :

- Cette province de Kœnigsberg représente une des découpures les plus curieuses de la Baltique. Après le Skager-Rack, évidemment... Vous voyez la péninsule, avec la forteresse à l'Ouest... Le port de Pillau, qui la dessert, à l'entrée de cette langue de terre, qui se prolonge jusqu'à Dantzig. Il y a, près de là, un des principaux camps d'aviation dont les Boches disposent encore : Schalbeck, je crois... C'est ça, Schalbeck ! Et cette mer intérieure, le Frissche Haff, qui préserve Kœnigsberg d'une surprise sur deux de ses côtés. C'est compliqué ? Ah ! Il faut que vous ayez tous cette configuration dans l'œil.

Le 2 février, justement, c'est à la une que va revenir la première mission de mitraillage sur le camp de Schalbeck.

Depuis que j'ai l'honneur de commander un dispositif, je vous jure que je prépare mes missions. Cette fois, j'y vais d'un vrai amphi à mes pilotes - parmi lesquels compte mon propre capitaine : de La Salle.

Nous allons prendre par la mer, seul moyen de n'être pas repérés. La Baltique est glacée jusqu'à environ 3 kilomètres. Nous filons, inaperçus, faisons un énorme détour, puis nous nous ramenons, du large, sur Schalbeck, en échelon refusé.

C'est la direction opposée â celle d'une attaque normale. Les Boches perplexes ne tirent pas. De 2.000 mètres, mes éléments à 20 mètres les uns des autres, je pique innocemment vers le camp. J'ai dans mon collimateur des hangars, des Fokke à terre... Dire que, dès que je vais appuyer sur ces boutons, quel chambard ! Et en effet. Vloum ! Vovloum ! Mon canon et mes 'deux mitrailleuses lourdes partent ensemble. Tôles et briques des hangars volent en éclats. Un F.W.-190 s'enflamme. Nous passons si vite que c'est juste si mon dernier Yak est salué par une ombre de D.C.A.

Le retour sera moins facile. Toute la presqu'île est alertée, et qu'est-ce qui peut s'y embusquer, comme Flak ! J'ai donné aux miens la consigne, à peine notre coup fait, de nous échapper par la mer, pleins gaz, à 700 badin. De La Salle et Charras ne suivent pas. Fuyant au ras de la banquise, nous percevons autour de nous les halliers des gerbes qui se resserrent, les éclatements de plus en plus drus. (Tant d'obus n'explosent que sur la glace). S'en remettre au hasard, à son étoile ! Courber la tête, serrer les cuisses, dans un paroxysme vital, dans une imploration... à qui ?

Et les manquants, à propos de qui on se fait un sang d'encre. Les reverra-t-on? Ce matin, il s'agit de La Salle et Charras. Cette après-midi, ce sera d'Ouglof. Mon Dieu, comme je n'aime pas tout ça ! Pourtant, comme je me plais là dedans !

La une a ses malades : Lemire et... Je n'ose parler de moi. La trois a le sien : Castin, dont l'état serait pire encore. C'est un excellent camarade, aimé de tous, également un fonceur enragé, qui s'est acquis neuf victoires. Il en veut dix. Nul doute qu'il ne soit très atteint. Amaigri, lui aussi, les pommettes enflammées, c'est la poitrine. Il tousse ; il transpire la nuit ; il vient de cracher le sang. Ses intimes, de La Salle et Charras le raisonnent, chaque jour pour qu'il consente...

- Plus de toubib ! Çomment voulez-vous que je sache si je suis malade ?

C'est vrai, depuis que Lebidenski nous a quittés au titre d'Ancien, nous sommes dépourvus du moindre service sanitaire ; ce dont se soucient peu les Russes. Combien, parmi leurs trente millions de mobilisés, sont dans ce cas

Pour Castin, le Commandant, enfin, met son poids dans la balance :

- Je vous renvoie, mon vieux.

- Attendez, mon Commandant, j'en suis à neuf.

- C'est moi qui veux vous remettre à neuf ! Vous

allez partir demain avec Eichenbaunn. C'est un ordre. (Car Igor est permissionnaire. Peut-être libérable, Ça lui est bien dû.).

VI

POWINDEN

5 Février 45

Voici de l'inédit : en nous rendant à notre nouveau camp, Powinden, situé, lui, à 30 kilomètres au nord de Kœnigsberg, la Division nous donne mission d'aller mitrailler, au passage, le terrain d'Heiligenbeil.

- Je prends le commandement de la une, nous annonce Delfino.

C'est un morceau, Heiligenbeil ! C'est le camp le plus important de la Luftwaffe en Prusse Orientale, le vrai repaire des Mœlders. Il jouit d'une Flak renommée, ce qui s'explique du fait qu'en bordure fonctionne aussi une chaîne de montage fameuse, d'où sort presque toute la chasse de l'Est.

Quand on a vu ce que représente l'attaque d'un terrain moyen, tel que Scharbeck !

Le Commandant nous réunit, et on ne sait qu'admirer le plus, de sa façon (habituelle) de prendre le premier risque, ou de la sûreté de ses dispositions.

Les quatorze pilotes seront scindés en deux dispositifs. J'emmènerai l'un (6 Yak) qui sera chargé de la protection (attirer le fou de l'ennemi sur soi), pendant que l'autre, avec le Commandant, mitraillera Heiligenbeil.

C'est un coup à ne pas revenir, je le réalise parfaitement, et je crois que je bégaie légèrement-en réclamant à Delfino quelques explications supplémentaires.

Nous prenons par la Baltique, le dispositif Delfino au ras des glaces, que semble travailler la débâcle, le nôtre à 1.000 mètres, la bonne altitude pour être repéré. Nous dessinons un large arc de cercle. Le silence. Je ne le trouble qu'une fois, à la radio, pour conseiller :

- Finozéro...

(C'est l'indicatif du Commandant).

- Un peu plus à droite.

La grande tache de Kravenbeck arrive en vue. Heiligenbeil est derrière.

J'ai la gorge serrée, pas un poil de sec. Allons-y ! Nous voilà au-dessus du camp, stupéfaits de n'être pas tirés tout de suite (La Flack est surprise). Delfino est à son affaire. La corrida qu'il mène, au sol, avec son dis-positif, nous réjouit. Un ouragan de rafales s'abat sur les bâtiments et les Messer. Ceux-ci et les Fokke-Wulfe y foisonnent de telle façon que leur desserrage n'est qu'approximatif. La D.C.A. d'Heiligenbeil a inspiré jusqu'à présent une telle terreur que les bâtiments et l'usine portent peu de traces de bombes. Les Fritz mécaniciens ne doivent pas être habitués non plus à ce genre de plaisanterie. Ils courent, tournent, et se planquent au sol, comme une fourmilière piétinée.

Enfin, la Flak entre en action (enfin veut dire au bout de dix secondes). Alors, c'est le poteau d'exécution ! Se sentir encadré, ajusté par ces dizaines, ces centaines peut-être de bouches mauvaises, dont chaque hurlement correspond au vomissement d'une de ces boules incandescentes qu'on aperçoit zébrer de bas en haut le ciel. Nul moyen de défense actif. Rien à faire que de se démener en virant, piquant, grimpant, se retournant, comme diable dans bénitier. Est-ce que je passe au travers ? Et ce coup-ci ? Et les copains? De La Salle est trop bas. Iribarne devrait changer de cap. Ça va durer combien encore ? Ma chance ! Les astres ! Est-ce mon jour ?

À terre, les Yak du Commandant en ont fini de leur bonne besogne. Ils risquaient peut-être encore plus que nous. Une seule décharge, à bout portant, ne pardonne pas. Leurs ombres passent et repassent sur le gris cendré de la piste. Vernis aussi ! Pour combien de temps ?

Depuis quelques instants, j'ai repéré ce F.W. qui tourne, train sorti, éperdu, au-dessus du terrain. Si je lui plongeais dessus ? Quelle tentation ! Mais je n'ai pas, moi, la consigne d'attaquer. Rien que celle de protéger le dispositif Delfino. Ah ! cet autre Yak s'en charge-t-il ? (C'est Delfino). Non, il vise ce Fieseler Storch... et le rate.

Alors, je perçois, dans mon écouteur :

- Allo, les Yak. Nous rentrons.

Ayant repassé les lignes, comme mes six se rassemblent à 4.000 mètres et qu'on se retrouve en somme dispos, je donne l'ordre... de retourner au-dessus de Kravenberg pour nous rendre compte des dégâts.

Et si un F.W. avait la bonne idée de eortir !

Le Commandant Delfino a aussi tiré le F.W. qui sera confirmé abattu par un pilote allemand descendu et prisonnier dans les jours qui vont suivre. Je suis littéralement malade de n'avoir pu assaillir celui qui tournait à l'intérieur du camp, comme un poisson dans un bocal.

Il a dû se poser. Rien ne s'envole. Quelques carcasses brûlent. Nous rentrons, la joie de vivre au cœur. (Les croyants rendant grâce à Dieu).

Tout de même, vivement la relève !

Powinden est un beau terrain gazonné. L'état-major nous dit grand bien du Stalovoia que nous ne gagnerons que le soir, alors que le temps se gâte, le cœur un peu serré d'ailleurs, car André vient de revenir seul d'un engagement très rude avec une dizaine de Fokke Wulfe 190.

Penverne a dû y rester.

Je revois Pan-pan en sur-impression sur le film de notre campagne soviétique : dans le Skymaster, à Téhéran, à Toula, l'autre semaine, à Moscou...

Ses sorties avec le petit boudin...

Dois-je me reprocher... ? Mon chagrin - réel - n'a cependant pas plus de fixité qu'un éclair. On commence à ne plus se rendre compte que, six fois sur dix, le mot absence signifie aussi pour toujours.

Profitons du Stalovoia, en effet parfait, où le cuisinier du Ban se révèle maître-queue de classe internationale (il a travaillé en dernier lieu au Savoy de Moscou) et nous mijote de la cuisine française qu'on déguste sur des tables à nappe. On peut choisir son menu. Les lits aussi sont de première bourre.

On prend conscience d'être vainqueurs. Notamment quand, affrontant la boue, on explore les environs. Des colonnes de Boches prisonniers défilent, comme du bétail, sous les coups de crosse des soldats russes — qui ne vont guère jusqu'à foudroyer les traînards à la nuque.

L'un de ces derniers, bien vêtu, l'air d'un touriste, prend à part Iribarne.

- Qu'est-ce qu'il me veut ? Traduis, la Chouenne. - Il se plaint qu'on lui ait déjà fait faire 10 kilomètres.

- It's a long way...

- Tu parles anglais ! T'es bon pour la R.A.F.

- N'importe quoi, mais quitter d'ici ! Dès que je compterai ma dizaine...

(Il en est, lui aussi, à neuf victoires).

Quelques vieillards, farouches, sont restés à Powinden-bourgade. On n'a pas l'air de leur faire de mal. On en aura fait davantage à ce couple de morts - des gens de cinquante ans - auxquels on se heurte chaque fois qu'on contourne la villa (la femme les jupes retroussées).

Une villa possède un poste où l'on peut entendre Radio-Londres. Quelques mots qui font mention de nous, à leur communiqué de 7 heures ! C'est vrai que les Alliés cassent le Rhin ?

Malgré le froid et notre fatigue, malgré le temps exécrable, le Commandement nous retient, plusieurs heures par après-midi, à patauger, à battre la semelle, à faire des moulinets de nos bras sur le terrain où Fedorine et consorts n'envisagent jamais de se chauffer qu'à nos moteurs, quand ceux-ci tournent.

- Griborne, qu'est-ce que tu dirais qu'on dispute un set ou deux ?

Les premiers de nous qui décollent, le 9 février, reviennent avec des mines de travers :

- Ça y est ! Ce sont des Mœlders !

De Geoffre et Lorillon viennent bien de s'assurer une victoire chacun, le dispositif Déchanet également. Mais ça a été d'un sévère !

Ça ne l'est pas moins pour moi, l'après-midi, quand, au cours d'une mission de couverture à quatre, je me trouve avoir affaire à un Messerchmidt déchaîné, avec qui j'entame le plus rude de tous mes combats tournoyants. L'ennemi vire dans un mouchoir de poche, avec son engin pourtant moins maniable que le mien. J'ai la plus grande peine à le tenir. La chose dure non loin d'un quart d'heure. Par dix fois, je crois le coiffer, je -veux dire lui arriver dans la queue. Je lui lâche même une rafale, qui lui arrache un peu de métal. Une troisième fois... il déclenche une vrille - peut-être involontaire - pendant laquelle je le suis et l'arrose. Il finit par redresser et se cabrer, à la verticale. Je tire à nouveau, au moment où il entre dans le plafond. Que faire sans instrument de p.s.v. ? Je réduis les gaz, et donne un formidable coup de palonnier. Qui me retourne sec. Des gravats me tombent dans les yeux. Le temps que j'y porte les doigts, je sors des nuages, en vrille, et vois le sol qui pivote, en ondoyant, au-dessous de moi. Et le Messer qui me tire de loin. Nous nous empoignons de nouveau. Il prend habilement de l'altitude. Chaque fois que je suis sur le point de l'avoir, il se réfugie dans les nuages. Finalement, on se quitte bredouille.

Je me suis toujours demandé si je ne m'étais pas mesuré, ce 9 Février, avec leur fameux as Bœrenbrock, l'homme aux 146 victoires, qui sera tué cette semaine-là.

Chasse libre au nord de Kœnigsberg (c'est le 11 février, à 15 heures). Soleil fumant. Je regrette d'avoir oublié mes lunettes. J'ai avec moi de La Salle, Iribarne et Ougolf. Nous voguons à 4.500 mètres. Panorama déployé. La terre fait l'effet d'une carte. Iribarne qui, en vol, ne prononce jamais un mot, éprouve le besoin de m'appeler :

Allo, Rayak-5, comment m'entends-tu ?

(C'est sans doute pour régler son poste).

Je t'entends.

- Au poil. Tout va bien.

Ce seront ses dernières paroles.

Trois F.W. Des meuchants. Ça se voit dès qu'ils nous accrochent. L'un d'eux dégage presque aussitôt, part en piqué. J'ai tout de suite le sentiment d'un piège. Iribarne - toujours si ardent - fonce derrière lui, sans penser aux deux autres. F.W. qui attendaient ça, et partent à l'instant dans sa queue.

- Attention, Iribarne. Dégage, tu es suivi !

Je pique, à mon tour. De La Salle m'imite. Je tire de loin. Je fais du 850.

- Iribarne, dégage, bon Dieu !

Il faut bien que je redresse. Dans la dernière partie de ma courbe, je frise peut-être le 1.000. De La Salle a redressé aussi.

Quand je sors du voile noir, Iribarne a disparu. Nous ne sommes plus que trois (Ouglof, que nous rejoignons).

- Est-ce qu'Iribarne a perdu ses plans ? Les F.W. l'ont-ils descendu ? Un retour navré. Iribarne était l'homme au feu sacré. Neuf victoires. Si courtois, à terre, si sensible - sentimental. Sa perte aussi m'a étonné. On n'y croyait pas, hein, Albert ?

Et encore un gars de la une. Nous allons y passer tous.

À 17 heures, l'ordre nous parvient de déménager pour Wittenberg.

VII

WITTENBERG

11 Février 45

Comme il se fait tard, la une seule ralliera, ce soir, le nouveau terrain. Il n'est pas tout proche. Pour le joindre en nous épargnant un détour qui ne nous y amènerait que de nuit (une funèbre grisaille règne), nous décidons de survoler les lignes. Tant pis pour la Flak ! En fait, mon dispositif suit à vue le dispositif Lemare et nous n'essuyons que quelques bordées.

On nous attendait, c'est heureux. Des fusées rouges nous permettent de repérer la bande d'atterrissage. Le terrain, à première vue, paraît vaste et organisé.

Une scène pénible :

Nos mécaniciens nous ont devancés, par un Dakota russe. Le visage de Fédorine, avec son sourire intelligent, me fait du bien. Je lui tape sur l'épaule.

À ce moment, un grand gaillard, l'air alarmé, passe devant nous, cherchant :

- Le 7 ? Mais où est le 7 ?

Quelqu'un jette :

- Descendu.

Je vois le masque de l'homme se plisser, se crever. Je le reconnais : c'est le mécanicien d'Iribarne (et notre joueur d'accordéon). Il se met à sangloter comme un enfant, ses grosses pattes velues à ses yeux. Je m'approche, et ne trouve rien à lui dire.

Comme nos mécaniciens nous aimaient !

Ce camp de Wittenberg où, du fait de l'épais brouillard, nous allons demeurer seuls, en fourriers, pendant trois jours, est une ex-base allemande modèle, avec hangars, dépendances aménagées, piste cimentée et le reste. Il faut y regarder de près pour réaliser que les bâtiments sont calcinés et que ces centaines de Ju-88, de Me-109, de F.W.-190, de Ju-87, de planeurs (les premiers que nous voyions) disséminés sont des épaves. Deux polks d'aviation y séjournent, nos compagnons de toujours : le 18e de la Garde et le 523e.

Dès l'atterrissage, notre attention a été attirée par une vaste caserne, miraculeusement épargnée, au rez-de-chaussée de laquelle bougent des lueurs fuligineuses. Le logis rêvé, apparemment. Nous nous y engouffrons.

Le Bao qui vient de s'y installer nous sert en effet à manger et nous répartit, aux étages, dans de vastes chambres - mais glacées - où les débrouillards de chez nous trouvent moyen d'installer un poêle dont le tuyau débouchera dans le grenier.

Par exemple, on proteste de toutes parts contre l'absence d'éclairage. J'ai parlé de lueurs fumeuses. Tout le bâtiment en est réduit aux sinistres lampes-obus à huile.

- Alors que la Centrale est intacte ! proteste de La Salle.

- Et, voyez, les canalisations aussi !

- Rien qu'une manette à lever, sans doute.

- Attention ! les Russes ont prévenu de n'essayer à aucun prix d'allumer les lampes.

- Pour quelle raison ?

Heureusement qu'on tombe de sommeil, qu'on n'a pas la moindre envie d'entamer une belotte-bridgée ! On s'enfonce, aux trois-quarts vêtus, dans les lits. Et de pioncer.

Le lendemain matin, Marchi, qui a été prêt le premier :

- Savez-vous ce qu'on m'apprend ? C'est que toute la caserne est minée. Le Génie s'occupe des fils. Tout ce qu'il sait, c'est qu'ils sont greffés sur la canalisation. Une seule lampe, et tout sautait !

- Quand je vous disais ! fait Ouglof.

- Pas envie de sauter ! dit Perrin.

Ce n'est que le lendemain soir que le Génie nous rassurera.

On a dansé, le premier soir, à l'éclairage des fumeuses. Dans la journée, excursion - avec Ouglof - dans la neige, à la Cité des Prisonniers, où s'entassent des quantités de cadavres, hommes et surtout chevaux.

Les autres escadrilles nous rejoignent le 14. C'est preuve qu'on peut voler. Le Commandement n'aime pas que nous chômions. Trois missions m'incombent, ce jour-là.

La première, rien à signaler.

La seconde est de protection de P-2 chargés de bombarder Heiligenbeil. Notre dispositif est de huit : Ouglof, Lemare, Scheendorf, de La Salle, Charras, Taburet, Reverchon et moi. Le plafond est à 500 mètres, mais ne paraît pas très obtus. Nous profitons d'une fissure pour émerger en plein soleil. Pourquoi me dis-je : Soleil de gloire ? Je me sens en bonne disposition.

Nous avons atteint 4.000 mètres. J'envoie Lemare et sa patrouille se promener encore un peu plus haut. Il va sans dire que les P-2 ont effectué la même grimpée. Nous ne les perdons pas de vue.

- Une dizaine de points noirs à droite. Attention, les Rayaks ! Ce sont des Fokke.

Nous ayant dans le soleil, ils ne nous ont peut-être pas vus. Montons ! Encore T. Nous sommes toujours dans le soleil, et, mon dispositif en échelon refusé sous la main, je me sens maître de la situation.

J'attaque le dernier F.W. par surprise, en retournement de combat. Trois rafales à 100 mètres, il explose. Bon ! Je dégage. L'ennemi est alerté, et commencent des combats tournoyants.

Lemare tire un Fokke qui prend feu. Le pilote, en parachute, passe à 20 mètres de mes mitrailleuses. Il a de la chance qu'un je ne sais quoi m'empêche de peser sur la détente.

C'est une farandole d'avions, un carnaval époustouflant, non le premier auquel je prends part, mais certainement celui où je m'amuse du meilleur cœur. Les obus rougis à blanc, qui fusent d'un peu partout, le flamboiement du soleil, au-dessous cette mer de nuages qui ondule noblement et semble un tapis roulant de neiges. C'est magnifique !

Hélas, un F.W. agrippe par derrière un de mes Yaks. Lequel ? Reverchon. pauvre gosse ! Mais le Boche ne le tire pas, son armement sans doute enrayé. (Reverchon ne l'aura jamais su).

Et ça continue. Je tiraille, sans pouvoir ajuster mes rafales, étant moi-même sans cesse shooté. Ces nez jaunes sont vraiment terribles ! (Le capot des Mœlders est de cette couleur, et porte leur insigne : l'as de pique). Je ne m'explique pas pourquoi ce combat m'a paru si grisant. On était glacé, mais heureux. L'odeur de la poudre nous parlait. Ce firmament doré, le danger - qu'on survolait comme des archanges -, la qualité des adversaires !... En découdre avec de ces as ! Mais on était leurs égaux ; on les tenait bien ; on éprouvait pour eux une sorte d'amitié ; on sentait qu'on n'avait vécu que pour des minutes pareilles.

Cependant, nos bombardiers avaient rempli leur office. À travers des cheminées de nuées, ils s'évadaient.

- Allo, les Rayaks. Rompez, rentrez. Pas de lignes droites.

On s'est retrouvés, Charras et moi, en dessous du plafond, dans un monde sombre et gris, morne, désolant. Cette plaine ? Ah ! la Baltique ! Nous ramenons tous nos Stormowitz, et moi, je ramène tout mon monde.

Troisième mission, un peu de Flak, rien.

Je ne veux pas conter chaque mission. Et pourtant, quand je consulte chaque ligne de mon calepin de vols...

Le 18 février, la Division nous ordonne une permanence de couverture sur les lignes. Drôle de réjouissance ! On comprend que Lemare-Schcnndorf ne s'attardent pas trop longtemps dans cette zone diabolique.

À notre tour ! Le damné ordre précise : À faible altitude. Qu'entendre par faible altitude ? 300 mètres ? Plus haut règne la crasse. Comme agrément !... Nous faisons les pîtres, parmi les obus, depuis une minute, et j'ai déjà bonne envie de dévisser... quand je ressens, à mon arrière, un choc, là, épouvantable ! Une odeur subite de poudre et de brûlé, le Yak qui vibre... Instinctivement, je me trouve réfugié dans le plafond, sûr d'une seule chose, c'est que j'ai écopé d'un coup sérieux.

Je sens même que je suis susceptible de m'éparpiller, d'un instant à l'autre. C'est dans ces cas-là... Mille fois, j'ai entrevu celui-ci..., je me suis fabriqué un réflexe qui joue admirablement. En une seconde, je me suis débouclé, j'ai largué (ouvert) ma cabine, arraché de mon casque la prise de mes écouteurs... Prêt à sauter. Je me soulève... Cependant, le taxi continue de voler. Il vibre toujours. Tout doucement, je lui fais prendre le cap Est. Si je dois sauter, que ce soit chez nous ! Les ailes fraternelles d'Ouglof louvoient tout près et m'encouragent. Marchi-Reverchon ne sont pas loin.

Je peux donc me traîner jusqu'au terrain, atterrir (volets rentrés) sans bobo. Quand je cherche ce qui m'est advenu, je reste abasourdi de ma chance : un 37 mm. m'a touché juste à l'endroit le moins vulnérable. Ma radio est fusillée, les commandes cisaillées. Vingt centimètres de plus à gauche ou à droite, il ne restait rien de moi ! Ahurissant ! Et, tout à coup, une envie de rire : Lemare m'avait prêté son zinc.

(Qui fut réformé du coup).

Mais croiriez-vous que Reverchon et Marchi, juste après m'avoir reconduit, sont repartis sur le secteur ! (Que voulez-vous, l'ordre était là !)

Son temps fait, Marchi reparaît seul :

- Ce pauvre Machoute !...

Reverchon a explosé et percuté.

Cette fois, nous sommes saisis de colère. Encore un !

Et si bêtement ! Mais ça devait arriver, avec ces missions idiotes, assignées par de beaux stratèges qu'on voudrait tenir, une minute seulement, au-dessus de la Flak ! À raison d'un ou deux avions perdus par jour, on n'ira pas

loin !

Aux copains de la trois, dont c'est le tour, je jette :

- Prenez-en, mais laissez-en.

Taburet :

- Et tu te rappelles le boniment que la cartomancienne avait fait à ce pauvre Reverchon ?

- Qu'on le croirait bien mort, et qu'ensuite...

- Hélas, il n'y aura pas d'ensuite.

Les trois chefs d'escadrille et moi avons décidé de nous rendre chez Delfino et de lui exprimer... notre point de vue. Il nous écoute, et hoche la tête, nous approuvant du fond de l'âme. Puis, un silence, et :

- Messieurs, impossible de se dégonfler. Les Russes le font.

Annonce, le lendemain, de la mort du maréchal Tcheruakovski.

- On s'en fout !

- Dis, c'était notre chef direct, au 3e front biélorussien.

- Il a pris le chemin qu'on prend tous.

- Évidemment.

Je pense à Machoute :

- Notre peau, ils la veulent !

- Tu as vu qu'ou est encore cité dans l'Ordre du Jour de Staline ?

- Pour la pommade, il s'y entend, le Père des Peuples ! On préférerait qu'il donne des ordres moins absurdes.

- Pas lui !

- Mais si ! Tout dépend de lui.

Tout le Groupe est au plus noir. En vain l'accordéon, en bas, et les pas rythmés des danseurs du 18e et du 523e faisant tourner les filles du Bao nous appellent au dansavat...

Pistrak entre, et, de sa voix tranquille :

- Reverchon est retrouvé.

- Pas possible ?

- La Bohémienne, ce qu'elle lui avait prédit...

- Quoi ? Quoi ?

- Ils lui ont coupé un pied. Mais pas mort. À l'hôpital. Une fracture aussi, des éclats... Les chirurgiens pensent l'en tirer.

Ça nous frappe tous. Taburet se lance dans une explication métaphysique compliquée : l'avenir est peut-être déterminé, l'avenir est peut-être du passée.; les voyantes se transportent dans la 4e dimension...

Du coup, on descend danser.

Encore une mission à la noix : Sauvage-Ouglof, de Geoffre-Challes, plus Lorillon et Bleton. Il s'agit d'aller faire un tour de surveillance vers Pillau (à deux pas du camp des Mœlders ).

J'examine avec soin ma carte. Les Allemands sont accrochés à ce terrain au large de Kœnigsberg (à une trentaine de kilomètres peut-être). Dieu sait quand on les en débusquera ! Pour gagner Pillau, si on prend la ligne droite par-dessus le Frische Haff cette sorte de mer intérieure gelée que ferme la rocade vers Dantzig - on a la Flak à franchir, et les Mœlders sont en alerte.

Faire le grand tour par la Baltique ! Ça rappelle l'affaire Schalbeck, avec cette nuance que, cette fois, nous sommes loin du bord de mer. Enfin, arriver par le Nord est toujours l'unique moyen de réaliser la surprise.

Ce que nous tentons donc de faire, et nous voilà, au-dessus de la mer, voguant à non loin de 6.000 mètres, de façon à pouvoir, en cas de besoin, piquer léger sans forcer, à 600 ou 700 ladin.

Mes prévisions n'étaient pas folles. Voilà huit Messer-109 à 4.500 mètres au-dessous de nous, sur lesquels nous plongeons avec une belle furia.

Des Mœlders ne sont pas des enfants. Nous sommes encore à 500 mètres quand l'un d'eux - qui a, comme Albert, des yeux dans le dos - donne l'alerte. Ils dégagent en tous sens, sauf un seul qui effectue un retournement lent (est-il candidat au suicide, ou bien faut-il se méfier ?) et prend le cap de nos lignes... Je mets les gaz pour le rattraper. On est au-dessus du Frische Haff, tombés en rase-glace. Tous les Yak, qui ont senti venir l'hallali, sont de la chasse. On se gêne mutuellement.

La D.C.A. nous tire de loin.

On faisait bien d'être sur ses gardes. Ayant échoué à repasser mon 2e étage de compresseur et comme mon moteur s'emballait, je me suis vu forcé de réduire mes gaz et de laisser ma place. Je fais un tour d'horizon.

Ces points brillants, vers la gauche, dans le soleil:

- Attention, Rayaks ! Messerschmidt au-dessus à gauche. Dégagez, virage serré à gauche.

Il était temps ! Les Messer passent entre nous, mais impuissants à nous shooter.

Ce que je ne peux pas prévoir, c'est que Lorillon - ou Bleton - soit en panne de radio, soit trop enflammé par sa poursuite, dégage, lui, trop tard, encaisse une rafale. Et même deux. Il explose. Encore un, mon Dieu ! Non. Son parachute. Il tombe, un peu court, sur le Frische-Haff gelé, en face du terrain des Nez Jaunes. Mais nous n'avons pas le temps de nous tourmenter sur son sort, car les Mœlders nous entreprennent en une série de duels tournoyants de haute virtuosité, dont nous sortons, au bout d'un quart d'heure peut-être, ébranlés, trempés, asphyxiés. Oui, ça devient de plus en plus coriace ! Et reverra-t-on jamais... Qui est-ce ? Lorillon ou Bleton ? Bleton.

Mort ou non, c'est encore un de moins. Nous ne comptons plus que vingt-quatre au Groupe. Une vraie peau de chagrin ! Delfino prend la sage décision de nous réduire à deux escadrilles : la 2e et la 3e (la 1re est la plus éprouvée) que commanderont respectivement Saint-Marceaux et de La Salle.

Rien de plus naturel ; mais, à moi, ça me flanque un punch au cœur. Cette disparition de la une, la petite famille, le gang d'antan, où j'ai toujours compté, où Albert, de la Poype, Bertrand (cher vieux Muche !), Casse-pipes, Iriharne ont compté ! Qui gardait l'esprit des Anciens ! Je passe à la trois. Je perds Marchi ; je retrouve heureusement 400 mètres, le Baron, Zizi... Qui encore ? Ouglof, Taburet m'ont suivi. Il n'y a rien à dire : le Commandant a taillé et recousu au mieux.

Mais il n'y a pas que moi d'affecté. Déchanet qui branle le menton, Marchi qui s'exclame :

- Vingt-quatre... Comptez ce que ça va durer !

Lemare est à bout (de nerfs, non de courage). Il a encore perdu du poids ; la dysenterie le dévore ; il se couche dès qu'il découvre un lit :

- Et ils n'ont pas encore été fichus de me nommer sous-lieutenant !

(Ce qui lui est promis depuis Moscou).

Il n'y a guère qu'Henry, avec sa jolie tête de bat'd'Aff, qui hausse crânement les épaules :

- C'est écrit, ceux qui s'en tireront. T'en es, toi, Martin, mon pote, toi, Déchanet, toi, Guidon. Le père Douarre aussi. Nous autres, hum !

Le lendemain, nouvel anniversaire de la création de l'Armée Rouge, nouvel Ordre du Jour signé Staline. On commence à être blasé.

Plus captivant... le retour de Monge, disparu depuis le 11. Vous pensez si on avait fait la croix sur lui ! Dix jours ! On l'a bradé depuis beau temps, et certaines restitutions ne sont plus tellement... agréables. Amusante, son odyssée. Shooté par un F.1V., et s'étant égaré, il s'est posé sur le ventre. Comme il ne sait pas un mot de russe, il ne lui a pas fallu moins de dix jours pour se débrouiller.

- Ajoute que t'es un gnan-gnan, lui jette Versini.

- Ça se peut.

- Viens chez nous ! On te dégourdira.

Le temps se fait médiocre, puis affreux. Est-ce la raison pour laquelle la Division cesse de nous accabler de missions ?

- Ou bien, aurait-elle compris ?

- Ou bien, aurait-elle décidé que nous avons mauvais esprit ?

- Pas tout ça, fait Lorillon. La vérité, c'est que la biffe est essoufflée. Elle a perdu des foultitudes de chars. Moi, je vous dis une bonne chose : l'offensive est stoppée, voilà !

Il hausse ses athlétiques épaules :

- Les Boches, pensez qu'ils vont en mettre pour tenir leur Kœnigsberg. De La Salle le disait, l'autre jour, c'est inexpugnable ? On sera encore ici cet été.

En tout état de cause, nous voilà expédiés à Friedland. Ce qui sent mauvais, c'est qu'on recule - de non loin de 40 kilomètres. C'est la première fois.

VIII

FRIEDLAND

25 Février 45

Un terrain infect : une bande de terre meuble et détrempée au milieu d'un bois, impraticable au décollage. On ne revolera pas de sitôt.

Delfino, d'ailleurs, nous avise, le 26 février, que nous sommes en semi-repos.

Le nom de Friedland dit quelque chose même aux moins littéraires d'entre nous. Toujours le souvenir de l'Empereur ! Cette fois, celui d'une de ses victoires.

La ville, à quelques kilomètres, doit représenter à peu près, comme importance, Châteauroux. Comme mon moral est à zéro, de Geoffre m'invite à la visiter.

- Fous-moi la paix !

Il insiste :

- Tu ne veux pas voir les Fraulein ?

Rien que la promenade à travers bois est éreintante, les bottes soulevant des kilogs de glaise. Arrivés en vue de Friedland, nous tombons sur des Russes qui ont pris un raccourci. Que restera-t-il à gratter derrière eux ?

- Tu veux concurrencer le partnoï ?

(Notre brave tailleur, qui récupère, dans chaque bourg, tout ce qui a trait à son métier au point que, désormais, il remplirait le Yak-6 rien qu'avec ses machines à coudre).

Même genre d'impression qu'à Labiau, la moitié de la ville démolie, les boutiques pillées ou fermées. Seulement, ici, les gens n'ont pu fuir, ou bien se sont vu refouler. Des Fraulein, comme disait de Geoffre. Dommage qu'on ne parle pas l'allemand. On recrute par bonheur Pierrot qui en possède une teinture. Errance. Hésitation à pirater pour le plaisir, encore plus à briser (ce lot de montres, ces piles de vaisselle de luxe) comme se complaisent à le faire les Soviétiques.

Et les Fraulein ?

Nous décidons de nous en tenir à une blague :

- C'est toi qui parleras, Pierrot.

Nous voilà frappant au portail d'une maison opulente. On vient nous ouvrir en tremblant.

- Nous venons, fait Pierrot en allemand, pour le travail obligatoire.

Une vieille femme à l'air apeuré recule. On la suit. Une famille - cinq ou six personnes - est groupée autour d'une table, qui se dresse en nous voyant. Avec nos bottes, nos chapkas, nos moumoutes, nous faisons on ne peut plus russes. Nos regards visent à être farouches - sauf ceux du Baron, qui se posent, attendris, sur une gentille blonde.

- Sibérie ! articule Pierrot. Ces gens à genoux :

- Ne nous emmenez pas ! Pierrot leur explique qu'ils sont désignés, Les malheureux se traînent sur le sol, nous embrassent les bottes. On sent les femmes prêtes à l'ultime sacrifice.

- Eh bien, vous avez de la veine, reprend Pierrot. Frantzeusisch !

C'est un éclair dans la nuit. Tout le monde se relève. Des sourires. Tous parlent en même temps. Des bribes de français. Un geste, nous semble-t-il, vers le buffet... Mais non, pas de fraternisation ! Il est entendu que nous avons horreur des Allemands.

- Boches ! répète gravement Pierrot. Vous, Boches.

Il secoue la tête. Nous ressortons avec dignité, au regret, visiblement, de de Geoffre, qui aurait volontiers fait une nuit.

Qu'est-ce qui nous arrête ? Le camp est loin. Certaine pudeur, le manque d'habitude. Il paraît que notre commandement consulte les Russes au sujet de... Ne serait-il pas à propos de... ? Ne trouverait-on pas des femmes volontaires ?

Rien ne surprend davantage nos Alliés.

- Quand vous n'avez qu'à vous servir !

À propos de Russes, que je signale la visite du capitaine Pitchoum. Il a dans l'idée, nous dit-il, de resserrer, par un banquet solennel, les liens d'amitié traditionnels entre nos deux régiments. Bonne idée ! À quand le banquet ? Ce soir ? Si vite ?

Pitchoum hilare :

- C'est que nous aurons là quelqu'un... Vous verrez ! Venez.

On viendra à la grande ferme qu'ils occupent, avec une curiosité mitigée... qui se transforme en enthousiasme... Goloubov ! Le Colonel Goloubov, cet ami des temps héroïques, qu'on a vu sauter de son avion, semblable à une torche humaine... Qui, en passant en civière, sur le front des troupes, leur a promis... de revenir. Il est revenu, avec le grade de chef d'état-major de la Division. Ce qu'il peut entonner : vodka, vins de la Wehrmacht (français, et de marque), champagne ! Des litres et des litres, qui lui inspirent, au dessert, une allocution si simple, si sentie, empreinte du souvenir de Pouyade - et des Anciens, qu'il évoque tous, par un mot juste, vivants et morts.

Des nouvelles du capitaine Challes et de N achoute (Reverchon). Tous deux seraient à Insterburg. Le petit Challes s'y rend sans succès, son frère y étant seulement attendu... Reverchon a la gangrène. Nous repensons à Lefèvre, à Manceau. Mauvaise impression.

Toujours pas question de voler, en ces premiers jours de mars. La venue du général Petit, déjà annoncée plus d'une fois, l'est de nouveau, puis démentie :

- Il attraperait froid, cet homme !

- Et Fifille !

- Mais, n'est-ce pas, leur visite nous ferait tant de bien !!!

Profitagaz nous communique la Pravda du 24 février, où il est à nouveau question de nous décorer tous, ou à peu près. De trois ou quatre ordres soviétiques, dont les jeunes apprécient mal les valeurs bien différentes. Risso est le seul à décrocher l'Ordre Alexandre Nemski (qui équivaut à héros de l'U.R.S.S.).

- Il s'en balance ! Il est à Marseille.

- Tais-toi ! Il y a une rente attachée. Il ne crachera pas dessus, Escartefigue !

André, Lemare, Challes (l'aspirant), qui ne vit que pour le métier, obtiennent le Drapeau Rouge. Nous autres (tous) l'Ordre de la Guerre pour le mérite de la Patrie (1er et second degrés).

Les fins de la gâchette, après avoir fauché dans leur fleur la plupart des cabots qui, une fois de plus, avaient envahi le camp (Zouzoute a été ramassée, gorge coupée, il y a déjà des semaines), Martin, Guido, Versini, dis-je, s'occupent d'un nouveau genre de chasse. Nous sommes revenus dans le voisinage des propriétés de Gœring. Ils m'entraînent ; j'entraîne Lemare que le grand air froid, la sérénité des forêts goudronneuses semblent revigorer.

Que de matinées nous auront vus, avec, en bandoulière les mousquetons prêtés par nos mécaniciens, partir en voiture ou en Jeep - ou même à pied - pour les domaines ancestraux où la neige efface les traces des seigneurs de la guerre.

Nous enfonçons jusqu'aux chevilles dans la nappe croûteuse. Quelques cerfs, quelques sangliers que nous rapportons sont livrés aux inspirations du cuisinier. Bienheureux que nous ne tombions pas sur de ces bandes de déserteurs - ou de francs-tireurs nazis qui, au hasard de la surprise, nous auraient fusillés à vingt pas ou se seraient jetés à nos genoux !

Le 7 mars, les missions vont reprendre.

La veille, Profiteloux nous a fait un exposé sur la situation des armées : les Allemands défendront à mort Kœnigsberg, berceau de leur Empire, mais les Russes leur arracheront la ville aux premières tiédeurs du printemps.

En attendant, nous débuterons par une mission invraisemblable puisqu'il ne s'agit de rien moins que d'une couverture du front dans la région d'Elbing.

Elbing est à plus de 150 kilomètres, aux confins du fameux Corridor. Notre ration d'essence nous permet à peine plus que l'aller et retour. De la folie ! Que se passerait-il si nous étions attaqués !

Par fortune, nous ne le sommes pas.

Quinze jours sans épisodes notables. La venue du général Petit est périodiquement prévue, et périodiquement contremandée. Un certain jour, c'est comique, la chose paraît tellement sûre que six de nos avions sont envoyés à Insterburg pour assurer la protection du Douglas qui transporte notre illustre visiteur.

Or, ce dernier n'a pas quitté Moscou.

Petite guerre de notes entre notre Groupe et le général Khrioukhine qui s'étonne que les missions de l'offensive en cours se soient révélées moins fructueuses et plus coûteuses que les précédentes. Renseignements pris, l'étonnement ne s'adressait pas à nous.

Pour nous prouver sa confiance, Khrioukhine vient nous inspecter, nous juge logés trop à l'étroit, et met à notre disposition des locaux supplémentaires. Le même jour - miracle ! - n'a-t-on pas de rassurantes nouvelles de Bleton, qui aurait été recueilli par la 51e escadre Mœlders, à Pillau !

Enfin, tous nos vœux sont comblés ! ! ! Le général Petit arrive ! (Hein, les mauvaises langues, d'après qui il aurait attendu le printemps ?...)

Le général, qu'accompagne le général Zakharof - sans parler d'Elle - veut bien nous adresser quelques mots avant de se retirer, avec les huiles, dans ses appartements. Le lendemain, à 18 heures, c'est lui qui commande la prise d'armes où j'ai l'honneur de garder – solidairement avec Lemare - le fanion du régiment, que porte solidement Jacques André.

Les remises de décorations et une infinité de discours nous maintiennent au garde-à-vous pendant une heure et demie.

Par quelques - 25 degrés.

On voudrait trop interroger le général touchant la relève. Mais son allure olympienne ne s'y prête guère. En dansant, le soir, Saint-Marteaux interroge astucieusement Fifille qui croit avoir entendu parler sinon de relève, du moins de renfort (ce qui n'est pas la même chose.)

Le général Petit s'en va, se déclarant fier de notre travail. Il nous a rappelé notre mission) que nous n'avions pas oubliée.

La piste semble s'améliorer de jour en jour. Zakharof en personne vient se rendre compte de ses possibilités (le 25 mars), et, à cet effet, se tape une séance d'acrobatie.

On s'aperçoit, lui posé, qu'il avait choisi, au hasard, un taxi atteint d'une fuite d'huile. Les mécaniciens, par respect, ne la lui avaient pas signalée, et on se garde plus que jamais de le faire.

Enflammés par un tel exemple, André et Challes, dans la soirée, se payent une patrouille de protection de zone, région Pillau, et descendent deux Fokke-Wulf.

Nous avons renoué avec le succès.

Le temps s'étant fait splendide, on ne va pas nous laisser, le 26, le loisir de respirer.

Deux missions de protection de zone, sans incidents, dès le matin. Une troisième, vers midi. L'offensive a bel et bien repris. Nous sommes trop loin pour distinguer l'habituel roulement de tambour. Mais les Fokke, qui ne montraient guère leur nez depuis trois semaines ont repris toute leur arrogance.

Comme par hasard, nous ne sommes pas en nombre. D'où les Boches tirent-ils ces centaines et ces centaines d'avions qui obscurcissent le ciel de Pillau ? On croirait que la chaîne d'Heiligenbeil - en notre possession depuis un mois - continue de travailler pour eux !

Monge, que Perrin a embarqué dans un combat tournoyant, ne rentre pas. Il est tombé au sud-est de Pillau. Pauvre Monge ! Gnan-gnan, disait l'autre. Météorique aura été son dernier passage parmi nous.

Une quatrième mission. J'emmène au-dessus du Frische-Haff de Geoffre, Saint-Marteaux et Charras. Des paires - cinq ou six - de Fokke naviguent à 800 mètres au-dessus de nous. Montons ! Ils en font autant, et, maintenant, de leurs frères rappliquent de partout. Il faut se démancher la tête (Albert, Albert !) rien que pour esquisser un tour d'horizon peu rassurant.

Dans quel guêpier nous sommes-nous fourrés !

- Saint-Marteaux, Charras, rapprochez !

Pendant une demi-heure ou non loin, nous allons devoir faire face (ou profil) à des attaques fulgurantes de patrouilles de F.W.

- Attention à droite ! À gauche ! De Geoffre, à ta droite !

Et moi-même ! Ou se fait l'effet de bretteurs d'antan (d'Artagnan dans les Mousquetaires) se défendant contre un lot de reîtres. Very exciting ! Mais ça peut naturellement tourner mal ! Faut-il dégager ? J'ouvre la bouche pour en donner l'ordre dans mon laryngo... quand la faute que

j'espérais... En voilà un qui pique sur moi avec une relative mollesse... Mon propre élan me rendra capable de le rattraper dans sa ressource... Virage à droite. Il me tira à faux. De ses compagnons me manquent, à leur tour. Mais, c'est toujours lui que je guipe, lui qui, ne marchant qu'à 500 peut-être, vient se placer docilement au centre de pion collimateur...

Vlan ! Son zinc prend feu et tombe en vrille. J'attends que le pauvre diable saute. N'aurait-il pas de parachute ? Est-il tué ? Son Fokke et lui viennent taper sur la surface gelée du Frische-Haff.

C'est toujours pareil, ces missions ? Toujours différent, contraire, comme n'importe quelle partie de sport. En cette période, elles se succèdent à la cadence des plus beaux jours.

La situation d'ensemble l'exige. Figurez-vous ce que j'appellerai le réduit de Kœnigsberg, je veux dire sa presqu'île assiégée se rétrécissent chaque jour... Mais au compte-gouttes. Il y a retranchés là, des centaines de milliers d'Allemands et un matériel du tonnerre. Songez-y : la vieille capitale, d'où s'est envolé l'aigle de Prusse ! La guerre est perdue pour les Boches ; mais on ne sait quelle fièvre d'orgueil les consume encore. Ils espèrent... on ne sait quoi : prolonger leur résistance par quelque moyen démentiel, tenir jusqu'aux armes secrètes, ne pas céder, ne pas tomber à genoux ? (C'est très beau, d'un sens !)

Les Soviétiques attachent le même prix à s'emparer, coûte que coûte, de l'antique citadelle. Figurez-vous d'un autre Dunkerque. Celui-ci aussi dispose d'une issue pour évacuation. Ce n'est plus la mer et les bateaux, vu que la Baltique est encore au tiers prise et la flotte teutonne immobilisée ailleurs... Mais je vous ai parlé de cette chaussée, de cette langue de 500 mètres de large - parfois moins, représentez-vous la presqu'île de Quiberon - qui file vers Dantzig. Le carnage sur cette route ! Elle est devenue naturellement le centre d'attraction de nos bombardiers ; mais tout ce que les Fritz possèdent ou ont pu posséder de Flak et de chasseurs en Prusse Orientale s'est aussi concentré sur ce point, et fait une hécatombe inouïe de P-2, de Storniovitz, et de ces nouveaux Airacobras américains (entraperçus dès Gumbinnen) qui foncent sur Pillau et le Frische-Haff... Je ne parle pas de Kœnigsberg même, sur qui des torrents de bombardiers déversent, depuis une huitaine, des avalanches d'explosifs, et qui doit être dans un état !

Vous admettrez que ce n'est pas une oasis que ce ciel-là. Or, le cœur déjà étreint par la non-rentrée de de Geoffre disparu au cours d'un combat (depuis le temps qu'il joue avec la mort !), c'est là que nos missions se succèdent sans interruption, le 27 mars en question.

Nos dispositifs conjugués, à André et à moi (8 Yak) surprennent 12 F.W. au-dessus du terrain de Pillau (à moins que la surprise ne vienne d'eux, puisque ce sont eux qui nous survolent). Cercle défensif. La Flak se déchaîne contre notre tourniquet, et, comme l'éventail de ses mains se rapproche dangereusement, André fait rompre le cercle, et nous engageons, en isolés, une série de combats tournoyants avec des nez jaunes qui savent leur métier.

Ça dure des infinités de temps, non loin de 40 minutes, ce qui fait que la question de l'essence se pose. Je dégage, et me retrouve à 1.000 mètres, au-dessus du terrain de Pillau. Je me rappelle avoir, bien que poursuivi, tiré ce F.W. avec, dans son prolongement, les hangars. Infructueusement. Il manœuvre au moins aussi bien que moi. Je rentre par la mer (le grand tour !) en louvoyant, avec deux F.W. escorteurs qui me forcent encore à des virages serrés (voile noir, à chaque fois).

Tous les copains sont là. Je respire.

- Ça a bardé, me fait André. Mais c'est plein d'enseignement, pas ?

- L'enseignement, on le connaît : c'est que ça devient impossible !

Nous sommes à bout de nerfs. Chaque jour, à la radio, les communiqués présagent la fin imminente de la guerre. Ce serait impardonnable de se faire descendre in extremis. C'est pourtant ce qui nous guette fatalement, à nous battre toujours un contre deux ! (Notre supériorité numérique !!!)

Notez que Delfino s'est mis d'accord avec le Colonel Aristov - le successeur de Goloubov - pour que nous ne sortions plus qu'en force - carrément à 16 avions. (N'empêche que nous venons de le faire à 8. Nous restons si peu nombreux).

Plus de de Geoffre ! C'est ma principale obsession de l'après-midi, dont je passe le début au P.C., les mains sur les genoux, roulant de détestables pensées.

À 16 heures, éclate comme une bombe l'ordre, à une patrouille-triple, d'aller immédiatement assurer une couverture de zone dans la région de Pillait. C'est le tour de la deux. Déchanet emmène ce qu'il a sous la main, c'est-à-dire... pas grand'chose (en dépit de ce qu'il a été décidé) : 5 avions. De ces 5 avions, il ne lui en restera bientôt que 3, car Schœndorf revient se poser pour ennuis mécaniques (Le matériel est bien fatigué) et Guido s'est évanoui on ne sait pour quelle raison. Henry et Marehi, pleins de fougue comme toujours, abattent chacun un Boche ; mais le père Chanet, par radio, ne tarde pas à réclamer du secours. C'est à mon dispositif d'y aller.

Abordant le secteur vers 2.500 mètres, j'aperçois, au-dessus de moi, un combat sérieux engagé entre 6 Fokke-Wulf et 3 Yak. Nous prenons de l'altitude, pour nous porter à la rescousse ; mais voilà qu'une nuée de Messer et de F.W. apparaît plus haut encore (mais trop loin pour être immédiatement dangereux). De leur fait, la suprématie (en nombre) changerait de camp. Que faire que dégager et retourner clans nos lignes pour reprendre discrètement de l'altitude et revenir en piqué léger, avec une petite allure de derrière les fagots !

Cette fois, nous attaquons le paquet que nous retrouvons juste sur notre route (Mais ils se sont élevés aussi) par un virage relatif. Notre vitesse acquise nous permettrait de nous placer. Mais ils se mettent en cercle défensif, les vieux renards, et nous n'avons plus qu'à nous éloigner de nouveau. (Durant ces passes, Déchanet, à bout de munitions et d'essence, a tiré son épingle du jeu).

Nous allons nous livrer dix fois à ce petit jeu, dans l'espoir, toujours, que l'ennemi commettra une imprudence. C'est ce qui se produit, et je réussis - à la sixième attaque - à toucher le dernier Messer, dont le pilote saute en parachute.

Retour sans histoires. Juste derrière moi, Lorilion se pose à Eylau, ayant abattu un F.W. Déchanet aussi. Mais, hélas, André a dû quitter Mertzizen fumant noir au-dessus de Pillais.

Bilan : Six victoires probables - dont deux seulement sûres. Trois pertes : de Geoffre, RMIertzizen, Guido (?). Et
Monge hier. Et le petit Challes qui ne rentre pas non plus.
Cinq manquants en 48 heures ! Le Groupe est en train de s'en aller en fumée. Et, parmi les manquants, cet héroïque petit Challes, le pur combattant sans défaut, Zizi, ce vieux frère, de Geoffre, mon ami ! Un épuisement moral autant que physique nous poinet. Il en est de même

au 18e. Le Colonel Aristov, qui vient s'entretenir avec Delfino, se déclare, lui aussi, débordé. À l'heure où le monde entier considère l'investissement de Kœnigsberg comme une formalité finale, nous nous sentons au maximum découragés.

Réapparition - que le ciel soit loué ! - de Mertzizen. Touché, il a dû se poser au petit bonheur dans la campagne. Guido aussi rentre, un peu peinard. Il s'est perdu dès le début...

Enfin, le 30 mars, voici la lettre qui, de l'hôpital de Hailsberg, centre d'évacuation du front, est apportée à Delfino :

Mon Commandant,

Je suis en vie, je l'ai échappé belle. Tiré par un F. W.-190 plein arrière et en dessous, j'ai pris feu ; mes commandes étaient coupées. J'ai sauté en parachute au-dessus de la mer, entre Pillait et la pointe de la presqu'île encore aux mains des Boches.

Mon parachute ne s'est pas correctement ouvert ; j'avais un pied pris dans les suspentes et n'ai réussi à me dégager qu'à une centaine de mètres avant la mer. Je suis tombé à 800 mètres du rivage ; j'ai failli me nover, étant sans connaissance après le choc. J'ai réussi miraculeusement à nager tout habillé; ma jambe droite me faisait terriblement souffrir. J'ai pu atteindre une espèce de radeau formé de deux planches, qui, on ne sait pourquoi se trouvait là. Puis, épuisé, je me suis allongé; et de 11 h. 15 du matin à minuit et demie, les Boches m'ont tiré sans arrêt, puis les Russes. Les balles sifflaient et frappaient l'eau tout autour de moi, les obus faisaient tout près des gerbes de feu et d'eau. J'étais le spectateur impuissant de l'attaque russe contre la presqu'île. J'arrivais mal à situer le front, mais grâce aux Stormovitz qui mitraillaient, et par déductions, j'ai cru comprendre que la ligne de front n'était pas loin ou même que les Russes tenaient une tête de pont sur la mer.

Toute la journée et une partie de la nuit, grelottant de froid et de peur (les salauds tiraient toujours et m'obligeaient à plonger fréquemment), j'ai attendu la nuit, et petit à petit j'ai essayé de gagner le bord ami. Après cinq heures d'effort dont je ne me serais jamais cru capable, et malgré le vent qui me poussait vers la mer, j'ai pu presque sans connaissance atteindre la côte. J'étais en no man's land en pleine attaque ; c'était vraiment effroyable. Des fantassins russes se trouvant sur la côte m'ont enfin vu et ont lancé des fusées. J'ai hurlé Tovaritch (camarade) ; après avoir failli me mitrailler, ils m'ont envoyé un soldat qui a nagé jusqu'à moi ; je ne pouvais plus faire un seul mouvement ; j'étais à peu près évanoui.

Je fus ramené à la vie dans un abri et évacué sous le feu des Boches.

De 2 heures du matin à 9 heures, j'ai été transporté sur une charrette à l'infirmerie du front. Puis à un premier hôpital, puis à un deuxième et enfin à un troisième d'où je vous écris. Je vais bien, suis très fatigué ; ma jambe droite me fait souffrir (j'ai heurté probablement le plan droit en sautant).

Ici, seul, perdu dans cet énorme hôpital, je vous attends le plus tôt possible. Apportez-moi des chaussures, des chaussettes, un pantalon, un battle-dress, je n'ai plus rien ; j'ai tout perdu, soit en mer, soit à terre.

Comme il fait bon vivre, je sous assure !... (Sûrement, le lecteur a déjà imaginé la signature). Post-scriptum : le bonjour aux copains de la part du Baron.

Résiste-t-on à un tel appel ? Delfino et moi n'avons de cesse que nous ne sautions à Hailsberg.

- Quelle gueule ai-je ? interroge de Geoffre, qui nous accueille debout.

- Hum... pas mauvaise.

En réalité, il a vieilli de dix ans - ou de vingt. Les traits tirés, la patte d'oie... Et, au lieu de cette démarche fringante qui le caractérisait, cette jambe bardée du haut en bas, cette boiterie qui lui donne l'air d'un débris des Invalides !...

Il n'a rien perdu de sa faconde :

- Content de vous voir, mon Commandant. Et toi, Saussage. Mais il ne fallait pas vous déranger si vite !

- Dites donc, une aventure pareille !

- Je sentais que ça s'arrangerait.

- Votre lettre, mon vieux !...

- C'était pour faire un récit de guerre.

Par exemple, il n'a pas fameuse impression de cet hôpital :

- Le chirurgien russe taillait, tranchait sur une table de bois blanc. Pas d'anesthésique général. Rien que des petites piqûres locales. Des gars regardaient leurs boyaux qu'on leur déballait sur la table. Et ça puait ! Et je ne suis pas sûr que le major se lavait les mains. Quand il est arrivé à moi, il voulait m'enlever la guibole. C'est sûr

qu'elle était amochée. Mon arrivée dans le jus l'avait coupée comme un rasoir. J'ai fait non ; ça n'a pas porté. Puis, j'ai dit non en français. Alors, il m'a seulement recousu. Ce qui fait que j'ai pu danser, le soir. J'ai même un rancart, excusez. Elles sont girondes, à cet hosteau.

Là-dessus, notre déménagement nous est annoncé pour où ? Pour Heiligenbeil, ce camp que nous avions bombardé, l'autre mois, avec quelle peur ! Puis, contre-ordre : ce sera pour Bladiau, d'où le Groupe participera à la liquidation de la poche de Kœnigsberg. Ça nous promet bien du bonheur !

Quelques missions encore. Le terrain de Bladiau n'est pas prêt. L'offensive suprême tarde aussi. Normandie est cité une fois de plus au Prikaz de Staline.

Les 7 et 8 avril comptent pour nous. Jusqu'à six missions, ce dernier jour. Epuisés, tous. Ce au point qu'on en perd ses facultés et que plusieurs copains se chamaillent avec des Lu-7 dont la silhouette ne leur rappelait rien.

On devine l'emplacement de Kœnigsberg - à des lieues et des lieues de distance - à ce geyser de fumées rougeâtres qui n'étale qu'à 2.000 mètres. Des Stornowitz, des Douglas, des P-2 n'arrêtent pas de plonger dans cette nuée incendiaire pour y déverser leurs bombes (et eux-mêmes souvent avec).

IX

BLADIAU

7 Avril 45

Nous revoilà à l'avant-scène. Notre terrain est situé à 2 kilomètres à l'ouest de la petite ville de Bladiau, sur un éperon ramassé. De notre P.C., on découvre le littoral Sud du Friseite-Haff, et le port de Pillau en feu. A 12 kilomètres de nous, sur l'autre rive du Frische-Haf f, le camp des nez jaunes où l'on entend, au cours de brèves accalmies, des moteurs tourner au point fixe.

Les missions reprennent immédiatement dès après notre atterrissage, si bien que ce n'est que le soir que nous pouvons faire connaissance - au village presque entièrement détruit - avec un Staloroia et un Bao de bon ordre. Se jugeant à l'étroit dans les chambres, certains vont faire une nuit. En bas, gît une malheureuse, couchée, mourante, que les Russes ont un peu trop fatiguée.

Missions encore, quasi-ininterrompues, le 8 avril, toujours sur Pillau et Kœnigsberg ; missions de protection sur zone, sans grands combats, où l'on assiste, avec un effarement qui croît, à l'engouffrement grandissant de bombardiers de tous types qui s'en vont projeter leurs tonnes, leurs dizaines de milliers de tonnes de grosses bombes et de katioukas (projectiles à réaction) sur la forteresse-fournaise. (Qui donc nous soutient qu'il reste 10.000 Français là-dedans ?)

Le 9, semi-repos. Un télégramme apporte la confirmation de promotions depuis si longtemps attendues qu'elles nous touchent à peine. Les aspirants passent en série sous-lieutenants. (Beaucoup sont morts).

Enfin ! La nuit voit la capitulation - enfin ! enfin ! - de Kœnigsberg. Le 10, Ordre du Jour de Staline, qui a l'élégance de ne plus jamais nous oublier.

Va-t-on se détendre ? Nullement. La nuit du 11 est de super-alerte. Des F. W. bombardiers passent pour avoir de mauvaises intentions. Je décolle avec trois autres Yak, afin d'aller me rendre compte. Au retour, nous découvrons de loin - stupéfaction... et horreur ! - que notre camp est en feu. Cela nous donne bonne mine, nous qui étions chargés de le protéger ! Nous décrivons des orbes... Pas de doute : des avions brûlent, le dépôt d'essence.

Heureusement, la voix de Pistrak :

- Les Rayaks, gagnez Heiligenbeil.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Nous sommes bombardés par l'artillerie de Marine. (Un navire de guerre endossé de l'autre côté du Frische-Haff).

La nuit, donc, à Heiligenbeil, et rentrée à Bladian, en voiture, le 12 au matin.

Le Groupe est sur le qui-vive. Un qui-vive plutôt amusé. Le bombardement par pièces de marine a recommencé depuis une heure, fait pour contrarier, sans doute, l'offensive qu'on sent imminente contre la presqu'île de Samland. Il ne nous gêne pas tellement. Réunis auprès du P.C., on observe le départ des coups. (Une vive lueur, au Nord-Ouest).

- Attention, les gars, ça s'allume.

Sur quoi on a quinze secondes pour gagner les tranchées établies pendant la nuit.

Le premier ennui, c'est quand Delfino, toujours d'accord avec le Colonel Aristof, juge à propos de donner l'ordre de desserrer les avions. On obéit, sans grand entrain, jusqu'à ce que l'avion de Saint-Marceaux soit anéanti par un obus. Du coup, on essaie de faire plus vite. Déchanet, Henry sont ravis d'être désignés pour décoller ; le second en profite pour rafler, en dix minutes, une victoire. Nous, il faut se payer des trottes - des galops - entre les salves, jusqu'aux Yak dont les mécaniciens, stoïques, font chauffer les moteurs... La dégelée, vlan ! On se couche sous ces abris absolument illusoires que sont les plans. A-t-on le temps de monter mettre les gaz ? Ça s'allume ! crie Marchi. On redégringole comme des fous. Ainsi pendant non loin d'une heure. Henry, tout gaillard de son exploit, me crie dans l'oreille pendant qu'une arrivée se précipite : Hein, et les fantassins, tu piges que leur ordinaire, c'est ça ? On dirait que les impacts se rapprochent. Y en aura-t-il un juste pour nous ?

Celui-ci ? Un convoi aérien brinqueballe sur ses rails d'enfer.

Il arrive... Nous en ressentons le vent, le sifflement effroyable... Une hallucination de feu. Nous sommes couverts de terre. Déchanet :

- C'est tombé sur ceux d'à côté.

On y court. Dans la tranchée voisine, Henry appelle, d'une drôle de voix. Il est adossé à la paroi, une main à la nuque, l'autre à la tempe.

- Ça y est, je crois, murmure-t-il.

- Sauve-qui-peut ! lance Cuido.

Panique. On se met à courir dans toutes les directions, principalement dans celle du bois. Une nouvelle bordée va tuer une conductrice au volant de la voiture-ambulance. Quel sprint ! Je crois que je remonte André. Ouglof n'est pas loin. (Etrange comme l'instinct de conservation joue plus laidement à terre!) Sauf pour Delfino qui a pris le malheureux Henry dans ses bras.

Puis le bombardement s'atténue. On revient, par bonds, aux tranchées. Puis, il recommence. Mertzizen :

- On ne peut pas rester là.

Il s'intensifie. Nouvelle frite. Un 155 bouleverse l'emplacement que nous venons de quitter.

- Commandant, on décanille ?

- Attendez.

Le Colonel Skavrinski, adjoint politique de la Division, d'abord sceptique au téléphone, nous rend visite et admet :

- Je ne peux pas vous laisser ici.

C'est notre dernière nuit à Bladiau. On partira, le lendemain, vers 8 heures. Le bombardement a repris. Il faut décoller sous sa menace, ce qui incite à ne pas moisir sur piste. On est à la file indienne, et, comme je suis le quatorzième à filer, le temps nie paraît long.

X

EYLAU

13 Avril 45

Henry est mort à l'hôpital. On devait l'opérer, ce matin ; il n'a pas passé la nuit. On nous l'amène, dans sa bière, à 6 heures ; il est inhumé à la tombée da jour, auprès de quatre soldats soviétiques. C'était une tête un peu brûlée, un brave cœur. Il avait compté sa cinquième victoire hier.

Le camp d'Eylau... est à Althof, à 4 kilomètres de la ville. Eylau, toujours la Grande Armée. Eylau, le Cimetière (Victor Hugo), une page qui m'a toujours impressionné, à l'Institut Franchet.

La bande est boueuse; le vent souffle et gémit, en tempête. Pas d'essence ; plus de missions ; on se figurerait, par instants, être aux antipodes de la guerre. Pourtant, Pillau n'est pas pris. Et l'air est gâté jusqu'ici par des relents du Tunnel.

Le Tunnel, c'est cette caverne bizarre qui s'est formée sous la voûte - de près de 2.000 mètres d'épaisseur -, voûte faite des fumées rougeoyantes que le vent rabat à l'ouest de Kœnigsberg. Il y règne une chaleur de four, une odeur de brûlé et de mort.

Un avion ne s'engage pas là-dessous sans que son pilote imagine le vestibule de l'Enfer. C'est une balade qu'on se paye sans aimer la renouveler.

La visite d'Eylau s'impose. Dans cette ville dévastée presque à l'égal de Bladiau, il n'est resté que peu d'Allemands ; juste quelques familles qui se terrent, à dix, à quinze, dans des pièces glaciales, encombrées de tas de gravats.

Marchi et de Geoffre nous ramènent deux servantes (d'excellent milieu) que deux de nos autres camarades s'empressent d'accaparer. Seulement, la galanterie française fait que les rôles ne tardent pas à s'inverser. Ces demoiselles deviennent maîtresses... de maison, qui font profiter leurs familles des ressources du Stalotoia. Un charmant croquis de Déchanet montre un tel et un tel leur apportant, dans leur lit, le petit déjeuner du matin.

Un autre soir, je sais deux camarades qu'avait attirés deux conquêtes dans l'une des rares habitations demeurées debout du pays. À 10 heures, des coups dans le portail. C'est la patrouille russe qui vient examiner les papiers et met nos amis à la porte, mitraillette sur le plexus.

Des missions sous le Tunnel. Les assauts des bombardiers redoublent sur Samland et Pillau. Les Soviétiques doivent posséder d'inépuisables forces en réserve. Le ciel est une volière. Des avions de tous les. types y tissent des trajectoires entrecroisées, en essaims dont le nombre et la densité dépassent toute imagination, tout cela grondant et vrombissant dans une profusion chaotique. Douarre dénombre 143 passages en 3 minutes. On nous fait luire, depuis quelques jours, comme récompense, une visite à Kœnigsberg. Celle-ci a lieu, par escadrilles. Pour la nôtre, c'est le 20 avril.

On monte dans un des habituels camions-paniers à salade. Jusqu'à Wittenberg (nous approchons du Tunnel), rien à signaler. Peu après que nous avons longé le terrain qui fut nôtre naguère, notre allure va être ralentie par un de ces convois de prisonniers que persiste à vomir la citadelle écrasée. Vêtus de guenilles, épaules lasses, il faut nous souvenir de l'exode de 1940 pour ne pas les prendre trop en pitié. De loin en loin, certains s'affaissent. Leurs serre-files tentent de les faire relever à coups de pied. Des cadavres jalonnent la route et ses fossés. C'est le Tunnel. Il est possible que l'asphyxie y joue son rôle. Eux-mêmes commencent à sentir ; le temps n'est plus au grand gel ; un petit vent pourri circule au ras du sol.

Kœnigsberg. J'ai visité, depuis, les villes les plus martelées de France et d'Allemagne occidentale ; Berlin aussi. Rien de comparable. Ailleurs, des façades subsistent, des apparences d'édifices. Tout le centre de Kœnigsberg, sur des kilomètres carrés, n'est qu'une esplanade où la bise agite une poussière de brique. Il faut revenir dans les faubourgs pour rencontrer quelques maisons épargnées, deux villas intactes, tout cela qui tourne au charnier, car on n'a enterré personne.

Je vais, avec Ouglof et de Geoffre. Je revois cette vieille femme, morte chez elle, dans son fauteuil à bascule, et à qui sa matière cervicale dégouline dans le dos, cette librairie bien agencée, où Taburet fait main basse sur des ouvrages de Gide (toujours), de Proust et de Schlumberger. Je pénètre seul, révolver au poing, dans un beau

pavillon qui devait être l'habitation d'un médecin. Voici une salle d'opérations aux aciers flambants, aux murs vernissés, une riche bibliothèque, où luisent d'antiques reliures. Un coffre en bois... Est-ce là-dedans que le docteur cachait son magot ? Recherchant une hachette pour rouvrir, je monte au hasard l'escalier. Au premier, une lingerie soignée, avec des piles de drap sentant la lavande. Je pousse une porte ; et fouille la pénombre. J'avance de deux pas. Sur un. lit, une femme et un homme mûrs, se donnant la main, morts sans rictus (d'une piqûre, c'est probable). Sur le divan, le cadavre aussi d'une jeune fille, renversée et nue.

Alors seulement, je m'aperçois de la fétidité de l'atmosphère. Un ver blanc aux narines de l'homme ! Et je dévale les marches, saisi d'une terreur qui ne se raisonne pas.

Enfin, ça sent la relève ! Treize nouveaux pilotes - ceux-là dont la présence nous avait été jadis signalée à Toula - sont arrivés à Heiligenbeil et nous rejoignent, le 24. Ils n'auront sans doute pas à se battre.

Le mystère dont s'entouraient, depuis quelques jours, les opérations russes vient de se dissiper : l'Armée Rouge est dans les faubourgs de Berlin. Par ailleurs, on s'attend à la rencontre des Soviétiques et des Analo-Saxons vers Dresde. On n'imaginait pas que les Alliés aient pu pousser jusque là.

Des promotions. Parmi celles-ci, une dont je suis stupéfait :

Les sous-lieutenants André et Sauvage ont été proposés pour la haute distinction de Héros de l'Union Soviétique.

On sait que c'est le bâton de maréchal, et combien nous avons blagué Albert et de la Poype à ce propos... On ne nous rend pas la pareille. Les nouveaux arrivés nous jettent des regards de vénération. On nous fête, ainsi que ce vieil Agavelian,. promu mayor. L'honneur qui nous échoit se rehausse du fait que nos deux grands chefs, Zakharof et Khrioukhine sont nommés également héros - le second pour la deuxième fois.

Chaque jour, à Eylau, et au long de toutes les grandes routes environnantes, et jusque dans notre village, sous les fenêtres du Stalovoia, ne cessent de défiler les colonnes de prisonniers. Tous blasés, cela demeure pénible. Il n'y a guère que Schœndorf, Alsacien, pour leur lancer des quolibets que réprouve l'Alsacien Pierrot.

Je passe sur la prise de Pillan, attendue depuis plusieurs jours (Prikaz instantané de Staline), sur la jonction des armées Yankee et Rouges, sur l'Elbe, à Torgau.

Un pari est engagé, et nous passionne - plus encore que le match de football qui se dispute, le 28, entre les pilotes et le personnel russe, et où le Commandant Delfino se distingue comme goal -, je veux parler de ce pari, datant de février, entre Douarre et le Commandant, touchant la date de la fin de la guerre. Delfino a donné le 1er r mai comme limite ; l'autre a dit « après ». Le Commandant demeure si optimiste qu'il nous offre spontanément, à de Geoffre, Perrin et moi, une petite fugue à Kaunas.

Ce départ pour Kaunas n'est pas loin de marquer notre dernier jour. Le pilote russe a tout d'un sagouin. La pluie et le terrain détrempé l'arrêtent d'abord longuement. Sur notre insistance, il se décide. Terrifiés, nous le sentons sauter de justesse le fossé de bordure ; nous retouchons, des roues, la terre meuble, à 300 mètres de là. Sueur dans le dos. Et, à Kaunas, il rate la bande par deux fois.

Kaunas est archi-transformé. Plus de traces ou presque de la bataille. Tout est remis en état. Nos premières rencontres sont de Juifs nous harcelant par des offres de boites de conserve, de cigarettes, de chocolat américains.

L'avenue principale - l'an dernier, avenue Adolf Hitler - s'appelle désormais avenue du Grand Maréchal Staline. La Kommandantur nous loge dans un hôtel de troisième ordre, mais chauffé. Et maintenant, j'en connais qui soupirent après l'âme sœur.

Les âmes sœurs, dans toutes les villes, fréquentent les cabarets-dancings. Il faut voir de Geoffre-le-rescapé - au pied encore entortillé d'un considérable pansement - trotter comme un lapin, valser, faire le joli-cœur. Pas d'inquiétudes pour lui.

Perrin ne me lâche guère. Nous tombons sur une femme-docteur (décidément !), brune aux yeux bleus, qui nous introduit en son home. Dès les premières minutes, avec une imprudence totale, elle nous livre, touchant les Russes, ses pensées et arrière-pensées... qui sont à l'éloge des Boches. En voilà des gens corrects, bien élevés, compréhensifs ! À côté de ces sauvages qui vous tutoient et sentent mauvais !

Nous nous attardons passablement dans cet intérieur confortable, où le mari-peintre - qui a reparu – fait admirer ses tableaux (successivement) à chacun de nous. Un autre soir, ce sera Perrin, à qui un flirt d'occasion demande d'amener un camarade.

- Baron, je t'ai trouvé un chopin.

Mais le chopin pèse plus de cent kilos.

Nous mangeons le plus souvent possible au Stalovoia, car la vodka, les pâtisseries, les moindres douceurs sont ruineuses (ou bien, on nous voit venir !)

Le 1er mai, qui compte déjà comme importante fête russe, et où nous avons dansé tard, nous sommes réveillés, dans la nuit, en notre hôtel, par des hurlements de joie, des coups de mousqueton, des pétards, auxquels succèdent des coups de canon.

J'ai bondi à ma fenêtre. Je jette, à des soldats qui passent :

- Qu'est-ce que c'est ? La fin de la guerre ? Une main me frappe sur l'épaule. C'est de Geoffre :

- Alors, on est le 1er passé. C'est le curé de Soissons qui gagne ?

- Il s'agit peut-être d'autre chose.

En fait, c'est la prise de Berlin. Un journal de la taille d'un mouchoir nous apprend, le 2, qu'Hitler est mort, et que l'Amiral Dœnitz prend en main le sort de l'Allemagne.

- À la bonne sienne ! fait le Baron, qui ne dégrisera pas de trois jours.

Retour à Eylau pour y accueillir une nouvelle.., non, une visite..., non, une joie inattendue. Quid de cette silhouette dégingandée, de cette autre, la main en visière ?

De la Poype et Albert sont là depuis trois jours, revenus volontaires.

- On l'avait promis, les gars !

- Et les autres ?

- Pou-pou, Laurent, Escartefigue sont à Moscou.

Ils sont à peu près au courant de notre épopée de cet hiver. Les victoires, les incidents, les pertes... Ça a dégringolé ! Ils l'avaient entendu dire, que le Normandie remettait ça. En janvier ! Ils ne voulaient pas le croire ! Et cependant ! Et maintenant, le Grand qui se tape du héros !...

Mais c'est nous qui les pressons : qu'ils nous parlent de Paris, de ce qu'ils ont vu et appris ! Pohyp hausse les épaules. Albert :

- Ce qu'on a vu ? Rien de bien joli. Les rancœurs, d'abord, les haines, le pays divisé comme jamais, des types fichus en prison, fusillés, qui méritaient tout juste un coup de pied au cul ! La politique ? On s'y noie... Un de ces marchés noirs écœurant : des repas à 2.000 balles, alors que des ouvriers, des employés restent à 3.600 francs par mois ! On se croyait riches, nous autres !... Et les embusqués qui ressortent, les Vichyssois qui relèvent le nez, qui vous prouvent clair comme de l'eau de roche que c'est eux qui ont tout fait !

- Est-ce que vous revenez tous ?

- T'es louf !

- LaCuire ?

- Il ne s'embête pas. Attaché à un ministre. De la Poype, de son air de mousse, hoche de temps en temps la tête :

- Tu connais Bébert ! Tu comprends s'il exagère.

- J'exagère ?

- La France n'a pas bougé. Elle est comme ça depuis Adam.

Albert me rapporte une lettre de ma mère, des nouvelles, de Marie-Thérèse, des enfants, un peu d'autre courrier :

- Pour le champagne, excusez, on ne vous a pas attendus.

- On s'en doutait.

- Venez tout de même chez le Colonel.

Ils ont rapporté à Delfino un képi... à cinq ficelles, témoignage d'une promotion qui ne l'est encore , qu'à titre fictif. (Sans commentaires).

XI

HEILIGENBEIL

8 Mai 45

Nous voilà, pendant trois jours, balancés entre Bladiau - dont le Bao ne sait plus où donner de la tête, vu la surabondance des clients - et où nous ne devons pas rester, et Heiligenbeil où nous devons aller atterrir, chaque matin, et où nous n'aboutissons jamais.

Ce sont les 6, 7 et 8 mai, jours décisifs. Beaucoup de nous passent les heures à écouter. à la radio, un merveilleux poste de 12 lampes, qui vous attrape le monde entier.

- Ça y est-il, cette fois ?

- Demain.

- La reddition sans conditions ?

- Ils nous l'avaient bien imposée.

Le 8 enfin, à 16 heures, plus de doute. Annonce officielle - de Paris - que la fin des hostilités vient d'être célébrée en France, en Angleterre et aux U.S.A., à la suite de la signature, à Berlin, du texte remis à l'Amiral Dœnitz.

Nous autres, on ne se tient plus. On s'embrasse ; on se serre mutuellement sur le cœur, avec la même ferveur que pour la libération de Paris.

Charras remarque :

- Mais on dirait que les Russes ne savent rien !

- Veux-tu te taire ! Ils savent tout d'avance. Déchanet nous désigne un lot de Stormovitz qui ont l'air de poursuivre leurs missions de bombardement.

Il y a peut-être encore, quelque part, un Boche de vivant.

Ces passages d'engins massacreurs font un écho paradoxal aux Te Deum et aux hymnes qui se déchaînent sur les ondes.

Moi, je ne cesse de me répéter : Finies, finies, les missions ! La guerre est k.o. Je suis vivant ! Nous nous attendions à des manifestations inouïes de

triomphe de la part des Russes quand ils sauraient ... Vers 6 heures, Zakharof débarque. Il tombe des nues (dans tous les sens) :

- Que me racontez-vous ? C'est de la blague !

Nous allons, en cachette des Russes (puisqu'ils ne savent pas !) boire l'ultime bouteille de champagne qu'avait mise de côté Albert. On devait être sept ; on se trouve quatorze, puis vingt-et-un, puis vingt-cinq.

Tout de même, quelques pétarades, la nuit, viennent de chez les Russes. Rien qui approche la frénésie de la prise de Berlin.

Tout de même, une prise d'armes aura lieu, le 9, devant le P.C. - sur l'initiative des Soviétiques - pour célébrer la victoire.

On s'y rend. Aucun Russe n'est là. Mais... qui voyons-nous descendre de l'U-2 ? Bleton, ce cher Bleton sur le sort de qui ont couru tant de bruits, pessimistes au début, quand il s'est fait, vous vous rappelez, abattre sur le Frische-Haff. Il ressort de son récit que, d'abord blessé, prisonnier, maltraité, emmené à Pillau où il a été jeté dans un cachot, il s'est vu ensuite réclamer par l'escadre Mœlders, chez laquelle il a vécu pendant une trentaine de jours.

Les questions fusent :

- Comment sont-ils ? Comment as-tu été traité ? Bleton est catégorique :

- Très fair play. Ils m'ont reçu avec les honneurs de la guerre, invité, le premier jour, à leur bar. Brendel, celui qui m'a descendu, le major aux 177 victoires, leur as des as après Marseille, m'a tenu un petit discours ; ils nous connaissent ; ils connaissent tous nos indicatifs. Ils espéraient encore gagner ! Ensuite, ils m'ont remis en prison. C'est un obus qui m'a libéré.

Sur quoi, début de discussion : il y a le parti des irréconciliables, Schœndord and Co, qui rigolent, qui parlent de propagande...

- C'est parce qu'ils se sentaient foutus !

Il y a ceux qui se rallient à Bleton :

- Il les a vus de près, lui. Rien ne les forçait. Ce sont des types bien.

Et la plupart - dont moi - qui pensent qu'il y a de sales Boches et des Allemands chics - comme dans toutes les nations.

Les Russes se montrent enfin. C'est la prise d'armes. Nous sommes rangés en U autour d'une estrade : notre Groupe, le 139e ... et le Bao. C'est curieux, il n'y a pas à dire, les Sovietiques n'ont pas l'air transportés de joie. Rien de ces explosions qu'on imaginait. Plutôt quelque chose de déçu. Même nos mécaniciens.

Le Colonel Skavrinski prononce un long discours d'où il appert qu'il ne s'agit pas de s'endormir sur ses lauriers (ce qui nous fait dresser l'oreille). Il ajoute même quelques phrases sur l'éventualité prochaine d'un départ pour l'Extrême-Orient. Nous nous regardons, à demi-plaisants, à demi faisant la grimace. Au contraire, les Soviétiques, les gens du Bao se redressent.

Le soir, nouveau discutage de coup. De La Salle :

- Vous avez vu ? Eh bien, savez-vous, moi, je comprends parfaitement ces types-là. Ils ont l'amour de la guerre, bien plus encore que les Boches, si vous voulez le savoir. Sans la guerre, tous ces pauvres gars, qu'est-ce qui les attendait ? Une vie amorphe, de tracas et d'em... à l'usine. À l'armée, ils voient du pays ; ils bouffent ; ils boivent ; ils s'envoient des femmes.

- Ils se font zigouiller, dit Guido.

Se doute-t-on qu'Albert et de la Poype nous ont ramené... un aumônier ! Un Révérend de trente ans, barbu, bienveillant, que chacun, sans hésiter, appelle mon père, et qui va dire, le lendemain, une messe d'action de grâces, au Club. Tout le monde y assiste. Personne, au Groupe, n'est pratiquant. Mais, dans certaines circonstances, la messe seule est à la hauteur.

XII

ELBING

12 Mai 45

Devrais-je m'arrêter ici ? On me demande de pousser jusqu'à notre retour en France. Mais j'irai plus vite, s'il vous plaît.

Elbing, 100.000 habitants, à l'entrée du Corridor. Nous y atteignons en dix minutes, après un vol train sorti, ce qui signifie beaucoup de choses : la fin du régime offensif, de la défiance, la PAIX.

La région est presque entièrement inondée. Un lac. Le Corridor aussi. Suprême défense d'un pays de marais, dont les tenants, à bout d'espoir, ont ouvert les vannes.

À Elbing, rien n'est prêt pour nous recevoir ; mais on se débrouillera vite. Beaucoup de nous prennent leurs quartiers dans une sorte de caserne, mais d'un confortable appréciable, simplement le Foyer du Soldat allemand, à chambres individuelles.

Elbing, détruit en partie, n'abrite plus, depuis plu-sieurs semaines, qu'une population féminine. Les hommes sont mobilisés ou partis, par crainte du pis. Les Soviétiques parcourent la cité, en vainqueurs brutaux. Femmes et filles se terrent, et souffrent de la faim.

C'est pourquoi un simple placard réclamant des femmes de ménage nous recrute une horde soumise.

Vous pensez qu'on ne peut manquer de reprendre, avec nos amis russes - le 18e (mayor Siberine), le 523e (Colonel Pilchikof), le 139e (Mayor Zanorine) sont à Elbing avec nous ; le Colonel Goloubov plane - la série des réceptions, prises d'armes et remises de décorations. Tous les deux soirs en moyenne, praznik chez les uns ou les autres, avec beuveries de temps de paix et danses effrénées jusqu'à l'aube - rien qu'avec les beautés du Bao.

En principe, nous ne volons plus, ce qui ne m'interdit pas, dès le 14, d'aller reprendre mon Yak au camp, pour une exploration libre.

Libre... d'esquisser ce crochet vers Dantzig, le vieux port hanséatique, prétexte de la guerre, dont les monuments émergent, dorés, d'une brume printanière. Demi-tour. Ivresse de puissance. Mon essor me porte rapidement au-dessus de ce qui fut Kœnigsberg, le nid de ces féroces aigles de Prusse, où une lourde vapeur qui traîne encore à fleur de débris, a remplacé le Tunnel.

Puis, le pèlerinage de nos camps - Lobiau, Wittenberg, Pladiau, Heiligenbeil, et - avec une pensée fraternelle pour chacun des camarades qui n'ont pas vécu jusqu'au bout.

Quelques-uns, naturellement, ont noué des idylles en ville. D'abord, la cote des Français n'a nulle part sa pareille.

Ensuite, les infortunées du cru espèrent trouver en nous paravent contre certains assauts.

C'est qu'elles en ont subi ! Le ton vraiment épouvanté dont elles content l'entrée à Elbing des troupes de choc soviétiques, ce mélange de Mongols, de Tartares, de repris de justice, de ces Husbeck hurleurs - frères d'armes d'Eichenbaum ! Il leur a fallu y passer !

- Et maintenant ?...

- On espère que vous...

Mais notre présence sera-t-elle efficace ? Dès le premier soir, me raconte de Geoffre, c'est une tambourinade de coups de crosse dans la porte d'entrée.

- N'ouvrez pas.

Il faut bien ouvrir, car ils défonceraient tout. C'est une patrouille venue sous le prétexte des papiers. Elle s'étonne de trouver des Français (ou s'en indigne, ou se fâche). Elle repart en maugréant. À onze heures, une autre... À minuit...

- Alors, avant que nous soyons là ?...

- Il fallait, chaque fois...

(Depuis la fillette de treize ans jusqu'à la grand'mère).

Raisons pour nous d'être bénits. Mais paraît une ordonnance qui interdit aux militaires de séjourner dans les locaux des indigènes après minuit.

Ainsi le Commandement russe entend donner satisfaction à ses gaillards.

Et, d'ailleurs, que cherchons-nous ? demande, avec un brin de mépris, le chef d'état-major Udovine, à nos amateurs d'aventures. Eh quoi ! Nous fraternisons ? Nous nous laissons envahir par une ombre de sentimentalité ? À l'égard de ces femelles boches ! Il ne nous comprend pas : Français un peu dégénérés !

Eux autres se contentent de faire venir, le soir, à la Kommandantur, les plus belles agnelles du troupeau.

Avec cela, intraitables à l'égard de certains comportements. Piller chez le vaincu ? C'est pain bénit. Lui ravir, de jour ou de nuit, provisions de bouche et objets d'art, linge, vêtements, meubles, pianos (par équipes de déménageurs), c'est le jeu. Mais, Marchi étant venu se plaindre qu'on lui avait dérobé un phono, une enquête rigoureuse est ordonnée, l'appareil restitué, le soir même, sans préjudice de sanctions dont on n'ose s'enquérir.

Très job, tout cela ! Une détente, une récupération dont nous avions tous besoin. Mais le départ... à quand ? Pour la France. Les bruits de transfert en Extrême-Orient, qui avaient hanté de nos nuits, ont fondu comme bulles de savon.

C'est le 22 mai qu'on est averti de notre imminente remontée à Moscou. Fiesta, adieux aux amourettes. Pour moi, la vraie séparation est d'avec mon mécanicien. Fédorine est devenu un ami. Dévoué, cultivé aussi ; promu depuis beau temps tête de file de quatre mécaniciens ; un futur officier, c'est possible.

- Ne viendras-tu pas me voir, en France ?

Il rit, en secouant la tête.

- Pourquoi ?

- Ma vie est ici.

- Elle te suffit ? Tu es satisfait ? Tu ne désires pas connaître autre chose ?

- Pourquoi ? Puisqu'ici, c'est mieux.

Même s'agissant de Fédorine, je ne saurai jamais s'il y a là affirmation spontanée, ou leçon apprise. Pas plus que chez cet officier russe avec qui, l'année suivante je me suis assis, par un printemps de charme, entre des sourires de Parisiennes, à une terrasse des Champs-Elysées, et qui, lui aussi, m'a répondu : Chez nous, c'est mieux.

Des fleurs sur nos derniers couverts, au Stalovoia, des gerbes de lilas sur le Douglas. Toute une jeunesse qui agite les bras vers nous, nous envoie des baisers.

Nous devons voler d'un trait jusqu'à Moscou. Marchi s'endort. Secret des états-majors russes : le Douglas, vers Kaunas, fait demi-tour.

- Eh ! Marchichi, on arrive !

Il se frotte les yeux :

- C'est inouï, comme tous ces patelins se ressemblent !

Nous voilà revenus à Elbing où, pour raisons indéterminées, nous passerons encore huit jours.

XIII

MOSCOU (ter)

1er Juin 45

Je ne vais pas décrire par le menu l'existence que nous mènerons à Moscou.

Côté officiel, réceptions, prazniks obligés. Une messe, de nouveau célébrée par l'abbé Lepoutre, et suivie d'une visite au cimetière où des tombes, sous des bruyères, marquent le souvenir de nos morts. Nos cœurs gros, pour un moment, notre méditation qui s'envole vers des ombres.

Promesse de Mlle Petit d'entretenir ces pierres funéraires. L'a-t-on fait ?

La Mission Militaire, l'Ambassade de France...

Grande fête à la Maison de l'Armée Rouge, où le maréchal Novikof, le général Levandovitch honorent, comme il sied, certains héros . (J'ai opté pour la décoration Alexandre Newski.

Côté officieux. Ce délicieux M. Champenois dont j'ai parlé - le correspondant d'Havas et le Français le plus averti qu'on puisse rencontrer à Moscou - pousse la délicatesse jusqu'à nous prêter, à de Geoffre et à moi, son superbe appartement.

Le prestige de Normandie est tel (articles, photos partout, la Marseillaise, une fois ou deux, comme nous entrons au Cocktail Bar) que nous pourrions - sans vantardise - amener chez Champenois des femmes à sensation. D'autant que le maître de la maison a laissé diverses caves à liqueurs et que nous demeurons assez largement pourvus de roubles.

De Geoffre fait ce qu'il lui plaît. Moi, je suis bien aise de revoir, une fois ou deux, Tamara.

- Et si tu t'installais en Russie ? me propose-t-elle soudain. Tu bénéficierais de la pension attachée à tes décorations. Tu pourrais être pilote de ligne.

Je lui fais gentiment non de la tête. Je sens tellement que mon destin est en France, ma véritable vie auprès de ma tendre Marie-Thérèse et de mes mioches à tête d'ange, après ces vingt mois en marge de toute existence normale :

- Chez nous, c'est mieux.

Notre retour était, en principe, décidé par le grand tour : Téhéran, Le Caire, Alger... Voici que la nouvelle se répand que nous pouvons rentrer directement, en traversant l'Allemagne... Huit jours de gagnés, ça compte !

Mais, bien mieux : un prikaz spécial (de Staline) décrète que des combattants victorieux doivent s'en retourner avec leurs armes. Il est fait don à chacun de nous de son Yak, à titre personnel.

Ça, Albert en est éberlué :

- Tu te représentes ! Mais ça vaut des millions, un outil pareil !

Tous en chœur :

- Il n'y a pas d'erreur : il est chic, le Grand Maréchal ! Moi :

- Les taxis pourront servir, si on veut faire un film, un jour, avec nos aventures.

XIV

FRANCE

20 Juin 45

Et le retour. J'ai hâte, pardon, de piquer le point final. Pourtant, avant de quitter Moscou, deux faits encore méritent d'être notés.

L'un, privé : le mariage de Laurent, coutumier du mariage pour rire (il en avait contracté un, naguère, en Russie blanche), niais qui, cette fois, cède légalement au charme de Mlle Rita.

C'est expéditif, je vous prie de le croire. Les deux futurs époux se rendent au bureau des Etats-Civils. Il est 10 heures. Il pleut à torrents. Dans la pièce, une table et trois chaises.

- Que voulez-vous ? leur demande une dame d'un certain âge.

- Nous avons décidé de nous...

- Je comprends. Parfait ! J'aime les Français ! C'est vraiment un plaisir pour moi d'enregistrer un tel mariage. Voulez-vous me montrer votre carte d'identité, camarade ? Vous, monsieur le lieutenant ? Très bien. J'écris... Maintenant, signez.

Le second incident, que vous jugerez tragique... ou comique, à votre choix.

Croiriez-vous que, l'avant-veille de notre départ, les Russes font savoir à Delfino qu'ils entendent, encore que nous ayons touché notre solde française, ajouter à cette dernière un complément : la solde russe, pour toute la durée de notre campagne.

Émotion. Sommaires calculs.

- Moi Colonel, ça peut chiffrer !

- Je vous crois. Et les Russes vous demandent en quelle monnaie vous préférez...

- Même en... dollars ?

- Même en dollars.

En dollars, à l'unanimité.

Quelques heures plus tard, parvient une précieuse

- oh ! combien - valise, bourrée d'enveloppes ad hoc. Mais, presque en même temps, surgit le général Petit : - Messieurs, j'estime qu'il est plus digne d'une formation comme la vôtre de s'être battue pour l'honneur.

Les Russes apprécieront ce geste.

La valise nous passe sous le nez.

Le retour, donc. Les Douglas qui nous reconduisent à Elbing font un détour par Kœnigsberg - qui a cessé de fumer dans la mort. Heiligenbeil, le Frische-Haff.

Là, je suis tombé, murmure Bleton.

Pillau, le camp des Mœlders, où des Russes s'agitent comme moucherons.

Lors de notre ultime décollage russe, celui d'Elbing, les quarante-sept Yak-3 neufs rangés en une large cour-bure, le général Zakharof, drapeau blanc en main, sur la piste, qui laisse couler de grosses larmes avant de lever le bras.

Première étape : Postdam. Seconde : Prague. C'est là que nous quitte notre garde d'amitié soviétique. Seuls, quelques-uns de nos mécaniciens sont autorisés à nous suivre jusqu'à Parie. Fédorine en est, quelle joie !

Troisième étape : Stuttgart, où le chef d'état-major de l'Armée de l'Air, le général Piollet, nous apprend que noue passerons trois jours. Enfin, des Français, des pilotes, de bons camarades. Pas jaloux. Une réception officielle chez le général Delattre de Tassigny - suivie de causeries familières. Nous réalisons que, de ce côté, on s'est rudement battus aussi.

Enfin, le 20 juin...

Je devrais sauter au terme de mes notes, dire l'arrêt à Saint-Dizier, la réception, la revue des troupes, les autorités, l'accident de Bousquenaud dont le Yak rentre dans celui d'Abadie.

Et surtout, vers 18 heures 30, ce rase-mottes époustouflant au-dessus des Champs-Elysées, parmi les clameurs de Paris, avant l'atterrissage, devant une armée d'amis et les chefs de l'Armée, au Bourget...

J'incline à clore en évoquant ces dernières minutes
vécues au-dessus de la Forêt-Noire - tellement moins sombre, malgré son nom, que nos forêts de Biélo-Russie.
Je revivais notre périple. J'étais étonné de l'achever.
Il me semblait que je portais sur mes plans les fantômes... non, les silhouettes... non, les rémanences vivantes - je les sentais tous debout - de tant de chers amis disparus. Je guettais, de tous mes yeux.

Enfin, j'ai aperçu le Rhin, fil brillant, bordure de la France. De mon pays enfin rejoint, après ce tour d'Europe sans traversée de mer...

Et, tout résolu à vivre, je n'ai pu m'empêcher de murmurer : Mourir chez nous !.

5 Février 1950.