Première partie

ASCQ

C'est une petite ville de 3 000 habitants environ. Tout en faisant partie du canton de Lannoy, elle n'est distante de Lille que de huit kilomètres, avec laquelle elle est d'ailleurs reliée du côté d'Annapes par de continuelles habitations. C'est ainsi un faubourg de la capitale des Flandres. Ascq, qui se trouve à l'est de Lille, est traversée par une ligne de chemin de fer et par la route nationale n° 41, menant de cette dernière ville à Tournai, cité belge importante vers Bruxelles. V. Becquart, érudit local, dans son dictionnaire des communes de l'arrondissement de Lille, nous apprend qu'un " cartulaire ", en date de 1200, donne à Ascq le nom de Aqua (eau en latin), et l'étymologie se trouve ainsi, ajoute-t-il, d'accord avec l'histoire, car Asch, Ascq indique une station près des eaux, des marais, ce qui est bien la situation du village.

Nous n'avons aucune raison de vanter son charme particulier. C'est une bourgade du Nord, de cette région où le ciel est souvent gris et rarement sans nuage. Les maisons, même les villas, construites en briques, qui furent rouges jadis, ont aujourd'hui une teinte douteuse. Toutes sont en général sur le même modèle. Les rues et les routes sont pavées comme partout dans le Nord.

Cependant, si le cadre présente un attrait médiocre, la vie est active et bruyante. Les estaminets sont nombreux, on y discute aimablement, on y joue une é bistouille " aux fléchettes, et dans certains on organise parfois, passion du milieu, des combats de coqs, bien décrits par Maxence Van der Mersch.

C'est en rentrant de Baisieux, après avoir assisté à une de ces attrayantes parties, où l'on parie parfois gros s, que Léon Devailly sera abattu par les reîtres sans revoir les siens.

Si l'on aime la vie, on ne boude pas au travail. Ascq compte surtout une population ouvrière, particulièrement des cheminots. Ils sont occupés à la gare, aux ateliers du chemin de fer à Hellemmes, grand centre de réparations de la Compagnie du Nord qui fait partie de l'agglomération lilloise, ils vont aux tissages de Roubaix, Tourcoing, enfin bon nombre sont employés dans les administrations de Lille. On trouve cependant quelques industries locales.

M. Gaston Baratte, une des victimes du 1er avril, dirigeait un tissage spécialisé pour l'ameublement. Depuis que les bombardements font rage sur la ville et sur les usines, la population s'est accrue d'un certain nombre de réfugiés : M. Averlon et son fils, abattus avec l'abbé Gilleron, curé de la paroisse, étaient sinistrés d'Hellemmes, ils avaient trouvé un domicile chez ce charitable ecclésiastique.

Quatre années d'occupation pendant l'autre guerre avaient appris à nos populations du Nord à connaître l'Allemand. Lille avait eu ses fusillés de la citadelle. Toutefois, l'ennemi n'avait pas alors fait preuve d'une aussi grande brutalité ; il n'y avait ni gestapo, ni S. S. Les Ascquois, en 1944 comme en 1918, n'ont aucune prédilection pour les occupants, ils les ignorent, ils ne sont pas collaborateurs. Patriotes sincères, ils sont prudents... patients... la libération viendra, en attendant ils cultivent, en rentrant du travail, ces jardins si nombreux et si productifs qui ceinturent leur petite ville.

Cependant, à l'aube du printemps 1944, printemps de l'espérance, Ascq le premier, avant Oradour, le Vercors, la Maurienne, subira la fureur des hitlériens.

Un sabotage dérisoire, à l'entrée de la gare, va livrer le pays à une tuerie collective.

Sabotages

Depuis plusieurs mois déjà, des attentats répétés se produisaient sur les voies ferrées. Tout voyageur pratiquant alors le réseau du Nord a vu, le long des voies, un certain nombre de wagons, de marchandises surtout, couchés sur le remblai. Aussi empruntait-on rarement de Paris à Lille le même itinéraire. Ce qui n'était pas sans inquiéter les Allemands.

Toutes les ruses furent employées par eux pour mettre fin aux sabotages. Ils requirent même à une époque un certain nombre d'otages choisis parmi les membres des partis politiques avancés et les francs-maçons pour accompagner les trains et en assurer, par leurs personnes, la sécurité. Un de mes amis n'ayant pas, un jour, trouvé de place dans le train régulier pour Valenciennes avisa dans un convoi de marchandises un wagon pour voyageurs occupé seulement par quelques personnes...

" Où va ce train ? " – " À Valenciennes ". Il grimpe aussitôt, bonne aubaine : Mais en cours de route, il apprit qu'il était " devenu otage " !

Il arriva d'ailleurs sans incident.

ILS CONNAISSAIENT LES SABOTEURS

Les occupants n'ignoraient d'ailleurs rien sur l'origine des attentats. Ils connaissaient parfaitement les organisations qui les fomentaient. Les attendus des condamnations prononcées par les tribunaux allemands ne manquent pas d'intérêt à ce sujet. Voyons :

" Depuis 1941, lit-on, se sont formés en France plusieurs mouvements de résistance qui en substance sont constitués selon les anciens partis politiques, et qui procédèrent à la constitution de cette organisation dans les deux départements du Nord de la France. Ce sont l'organisation civile et militaire O. C. M., de tendance nationale et de Gaulliste ; ; " La Libération ", de tendance socialiste, et le F. N. avec la sous-organisation F. T. P., de tendance communiste. À côté de celle-ci, se forma en 1942, autour du journal paraissant clandestinement La Voix du Nord, un mouvement de résistance du même nom, qui toutefois se limitait aux deux départements du Nord. Le chef de ce mouvement était le nommé Pauwels, arrêté entre temps. Tous ces mouvements sont organisés militairement dans le but, non seulement d'aider par tous les moyens les ennemis en cas d'un débarquement d'Angleterre, mais aussi de créer des désordres dés maintenant dans l'économie des pays occupés par des actes de sabotage aux moyens de communications et par d'autres actes terroristes, et d'agiter la population en faveur des puissances ennemies. Dans le cas d'une entreprise de débarquement, la formation d'une " armée secrète " sous participation de tous les mouvements de résistance est envisagée et, depuis 1943, des pourparlers ont continuellement lieu pour amener tous les mouvements sous une seule direction, but auquel participe énergiquement La Voix du Nord. L'approvisionnement de tous les mouvements en armes et explosifs s'est fait par des avions ennemis qui jettent ce matériel emballé dans des boîtes en tôle, par parachutes. Le chef de cette organisation est un nommé " Jean-Pierre ", surnom. Tous ces mouvements s'efforcent avec succès de recruter des membres, notamment parmi les cheminots, et de former des groupes qui doivent servir comme points d'appui dans le système si important des communications. Depuis la fin de 1942, un soi-disant capitaine, délégué d'Angleterre, du surnom de " Michel ", joua un rôle important dans l'organisation des mouvements de résistance et dans leur approvisionnement en armes dans les deux départements. Il fut tué le 27 novembre 1943, lorsqu'il opposa la résistance à son arrestation, au cours de laquelle deux membres de la G. F. P. furent également tués... "

Quand on connaît ainsi les auteurs des attentats, pourquoi massacrer des innocents, sous le misérable prétexte que l'on ne peut arrêter les responsables ?

1er avril 1944

C'était la veille des Rameaux, dans la nuit du 1er au 2 avril 1944. Il était 22 h. 45, l'Obersturm führer assassin écrit lui-même dans son rapport : " Vers 22 h. 45, mon train s'approchait des dépendances de la gare d'Ascq. . Tout était calme dans la ville. Le cinéma Rex avait fermé ses portes, à peine quelques retardataires se hâtaient de regagner leur domicile : il en coûtait à ceux qui étaient surpris par la patrouille allemande après l'heure du couvre-feu. -

Dans la nuit, une lune voilée par les nuages ne laisse percer qu'une faible lumière, l'Allemand dit : " À ce moment, l'obscurité était totale. " Un train lourdement chargé, venant de Tournai par Baisieux, arrive au passage à niveau qui précède la gare, le chemin de fer coupant en cet endroit la rue principale du bourg. Tout à coup, une détonation retentit, un peu plus forte que celle d'un gros pétard. Mais dans le silence, elle peut être entendue d'assez loin... Coup de frein normal, arrêt.

Que s'est-il passé ? Rapports et dépositions nous renseignent.

Le train qui vient de stopper à la suite de l'explosion transporte des troupes et du matériel allemands. Le sous-chef de station de Tournai, agent de renseignements de l'Intelligence Service, a pu établir qu'il faisait partie des soixante-deux convois transportant en Normandie la division blindée Adoif Hitler jugend.

L 'Obersturmführer H..., chef des massacreurs, confirme ces dires, les précise même : J'ai été chargé, déclare-t-il dans son rapport, de la direction du premier transport appartenant au détachement de reconnaissance 12 S. S. Panzerdivision " Hitler-jugend " étant composé d'éléments appartenant à la 1re compagnie, 2e et 3e compagnies et de quelques hommes de l'état-major. " Et il poursuit : Avant le départ de ce transport, le 1er avril 44, j'ai à nouveau instruit tous les officiers, sous-officiers et hommes sur les consignes à tenir en chemin de fer et plus spécialement dans les événements spéciaux. "

MESURES DE SÉCURITÉ

"Les mesures de sécurité suivantes avaient été prises pour ce transport :

" 1° La garde était assurée par deux groupes de dix-huit hommes et renforcée de nuit par huit hommes chacun.

" 2° La protection aérienne était assurée par cinq canons de 2 cm. et toutes les mitrailleuses de bord des autos-mitrailleuses du train. D'autre part, j'avais ordonné que les cinq wagons immédiatement après la locomotive ne seraient pas occupés par la troupe. À cet effet, j'avais donné l'ordre à tous les chefs de train de voyager dans mon compartiment.

" La moitié de l'effectif du transport devait demeurer sur les véhicules automobiles, afin de pouvoir être prêts à entrer en action à tout instant, la seconde moitié se trouvait dans les wagons destinés aux hommes de troupe.

" Le trajet entre Tourhout et Ascq en France s'est effectué sans incident.

" À la gare de Baisieux, je me suis à nouveau renseigné sur la suite de mon itinéraire et j'ai appris par un agent du chemin de fer allemand que l'express régulier allemand Lille-Bruxelles venait de passer.

" Étant donné qu'il était connu, d'après les documents I. C., que les bandes de terroristes étaient particulièrement actives dans les régions à traverser, j'ai demandé à l'agent allemand de mettre en marche mon train immédiatement derrière l'express Lille-Bruxelles. Ma demande fut accordée et mon transport expédié dix minutes après l'express. "

Tout concorde. En laissant toutefois à l'Obersturmführer seul la valeur de ses minutieuses précautions de protection.

En effet, la déposition du mécanicien belge Dascotte René, demeurant à Kain (Belgique), et l'enquête du commissaire divisionnaire Desruelle, de la direction de la police d'État, chef régional des services de la sécurité publique, ne contredisent jusqu'alors en aucun point les affirmations de l'officier allemand.

" Le 1er avril 1944, au soir, selon René Dascotte, en tant que mécanicien, j'ai été désigné pour conduire un train de troupes allemandes de Tournai (Belgique), à Haubourdin (France), en passant par Baisieux.

" Pour effectuer cette mission, j'étais accompagné du chauffeur Courtin Auguste et du chef de train Lecomte Walter, domicilié chaussée de Tournai. Comme pour tous les transports de troupes, deux cheminots allemands avaient également pris place sur la locomotive.

" En cours de route, occupé par ma locomotive et me trouvant assez éloigné de la troupe, je n'ai pas remarqué s'il y avait des soldats saouls.

L'EXPLOSION

" Après un arrêt de quarante-trois minutes en gare de Baisieux, nous sommes repartis à 22 h. 34, et nous étions sur le point d'arriver en gare d'Ascq, que nous devions franchir sans arrêt, lorsque, abordant une pointe de coeur des embranchements conduisant dans les voies de garage, une violente explosion s'est produite sous la machine.

" Le convoi roulait à ce moment-là à vingt ou vingt-cinq kilomètres à l'heure au maximum et j'ai pu faire stopper rapidement, par les moyens ordinaires et sans brusquerie, la machine à hauteur de la cabine d'aiguillage du passage à niveau d'Ascq....

Quelques infimes précisions sont apportées par le rapport du commissaire Desruelles : " 22 h. 34, le train militaire allemand n° 649 355 (n°o français 9872) a quitté la gare de Baisieux.

" 22 h. 44, heure pour passage prévu de ce train en gare d'Ascq.

" 22 h. 45, explosion provoquée par un acte de sabotage sur une lame d'aiguillage de la voie droite.... C'est tout !

Sabotage insignifiant, déraillement sans importance !

LES DÉGATS

Ils sont dérisoires, les rapports concordent.

" Nous sommes aussitôt descendus de machine, dit le mécanicien Dascotte, pour nous rendre compte des dégâts causés. J'ai alors remarqué que les troisième et quatrième wagons, transportant des chenillettes dans lesquelles se trouvaient des hommes, étaient sortis des voies et que la machine avait, au-dessous, quelques pièces d'importance secondaire détériorées... "

D'ailleurs, Dascotte se met aussitôt à réparer et, malgré la longue interruption causée par les deux heures de carnage, " tout sera rapidement terminé sans aide étrangère. Après le refoulement du train sur Baisieux, vers deux heures du matin, par une autre machine, et la mise sur rails des deux wagons déraillés, je suis parti d'Ascq vers cinq heures pour rentrer haut le pied à Tournai. " Le commissaire enquêteur consigne que " le sabotage a fait dérailler une plate-forme à boggies, la plate-forme la précédant et celle qui la suit déraillent d'un seul boggie... Le courant électrique est coupé. "

Tout cela est confirmé, avec un cynisme touchant presque à l'inconscience, par le commandant du détachement. Qu'on en juge : " La partie accidentée du train est restée avec les occupants sous les ordres du S. S. Oberscharführer J... sur les lieux, tandis que les autres wagons étaient décrochés et refoulés sur mes ordres jusqu'à Baisieux, car un détournement était impossible depuis le lieu de l'attentat... "

" Cinq à six entrées de projectiles furent comptées sur le tender de la machine. (Le mécanicien n'en parle pas, c'est une affirmation purement gratuite de l'Allemand). Un pneu d'une auto-mitrailleuse huit roues fut endommagé par un projectile. Par les morceaux de fer projetés par l'explosion, la boîte de vitesse d'une des autos fut endommagée.

" Par suite d'un choc, une auto-mitrailleuse huit roues à tamponné deux motocyclettes et les essieux ainsi que les jantes furent faussés.

" L'attentat a provoqué un retard de quinze heures dans la continuation du transport et de ce fait l'arrivée à la nouvelle résidence a eu lieu avec une journée de retard.

" Enfin ! Je n'ai eu aucune perte dans mes hommes ". Il se garde d'ajouter : quatre-vingt-six civils, quatre-vingt-six innocents, ont été massacrés en représailles, véritable carnage, ils ont payé de leur vie deux pneus détériorés, une boîte de vitesse. faussée, et un retard au cantonnement, toutes choses d'ailleurs dont ces malheureuses victimes n'étaient pas coupables !

MOMENTS D'ATTENTE

Le train stoppé, les soldats sautent des plate-formes, sortent des wagons. Un témoin, Mme Dewailly habitant près du passage à niveau a " entendu l'explosion et vu un petit nuage de fumée ". Elle affirme qu'aussitôt les Allemands tirèrent quelques coups de feu sur les habitations en bordure de la voie ferrée. Ce fut la seule réaction spontanée et immédiate. L'incident est ramené de suite, par eux, à ses justes proportions : pas attaqués, dégâts nuls ; ils sont calmes. Ils s'approchent des quelques personnes sorties sur leurs portes, leur demandent " où ils sont et quelle heure il est ".

À la gare, le personnel est réduit, c'est le service de nuit, un facteur enregistrant pour se tenir en liaison avec les stations voisines, un aiguilleur dans sa cabine pour livrer passage aux trains qui ne font que transiter. Ce dernier, M. Ollivier, sera parmi les victimes le premier. M. Deracbe, fournit dans sa déposition, au début d'avril 1944, des renseignements précis et très précieux : " Vers 22 h. 45, j'ai entendu une explosion sur les voies, vers la cabine d'aiguillage et aussitôt après j'ai entendu ralentir puis s'arrêter la machine du train n° 9 872. J'ai appelé M. Carré, chef de gare, qui loge dans le bâtiment principal de la gare à l'étage. De vive voix je lui ai indiqué où je plaçais la clé des bureaux et que j'allais me rendre compte de ce qui s'était passé.

" Je suis alors parti à pied, le long de la voie, et à quelques centaines de mètres, le convoi était arrêté, la locomotive était passée de quelques mètres au-delà de la cabine.

" À cet instant, l'aiguilleur Ollivier André est venu avec moi faire les constatations : la lame d'aiguillage de la voie droite, qui avait sauté par explosion, avait fait dérailler un wagon plate-forme de deux essieux et les deux wagons l'encadrant d'un seul essieu.

" Il pouvait être 22 h. 55 quand j'ai constaté cela sur les lieux. Il ne faisait pas nuit noire, car il y avait un peu de lune.

" Un certain nombre de soldats allemands étaient sur le ballast sans être énervés apparemment. L'un d'eux m'a fait comprendre que sa gamelle était tombée sous la plate-forme entièrement déraillée. L'aiguilleur Ollivier alla lui chercher cet ustensile et le lui remit. L'Allemand le remercia d'un sourire que j'aperçus à la lumière de ma lanterne à acétylène.

" En me retournant, j'aperçus un Allemand dans un groupe qui avait un carnet en main et qui me demandait quelque chose. Ce devait être un agent de la " Reichsbahn " qui, d'après ce que j'ai compris, me demandait où il se trouvait. Je lui répondis " Ascq ". Mais comme il ne comprenait pas, je lui écrivis le nom au crayon sur son carnet, et ensuite je suis revenu en gare, l'aiguilleur Ollivier étant retourné à sa cabine d'aiguillage.

" À mon arrivée au bureau de la gare, le chef, M. Carré, était en train de téléphoner au réseau de la S. N. C. F., mais je ne sais à qui, ni ce qu'il disait. Je l'ai mis au courant de nos constatations et j'ai alors avisé du sabotage la permanence de la gare de Lille. Il était à ce moment 23h. 05. D'accord avec l'agent de permanence, l'E. B. D. (Direction allemande des chemins de fer de Lille) fut prévenue par lui. " Le mécanicien constate également ce long quart d'heure de tranquillité : " J'ai remarqué, affirme-t-il, que des gardes voies et des employés de la S. N. C. F. se portaient sur le lieu du sabotage et que plusieurs personnes des maisons toutes proches étaient sorties sur leurs portes pour voir ce qui se passait. "

En somme, dégâts pouvant être rapidement réparés. Rien ne laisse prévoir une catastrophe. Hélas !... Ce n'était qu'un répit, les S. S. de la division Hitlerjugend ne pouvaient en rester là. Leur honneur criait vengeance I

LE S. S. OBERSTURMFÜRER H...

Le chef est loin de partager le calme de sa troupe. Nous avons constaté les mesures de sécurité prises par lui... Avant le départ, il a harangué ses soldats pour leur rappeler " les consignes à observer dans les événements spéciaux. " Voici le moment venu. Un S. S. de la division Hitlerjugend ne doit pas laisser impunie une offense faite à l'armée du Reich. Si d'autres n'ont pas réagi à la suite de précédents sabotages, il n'en sera pas de même aujourd'hui. Il n'est pas long à descendre de son compartiment, où on l'a " averti que l'un des wagons de tête est sorti des rails ".

Rapidement, déclare le mécanicien, le chef du convoi " vient se rendre compte des dégâts. Il paraissait furieux et, tout en vociférant, est reparti vers l'arrière du train. "

Dans son rapport daté du 4 avril, l'Obersturmführer H... a pu déjà mesurer l'horreur de son forfait, mais ce n'est pas pour le regretter, c'est pour se mettre à couvert. Il ne recule donc pas devant la turpitude d'un faux.

" Je me suis rendu moi-même avec deux de mes chefs sur les lieux de l'attentat et me suis ,rendu compte personnellement que des coups de fusils et de pistolets partaient de la lisière gauche de la commune. Un interrogatoire des hommes de garde pourra confirmer mes dires à ce sujet. "

Mensonge ! Tous les témoins sont unanimes, il n'y eut aucun coup de feu contre le train. La Kommandantur de Lille, qui invoquera ce prétexte, sera tôt réduite à l'abandonner devant l'opposition générale. Les collaborateurs eux-mêmes retrouveront en cette circonstance ,un sursaut de conscience qui les empêchera d'admettre pareille forfaiture, hésitant d'ailleurs à encourir la réprobation de tous les Français. Le mécanicien belge, lui aussi est formel, il " était occupé depuis plus d'un quart d'heure à réparer sa machine lorsqu'il a entendu la fusillade qui a fauché le premier groupe d'Ascquois. Je 'suis
certain, dit-il, de n'avoir entendu qu'une explosion, au passage de la machine et qu'aucun coup de feu n'a été tiré avant la rafale ci-dessus désignée. "

Mais le mensonge était indispensable pour justifier après coup les mesures criminelles prises par l'Obersturmfuhrer. " Lorsqu'il a été certain, note-t-il dans son rapport, qu'il s'agissait d'un feu dirigé contre nous, provenant apparemment de la première maison à gauche du passage à niveau, et d'après les constatations faites qu'il s'agissait d'une attaque organisée du transport, j'ai donné les ordres suivants :

1° S. S. Obercharführer J...: " Prenez quelques hommes et courez immédiatement sur les lieux de l'explosion, faites des recherches et essayez de trouver et de suivre les traces de terroristes. "

2° S.S. Untersturmführer K... : " Vous allez explorer les maisons à gauche du chemin de fer et m'amener ici tous les civils masculins de 17 à 50 ans. "

3° S.S. Unterstumführer H...: " Vous allez explorer la partie de la commune à droite du chemin de fer en arrêtant tous les habitants masculins de 17 à 50 ans et les amènerez au point de rassemblement du passage à niveau. "

4° S. S. Oberscharführer W...: « Vous allez explorer la commune depuis le passage à niveau de la gare jusqu'au centre de la localité et mettrez en état d'arrestation toutes les personnes du sexe masculin qui paraîtront suspectes. "

5° S. S. Obersharführer B...: " Vous assurerez la protection du train avec les éléments de la 12e compagnie et verrouillerez à gauche et à droite avec les mitrailleuses et canons de 2 cm. Les civils qui essayeraient de s'approcher du train sont à abattre. "

Voilà des consignes précises. Cinq groupes d'extermination sont constitués. Et les ordres furent donnés sur un ton qui fit certes trembler tous les Ascquois qui les entendirent. L'Obersturmführer les compléta en signifiant à tous les kommandos de nettoyage de faire usage de leurs armes à feu immédiatement en cas de résistance ou de tentative de fuite. Puis le serment coutumier : " Heil Hitler ! " Un témoin assure avoir entendu ajouter : " Alles Kaput 1! " la troupe reprit : " Heil ! Heil ! "

Le Carnage

L'Obersturmführer lui-même va d'ailleurs donner l'exemple. " Quand les kommandos de nettoyage furent mis en place, je me suis rendu en gare. Là j'ai constaté que malgré la garde assurée par deux soldats et un garde voie français l'explosion avait pu être préparée à quarante mètres de là. "

L'Obersturmführer néglige de relater sa conduite à la gare. La déposition du facteur enregistrant Derache supplée à son absence volontaire de mémoire.

À son retour du train, M. Derache avait trouvé son chef téléphonant la gare de Lille et à la gendarmerie française de Lannoy, pour les " avertir du sabotage ". Il lui proposa d'aller mettre au courant M. Poulain, chef de district, logeant dans un café voisin de la gare. Mais au même instant, ils entendirent les premiers coups de feu, quelques-uns seulement et espacés. Derache pensa qu'il valait mieux attendre quelques minutes... et le chef de gare lui demanda de ne pas sortir. Deux employés de la Reichsbahn, accompagnant le train déraillé, étaient dans le bureau avec eux.

PREMIÈRES BRUTALITÉS

La fusillade se rapprochait, plus nourrie... À la tête d'un groupe de soldats arrive l'Obersturmführer. Par le quai, ils pénétrèrent dans le bureau, vociférant injures et menaces. Les deux cheminots allemands ont vite fait de s'esquiver, ils ont compris, deviné ce qui allait se passer.

À peine entré, le chef de troupe qui parait avoir de vingt-cinq à trente ans, d'après M. Deracite, se précipite sur M. Carré et lui assène coups de poing et coups de pied. M. Carré est renversé.

Le même officier se tourne ensuite vers M. Derache, l'insulte dans sa " langue ", inconnue par ce dernier, s'acharne sur lui à coups de poing et coups de pied, et voyant qu'il ne chancèle pas assez rapidement s'empare d'une chaise de bureau, lourde de quatre kilos. Le premier coup est esquivé. Mais M. Derache, apercevant un soldat braquer sa mitraillette, se laisse frapper d'un coup de chaise sur la tête et tombe à la renverse sans perdre connaissance cependant. Toutefois, ingénieuse idée, " il fait le mort ". La même simulation sauvera plusieurs Ascquois.

Avant de quitter les lieux, un commandement de l'officier, et une décharge de mitraillette est dirigée contre les deux hommes qui sont à terre. M. Carré est atteint à la cuisse. M. Derache est indemme. Par son courage extraordinaire, il sauvera la situation, empêchera le massacre total et l'incendie du village.

En même temps que l'Obersturmführer sévit à la gare, les " kommandos de nettoyage " entrent en action. Partout le même processus : crime, pillage... souvent mêlés d'hypocrisie.

Les principales rues : Marceau, Courbet, du Maréchal-Foch, Faidherbe, de la Gare, Mangin, de l'Abbé-Lemire... sont visitées et vouées à la fureur nazie. Les portes sont enfoncées, les vitres des fenêtres mitraillées...

Dans un exposé des faits adressé au Chef du Gouvernement, au Ministère de l'Intérieur et à l'Ambassadeur de France, secrétaire d'État auprès du chef du gouvernement, délégué général du Gouvernement Français dans les territoires occupés, le Préfet de la région de Lille constate froidement : " Quatre vingt-six hommes, dont les âges varient entre quatorze et quatre-vingt-cinq ans, furent fusillés entre 23 h. 15 et 1 h. 50 du matin.

En outre, huit autres personnes furent blessées dont trois grièvement.

FUSILLÉS ? NON. - ASSASSINÉS...

Fusillés ? Non ! Assassinés ou massacrés est „la seule expression possible.

Le commissaire de police Desruelles, dressant le bilan de son enquête, écrit : " Avant d'être fusillées, les victimes étaient rassemblées devant le passage à niveau de la rue Marceau, ou parquées dans la petite cour entourant la maison du garde-barrière, par groupes de vingt-cinq à trente.

Il y eut trois groupes fusillés et un groupe de " rescapés ", en raison des coups de sifflets mettant fin au massacre. C'est par la rue Marceau, rue principale du village, que les otages étalent amenés au passage à niveau. De là ils devaient suivre en file indienne la piste longeant la voie ferrée jusqu'au lieu du supplice, à environ trois cents mètres du passage à niveau, remontant vers Baisieux.

" Au fur et à mesure de leur arrivée au lieu fixé, chaque homme était abattu d'un coup de feu dans la tête. Ceux qui n'étaient pas morts étaient achevés. " De nombreux témoignages complètent et précisent le récit de M. Desruelles.

Les maisons proches de la voie ferrée furent " d'abord visitées. Elles fournirent les premières victimes : Lucien Albert, ancien prisonnier, rentré pour maladie depuis un mois à peine, il est arraché de son lit et conduit jusqu'à la cabine d'aiguillage. C'est un vieillard de soixante-quinze ans que l'on emmène, en déclarant à sa femme: " C'est pour réparer le sabotage, il reviendra bientôt ". Un autre est précipité au bas de l'escalier du premier étage... il est âgé de 85 ans, on l'abandonne meurtri. Partout on arrête, même les femmes. L'une d'elles, Mlle Trakoen, relate le martyre du premier groupe. Elle habite avec sa mère et ses deux frères, vingt ans et seize ans et demi.

" Ma mère, mes deux frères et moi avons été arrachés - à demi-vêtus - de notre maison par des S. S. qui nous ont emmenés jusqu'à la cabine d'aiguillage près du passage à niveau d'Ascq.

" Nous devions marcher les bras levés. À la porte de la cabine, un officier se dressait et au fur et à mesure que nous entrions dans la pièce il nous battait. Dans la cabine nous fûmes bientôt réunis en un fort groupe dans lequel se trouvaient notamment M. Ollivier, l'aiguilleur, Mme Dewailly, et ses deux filles... Peu après, l'officier nous fit sortir tous et nous fit conduire le long du talus de la voie ferrée où le train était immobilisé. Les soldats qui nous encadraient nous assénaient des coups et leur fureur s'exerçait principalement sur les hommes qu'ils obligèrent à monter dans un wagon. "

Et le massacre commença.. Parler de fusillés est une contre-vérité.

" Un officier se tenait près du wagon. Deux soldats, près de lui, chargeaient des armes et les lui avançaient pour commettre le crime... Le premier, M. Ollivier fut jeté à terre... Il criait grâce, l'officier imperturbable l'abattit. "

Puis ce fut le tour des frères de Mlle Trakoen. Un soldat, pris de remords, peut-être, " profitant d'une inattention du chef ", renvoya les femmes à la maison. Melle Trakoen ajoute : Mes frères, - eux, n'y sont plus reparus, ils les ont tués ! "

Madame Dewailly, demeurant près de la voie du chemin de fer, a été elle aussi entraînée hors de chez elle avec ses deux filles et emmenée sur les lieux de " l'exécution, où elle vit un jeune officier abattre lui-même à coup de revolver, deux hommes du village qu'elle n'a pu reconnaître. Aprés quoi, un militaire lui ordonna de rentrer chez-elle. "

MENSONGES

Les Allemands, on s'en doute, présentent une version très différente. Une simple lecture du rapport de l'Obersturmführer suffit pour en déceler la fausseté. Peut-on imaginer, en effet, de malheureux civils, dont certains n'ont pas moins de 60 ou 70 ans, osant se révolter et essayant de se mesurer avec de jeunes soldats armés de revolvers et de mitraillettes ?... C'est inconcevable ! L'Obersturmführer cependant le soutient : " Une partie des kommandos de nettoyage, dit-il, est rentrée vers 23 h. 30 au lieu de rassemblement avec les premiers civils arrêtés et me rendit compte en même temps que des cas de résistance isolés s'étant présentés, des civils qui fuyaient furent abattus.

" Dès réception de ce compte-rendu, je me suis porté immédiatement au lieu de rassemblement et j'ai été moi-même témoin oculaire comment deux civils ont attaqué dans le dos un " Unterführer " et par coups assénés au visage et sur la tête le blessèrent. J'ai vu également quelques civils qui essayaient de s'enfuir par la porte arrière du wagon. L'ordre leur étant donné de rester en place ou d'avancer, ils n'en tinrent pas compte. Afin de réprimer de pareilles tentatives, ces civils furent abattus. Certains civils profitèrent de cette occasion pour user de voies de fait envers mes hommes. Dans la bagarre en résultant, dix à quinze civils furent abattus. "

En bon sous-ordre, le Hauptscharführer B... confirme les dires de son chef, avec quelques légères divergences. " Par petites troupes, les civils arrêtés furent amenés par les kommandos de nettoyage et enfermés dans l'un des wagons du train. Profitant de l'obscurité de la nuit et du faible effectif de notre sécurité personnelle, quelques civils réussirent à s'enfuir, soit par la porte arrière du wagon, soit devant celui-ci. Une autre partie des civils se cache sous les wagons de transport. La garde de sécurité ouvrit alors immédiatement le feu sur les fuyards avec des pistolets et des mitraillettes et fusils, à droite et principalement à gauche de la vole ferrée. Lors de leur arrestation, quelques :civils essayèrent de se défendre. Il en résulta une bagarre dans laquelle le S. S. U... fut attaqué dans le dos par deux terroristes et blessé à la tête. À cet instant apparut le Obersturmführer H... qui donna ordre de faire usage des armes à feu immédiatement. À cette occasion une dizaine de civils furent abattus. Cet incident fut utilisé par de nombreux civils qui, pour la plupart, furent abattus en tentant de fuir ! "

LA MAISON ROSEAU

Malheur en effet à ceux qui essayaient de s'échapper ! La mort les attendait plus loin !...

En bordure de la voie ferrée où avaient lieu les exécutions, se trouve un terrain vague, au bout duquel une maison, des jardins et des ruelles. En rampant on pouvait assez facilement atteindre la lisière du terrain et disparaître par les ruelles ... Cela n'a pas échappé au commandant allemand. Quatre hommes sont dépêchés pour occuper la maison (maison Roseau) avec ordre de mitrailler les " rescapés ".

Les soudards remplissent ponctuellement leur mission. Toutes les fois qu'un malheureux, se croyant sauf, se relève pour prendre son élan, une bordée de mitraille le couche mort.

Et s'il n'est que blessé, le coup de revolver traditionnel dans la nuque l'achève.

Autour de la maison Roseau, il y a, à la fin de la tuerie, un charnier, on compte onze cadavres. Le propriétaire rapporte qu'avisant un appareil de T. S, F., le courant ici n'a pas été coupé, les criminels cherchèrent un air de musique et esquissèrent un pas de danse. Quant à lui, il en fut quitte pour la peur.

En ville, les victimes ne sont pas moins nombreuses. Les chefs de kommandos assurent qu'ils ont rencontré de la résistance ! " Environ vers le centre de la localité, rapporte le S. S. Untarscharführer S..., tout près de l'église, j'ai dû, avec mes hommes, ouvrir par la force la porte d'une maison, car malgré les appels et les coups de sifflets, elle ne fut pas ouverte. Quand j'ai ouvert la porte j'ai aperçu devant moi des hommes entièrement vêtus dont l'un me menaçait d'un pistolet. J'ai donné immédiatement au servant de la mitraillette l'ordre de " feu à volonté ", et celui-ci a abattu les civils. En continuant la fouille de la maison, je n'ai plus rien remarqué.

De son côté l'Untersturmführer H... déclare : " Ce qui est suspect, c'est que dans les maisons ne se trouvaient que des hommes âgés, des femmes et des enfants. Les hommes les plus jeunes venaient de fuir. Une grande partie évita l'arrestation grâce à la fuite ; de ce fait, j'ai donné l'ordre d'ouvrir le feu sur les fuyards . "

Quand le massacre prendra fin on relèvera des cadavres dans la plupart des rues de la ville.

M. Depoorter, commerçant à Annapes, traverse la place de la gare pour regagner son domicile, un S. S. se précipite sur lui, et sans mot dire, le tue d'un coup de revolver.

AU PRESBYTÈRE !...

Ici opère le S. S. Oberscharführer W... Voici la narration de ses faits : " Avisé d'arrêter plusieurs hommes montés sur des bicyclettes qui s'étaient enfuis à vive allure de la maison à gauche du passage à niveau, en direction de l'église et du presbytère, j'ai engagé la poursuite immédiatement et suis arrivé à arrêter deux hommes près de l'église.

Malgré plusieurs sommations de mon interprète, ceux-ci ont refusé de fournir des explications. "

Leur compte est rapidement réglé : " Pendant le stationnement dans le presbytère, les deux civils qui avaient tenté de fuir furent abattus ", dit très simplement l'Obersturmführer.

Le presbytère est voisin de l'église.

Déjà, plusieurs habitants ont entendu prononcer le mot : pastor... ils ne peuvent soupçonner le drame qui se prépare.

L'abbé Gilleron, curé de la paroisse, est âgé de 60 ans. Souffrant d'une angine de poitrine, il n'est plus très alerte. À son foyer, il a recueilli, nous l'avons noté, la famille Averlon, sinistrée d'Hellemmes. Cette dernière comprend le père, la mère, un fils et une fille.

Rapidement le presbytère est entouré. Les S. S. entrent par le jardin, eu criant " sabotage, civils payer ! " Le prêtre s'offre à faire visiter sa maison où il n'y a pas de suspects... Peine inutile. " Civils payer ! " Le jeune Claude Averlon tombe le premier. L'officier se retourne vers le curé : " Pastor ? " hurle-t-il. Et deux coups de revolver mettent le curé à terre, un coup de grâce achève son râle. Quant à M. Averlon, il tente d'échapper, d'un bond il est à la porte du jardin... Peine perdue, une décharge de mitraillette arrête son élan et le tue.

Cinq minutes ont suffi pour commettre ce triple crime ! Écoutons l'Obersturmführer W... en faire le récit fantaisiste :

Après avoir pénétré dans le presbytère, j'ai demandé à trois prêtres où étaient les fuyards ? Eux aussi refusèrent de fournir des explications. Pendant la conversation avec l'un des trois prêtres, les deux autres s'enfuirent par une porte de derrière. Le S. S. Rottenführer W... qui était avec moi essaya d'empêcher la fuite de ceux-ci, ajustant son pistolet. Mais le 3e prêtre tenta à ce moment de lui arracher des mains. " À ce moment-là tous deux nous avons ouvert le feu sur les trois. "

L'abbé Cousin, vicaire de la paroisse, suivit de près son curé. Éveillé par le vacarme des portes enfoncées, il descend dans la rue. À coups de crosse, les S. S. poussent son voisin, M. Descamps, hors de chez lui. " Pourquoi ces brutalités ? " hasarde l'abbé. – " Sabotage, civils kaput ! " réplique un soldat en se jetant sur lui... et il reste sur la chaussée, les jambes et les bras brisés, la poitrine et le crâne défoncés.

Pendant ce temps, les autres kommandos de nettoyage œuvrent de leur côté. La place et la 'rue de la gare sont scrupuleusement visitées. Dans cette dernière rue, trente-cinq portes sont enfoncées, soixante fenêtres sont démolies.

L'Untersturmführer X... agit avec zèle.., et hypocrisie.

Il console les femmes, rassure les enfants. À Mme Roques, épouse du receveur des postes, il dit : " Ne pleurez pas. Moi, officier, moi aussi j'ai maman. " Ceci pour son fils âgé de dix-sept ans qu'on emmène. Un autre officier, lui prenant les mains, ajoute à l'intention du père : " Votre mari reviendra dans quelques heures, Madame, c'est pour travailler sur la voie "... Tout cela en bousculant les malheureux et en les jetant dehors en pyjama avec un pardessus posé rapidement sur les épaules. On relèvera le lendemain le père et le fils, les mains enlacées, unis dans la mort ; M. Roques méconnaissable, une balle explosive ayant fait éclater la boîte crânienne et l'ayant complètement défiguré.

Chez le garde champêtre, le même Untersturmführer déclare : " Arbeit bahnhof " ... et le pauvre homme confiant et rassuré, se munit d'un casse-croûte. Il devait être le premier abattu dans le deuxième peloton.

TÉMOIGNAGES D'UN RESCAPÉ

Tous les hommes ramassés aux environs de la gare sont bientôt amenés près du train endommagé. L'un d'eux, échappé miraculeusement au massacre, nous narre les faits : " Nous fûmes dirigés vers la cabine de l'aiguilleur, les plus âgés, ne pouvant courir, furent poussés à coups de pied, à coups de crosse de fusil. On nous commanda de lever les bras en l'air. En marchant, nous heurtions les cadavres du premier groupe. Le premier, le garde champêtre, fut abattu d'un coup de revolver. Et ce coup de feu fut le signal d'un tir à volonté des autres soldats., M. Lelong, ouvrier aux ateliers de la S. N. C. F. à Hellemmes, qui a fourni ces renseignements, tomba sans être blessé ; il fit le mort et fut sauvé. " Dans cette position, ajoute-t-il, il entendit les Allemands achever les blessés.., il entendit fusiller le troisième groupe et entendit aussi les coups de sifflet qui évitèrent la mort des hommes du quatrième groupe ".

La tuerie et le ramassage en effet continuent.

Des rues plus éloignées arrivent de nouvelles victimes... Rue Marceau, cinquante portes sont enfoncées, cent-quarante-quatre fenêtres brisées.

L'âge, la situation de famille, l'état de santé, rien n'arrête les brutes déchaînées ; ici c'est un mutilé de la guerre 1914, on le pousse hors de sa demeure à demi-habillé ; là, c'est un père de sept enfants dont la femme attend un huitième... Le 1er avril 1944 laisse cent-vingt-cinq orphelins à Ascq !

Le troisième peloton est rapidement constitué.
Mains au-dessus de la tête, ces nouveaux condamnés doivent prendre le pas de gymnastique, trébuchant dans les cadavres, et sur eux s'abat le feu de salve de mitraillettes. Quelques-uns sont manqués. Vont-ils échapper ? Pleins d'espoir ils traversent en courant le champ qui conduit aux ruelles où ils trouveront le salut. Hélas ! C'est pour tomber dans l'embuscade de la maison Roseau.... Ils sont fauchés sans vergogne. L'un d'eux n'est que blessé. " Pitié, pour mes enfants ", gémit-il. Mots inconnus des S. S. Une brute l'achève de son revolver. L'Untersturmführer K... mentionne ainsi les faits : " Il m'a été signalé que, en direction de la voie ferrée, des fuyards civils, malgré les sommations, avaient continué à fuir et avaient été abattus. " C'est le même officier qui a l'audace d'écrire dans son rapport : " J'ai reçu l'ordre d'emmener les habitants masculins pour la remise en état du lieu de l'attentat... "

La fin du massacre

" Quand le terrain fut nettoyé, les kommandos restants sont rentrés. Les civils arrêtés qui avaient tout le temps eu une attitude passive ont été, après contrôle, remis en liberté. Il s'agissait de cinquante à soixante civils. Les suspects et ceux qui avaient agi par voies de fait furent remis à la Feldgendarmerie à Ascq.

" La partie accidentée du train est restée avec les occupants sous les ordres. du S. S. Obersturmführer J... sur les lieux, tandis que les autres wagons étaient décrochés et refoulés jusqu'à Baisieux... J'ai décidé de ne pas incendier le village car, à mon avis, les résultats obtenus par les kommandos de nettoyage étaient suffisants. Nouveau mensonge de l'Obersturmführer H... Ascq aurait été brûlée, la population masculine en grande partie massacrée sans l'intelligente initiative et le courage du facteur enregistrant Derache, auquel il faut rendre un hommage mérité.

Les Ascquois ignorent encore les consignes que ce chef criminel du convoi prétendait appliquer, quand une intervention inattendue l'arrêta. Les preuves ? L'ordre de cesser le carnage ne fut nullement donné par l'Obersturmführer, il lui fut imposé par les autorités allemandes supérieures venues de Lille.

Aucun doute possible, la déposition du maire d'Ascq le confirme en tous points.

M. Delebart, maire de la ville, venait en effet d'être arrêté spécialement par l'Obersturmführer J... qui avoue : Je suis retourné au passage à niveau avec une voiture de livraison et là j'ai reçu l'ordre d'aller chercher le maire. Celui-ci a alors été interrogé par le commandant du transport. "

DÉCLARATION DU MAIRE D'ASCQ

Le maire faisait partie du quatrième peloton qui échappa de justesse à la mort.

Écoutons ses déclarations : " ... Je quittai donc la maison... On me dirigea vers le passage à niveau de la rue Marceau, là une véritable effervescence de soldats régnait, il (un soldat) me conduisit a un officier qu'il appelait le commandant : ce dernier me fit savoir en allemand le pourquoi de tout ce qui était arrivé à Ascq ; ne connaissant pas leur langue je n'y comprenais rien, et lui demandai si parmi ses soldats ne se trouvait pas un interprète. Un soldat s'avança et me traduisit les paroles prononcées par l'officier. J'étais loin de supposer qu'une véritable tragédie était en train de se dérouler. J'appris donc par l'interprète qu'un attentat venait d'être commis sur la voie et que leur train était déraillé et la machine " kapout " et qu'il rendait responsable la population et la commune pour cet acte de sabotage ; en conséquence, cinquante personnes avaient été fusillées, et le groupe, soit une trentaine de civils de mes. administrés, qui se trouvait sur le trottoir de droite, gardés par des soldats allemands, allaient être passés par les armes immédiatement ; c'est alors que j'élevais une violente protestation de leur façon d'agir envers une population qui ne pouvait rien dans ce qui était arrivé et que cette dernière était innocente. Tout ceci eut le don de l'exaspérer et c'est alors que l'interprète me déclara venant de son officier et en me frappant sur l'épaule : " Vous aussi, Monsieur le Maire vous serez fusillé et à ce moment-là je reçus un formidable coup de pied dans les reins qui me lança dans le groupe de civils qui attendaient le départ pour l'exécution.

" Le petit cortège se mit en route encadré de soldats qui ne ménageaient ni coups de crosse, ni coups de pied : à tous moments nous heurtions des cadavres. Après avoir marché sur le bas côté de la ligne du chemin de fer sur une longueur de deux cents mètres environ, l'ordre d'arrêt nous fut donné, les soldats nous placèrent face à leur train, bras levés. J'eus alors l'impression que le moment suprême était venu et qu'ils allaient nous fusiller dans le dos, nous restâmes dans cette position quatre à cinq minutes, c'est alors que des coups de sifflet retentirent... On nous intima l'ordre d'avoir à rentrer chez nous au plus vite ; ce fut alors une véritable course à travers champs pour regagner nos demeures "...

QUE S'EST-IL PASSÉ ?

Que s'était-il donc passé ? Pourquoi cette soudaine clémence ?

Il y avait à Ascq, depuis le début de l'occupation en 1940, un groupe de soldats allemands faisant partie du bataillon 908, en résidence à Lille. Ce kommando était chargé de la police de la gare et du débarquement du matériel militaire. Il était composé d'hommes mûrs, plus civils que militaires, moins fanatiques surtout que les S.S. Leur cantonnement était proche de la gare. Eux aussi avaient été alertés par l'explosion et par les premiers coups de feu. Rapidement, ils s'étaient rendu compte du peu d'importance des dégâts. Deux sabotages avaient déjà eu lieu dans les environs et n'avaient occasionné qu'un léger retard au trafic. Cette fureur leur parut vraiment démesurée. D'ailleurs après le passage des S.S. ne seraient-ils pas en butte à des vexations de la part de la population avec laquelle jusqu'alors aucune friction n'avait eu lieu ? On se supportait mutuellement. Leur premier mouvement fut donc de calmer leurs compatriotes. L'Untersturmführer K... dit, en effet, qu'au moment où il réquisitionnait les hommes pour la remise en état du lieu de l'attentat, un adjudant de la Feldgendarmerie lui est apparu et lui a déclaré verbalement : Vous n'êtes pas qualifiés pour cela (sortir des hommes des maisons), c'est le quatrième transport subissant un attentat, nous n'y pouvons rien; j'ai finalement mes instructions.

" Intervention inadmissible " juge l'Obersturmführer H..., qui ne manque pas de la relever dans son rapport et de la critiquer sévèrement.

" Nous n'y pouvons rien ! Aveu indigne d'un véritable allemand. Les S. S. vont prouver le contraire... et enlever aux Ascquois tout désir de renouveler un sabotage.

À chacun selon ses actes ! Reconnaissons que " cet adjudant de la Feldgendarmerie " ne s'en tint pas là. Plusieurs Ascquois lui doivent la vie. Maurice Vandenbussche est poussé à coups de pied et à coups de crosse vers le passage à niveau. L'adjudant intervient... explications... C'est un terroriste ! La police locale doit l'arrêter, elle le saisit, l'arrache aux mains des S. S., le fouille... il n'a pas ses papiers, mais habite une maison proche.

On l'y conduit, il prend sa carte d'identité, mais un soldat glisse à sa femme : " Monsieur revenir ". On l'emmène au cantonnement où l'officier lui dit : Je regrette, je n'ai absolument rien pour vous soigner ", et il ajoute : " Si vous restez ici, vous êtes à l'abri. " M. Vandenbussche trouve là quelques Ascquois, leur vie sera sauve.

Le jeune André Sabin, âgé de 15 ans, est lui aussi dirigé vers le lieu de l'attentat. Deux hommes du kommando 908 le rencontrent, ils expliquent aux S. S. qu'une très vieille dame vient d'être grièvement blessée, ils ont besoin de quelqu'un pour quérir un médecin : André Sabin est sauvé. Malheureusement, son père, à qui on a accordé quelques minutes pour s'habiller, est en retard. Il sera abattu avec le deuxième peloton.

La Vehrmacht, stationnée à Ascq, n'obtint que ces résultats. Il fallait les mentionner et reconnaître ses efforts.

Le bureau du chef de gare était pendant ce temps le théâtre d'un drame pathétique. Nous avons laissé M. Carré, la cuisse fracassée, perdant son sang ; le facteur enregistrant Derache à moitié assommé, mais préservé des balles.

Avec une maîtrise admirable de soi, M. Derache saisit le téléphone. Rien de plus émotionnant que la succession des conversations engagées par ce cheminot. Le contrôle des messages de la permanence téléphonique de la gare de Lille pendant la nuit du 1er au 2 avril 1944 nous en livre les dramatiques péripéties ; on y vit minute par minute cette nuit tragique :

23 h. 05. - Ascq gare avise Lille : Au passage à niveau de la gare du train n° 9 872, train militaire 649.355, une explosion s'est produite, un rail coupé, trois wagons déraillés, pas d'accidents de personne. Allons organiser pilotage sur voie gauche. Arrêtons circulation. Wagon de secours demandé. Je confirme à traction. "

Ce premier message émanait de M. Carré, chef de gare. À peine était-il lancé qu'a lieu le drame du... bureau, et à 23 h. 30 apparaît M. Derache.

23 h. 30. - Ascq. Facteur enregistrant

Derache : " Venons d'être battus, le chef et moi, par des soldats du train déraillé qui ont tiré à la mitraillette en se retirant. M. Carré est blessé d'une balle à la cuisse. Nous ne pouvons sortir. Gare cernée. Entendons détonations, les maisons du voisinage sont mises au pillage. "

Le téléphoniste de Lille avise la Zugleitung (service allemand) et demande à M. Schneider d'envoyer d'urgence de la gendarmerie et des cheminots allemands pour rétablir l'ordre, ainsi qu'un docteur allemand pour donner des soins à M. Carré, étant donné qu'on ne peut aborder la gare.

M. Schmeider alerte toutes les autorités pour faire cesser cette situation et m'affirme qu'un docteur allemand sera dans la première voiture., J'avise Ascq.

23 h. 35. - Zugleitung Lille à gare Lille : " Faites envoyer la machine belge se trouvant à Baisieux sur le train déraillé avec le personnel allemand de Baisieux. " Je répercute à M. Duhem, chef de gare à Baisieux. Les Allemands de la Reichsbahn de Baisieux refusent de partir. J'avise la Zugleitung, M. Latouchel, M. Hitzel, M. Thoreux et le poste de renseignements intérieurs et le poste d'intérêt local.

23 h. 40. - Zugleitung Lille à gare Lille " Pour le cas où le médecin allemand ne serait pas parti de Baisieux, il serait utile que vous préveniez de votre côté un docteur. "

23 h. 45. - Gare Lille à gare Ascq. " Je prescris au facteur enregistrant Derache, d'aller, lorsque ce sera possible, accompagné d'un Allemand, appeler le commis de 1re classe Pelloquin et le facteur enregistrant Lauwers pour prendre la direction du service et du pilotage. Je précise bien, après avoir donné des soins possibles à M. Carré et le calme revenu. Ne pas s'exposer à nouveau. " Derache nous avise que M. Carré souffre beaucoup et qu'il faudrait un docteur.

Réponse : Essayez de faire un garrot et un pansement à l'aide de la boîte de secours. "

Réponse : " Je ne puis sortir pour aller à la boite de secours, les Allemands tirent. "

Je demande à nouveau à M. Schmeider d'intervenir.

Réponse : " J'ai fait ce que je pouvais faire. J'ai donné ordre formel aux agents de la Reichsbahn de Baisieux de se rendre an train déraillé avec la machine belge se trouvant à Baisieux et d'aller en gare se rendre compte de la situation. "

0 h. 35. - Ascq. Facteur enregistrant Derache " Sommes toujours dans la même situation. Les coups de feu continuent. Il est urgent de nous secourir. Entendons toujours des détonations aux alentours. J'ai fait un garot à M. Carré, L'hémorragie semble arrêtée.

0 h. 40. - La Zugleitung de Lille à gare de Lille : " Affirme que tout un personnel et des fonctionnaires sont partis à Ascq, et invite Derache à ne pas essayer de sortir. Des secours sont en route. J'avise Ascq. "

0 h.45. - Gare de Lille à Mairie de Lille : " Je mets le planton au courant et demande d'envoyer une ambulance à Ascq. "

Réponse : " Malgré mon insistance et l'offre de faire accompagner l'ambulance par la gendarmerie allemande, ce service déclare ne pouvoir aller à Ascq en raison de la pénurie de carburant.

0 h. 50. - Gare de Lille à commissariat central : " Je mets le commissaire de Police au courant et demande s'il ne peut mettre à notre disposition l'auto et le docteur prévus pour les cas d'urgence, Le commissaire répond : " Je vais voir si c'est possible. "

0 h. 55. - Gare de Lille à mairie d'Ascq : Voyant que je n'arrivais pas de l'extérieur à faire secourir nos agents, j'appelle le maire d'Ascq par téléphone d'État pour faire envoyer un docteur en gare.

Réponse de la femme du maire d'Ascq : " Mon mari vient d'être arrêté par les Allemands. "

1 heure. - Gare d'Ascq à gare de Lille : " Brigadier de gendarmerie de Lannoy, présent en gare, demande d'alerter la gendarmerie de Roubaix pour envoyer des renforts. Je fais le nécessaire et demande à ce gradé s'il ne peut aller chercher un médecin ".

Réponse : " Impossible de sortir. "

1 h. 05. - Gare d'Ascq à gare de Lille : " L'aiguilleur ne donne pas signe de vie depuis l'incident, ne pouvons aller nous rendre compte. "

1 h. 20. - Gare d'Ascq à gare de Lille : " Un Allemand (cheminot) est parti en auto chercher un docteur. Je crois qu'on est en train d'arrêter des habitants et d'en fusiller.

Gare de Lille répond : " Tenez-moi au courant. Je demande à M. Schmeider s'il est possible qu'il en soit ainsi. " Il répond : " Je crains malheureusement que cela soit vrai. "

1 h. 25. - Gare de Lille à Préfecture du nord : " Je demande Monsieur le Chef du Cabinet du Préfet, et le mets au courant de la situation qui parait tragique à Ascq. Je lui demande s'il n'est pas possible de faire quelque chose pour emmener M. Carré à l'hôpital. "

Monsieur le Chef de Cabinet répond qu'il s'occupe immédiatement de la question.

1 h. 45. - Ascq. Facteur Derache à gare de Lille : " Le docteur a fait un pansement provisoire et demande le transfert de M. Carré à l'hôpital. J'avise la Zugleitung et lui demande une voiture. "

2 h. 15. - Ascq. Sur demande de Lille : " Situation plus calme. N'avons pu encore évacuer M. Carré.

2 h. 20. - Gare de Baisieux à gare de Lille : " Le service allemand a été chercher à Ascq la queue du train militaire, quarante wagons environ.

3 h. 05. - Zugleitung à Lille, à gare de Lille : " Le calme est rétabli à Ascq. "

Nous mettons à la disposition du facteur enregistrant Lauwers, en gare d'Ascq, une auto pour aller chercher deux agents à Annapes pour organiser le pilotage.

J'avise Ascq et prescris de ne partir que si toutes les mesures de sécurité sont prises pour les agents.

4 h. 05. - Ascq. Facteur enregistrant Lauwers : trois agents en gare, pouvons organiser pilotage. D'accord. 
J'avise la Zugleitung.

4 h. 35. - Ascq à gare de Lille : M. Dewez, chef du wagon de secours, avise qu'il a évacué M. Carré sur l'hôpital de la Charité, à l'aide d'un camion de réserve.

5 h. 45. - Préfecture de Lille à gare de Lille : Monsieur le Chef de Cabinet nous remercie des renseignements fournis qui ont permis, dans une certaine mesure, d'arrêter et de limiter les représailles. Il demande qu'à l'avenir, en cas d'événements importants, nous le tenions personnellement au courant. La Préfecture envoie deux ambulances.

Ainsi furent alertées les autorités occupantes de Lille. Elles envoyèrent à Ascq des représentants de la Wermacht et de la Gestapo. Les représailles furent, après discussion avec l'Obersturmführer H..., jugées suffisantes.

Le massacre avait duré de 23 h. 10 à minuit quarante !

À l'aube du 2 avril, dimanche des Rameaux, quatre-vingt-six Ascquois furent relevés dans les rues et à la gare.

Les rescapés

En premier lieu, la trentaine formant le quatrième peloton. Ils étaient alignés sur le ballast, victimes désignées. Cinq minutes de retard des officiers de Lille leur auraient été fatales. " Et vous aussi, Monsieur le Maire, vous serez fusillé ", venait de traduire à M. Delebart l'interprète de l'Obersturmführer.

À d'autres, l'instinct de conservation sauva la vie. Celui-ci raconte les péripéties de son arrestation. Elles sont hallucinantes : " J'ai entendu frapper à la porte. Il pouvait être 23 h. 30 lorsque les Allemands ont forcé notre porte. C'est mon père, âgé de soixante-dix ans, qui s'est présenté et qui a été emmené nu-pieds et en caleçon. J'étais en haut pendant ce temps et je me suis alors habillé.

" Un Allemand seul est revenu environ vingt minutes après. Il était furieux, il parlait en allemand. Ma mère lui a dit : " Monsieur déjà parti ", mais il est monté et a visité la maison. J'étais prêt à me sauver par le toit, mais j'ai eu peur d'être guetté et tiré. Il a ouvert toutes les armoires et a d'ailleurs emporté plusieurs rouleaux de monnaie (environ deux cents francs).

" J'ai fini de m'habiller, ai pris des chaussons et un cache-nez pour mon père et l'Allemand m'a fait sortir brutalement.

" Voyant qu'il s'apprêtait à rentrer chez un voisin, je m'arrêtai pour remettre mes sandales. Il m'a alors tiré une balle de revolver dans les pieds, me ratant.

" Je suis parti seul jusqu'à la carrière, mais il y avait des Allemands dans la rue et les maisons avoisinantes. Là, les soldats m'ont fait passer au-dessous du train et mis dans un groupe de civils entre la clôture et la maison du garde-barrière ; au bout de quelques minutes, j'ai retrouvé mon père que les Allemands avaient fait monter dans une auto sur le train ; nous étions les bras au-dessus de la tête.

" J'ai tendu à mon père un cache-nez et des chaussons en lui disant : " Tiens, papa, mets cela pour te couvrir. " La sentinelle a regardé mon geste et, comprenant que c'était mon père, l'a renvoyé à la maison...

" En avançant, j'ai aperçu un groupe de cadavres, vingt ou vingt-cinq, et nous avons compris que nous allions être fusillés. Nous avons encore fait quelques mètres. Le garde champêtre était en tête de notre groupe lorsqu'il fut abattu à bout portant par un Allemand. Cela a été le signal de la fusillade par les Allemands se trouvant dans la voie de Cysoing, qui nous tiraient à bout portant. J'ai fait un bond de un mètre et je me suis laissé tomber à plat ventre, la tête dans les bras. J'ai entendu toute la fusillade. Puis c'est redevenu calme.

" Les Allemands se promenaient sur la piste.

Un moment après, il est revenu un autre groupe. Ils passaient à peine à un mètre de mes talons et la fusillade a recommencé.

" Après cette fusillade, j'ai entendu deux victimes qui respiraient encore ; un Allemand a dû s'en apercevoir, car j'ai entendu deux coups de feu à côté de moi. J'ai reçu deux coups de pied dans les côtes et un sur l'épaule, comme si l'on voulait voir si j'étais mort.

" Il est revenu un autre groupe de civils, j'ai entendu alors un Allemand dire : Vite partir votre maison ". Tout le monde s'est sauvé, mais je suis resté couché.

" Il y eut des allées et venues le long de la voie. Une machine est venue en queue du train, j'aspirais à voir ce train partir.

" Enfin les wagons se sont éloignés après un temps qui m'a paru bien long. J'entendais toujours du bruit et des Allemands sur la voie. Je
n'osais pas encore bouger. À ce moment, un camarade devant moi s'est mis à ramper, craignant que les Allemands ne le voient et ne tirent à nouveau pour achever les victimes. J'en ai fait autant. Nous avons rampé ainsi avec un troisième jusqu'à la rue Mangin. Je suis parti dans l'autre bout du village. Dans la matinée, on a demandé le chariot pour ramasser les morts et j'ai aidé à les ramasser et à faire leur dernière toilette. "

Ludovic Pelloquin, commis à la S. N. C. F., est, lui aussi, emmené sur le terrain d'exécution. Quand il entend les coups de feu en avant de lui, il se sauve, mais il est blessé par deux balles de mitraillette à la cuisse et au côté gauche. Malgré ses blessures, il poursuit sa route à travers champs et se heurte au barrage qui fusillait les fuyards. Il tombe, fait le mort au milieu d'une douzaine de blessés. Il voit les Allemands achever ceux d'entre eux qui respirent encore. On s'approche de lui, on lui tâte le pouls aux deux poignets... enfin on l'abandonne en disant : " kapout ". Il est sauvé.

C'est enfin M. Auguste Saint-Léger, il regagne son domicile avec Léon Dewailly, à qui les Allemands viennent de voler la camionnette.

Un gradé s'approche d'eux ; sans explication préalable, d'un coup de revolver, il tue Léon Dewailly, tire sur Saint-Léger qui tombe sur le corps de son ami... Deux heures plus tard, il se relève indemme, la balle lui avait seulement frôlé les cheveux.

Quelques autres, de même, échappèrent grâce à de pareils stratagèmes ou servis par le hasard.

DÉTROUSSEURS DE CADAVRES

Il y a plus : ces soudards, que les autorités occupantes de Lille soutiendront avoir agi en état de défense, montrant en eux des justiciers punissant un attentat, ne sont que de vulgaires pillards et des détrousseurs de cadavres.

L'énumération de leurs vols comprend plusieurs pages. Les uns agissent sans vergogne, la mitraillette braquée sur leurs victimes ; d'autres volent d'une façon hypocrite : ils écartent les habitants pendant que l'un d'eux fouille les pièces et les meubles.

Tout est à leur convenance.

" À une vieille dame de soixante-douze ans, ils enlèvent du linge pour une somme de trois mille francs ; à M. Verdière, soixante œufs, dix kilos de
bonbons et d'autres vivres ; à Mlle Parent, cinq litres de vin, trois litres d'huile, un litre de vinaigre, dix kilos de sucre, dix savonnettes ; à M. Méplont, deux bicyclettes et le contenu de la caisse.
Ils dévalisent la bijouterie Catoire, les Docks du
Nord... Chez M. Van Moerbeke,coiffeur, ils emportent le contenu du tiroir-caisse, des barettes, peignes et démêloirs... Ils pillent les cafés...
À Mme Trakoen, dont les deux fils viennent d'être
massacrés, ils volent trois mille francs, une chaîne avec une croix et une médaille en or, une boîte de compas, stylo, porte-mine, portefeuille, deux litres de vin, des cigarettes "... Ils arrachent aux morts bagues et alliances... même aux vivants qui simulent la mort. Après leur départ du presbytère la bonne " constate la disparition de la montre, de la chaîne et d'une croix, le tout en or, appartenant au curé. Ces bijoux avaient été pris sur la table de la chambre à coucher. " On trouve dans le rapport officiel du commissaire de police Desruelles : " Quand Mme Sabin est allé reconnaître le corps de son mari, elle a constaté que ses dents de devant avaient été cassées et qu'on lui avait pris son bridge en or. "

N'ajoutons rien à cette atrocité !

Les Funérailles

La terreur règne à Ascq. Aux coups de sifflet, les mitraillettes se sont tues. Cependant, les habitants n'osent sortir, ils craignent le retour des Allemands. Sans doute une partie du train a été refoulée sur Baisieux, mais on perçoit toujours à la gare des voix allemandes. L'Oberscharführer J... a reçu la mission de rester avec une garde imposante, il ne partira qu'à la fin de la matinée avec le reste du convoi.

Tous les rescapés du quatrième peloton sont rentrés chez eux. Le maire avoue : " ... Ce fut une véritable course à travers champs pour regagner nos demeures. En passant dans la rue Mangin, nous côtoyons les cadavres ; arrivés à la rue Courbet, nous nous trouvons en présence du corps de M. le Vicaire, étendu sur la route, et ce ne fût que le lendemain que nous apprîmes l'ampleur de la tragédie... "

Au petit jour cependant quelques Ascquois, moins craintifs commencent à relever les victimes pour les transporter dans une école où elles seront réunies. Une échelle sert d'abord de brancard, puis on utilise un chariot. Au début de l'après-midi seulement, les funèbres convois prennent fin. Les morts reposent sur un lit de paille qui recouvre le carrelage. Le spectacle est hallucinant. D'après la déposition du secrétaire de mairie, chargé de procéder à la reconnaissance de ces martyrs : " Tous les cadavres portaient des traces de balles à la figure, beaucoup même des traces de violences. Certains gardaient dans le visage une expression d'horreur. D'autres se protégeaient le visage de leurs mains crispées. " La nouvelle se répandit rapidement dans toute l'agglomération lilloise... Roubaix, Tourcoing... Partout ce fut la stupeur et l'indignation.

Radio-Paris annonça le mardi 4 avril que " quatre-vingt-six terroristes avaient été fusillés à Ascq ". Terroriste, l'abbé Gilleron, malade d'une angine de poitrine ; terroristes, ces vieillards de soixante-quatorze et soixante-quinze ans... Terroriste, ce grand blessé de la guerre 1914 !!!...

Les obsèques eurent lieu le mercredi 5 avril. Manifestation digne et canne, manifestation française. On avait tout fait cependant pour en limiter l'ampleur : interdiction d'invitations par la presse, limitation à cinq personnes, parents ou amis, par cercueil. " La nuit d'effroi, brochure publiée clandestinement, assure même que " le préfet du Nord, pour empêcher ses employés d'assister à l'enterrement, avait annoncé qu'il ferait un pointage des présents. " Nous n'avons pu trouver aucune confirmation de cet ordre dans les actes officiels. M. Edouard Catel révèle, dans son opuscule Le crime des S. S. nazis à Ascg, une nouvelle turpitude macabre des Allemands : " Une maison de Lille avait été chargée de la fabrication des cercueils. Ils devaient tous être de même style. Étrange coïncidence, une partie de ces cercueils furent réquisitionnés par les Allemands et entreposés à l'hôpital Calmette de Lille.

Aucune nécessité ne se présentait pourtant.

Ainsi est expliquée la différence dans la forme des cercueils des pauvres victimes. Pris de court, le fabricant dut se résigner à en livrer un certain nombre d'une présentation moins " esthétique. "

Le Front National avait fait coller sur les murs, dans toute la région lilloise, des milliers de papillons :

CONTRE L'IGNOBLE MASSACRE
DE LA POPULATION D'ASCQ,

FRANÇAIS, FRANÇAISES,

EN SIGNE DE DEUIL ET DE PROTESTATION, CESSEZ LE TRAVAIL MERCREDI 5 AVRIL, DE 11 H. 30 A 12 HEURES !

ASSISTEZ NOMBREUX AUX OBSÈQUES !

La ville d'Ascq compte trois mille habitants. Le cardinal Liénart évalue dix mille le nombre des personnes qui se pressaient sur le parcours du funèbre cortège. D'après La nuit d'effroi, " trente-cinq mille personnes ont répondu à l'appel du F. N., qui accompagnent les morts et rompent bientôt les barrages. Les Allemands ne se montrent pas. " Le Procureur Général de la Cour d'Appel de Douai, dans son rapport à M. le Garde des Sceaux à Paris évoque la cérémonie :

" La plupart des usines importantes de l'agglomération lilloise avait décidé d'envoyer des délégués nombreux à l'enterrement des victimes. C'est ainsi que les ateliers d'Hellemmes, de la S. N. C. F. (vingt employés des chemins de fer ont trouvé la mort dans cette affaire) - en réalité vingt-deux employés ont été massacrés - avaient résolu d'envoyer quatre cent trente-quatre employés ou ouvriers aux funérailles. Les ateliers de Fives-Lille (S. N. C. F.) envoyaient quatre cents personnes ; de nombreux autres établissements avaient décidé de charger des délégations de les représenter aux obsèques.

" Des ordres de grève furent lancés pour une cessation concertée du travail dans tous les établissements industriels au jour et à l'heure des obsèques, soit le mercredi 5 avril, de 11 h. 30 à midi.

" Celles-ci se sont déroulées le mercredi 5 avril, en présence de M. le Préfet régional, de M. le Préfet délégué, de son S. E. le cardinal Liénart et d'une nombreuse suite officielle et ne paraissent avoir donné lieu à aucun incident. "

Tout discours avait été interdit par les Allemands.

Avant de donner l'absoute, le cardinal Liénart prononça une brève allocution, il a adressa à tous ceux dont la présence donnait à cette cérémonie le caractère d'un hommage officiel de la France à ses morts, l'expression de sa plus vive gratitude ".
Au cimetière, dans une longue tranchée, reposent
les quatre-vingt-six martyrs, morts pour la France.

" Justifications " allemandes

L'Obersturmfuhrer H..., commandant le convoi massacreur, après un long exposé des faits, fournit dans son rapport " la justification des mesures prises par lui lors de l'attentat ".

" En raison, dit-il, de la connaissance de cas antérieurs semblables et des instructions données à ce sujet par le commandant en chef de l'ouest, instructions concernant la lutte contre les terroristes, et du fait que dix minutes avant, l'express de Bruxelles-Lille, était passé sans incident au même endroit, j'étais persuadé que cet attentat était dirigé seulement contre mon transport. Mon opinion a été renforcée du fait que mon transport a été annoncé préalablement aux terroristes par une source quelconque et que je devais avoir affaire à une attaque organisée. C'est pour cette raison que j'ai pris les mesures de protection indiquées... "

Il rappelle ensuite la discussion d'un de ses subordonnés avec un adjudant de la Feldgendarmerie, qui avait prétendu arrêter la répression de ses kommandos de nettoyage.

Et il termine : " C'est pourquoi je voudrais renvoyer aux déclarations faites par des officiers plus élevés en grade qui sont venus sur les lieux de l'attentat et qui sont consignées dans le rapport de mes chefs de train. "

En somme, l'Obersturmführer H... a obéi à des ordres supérieurs, et ses actes ont été approuvés par des officiers plus élevés en grade.

Habile essai de justification !

Quels sont ces ordres ? Il en donne copie :

EXTRAIT DES AFFAIRES SECRÈTES DU COMMANDEMENT 69/44

QUARTIER GÉNÉRAL

Le Commandant en chef des forces de l'Ouest.

ORDONNANCE

CONCERNANT LA LUTTE CONTRE LES TERRORISTES.

Il résulte que :

a) Il faut riposter de suite avec les armes à feu. Si de ce fait des innocents sont frappés, ceci est a déplorer, mais uniquement de la faute des terroristes ;

b) Cerner immédiatement le lieu de l'attentat et contrôler tous les civils se trouvant dans les parages, sans distinction du rang et de la personne ;

c) Incendier immédiatement les maisons desquelles les coups de feu sont partis.

Seulement après l'exécution de ces mesures ou de mesures immédiates semblables, un rapport sera transmis au commandant militaire et au service de sécurité qui doivent continuer l'affaire avec la même sévérité ;

d) La rapidité de la décision avec laquelle le chef de troupes agira, est à placer au premier plan dans tous les cas pour décider de son action. Les chefs de troupes mous et indécis doivent être punis très sévèrement parce qu'ils mettent en danger la sécurité des troupes placées sous leurs ordres et le respect de l'armée allemande.

En raison de la situation actuelle, des mesures trop sévères ne peuvent être sujettes à caution.

LE COMMANDANT EN CHEF DES FORCES
DE L'OUEST,

P. O. Signé : SPEERLE,

Général Feldmarschal

" ON " FÉLICITE LES ASSASSINS

Les ordres ont-ils été dépassés ? Pour éviter pareille accusation, l'Obersturmführer H... insiste continuellement, admirable mensonge, sur les coups de feu tirés contre son convoi.

La décision et la fermeté, certes, n'ont pas manqué ! ... Aussi reçoit-il, il en fait grand cas, les félicitations de la Feldkommandantur de Lille.

" J'ai reçu l'ordre, déclare le S.S. Oberschaführer J..., du commandant de transport Obersturmführer H... de demeurer sur les lieux de l'attentat dans la nuit du 1er au 2 avril 1944 et de ramener, après remise en état, le reste des wagons à Baisieux où se trouve le plus gros du transport.

" Dans les premières heures de l'aube du 2 avril 1944, un lieutenant-colonel s'est présenté (certainement le colonel Hartmann, de Lille), le nom n'a pas été compris exactement. Je lui ai fait un rapport exact de ce qui s'était passé. Il me répondit alors là-dessus en ces termes : " Il est agréable de constater qu'il existe encore des commandants de transports à qui des ordres ne sont pas nécessaires pour de telles choses. "

" Un autre lieutenant-colonel (nom non compris ) s'exprime en ces termes : " Les gars, vous êtes en ordre, vous avez fait du travail complet. "

" Vers la fin de la matinée, le Feldkommandant de Lille s'est présenté en compagnie d'un lieutenant-colonel et d'un capitaine. À nouveau, j'ai fait un rapport succinct de ce qui s'était passé. Il a déclaré à sa suite : " Enfin, voilà une fois des gens qui, sans instructions d'autorités, font leur travail eux-mêmes et plus vite que chez nous à Lille. " Le général a pris congé de moi sur ces mots : " Conti nuez à faire votre affaire ainsi et beaucoup de bonheur de soldat... "

Les autorités supérieures allemandes de Lille soutinrent en effet la thèse des assassins d'Ascq : ces derniers avaient été attaqués par des terroristes, cas de légitime défense. Thèse fausse ! Tous les témoignages concordent : aucune attaque, pas un coup de feu contre le train.

Ce parti pris devait amener plusieurs incidents :

" Dans la journée du 3 avril, à 16 heures, écrit le Préfet de la région de Lille au chef du Gouvernement, à l'Hôtel Matignon, au Ministère de l'intérieur et à l'ambassadeur Brinon, à Paris, je me suis rendu à l'Oberfeldkommandantur 670, de Lille, et en présence des hautes autorités allemandes de la région de Lille, réunies sous la présidence de l'Oberfeldkommandant, j'ai élevé une énergique protestation contre les mesures qu'a cru pouvoir prendre, dans la nuit du 2 avril, le chef du convoi allemand de Waffen S. S. de passage à Lille.

" L'Oberfeldkommandant expliqua la chose. On avait affaire à des troupes revenant du front de l'est qui avaient vécu pendant de longs mois dans une " atmosphère de danger et de lutte ".

" Puis il a porté à ma connaissance les termes du rapport des autorités militaires allemandes d'opérations, d'après lesquels les mesures prises à Ascq seraient justifiées par l'attitude de la population qui, profitant de l'arrêt du convoi allemand, aurait tiré des coups de feu sur le train militaire. "

Le Préfet manifesta sa surprise. Cette assertion n'était confirmée par aucun rapport de police française.

" En outre, l'Oberfeldkommandant signala que quatre des corps retrouvés parmi les victimes n'avaient pu être identifiés par la population. Je lui fis connaître, dit le Préfet, que l'identification de ces corps avait eu lieu dans la matinée du 3 avril.

" Enfin, M. l'Oberfeldkommandant a appelé mon attention sur un carnet trouvé par des gendarmes français et remis par eux, sur sa demande, à la Feldgendarmerie, carnet appartenant à un Belge qui figure parmi les victimes et sur lequel ont été trouvés des dessins que les autorités allemandes considèrent comme étant des plans de voies ferrées. "

" J'ai pris acte de ce fait et ai renouvelé ma protestation, en soulignant la disproportion qui existe entre l'importance des représailles et les fautes imputées à la population française. "

UN COUPABLE A ÉTÉ DÉCOUVERT

Un coupable avait donc payé ! On avait trouvé sur lui des " plans de voies ferrées ".

Hélas ! M. Depoorter - il s'agit de lui - est, lui aussi, innocent. La déposition des gendarmes de Roubaix anéantit les insinuations de l'Oberfeldkommandant.

Depoorter a été abattu sur la place de la gare.

" Vers deux heures du matin, les gendarmes Dekeyser et Chaudy découvrent son corps ; en présence d'un cheminot allemand, ils le transportent au bureau du chef de gare.

Le corps est fouillé devant deux employés du chemin de fer français et deux cheminots allemands. Un portefeuille, une carte d'identité et un carnet de poche, sur lequel figurait un plan incompréhensible, sont découverts.

" Les gendarmes remettent ces pièces à l'adjudant Duval, commandant la brigade de Lannoy, vers 2 h. 30.

" Ce gradé les a remis à son tour, vers 3 heures, au passage à niveau de la gare d'Ascq, à un gendarme allemand.

" L'enquête qui a été effectuée a établi que Depoorter était un homme très calme, qui ne sortait jamais la nuit.

" Il est très bien considéré dans le quartier et semble ne jamais s'être livré à une activité illégale quelconque.

" Mme Depoorter a expliqué l'énigme. Début d'avril, époque du jardinage, son mari, voulant transformer le jardin, a fait un croquis grossier sur lequel figuraient le tracé des allées et l'emplacement d'une baraque. "

Évanoui le dernier argument de l'Oberfeldkommandant !

UN " AVIS " QUE LA PRESSE ASSERVIE REFUSE DE PUBLIER

La tragédie sanglante d'Ascq devait amener une friction avec la presse... une presse asservie cependant, où chaque jour un certain Tardieu, vendu l'Allemagne, représentant de Laval à Lille, vilipendait les meilleurs Français et vantait les bienfaits de la collaboration.

Au matin du 3 avril, (les journaux ne paraissaient pas le dimanche), les rédactions des feuilles continuant à paraître, Écho du Nord, Réveil du Nord et Journal de Roubaix, furent averties par la " Propaganda Staffel " qu'elles allaient recevoir, vers onze heures, un communiqué à passer dans le numéro du jour.

C'était un " avis ". Il contenait l'annonce des événements d'Ascq et les mesures prises à ce sujet par le Haut Commandement allemand :

" Malgré mes avertissements réitérés, ces jours derniers des attentats ont de nouveau été commis contre des voies ferrées, par lesquels, furent entre autres, atteints des trains militaires.

" À l'occasion de l'un d'eux, perpétré dans la nuit du 1er avril1944 sur le terrain de la commune d'Ascq, des coups de feu, partant des maisons de la localité, ont été tirés sur un train militaire. La troupe a répondu par les armes et un nombre considérable d'habitants ont trouvé la mort.

" Pour ces raisons, j'ai ordonné, pour un certain nombre de localités, une interdiction totale de circuler entre 20 heures et 6 heures. Pendant les heures interdites, les habitants doivent, sans exception, rester dans leurs demeures et toute circulation dans les rues sera interdite.

" Ces mesures seront exécutées dans toute leur rigueur. La population doit savoir qu'il sera répondu à tout attentat dirigé contre l'armée allemande ou des militaires isolés par tous les moyens que les circonstances exigent. Que l'exemple de la commune d'Ascq serve de leçon. Il est, par la nature même des choses, inévitable que, lors d'événements semblables, des personnes innocentes n'aient à souffrir. La responsabilité en incombe aux criminels qui sont les auteurs de ces attentats.

Le lieutenant général Bertram, signataire de l'avis, dépasse vraiment la mesure. C'est une provocation. Tardieu, dont il a été question ci-dessus, se rend compte aussitôt de la réaction que pareille énormité va produire dans toute la région. D'accord avec ses complices des autres journaux, il refuse d'insérer. Malgré plusieurs tentatives de la Kommandantur et de la Sicherheitspolizei (police de sécurité), tous persistent dans leur refus. L'Oberfeldkommandantur propose un texte sensiblement différent. Il est toujours question de coups de feu tirés sur un train militaire, mais ne figure pas la phrase " des coups de feu partant des maisons de la localité ".

La Kommandantur n'est plus certaine de la vérité !
Nouveau refus. Les journalistes répondent au chef de la " Propaganda Staffel " que le texte proposé comporte une altération flagrante de la vérité exact.
" La Feldgendarmerie occupe les locaux du Journal de Roubaix et de L'Écho du Nord, pour faire imprimer l'avis ainsi transformé.

Quant au Réveil du Nord, il cède, mais à la deuxième page, sous la rubrique " Ascq-État-Civil ", il donne la liste complète des victimes. Cette disposition échappe d'abord au censeur allemand qui, quelques instants plus tard, fait saisir tous les exemplaires du journal dans les kiosques où ils viennent d'être distribués. D'ailleurs, ces démêlés étant connus du public, les vendeurs de journaux ne sont même pas venus prendre livraison de leur stock quotidien.

LES DOUCEURS DE L'OCCUPATION

Le Procureur Général de la Cour d'Appel de Douai, après avoir détaillé ces incidents de presse dans une lettre au Ministre de la Justice, conclut mélancoliquement : " Il ne faut pas se dissimuler que l'affaire d'Ascq a porté à l'esprit de collaboration dans la région du Nord un coup très grave, et que même les personnes qui jusqu'à ce jour avaient manifesté un esprit favorable à l'autorité allemande lui sont subitement devenues hostiles. Cette affaire constitue, sans nul doute, un sérieux obstacle à l'action gouvernementale et n'est pas de nature à faciliter notamment l'action de la justice pénale,chargée de la répression des menées terroristes. "

Le même jour, le Feldkommandant von Websky réunissait les maires des vingt-six communes de l'arrondissement de Lille pour leur faire connaître les mesures arrêtées afin " d'éviter le retour d'actes pouvant provoquer des réactions comme celles de samedi ".

Après leur avoir souhaité la bienvenue et leur avoir déclaré qu'il aurait préféré faire leur connaissance dans des circonstances différentes, il vante la douceur de l'occupation allemande. Mais il ajoute immédiatement " que l'armée ne peut souffrir ni faiblesse, ni défaillance. La guerre est là, inexorable, avec toutes ses conséquences ".

Pas un mot de regrets pour les innocentes victimes d'Ascq ! La guerre qui frappe aujourd'hui, qui frappera demain, toujours, sans discernement, sans justice, la guerre inhumaine, barbare...

PROTESTATIONS

Devant la grosse émotion causée dans la population par la tragédie d'Ascq, les autorités vichyssoises ne pouvaient rester indifférentes.

Le procès-verbal de la réunion des maires à la Feldkommandantur mentionne que " le Directeur du Cabinet du Préfet formula une protestation très ferme et très respectueuse, en tant que représentant du Gouvernement de Vichy et de la laborieuse population du Nord ".

Le lundi 3 avril, à 16 heures, le Préfet régional se rendit à l'Oberfeldkommandantur également pour protester :

" Avec tous les éléments sains de la population de mon département - qui en constituent l'immense majorité, - dit le projet conservé au dossier de l'affaire d'Ascq, je déplore et je réprouve de nouveau les attentats criminels qui portent de graves atteintes à la sécurité des troupes d'occupation et à l'ordre public. "

" Suivant la volonté formelle du Gouvernement français et les instructions impératives de l'administration française, les auteurs de ces actes de terrorisme sont toujours activement recherchés par les forces du maintien de l'ordre et poursuivis avec la dernière sévérité devant les juridictions compétentes. "

" Mais aujourd'hui, je vous traduis mon émotion profonde et la consternation douloureuse en présence de ces exécutions sommaires qui frappent cruellement la population de la commune d'Ascq.

" Confiant dans la justice des hautes autorités allemandes, j'élève, devant vous, la plus énergique protestation contre ces violences sur lesquelles je ne puis que m'en remettre à vous de porter le jugement que vous dicteront votre conscience de commandant supérieur du territoire et votre noblesse de sentiments qui se sont maintes fois affirmées dans le souci de concilier les implacables duretés de la guerre avec les lois imprescriptibles de l'humanité.

L'ÉMOTION DE S. E. LE CARDINAL LIÉNART

Le cardinal Liénart, en lisant le regrettable communiqué de presse qui rejette la responsabilité sur les victimes, est profondément outré. Il écrit sur-le-champ une lettre de protestation aux autorités allemandes contre le crime commis à Ascq par des soldats allemands. Il est appelé à l'Oberfeldkommandantur. Le Général Bertram maintient la version allemande. " Mais, déclare le Cardinal, il est visiblement inquiet, car il se rend compte, me dit-il, qu'un abîme a été creusé. " Il exprime le désir que le Cardinal s'emploie à calmer les esprits " Chose impossible, lui répond Son Éminence, le seul moyen d'apaiser les esprits serait de châtier les soldats allemands ; l'apaisement des esprits dépend de l'attitude que prendront les autorités allemandes. Si elles couvrent les coupables au lieu de les punir, le coup qui a frappé la France retombera de tout son poids sur l'Allemagne. "

D'autres protestations, sans être directement présentées aux occupants, furent connues d'eux.

Dans sa séance du 11 avril, le Conseil municipal de Lille vote une adresse de sympathie au Conseil municipal et à la population d'Ascq. Il s'élève contre la répression sanglante immédiate qui provoque tant de morts innocentes ".

Réuni à Lille, le 6 avril 1944, le Centre départemental de coordination et d'action des mouvements familiaux du Nord, profondément indigné par les crimes commis à Ascq sur la personne de nombreux pères de famille par des soldats allemands, " proteste énergiquement contre cette violation du Droit et de la Morale internationale ".

Le Front National publie un tract qui fut répandu parmi la population. Il stigmatise en termes violents " l'abominable assassinat ", et il appelle à la vengeance :

" Verser des larmes ? Nous ne le pouvons pas. Notre haine à l'égard des assassins est trop forte, elle empêche nos yeux de pleurer, mais elle arme nos bras et nos coeurs pour venger nos martyrs ! " Ce crime abominable n'est d'ailleurs pas un crime isolé. Il vient après les fusillades de la prison d'Eysses, les dix-sept pendus de Nîmes, lés dix patriotes brûlés vifs à Charmes, et à l'heure où les assassinats en série se poursuivent contre ceux du maquis, dans toute la France.

" Ce crime et les autres mettent à nu le plan d'Hitler. Celui-ci, sentant venir sa défaite prochaine est, décidé à faire tomber avec lui le maximum de vies humaines.

" Ce crime indique que pas un seul Français n'est à l'abri de la répression hitlérienne. Il souligne la nécessité pour tous les patriotes de s'unir, de s'armer et de se battre...

" Donnez en paix, innocentes victimes d'Ascq !

Le peuple de France organise la levée en masse ! " Vous serez terriblement vengés.

" La Patrie sera libérée !

" Nous le jurons sur vos tombeaux !

La réaction du peuple n'est pas moins énergique.

Le Procureur Général de Douai constate " que l'émotion causée par les événements d'Ascq est considérable et ne paraît pas devoir se calmer rapidement. " Malgré les occupants, en effet, des grèves ont lieu le jour des funérailles ; partout des cessations de travail; on répond avec exactitude aux appels du Front National...

Le commissaire de Wattrelos informe ses supérieurs de a l'effet désastreux produit par les événements d'Ascq sur la population de la ville ".

Celui de Lannoy déclare " qu'un sentiment d'horreur s'est élevé et la population est unanime à estimer qu'il s'agit là d'un véritable acte de barbarie. Pour elle, aucune excuse ne saurait être valable, attendu que les troupes étaient commandées par des officiers ".

Celui de Wasquehal, après avoir décrit l'émotion qui règne dans toute la population, ajoute :

" Les éléments les plus excités considèrent que les Allemands ont fait preuve d'un esprit de sauvagerie peu commun en exécutant des dizaines d'innocents qui ne pouvaient être tenus responsables de ce qui s'est passé... On est certain, affirme-t-il, qu'il n'y à pas eu de coup de feu contre les Allemands... " Mais, chez ces ouvriers patriotes, les premières pensées vont aux veuves, aux orphelins. Des collectes spontanées sont organisées. Ici on abandonne quelques heures de travail, là on donne le salaire de toute une journée. En quelques jours, plus d'un million est rassemblé pour aider les familles des malheureuses victimes.

Épilogue

Le 16 juin 1944, une nouvelle affiche bordée de noir est collée sur les murs de Lille.

Elle annonce une hécatombe :

Delecluse Paul, cheminot ;

Mauge Eugène, chauffeur ;

Gallois Henri, cheminot ;

Marga Louis, chef d'équipe à la S. N. C. F. ; Monnet Raymond, cheminot ;

Depriester Daniel, cheminot ;

Cools Jeanne, employée.

Tous, domiciliés à Ascq, ont, par arrêt du Conseil de guerre de la Feldkommandantur de Lille rendu à la date du 30 mai 1944, été condamnés à la peine de mort pour avoir entretenu des intelligentes avec l'ennemi, dans le but de favoriser ses entreprises, et pour avoir détenu des armes de guerre et des explosifs.

Les condamnés du sexe masculin ont été passés par les armes. L'exécution de la peine prononcée contre Jeanne Cools a été provisoirement suspendue.

Le communiqué publié par la presse était plus explicite. Ne fallait-il pas expliquer le crime d'Ascq, le rendre légitime ? Des aveux, réels imaginaires, toujours arrangés par les bourreaux, avaient été arrachés aux coupables. Ils étaient les auteurs de l'attentat, qui n'avait. d'ailleurs pas coûté la moindre égratignure à un soldat allemand. Il avait aussi été prouvé " qu'un nombre considérable d'habitants de la commune faisaient partie des mouvements de la Résistance. C'est ainsi que les condamnés ont, indépendamment l'un de l'autre, désignés plus de trente personnes, fusillées lors des événements du 1er avril 1944, comme affiliées aux terroristes. "

Les assassins d'Ascq étaient promus héros !

Le général Feldkommandant de Lille pouvait

leur répéter : Continuez à faire votre affaire

ainsi et beaucoup de bonheur de soldat " !

" CONTINUEZ À FAIRE VOTRE AFFAIRE AINSI ET BEAUCOUP DE BONHEUR DE SOLDAT "

La division Hitlerjugend n'oublia pas le conseil donné par un si haut gradé. Quelques jours après son passage à Ascq, elle arrivait à Mortagne, dans l'Orne. Là, de nouveau, les jeunes bandits qui la composaient se firent remarquer par leur brutalité et des assassinats. Ils accusèrent la population de la ville d'attaquer leurs patrouilles, menacèrent de brûler l'immeuble ou même la rue d'où avaient été tirés des coups de feu ét de prendre des otages.

À l'interprète français lui faisant remarquer qu'une telle méthode sacrifierait nécessairement des innocents, le Hauptsturmführer qui les commandait, répondit : " Cela nous est indifférent, nous ne serions pas des S. S. si nous n'agissions pas ainsi. Au surplus, ajouta-t-il, je vais vous raconter une histoire que je vous prie de traduire au maire : On venait de Belgique, un train transportant une de nos unités essuya des coups de feu d'un village qu'il traversait. Aussitôt, le chef du convoi, un jeune lieutenant, faisant arrêter le train, fit fusiller cent-cinq civils. Nous n'hésiterions pas à agir de même si une de nos patrouilles était de nouveau attaquée par des terroristes "

Le Maire de Mortagne confirme, dans une déposition, les faits ci-dessus rapportés.

Un réparateur de T.S.F. refusant de travailler pour eux, l'interprète de la division lui déclara : " Vous avez intérêt à marcher droit, car à Ascq, pour avoir tiré sur nous, comme représailles nous avons fusillé une centaine de civils. Si vous ne voulez pas que pareil fait se passe à Mortagne, exécutez tous nos ordres immédiatement. "

Quelques semaines plus tard, la division cantonnait à Hardencourt, dans l'Eure. L'Untersturmführer S... et son ordonnance D..., âgé de 17 ans, logeaient chez les époux Capiaux. " Durant son séjour à la maison, a déposé Mme Capiaux, l'attitude de D... fut correcte et assez cordiale. Le 8 mai, vers 14 h. 30, après le départ de S..., mon mari et moi entendîmes D... qui était monté dans un grenier où nous avions déposé des marchandises provenant d'un commerce de tapis que nous avions précédemment cédé. Je suis montée avec mon mari pour voir ce que faisait D... C'est à ce moment que, sans aucun prétexte, il tira sur mon mari un coup de revolver qui le blessa mortellement, après m'avoir moi-même mise en joue. Je précise que D... n'était normalement jamais armé et que ce jour-là, le crime fut commis avec le pistolet du lieutenant S...

Mme Capiaux alla sur-le-champ se plaindre au lieutenant S... Ce dernier affirma que D... avait découvert des armes dans la maison.

Pourquoi ce nouveau crime ? Écoutons encore Mme Capiaux : " Une perquisition en règle effectuée par une douzaine de soldats de la formation du lieutenant S... dura quarante-huit heures dans ma maison, dont je fus provisoirement expulsée. À la suite de cela, divers vols furent commis par les soldats et le lieutenant S... lui-même vint dans une voiture dans laquelle il chargea une partie des marchandises que contenait le grenier, en particulier des tapis...

" La formation resta dans le village jusqu'au 6 juin. Avant le départ, ces hommes vinrent et saisirent chez moi ma voiture automobile sans aucun bon de réquisition.

" Je déclare encore que les hommes de cette unité assuraient qu'ils venaient de Belgique et qu'ils étaient passés à Ascq (Nord) où ils s'étaient livrés au massacre du 1er avril. "

Est-ce là le bonheur de soldat souhaité par le Feldlcommandant de Lille aux assassins de la division " Jeunesse hitlérienne " ? Ils n'ont pas oublié.

Ascq est devenu pour eux un titre de gloire !!!

DEUXIÈME PARTIE

LE VERCORS

Nous ne prétendons pas tenter l'histoire complète du Vercors. La naissance, l'organisation, le développement du maquis sont travail de longue haleine. Les documents précis seront difficiles à rassembler, délicats à interpréter. Notre effort est plus modeste... À l'instar de ce que nous venons de faire pour Ascq, il vise uniquement à exposer sans passion, sans souci de vengeance ou prétention de justicier, les horreurs commises dans ces régions par les hordes teutonnes. Ce n'est plus seulement un village, mais toute une contrée, ravagée, martyrisée. Spectacle hallucinant, vision satanique, se répétant sur des kilomètres carrés, touchant villages, hameaux, fermes isolées...,Force ainsi sera de nous restreindre dans une énumération d'actes qui paraissent le f ait d'une folie criminelle. Partout une ressemblance frappante dans le macabre. Aussi n'est-il pas étonnant que pour un désastre incomparablement plus étendu que celui d'Ascq, l'exposé soit moins long.

Ascq c'est la psychologie de la duplicité et de l'hypocrisie allemandes dans un crime qui est loin d'approcher la barbarie rencontrée au Vercors.

D'ailleurs, la répétition des mêmes forfaits importe peu, seul l'ensemble donne le ton. Il est impressionnant, inconcevable ! L'histoire présente peu d'exemples d'une telle sauvagerie.

Le plateau du Vercors

Au sud-ouest de Grenoble, entre Isère et Drôme, Rhône et Drac, se trouve une partie des pré-Alpes françaises. Elle possède une individualité et forme " un pays ", comme nous en rencontrons un grand nombre en France : le Vercors. Longtemps il a été séparé des régions voisines, avec lesquelles il communique encore difficilement. Aucune ligne de chemin de fer ne le traverse. Huit routes seulement y accèdent. Quelques-unes sont récentes.

Celle des Grands-Goulets, bien connue des automobilistes par ses à pics sur le torrent de la Vernaison, n'a pas un siècle d'existence.

On frémit en évoquant les moyens dont devaient user les habitants du sud du Vercors pour se rendre, avant 1850, à Pont-en-Royans, petite ville en bordure de leur montagne : " Un sentier, creusé dans le roc par les pieds des mulets plus que par la main des hommes, offre la seule communication qui existe entre plusieurs communes et Pont-en-Royans ; mais ce sentier, tout inégal, tout escarpé, tout bordé de précipices qu'il soit, n'est pas la plus grande difficulté de cette route. Parvenu à une certaine distance, il est formé par un rocher perpendiculaire qui se réunit à celui dans lequel le torrent s'est ouvert un lit étroit et profond. On est forcé de se jeter sur la rive opposée, et ce passage ne s'opère qu'à l'aide d'un panier suspendu à une poulie, laquelle circule sur une corde fixée au travers du précipice. "

La route des Goulets, qui a remplacé le sentier, n'a pas tout perdu de ce pittoresque. Tous les touristes du Dauphiné contemplent ce phénomène. Il y a là peut-être moins un sentiment d'admiration qu'une recherche d'étonnement, voire même d'effroi. C'est une vision dantesque. Tout à coup la terreur saisit. On imagine les parois du torrent se rapprochant, pour écraser les visiteurs comme des fétus de paille.

Au sud, c'est le col de Rousset, rude à franchir et impraticable une partie dg l'hiver. Il conduit à. la vallée de la Drôme et à Die, vers des horizons qui déjà annoncent la Provence, fleurent le Midi.

Les Gorges d'Engins, au nord, mènent à Grenoble par Sassenage. En somme,partout on n'entre au pays du Vercors que par des défilés, des routes creusées à flanc de montagne, surplombant des précipices, resserrées entre la roche et le torrent invisible mugissant au fond d'un lit étroit.

Le Vercors constitue ainsi un vaste fort de 970 kilomètres carrés, hérissé sur tout son pourtour extérieur de falaises qui le ceinturent d'une muraille infranchissable.

C'est un immense bastion construit par la nature. On le conçoit, cela ne devait pas échapper aux organisateurs du Maquis.

L'intérieur de ce puissant réduit n'est pas moins heureusement disposé. Il forme un vaste plateau à l'altitude respectable de 1.216 mètres de moyenne. Aucune monotonie. Des synclinaux parallèles courent du sud au nord, dominés par des sommets imposants : le Grand Veymont, 2.346 métres, le Moucherotte 1.895,... splendides belvédères, précieux points d'observation. Les vallées longitudinales sont séparées par des bombements boisés, peu élevés. Le fond de la vallée, en général plat et découvert, offre en plusieurs endroits, à Vassieux par exemple, des terrains propices à l'atterrissage de parachutes ou même de planeurs.

Les forêts sont nombreuses et importantes. Quarante-sept pour cent du sol est boisé. La forêt domaniale de Lente recevait chaque année des milliers de visiteurs, attirés par la beauté de ses promenades pittoresques. Elle couvre une superficie de 3 300 hectares, celle du Vercors 3 500 ; puis ce sont les forêts de Léoncel, de la Sapine, de Coulures... Elles servirent de refuge aux réfractaires voulant échapper au travail obligatoire en Allemagne.

Dans le sol calcaire du plateau, aux flancs des escarpements rocheux, les eaux ont souvent creusé de profondes excavations, des grottes spacieuses où l'on peut trouver asile. La région d'Arbounouse en compte plusieurs dont les plus renommées sont la Grotte des Ours, la Caverne des Fées... L'une d'elles, au sud, sur la route du Col de Rousse, à quelques kilomètres à l'est de Vassieux ; conservera toujours. une triste célébrité, c'est la Grotte de la Luire qui fut le théâtre d'un inqualifiable massacre.

Cependant ce Vercors jadis fermé, replié sur lui-même présentait depuis quelque, temps un aspect nouveau.

Au nord, la région de Lans était devenue un centre important de tourisme. Villard-de-Lans, " spécialisée pour le séjour des enfants délicats et convalescents ", reliée par un tramway électrique à Grenoble était fréquentée par les skieurs.

Méandre, Autrans, Lans... profitaient de la vogue de leur voisine et offraient également leurs pentes neigeuses aux amateurs de sports d'hiver.

Le sud, par contre, à l'accès plus difficile, s'était développé moins rapidement. La Chapelle-en-Vercors seule possédait des hôtels confortables, alors que Vassieux, Saint-Aignan, Saint-Julien n'avaient encore que des auberges.

Partout, au flanc des montagnes, des pâturages avec un troupeau important, dans les vallées des

cultures. Le lait, le beurre, le blé et les légumes, tout ce qui est nécessaire à la forteresse pour vivre de ses propres ressources.

Configuration, économie... prédestinaient donc le Vercors à jouer un grand rôle dans une France qui reprenant conscience d'elle-même, voulait se

défendre et attaquer.

Le Maquis...

Dès 1942, bon nombre de Français qui refusaient d'aller en Allemagne servir l'ennemi se réfugiaient au Vercors pour échapper à la Gestapo et à la police dite " française ".

Bien avant cette date, quelques hommes prévoyants et décidés à résister à l'Allemagne, avaient compris toute la valeur militaire de cette région.

Dans un article des Lettres Françaises, Pierre Dalloz (Senlis dans la clandestinité) expose comment, en mars 1941, il confia son projet à jean Prévost, jeune littérateur de talent, qui devait mourir en héros près de Sassenage. " Il s'agissait de fermer, pendant un jour ou deux, les issues du Vercors, de l'occuper par surprise en y lâchant des formations de parachutistes, puis de sortir immédiatement pour attaquer.

" C'était la conception d'un Vercors offensif, dans le cadre d'une invasion des armées alliées par le Midi de la France. "

Hélas ! Le plan primitif dût être abandonné. Des arrestations malencontreuses vinrent renverser tous les projets. " L'arrestation du Général Delestraint, le 9 ou 10 juin 1943, fut une catastrophe pour le Vercors. Il en avait lentement fait le tour, sous notre conduite. Il en avait touché les rochers, reconnu les verrous, mesuré du regard les vastes prairies. Examen concluant.

" Convaincu désormais de la valeur stratégique du Vercors, le Général, en nous quittant, nous avait exprimé son intention de s'en réserver personnellement la mise en oeuvre. Hélas ! Nous perdîmes avec lui le poids et le crédit de ses trois étoiles. " Avec mélancolie, Pierre Dalloz constate que " d'autres dispositions pour le Vercors prévalurent. On fit de son plateau un réduit défensif. D'autres hommes que nous en France et hors de France furent chargés de décider. "

Dans le cours de l'année 1943, le groupe du Vercors augmente avec rapidité. De toutes les parties de la France meurtrie, de courageux jeunes gens abandonnent famille, travail, identité même... ils viennent se joindre aux réfractaires qui ont constitué le berceau de la résistance dans le Dauphiné.

Il y a là des hommes aux origines les plus diverses, aux idées politiques les plus opposées. L'ouvrier fraternise avec l'étudiant, le civil coudoie l'ancien militaire de carrière. Tous sont décidés à faire le sacrifice de leur existence pour la libération de la Patrie.

PREMIERS " EXEMPLES " DES ALLEMANDS ET DES MILICIENS

Malgré le secret imposé pour l'organisation de cette troupe clandestine, les fautes ne manquent pas. La Gestapo entretient partout des " mouchards " qui la renseignent. Les Allemands savent d'où partent les saboteurs des voies ferrées, d'où partent ceux qui attaquent leurs patrouilles... Aussi, dans le courant de l'hiver 1943, pour affirmer leur force et arrêter le développement de la " résistance ", ils occupent Malleval, Les Baraques, Saint-Julien. Ils " font des exemples ", arrêtent plusieurs imprudents, pillent surtout. Ce n'est qu'une simple expédition, ils regagnent bientôt la plaine. Quelques mois plus tard, à la mi-avril 1944, les miliciens les remplacent. Ils s'installent à La Chapelle-en-Vercors. De là, ils rayonnent dans les hameaux voisins. Pendant une semaine, ils font régner la terreur, volent, réquisitionnent, emprisonnent, torturent... mais aucun massacre organisé.

En somme, une action locale de répression engagée contre le Maquis.

Après le départ des miliciens, la dissidence poursuit son travail dans le mystère. Elle entretient peu de rapports avec la population, dont il faut toujours craindre les indiscrétions.

Inutile de s'exposer sans raison grave. À Grenoble, dans la vallée du Rhône, les Allemands sont toujours puissants, on n'est pas en état de les aborder de front, car si les mitraillettes et les fusils ne manquent pas aux maquisards, ils ne disposent par contre d'aucune arme lourde : pas un mortier pour battre les routes d'entrée de la forteresse, absence totale de canons contre les avions qui peuvent bombarder à leur aise en rase motte... Aussi les ordres sont rigoureux : aucune manifestation, défense absolue de se montrer, éviter à tout prix la plus légère imprudence.

6 JUIN 1944

LE MAQUIS SE PRÉPARE A PASSER À L'ACTION

Mais voici le 6 juin 1944 ! La radio anglaise clame à grands cris le débarquement allié en Normandie. La joie et l'espérance débordent dans le Vercors. Depuis des mois, on attend ce moment ; depuis des semaines, on s'y prépare fébrilement... Maintenant on peut agir ouvertement.., lâcher les forêts, abandonner les grottes incommodes. N'a-t-on pas appris d'autre part que les Allemands quittent en masse les villes de la plaine ?

Aussitôt, dans la petite sous-préfecture de Die on proclame la IVe République. C'est peut-être aller un peu vite ! Mais tout espoir n'est-il pas permis ? Les Alliés tiennent sur la côte normande. Certes, ce n'est pas une avance foudroyante. Cependant on a annoncé, avant vérification, il est vrai, la prise de Caen... La route de Paris est ouverte !... Le Vercors va-t-il rester inactif ? Non. La mobilisation du maquis est décrétée le 9 juin.

Les routes du plateau sont sillonnées d'autos, de motocyclettes aux trois couleurs. Partout c'est une fièvre intense, les habitants la partagent, et les indifférents, que la prudence avait jusqu'alors tenus à l'écart, ne cachent plus maintenant leur sympathie. Les drapeaux français et alliés sortent des cachettes, les maisons sont pavoisées... Plus rien à craindre, croit-on.

PREMIERS COMBATS

Rapidement circule une information sensationnelle, capable de rassurer les craintifs : les routes d'accès minées rendent le Vercors inabordable, et un terrain d'atterrissage est en voie de préparation aux environs de Vassieux... Car la promesse est formelle, arrivée d'Alger... Bientôt une puissante armée régulière tombera du ciel sur tous les points du plateau. D'ailleurs les parachutages d'armes de plus en plus fréquents, parfois en plein jour, incitent  à prendre au sérieux ces nouvelles audacieuses et pour le moins prématurées.

Les Allemands n'ignorent rien ; vont-ils laisser faire ? C'est mal les connaître ! Ils mesurent à coup sûr le péril d'un maquis puissant, organisé, bien armé, qui agirait sur leurs arrières, attaquerait de flanc leurs communications de la vallée du Rhône, dans le cas probable d'un débarquement sur côte méditerranéenne. En Normandie, les Alliés piétinent. Ici, il faut vite parer au danger. Le 13 juin, un groupe de quatre cents hommes environ part de Grenoble. Point visé : Saint-Nizier, une des portes du plateau. Deux cents Français,commandés par Jean Prévost (capitaine Goderville dans la clandestinité), les attendent. La rencontre est chaude. Les Français tiennent, ils sont merveilleux au feu. L'ennemi doit battre en retraite et emmène avec lui près de cent tués... Mais c'est pour revenir bientôt, le 15 juin, cette fois avec de l'artillerie.

Écrasés par le nombre, sans moyen de combattre les pièces allemandes, les Français sont obligés de lâcher pied. Ils infligent cependant des pertes sévères à leurs adversaires et de leur côté laissent une vingtaine de morts sur le terrain. Mais une porte du Vercors est forcée ! Saint-Nizier, c'est l'entrée libre dans le pays de Lans.

Les Allemands occupent Villard-de-Lans et les hameaux alentour. Ils les quittent le lendemain, après avoir brûlé une grande partie de Saint-Nizier.

L'exemple, pensent-ils, suffit pour montrer aux Vercoriens à quoi s'exposent ceux qui sympathisent avec la dissidence.

Un mois durant, du 18 juin au 14 juillet, le calme règne en Vercors, en apparence tout au moins. Officiers, sous-officiers, mobilisés de 40, répondent à l'appel du Général de Gaulle et gagnent le maquis. Partout on s'organise ; le Vercors reçoit de sérieux renforts. Ses effectifs dépassent trois mille hommes. C'est un régiment... contre lequel les Allemands vont lancer près de trois divisions, des milliers de soldats.

14 juillet

Trois mille hommes courageux, mais insuffisamment armés, sans mortiers, sans chars, sans canons anti-chars... La prudence conseillait l'attente, l'attente du débarquement dans le sud. Alors les gars du Maquis pourraient jouer un rôle important, le rôle qu'avaient rêvé pour eux les premiers organisateurs de ce Maquis. Malheureusement, des fautes furent commises. Danger déjà ! Celui de rétablir la République dans cette région dont lés issues étaient gardées par les Allemands. Il y eut pire ! Au matin du 14 juillet, une centaine d'avions alliés envahirent le ciel du Vercors, ils lancèrent des fusées tricolores, parachutèrent des centaines de containers. C'était prodigieux ! Ils n'auraient pas été plus nombreux pour ravitailler une armée. Gros émoi, par contre, chez les occupants du voisinage. Aussi le dernier bombardier alliée disparaissait-il à l'horizon que deux chasseurs allemands arrivaient s'enquérir. Ils observent à leur aise... mitraillent les gens qui s'étaient précipités pour ramasser les parachutes. En même temps, ils repèrent les travaux commencés autour de Vassieux : le terrain aplani, prêt à recevoir avions ou planeurs. Nul doute que ces préparatifs les intriguèrent fort. Aussi le lendemain, ils reviennent, bombardent La Chapelle, Vassieux. Ils insistent toute la semaine, attaquent les cultivateurs dans les champs, balayent les routes. Personne ne s'y trompe, c'est la préparation de l'invasion.

LES ALLEMANDS ATTAQUENT AVEC DES CHARS ET DES AVIONS

Le 21 juillet à 9 heures du matin, un vrombrissement déchire l'air... des avions apparaissent. Rapides, ils piquent vers le terrain de Vassieux. Répétition du 14 juillet ? Arrivée des troupes promises ? Tous l'espèrent. Hélas ! Il faut bientôt déchanter, ce sont les Allemands.

Vingt planeurs s'abattent autour du village, des parachutistes tombent de0tous côtés, entrent aussitôt en action. Revenus de leur surprise, les maquisards font de leur mieux, reprennent pied, mais les avions sans cesse renouvelés empêchent les mouvements, arrêtent les renforts... Le lendemain, vingt planeurs encore débarquent soldats et munitions. La lutte est trop inégale, dissidents et paysans sont massacrés. Vassieux est perdu.

En même temps, de tous côtés, les Allemands montent à l'assaut du plateau... Des S. S., des chasseurs spécialisés dans les combats de montagne forcent les pas, débouchent par les sentiers, et sur les routes apparaissent les chars. Partout le canon tonne, se rapproche... Une armée entière envahit le pays... Sans relâche, le ciel est occupé par les avions qui appuient les troupes, bombardent les rassemblements, incendient les maisons.

Impossible de résister. Le courage de quelques hommes ne pouvait rien contre une telle avalanche. Trois jours suffisent pour abattre le Vercors. L'ordre de dispersion est donné, les maquisards regagnent les forêts, les grottes de montagne... Les gens tremblent... Le calvaire du Vercors commence.

LE DÉSASTRE

Un vainqueur avisé aurait certes pris des précautions contre le retour possible des maquisards. Ces derniers, ne pouvant vivre qu'avec l'appui des habitants du pays, il aurait laissé des troupes de surveillance. Manquant d'effectifs, il aurait tout au plus organisé des camps de concentration pour les gens soupçonnés dangereux. L'Allemand ne juge pas ainsi, il veut gouverner, s'imposer par la terreur. Piller, brûler, massacrer, c'est le propre du Germain. Le Vercors va connaître tout cela !

Vite on range les drapeaux dans les cachettes, on fait disparaître tout ce qui peut compromettre : fusils, grenades, tampons destinés à la fabrication des fausses cartes d'identité... Précaution inutile d'ailleurs. L'ennemi arrive, assoiffé de vengeance. C'est une horde de massacreurs qui se rue sur les villages, les hameaux, les fermes isolées...

Bientôt, le Vercors sera un désert où les " terroristes comme leurs bourreaux les appellent, ne pourront plus trouver ni abris, ni ressources.

Vassieux en Vercors

Parmi les villages meurtris, Vassieux fut sans conteste le plus atteint. Son martyre égale celui d'Oradour-sur-Glane. Descendus des planeurs ou débarrassés de leurs parachutes, les Allemands se précipitent dans le bourg. Toutes les maisons sont visitées hommes, femmes, enfants sont abattus sans discernement. Pendant trois semaines, les brutes restent là, empêchent d'approcher des habitations, les cadavres demeurent, sans sépulture sous le soleil de juillet.

Écoutons le récit horrifiant de Maurice Rouchy, venu du Diois par le col de Rousset pour reconnaître avec son équipe ses camarades du Vercors :

" Après cinq ou six kilomètres sur une route délicieusement ombragée, une odeur fade, qui devient vite écœurante, se fait sentir. Des ruines apparaissent. Des cadavres de vaches démesurément gonflées sont couchés au milieu de la route. Nous passons devant elles aussi vite que possible, tant l'odeur est épouvantable.

" Un peu plus loin, les premiers cadavres humains. Un paysan percé de coups de baïonnette gît dans un abreuvoir. Plus loin, près d'un buisson, deux pauvres vieux sont unis dans la mort : le vieillard au moment de mourir a pris sa compagne par le cou. Ailleurs, des jeunes sont allongés sur le seuil d'une ferme détruite.

" L'odeur augmente, ne laisse plus de répit. Vassieux apparaît. D'instinct l'équipe s'arrête une minute. La gorge serrée, saisis par tant de silence, de désolation, de ruine, le coeur étreint par une sorte de crainte de ce que nous allons bientôt découvrir, nous nous entre-regardons.

" Dans le lointain, des chiens se mettent à hurler à la mort.

" L'odeur est intenable, les maisons pleines de cadavres, la source et les citernes empestées, les chiens sont enragés. Tel est le tableau que nous peignent du village les paysans qui nous ont accompagnés et qui déclarent d'ailleurs tout net qu'ils n'iront pas plus loin. Il faut comprendre ces pauvres diables dont les yeux reflètent encore l'épouvante de ce qu'ils ont vu. Ils ont perdu chacun plusieurs membres de leur famille dans ce drame et les vêtements de l'un d'eux portent encore les traces de balles.

" Premières maisons.

" Une pauvre vieille de quatre-vingts ans environ gît, fusillée, au milieu de la route, les bras en croix, semblant nous interdire l'entrée de ce monde d'effroi.

" Précédant le groupe, je m'arrête, saisi. Sur le chemin, dix-sept cadavres dans un état de décomposition avancée gisent pêle-mêle au milieu ! des gravats...

Partout, dans les ruines, sur la route, dans les caves, sur les tas de fumier, des cadavres dans la position où la mort les a surpris, certains depuis bientôt un mois.

VISIONS DANTESQUES

" C'était le soir, l'équipe est installée dans une maison en ruines. Je m'aventure dans le village. Il me reste assez de lumière pour me guider et reconnaître les choses à quelques mètres. J'avance dans une ruelle, entre deux tas de ruines : l'odeur générale devient plus forte, à ma droite, en équarquillant les yeux, identifie des masses de chairs informes, ce sont des vaches brûlées en même temps que leur étable. Attachées, elles n'ont pu s'échapper.

" Je continue mon chemin. Sur un tas de fumier, une nouvelle masse informe. Je reconnais le cadavre d'un jeune tué... Devant une porte, les corps enchevêtrés de trois autres...

" La nuit est presque complète, il faut rentrer.

" En escaladant un tas de gravats, je butte contre quelque chose. Je me penche pour me rejeter aussitôt en arrière ; j'ai heurté la tête d'un pauvre diable dont le visage effroyablement rongé me fixe de ses orbites vides, les maxillaires dégarnis, crispés dans un rictus terrible ! ...

Le lendemain, au petit jour, le travail commence... En fin de journée, quarante-cinq cadavres sont détectés dans Vassieux, civils ou militaires. Plusieurs sont mutilés ou ont le crâne défoncé, quelques-uns sont enfouis sous le fumier. Partout on peut se tendre compte qu'il n'y a pas eu de fusillade à proprement parler, mais assassinat pur et simple, par rafale, ou coup par coup, n'importe où, n'importe comment. La plupart des corps n'ont plus ni portefeuille, ni papiers, ni souliers. Les brutes se sont emparées de l'argent ou des choses précieuses, brûlant ou dispersant. les papiers pour rendre l'identification impossible.

PARTOUT DES ATROCITÉS

Les hameaux voisins furent plus maltraités encore, des familles, entières anéanties. Témoignages, relations concordent, ils citent la malheuse famille Blanc dont tous les membres furent tués.

Maurice Rouchy relate ainsi le fait :

" Au Château, onze personnes de la même famille on été tuées à la bombe. Nous retrouvons les corps dans une petite écurie, dont la faible voûte n'a évidemment pas résisté aux projectiles allemands.

CINQ JOURS ET CINQ NUITS SANS SECOURS ET SANS NOURRITURE

" La mère et ses quatre enfants, dont un bambin de dix-huit mois, les ondes, les tantes, tous ces pauvres gens sont entassés les uns contre les autres dans les décombres. Seule une fillette de onze ans ne fut que blessée, un pied pris entre les poutres.

" Elle resta cinq jours et cinq nuits sans nourriture ni assistance d'aucune sorte sur le corps de ses parents déjà décomposés. Les Allemands passèrent près de la fillette qui les implora de lui donner à boire. Les brutes s'en allèrent prendre leur repas à cinquante mètres de là, sans plus s'occupper d'elle... "

La petite Arlette Blanc fut dégagée par un voisin rentré au péril de sa vie pendant une absence des Allemands. Hélas ! une plaie infectée occasionna le tétanos et la pauvre enfant mourut dans d'atroces souffrances. Elle avait cependant pu raconter son long martyre.

La Mure, autre hameau de Vassieux a vu ses douze maisons détruites et ses habitants massacrés. Maurice Rouchy nous rapporte à ce sujet :

" Nous arrivons à La Mure où furent commis les crimes les plus atroces. Des planeurs allemands gisent autour du village (ils ont été incendiés par leurs pilotes ou écrasés par accidents)." La descente, en effet, n'a pas été sans casse, ainsi que le prouvent les fosses surmontées d'un casque allemand, en haut du village.

" Dans une écurie où s'étaient réfugiés une famille et des jeunes du Maquis, une bombe a fait s'écrouler la voûte, ensevelissant les infortunés dont on aperçoit seulement quelques membres sortant des décombres.

" Là, dans un pré, une vingtaine de jeunes gisent épars, leurs corps gonflés, quelques-uns mutilés.

" Plus loin, sept d'entre eux ont été enfermés dans une étroite écurie avant qu'il y soit jeté une bombe incendiaire ; il ne reste plus de ces gars de vingt ans que des corps enchevêtrés à demi-calcinés.

HORRIBLE SUPPLICE

" Bientôt un spectacle plus horrible encore nous cloue sur place : des jeunes, pendus à des courroies de parachutes, se balancent mollement ; ils ont les yeux arrachés, la langue coupée, les 'doigts écrasés, leurs pieds touchent la terre ; raffinement inouï de cruauté, l'une de leurs jambes est attachée à la haie toute proche ; les malheureux, ne pouvant indéfiniment se soutenir sur une jambe, se sont lentement pendus eux-mêmes.

" Nous retrouvons aussi un autre jeune, écartelé, disloqué, les bras manifestement écrasés.

Chaque jour, avec de nouvelles découvertes, nous „.. apporte son contingent d'horreurs. "

Le journal Les Allobroges écrivait, le 6 octobre 1944, " que l'on avait retrouvé dans la forêt de Lente deux hommes liés dos à dos et pendus par les pieds aux branches d'un arbre, la tête près du sol ". C'était Paul Jallifier, de Vassieux, prisonnier de guerre rapatrié, avec son domestique.

" Leur agonie dura, d'après les constatations médicales, deux à trois jours et l'on a découvert dans leur estomac de la terre que les malheureux

par un instinct extraordinaire de conservation, avaient absorbée. "

Les fermes isolées sur la route de Vassieux à La Chapelle-en-Vercors ont été brûlées. " Les cultivateurs, sans souci d'âge ou de sexe, dit M. Rouchy, ont été assassinés là où ils se trouvaient. "

La Chapelle en Vercors

Le 25 juillet, vers 13 h. 30, les Allemands venant de Vassieux débouchent à La Chapelle-en-Vercors, fortement éprouvée déjà par le bombardement du 14. Les témoignages sont unanimes : maire, curé, aussi bien que paysans, affirment que ces soldats faisaient partie de la Wermacht.

Ils portaient " l'edelweiss " des alpins, la majorité était des Bavarois et leur commandant était dénommé " Oberland ", probablement du nom de son unité. Pas de Mongols, pas de voyous de l'armée Vlassov, d'authentiques Allemands assument la responsabilité des crimes commis à la Chapelle.

En un instant les maisons sont envahies. Les soudards entrent partout, aucun coin ne reste inexploré ; ils visitent granges, écuries, greniers,
porcheries même... On fait sortir les habitants et, sur la place, on met d'un côté les femmes, les
enfants, les vieillards qui sont enfermés dans l'école ; de l'autre, les hommes de dix-sept à quarante ans, conduits dans la cour d'une ferme voisine. Un interprète, réclamé, se présente. Sous la menace continuelle du revolver il subit un long interrogatoire : " Avez-vous vu des terroristes ? - Oui - Sont-ils passés par ici ? - Oui. - Combien étaient-ils ? - Dix-huit environ. " À chaque réponse, l'officier interrogateur rétorque : " Es ist eine Lüge. " C'est un mensonge. " Les perquisitions continuent. Catastrophe ! À la gendarmerie on découvre une mitraillette anglaise, à la mairie un chargeur vide de revolver Colt. Cela suffit !

Le signal du pillage est aussitôt donné, les camions sont chargés de tout ce que l'on peut trouver. Le bétail est rassemblé, il part en longues files vers Grenoble. Puis vient l'ordre de destruction du village. Des bombes incendiaires sont lancées dans les maisons dont il ne restera que des murs calcinés. Sur deux cents habitations, cent-quatre-vingt-dix sont détruites. La ruine est générale, tout est perdu : habitations, mobilier, vêtements, outils, bétail...

Enfermés dans l'école, les malheureux habitants ne se rendaient pas compte du désastre qui les frappait. Vers 10 heures du soir, ils entendirent une suite de coups de feu espacés. Les hommes, ceux de dix-sept à quarante ans, étaient fusillés l'un après l'autre dans la cour de la ferme.

Ils étaient seize ! Heureusement, la majorité des jeunes gens avait gagné la forêt avant l'arrivée des Allemands.

Vassieux et La Chapelle-en-Vercors ont connu, plus que les autres, les horreurs de la vengeance germanique. Cependant aucun village du Vercors même de la région contigüe n'a été exempt de rudes souffrances. Dans la forêt de Lente, les maisons forestières furent détruites. À Saint-Aignan, le tiers des habitations a été brûlé, des paysans ont été fusillés. À Saint-Julien, dix sur cinquante maisons, à Saint-Martin quinze sur cinquante.
Rencurel, Presles, Villard-de-Lans... cette dernière compte soixante-dix tués parmi ses habitants dont dix-huit fusillés à Grenoble. A la lisière nord-ouest : Léoncel, le Chaffal, la Vacherie, Beaufort ont été saccagés. Partout le pillage, la destruction, les ruines. La répression a pris parfois des formes inimaginables. Dans nombre de villages, les Allemands ont forcé les paysans à couper au ras du sol les légumes des jardins.

L'ABOMINABLE CRIME DE LA GROTTE DE LA LUIRE

Un dernier forfait devait cependant clore la liste des crimes allemands, crime plus abominable encore que celui des pendus de Vassieux. Le massacre des blessés de la grotte de la Luire est en effet inqualifiable.

Sur le même plan que Vassieux, à quelques centaines de mètres à l'est de la route qui conduit de La Chapelle et Saint-Aignan au Col de Rousset, la grotte de la Luire est une curiosité naturelle visitée par les touristes. Son entrée est invisible du chemin. Pendant les journées de juin, lors de la bataille de Saint-Nizier, " la Résistance " avait organisé un hôpital à Saint-Martin. Dès le 21 juillet, on comprit le danger. Aussi le 22, les médecins tentèrent-ils de sortir du Vercors et d'évacuer leurs blessés vers Die par le col de Rousset. L'essai s'avéra impossible et l'on dut chercher un refuge de fortune. La Grotte de la Luire fut choisie. Singulier hôpital que cette grotte glacée, suintant l'eau, si peu en sécurité parce que trop proche du passage. Malgré tout on y installa, le 22 juillet, cinquante-sept blessés avec le personnel sanitaire : médecins, infirmières et un aumônier, le père jésuite Yves de Mont chenil, professeur à l'Institut catholique de Paris. Cependant, quand on apprit les horreurs de Vassieux, on fit partir vers les forêts et d'autres grottes plus lointaines les blessés légers.

Ne restèrent à la Luire qu'une trentaine d'intransportables, quatre Allemands traités selon les lois internationales de la guerre, trois médecins, les docteurs Ganimède, Ullmann et Ferrier, douze infirmières et l'aumônier.

Pendant une huitaine, grâce aux précautions prises, le refuge ne fut pas découvert par les Allemands. Mais un misérable milicien (il a avoué son ignoble forfait) leur en révéla l'existence. Lançant des grenades et tirant des coups de feu, les Allemands - des S.S. s'accorde-t-on à dire - arrivent à la Grotte le 27 juillet. Pas de rémission. La vue de leurs compatriotes soignés par des Français ne les attendrit point, pas plus d'ailleurs que le " drapeau de la Croix-Rouge largement déployé à l'entrée du refuge. Ils font lever ceux qui peuvent se tenir debout, fouillent tout, pour s'approprier les portefeuilles et ce qui leur paraît précieux. Les pansements sont arrachés, les plâtres cassés, les médecins qui protestent sont malmenés, car tout se fait sous la menace et les coups de crosse. Seize blessés, les plus gravement atteints, sont portés ou roulés sur un petit monticule dominant la grotte, là on les assassine à terre ou sur leurs brancards, l'un après l'autre, et l'on pousse ensuite les cadavres dans une fosse commune creusée rapidement au bas du tertre.

Quant aux autres blessés, au nombre de neuf, on les entasse dans un camion pour les conduire au hameau de Rousset, où ils sont enfermés dans un réduit et massacrés le lendemain. Tous sont enfouis sans papiers et défigurés. Un parachutiste américain était aussi soigné dans la grotte, il fut emmené à Grenoble ; on a perdu sa trace.

Infirmières, médecins et aumônier furent également conduits à Grenoble. Le docteur Ullmann et le R. P. de Montcheuil furent condamnés à mort, fusillés au " polygone " où leurs corps ont. pu être identifiés dans un charnier. Les infirmières furent traînées de prison en prison. Le docteur Ganimède, sa femme et son fils, seuls ont pu s'échapper avec une infirmière... Ils ne portaient pas le brassard de la Croix-Rouge et ont réussi à fournir des alibis.

Épilogue

Une mission suisse, composée d'écrivains et de journalistes renommés, est venue au lendemain de la Libération enquêter sur place. Elle a parcouru le Vercors, interrogé, écouté les témoignages des rescapés et relaté, dans un petit volume intitulé Le Livre noir du Vercors, les résultats de ses douloureuses investigations. L'un d'eux, Pierre Courthion, après avoir noté sa réprobation des destructions systématiques ", sa pitié à la vue de la sinistre grotte de la Luire ", " des cadavres d'hommes sans identité ", ajoute simplement :

" Telle est la besogne des semeurs de mort. Leur passage me rappelle les plus épouvantables peintures de Jérôme Bosch, " le faiseur de diable. "

" L'homme d'Allemagne s'est montré à l'homme de France sous ses traits les plus vils et, par delà les horreurs de la guerre, s'est acharné sur des innocents, afin de se venger de cet esprit insaisissable et partout présent qui animait la conscience des Français : la Résistance.

Les Allemands du Vercors, ceux d'Oradour, d'Ascq... manifestent assurément une mentalité spéciale. Elle n'a pas changé depuis l'époque où l'historien latin Tacite écrivait : " C'est sur le sang et les dépouilles que les jeunes Germains découvrent leur front ; alors seulement ils croient avoir acquitté le prix de leur naissance et se présentent à la patrie, à leurs parents, comme leurs dignes enfants ! " Les tortionnaires du Vercors, les massacreurs d'Ascq sont bien en effet les dignes enfants de la Germanie !!!