LE GÉNÉRAL LECLERC

I

Il voyait les choses d'un peu plus haut que tout le monde.

Dans l'un de ces petits bureaux du 4 bis, boulevard des Invalides, où il avait son état-major, j'écoute cette phrase que me dit un de ses compagnons d'armes. Et nous nous taisons un instant tous les deux.

...d'un peu plus haut que tout le monde.
C'est vrai. Il faut toujours lever un peu la tête quand on se tourne vers le général Leclerc.

Ceux qui l'ont connu tout enfant, ses camarades de collège, ont gardé le souvenir d'un petit bonhomme extrêmement vif, aux yeux brillants sous des cheveux taillés en brosse dans lesquels des reflets roux mettaient de la lumière. Il était exactement à ce qu'il faisait. En récréation, il jouait bien, aux échasses, aux barres, au ballon. Sur son initiative, les pensionnaires étaient divisés en deux camps ; il était le chef des Marocains, et tenait soigneusement registre des engagements. En classe, il travaillait bien, et les palmarès de la Providence d'Amiens sont remplis de son nom. À la chapelle, il priait bien ; il était préfet de congrégation. Chez les Jésuites, c'est le meilleur de la division qui est préfet de congrégation. Le meilleur dans tous les sens du terme, et le plus aimé, puisqu'il est désigné par ses condisciples.

Pendant la guerre de 14, le collège de la Providence, avant d'être replié à Poitiers, s'était installé chez les Ursulines. Les salles de classe étaient voisines des salles d'hôpital, et les élèves jouaient autour du four dans lequel on brûlait les pansements. On pense que cela devait leur mettre du sérieux dans l'âme. Philippe de Hauteclocque avait alors douze ans.

Il était né le 22 novembre 1902 dans la propriété de sa famille, à Belloy-Saint-Léonard, au cœur de cette Picardie un peu dure, un peu frustrée, qui devait tant souffrir de l'invasion, et dont les fils ont souvent quelque chose d'impétueux dans le caractère. Il n'avait pas à chercher loin pour trouver de bons exemples, mais seulement à recueillir les traditions de sa lignée qui remonte haut dans l'histoire de la France, à épeler la devise qui surmonte son blason :

Patientia Victrix Vis et Qualitas (la force et la qualité, ce qu'il avait le plus, ce qui nous manque trop souvent) ; à regarder autour de lui vivre sa famille. Non dans les siècles, dans l'instant même.

Son père, Adrien de Hauteclocque, grand chasseur devant l'Éternel et seigneur de son domaine, vient de s'engager à cinquante ans comme cavalier de deuxième classe au 11e cuirassiers, dans lequel son fils Guy, le frère aîné de Philippe, est lieutenant. Le père sert ainsi sous les ordres du fils, et les camarades de Guy nomment volontiers, avec un respect à la fois admiratif et familier, Monsieur Père, ce volontaire qui devait gagner par sa bravoure ses galons d'officier. Son oncle Henry est colonel d'infanterie, son oncle Waleran colonel de cavalerie. Tous deux seront tués en 14, à la tête de leurs troupes. Et l'on pense que la vocation militaire n'a pas de peine à s'affirmer dans le cœur et dans l'esprit du jeune pensionnaire de la Providence. Il n'est pas très expansif, il garde au fond de soi le secret de sa vie, cachée, mais ses dispositions naturelles le mènent directement vers l'action.

Comme il va vite ! dira-t-on toujours de lui. Ce n'est pas exact, si on entend par vitesse précipitation. Mais il ne perd jamais de temps, il veut toujours aller plus loin, sa volonté n'a pas de terme dans ce qu'il estime devoir faire. Et si ses décisions sont, rapides, c'est qu'il a profondément réfléchi avant d'agir.

Saint-Cyr est son premier objectif.

Il prépare la grande école à Sainte-Geneviève de Versailles, l'ancienne rue des Postes. C'est un élève intelligent, énergique un peu trop remuant, peut-être, et agité, disent les bulletins trimestriels, mais cela ne l'empêche pas d'être toujours premier.

Reçu en 1922 à Saint-Cyr, il y apprend en même temps son métier d'officier et son métier d'homme. L'un ne va pas sans l'autre pour un Hauteclocque. Il sait obéir comme il saura commander. Et comme il est dur pour lui-même, il le sera pour les autres dans la mesure où la dureté reste humaine. L'ordre des distractions est pour lui de peu d'attraits, si ce n'est dans la détente physique, le cheval, la chasse. Hors cela, il ne fume pas, ne boit pas, ne danse pas. Il aime l'honneur, le courage, la France, Dieu.

Donc, il travaille. Et vite; Chacun de ses examens est un succès. Sa promotion est inscrite sous le nom de Metz et Strasbourg. Il ne l'oubliera jamais et plus tard il mettra sa division sous le signe de la Croix de Lorraine.

Sorti cinquième de Saint-Cyr, il sort premier de Saumur. Nous sommes en 1925. C'est encore la période d'euphorie qui a suivi la paix retrouvée. Philippe songe à fonder une famille. Le 11 août, il épouse à Versailles Mlle Thérèse de Gargan. Il s'installe au château de Tailly, non loin de Belloy. L'année suivante, un fils lui naîtra.

Philippe de Hauteclocque aime l'armée. Profondément. Mais comme un moyen, non comme un but. Comme un bon ouvrier aime son instrument. Ce n'est pas un militaire ; c'est un guerrier. Il va dorénavant aller chercher la guerre là où il la trouvera. C'est son goût, et sans cloute quelque voix mystérieuse lui fait-elle entendre déjà qu'il n'a le droit de laisser perdre aucune des occasions qui lui permettront d'aiguiser en soi son génie.

À l'époque, les frontières françaises en Afrique du Nord fermentent toujours de révoltes. La grande oeuvre pacificatrice de Lyautey n'a pas achevé de porter tous ses fruits. C'est de ce côté-là qu'il faut se tourner. Après un bref stage au 5e cuirassiers, Philippe de Hauteclocque demande les spahis algériens. En septembre 1926, il prendra pour la première fois contact avec le continent fauve, couché au bord de la Méditerranée, dont parfois l'échine frissonne encore. Il a commencé d'aller au-devant de son étoile.

On dirait que l'haleine brûlante du désert, le chant puissant des solitudes qu'on y entend parfois le soir, contiennent pour lui un appel qu'il ne peut éluder. Cinq ans plus tard, instructeur à Saint-Cyr, il retournera en Afrique pour y passer ses vacances. Qu'est-ce que cela veut dire, pour lui, des vacances ? Après les mois sédentaires de l'école, les revues d'armes ou de harnachements, les exercices savants pendant lesquels il est juste et sévère, quel meilleur repos que se battre ? Il n'a pas oublié son baptême du feu, cette première expérience de combats dans lesquels il s'est trouvé face à face, non pas avec les engins de destruction des guerres modernes, ruais avec des hommes, courage contre courage. Il a chargé au sabre à Tagendouste, aux confins de l'Algérie et du Maroc. Il y a peut-être encore là-bas quelque chose à faire contre les derniers rebelles. Plus pour longtemps. Hauteclocque va trouver le général Frère, qui commande l'école, et lui demande la permission d'aller passer ses huit semaines de vacances parmi les partisans du Maroc.

Le cas est assez grave. L'armée n'est pas un corps franc et l'on ne peut toujours aller où le cœur vous dit. Il faut compter avec l'administration. Mais le jeune instructeur a une cote formidable dans la grande maison : travailleur acharné, simple et dépourvu d'emphase, doué du sens du réel presque jusqu'à la sécheresse ; mais on ne résiste pas à son sourire, on ne résiste pas à sa valeur. Dernièrement encore, alors qu'un cheval qu'il dressait s'est mal reçu après avoir sauté la barrière blanche du côté du manège Chevalier, boulant avec son cavalier, ne s'est-il pas relevé et, refusant avec hauteur tout secours, ayant épousseté sa tenue, n'a-t-il pas marché seul jusqu'à l'infirmerie où il s'est évanoui, la clavicule cassée ? On ne résiste pas à M. de Hauteclocque, et le général Frère accorde l'autorisation. Là-bas, il se débrouillera.

Il se débrouille en effet ; obtient du général Giraud, qui veut d'abord le garder dans son état-major, d'être affecté à un groupe combattant. Que se passera-t-il si jamais il arrive malheur à cet officier en vacances qui n'appartient pas aux troupes du Maroc ? Des ennuis, certainement. Et il y a des ennuis, mais point ceux que l'on pouvait redouter. Les partisans qui comptent Hauteclocque dans leurs rangs sont engagés dans les opérations de l'Inghas et du Kerbous ; il s'y couvre de gloire. Et c'est une proposition pour la Légion d'honneur qui vient troubler la direction de Rabat.

La croix est remplacée par un galon de capitaine à titre exceptionnel et par le commandement de l'escadron de Saint-Cyr. Le ciel commence à s'assombrir sur l'horizon de l'Europe. Dans la grande négligence, la grande soumission à la fatalité qui pèsent sur la France, un jeune chef dont on peut déjà raconter les exploits est jugé souhaitable pour ce poste. L'exemple y sera de plus de poids que l'âge ou le grade. Hauteclocque, d'ailleurs, profitera de ce choix pour travailler. Il ne s'est jamais abusé sur la fonction. Ce qui compte, c'est la valeur réelle, c'est l'efficacité. Cependant qu'il s'applique à tremper le caractère des futurs officiers, il prépare pour lui-même l'École de guerre. Il y entre premier, il en sort premier. En août 1939.

L'instrument technique est fin prêt. Juste à temps.

Hitler, doucereux et violent, et qui puise dans la faiblesse des autres l'assurance de sa force, a déchaîné la guerre. En France, le gouvernement temporise, se confine en de mornes manœuvres. Il a choisi une guerre triste. C'est le temps de la grande épreuve pour les véritables soldats.

Neuf mois d'attente. Un mois de douleurs aiguës. La Providence mûrit dans l'ombre la naissance du général Leclerc. Personne ne le sait. Le capitaine breveté de Hauteclocque moins que tout autre, qui a été affecté à l'état-major de la 4e division d'infanterie, à Lille.

Sans nul doute, il ronge son frein. Ce guerrier supporterait mal la drôle de guerre s'il ne savait que la discipline est aussi indispensable à la victoire que l'initiative sur le champ de bataille. Mais il doit rêver des patrouilles qui maraudent à la frontière de l'Est. Rêver seulement. Puisqu'il est à Lille, il prend une part active à l'organisation de la défense de Lille. On ne sait pas d'ailleurs où débouchera l'ennemi.

Là, justement. Et la défense a été si bien prévue et conduite qu'en dépit de la rapidité foudroyante du contact, de la défection belge, des aspects imprévus et démoralisants de la tactique allemande, les soldats de Lille obtiendront pour leur ville les honneurs de la guerre. On ne capitulera qu'à l'extrême limite mais cela signifierait quand même la captivité, l'impossibilité de combattre encore. Lille n'est pas toute la France. Il faut faire plus pour la France. C'est ce que va tenter Hauteclocque, naturellement, avant qu'il soit trop tard.

Il préfère s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints. C'est son habitude. Il va trouver le général Musse.

- Mon général, je voudrais courir ma chance. Vous n'avez plus besoin de moi ici. Laissez-moi partir, essayer de rejoindre ailleurs les lignes françaises.

Était-ce le soir, était-ce le matin ? Je n'en sais rien. Mais l'astre de Leclerc devait se lever quelque part au bord du ciel de cette fin de mai. Le général donne l'autorisation. Hauteclocque s'en va.

Il a troqué dans un gîte de hasard sa tenue contre des vêtements ordinaires, déchiré tous ses papiers militaires. C'est en civil anonyme qu'il commence sa grande aventure.

Il se joint au troupeau des réfugiés en direction du sud-est, franchit les chemins infestés de patrouilles allemandes, joue son rôle d'unité provisoire dans l'encombrement de l'exode. D'abord, tout va bien. Les étapes sont longues pour le piéton qui évite les grandes routes et s'est taillé une canne de fortune dans une branche d'arbre, mais le ravitaillement de ferme en ferme est encore possible. À mesure que durcissent les consignes allemandes pour ceux qui favorisent l'échappée, les vivres se raréfient. Hauteclocque a faim.

Cet homme de trente-sept ans, qui a toujours été d'une sobriété extrême et qui sait qu'il peut demander à son corps les pires fatigues, cherche un morceau de pain. Il entre dans une boulangerie de village. Il n'y a plus rien à vendre. Français en face d'un Français, il expose son cas. Il ne veut pas être prisonnier, il veut servir quand même. Un boulanger a toujours bien en réserve... Les visages se ferment. La peur des représailles fait monter des menaces aux lèvres. Il bouscule le commerçant, lui prend sa casquette en passant, car il n'a pas de coiffure, et s'enfuit. La chance, un peu plus loin, lui offre une bicyclette. C'est du temps gagné. Il s'en empare, et file.

Pas pour longtemps. Des gendarmes allemands contrôlent les papiers des réfugiés. Hauteclocque affronte sans crainte l'interrogatoire. Il a déchiré tout ce qui pourrait le compromettre. Du moins, il le croit.

- Qui êtes-vous ? Où allez-vous ?

- Un réfugié du Nord. J'ai des cousins à Saint-Quentin qui pourront me recueillir.

- Votre âge ?

- Trente-sept ans.

- Pourquoi n'êtes-vous pas mobilisé ?

- J'ai six enfants, et les pères de famille nombreuse sont libérés de toute obligation militaire.

L'Allemand ricane.

- Je comprends que la France soit vaincue ! Vos papiers.

Hauteclocque donne son portefeuille. L'autre examine son contenu, soudain relève la tête et sourit d'un air supérieur.

- Vous êtes bien père de six enfants, mais vous êtes aussi capitaine à l'École de guerre !

Du coin de l'oeil, Hauteclocque a reconnu la carte de réduction à 60 pour 100 sur les tramways de Versailles qu'il a oublié de détruire.

Que faire ?

Redevenir soi-même, prendre une attitude militaire.

- C'est exact, monsieur le capitaine. L'officier allemand fait un signe.

- Conduisez monsieur à l'état-major de la division et montrez ses papiers.

Quelques minutes après, Hauteclocque est dans une camionnette, assis à côté d'un caporal, deux soldats en armes en face de lui.

Va-t-il renoncer, obéir à ce qui pourrait passer pour une injonction du destin ? Non pas. Le destin justement a fait que le caporal dépose entre eux deux le portefeuille. Hauteclocque entame une conversation familière en allemand avec le gradé, lui pose des questions, bavarde. Et sa main, subtilement, fouille dans les papiers, reconnaît au toucher la carte compromettante, la fait glisser derrière son dos, la déchire. Il peut aborder d'un front serein l'officier du 2e bureau auprès de qui on le conduit.

Il n'y a pas eu de consigne orale. Le caporal remet le portefeuille, salue et sort. La comédie peut recommencer.

- Qui êtes-vous ?

- Un réfugié du Nord. Je cherche de la famille à Saint-Quentin.

- Pourquoi vous envoie-t-on à moi ?

- Je l'ignore, monsieur. Peut-être mes papiers...

L'officier fouille dans le portefeuille, regarde. Rien ne justifie son intervention.

- Je ne comprends pas, murmure-t-il. Hauteclocque prend l'air niais, autant qu'il le peut.

- Peut-être qu'on m'a trouvé bien jeune pour ne pas être mobilisé. Mais c'est que je suis père de six enfants et pour cela dégagé de toute obligation militaire.

L'Allemand, comme le premier, ricane :

- Nation en décadence, laisse-t-il tomber. Réaction en série.

- Allez-vous-en, ajoute-t-il sèchement.

Mais Hauteclocque veut tirer le meilleur parti de la situation. Tournant ma casquette dans mes mains d'un air gauche, racontera-t-il plus tard au général Buisson, je lui demandai de me donner une autorisation pour rejoindre Saint-Quentin, afin de ne pas être arrêté de nouveau au premier barrage de police sans pouvoir mieux me justifier.

- Allez-vous-en, répéta seulement l'officier.

De nouveau la liberté. Mais la leçon n'a pas été perdue. Dorénavant, le fugitif avancera à travers bois et plaine, évitera les agglomérations. Depuis qu'il est parti, il ne sait plus rien de ce qui se passe. Personne d'ailleurs ne sait rien, personne ne comprend, sinon que le malheur et l'ennemi sont là. Et la guerre. Hauteclocque a rejoint la guerre, et du même coup, son espoir. Les mouvements de troupes sont plus nombreux, le canon résonne, des fusées sillonnent le ciel, la nuit. Les lignes françaises ne sont certainement pas loin, de l'autre côté du canal du Nord, sans doute, auquel on doit s'accrocher.

Il en atteint les bords à la tombée de la nuit. L'ombre favorisera son projet. Il n'est pas question d'utiliser les ponts ; ils sont gardés. Nul signe de vie, nulle lumière dans les villages abandonnés. Hauteclocque ne veut pas mouiller ses vêtements ; il se déshabille, en fait un paquet qu'il met sur sa tête, entre dans l'eau. Le canal franchi, il gagne un fourré, se rhabille. Une patrouille passe dont il entend les pas. Mais la nuit est trop noire pour qu'il puisse reconnaître si elle est allemande ou française. Il est épuisé par une longue étape et le bain forcé. Dormir. Il faut qu'il dorme. Il ne sait pas où il est, mais il y a un village dans les environs. Il s'en approche. Ni homme, ni bête. Le village est vide. La porte d'une maison isolée est ouverte. Hauteclocque monte au premier étage, et, dans une chambre dévastée par un départ précipité, il trouve un sommier, s'endort.

Des bruits de pas l'éveillent. Il fait grand jour, il est six heures du matin. Prudemment, il s'approche d'une fenêtre. La joie l'inonde de voir des soldats français, il les appelle. Cette voix inopinée dans un village sans habitants fait se lever vers lui des canons de fusil. Il se nomme, descend ; on le conduit au poste de commandement le plus proche.

Là, avant toute chose, il s'informe. Depuis dix jours qu'il a quitté Lille, il ignore tout de la guerre, ou à peu près. On lui indique une vague ligne de défense qui suit l'Aisne, le canal de l'Aisne à l'Oise, le canal de Saint-Quentin, la Somme jusqu'à Abbeville. De dramatique, la situation est devenue désespérée. Mais il n'y a pas de désespoir possible pour Hauteclocque tant qu'on a les armes à la main. Ce qu'il veut, c'est se battre, tout de suite. Le général Frère, qu'il connaît si bien, est à La Ferté-sous-Jouarre. Il s'y fait conduire, tel qu'il est, couvert de boue et de poussière, en loques. Et le général lui ouvre les bras, l'affecte immédiatement à l'état-major du 2e groupement cuirassé, qui va rejoindre en Argonne le général Buisson, lui prête une voiture pour aller jusque chez lui, à Tailly, chercher une tenue convenable.

Belloy, Tailly, la maison de ses parents, la sienne, à une trentaine de kilomètres à l'ouest d'Amiens, c'est presque le front. Trouvera-t-il encore sa femme et ses enfants dont il est sans nouvelles depuis plusieurs semaines ? Non, le flux de l'exode les a entraînés vers le Sud. La campagne autour de Tailly, est déjà le no man's land. Les Allemands n'y sont pas encore là, mais les Français sont partis. Hauteclocque parcourt rapidement ces lieux déserts, tout imprégnés de ce qui fut sa vie d'enfant, de ce qui est sa vie d'homme ; il retrouve sa tenue, la revêt, redevient pour quelques jours encore, le capitaine Philippe de Hauteclocque.

Le soir du 5 juin, il rejoint à Savignysur-Aisne son nouveau chef, le général Buisson, qui s'apprête à contenir la poussée allemande au sud de Vouziers. Voire à contre-attaquer.

Pendant trois jours, du 6 au 9, on va manœuvrer. La nuit, les troupes prennent leurs positions, à l'aube on se camoufle. Le 10, l'attaque allemande se déclenche, bouscule deux divisions, avance vers La Retourne. Le général Buisson prend l'initiative d'une contre-attaque et charge Hauteclocque de faire parvenir l'ordre, de prendre au besoin le commandement de la 3e D.C.R. si son chef n'est pas là.

- Je compte sur vous, Hauteclocque, qui êtes au courant de mes intentions. Il faut que la mission de dégagement soit remplie au cours de l'après-midi.

- Mon général, vous pouvez compter sur moi.

Hauteclocque part, transmet les ordres, veille à la préparation, et, badine en main, accompagne à pied les premiers chars jusque dans Perthes. Puis il revient faire son rapport. Le soir, un ordre de repli général étant arrivé à l'état-major, il repart avec le général surveiller le déblocage du 16e bataillon de chasseurs qui s'était enfermé dans Perthes pour tenir jusqu'au bout.

Ce même jour du 10 juin, à la suite d'un bombardement effectué la veille, les chevaux de l'École de Saint-Cyr étaient évacués sur Saint-Maixent. Parmi ces chevaux, il y avait Iris XVI, le cheval préféré du capitaine de Hauteclocque, une bête difficile, qu'il avait dressée, qu'il avait assouplie, qu'il avait rendue docile à ses rênes. À quelques jours de là, les chevaux de Saint-Cyr furent réquisitionnés au profit des occupants. Iris fut envoyé en Charente, au dépôt de Saintes. Un chef de bataillon allemand l'apprécia et voulut le monter. Iris flaira l'officier ennemi, et d'une ruade lui écrasa le foie. La bête, jugée vicieuse, fut abattue.

Mais le général Leclerc, qui n'apprit que plus tard le destin d'Iris, conservait au mur de son cabinet de travail, à Mailly, un portrait à l'huile de son cheval préféré.

Le 12, la violence des combats s'accentue. Dans le secteur du 2e groupement cuirassé, la 1re Panzer fonce audacieusement et menace de couper le front. Par deux fois, Hauteclocque accomplit des missions en pleine bataille ; calme, lucide, il voit les points délicats, va chercher le général quand il juge sa présence nécessaire et repart avec lui vers l'action. C'est encore lui, qui, à l'instant que la route de Revigny va être coupée par les chars ennemis, s'élance au milieu du combat, met en action une contre-attaque, et sauve ainsi le seul axe de retraite laissé aux troupes françaises.

Le 14 juin, les Allemands sont sur les bords de la Marne. Pour le général Buisson, qui a combattu en 14, c'est un lieu sacré où s'est déjà accompli une fois le redressement français. On ne laisse pas l'ennemi passer la Marne ; on tient jusqu'à la mort. De Vitry-le-François à Perthes, il y a six ponts intacts à défendre. Ils seront défendus ce jour-là de telle façon que pas un Allemand ne traversera la rivière. Hauteclocque se multiplie, parcourt la ligne de combat, toujours au point le plus attaqué, répétant le même mot d'ordre : Tenir, tenir jusqu'au dernier.

Hélas ! Une Panzer-division s'est infiltrée par Saint-Dizier, file déjà sur Dijon. Il faut reculer pour éviter l'encerclement, et le recul est ordonné le lendemain. L'aviation ennemie harcèle les troupes en retraite, le ciel ne cesse de retentir de leur bruit sinistre. Vers cinq heures du soir, les voitures de l'état-major traversent le village de Magnant pendant qu'on le bombarde. Hauteclocque, dans le même véhicule que son commandant, Denys de Bonnaventure, est blessé à la tête et à la cuisse. Il refuse d'être évacué, mais ses chefs l'exigent. À six heures, une voiture l'emporte vers l'hôpital d'Avallon.

La guerre en France est finie pour lui jusqu'au débarquement en Normandie.

La guerre, mais point les tribulations.

À Avallon, où le blessé arrive un peu avant la nuit, la terreur règne. On attend les Allemands d'une minute à l'autre. Que faire ? Il faut que les blessures soient pansées, qu'une nuit de repos empêche la fièvre de monter, l'infection de se déclarer. Dans le lit d'une salle commune, le capitaine de Hauteclocque s'endort.

Le lendemain matin, les avant-gardes ennemies sont dans la ville. Trop tard pour songer à fuir ; et d'ailleurs, les blessures, sans être graves, commandent impérieusement quelques jours de repos. Avec la complicité d'une soeur
infirmière, Hauteclocque se déclare simple soldat. Il suppose bien échapper ainsi à une surveillance trop attentive. C'était bien calculé. À peine valide, il sort de l'hôpital le couvre-feu sonné, traverse la ville silencieuse
sans mauvaises rencontres. La nuit de juin est pesante à ses épaules, il traîne une jambe douloureuse, mais il faut aller. Tout plutôt que la captivité en Allemagne, l'inaction. S'il peut gagner le château d'Étaules qui appartient à son beau-frère Baynat, et qui n'est qu'à quelques kilomètres d'Avallon, il trouvera des vêtements civils et les moyens de s'éloigner ; il y a certainement quelque part encore du travail à faire pour la France.

La grand-route gagnée, il faut s'orienter. Hauteclocque n'est jamais allé à Étaules. Une borne providentielle lui indique la direction. Il avance dans l'ombre. Qui trouvera-t-il au château ? Ceux qu'il redoutait le plus. Des soldats en uniforme allemand qui festoient dans la cuisine, aux frais de la cave de M. de Baynat. Une onde de cette colère brusque qui parfois le saisit le pousse à entrer, à châtier ces pillards. Mais la qualité et la quantité du vin, ont adouci les hommes. Qu'auraient-ils à redouter d'ailleurs de ce blessé manifestement épuisé et sans armes ? On lui offre à boire. Il refuse, mais parle. Un sous-officier tchécoslovaque, qui n'en veut pas aux Français, lui propose de le dissimuler dans une chambre vide, de lui apporter le lendemain des vêtements civils. Il n'y a rien d'autre à faire qu'accepter. Hauteclocque accepte. Il ne peut continuer à errer en tenue dans une région envahie de colonnes ennemies, et ses forces ne le lui permettraient pas. Il se laisse enfermer dans une pièce vide. Le lendemain, la parole donnée est tenue. Il quitte le château, vêtu d'un vieux costume de chasse de son beau-frère, comme s'il sortait de chez lui, avise un Allemand qui manipule une bicyclette neuve dans la cour.

- C'est ma bicyclette, dit-il tranquillement. Il la prend, l'enfourche et s'en va.

C'est le pire moment pour la France. Une vague de terreur stupéfiée devant la rapidité du désastre paralyse les êtres et les choses. Ce que Hauteclocque voit sur les routes, l'expression des visages, lui en apprend plus que les nouvelles contradictoires qui circulent. Il voudrait rejoindre Libourne où il sait que doit être réfugiée sa famille. Mais à la Charité-sur-Loire, on ne passe plus. Déjà. Les Allemands refoulent tout le monde vers le Nord. N'importe, il faut passer quand même ! Il remonte vers Tours. Un pneu crevé le contraint d'abandonner la bicyclette ; il continue à pied, toujours traînant la jambe. La réaction des piqûres faites à l'hôpital d'Avallon lui donne la fièvre ; il manque de se noyer en traversant une rivière... N'importe, n'importe ! Il sait qu'on peut tout faire quand la volonté s'en mêle. Le miracle d'une voiture à la fin se présente.

Le voici à Libourne. Il retrouve sa femme. Il retrouve ses enfants.

Pour Philippe de Hauteclocque, la famille n'est rien sans la patrie.

Il vit dans un univers cohérent où la hiérarchie des valeurs morales vient avant celle des intérêts, où l'idéal de la patrie vient avant ce que certains peuvent considérer comme un intérêt provisoire de la patrie. Il lui faut peu de temps pour sentir que la France n'est plus dans ces provinces qu'un vieillard pessimiste abandonne à l'occupation ennemie. Puisqu'un homme a compris à Londres qu'une bataille perdue n'est pas une guerre perdue, c'est lui qu'il faut rejoindre. Derrière lui, il y a la tradition de Duguesclin, de Bayard, de Jeanne d'Arc. Derrière lui, il y a l'empire.

Hauteclocque décide de partir. La compagne qu'il s'est choisi et que, hors du domaine secret de l'affection, il admire pour sa droiture et sa noblesse, ne supporterait pas mieux que lui qu'il vécût en marge de ce qu'il estime être son devoir. Elle ne s'opposera pas à son dessein ; pour elle comme pour lui, les nécessités de l'âme priment les sentiments du cœur. Dès qu'il lui sera possible de le faire, elle quittera le sud-ouest, retournera au château de Tailly, veillera sur le foyer et les enfants. Le capitaine de Hauteclocque a disparu depuis l'hôpital d'Avallon. Il continuera d'être porté disparu et servira sous un autre nom. Ainsi, nul danger de représailles ne menacera sa famille.

Reste à s'évader de France, à gagner l'Angleterre. Le plus tôt possible. Le grand brassement de l'exode a laissé tout en désordre, on peut encore profiter de ce désordre. Bordeaux est trop surveillé. La route d'Espagne semble la plus sûre. Dans ses papiers, Hauteclocque a retrouvé le vieux passeport pour le Maroc qu'il a utilisé pendant ces fameuses vacances d'instructeur à Saint-Cyr. Il passe une nuit à le falsifier, à changer les dates, les lieux. Il prétendra qu'il est agriculteur et que ses affaires le réclament à Lisbonne.

Pour obtenir les visas français et espagnol, il va d'abord à Toulouse. On lui oppose une fin de non-recevoir. Il essaie à Bayonne. Vainement. Rien ne le décourage, il ira jusqu'à Perpignan pour une troisième tentative. Nouveau refus. Mais la frontière est proche et plus mollement gardée de ce côté-là qu'ailleurs. Hauteclocque truque encore une fois ses papiers, se procure une bicyclette et passe les Pyrénées le 15 juillet.

Dix jours plus tard, après avoir été délesté de douze mille francs sur les quinze qu'il avait emportés de Libourne par les gardes civils espagnols, être resté plusieurs jours sans manger durant l'interminable traversée en troisième classe de la péninsule ibérique et avoir enfin obtenu l'aide désirable du consul britannique de Lisbonne, il débarque en Angleterre.

II

C'est dans le bureau du 4 Carlton Gardens, rue Saint-James Park, à Londres, où s'était installé de Gaulle qu'est né le général Leclerc. Il avait pour parrains tous les Leclerc de sa Picardie originelle et, pour marraine, une grande espérance.

Les accords avec Churchill venaient de se terminer. La France Libre prenait à côté de ses , alliés la place de combattante qu'avait désertée la France de Vichy. En hâte, elle rassemblait ses armes, appelait l'Empire au ralliement.

Quand Hauteclocque était arrivé en Angleterre, ignorant tout de ce qui s'y passait, il pensait s'engager dans la Légion. Il y avait mieux à faire pour lui et le général de Gaulle, qui mesurait vite les hommes, le comprit immédiatement. En Afrique Équatoriale on demandait quelqu'un pour coaguler les bonnes volontés, décider les hésitants. Il fallait un signe. Il fallait un chef. Ce serait Leclerc.

Le commandant Leclerc. Un galon de plus ne sera pas trop pour être de plain-pied avec les autorités locales. On le lui donne à Londres. Il ne suffira même pas. Et Leclerc qui ne voit dans la mission à accomplir que le résultat, estimant qu'il lui en faut davantage pour jouer son rôle, des quatre galons qu'il a sur chacune de ses manches, fera cinq galons sur une seule quand il le jugera nécessaire. Ce qui ne l'empêchera pas plus tard de refuser une troisième étoile, estimant que deux sont bien suffisantes pour conduire sa division. Mais quand il m'en faudra quatre pour mener à bien la tâche qui me sera confiée, je vous les demanderai, ajoutait-il.

Pour l'instant, ce qu'il fallait surtout, c'était du cran, de l'intelligence, et cette foi qui fait bouger les montagnes. Leclerc avait tout cela de naissance.

Le 6 août 1940, - il n'est à Londres que depuis treize jours, - il reçoit son ordre de mission.

Il est net, et consiste à représenter le général de Gaulle dans toute négociation qu'il pourrait y avoir lieu d'engager ou d'accepter, dans toute déclaration qu'il pourrait y avoir lieu de faire, dans toute initiative qu'il pourrait y avoir lieu de prendre, en vue d'amener tout ou partie des colonies françaises d'Afrique Occidentale et Équatoriale et le Cameroun à se joindre au général de Gaulle pour refuser l'exécution des armistices et continuer la guerre contre les Allemands et les Italiens.

C'est un blanc-seing. Tout à fait ce qu'il faut à Leclerc pour employer au mieux ses qualités.

Il doit partir avec René Pléven et le capitaine de Boislambert qui connaît déjà le pays. Mais on ne circule pas comme on veut en août 40, et la France Libre n'a pas encore de grands moyens. Heureusement, Churchill est là avec son cigare et son sourire, sa compréhension rapide. Il fournit un avion, et trois jours après, la mission française est à Lagos, en Nigéria britannique.

Leclerc prend aussitôt contact avec les premiers ralliés avertis de sa venue. C'est l'homme qu'on a demandé, l'homme qu'on attend, le geste de Charles de Gaulle vers tous ceux qui ont mis en lui un immense espoir dont ils ne savent pas encore s'il sera justifié. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque-là, de Gaulle n'était qu'une voix, entendue au hasard du chevrotement des ondes, une sorte d'entité brusquement surgie au delà des mers, comme une petite lumière sous le pan du manteau d'ombre étendu sur la France. Ceux qui ont déjà confié leur foi à ce qu'il représente ont cette incertitude de n'être encore que le petit nombre. Et voici soudain que tout se matérialise devant eux, que tout ce qui a été adhésion mystique rencontre une main tendue, un regard, des paroles précises, un homme. Ce premier contact est gros de tout l'avenir. Regardons Leclerc à cette minute-là.

Il n'est pas très grand ; il est mince, sec, musclé et vif en dépit de sa blessure récente qui lui fait parfois encore traîner la jambe. Une courte moustache découvre ses lèvres fines. Il n'est pas éloquent, mais les phrases qu'il prononce vont droit où elles veulent aller. Il n'est pas diplomate, mais les mots qu'il adresse à chacun sont justement ceux qu'il fallait trouver. L'essentiel de sa personne physique est dans ses yeux. C'est par eux qu'il exprime le plus profond de lui-même et l'on se défend mal contre leur éclat, leur volonté, les lueurs de tendresse humaine qu'y peut allumer l'émotion. Tout cela ne serait rien s'il ne se dégageait de son être cette persuasion mystérieuse dont on ne sait pas le nom et qui est celle des meneurs d'hommes. Or, pour le moment, il s'agit de persuader. Il persuade.

Toute l'Afrique Équatoriale est tramée de petits complots. La mission se disperse afin qu'ils mûrissent en même temps aux points principaux de ces immenses territoires. Leclerc se charge du Cameroun. Il sait qu'on ne va jamais plus loin qu'en remplissant exactement d'abord la tâche immédiate. Le 23 août, il s'embarque en pirogue. Pour sa première conquête africaine il ne dispose que d'une vingtaine d'hommes. Mais parmi eux, il y a des notables, deux Pères blancs. L'autorité, l'audace remplaceront le nombre.

Les eaux plates de l'estuaire du Wouri sont lourdes aux pagayeurs. Il faut toute une nuit et

tout un jour pour atteindre Douala. On touche à onze heures du soir ; la petite troupe débarque sans éveiller l'attention. À une heure du matin, le 25, Leclerc a devant lui, réunies chez un partisan fidèle, trente personnes sur lesquelles il peut compter. Le capitaine Dio est venu du Tchad avec des tirailleurs. Les deux hommes se regardent, et cela suffit.

- Vous marchez ? demande seulement Leclerc.

- Je marche, répond seulement Dio.

Il ne reste plus qu'à neutraliser les suspects, à s'assurer les leviers de commande. Ce sera l'œuvre de la fin de la nuit et de la journée suivante. Le 26 août, le Cameroun est rallié sans qu'une goutte de sang ait coulé. Le Tchad, entre les mains du gouverneur Éboué, l'avait précédé d'un jour. Le Congo., avec le colonel de Larminat, suivit le lendemain 27.

Leclerc exploite aussitôt le résultat. Il prend le commandement militaire du pays, voit tout, s'occupe de tout, met tout en marche. Six semaines plus tard, le général de Gaulle pourra débarquer à son tour à Douala sur le sol d'une colonie française prête à servir de toutes ses forces la France libre.

Une fois les choses en ordre, et le Gabon rallié après une expédition de guérillas, Leclerc pouvait aller exercer ailleurs son vrai métier : la guerre.

De Gaulle, sur une carte d'Afrique, lui désigna le Tchad.

Leclerc hocha la tête.

Le doigt du général erra du côté du Tibesti, aux frontières du territoire contrôlé par les Italiens.

- Vous aurez beaucoup à faire là-haut, murmura-t-il.

Mais c'était assez.

Le 2 décembre 1940, Leclerc est à Fort-Lamy et prend possession de son commandement. Il y a là des troupes, peu nombreuses, mais durcies à toutes les épreuves et dont le courage moral égale la résistance physique. Il leur parle et trouve, comme toujours, aux premiers mots ce qu'il faut leur dire.

Je sais qu'il est difficile de réclamer aux troupes du Tchad plus de fanatisme ou d'allant ; qu'elles se rassurent. Tout ce qui pourra être tenté au point de vue combat le sera.

Il n'y a là ni flatterie, ni illusions. Simplement la vérité. Tout sera tenté. Leclerc, pendant trois années, va animer d'une façon extraordinaire ces vastes contrées perdues sous leur climat extrême, peupler le désert, drainer toutes les puissances matérielles et morales de l'A. E. F. vers les points d'appuis de ses campagnes militaires, frapper de sa baguette magique les rochers et les pierres pour en faire sortir des sources, de l'essence, des munitions, des héros, des victoires.

Et baguette magique n'est pas dit au figuré. Pour la fête de Noël 1940, le général Spears a donné au colonel Leclerc sa propre canne, un jonc de Malacca au bout recourbé.

- Elle vous aidera sur la route de la victoire, lui a-t-il dit en la lui offrant.

Cette canne, il ne s'en sépare jamais, ou presque. Il ne lui attache sans doute pas d'autre vertu que celle du soutien ou du souvenir, mais pour ses camarades de combat, pour ses soldats, pour la foule qui, de son vivant, a commencé de raconter sa légende, elle est un signe de sa barraka , de sa chance. On l'a vue à Tripoli, à Tunis, à Paris, à Strasbourg ; il s'est appuyé sur elle pour regarder, du nid d'aigle de Berchtesgaden, le paysage que contemplait Hitler, on l'a vue à Yokohama et à Hanoï, on l'a vue sur son cercueil sous l'Arc-de-Triomphe. Et la seule fois qu'il oublia de la prendre fut celle que choisit le destin pour le frapper.

On a beaucoup parlé de la prise de Koufra. C'est le premier nom de victoire inscrit à l'actif de la France depuis l'armistice. Koufra et Leclerc sont entrés ensemble dans l'histoire et dans la légende. Qu'est-ce au juste ?

Un raid motorisé de quelque douze cents kilomètres à travers le désert, une mystification géniale à laquelle l'ennemi se laisse prendre, un coup mortel au prestige italien dans le Sahara.

L'expédition a été décidée en quinze jours, préparée et exécutée en deux mois, ce qui tient du prodige si l'on considère les conditions dans lesquelles Leclerc l'entreprend.

Quand il arrive au Tchad, il n'y a rien, si ce n'est la bonne volonté d'une poignée d'hommes. Il les galvanise par son autorité et son activité ; il a tout à faire et il fait tout ; il obtient des êtres et des choses le maximum de rendement. Les forces dont il dispose sont minimes, le matériel rare et désuet, les armes rouillées. Il donne ses premiers ordres, puis se met à parcourir le pays qu'il ne connaît pas. Où toucher l'ennemi ? Son avion brave le sable que le vent soulève, son auto le sable que le vent laisse retomber. Il regarde, il s'informe, il prend conseil. Il va visiter le Tibesti ; c'est le château fort de son domaine, une sorte de grand plateau rocheux, hérissé de pointes, creusé de défilés, qui couvre une vaste superficie en bordure de la frontière italienne. Le Tibesti est imprenable, on peut y dissimuler à l'aviation ennemie, qui patrouille toujours dans la région, les concentrations de troupes et de véhicules. C'est évidemment de là qu'il faudra partir pour toute expédition offensive. Depuis trois ans, le lieutenant-colonel d'Ornano circule dans le pays. Leclerc lui donne rendez-vous et passe trois jours avec lui à se renseigner. Il ordonne deux reconnaissances aériennes et, tout à coup, se décide.

Il existe, à quatre cents kilomètres au nord du Tibesti, au centre même du désert de Lybie, une palmeraie qui comporte plusieurs villages et une citadelle, El Tag, fortement construite sur une éminence dominant les oasis : Koufra. Les Italiens ont Koufra dans le cœur depuis l'expédition spectaculaire organisée par Grazziani en 1931. C'est le symbole de leur puissance africaine. Ils y entretiennent une garnison nombreuse, une compagnie saharienne motorisée. C'est à Koufra qu'il faut frapper.

Avec quoi ? Mettant les choses au mieux, Leclerc dispose de quatre cents hommes, d'une soixantaine de voitures et de camions, de quelques mortiers, de deux 75 et de mitrailleuses d'ancien modèle qui s'enrayent chaque fois qu'on s'en sert. N'importe qui se serait découragé. Lui pas. Il faut que la préparation la plus minutieuse, le secret le plus absolu, la surprise tiennent lieu de tout ce qui manque. Un coup de folie ? Non pas. La foi est la plus sûre réalité. Il y a au-dessus de tout cela, un rayon de l'étoile de Leclerc.

Mais il sait que le ciel ne vous aide que si l'on s'aide soi-même. Il fera matériellement, intellectuellement, moralement l'impossible pour réussir. L'eau, l'essence, les vivres sont transportés par étapes de nuit aux points de ravitaillement prévus. Les pelotons qui composent la colonne partent les uns après les autres. N'oublions pas que le but est à douze cents kilomètres du point de départ, à travers les régions les plus ingrates du monde, les plus trompeuses, les plus dures, où chaque pas peut devenir un problème. Cependant tout est en place au jour dit, c'est-à-dire fin janvier. Et quand le major Bagnold arrive du Caire à Largeau, où le dispositif d'attaque est concentré, le colonel Leclerc peut présenter à l'officier de liaison envoyé par l'état-major britannique, ses unités au complet : quatre cents hommes, deux canons.

Le major Bagnold sourit. Courtoisement, mais il sourit.

- Et c'est avec cela que vous comptez prendre Koufra ?

- Oui.

Des patrouilles anglaises doivent coopérer à notre mouvement. L'une d'elles a déjà, le 11 janvier, avec quelques Français, attaqué Mourzouk, détruit trois avions, brûlé les hangars ; c'est de bon augure. Hélas ! Ornano a été tué, pendant le raid, d'une rafale de mitraillette, à côté du major Clayton. La place de premier mort de la France Libre a été réservée à un magnifique officier.

Le 30, le P. C. de Leclerc est à Tomma. Le lendemain, porté au n Les patrouilles de Clayton envoyées au Djebel Chérif, à cent kilomètres de Koufra, repérées l'aviation italienne, ont subi un cuisant échec ; Clayton lui-même, gravement blessé, a été laissé pour mort. C'est un sérieux coup d'arrêt. L'ennemi est sur ses gardes. Faut-il renoncer ?

- En avant, dit Leclerc.

Ce qui ne veut pas dire lancer ses troupes au hasard. Il arrête les mouvements commencés. Il veut aller lui-même, sur place, voir qui se passe, et constitue une colonne de reconaissance légère, une soixantaine d'hommes et vingt-deux voitures rapides, dont il prend la tête. Dans la nuit du 7 février or il atteint la palmeraie, sans éveiller l'attention, cause avec un chef indigène stupéfait, obtient de lui les renseignements qu'il veut avoir, lui explique pourquoi les Français font la guerre et lu annonce les victoires anglaises. Pendant

temps-là, une patrouille a détruit le poste de radiogoniométrie, fait prisonnier l'opérateur qui levait les bras au ciel en criant Trois

cent mille lires ! Une autre va détruire deux avions au champ d'aviation. Les voitures se ressemblent dans la nuit finissante, filent sur le chemin du retour, mitraillées par trois avions.

Leclerc après cela a décidé de reprendre le plan initial. Le 16 février, tout est en place au puits de Sarra. dernier point d'eau avant Koufra. Le colonel part en avant avec la compagnie portée divisée en deux pelotons. L'infanterie et l'artillerie suivent sous les ordres du commandant Dio. Le 18, à trois heures de l'après-midi, ayant contourné par le nord-est la citadelle d'El Tag, la colonne de tête est au contact avec la compagnie saharienne, très supérieure en effectifs et en armement. Leclerc va manoeuvrer supérieurement pendant deux jours ; il déborde l'ennemi, l'enveloppe, l'attaque de trois côtés à la fois, lui coupe la route d'El Tag ; les vieilles mitrailleuses s'enrayent ; on les répare sur le champ de bataille et l'on continue, malgré un carrousel de sept avions italiens qui ne cessent de bombarder. Le soir du deuxième jour, l'ennemi 'est en fuite ; un peloton le poursuivra pendant plus de cent cinquante kilomètres sans le rejoindre.

Reste la citadelle, entourée d'un réseau de défense très serré. Impossible de l'investir avec si peu d'hommes. Leclerc s'installe au village d'El Giof, et de là, assiège El Tag de ses magies. Son unique canon - il en a laissé un en route - doit jouer le rôle d'une artillerie complète. Il le déplace, fait changer les angles de tir, pilonne le fort avec ses quelques mortiers, harcèle les défenses avancées de coups de main, de patrouilles, de fausses attaques qui déclenchent des tirs violents de l'ennemi en pure perte. Le pointeur du 75 se distingue. Trois obus tombent dans la salle à manger des officiers, un autre abat le drapeau italien qui ne sera pas relevé.

Un détachement, à six kilomètres au nord, garde la palmeraie de tout envoi de renfort, de toute tentative de sortie de la garnison.

Leclerc, dans son P.C. attend, et fait de la propagande auprès des chefs indigènes. Les Italiens ne sont pas aimés. On ne les aide pas.

Le siège a commencé le 19 février. Dix jours passent. Leclerc a toutes les patiences ; il est résolu à ne pas s'en aller. Ses convois de ravitaillement lui parviennent de nuit ; le 75 continue sa ronde ; les patrouilles se multiplient. Les rumeurs qui circulent de bouche à oreille indigènes laissent entendre que la garnison s'énerve. Tout va bien.

Le 28, les Italiens envoient un parlementaire, pour que les blessés de part et d'autre, soient mis à l'abri du feu. Leclerc refuse. Le 1er mars, au crépuscule du matin, le lieutenant Ceccaldi, voulant régler le premier tir de la journée, aperçoit un drapeau blanc flottant sur un bastion. Leclerc ne veut pas que les pourparlers traînent en longueur. Il saute dans une camionnette et dicte au commandant d'El Tag les conditions de capitulation. Les Italiens sont pointilleux pour l'honneur de la race blanche ; ils insistent pour que le fort ne soit occupé que par des Européens.

- Soit, dit Leclerc avec une condescendance qui doit se traduire intérieurement par un sourire.
Il a si peu de monde à sa disposition qu'il place en sentinelle l'aumônier, le P. Bronner, dont la carrure alsacienne et la grande barbe grise feront merveille et représenteront dignement la puissance française.

À deux heures, le même jour, la garnison italienne évacue El Tag. Le lendemain 2 mars, à huit heures du matin, les couleurs françaises montent dans le ciel d'Afrique.

- Nous ne nous arrêterons que quand le drapeau français flottera aussi sur Metz et Strasbourg, dit le colonel Leclerc.

Il parle en son nom et au nom de tous ses hommes. Telle, en bref, fut l'affaire de Koufra.

Minimisée à dessein par les Allemands et les Italiens, elle eut en fait un retentissement considérable dans le monde entier. Le nom de Leclerc soudain retentit sur toutes les ondes et sur toutes les lèvres. Pour Leclerc lui-même, elle fut décisive par l'enseignement qu'il en tira pour ses expéditions futures, par le prestige dont elle accrut son autorité dans toute l'Afrique Équatoriale. Les gens du pays comprenaient mieux que quiconque ce qu'une pareille réussite comportait de capacité militaire, d'audace, d'endurance, de bravoure et même de chance. La chance d'un homme, - nous disons son étoile, - n'est pas ce qui attire le moins vers lui les bonnes volontés et un dévouement facilement poussé au fanatisme. Leclerc est obéi, non pas tant parce qu'il est exigeant et sévère, mais parce qu'il est aimé. C'est la seule obéissance qui mène aux grandes choses.

Après Koufra, il retourne à Fort-Lamy, qui restera pendant plus de deux ans, en dépit de ses déplacements perpétuels, son quartier-général.

Il habite d'abord chez l'intendant, puis la villa du commandant militaire, une assez grande maison non loin de la demeure du gouverneur.

Un jour, on lui donna un lionceau. Il le mit à la chaîne dans son jardin, et s'amusait parfois un instant de ses jeux ou de la frayeur qu'il inspirait à certains de ses visiteurs. Mais sa seule détente, son seul plaisir demeure la chasse. Le dimanche, s'il a quelques heures de liberté, ce qui est rare, il chasse l'antilope, le phacochère, l'outarde. S'il lit, c'est un livre d'histoire ancienne ou moderne ; il aime l'histoire.

Le cadre ordinaire de sa vie, d'ailleurs, l'intéresse peu. Le voit-il ? Il ne s'occupe jamais de soi. S'il réclame du confort, c'est pour ses troupes ; s'il est sans cesse à houspiller l'intendance pour des cigarettes, des conserves, des vêtements, c'est qu'il est exigeant pour le bien-être de ses hommes. On peut beaucoup demander à un soldat bien nourri et bien habillé a-t-il coutume de dire.

L'un de ses officiers d'ordonnance reçoit parfois des cigares. Il le dévalise pour les distribuer au poste de garde.

Il s'est vite adapté au climat, à la chaleur accablante, au gel des nuits, à la violence du vent du désert, dont les tempêtes de sable modifient l'aspect des paysages de la nuit à l'aube. S'il en souffre, comme il est humain d'en souffrir, il ne le dit pas. Il ne se plaint jamais. Il réserve ses brusques colères à ce qui ne va pas pour les autres ou ce qui peut compromettre la réussite de ses entreprises.

Elles seules importent. Et lorsqu'il les a décidées, il met tout en oeuvre pour les exécuter à un rythme rapide mais raisonnable, laissant à chacun l'initiative des moyens à employer pour la mission donnée. Il a le sens du temps, un sens presque infaillible. S'il dit : Vous serez tel jour à tel endroit, c'est qu'il a calculé exactement le temps qu'il faut pour y parvenir, faisant la part du prévu, mais aussi celle de l'imprévu. Ses opérations sahariennes seront réglées au chronomètre, et exécutées à l'heure dite. On pourrait crier au miracle. Non. C'est seulement le merveilleux résultat d'une préparation dans laquelle rien n'a été laissé au hasard. Leclerc fait la guerre comme un joueur d'échecs. Il réfléchit avant le coup, envisage toutes les possibilités de l'adversaire, et ne se décide à avancer une pièce qu'après avoir prévu toutes les ripostes adverses et leur contre riposte. Avant l'action, rien d'improvisé; pendant l'action, des répliques qui paraissent foudroyantes parce qu'il y en a une prête d'avance pour chacun des mouvements possibles de l'ennemi.

Leclerc travaille sans paperasses, presque toujours seul dès qu'il a recueilli les informations nécessaires. Il réfléchit, regarde ses cartes, médite. L'un des traits qui a le plus frappé ses officiers d'ordonnance, c'est sa puissance de concentration instantanée. Où qu'il soit, quoi qu'il fasse, à la popote ou à la bataille, que son humeur soit bonne ou mauvaise, si on lui transmet une nouvelle qui réclame une décision urgente, son visage immédiatement change. « Il se rembrunissait, m'a dit l'un d'eux, prenait son air méchant ; ses joues rougissaient sous l'effort de la pensée. Peu d'instants après, quelques mots brefs donnaient la solution, et il reprenait la conversation où il l'avait laissée.

Le 10 août 1941, de Gaulle l'a nommé général de brigade. On lui fabrique un képi avec une vieille chéchia et des étoiles prises sur un uniforme italien.

Sous son impulsion, l'Afrique Équatoriale est devenue une immense ruche. Des ateliers naissent partout. Les transports s'organisent ; l'aviation devient agissante. Tout le monde travaille et tout le résultat de ce travail converge vers le Tchad, où déjà Leclerc prépare une seconde campagne offensive.

Cependant de petits hommes derrière leurs bureaux dorés d'une station thermale devenue capitale, ont entendu dire que ce colonel Leclerc dont les exploits charment les cœurs du monde, dont chaque geste et chaque parole doivent les faire rougir là où ils peuvent encore rougir, se nommait Hauteclocque et avait un grade de capitaine dans l'armée. Ils s'apprêtent à le condamner à mort, à confisquer ses biens et ceux de sa famille.

D'autre part, dans un oflag d'Osterode, près de Hanovre, un général français, prisonnier des Allemands, qui, lui, ne sait pas qui est le colonel Leclerc, et ne le saura qu'en 1944, adresse à la commission des récompenses à Vichy, une proposition d'officier de la Légion d'honneur pour le même capitaine de Hauteclocque.

Jeune officier d'état-major de grande classe, écrit-il, d'une activité débordante et féconde au feu, d'un cran magnifique n'égalant que son extrême modestie, volontaire pour toutes les missions réclamant l'action et la prise des responsabilités. Sa division étant encerclée par l'ennemi et ayant obtenu de son chef l'autorisation de tenter sa chance d'évasion, est parvenu à rejoindre nos lignes après sept jours d'efforts, et a demandé à reprendre immédiatement un poste de combat. Chef de guerre complet qui, à l'état-major du groupement cuirassé n° 2, s'est dépensé sans compter pendant cinq jours successifs de combat, poussant ses missions de liaison jusqu'à accompagner à pied jusqu'à leurs objectifs les chars de combat en action, et n'hésitant pas à donner, sur le terrain, des ordres propres à réaliser la manoeuvre envisagée par le commandant du groupement ; a été blessé au cours d'une mission.

La proposition est datée du 14 mai 1941 et signée du général Buisson.

En pleine action sur Koufra, Leclerc, qui voit toujours en avant, avait détaché une reconnaissance du côté du Fezzan. C'est de ce côté-là qu'il veut frapper la fois suivante.

Dans un pays plus vaste que la France, rude, toujours balayé du vent, un chapelet d'oasis en cuvettes marque la grande voie de pénétration de la mer au Sahara depuis l'antiquité. Rome, Carthage ont laissé çà et là des traces visibles de leur passage. La population, assez nombreuse il y a encore un siècle, a diminué de moitié. C'est le Fezzan. Les Italiens s'y sont installés et y vivent mollement. Ils se sentent protégés par les six ou huit cents kilomètres de sable qui les entourent. Les garnisons des postes qu'ils ont établis à Mourzouk, à Gatroum, à Uig-el-Kébir, à Tmassa, solidement soutenues par des forts bien bâtis, s'abandonnent à leur sécurité, à une vie relativement facile, ravitaillées en abondance par l'aviation. Si les succès britanniques en Tripolitaine et en Lybie les ont un moment inquiétées, la réplique italo-allemande a été vive et tout danger écarté dans l'instant. C'est celui que choisira Leclerc pour la dégelée de coups de poing qu'il veut leur infliger.

La situation des Anglais en Lybie rendait incertaine la face des choses. Épaulés par leur avance, on aurait pu envisager d'occuper le pays ; seuls, on ne peut que les mettre knock-down. Tant pis. Le knock-out sera pour plus tard. Mais c'est comme un véritable match de boxe que Leclerc conçoit et dirige son attaque. En dépit d'une préparation intensive, il ne peut guère mettre en ligne plus de cinq cents hommes et de cent voitures. Cela suffira, si l'on fait intervenir deux facteurs indépendants : la surprise et la profondeur.

Tout est donc mis en train dans un silence absolu de la radio, et les éléments sont amenés à pied d'œuvre avec le plus de secret possible. Toute progression s'arrête et se terre aux heures connues des rondes aériennes ennemies ; on ne circule que la nuit, d'un crépuscule à l'autre. Du 17 au 28 février, par des itinéraires soigneusement prévus et selon un horaire minuté avec une précision parfaite, chacun des groupes d'attaque gagne son objectif. Leclerc a divisé ses forces en six branches, quatre patrouilles A. B. C. D., un groupement d'attaque, et un détachement. Sur un éventail en profondeur de plusieurs centaines de kilomètres, les Italiens vont être attaqués de partout à la fois.

Ils le sont, au jour dit. Le soir du 1er mars, Tedjere est pris, Gatroum, à soixante-dix kilomètres au nord-est, est incendié. À deux cents kilomètres au nord, Umm El Araneb est attaqué. Tmessa, à deux cent quarante kilomètres au nord-est, est détruit, et à cinq cents kilomètres au nord de Tedjere, une embuscade est dressée pour l'attaque d'un convoi. La radio italienne est affolée. Les digaullisti se sont abattus sur le Fezzan comme une nuée de sauterelles. Où sont-ils ? Où vont-ils ? Des appels désespérés restent sans réponse. Gatroum ne parle plus... Tmessa ne parle plus... Tedjere ne parle plus. Relevés de leur consigne de silence, ce sont nos postes, qui répondront le soir même : Gatroum est détruit... Tmessa est en flammes... Tedjere est pris.

Le coup frappé, nos patrouilles se retirent par les chemins fixés. Aussi vite qu'elles sont venues. En pareilles opérations, le décrochage est plus dangereux que l'approche. Les réactions de l'aviation ennemie peuvent être redoutables. En fait, elles seront assez faibles et ne feront que peu de dommage. Le 14 mars, tous les éléments ont regagné Zouar, leur base du Tibesti. Et le 17, le général Leclerc, qui a mené de bout en bout l'opération, marchant avec le groupement d'attaque Dio, lance un ordre du jour qui est un cri de triomphe et de confiance :

... Quatre postes fortifiés ont été pris, plus de cinquante prisonniers faits, plusieurs

dépôts importants d'essence et de munitions incendiés, de nombreuses armes automatiques emportées ainsi que trois avions détruits.

Trois drapeaux, dont un déchiré par nos projectiles ont été pris et prendront place dans la salle d'honneur du régiment, en face de celui de Koufra.

Ces résultats sont dus à l'audace et à la bravoure des combattants, mais aussi au travail acharné de ceux qui les ont aidés.

Nous ne sommes pas encore mûrs pour l'esclavage.

Chaque expérience de Leclerc confirme ses prévisions par le succès et lui donne de nouvelles armes pour l'expérience future.

Ce Fezzan envahi et quitté, - mais que faire d'autre ? on ne garde pas un territoire plus grand que la France avec cinq cents hommes, - les chemins en sont maintenant repérés, les difficultés connues. La guerre du désert, ce long assaut qui ressemble plutôt à une expédition maritime qu'à une campagne terrestre, ces traversées d'étendues à la boussole accompagnées du murmure qui vient des sables pareil à la rumeur de la mer, lui a livré le secret de ses pistes, des traces qu'il faut savoir interpréter, de ses mirages. La tactique en profondeur, la liaison de l'infanterie avec les véhicules qui la transportent, la mobilité des attaques en va-et-vient qui permet de chercher les points faibles de l'ennemi et d'en profiter aussitôt sont maintenant prêtes à servir pour de plus grandes batailles.

Tout cela a renforcé dans l'esprit de Leclerc, le sens des possibilités qui est inné en lui et tout cela a précisé également la connaissance exacte des besoins d'une force armée moderne. Il passe les mois suivants à intensifier ses moyens d'action. Le système qu'il a mis en marche à travers l'Afrique entière est désormais en plein rendement. Les productions de tous ordres s'intensifient. Les hommes sont instruits, les pilotes formés, les provisions transportées. La ruche bourdonne, et il ne cesse d'accélérer le mouvement. En juin, nommé commandant des Forces de l'Afrique française Libre, et le colonel Ingold prenant le commandement militaire du Tchad, il peut, de Brazzaville, agir avec plus d'efficacité directe sur le Cameroun, sur le Congo, sur l'Oubanghi. La guerre à cette époque prend un nouveau tournant sur tous les fronts. Il ne s'agira plus la prochaine fois de coups de main plus ou moins brillants, mais d'une longue campagne, sans esprit de retour, et de commencer à remplir le serment de Koufra.

L'Allemagne voit bien ce qui se prépare. Elle a plaisanté le harcèlement du Fezzan, mais elle renforce les garnisons italiennes avec des détachements de l'Afrika Korps. Au point qu'il semble sage, ne sachant pas au juste ce qui se trame, de renforcer nos protections sur le Tibesti. Les Italiens, eux aussi, se sont aperçus que leur système de fortins était périmé. Ils créent un réseau défensif d'un modèle nouveau. Ainsi, de chaque côté, on creuse des tranchées, on enfouit des mines, on renforce les postes de surveillance avancés. Fiévreusement.

Entouré de ses cartes, le général Leclerc fait oraison, son doigt, - le médius, celui qui porte la chevalière, une bague de famille trop large saris doute pour l'annulaire - se déplace de point en point, dessinant le plan de bataille. Il est en liaison constante avec l'état-major britannique du Caire, et il faut que son action soit coordonnée avec les opérations anglo-américaines d'encerclement de la Tunisie ; il réclame et ne cesse de réclamer des avions de chasse ; c'est sa faiblesse et il craint que cette déficience ne retarde la marche en avant qu'il projette. Mais la R.A.F. a fort à faire ailleurs. On s'en passera. Si l'opération prend sa place dans la stratégie générale des Alliés, sa préparation et son exécution doivent être et seront exclusivement françaises. Le 13 novembre 1942, alors que les Américains viennent à peine de débarquer en Afrique, Leclerc donne son ordre n° 1.

Immédiatement, l'énorme mécanique se déclenche, une fébrilité joyeuse s'empare de tous. Allez à l'ennemi a télégraphié le général de Gaulle. C'est le mot qu'on attendait depuis trois années. Cinq mille hommes et deux mille véhicules vont prendre le sable, comme une escadre prend la mer.

Le 6 décembre, Leclerc lance son ordre n° 2, apportant à l'ordre n° 1. les modifications nécessitées par la situation générale. Les deux mâchoires de la tenaille anglo-américaine sont retardées dans leur mouvement, il faut prévoir les contre-attaques possibles d'un ennemi ayant ailleurs quelque répit, être capable de faire du sur place, donc organiser fortement les positions prises pour tenir coûte que coûte s'il y avait retour offensif, tout en restant prêt à brusquer les choses si la position d'ensemble s'améliore. Mais l'idée initiale de la manœuvre reste la même : attaque et prise de Uigh El Kebir, de Umm El Araneb, et de Sebba. C'est la route directe vers Tripoli. Des opérations secondaires protégeront les flancs et les arrières de la colonne ou la devanceront pour forcer l'ennemi à reculer ses bases d'aviation vers le Nord et arrêter les renforts.

Comme à Koufra, comme pour le raid-éclair sur le Fezzan, la première bataille à gagner est celle de la distance. Ce n'est pas la moins pénible. La plus grande partie des troupes, qui vient des quatre coins de l'A.E.F., ignore tout de ce que Leclerc nomme le baroud du sable ; on les a bien entraînés autour de Fort-Lamy. Qu'est-ce que l'entraînement théorique ? Il faut craindre l'épuisement des hommes, le découragement de cette lutte contre la nature la plus ingrate. Mais Leclerc est là, et la foi qu'il inspire, et la cohorte de ses officiers, ceux du premier jour comme les nouveaux venus, qui ont la même foi que lui. Le baroud du sable est gagné. Tout le dispositif est en place au jour dit, et l'on a évité d'éveiller l'attention ennemie grâce aux précautions prises et à l'excellence du camouflage. Les glaces des voitures ont même été retirées de crainte des reflets de lumière qui peuvent attirer l'attention des aviateurs italiens.

En deux bonds et six semaines, du 16 décembre au 24 janvier, la colonne de Leclerc parcourra près de 4.000 kilomètres et atteindra Tripoli.

Le premier bond a acquis définitivement le Fezzan et le communiqué du 14 janvier fait le bilan des prises : 700 prisonniers, 44 canons, 18 chars de combats, 3 drapeaux.

Le second, poursuivi en Tripolitaine, se signale par l'occupation de Schiuref, la jonction à Hon avec des éléments britanniques venant de Lybie, et la prise de Mizda.

Leclerc n'a pas quitté ses troupes, partageant avec elles toutes les difficultés matérielles, couchant quand il le fallait, à côté de sa voiture, roulé dans une couverture, partageant la popote, se portant toujours, canne en main, au point décisif, pensant et agissant toujours plus vite que l'ennemi. Il a été l'âme et la tête et le coeur de la victoire. Aussi est-ce à lui que le général de Gaulle, avant même qu'il entre à Tripoli, adresse un ordre du jour mémorable :

Général Leclerc, sous votre commandement habile et audacieux, les troupes et l'aviation du Tchad ont su préparer méthodiquement et exécuter hardiment une des opérations offensives les plus difficiles de la guerre. Les trésors d'ardeur, de discipline et de courage qu'elles ont dépensés constituent pour les Français soumis à l'oppression de l'ennemi un puissant réconfort et pour le monde une preuve nouvelle de ce que valent nos armes quand elles sont confiées à des chefs dignes de la France.

Tripoli, c'était, pour ces hommes qui avaient rêvé d'elle depuis des années, la princesse lointaine couchée au bord de la mer. Le premier peloton de la colonne, d'un seul élan, traverse la ville en direction du Nord et ne s'arrête qu'au rivage. L'eau bleue de la Méditerranée désaltère leur regard, mais les maisons, les rues étroites, après tant d'espaces et de solitude, les étouffent.

La ville est pleine d'une population bariolée, bruyante, de troupes anglaises, de véhicules éclatants. On a regardé d'abord avec une sorte de stupeur cette troupe de soldats mélangés, hâves, salis de terre et de toutes les poussières et de tous les combats, que portent des voitures étranges, grinçantes, camouflées de palmes, de feuillages. Mais bientôt on les reconnaît, on les nomme dans toutes les langues, en français, en italien, en anglais.

Ils longent les boulevards qui bordent la mer, traversent encore une fois la ville en sens contraire et repartent vers le Sud, comme s'ils refusaient que l'épopée du Sahara pût trouver là sa terminaison.

C'était le 24 janvier 1943, à la fin de la matinée. Vers quatre heures de l'après-midi, dans un bois d'eucalyptus près du champ d'aviation, à dix-huit kilomètres de Tripoli, ils avaient rendez-vous avec le général Leclerc.

La fin d'une épopée ? Pour l'histoire certainement. Pour Leclerc, ce n'est que la fin d'une étape.

Le lendemain, il va trouver Montgomery.

- Nous ne sommes pas très nombreux, lui dit-il, mais nous avons fait nos preuves. Employez-nous. Il le faut pour la France.

- Oui, répond Montgomery.

Aussitôt Leclerc se remet au travail. Il rassemble ses unités encore dispersées, celles qui sont allées à l'ouest réduire Gadhamès, celles qui restaient en arrière pour assurer la conquête; il faut réviser le matériel, obtenir des armes nouvelles, reposer les hommes, les vêtir, les exercer à ce que seront désormais leurs combats dans des paysages diminués, une nature différente, des champs de mines, des batailles plus rapides engagées contre des troupes puissantes.

En moins d'un mois la colonne Leclerc, devenue la Force L est entrée dans le grand engrenage des armées alliées qui vont achever la défaite de Rommel et libérer l'Afrique du Nord. Le 4e Bataillon Sacré de l'Indépendance grecque s'est joint à elle, et le 22 février elle prend position à Ksar Rhilane pour soutenir l'aile gauche de l'armée britannique qui attaque la ligne Mareth. C'est là que vient la retrouver la colonne volante de la France Libre qui arrive d'Égypte et qui, désormais, combattra avec elle. Le 14 mars, première grande bataille. Les Allemands attaquent en force ; avions et chars s'affrontent. Ils essaient de percer de trois côtés et sont partout repoussés. Le feu a duré de huit heures du matin à la tombée de la nuit. Le soir, à dix heures, Montgomery passe un message à Leclerc : Well done.

Et cela continuera jusqu'à Gabès, par une chaîne d'engagements, menés avec une adresse et une rapidité qui déconcertent partout l'ennemi, et le dispersent, le chassent des massifs montagneux sur lesquels s'appuie sa défense. Djebel Outib, Bir Soltane, Bir Rhezene, le Djebel Melab enfin, âprement défendu, dont l'occupation ouvre la passe d'El Hamma. Leclerc, comme toujours, marche en tête, manœuvrier incomparable, et lorsqu'il sort de l'église de Gabès après le service célébré pour les morts de la colonne, d'immenses acclamations saluent en lui les victoires passées et le symbole de la libération définitive.

Cela continuera jusqu'à Tunis, par Mezzonna, Kairouan, Sidi-El-Abed, ou plutôt jusqu'au Djebel Garci, qui domine la plaine de Tunis. Dans le massif montagneux qu'elle a conquis de haute lutte, la Force L cantonne et se fortifie, nettoyant les alentours pendant plusieurs semaines, du 20 avril au 8 mai. C'est là, dans la nuit du 8 mai, que Leclerc apprend par la radio que les Alliés sont entrés à Tunis.

Ses troupes sont toujours accrochées par la poche ennemie ; premières à combattre dans la bataille d'Afrique, elles seront aussi les dernières. Et c'est certainement la place que Leclerc a souhaitée pour elles. Mais ayant été à la plus dure peine, il veut aussi qu'elles soient à l'honneur. La nuit même, il organise un détachement de permissionnaires, neuf voitures de combat et une voiture radio, qui sous la conduite du colonel Ingold décrivent un cercle contournant les positions allemandes et arrivent aux portes de la ville. L'un des véhicules se détache, part en reconnaissance et repère le plus bel immeuble italien dans la plus belle artère. Le lendemain, après une entrée triomphale dans Tunis, le détachement symbolique de la Force L occupe l'immeuble qu'elle s'est choisi où elle trouve son premier toit depuis le Tchad.

Bientôt viendra le tour de la bataille d'Europe.

Il faut forger une armée convenable, adaptée aux nécessités, et qui entre dans le cadre des unités combattantes américaines et anglaises. C'est à quoi Leclerc va employer les douze mois suivants.

À Sabratha d'abord en Tripolitaine, où la Force L est envoyée au repos. Dans le brûlant été, retrouvant à la fois un climat qu'elle connaît et une solitude qui lui permet de prendre conscience d'elle-même, elle se prépare rapidement à recevoir de nouvelles unités, à devenir une division conforme au type de la division américaine. De la poignée d'hommes qui est partie du Tchad va naître, sous l'impulsion de Leclerc la 2e Division Blindée, c'est-à-dire, en gros, un corps de 16.000 combattants, de plus de 4.000 véhicules, susceptible de subsister et de combattre complètement isolé, entièrement sur ses propres ressources en vivres et en carburant, passant de l'offensive à la défensive avec ses 400 chars, ses 650 canons, ses 2.000 mitrailleuses.

Leclerc travaille jour et nuit, toujours pareil à soi-même. On lui fait cadeau d'un camion " la Caravane " où il installe son P.C. mais il refuse d'y coucher, préférant la tente à l'abri de laquelle il s'est accoutumé de dormir. Et quand, deux mois plus tard, la division en formation émigrera à Temara, près de Rabat, et qu'une villa sera mise à sa disposition, c'est toujours dans la Caravane qu'il conservera son P.C. À quel sentiment obéit-il en méprisant pour lui-même tout confort matériel, en se traitant avec une dureté qui étonne parfois son entourage ? Oubli total de soi devant la tâche à accomplir ? Ascétisme volontaire d'un chef qui ne veut demander beaucoup aux autres qu'en se demandant à soi-même le maximum ? Ses officiers ne lui en cachent pas toujours leur surprise. Mais il ne répond qu'en bougonnant, ou par un sourire qui ne révèle rien. Il y a là quelque chose qui réserve les parties les plus secrètes de l'âme et qui ne concerne que d'homme devant sa propre destinée. Ici d'ailleurs, sans doute, faut-il s'arrêter un moment et prendre une vue nouvelle du général Leclerc. La moins spectaculaire, mais la plus profonde.

Le chef militaire, l'homme du Tchad et du Fezzan a déjà donné des preuves fulgurantes de ses capacités tactiques, de sa puissance d'organisation, de sa valeur individuelle. Il est entré déjà dans la légende, avec sa canne, ses colères, le regard d'irrésistible tendresse qu'il avait dans l'œil en allant voir à Sous un petit garçon blessé en hissant prématurément un drapeau français, avec son amour le plus intelligent pour sa patrie.

La foi qu'il n'a cessé d'avoir dans le relèvement de son pays se trouve de toutes parts confirmée. La hyène nazie entasse ses cadavres et les flaire avec rage. Les petits V que les résistants découpaient dans leurs billets de métro ou gravaient sur l'écorce des arbres du Cours-la-Reine ont commencé d'étendre leurs branches, et lui-même se chargera de les faire monter sur le ciel de Paris quand la victoire pourra signer son nom d'une initiale de lumière.

Mais, dans ce coin de Temara, tout imprégné des fortes douceurs marocaines, s'il compose avec le soin, la ténacité et l'ardeur qui lui sont coutumiers, sa division blindée, il sent que sa tâche essentielle consiste à lui donner une âme. Il ne s'agit plus de faire des chefs de jeunes officiers de Saint-Cyr en qui le patriotisme et le goût du métier sont préétablis ; il ne suffit plus de galvaniser quelques centaines d'hommes et de les entraîner après soi dans un baroud héroïque. Il faut maintenant fondre au creuset d'un sentiment unanime des hommes nombreux qui viennent à lui des quatre bouts du monde et de l'esprit, leur donner cet esprit d'équipage qui est indispensable à un groupement d'unités blindées.

La politique a joué plus que nulle part ailleurs en Afrique du Nord. Leclerc n'aime pas la politique ; il n'a jamais voulu, il ne voudra jamais en faire. C'est un guerrier qui aime la France. Ceux qui le rejoignent, ceux qu'on lui envoie ont servi sous des disciplines différentes ; certains ont cru de bonne foi être utiles à leur pays sous les autorités de Vichy ; certains ont fait la guerre d'Espagne dans l'armée rouge, certains appartiennent à d'autres confessions que la sienne. Il faut que les fidèles de la première heure leur fassent bon accueil, il faut que la fusion de tous ces éléments disparates s'accomplisse et que la flamme qui doit les animer brille du même feu, de la même pureté. Il sent que lui seul a la volonté, le prestige et le magnétisme suffisants pour cette transmutation d'alchimiste.

Pour unir et diriger des hommes, il faut les connaître. Chaque soir, après le labeur épuisant du jour, car il surveille et voit tout, il réunit à sa table quelques officiers, les anciens et les nouveaux, ceux qui ont le même idéal, ceux qui ont un idéal différent. Il ne fait pas de discours, il ne prêche pas. Dans la détente du repas, il parle simplement ou écoute les autres. Il lui faut peu de temps pour juger et jauger les êtres. Quand ses hôtes prennent congé, il sait qui ils sont et ce qu'il peut attendre d'eux. Et eux aussi savent qui il est. Le contact est établi, le courant circule. Sa présence a suffi, et ce quelque chose qui est en lui à quoi on ne résiste pas.

Pourtant son premier abord a parfois été sec.

- Qu'est-ce que vous venez faire ? demande-t-il à un officier qui se présente à son P.C., dans l'étroit bureau de son camion.

- Me mettre à votre disposition, mon général.

- Vous n'êtes pas le seul. J'ai trop d'officiers !

Et comme l'autre reste interdit d'un tel accueil à l'emporte-pièce, il le regarde un instant.

- Je veux bien de vous.

Comme l'autre, le Grand, qui leur pinçait l'oreille, il a la mémoire des visages, des noms.

La première fois qu'il passe une inspection à Temara, il s'arrête devant un jeune commandant, qui, fier de son escadron, lui annonce d'une voix dont il ne peut réprimer l'enthousiasme :

- Dix-sept chars disponibles, mon général.

Deux ans plus tard, en Alsace, comme il remet la croix au même officier qui s'est brillamment conduit.

- Combien de chars disponibles? lui dit-il seulement.

C'est ainsi que peu à peu naissait l'esprit de la 2e division blindée.

Cette fusion, cette compréhension faite de discipline et de liberté dans l'initiative, cette affection qu'il sut inspirer à ses compagnons d'armes ne doivent pas être comptées parmi les moindres victoires du général Leclerc.

- Ce que j'ai fait pour ma division, c'est ce qu'il faudrait faire pour la France, a-t-il dit plus tard, quelques semaines avant de mourir.

III

Et voici maintenant Leclerc qui débarque sur le sol de France. Pareil à lui-même, pareil à l'image qu'on se fait déjà de lui. Il porte son petit calot, avec une troisième étoile depuis le 25 mai, son imperméable, la canne de Spears dans la main droite. À côté de lui, son officier d'ordonnance, tient la serviette de cuir marron qui l'a suivi depuis l'Afrique.

Après les six mois de la forêt de Temara, il a passé quatre mois en Angleterre, à Dalton Hall, près de Hull, quatre mois d'instruction intensive et de manœuvres, dans l'humidité d'un printemps du Nord, au milieu de l'extraordinaire grouillement des hommes de tous les pays et de toutes les races, qui se sont réunis sur la plate-forme anglaise avant la grande ruée continentale. Leclerc a veillé à tout, comme toujours, et il s'est démené comme il sait le faire pour que sa 2e D.B. soit là où elle doit être, dans la bataille qui va s'engager. Elle est maintenant l'instrument qu'il voulait, souple et forte, prête, dira-t-il, à surmonter n'importe quel obstacle, fut-ce au mépris des principes raisonnables de l'art de la guerre.

Elle fait partie de l'armée Patton, et son rodage est terminé. Le visage de Leclerc, ce jour-là qu'il débarque, 1er août 1944, est grave. Si la minute est celle qu'il a espérée depuis quatre années, et si son cœur est alors comblé d'une émotion indicible, il ne le montre pas. La tâche immédiate le requiert, et elle est de commander, elle est de combattre.

Il va le faire, magnifiquement, durement, d'Avranches à Strasbourg, toujours porté au point névralgique de l'action, efficace dans ses décisions, toujours plus rapide que l'ennemi dans ses manoeuvres, soucieux d'épargner ses hommes, mais les stimulant de ses brèves paroles, de son exemple, insoucieux du danger permanent auquel il s'expose, toujours dans sa jeep de liaison ou dans la tourelle de son char, pour lequel il a choisi le nom de sa maison, le Tailly, et qui ne porte - mais cela, on ne le sait pas - qu'un faux canon camouflé, un canon de bois, car il voulait à l'intérieur de la carapace blindée, de la place pour ses cartes et pour lui-même.

À cette date, les forces allemandes sont encore redoutables. Assailli de trois côtés dans la poche d'Avranches, l'Allemand se défend comme un sanglier dans sa bauge, et porte des coups de boutoir à droite et à gauche pour protéger sa retraite. Il s'agit de lui couper le chemin vers le Nord, de refermer sur lui la nasse dans laquelle les Alliés l'ont pris. Sitôt à terre, les quatre mille véhicules de la 2e D.B. piquent vers le Sud et amorcent un large mouvement débordant par Rennes et Le Mans pour remonter vers la Sarthe à la rencontre des Anglais qui viennent de Falaise. Au début, la route est libre, et les villages qu'on traverse ouvrent les volets d'enthousiasme, quand ils voient des Français ; l'aviation ennemie ne réagit que par à-coups, les étapes de nuit sont relativement paisibles. On ne dort pas, mais qui songe à dormir ? C'est une épreuve de vitesse, et la vitesse, Dieu sait que c'est l'affaire de Leclerc. En serre-file, devant, derrière, partout à la fois, il presse le mouvement. S'il tombe sur un groupe d'officiers examinant leurs cartes, il balaye les cartes d'un coup de canne : En avant, en avant. Rien ne doit retarder l'avance, pas même l'ennemi. On l'écrasera là où on le trouvera, sans se laisser distraire par ses manœuvres.

Le 9 août au soir, Leclerc est à La Chapelle-Saint-Aubin, au nord du Mans. On lui offre des fleurs, on l'installe au café du coin. Mais il n'a pas beaucoup de temps pour les fleurs, pas du tout pour le café. Il surveille le passage de ses chars, qui à l'aube rencontreront l'ennemi. L'objectif est maintenant Alençon et les ponts de la Sarthe qu'il faut couper. Ce sera dur. Le 10 et le 11 sont de rudes journées. On avance dans des chemins difficiles, droit en avant, sans reconnaissances, au contact perpétuel avec un ennemi qui s'accroche partout où il peut, derrière les haies, dans chaque maison, aux carrefours des chemins. Sur quatre colonnes la division avance, balayant le pays au milieu d'un tonnant orage d'artillerie, de nuages de fumée, de chars qui s'allument et flambent. À trois heures de l'après-midi, le 11, Leclerc est à Rouesse qui vient de tomber, au centre de son dispositif d'attaque. Le soir, il est à Champfleur, et les avant-gardes aux portes d'Alençon, devant la Sarthe. Il y a trois jours et trois nuits que personne n'a fermé l'œil. Il faut que les hommes dorment un peu. Les chars forment le carré. Leclerc s'enroule dans son manteau. Il trouve qu'on n'est pas allé tout à fait aussi vite qu'il l'aurait voulu. Mais il s'endort.

Devant Alençon, les deux officiers qui commandent l'avant-garde n'ont pas d'ordre précis. Ils n'osent pas entrer dans la ville en pleine nuit, ne sachant ce qui les y attend. Ils sont harassés, eux aussi. Ils décident de dormir quelques heures, et de reprendre la marche en avant à six heures du matin.

Vers une heure, un coup de mortier allemand tombe dans le carré des chars à Champfleur, incendie un camion de munitions, réveille le général Leclerc. Il s'inquiète tout à coup de cet arrêt, de cette détente. Une heure perdue, c'est une heure gagnée pour les Allemands. Que se passe-t-il en avant ? Il se lève, frappe à l'épaule son officier d'ordonnance qui maudit le coup de mortier, décide d'envoyer un officier de liaison aux avant-gardes, puis d'y aller lui-même.

Et c'est lui qui réveille les deux officiers endormis au bord de la Sarthe :

- Qu'est-ce que vous faites là ?

- Nous n'avons pas d'ordre, mon général. Nous avons décidé d'entrer dans la ville à six heures.

- Pourquoi attendre ? Vous y entrerez dans une demi-heure. Je vous envoie du monde et je reviens. Leclerc repart. Il est en jeep avec sa canne. Dans la nuit sa voiture prend un mauvais chemin, s'égare, tombe sur une voiture ennemie. Heureusement l'officier qui est à côté de lui a un revolver. Il tue le chauffeur allemand, les autres lèvent les mains, et le général cueille sur les prisonniers des renseignements précieux sur les mouvements adverses.

Une heure après, Leclerc est de nouveau à Alençon qu'on occupe presque sans coup férir. Les Allemands qui devaient recevoir des renforts à l'aube sont surpris en plein sommeil. Leclerc s'arrête sur l'un des ponts de la Sarthe, examine la situation, donne ses ordres et installe son P. C. dans une maison qui borde la rivière.

Un officier a été chercher le maire, un vieil homme barbu qu'il a trouvé dans sa cave et qui ne comprend rien à ce qui se passe. Il l'amène au général, croyant bien faire.

- Je n'ai rien à voir avec les civils, dit Leclerc qui le renvoie.

Un peu plus tard, il recevra aussi la visite de sa tante, la veuve du colonel de Hauteclocque, mais il ne prendra que le temps de l'embrasser. Les Allemands sont encore partout, terrés dans la forêt d'Écouves. La IXe et la CXVIe Panzer se replient pour protéger les routes qui vont vers Paris et Rouen, les seules qui restent à la VIIe armée allemande pour décrocher. Il faut les couper, les disperser, nettoyer les forêts où les chars se défilent si facilement, prendre Carrouges qui domine le pays, Sées qui commande le débouché vers l'Est. Ce sera le travail des jours suivants, une semaine de combats redoutables, d'embuscades, de surprises. Les mouvements des colonnes de Leclerc sont si justes, si bien calculés, si opportuns, qu'il prend chaque fois l'ennemi de vitesse, sème la panique, le bouscule sans rémission. Le 18 août l'étau est refermé, la jonction faite avec les Anglais de Falaise, la bataille de Normandie gagnée, en avance sur l'horaire prévu.

Le plan initial des Alliés ne passait pas par Paris. Mais Paris attendait sa délivrance et commençait avec une ardeur fiévreuse à se délivrer lui-même. Le 19 au matin, la Préfecture avait été attaquée, les premiers drapeaux tricolores avaient surgi. Les nouvelles les plus contradictoires circulaient sur l'avance des Alliés ; on les signalait partout, même aux portes de la ville ; des émissaires filaient entre les lignes, partaient aux renseignements, à la rencontre des Américains ou de l'armée Leclerc. Mais où la trouver ?

Leclerc sait tout cela. Il est au repos à Fleuré, depuis la veille. Force lui est de se conformer aux consignes générales. Mais il sait aussi qu'on ne peut contourner Paris, le laisser livré à lui-même et qu'on ne vient pas du Tchad pour ne pas saluer Notre-Dame. Il prend sur lui d'envoyer à la découverte un détachement de chars légers et d'autos-mitrailleuses qui établira les premiers contacts et le tiendra au courant. Les Allemands ont promis de faire sauter la capitale avant de l'abandonner ; il faut à n'importe quel prix éviter cela. Lui-même en appelle au groupe d'armées, convainc le général Bradley qui se décide à poser la question à Eisenhower. Le 21, Leclerc attend jusqu'à sept heures du soir sur le terrain d'atterrissage des agents de liaison le retour de Bradley. Enfin, le voilà ! Et la réponse est celle que voulait Leclerc. Il saute en jeep, arrive à Fleuré à neuf heures du soir, dans la nuit commençante. Avant même d'avoir sauté de voiture, il s'écrie : - Mouvement immédiat sur Paris.

Immédiat en effet. Le lendemain, après une étape de deux cents kilomètres, ayant contourné Chartres toujours occupée, Leclerc arrive à Rambouillet. Il apprend que le détachement de découverte a pris contact par le feu, que les Allemands résistent aux abords de Paris, non pas tant pour le défendre mais pour préserver leur retraite et qu'une quinzaine de chars croisent à trois kilomètres en avant de Rambouillet. Leclerc stoppe le mouvement de la division. Il faut se regrouper, établir le plan d'attaque.

Le général de Gaulle arrive à six heures de l'après-midi, s'informe et Leclerc le met au courant de la situation.

- Vous avez de la chance !... murmure de Gaulle.

Les deux grands chefs ne se reverront que deux jours après, à la gare Montparnasse. L'ordre pour le 24 était bref : S'emparer de Paris.

Il fit frémir de joie et d'angoisse tous ceux qui le reçurent. Certains même hochèrent la tête. On ne prend pas Paris avec une division ! On peut-être, mais Leclerc, si. Il avait pris Koufra avec quatre cents hommes, le Fezzan avec cinq mille, Alençon avec deux patrouilles de reconnaissance. Et Paris l'attendait.

Au crépuscule, il était à la Croix-de-Berny. Franchissant tous les obstacles et la plus opiniâtre résistance, les deux colonnes parallèles qui avançaient vers la capitale par le sud et l'est avertissaient de leur progression. Les 88 de la D.C.A. ont fait une besogne terrible, mais on les a réduits au silence. Tout le jour, Leclerc a craint de voir s'épanouir à l'horizon les volutes de fumée noire qui signifieraient les destructions allemandes. Minute par minute, des volontaires qui se sont échappés de la ville le renseignent sur ce qui s'y passe ; il sait qu'on se bat sur des barricades, qu'à chaque instant des Français tombent ; que la radio anglaise annonce la libération. Il piétine d'impatience. Il faut entrer dans Paris. Ce soir même. Tout est toujours possible. Il avise le capitaine Dronne, le prend par le bras.

- Allez-y. Emmenez quelques chars, passez par où vous voudrez. Il faut entrer.

- Si je comprends bien, mon général, j'évite les résistances et ne m'occupe pas de ce que je laisse derrière moi.

- C'est ça. Droit sur Paris.

Le soir du 24 août 1944... Il faut avoir vécu comme l'ont vécu les Parisiens cette extraordinaire semaine de la libération, pour comprendre ce que cette date signifie. Lorsqu'on s'y reporte aujourd'hui on est dévoré par les souvenirs. On confond les siens avec ceux des autres, sa propre attente avec celle de tout le monde, et cela aide à sentir que ce soir-là, vraiment entre tous les soirs, Paris battait d'un seul coeur. Qui bientôt battit dans le ciel, quand le concert des cloches s'éleva, mené par la voix grave du bourdon de la cathédrale, repris par les voix plus claires des clochers de paroisse. Personne encore n'osait croire que ce fût vrai. Les rires, les larmes, les cris, le silence montaient aux lèvres et aux yeux.

Ils sont à l'Hôtel de ville ! hurlaient des gens dans les rues. Mais depuis le matin que la neige noire des archives brûlées du Majestic était tombée sur la ville, on avait eu tant de bonnes et de mauvaises nouvelles, tant de vraies et de fausses joies, que l'on ne pouvait s'empêcher de douter encore.

Pourtant cela était vrai.

- Droit sur Paris ! avait dit Leclerc.

Et le capitaine Dronne avait foncé droit sur Paris, était entré avec trois chars et deux sections d'infanterie par la porte d'Italie, et ne s'était arrêté que devant l'Hôtel de ville.

On n'a pas oublié ce que furent le délire et les batailles de rues du lendemain, les chars jonchés de filles comme des bouquets que dispersait le vent des obus, les tireurs des toits, la folie de la foule délivrée, l'entrée de Leclerc par la porte d'Orléans, le nettoyage des réduits allemands, la capitulation de von Choltitz après le siège du Meurice.

Leclerc a passé une partie de la matinée à la gare Montparnasse où il a installé son quartier général, puis à la Préfecture où il a déjeuné, dans l'incroyable brouhaha et le désordre des allées et venues, une atmosphère de kermesse et de bataille qu'il est difficile d'imaginer. Un ultimatum a été adressé à Choltitz. On attend sa réponse. Et le général, tenu au courant de tout ce qui se passe dans la ville, attend sans patience. Enfin, le voici. Il est trois heures de l'après-midi. L'Allemand fait l'impossible pour conserver sua dignité malgré la crise d'angine de poitrine dont il souffre. Il signe la capitulation. Leclerc, correct et pressé, l'emmène aussitôt dans son scout-car à la gare Montparnasse pour qu'il donne les ordres nécessaires à la mise en oeuvre de la capitulation.

Une heure plus tard arrive le général de Gaulle. Il s'assied à la table du P.C. de la gare Montparnasse et lit le texte signé par von Choltitz. Ni lui, ni Leclerc ne sont des bavards. Il n'est pas besoin de mots pour exprimer ce que. tous deux doivent éprouver à cette minute-là. Elle prend simplement sa place dans,l'histoire du monde, et tous deux le savent.

Leclerc, d'ailleurs, voudrait déjà repartir, lancer ses troupes au delà de Paris, pousser ses avantages. Mais il faut rester, achever le nettoyage de la ville, et le lendemain grouper ce qu'il est possible de grouper des éléments épars de la division pour accompagner de l'Étoile à Notre-Dame la prodigieuse traversée de Paris du général de Gaulle.

Deux jours après, Leclerc a déjà porté son P.C. dans la plaine Saint-Denis pour être plus près de ses hommes qui attaquent vers Montmorency et Gonesse.

Un but atteint, l'autre apparaît.

Paris acquis, c'est Strasbourg qu'il faut à Leclerc.

Son rôle, pendant les mois qui vont suivre, sera l'un des plus délicats, l'un des plus difficiles. C'est ce qu'en termes militaires on appelle des missions de sûreté, qui consistent à éclairer la bataille, à la préparer, à la soutenir. Foire à la livrer si les circonstances l'exigent. Leclerc aura dorénavant en face de lui des brigades blindées du dernier modèle, des troupes fraîches que l'Allemand se décide à mettre en avant pour défendre les avancées du Rhin, et l'un de ses meilleurs manœuvriers, von Man teuffel. Leclerc, fidèle à ses principes de rapidité et de fini dans l'exécution, va le jouer partout et le prendre de vitesse, mais non sans de durs combats.

Le plus dur, le plus éclatant sera celui de Dompaire. Leclerc, qui la veille a libéré Vittel et délivré le camp où les sujets anglais et américains sont internés, y tombe en plein mouvement de la CXIIe Panzer qui déplace vers Darney une centaine de chars, cependant que la CXIe Panzer évolue vers la Moselle. Il se glisse entre les deux, les déborde sans qu'elles s'en aperçoivent, les fixe sur un point pour attaquer sur un autre, et, aidé par l'aviation américaine qui fait merveille, chasse partout l'ennemi anéanti qui laissera soixante-dix chars sur le terrain.

La défense de la Moselle est brisée, et la 2e D.B. va aussitôt franchir la rivière à Chatel et établir une tête de pont. Difficilement. Une première tentative échoue. Une seconde réussit, en dépit d'un bombardement violent. Leclerc arrive en jeep, assiste à l'opération, franchit le pont et s'installe de l'autre côté pour regarder passer ses hommes, assis sur un tronc d'arbre. Il aperçoit un de ses meilleurs officiers, l'interpelle :

- Vous voyez, ça marche, cette tête de pont. Quand on veut vraiment quelque chose, on y arrive. Les Boches ne nous valent pas.

C'est l'heure du déjeuner. Sur place, il ouvre une boîte de conserves, la partage avec le commandant. La conserve est bonne.

- Nous avons de la chance, dit-il. À la 1re ils n'en ont pas de pareilles. Quand on a mangé cela, on peut faire la guerre après !

Et restauré, il s'éloigne.

Après une vaine contre-attaque de Manteuffel, dans laquelle, grâce à la rapidité d'un des éléments de Leclerc qui lui coupe la retraite, les restes de la CXIIe Panzer sont achevés, un nouveau bond, le 23 septembre, nous porte de la Meurthe, que le général a traversée avec la section de tête, à 1Ménil-Flin, dans l'eau jusqu'au ventre, au bord de la Vezouze. Là, on doit s'arrêter. La rapidité de l'avance franco-américaine a désuni les troupes qu'il faut rassembler avant d'attaquer le front continu des Allemands qui défend la ligne des Vosges, à l'abri desquelles ils espèrent bien passer l'hiver.

Pendant six semaines, il faut rester en secteur, n'accomplir que des opérations d'avant-garde. Pour celles-ci, le rôle du maquis est important ; les renseignements nous viennent de toutes parts, les guides volontaires s'offrent d'eux-mêmes, et ils connaissent à fond le pays. Leclerc, qui reconnaît l'utilité de cette pause, pourtant s'en accommode mal. Il flaire déjà Strasbourg et piétine en faisant faire à ses chars des essais pour passer dans les terrains en gadoue. Après le baroud du sable, il faut se faire au baroud de la boue. En attendant, il demande l'autorisation de cueillir Baccarat, et l'obtient. Il prépare avec un soin presque joyeux cette opération, la règle comme un ballet. Les Allemands s'attendent à tout, sauf à cela. Raison de plus. La veille du jour projeté, le temps tourne à la pluie, au brouillard. Le général regarde le ciel avec inquiétude. Va-t-on patauger ? Embourber les chars ? Non. L'aube du 31 octobre se lève sèche et claire. Et le 3 novembre, la mise en scène du ballet ayant été réalisée de point en point, la municipalité de Baccarat pouvait offrir un vin d'honneur au général Leclerc dans le service de verrerie commandé par Goering.

Après les pluies d'octobre, la neige a fait son apparition. Les vieux Sahariens ont mal aux yeux dans toute cette blancheur. Mais ils ont laissé leurs lunettes en Afrique. Tant pis, ils s'en passeront ! Ils vont accomplir un de leurs exploits les plus mémorables. Le 13 novembre, l'attaque a repris sur tout le front. Il s'agit cette fois de renverser le dispositif allemand, auquel travaillent depuis quelques semaines cinquante mille Alsaciens réquisitionnés, et fortement défendu par deux divisions vigoureuses.

Leclerc, dans son secteur, conçoit une manœuvre en éventail dont les deux ailes après un long détour, convergeront vers Saverne, objectif principal.

Avant de les lancer, il envoie patrouiller des éléments légers qui seuls peuvent se mouvoir rapidement et se glisser dans les défenses ennemies. L'initiative de ces éléments avancés, leur rapide succès vont lui permettre de progresser avec une vitesse foudroyante. Le 17, quatre jours seulement après le début de l'offensive, une pièce maîtresse de l'ennemi, Badonviller, est occupée par surprise. L'une des divisions allemandes est ainsi coupée en deux et la grande route de Cirey ouverte à nos chars.

Le 19, Leclerc est à Cirey. Sa manœuvre initiale peut se développer. Axé par une attaque de front sur Niederhoff, l'ennemi ne se rendra compte que trop tard qu'il va être attaqué sur sa droite et sur sa gauche par les deux ailes de l'éventail. On se bat sans arrêt, pendant soixante-seize heures, de jour et de nuit, partout à la fois, mais partout et comme toujours quand Leclerc mène le bal, l'ennemi est pris de vitesse et dépassé ; si bien que le 22 novembre, Saverne est occupé et le général Bruhn prisonnier. Prisonnier et stupéfait. Quand Leclerc le reçoit dans le petit château de Birkenvald où il a établi son P.C., il croit à un coup de main et affirme sa foi dans la victoire allemande.

Après Saverne, il n'y a plus qu'une plaine à traverser et, après la plaine, Strasbourg. L'ennemi n'est pas sur ses gardes ; il ne pourra contre-attaquer avant un jour ou deux, il faut saisir l'occasion. Leclerc n'a pas d'ordre pour prendre Strasbourg ; il le demande, comme il l'a fait pour Paris. Mais avant d'avoir la réponse, qu'il prévoit négative, il lance ses hommes et part. Il faut simplement que la réponse arrive quand il sera trop tard.

À sept heures et quart, le 23 novembre, les colonnes quittent Saverne pour atteindre Strasbourg par cinq itinéraires différents. Celle qui passera le plus facilement préviendra les autres, laissera un détachement indispensable et filera vers le pont de Kehl. Leclerc n'a plus qu'à attendre les nouvelles. Pas longtemps, quoique les minutes semblent longues. À dix heures et demie, la radio capte le message convenu et le général s'élance à son tour. La ceinture des forts est percée. Strasbourg est à nous. Encore une fois, l'audace a réussi, le coup de surprise a réussi. Une poignée d'hommes entre en trombe dans la ville, neutralise toute défense, sème la terreur, vide les rues. Le général allemand a fui la Kommandantur pour se réfugier dans une forteresse qui capitulera le lendemain, le chef d'état-major s'est constitué prisonnier. On bataille sur place pour détruire les îlots de résistance comme on l'a fait à Paris, mais en quarante-huit heures, avec l'aide des résistants, la ville est pacifiée, libérée, heureuse.

Le 24, le général Leclerc déjeune au Kaiser-palast. À la fin du repas, il voit arriver le colonel Dio. Celui qu'il a rencontré le premier dans la nuit de Douala.

- Vous marchez ?

- Je marche.

Et ils ont marché, en effet, ils ont marché sans se quitter.

Alors un sourire éclaire le visage du général.
- Hein ! mon vieux Dio, ça y est, cette fois, s'exclame-t-il. Maintenant, on peut crever
tous les deux !

Le serment de Koufra était accompli. Le drapeau tricolore flottait sur la flèche de Strasbourg.

En janvier et en février 45, la 2e D.B. continue à se battre sous la neige. L'Allemagne a mis ses dernières forces dans une contre-attaque qui se développe du côté de Bitche. Lutte sévère, mais fragmentaire, qui nous vaut de dures pertes. Puis c'est la réduction, en collaboration avec la 1re armée française, de la poche de Colmar. La campagne d'Allemagne va commencer. La division est envoyée au repos à Châteauroux, d'où quelques-uns de ses éléments blindés vont aider le général de Larminat qui opère sur Royan. Le 25 mars, le général Leclerc est nommé général de corps d'armée. La prise de Strasbourg, la libération de l'Alsace ont achevé sa gloire.

Mais ce n'est pas cela qu'il désire.

La défaite allemande prend une allure de désastre, il en veut sa part, pour ses hommes qui se morfondent, et pour lui. Il l'obtient. L'ordre arrive le 20 avril à Châteauroux. Le 23 les premières colonnes partent par la route, le 27 elles sont en Souabe, où d'autres groupes les rejoignent, et font campagne avec la 12e blindée américaine. Les Allemands ne réagissent plus que de loin en loin, et l'on avancerait vite sans les destructions qui encombrent les routes. Le 3 mai, le général Leclerc rejoint ses troupes et prend le commandement. Il apporte un ordre de mission. Nouvel objectif : Berchtesgaden.

C'est une ruée sur l'autostrade. Cependant que les spahis déploient leurs talents d'alpinistes en délogeant les points de résistance montagnards, les véhicules français et américains se livrent à une course de vitesse, trop souvent interrompue par des ponts détruits ou des brèches creusées sur la route. Le génie répare, et l'on se fait des politesses pour le passage. Cependant, à la fin de l'après-midi du 4, alors qu'on s'attendait à un suprême sursaut des S.S., on ne trouve à Berchtesgaden que des troupes régulières qui se rendent sans combat. Des Américains d'ailleurs sont là depuis la veille.

Mais Berchtesgaden ne serait rien dans le monde qu'une petite station du Tyrol, sans le Berghof. Hitler en a fait son domaine particulier et le symbole même de la puissance nazie. C'est là qu'il faut aller. Le capitaine Touyeras, seul dans sa jeep, suivi par la 2e section de la 12e compagnie du Tchad entreprend d'y monter à sept heures et demie du soir. Un bombardement récent a changé la place en ruines, ce ne sont qu'entonnoirs et murs calcinés. La villa d'Hitler soudain s'enflamme. Les derniers S.S., avant de s'enfuir à notre approche par les souterrains, ont incendié le Berghof. Cependant, une sorte de laquais poussiéreux et humble, apparu soudain au milieu des décombres, fournira à nos hommes un vaste drapeau français tiré des coffres d'Hitler qui possédait la collection des pavillons nationaux.

Et quand le général Leclerc, arrivé le lendemain matin, montera à son tour jusqu'au Berghof, il y trouvera les couleurs françaises.

La guerre d'Europe finissait là.

Restait la guerre du Pacifique. Moins d'un mois après la capitulation de l'Allemagne, Leclerc recevait le commandement du Corps expéditionnaire en Extrême-Orient. Du moment qu'un point restait dans l'univers ou l'intérêt de la France fût à défendre, il fallait qu'il y allât.

Mais cela signifiait un départ et une séparation. Le 18 juin, le général défilait une dernière fois dans la ferveur et l'enthousiasme de Paris, à la tête de la division dont il allait quitter le commandement, et le 21, il lui disait adieu, dans un ordre du jour, dont la sobriété et l'émotion ne peuvent être oubliées :

... Appelé par le général de Gaulle ainsi que le général de Langlade, à d'autres fonctions, je quitte le commandement de cette division et je viens vous faire mes adieux.

J'en quitte le commandement, mais rassurez-vous, je n'en quitte pas l'esprit. Cet esprit qui anima nos actions et nous permit de vaincre, je tiens à vous le rappeler et à vous le préciser avant de m'éloigner.

En toutes circonstances, ce fut certes la recherche du travail et du combat le plus utile aux intérêts français, sans nous laisser arrêter par aucune difficulté.

Oui, ce n'est pas seulement la passion du combat, le désir de la gloire à tout prix qui ont animé cette division, mais c'est aussi et surtout la recherche au maximum de l'intérêt français, quelles que soient les difficultés.

Nous avons vaincu ensemble, c'est bien ; mais si nous avons réussi à vous donner ce patriotisme agissant, c'est encore beaucoup mieux.

Car ce patriotisme n'est pas aujourd'hui un sentiment chauvin et étroit dépassé par l'Histoire, c'est une nécessité vitale, les événements de chaque jour le prouvent.

Demain, comme hier, conservez un patriotisme agissant...

IV

En Indochine, Leclerc allait rencontrer ce qu'il détestait le plus : la politique. Et une politique locale qu'il connaissait mal. Il l'a dit lui-même : Je ne pouvais de Brazzaville saisir pleinement les problèmes de Fort-Lamy, de Saïgon, j'étais incapable d'apprécier entièrement la situation à Hanoï. Mais cela, il ne l'apprendra que peu à peu. Au départ, il est commandant militaire, et c'est admirablement qu'il prépare la composition de son corps expéditionnaire. Il lui faut des hommes, il lui faut du matériel, il lui faut des équipements. Il les demande, il les réclame, il les exige. Et il lui faut tout cela rapidement, avec des bateaux pour les convois de troupes. Quand il a obtenu ce qu'il voulait en France, il part pour Ceylan où il trouve, à Kandy, Mountbatten pour lui demander tous les appuis possibles.

Cependant la bombe d'Hiroshima a raccourci singulièrement la guerre du Pacifique. La France est invitée à la signature de la capitulation du Japon aux côtés du général Mac Arthur. C'est Leclerc qui la représentera. De Ceylan, il part en avion pour Yokohama. C'est une grande date pour l'Histoire. Les protocoles sont échangés au bord du cuirassé américain Missouri, au milieu d'une flotte imposante. Sur le bateau amiral, flotte le pavillon du Commodore Perry, dont l'expédition en 1853 avait imposé aux Japonais l'ouverture des principaux ports de leur pays. La vue de ce pavillon devait rappeler au peuple nippon, à la fois sa grande humiliation et la réaction qui l'avait entraîné à devenir une puissance moderne.

Le Viet-Nam a choisi cet instant pour proclamer son indépendance. La présence de Leclerc à Yokohama et, quelques jours plus tard, à la reddition de la garnison japonaise de Singapour, répond à ce geste par une affirmation de la puissance française. Elle n'est pas inutile, car un des slogans de la propagande antifrançaise en Indochine a été sa décadence et sa défaite-éclair de 1940. L'opinion générale croit alors volontiers que tout est perdu pour nous en Orient. Dans l'avion qui le ramène du Japon, le général cause avec un officier américain.

- Alors, lui dit celui-ci, l'Indochine, c'est fini ?

- Je ne suis pas du tout de votre avis, répond froidement Leclerc.

Dès le 5 octobre, il est à pied d'oeuvre à Saïgon où débarque le premier convoi franco-anglais, et immédiatement, organise un nettoyage méthodique de la région, entame des négociations avec les Chinois de Tchoung-King et le gouvernement de Ho-Chi-Minh. Il ne s'agit pas ici, d'une guerre de conquête. Il s'agit de rétablir l'ordre et la paix dans un pays divisé, en proie aux meneurs et dont l'ensemble de la population ne souhaite que la paix.

Leclerc, fidèle à lui-même, se renseigne, s'informe et prépare avec un soin constant les mouvements qui lui semblent le plus propices au rétablissement du prestige français. Dans une nature entièrement nouvelle et une population dont les mœurs et les manières de combattre se rapprochent des coutumes barbares, il adapte ses méthodes aux circonstances, et intensifie son action à mesure que s'accélère le rythme des débarquements. Il confie bientôt la pacification de l'Annam et de la Cochinchine à la 3e division d'infanterie coloniale et se consacre personnellement à la question du Tonkin. Il s'agit de relever les troupes chinoises qui occupent le pays et d'acquérir de l'influence sur le gouvernement du Viet-Nam. Les négociations diplomatiques, entamées depuis longtemps aboutissent fin février, et Leclerc, avec la 9e division coloniale et les effectifs de la 2e D.B. qui se sont joints au Corps expéditionnaire, s'embarque pour entrer le 6 mars dans le port de Haïphong. L expédition finit mal. Le vaisseau de Leclerc est accueilli à coups de canon par les Chinois qui prétendent n'avoir pas d'ordres ! Cela ne l'empêchera pas, douze jours plus tard, ayant mené à bien, avec une bonne volonté qui n'exclut pas la fermeté, les pourparlers avec Ho-Chi-Minh, d'entrer à Hanoï sans coup férir et de faire acclamer les troupes françaises.

Tout en accomplissant sa besogne militaire, Leclerc en Indochine a retrouvé les qualités d'administrateur dont il avait déjà fait preuve au Cameroun et à Brazzaville. L'agriculture, le commerce, les hôpitaux, les écoles ruinés ou dévastés par l'influence japonaise, reprennent une impulsion nouvelle. Quand il quitte l'Indochine en juillet 1946, le pays est en bonne voie de relèvement, et l'influence française a repris son ascendant sur des indigènes longuement travaillés par les propagandes ennemies. Ainsi a-t-il perpétué la grande tradition des conquérants coloniaux, et l'Académie des Sciences coloniales lui ouvrira justement ses portes quelques mois plus tard.

À son retour, le 14 juillet, Leclerc est nommé
général d'armée et reçoit la Médaille militaire.
Il a quarante-quatre ans. Il est au faîte des
honneurs, de sa carrière et d'une gloire à laquelle on se demande ce qu'il pourrait ajouter.
Mais il n'y a jamais pour lui de pause dans le
service de la France. Il accepte aussitôt la fonction d'inspecteur des Forces terrestres en Afrique du Nord. Cela l'obligera à de fréquents voyages, à partager son temps entre le bureau de son état-major, qui s'installe dans les bâtiments du Gouvernement militaire, au 4 bis du boulevard des Invalides, et les tournées que réclame le bon exercice de sa charge. Mais il aura là des contacts importants, une oeuvre à accomplir qui est parfaitement la sienne au sein d'une Union française qu'il voudrait sans
fissures.

À ce poste peut-être pourra-t-il s'accorder également la seule joie humaine qu'il recherche et dont il a été privé si longtemps : vivre quelquefois dans une atmosphère familiale, avec sa femme et ses enfants, s'occuper de son domaine picard, chasser le dimanche dans les paysages si souvent parcourus.

1947 le trouve cependant loin de France. Chargé de mission par le chef du gouvernement, il passe une vingtaine de jours en Indochine et rentre à Paris le 12 janvier. En avril, ses fonctions sont étendues à l'inspection des trois armes, Terre, Mer et Air, et son travail accru d'autant.

Ceux qui tâchent de lire dans les astres la destinée des hommes, et qui attirés par des mérites éclatants et la réussite d'une vie exceptionnelle ont établi son horoscope, ont déclaré que cette année 47 était marquée pour lui de conjonctions fatales. Leclerc a dû sourire s'il l'a appris. Que peuvent les planètes pour un homme qui n'a jamais cessé de se confier aux mains de la Providence, et qui répète chaque matin et chaque soir : Mon Dieu, que votre volonté soit faite ! Leclerc est profondément, discrètement mais résolument chrétien. Et les passants de son quartier parisien de l'avenue Kléber qui se lèvent de bonne heure ont souvent pu le rencontrer allant à la première messe. Mais il n'est pas insensé d'imaginer que Dieu qui a créé, comme les hommes, les étoiles et leurs mouvements, a pu établir entre eux des correspondances que nous ne savons pas.

Le 26 novembre, le général Leclerc quitte Paris pour une inspection dans les Territoires du Sud. Une inspection comme une autre. Il est parti tant de fois déjà, qu'un départ pour lui ne compte pas.

Il a oublié, à Tailly, la canne de Spears, celle de la barraka, dont il n'aime pas se séparer. Peu importe, il en prend une autre.

Deux jours après, le 28, il est à Oran. On l'attend à Colomb-Béchar et son avion habituel, - un Mitchel B 25 - est prêt à partir. À dix heures et demie, Leclerc et les sept officiers de son état-major arrivent à l'aérodrome de la Sénia. Le commandant de la base l'accueille et lui signale le mauvais temps annoncé sur le parcours. Il serait raisonnable qu'aucun appareil ne quittât le sol tant que la tempête de sable ne sera pas calmée. Leclerc sourit. Le sable, son vieil ennemi des routes du Tchad et du Fezzan ! Il en a triomphé tant de fois qu'il lui semble qu'un pacte a été établi entre eux. Ne l'a-t-il pas même aidé, certains jours, dissimulant à l'ennemi l'approche de ses colonnes ? Non, vraiment, il faut autre chose qu'un vent de sable pour empêcher le général Leclerc d'aller là où il doit aller.

Pourtant, il s'approche de son pilote en qui il a toute confiance, des membres de l'équipage qu'il connaît depuis l'Indochine.

- Votre avis ? demande-t-il.

- La météo est très mauvaise, mon général. Plafond bas, visibilité presque nulle, rafales de sable.

- Bah ! On part quand même.

Les visages autour de lui sont fermés. Il sourit encore et répète :

- Mais si, on part.

On ne résiste pas au général Leclerc. Le commandant de base s'incline.

- À vos risques et périls, mon général.

Il monte dans la carlingue et ses officiers le suivent. Sept. Avec les quatre hommes d'équipage et lui, cela fait douze.

L'avion s'envole, plonge dans le ciel invisible, disparaît dans le rideau de sable tiré sur la conjuration des astres. Neptune est entré dans la Maison de la Mort. Il n'y a plus qu'un bruit dans le vent.

Un bruit qu'on entendra encore deux fois, à Bou-Arfa et à Mengoub.

Puis, jamais plus.

L'étoile Antarès, qui accorde de grands honneurs, était aussi dans le ciel de ce jour-là.

La dépouille mortelle du général Leclerc devait les avoir tous. Retrouvée la première, au milieu de treize cadavres aux visages consumés, son dernier voyage jusqu'à la crypte des Invalides fut une marche triomphale. La pause à Antony, où l'attendaient ses camarades de la 2e D.-B. dans la maison même où avait été signé l'ordre de s'emparer de Paris, la veillée sous l'Arc de l'Étoile au milieu d'un parterre incroyable de fleurs, la descente jusqu'à Notre-Dame, selon les paroles prononcées par le ministre de la Guerre, ont épuisé les témoignages extérieurs de gratitude que la patrie peut apporter à celui qui a bien mérité d'Elle.

Et s'il faut en ajouter d'autres :

- J'ai vu pleurer trois cent mille femmes, nous a dit un officier qui tenait les cordons du poêle.

Il ne nous a pas parlé des hommes. Mais c'est que les hommes pleurent un Leclerc autrement qu'avec les larmes.

De Tassigny